La dame de Monsoreau — Tome 2.
CHAPITRE XXVIII
LES AMIS.
Pendant que Paris bouillonnait comme l'intérieur d'une fournaise, madame de Monsoreau, escortée par son père et deux de ces serviteurs qu'on recrutait alors comme des troupes auxiliaires pour une expédition, s'acheminait vers le château de Méridor, par étapes de dix lieues à la journée.
Elle aussi commençait à goûter cette liberté précieuse aux gens qui ont souffert. L'azur du ciel et de la campagne, comparé à ce ciel toujours menaçant, suspendu comme un crêpe sur les tours noires de la Bastille, les feuillages déjà verts, les belles routes se perdant comme de longs rubans onduleux dans le fond des bois; tout cela lui paraissait frais et jeune, riche et nouveau, comme si réellement elle fût sortie du cercueil où la croyait plongée son père.
Lui, le vieux baron, était rajeuni de vingt ans. A le voir d'aplomb sur ses étriers, et talonnant le vieux Jarnac, on eût pris le noble seigneur pour un de ces époux barbons qui accompagnent leur jeune fiancée en veillant amoureusement sur elle.
Nous n'entreprendrons pas de décrire ce long voyage. Il n'eut d'autres incidents que le lever et le coucher du soleil. Quelquefois impatiente, Diane se jetait à bas de son lit, lorsque la lune argentait les vitres de sa chambre d'hôtellerie, réveillait le baron, secouait le lourd sommeil de ses gens, et l'on partait, par un beau clair de lune, pour gagner quelques lieues sur le long chemin que la jeune femme trouvait infini.
Il fallait, d'autres fois, la voir, en pleine marche, laisser passer devant Jarnac, tout fier de devancer les autres, puis les serviteurs, et demeurer seule en arrière sur un tertre, afin de regarder dans la profondeur de la vallée si quelqu'un ne suivait pas…. Et, lorsque la vallée était déserte, lorsque Diane n'avait aperçu que les troupeaux épars dans le pâturage, ou le clocher silencieux de quelque bourg dressé au bout de la route, elle revenait plus impatiente que jamais. Alors son père, qui l'avait suivie du coin de l'oeil, lui disait:
—Ne crains rien, Diane.
—Craindre quoi, mon père?
—Ne regardes-tu pas si M. de Monsoreau te suit?
—Ah! c'est vrai…. Oui, je regardais cela, disait la jeune femme avec un nouveau regard en arrière.
Ainsi, de crainte en crainte, d'espoir en déception, Diane arriva, vers la fin du huitième jour, au château de Méridor, et fut reçue au pont-levis par madame de Saint-Luc et son mari, devenus châtelains en l'absence du baron.
Alors commença pour ces quatre personnes une de ces existences comme tout homme en a rêvé en lisant Virgile, Longus et Théocrite.
Le baron et Saint-Luc chassaient du soir au matin. Sur les traces de leurs chevaux s'élançaient les piqueurs. On voyait des avalanches de chiens rouler du haut des collines à la poursuite d'un lièvre ou d'un renard, et quand le tonnerre de cette cavalcade furieuse passait dans les bois, Diane et Jeanne, assises l'une auprès de l'autre sur la mousse, à l'ombre de quelque hallier, tressaillaient un moment, et reprenaient bientôt leur tendre et mystérieuse conversation.
—Raconte-moi, disait Jeanne, raconte-moi tout ce qui t'est arrivé dans la tombe, car tu étais bien morte pour nous…. Vois, l'aubépine en fleurs nous jette ses dernières miettes de neige, et les sureaux envoient leurs parfums enivrants. Un doux soleil se joue aux grandes branches des chênes. Pas un souffle dans l'air, pas un être vivant dans le parc, car les daims se sont enfuis tout à l'heure en sentant trembler la terre, et les renards ont bien vite gagné le terrier… Raconte, petite soeur, raconte.
—Que te disais-je?
—Tu ne me disais rien. Tu es donc heureuse?… Oh! cependant ce bel oeil noyé dans une ombre bleuâtre, cette pâleur nacrée de tes joues, ce vague élan de paupière, tandis que la bouche essaye un sourire jamais achevé… Diane, tu dois avoir bien des choses à me dire!
—Rien, rien.
—Tu es donc heureuse… avec M. de Monsoreau?
Diane tressaillit.
—Tu vois bien! fit Jeanne avec un tendre reproche.
—Avec M. de Monsoreau! répéta Diane; pourquoi as-tu prononcé ce nom? pourquoi viens-tu d'évoquer ce fantôme au milieu de nos bois, au milieu de nos fleurs, au milieu de notre bonheur….
—Bien, je sais maintenant pourquoi tes beaux yeux sont cerclés de bistre, et pourquoi ils se lèvent si souvent vers le ciel; mais je ne sais pas encore pourquoi ta bouche essaye de sourire.
Diane secoua tristement la tête.
—Tu m'as dit, je crois, continua Jeanne en entourant de son bras blanc et rond les épaules de Diane, tu m'as dit que M. de Bussy t'avait montré beaucoup d'intérêt….
Diane rougit si fort, que son oreille, si délicate et si ronde, parut tout à coup enflammée.
—C'est un charmant cavalier que M. de Bussy, dit Jeanne, et elle chanta:
Un beau chercheur de noise,
C'est le seigneur d'Amboise.
Diane appuya sa tête sur le sein de son amie, et murmura d'une voix plus douce que celle des fauvettes qui chantaient sous la feuillée:
Tendre, fidèle aussi,
C'est le brave….
—Bussy!… dis-le donc, acheva Jeanne en appuyant un joyeux baiser sur les yeux de son amie.
—Assez de folies, dit Diane tout à coup; M. de Bussy ne pense plus à
Diane de Méridor.
—C'est possible, dit Jeanne; mais je croirais assez qu'il plaît beaucoup à Diane de Monsoreau.
—Ne me dis pas cela.
—Pourquoi? est-ce que cela te déplaît?
Diane ne répondit pas.
—Je te dis que M. de Bussy ne songe pas à moi… et il fait bien…
Oh! j'ai été lâche… murmura la jeune femme….
—Que dis-tu là?
—Rien, rien.
—Voyons, Diane, tu vas recommencer à pleurer, à t'accuser… Toi, lâche! toi, mon héroïne; tu as été contrainte.
—Je le croyais… je voyais des dangers, des gouffres sous mes pas… A présent, Jeanne, ces dangers me semblent chimériques, ces gouffres, un enfant pouvait les franchir d'une enjambée. J'ai été lâche, te dis-je, oh! que n'ai-je eu le temps de réfléchir!….
—Tu me parles par énigmes.
—Non, ce n'est pas encore cela, s'écria Diane en se levant dans un désordre extrême. Non, ce n'est pas ma faute, c'est lui, Jeanne, c'est lui qui n'a pas voulu. Je me rappelle la situation qui me semblait terrible; j'hésitais, je flottais… mon père m'offrait son appui et j'avais peur… lui, lui m'offrait sa protection… mais il ne l'a pas offerte de façon à me convaincre; le duc d'Anjou était contre lui. Le duc d'Anjou s'était ligué avec M. de Monsoreau, diras-tu. Eh bien, qu'importent le duc d'Anjou et le comte de Monsoreau! Quand on veut bien une chose, quand on aime bien quelqu'un, oh! il n'y aurait ni prince ni maître qui me retiendrait. Vois-tu, Jeanne, si une fois j'aimais….
Et Diane, en proie à son exaltation, s'était adossée à un chêne, comme si, l'âme ayant brisé le corps, celui-ci n'eût plus renfermé assez de force pour se soutenir.
—Voyons, calme-toi, chère amie, raisonne….
—Je te dis que nous avons été lâches.
—Nous… Oh! Diane, de qui parles-tu là? Ce nous est éloquent, ma Diane chérie….
—Je veux dire mon père et moi; j'espère que tu n'entends pas autre chose… Mon père est un bon gentilhomme, et pouvait parler au roi; moi, je suis fière et ne crains pas un homme quand je le hais… Mais, vois-tu! le secret de cette lâcheté, le voici: j'ai compris qu'il ne m'aimait pas.
—Tu te mens à toi-même; s'écria Jeanne;… si tu croyais cela, au point où je te vois, tu irais le lui reprocher à lui-même… Mais tu ne le crois pas, tu sais le contraire, hypocrite, ajouta-t-elle avec une tendre caresse pour son amie.
—Tu es payée pour croire à l'amour, toi, répliqua Diane en reprenant sa place auprès de Jeanne; toi, que M. de Saint-Luc a épousée malgré un roi! toi, qu'il a enlevée du milieu de Paris; toi; qu'on a poursuivie peut-être et qui le payes, par tes caresses, de la proscription et de l'exil!
—Et il se trouve richement payé, dit l'espiègle jeune femme.
—Mais moi,—réfléchis un peu, et ne sois pas égoïste;—moi, que ce fougueux jeune homme prétend aimer; moi, qui ai fixé les regards de l'indomptable Bussy, cet homme qui ne connaît pas d'obstacles, je me suis mariée publiquement, je me suis offerte aux yeux de toute la cour, et il ne m'a pas regardée; je me suis confiée à lui dans le cloître de la Gypecienne: nous étions seuls, il avait Gertrude, le Haudoin, ses deux complices, et moi, plus complice encore!… Oh! j'y songe, par l'église même, un cheval à la porte, il pouvait m'enlever dans un pan de son manteau! A ce moment, vois-tu, je le sentais souffrant, désolé à cause de moi; je voyais ses yeux languissants, sa lèvre pâlie et brûlée par la fièvre. S'il m'avait demandé de mourir pour rendre l'éclat à ses yeux, la fraîcheur à ses lèvres, je serais morte…. Eh bien, je suis partie, et il n'a pas songé à me retenir par un coin de mon voile.—Attends, attends encore…. Oh! tu ne sais pas ce que je souffre…. Il savait que je quittais Paris, que je revenais à Méridor; il savait que M. de Monsoreau… tiens, j'en rougis… que M. de Monsoreau n'est pas mon époux; il savait que je venais seule, et, tout le long de la route, chère Jeanne, je me suis retournée, croyant à chaque instant que j'entendais le galop de son cheval derrière nous. Rien! c'était l'écho du chemin qui parlait! Je te dis qu'il ne pense pas à moi, et que je ne vaux pas un voyage en Anjou… quand il y a tant de femmes belles et courtoises à la cour du roi de France, dont un sourire vaut cent aveux de la provinciale enterrée dans les halliers de Méridor. Comprends-tu maintenant? Es-tu convaincue? ai-je raison? suis-je oubliée, méprisée; ma pauvre Jeanne?
Elle n'avait pas achevé ces mots que le feuillage du chêne craqua violemment; une poussière de mousse et de plâtre brisé roula le long du vieux mur, et un homme, bondissant du milieu des lierres et des mûriers sauvages, vint tomber aux pieds de Diane, qui poussa un cri terrible.
Jeanne s'était écartée; elle avait vu et reconnut cet homme.
—Vous voyez bien que me voici, murmura Bussy agenouillé en baisant le bas de la robe de Diane; qu'il tenait respectueusement dans sa main tremblante.
Diane reconnut, à son tour, la voix, le sourire du comte, et, saisie au coeur, hors d'elle-même, suffoquée par ce bonheur inespéré; elle ouvrit ses bras et se laissa tomber, privée de sentiment, sur la poitrine de celui qu'elle venait d'accuser d'indifférence.
CHAPITRE XXIX
LES AMANTS.
Les pâmoisons de joie ne sont jamais bien longues ni bien dangereuses.
On en a vu de mortelles, mais l'exemple est excessivement rare.
Diane ne tarda donc point à ouvrir les yeux, et se trouva dans les bras de Bussy; car Bussy n'avait pas voulu céder à madame de Saint-Luc le privilège de recueillir le premier regard de Diane.
—Oh! murmura-t-elle en se réveillant, oh! c'est affreux, comte, de nous surprendre ainsi.
Bussy attendait d'autres paroles. Eh, qui sait? les hommes sont si exigeants! qui sait, disons-nous, s'il n'attendait pas autre chose que des paroles, lui qui avait expérimenté plus d'une fois les retours à la vie après les pâmoisons et les évanouissements?
Non-seulement Diane en demeura là, mais encore elle s'arracha doucement des bras qui la tenaient captive et revint à son amie, qui, discrète d'abord, avait fait plusieurs pas sous les arbres; puis, curieuse comme l'est toute femme de ce charmant spectacle d'une réconciliation entre gens qui s'aiment, était revenue tout doucement, non pas pour prendre sa part de la conversation, mais assez près des interlocuteurs pour n'en rien perdre.
—Eh bien, demanda Bussy, est-ce donc ainsi que vous me recevez, madame?
—Non, dit Diane; car, en vérité, monsieur de Bussy, c'est tendre, c'est affectueux, ce que vous venez de faire là… Mais….
—Oh! de grâce, pas de mais… soupira Bussy en reprenant sa place aux genoux de Diane.
—Non, non, pas ainsi, pas à genoux, monsieur de Bussy.
—Oh! laissez-moi un instant vous prier comme je le fais, dit le comte en joignant les mains, j'ai si longtemps envié cette place.
—Oui; mais, pour la venir prendre, vous avez passé par-dessus le mur. Non-seulement ce n'est pas convenable à un seigneur de votre rang, mais c'est bien imprudent pour quelqu'un qui aurait soin de mon honneur.
—Comment cela?
—Si l'on vous avait vu, par hasard?
—Qui donc m'aurait vu?
—Mais nos chasseurs, qui, il y a un quart d'heure à peine, passaient dans le fourré, derrière le mur.
—Oh! tranquillisez-vous, madame, je me cache avec trop de soin pour être vu.
—Caché! Oh! vraiment, dit Jeanne, c'est du suprême romanesque; racontez-nous cela, monsieur de Bussy.
—D'abord, si je ne vous ai pas rejointe en route, ce n'est pas ma faute; j'ai pris un chemin et vous l'autre. Vous êtes venue par Rambouillet, moi, par Chartres. Puis, écoutez, et jugez si votre pauvre Bussy est amoureux; je n'ai point osé vous rejoindre, et je ne doutais pas cependant que je ne le pusse. Je sentais bien que Jarnac n'était point amoureux, et que le digne animal ne s'exalterait que médiocrement à revenir à Méridor; votre père aussi n'avait aucun motif de se hâter, puisqu'il vous avait près de lui. Mais ce n'était pas en présence de votre père, ce n'était pas dans la compagnie de vos gens, que je voulais vous revoir; car j'ai plus souci que vous ne le croyez de vous compromettre; j'ai fait le chemin étape par étape, en mangeant le manche de ma houssine; le manche de ma houssine fût ma plus habituelle nourriture pendant ces jours.
—Pauvre garçon! dit Jeanne; aussi, vois comme il est maigri.
—Vous arrivâtes enfin, continua Bussy; j'avais pris logement au faubourg de la ville; je vous vis passer, caché derrière une jalousie.
—Oh! mon Dieu, demanda Diane, êtes-vous donc à Angers sous votre nom?
—Pour qui me prenez-vous? dit en souriant Bussy; non pas, je suis un marchand qui voyage; voyez mon costume couleur cannelle; il ne me trahit pas trop, c'est une couleur qui se porte beaucoup parmi les drapiers et les orfèvres, et, puis encore, j'ai un certain air inquiet et affairé qui ne messied pas à un botaniste qui cherche des simples. Bref, on ne m'a pas encore remarqué.
—Bussy, le beau Bussy, deux jours de suite dans une ville de province, sans avoir encore été remarqué? On ne croira jamais cela à la cour.
—Continuez, comte, dit Diane en rougissant. Comment venez-vous de la ville ici, par exemple?
—J'ai deux chevaux d'une race choisie; je monte l'un d'eux, je sors au pas de la ville, m'arrêtant à regarder les écriteaux et les enseignes; mais, quand une fois je suis loin des regards, mon cheval prend un galop qui lui permet de franchir en vingt minutes les trois lieues et demie qu'il y a d'ici à la ville. Une fois dans le bois de Méridor, je m'oriente et je trouve le mur du parc; mais il est long, fort long, le parc est grand. Hier j'ai exploré ce mur pendant plus de quatre heures, grimpant çà et là, espérant vous apercevoir toujours. Enfin, je désespérais presque, quand je vous ai aperçue le soir, au moment où vous rentriez à la maison; les deux grands chiens du baron sautaient après vous, et madame de Saint-Luc leur tenait en l'air un perdreau qu'ils essayaient d'atteindre; puis vous disparûtes.—Je sautai là; j'accourus ici, où vous étiez tout à l'heure; je vis l'herbe et la mousse assidûment foulées, j'en conclus que vous pourriez bien avoir adopté cet endroit, qui est charmant pendant le soleil; pour me reconnaître alors, j'ai fait des brisées comme à la chasse; et, tout en soupirant, ce qui me fait un mal affreux….
—Par défaut d'habitude, interrompit Jeanne en souriant.
—Je ne dis pas non, madame; en soupirant donc, ce qui me fait un mal affreux, je le répète, j'ai repris la route de la ville; j'étais bien fatigué; j'avais en outre déchiré mon pourpoint cannelle en montant aux arbres, et, cependant, malgré les accrocs de mon pourpoint, malgré l'oppression de ma poitrine, j'avais la joie au coeur: je vous avais vue.
—Il me semble que voilà un admirable récit, dit Jeanne, et que vous avez surmonté là de terribles obstacles: c'est beau et c'est héroïque; mais moi, qui crains de monter aux arbres, j'aurais, à votre place, conservé mon pourpoint et surtout ménagé mes belles mains blanches. Voyez dans quel affreux état sont les vôtres, tout égratignées par les ronces.
—Oui. Mais je n'aurais pas vu celle que je venais voir.
—Au contraire; j'aurais vu, et beaucoup mieux que vous ne l'aviez fait, Diane de Méridor, et même madame de Saint-Luc.
—Qu'eussiez-vous donc fait? demanda Bussy avec empressement.
—Je fusse venu droit au pont du château de Méridor, et j'y fusse entré. M. le baron me serrait dans ses bras, madame de Monsoreau me plaçait près d'elle à table, M. de Saint-Luc me comblait de caresse, madame de Saint-Luc faisait avec moi des anagrammes. C'était la chose du monde la plus simple: il est vrai que la chose du monde la plus simple est celle dont les amoureux ne s'avisent jamais.
Bussy secoua la tête avec un sourire et un regard à l'adresse de
Diane.
—Oh! non! dit-il, non. Ce que vous eussiez fait là, c'était bon pour tout le monde, et non pour moi.
Diane rougit comme un enfant, et le même sourire et le même regard se reflétèrent dans ses yeux et sur ses lèvres.
—Allons! dit Jeanne, voilà, à ce qu'il paraît, que je ne comprends plus rien aux belles manières!
—Non! dit Bussy en secouant la tête. Non! je ne pouvais aller au château. Madame est mariée, M. le baron doit au mari de sa fille, quel qu'il soit, une surveillance sévère.
—Bien, dit Jeanne, voilà une leçon de civilité que je reçois; merci, monsieur de Bussy, car je mérite de la recevoir; cela m'apprendra à me mêler aux propos des fous.
—Des fous? répéta Diane.
—Des fous ou des amoureux, répondit madame de Saint-Luc, et en conséquence….
Elle embrassa Diane au front, fit une révérence à Bussy et s'enfuit.
Diane la voulut retenir d'une main, mais Bussy saisit l'autre, et il fallut bien que Diane, si bien retenue par son amant, se décidât à lâcher son amie.
Bussy et Diane restèrent donc seuls.
Diane regarda madame de Saint-Luc, qui s'éloignait en cueillant des fleurs, puis elle s'assit en rougissant.
Bussy se coucha à ses pieds.
—N'est-ce pas, dit-il, que j'ai bien fait, madame, que vous m'approuvez?
—Je ne vais pas feindre, répondit Diane, et, d'ailleurs, vous savez le fond de ma pensée, oui, je vous approuve, mais ici s'arrêtera mon indulgence; en vous désirant, en vous appelant comme je faisais tout à l'heure, j'étais insensée, j'étais coupable.
—Mon Dieu! que dites-vous donc là, Diane?
—Hélas! comte, je dis la vérité! j'ai le droit de rendre malheureux M. de Monsoreau, qui m'a poussée à cette extrémité; mais je n'ai ce droit qu'en m'abstenant de rendre un autre heureux. Je puis lui refuser ma présence, mon sourire, mon amour; mais, si je donnais ces faveurs à un autre, je volerais celui-là, qui, malgré moi, est mon maître.
Bussy écouta patiemment toute cette morale, fort adoucie, il est vrai, par la grâce et la mansuétude de Diane.
—A mon tour de parler, n'est-ce pas? dit-il.
—Parlez, répondit Diane.
—Avec franchise?
—Parlez!
—Eh bien, de tout ce que vous venez de dire, madame, vous n'avez pas trouvé un mot au fond de votre coeur.
—Comment?
—Écoutez-moi sans impatience, madame, vous voyez que je vous ai écoutée patiemment; vous m'avez accablé de sophismes.
Diane fit un mouvement.
—Les lieux communs de morale, continua Bussy, ne sont que cela quand ils manquent d'application. En échange de ces sophismes, moi, madame, je vais vous rendre des vérités. Un homme est votre maître, dites-vous; mais avez-vous choisi cet homme? Non, une fatalité vous l'a imposé, et vous l'avez subi. Maintenant, avez-vous dessein de souffrir toute votre vie des suites d'une contrainte si odieuse? Alors c'est à moi de vous en délivrer.
Diane ouvrit la bouche pour parler, Bussy l'arrêta d'un signe.
—Oh! je sais ce que vous m'allez répondre, dit le jeune homme. Vous me répondrez que, si je provoque M. de Monsoreau et si je le tue, vous ne me reverrez jamais.—Soit, je mourrai de douleur de ne pas vous revoir; mais vous vivrez libre, mais vous vivrez heureuse, mais vous pourrez rendre heureux un galant homme, qui dans sa joie, bénira quelquefois mon nom, et dira: «Merci! Bussy, merci! de nous avoir délivrés de cet affreux Monsoreau;» et vous-même, Diane, vous qui n'oseriez me remercier vivant, vous me remercierez mort.
La jeune femme saisit la main du comte et la serra tendrement.
—Vous n'avez pas encore imploré, Bussy, dit-elle, et voilà que vous menacez déjà.
—Vous menacer? Oh! Dieu m'entend, et il sait quelle est mon intention; je vous aime si ardemment, Diane, que je n'agirai point comme ferait un autre homme. Je sais que vous m'aimez. Mon Dieu! n'allez pas vous en défendre, vous rentreriez dans la classe de ces esprits vulgaires dont les paroles démentent les actions. Je le sais, car vous l'avez avoué. Puis, un amour comme le mien, voyez-vous, rayonne comme le soleil, et vivifie tous les coeurs qu'il touche; ainsi je ne vous supplierai pas, je ne me consumerai pas en désespoir. Non, je me mettrai à vos genoux, que je baise, et je vous dirai, la main droite sur mon coeur, sur ce coeur qui n'a jamais menti ni par intérêt ni par crainte, je vous dirai: «Diane, je vous aime, et ce sera pour toute ma vie! Diane, je vous jure à la face du ciel que je mourrai pour vous, que je mourrai en vous adorant.» Si vous me dites encore: «Partez, ne volez pas le bonheur d'un autre,» je me relèverai sans soupir, sans un signe, de cette place, où je suis si heureux cependant, et je vous saluerai profondément en me disant: «Cette femme ne m'aime pas; cette femme ne m'aimera jamais.» Alors je partirai et vous ne me reverrez plus jamais. Mais, comme mon dévouement pour vous est encore plus grand que mon amour, comme mon désir de vous voir heureuse survivra à la certitude que je ne puis pas être heureux moi-même, comme je n'aurai pas volé le bonheur d'un autre, j'aurai le droit de lui voler sa vie en y sacrifiant la mienne: voilà ce que je ferai, madame, et cela de peur que vous ne soyez esclave éternellement, et que ce ne vous soit un prétexte à rendre malheureux les braves gens qui vous aiment.
Bussy s'était ému en prononçant ces paroles. Diane lut dans son regard si brillant et si loyal toute la vigueur de sa résolution: elle comprit que ce qu'il disait, il allait le faire; que ces paroles se traduiraient indubitablement en action, et, comme la neige d'avril fond aux rayons du soleil, sa rigueur se fondit à la flamme de ce regard.
—Eh bien! dit-elle, merci de cette violence que vous me faites, ami. C'est encore une délicatesse de votre part, de m'ôter ainsi jusqu'au remords de vous avoir cédé. Maintenant, m'aimerez-vous jusqu'à la mort, comme vous dites? maintenant, ne serai-je pas le jeu de votre fantaisie, et ne me laisserez-vous pas un jour l'odieux regret de ne pas avoir écouté l'amour de M. de Monsoreau? Mais non, je n'ai pas de conditions à vous faire; je suis vaincue, je suis livrée; je suis à vous, Bussy, d'amour, du moins. Restez donc, ami, et maintenant que ma vie est la vôtre, veillez sur nous.
En disant ces mots, Diane posa une de ses mains si blanches et si effilées sur l'épaule de Bussy, et lui tendit l'autre, qu'il tint amoureusement collée à ses lèvres; Diane frissonna sous ce baiser.
On entendit alors les pas légers de Jeanne, accompagnés d'une petite toux indicatrice: elle rapportait une gerbe de fleurs nouvelles et le premier papillon qui se fût encore hasardé peut-être hors de sa coque de soie: c'était une atalante aux ailes rouges et noires.
Instinctivement, les mains entrelacées se désunirent.
Jeanne remarqua ce mouvement.
—Pardon, mes bons amis, de vous déranger, dit-elle, mais il nous faut rentrer sous peine que l'on vienne nous chercher ici. Monsieur le comte, regagnez, s'il vous plaît, votre excellent cheval qui fait quatre lieues en une demi-heure, et laissez-nous faire le plus lentement possible, car je présume que nous aurons fort à causer, les quinze cents pas qui nous séparent de la maison. Dame! voici ce que vous perdez à votre entêtement, monsieur de Bussy: le dîner du château, qui est excellent surtout pour un homme qui vient de monter à cheval et de grimper par-dessus les murailles, et cent bonnes plaisanteries que nous eussions faites, sans compter certains coups d'oeil échangés qui chatouillent mortellement le coeur.—Allons, Diane, rentrons.
Et Jeanne prit le bras de son amie et fit un léger effort pour l'entraîner avec elle.
Bussy regarda les deux amies avec un sourire. Diane, encore à demi retournée de son côté, lui tendit la main.
Il se rapprocha d'elles.
—Eh bien! demanda-t-il, c'est tout ce que vous me dites?
—A demain, répliqua Diane, n'est-ce pas convenu?
—A demain seulement?
—A demain et à toujours!
Bussy ne put retenir un petit cri de joie; il inclina ses lèvres sur la main de Diane; puis, jetant un dernier adieu aux deux femmes, il s'éloigna ou plutôt s'enfuit.
Il sentait qu'il lui fallait un effort de volonté pour consentir à se séparer de celle à laquelle il avait si longtemps désespéré d'être réuni.
Diane le suivit du regard jusqu'au fond du taillis, et, retenant son amie par le bras, écouta jusqu'au son le plus lointain de ses pas dans les broussailles.
—Ah! maintenant, dit Jeanne, lorsque Bussy fut disparu tout à fait, veux-tu causer un peu avec moi, Diane?
—Oh! oui, dit la jeune femme tressaillant comme si la voix de son amie la tirait d'un rêve. Je t'écoute.
—Eh bien! vois-tu, demain j'irai à la chasse avec Saint-Luc et ton père.
—Comment! tu me laisseras seule au château?
—Écoute, chère amie, dit Jeanne; moi aussi, j'ai mes principes de morale, et il y a certaines choses que je ne puis consentir à faire.
—Oh! Jeanne, s'écria madame de Monsoreau en pâlissant, peux-tu bien me dire de ses duretés-là, à moi, à ton amie?
—Il n'y a pas d'amie qui tienne, continua mademoislle de Brissac avec la même tranquillité. Je ne puis continuer ainsi.
—Je croyais que tu m'aimais, Jeanne, et voilà que tu me perces te coeur, dit la jeune femme avec des larmes dans les yeux; tu ne veux pas continuer, dis-tu, eh! quoi donc ne veux-tu pas continuer?
—Continuer, murmura Jeanne à l'oreille de son amie, continuer de vous empêcher, pauvres amants que vous êtes, de vous aimer tout à votre aise.
Diane saisit dans ses bras la rieuse jeune femme, et couvrit de baisers son visage épanoui. Comme elle la tenait embrassée, les trompes de la chasse firent entendre leurs bruyantes fanfares.
—Allons, on nous appelle, dit Jeanne; le pauvre Saint-Luc s'impatiente. Ne sois donc pas plus dure envers lui que je ne veux l'être envers l'amoureux en pourpoint cannelle.
CHAPITRE XXX
COMMENT BUSSY TROUVA TROIS CENTS PISTOLES DE SON CHEVAL ET LES DONNA POUR RIEN.
Le lendemain Bussy partit d'Angers avant que les plus matineux bourgeois de la ville eussent pris leur repas du matin.
Il ne courait pas, il volait sur la route. Diane était montée sur une terrasse du château, d'où l'on voyait le chemin sinueux et blanchâtre qui ondulait dans les prés verts. Elle vit ce point noir qui avançait comme un météore et laissait plus long derrière lui le ruban tordu de la route.
Aussitôt elle redescendit pour ne pas laisser à Bussy le temps d'attendre, et pour se faire un mérite d'avoir attendu.
Le soleil atteignait à peine les cimes des grands chênes, l'herbe était perlée et rosée; on entendait au loin, sur la montagne, le cor de Saint-Luc que Jeanne excitait à sonner pour rappeler à son amie le service qu'elle lui rendait en la laissant seule.
Il y avait une joie si grande, si poignante dans le coeur de Diane, elle se sentait si enivrée de sa jeunesse, de sa beauté, de son amour, que parfois, en courant, il lui semblait que son âme enlevait son corps sur des ailes comme pour le rapprocher de Dieu.
Mais le chemin de la maison au hallier était long, les petits pieds de la jeune femme se lassèrent de fouler l'herbe épaisse, et la respiration lui manqua plusieurs fois en route; elle ne put donc arriver au rendez-vous qu'au moment où Bussy paraissait sur la crête du mur et s'élançait en bas.
Il la vit courir; elle poussa un petit cri de joie; il arriva vers elle les bras étendus; elle se précipita vers lui en appuyant ses deux mains sur son coeur: leur salut du matin fut une longue, une ardente étreinte. Qu'avaient-ils à se dire? ils s'aimaient. Qu'avaient-ils à penser? ils se voyaient. Qu'avaient-ils à souhaiter? ils étaient assis côte à côte et se tenaient la main.
La journée passa comme une heure. Bussy, lorsque Diane, la première, sortit de cette torpeur veloutée qui est le sommeil d'une âme lasse de félicité, Bussy serra la jeune femme rêveuse sur son coeur, et lui dit:
—Diane, il me semble qu'aujourd'hui a commencé ma vie; il me semble que d'aujourd'hui je vois clair sur le chemin qui mène à l'éternité. Vous êtes, n'en doutez pas, la lumière qui me révèle tant de bonheur; je ne savais rien de ce monde ni de la condition des hommes en ce monde; aussi, je puis vous répéter ce que, hier, je vous disais: ayant commencé par vous à vivre, c'est avec vous que je mourrai.
—Et moi, lui répondit-elle, moi qui, un jour, me suis jetée sans regret dans les bras de la mort, je tremble aujourd'hui de ne pas vivre assez longtemps pour épuiser tous les trésors que me promet votre amour. Mais pourquoi ne venez-vous pas au château, Louis? mon père serait heureux de vous voir; M. de Saint-Luc est votre ami, et il est discret…. Songez qu'une heure de plus à nous voir, c'est inappréciable.
—Hélas! Diane, si je vais une heure au château, j'irai toujours; si j'y vais, toute la province le saura; si le bruit en vient aux oreilles de cet ogre, votre époux, il accourra…. Vous m'avez défendu de vous en délivrer….
—A quoi bon? dit-elle avec cette expression qu'on ne trouve jamais que dans la voix de la femme qu'on aime.
—Eh bien! pour notre sûreté, c'est-à-dire pour la sécurité de notre bonheur, il importe que nous cachions notre secret à tout le monde: madame de Saint-Luc le sait déjà… Saint-Luc le saura aussi.
—Oh! pourquoi….
—Me cacheriez-vous quelque chose, dit Bussy, à moi, à présent?
—Non… c'est vrai.
—J'ai écrit ce matin un mot à Saint-Luc pour lui demander une entrevue à Angers. Il viendra; j'aurai sa parole de gentilhomme que jamais un mot de cette aventure ne lui échappera. C'est d'autant plus important, chère Diane, que partout, certainement, on me cherche. Les événements étaient graves lorsque nous avons quitté Paris.
—Vous avez raison… et puis mon père est un homme si scrupuleux, bien qu'il m'aime, qu'il serait capable de me dénoncer à M. de Monsoreau.
—Cachons-nous bien… et, si Dieu nous livre à nos ennemis, au moins pourrons-nous dire que faire autrement était impossible.
—Dieu est bon, Louis; ne doutez pas de lui en ce moment.
—Je ne doute pas de Dieu, j'ai peur de quelque démon, jaloux de voir notre joie.
—Dites-moi adieu, monseigneur, et ne retournez pas si vite, votre cheval me fait peur.
—Ne craignez rien, il connaît déjà la route; c'est le plus doux, le plus sûr coursier que j'aie encore monté. Quand je retourne à la ville, abîmé dans mes douces pensées, il me conduit sans que je touche à la bride.
Les deux amants échangèrent mille propos de ce genre entrecoupés de mille baisers. Enfin la trompe de chasse, rapprochée du château, fit entendre l'air dont Jeanne était convenue avec son amie, et Bussy partit.
—Comme il approchait de la ville, rêvant à cette enivrante journée, et tout fier d'être libre, lui, que les honneurs, les soins de la richesse et les faveurs d'un prince du sang tenaient toujours embrassé dans des chaînes d'or, il remarqua que l'heure approchait où l'on allait fermer les portes de la ville. Le cheval, qui avait brouté tout le jour sous les feuillages et l'herbe, avait continué en chemin, et la nuit venait.
Bussy se préparait à piquer pour réparer le temps perdu, quand il entendit derrière lui le galop de quelques chevaux.
Pour un homme qui se cache, et surtout pour un amant, tout semble une menace; les amants heureux ont cela de commun avec les voleurs. Bussy se demandait s'il valait mieux prendre le galop pour gagner l'avance, ou se jeter de côté pour laisser passer les cavaliers; mais leur course était si rapide, qu'ils furent sur lui en un moment.
Ils étaient deux. Bussy, jugeant qu'il n'y avait pas de lâcheté à éviter deux hommes lorsqu'on en vaut quatre, se rangea, et aperçut un des cavaliers dont les talons entraient dans les flancs de sa monture, stimulée d'ailleurs par bon nombre de coups d'étrivières que lui détachait son compagnon.
—Allons, voici la ville, disait cet homme avec un accent gascon des plus prononcés; encore trois cents coups de fouet et cent coups d'éperon, du courage et de la vigueur.
—La bête n'a plus le souffle, elle frissonne, elle faiblit, elle refuse de marcher, répondit celui qui précédait… Je donnerais pourtant cent chevaux pour être dans ma ville.
—C'est quelque Angevin attardé, se dit Bussy…. Cependant… comme la peur rend les gens stupides! j'avais cru reconnaître cette voix. Mais voilà le cheval de ce brave homme qui chancelle….
En ce moment les cavaliers étaient au niveau de Bussy sur la route.
—Eh! prenez garde, s'écria-t-il, monsieur; quittez l'étrier, quittez vite, la bête va choir.
En effet, le cheval tomba lourdement sur le flanc, remua convulsivement une jambe comme s'il labourait la terre, et, tout d'un coup, son souffle bruyant s'arrêta, ses yeux s'obscurcirent; l'écume l'étouffait; il expira.
—Monsieur, cria le cavalier démonté à Bussy, trois cents pistoles du cheval qui vous porte.
—Ah! mon Dieu! s'écria Bussy en se rapprochant….
—M'entendez-vous? monsieur, je suis pressé….
—Eh! mon prince, prenez-le pour rien, dit avec le tremblement d'une émotion indicible Bussy, qui venait de reconnaître le duc d'Anjou.
En même temps on entendit le bruit sec d'un pistolet qu'armait le compagnon du prince.
—Arrêtez! cria le duc d'Anjou à ce défenseur impitoyable;—arrêtez! monsieur d'Aubigné; c'est Bussy, ou le diable m'emporte!
—Eh oui, mon prince, c'est moi! mais que diable faites-vous à crever des chevaux à l'heure qu'il est sur ce chemin?
—Ah! c'est M. de Bussy? dit d'Aubigné; alors, monseigneur, vous n'avez plus besoin de moi… Permettez-moi de m'en retourner vers celui qui m'a envoyé, comme dit la sainte Écriture.
—Non pas sans recevoir mes remercîments bien sincères et la promesse d'une solide amitié, dit le prince.
—J'accepte tout, monseigneur, et vous rappellerai vos paroles quelque jour.
—M. d'Aubigné!… Monseigneur!… Ah! mais je tombe des nues! fit
Bussy….
—Ne le savais-tu pas? dit le prince avec une expression de mécontentement et de défiance qui n'échappa point au gentilhomme… Si tu es ici, n'est-ce pas que tu m'y attendais?
—Diable! se dit Bussy réfléchissant à tout ce que son séjour caché dans l'Anjou pouvait offrir d'équivoque à l'esprit soupçonneux de François, ne nous compromettons pas!
—Je faisais mieux que de vous attendre, dit-il, et, tenez, puisque vous voulez entrer en ville avant la fermeture des portes, en selle, monseigneur.
Il offrit son cheval au prince, qui s'était occupé de débarrasser le sien de quelques papiers importants cachés entre la selle et la housse.
—Adieu donc, monseigneur, dit d'Aubigné qui fit volte-face. Monsieur de Bussy, serviteur.
Et il partit.
Bussy sauta légèrement en croupe de son maître, et dirigea le cheval vers la ville, en se demandant tout bas si ce prince, habillé de noir, n'était pas le sombre démon que lui suscitait l'enfer, jaloux déjà de son bonheur.
Ils entrèrent dans Angers au premier son des trompettes de l'échevinage.
—Que faire maintenant, monseigneur?
—Au château! qu'on arbore ma bannière, qu'on vienne me reconnaître, que l'on convoque la noblesse de la province.
—Rien de plus facile, dit Bussy, décidé à faire de la docilité pour gagner du temps, et d'ailleurs trop surpris lui-même pour être autre chose que passif.
—Çà, messieurs de la trompette! cria-t-il aux hérauts qui revenaient après le premier son.
Ceux-ci regardèrent et ne prêtèrent pas grande attention, parce qu'ils voyaient deux hommes poudreux, suants, et en assez mince équipage.
—Oh! oh! dit Bussy en marchant à eux… est-ce que le maître n'est pas connu dans sa maison?… Qu'on fasse venir l'échevin de service!
Ce ton arrogant imposa aux hérauts; l'un d'eux s'approcha.
—Jésus-Dieu! s'écria-t-il avec effroi en regardant attentivement le duc… n'est-ce pas là notre seigneur et maître?
Le duc était fort reconnaissable à la difformité de son nez partagé en deux, comme le disait la chanson de Chicot.
—Monseigneur le duc! ajouta-t-il en saisissant le bras de l'autre héraut, qui bondit d'une surprise pareille.
—Vous en savez aussi long que moi maintenant, dit Bussy; enflez-moi votre haleine, faites suer sang et eau à vos trompettes, et que toute la ville sache dans un quart d'heure que monseigneur est arrivé chez lui. Nous, monseigneur, allons lentement au château. Quand nous y arriverons, la broche sera déjà mise pour nous recevoir.
En effet, au premier cri des hérauts, les groupes se formèrent; au second, les enfants et les commères coururent tous les quartiers en criant:
—Monseigneur est dans la ville!… Noël à monseigneur!
Les échevins, le gouverneur, les principaux gentilshommes, se précipitèrent vers le palais, suivis d'une foule qui devenait de plus en plus compacte.
Ainsi que l'avait prévu Bussy, les autorités de la ville étaient au château avant le prince pour le recevoir dignement. Lorsqu'il traversa le quai, à peine put-il fendre la presse; mais Bussy avait retrouvé un des hérauts, qui, frappant à coups de trompette sur le populaire empressé, fraya un passage à son prince jusqu'aux degrés de la maison de ville.
Bussy formait l'arrière-garde.
«Messieurs et très-féaux âmes, dit le prince, je suis venu me jeter dans ma bonne ville d'Angers. A Paris, les dangers les plus terribles ont menacé ma vie; j'avais perdu même ma liberté. J'ai réussi à fuir, grâce à de bons amis.»
Bussy se mordit les lèvres: il devinait le sens du regard ironique de
François.
«Et depuis que je me sens dans votre ville, ma tranquillité, ma vie, sont assurées.»
Les magistrats, stupéfaits, crièrent faiblement: Vive notre seigneur!
Le peuple, qui espérait les aubaines usitées à chaque voyage du prince, cria vigoureusement: Noël!
—Soupons, dit le prince, je n'ai rien pris depuis ce matin.
Le duc fut entouré en un moment de toute la maison qu'il entretenait à Angers en qualité de duc d'Anjou, et dont les principaux serviteurs seuls connaissaient leur maître.
Puis ce fut le tour des gentilshommes et des dames de la ville.
La réception dura jusqu'à minuit. La ville fut illuminée, les coups de mousquet retentirent dans les rues et sur les places, la cloche de la cathédrale fut mise en branle, et le vent porta jusqu'à Méridor les bouffées bruyantes de la joie traditionnelle des bons Angevins.
CHAPITRE XXXI
DIPLOMATIE DE M. LE DUC D'ANJOU.
Quand le bruit des mousquets se fut un peu calmé dans les rues, quand les battements de la cloche eurent ralenti leurs vibrations, quand les antichambres furent dégarnies, quand enfin Bussy et le duc d'Anjou se trouvèrent seuls:
—Causons, dit le duc.
En effet, grâce à sa perspicacité, François comprenait que Bussy, depuis leur rencontre, avait fait beaucoup plus d'avances qu'il n'avait l'habitude d'en faire; il jugea alors, avec sa connaissance de la cour, qu'il était dans une position embarrassée, et que, par conséquent, il pouvait, avec un peu d'adresse, prendre avantage sur lui.
Mais Bussy avait eu le temps de se préparer, et il attendait son prince de pied ferme.
—Causons, monseigneur, répliqua-t-il.
—Le dernier jour que nous nous vîmes, dit le prince, vous étiez bien malade, mon pauvre Bussy!
—C'est vrai, monseigneur, répliqua le jeune homme; j'étais très-malade, et c'est presque un miracle qui m'a sauvé.
—Ce jour-là, il y avait près de vous, continua le duc, certain médecin bien enragé pour votre salut, car il mordait vigoureusement, ce me semble, ceux qui vous approchaient.
—C'est encore vrai, mon prince, car le Haudoin m'aime beaucoup.
—Il vous tenait rigoureusement au lit, n'est-ce pas?
—Ce dont j'enrageais de toute mon âme, comme Votre Altesse a pu le voir.
—Mais, dit le duc, si vous eussiez si fort enragé, vous auriez pu envoyer la Faculté à tous les diables, et sortir avec moi, comme je vous en priais.
—Dame! fit Bussy en tournant et retournant de cent façons entre ses doigts son chapeau de pharmacien.
—Mais, continua le duc, comme il s'agissait d'une grave affaire, vous avez eu peur de vous compromettre.
—Plaît-il? dit Bussy en enfonçant d'un coup de poing le même chapeau sur ses yeux: vous avez dit, je crois, que j'avais eu peur de me compromettre, mon prince?
—Je l'ai dit, répliqua le duc d'Anjou.
Bussy bondit sur sa chaise, et se trouva debout.
—Eh bien! vous en avez menti, monseigneur, s'écria-t-il, menti à vous-même, entendez-vous, car vous ne croyez pas un mot, mais pas un seul, de ce que vous venez de dire; il y a sur ma peau vingt cicatrices, qui prouvent que je me suis compromis quelquefois, mais que je n'ai jamais eu peur; et, ma foi, je connais beaucoup de gens qui ne sauraient pas en dire et surtout en montrer autant.
—Vous avez toujours des arguments irréfragables, monsieur de Bussy, reprit le duc fort pâle et fort agité; quand on vous accuse, vous criez plus haut que le reproche, et alors vous vous figurez que vous avez raison.
—Oh! je n'ai pas toujours raison, monseigneur, dit Bussy, je le sais bien; mais je sais bien aussi dans quelles occasions j'ai tort.
—Et dans lesquelles avez-vous tort? dites, je vous prie.
—Quand je sers des ingrats.
—En vérité, monsieur, je croie que vous vous oubliez, dit le prince en se levant tout à coup avec cette dignité qui lui était propre dans certaines circonstances.
—Eh bien! je m'oublie, monseigneur, dit Bussy; une fois dans votre vie, faites-en autant, oubliez-vous ou oubliez-moi.
Bussy fit alors deux pas pour sortir; mais le prince fut encore plus prompt que lui, et le gentilhomme trouva le duc devant la porte.
—Nierez-vous, monsieur, dit le duc, que, le jour où vous avez refusé de sortir avec moi, vous ne soyez sorti l'instant d'après?
—Moi, dit Bussy, je ne nie jamais rien, monseigneur, si ce n'est ce qu'on veut me forcer d'avouer.
—Dites-moi donc alors pourquoi vous vous êtes obstiné à rester en votre hôtel?
—Parce que j'avais des affaires.
—Chez vous?
—Chez moi ou ailleurs.
—Je croyais que, quand un gentilhomme est au service d'un prince, ses principales affaires sont les affaires de ce prince.
—Et, d'habitude, qui donc les fait, vos affaires, monseigneur, si ce n'est moi?
—Je ne dis pas non, dit François; et d'ordinaire je vous trouve fidèle et dévoué, je dirai même plus, j'excuse votre mauvaise humeur.
—Ah! vous êtes bien bon.
—Oui, car vous aviez quelque raison de m'en vouloir.
—Vous l'avouez, monseigneur?
—Oui. Je vous avais promis la disgrâce de M. de Monsoreau. Il paraît que vous le détestez fort, M. de Monsoreau?
—Moi, pas du tout. Je lui trouve une laide figure et j'aurais voulu qu'il s'éloignât de la cour pour ne point avoir cette figure sous les yeux. Vous, au contraire, monseigneur, vous aimez cette figure-là. Il ne faut pas discuter sur les goûts.
—Eh bien! alors, comme c'était votre seule excuse que de me bouder comme eût fait un enfant gâté et hargneux, je vous dirai que vous avez doublement eu tort de ne pas vouloir sortir avec moi, et de sortir après moi pour faire des vaillantises inutiles.
—J'ai fait des vaillantises inutiles, moi? et tout à l'heure vous me reprochiez d'avoir eu…. Voyons, monseigneur, soyons conséquent; quelles vaillantises ai-je faites?
—Sans doute; que vous en vouliez à M. d'Épernon et à M. de Schomberg, je conçois cela. Je leur en veux, moi aussi, et même mortellement; mais il fallait se borner à leur en vouloir, et attendre le moment.
—Oh! oh! dit Bussy, qu'y a-t-il encore là-dessous, monseigneur?
—Tuez-les, morbleu! tuez-les tous deux, tuez-les tous quatre, je ne vous en serai que plus reconnaissant; mais ne les exaspérez pas, surtout quand vous êtes loin: car leur exaspération retombe sur moi.
—Voyons, que lui ai-je donc fait, à ce digne Gascon?
—Vous parlez de d'Épernon, n'est-ce pas?
—Oui.
—Eh bien! vous l'avez fait lapider.
—Moi?
—Au point que son pourpoint a été mis en lambeaux, son manteau en pièces, et qu'il est rentré au Louvre en haut-de-chausses.
—Bon, dit Bussy, et d'un; passons à l'Allemand. Quels sont mes torts envers M. de Schomberg?
—Nierez-vous que vous ne l'ayez fait teindre en indigo? Quand je l'ai revu trois heures après son accident, il était encore couleur d'azur; et vous appelez cela une bonne plaisanterie. Allons donc!
Et le prince se mit à rire malgré lui, tandis que Bussy, se rappelant de son côté la figure que faisait Schomberg dans son cuvier, ne pouvait s'empêcher de rire aux éclats.
—Alors, dit-il, c'est moi qui passe pour leur avoir joué ce tour.
—Pardieu! c'est moi peut-être?
—Et vous vous sentez le courage, monseigneur, de venir faire des reproches à un homme qui a de ces idées-là. Tenez, je vous le disais tout à l'heure, vous êtes un ingrat.
—D'accord. Maintenant, voyons, et si tu es réellement sorti pour cela, je te pardonne.
—Bien sûr?
—Oui, parole d'honneur; mais tu n'es pas au bout de mes griefs.
—Allez.
—Parlons de moi un peu.
—Soit.
—Qu'as-tu fait pour me tirer d'embarras?
—Vous le voyez bien, dit Bussy, ce que j'ai fait.
—Non, je ne le vois pas.
—Eh bien! je suis parti pour l'Anjou.
—C'est-à-dire que tu t'es sauvé.
—Oui, car en me sauvant je vous sauvais.
—Mais, au lieu de te sauver si loin, ne pouvais-tu donc rester aux environs de Paris? Il me semble que tu m'étais plus utile à Montmartre qu'à Angers.
—Ah! voilà où nous différons d'avis, monseigneur: j'aimais mieux venir en Anjou.
—C'est une médiocre raison, vous en conviendrez, que votre caprice….
—Non pas, car ce caprice avait pour but de vous recruter des partisans.
—Ah! voilà qui est différent. Eh bien! voyons, qu'avez-vous fait?
—Il sera temps de vous l'expliquer demain, monseigneur, car voici justement l'heure à laquelle je dois vous quitter.
—Et pourquoi me quitter?
—Pour m'aboucher avec un personnage des plus importants.
—Ah! s'il en est ainsi, c'est autre chose; allez, Bussy, mais soyez prudent.
—Prudent, à quoi bon? Ne sommes-nous pas les plus forts ici!
—N'importe, ne risque rien; as-tu déjà fait beaucoup de démarches?
—Je suis ici depuis deux jours, comment voulez-vous….
—Mais tu te caches, au moins.
—Si je me cache, je le crois morbleu bien! Voyez-vous sous quel costume je vous parle, est-ce que j'ai l'habitude de porter des pourpoints cannelle? C'est pourtant pour vous encore que je suis entré dans cet affreux fourreau.
—Et où loges-tu?
—Ah! voilà où vous apprécierez mon dévouement. Je loge… je loge dans une masure près du rempart, avec une sortie sur la rivière, mais vous, mon prince, à votre tour, voyons, comment êtes-vous sorti du Louvre? comment vous ai-je trouvé sur un grand chemin, avec un cheval fourbu entre les jambes et M. d'Aubigné à vos côtés?
—Parce que j'ai des amis, dit le prince.
—Vous, des amis? fit Bussy. Allons donc!
—Oui, des amis que tu ne connais pas.
—A la bonne heure! et quels sont ces amis?
—Le roi de Navarre et M. d'Aubigné que tu as vu.
—Le roi de Navarre!… Ah! c'est vrai. N'avez-vous point conspiré ensemble?
—Je n'ai jamais conspiré, monsieur de Bussy.
—Non! demandez un peu à la Mole et à Coconnas.
—La Mole, dit le prince d'un air sombre, avait commis un autre crime que celui pour lequel on croit qu'il est mort.
—Bien! laissons la Mole et revenons à vous; d'autant plus, monseigneur, que nous aurions quelque peine à nous entendre sur ce point-là. Par où diable êtes-vous sorti du Louvre?
—Par la fenêtre.
—Ah! vraiment. Et par laquelle?
—Par celle de ma chambre à coucher.
—Vous connaissiez donc l'échelle de corde?
—Quelle échelle de corde?
—Celle de l'armoire.
—Ah! il paraît que tu la connaissais, toi? dit le prince en pâlissant.
—Dame! dit Bussy. Votre Altesse sait que j'ai eu quelquefois le bonheur d'entrer dans cette chambre.
—Du temps de ma soeur Margot, n'est-ce pas! et tu entrais par la fenêtre?
—Dame! vous sortez bien par là, vous. Ce qui m'étonne seulement, c'est que vous ayez trouvé l'échelle.
—Ce n'est pas moi qui l'ai trouvée.
—Qui donc?
—Personne; on me l'a indiquée.
—Qui cela?
—Le roi de Navarre.
—Ah! ah! le roi de Navarre connaît l'échelle; je ne l'aurais pas cru. Enfin, tant il y a que vous voici, monseigneur, sain et sauf et bien portant! nous allons mettre l'Anjou en feu, et, de la même traînée, l'Angoumois et le Béarn s'enflammeront: cela fera un assez joli petit incendie.
—Mais ne parlais-tu pas d'un rendez-vous? dit le duc.
—Ah! morbleu! c'est vrai; mais l'intérêt de la conversation me le faisait oublier. Adieu, monseigneur.
—Prends-tu ton cheval?
—Dame! s'il est utile à monseigneur, Son Altesse peut le garder; j'en ai un second.
—Alors, j'accepte; plus tard nous ferons nos comptes.
—Oui, monseigneur, et Dieu veuille que ce ne soit pas moi qui vous redoive quelque chose!
—Pourquoi cela?
—Parce que je n'aime pas celui que vous chargez d'ordinaire d'apurer vos comptes.
—Bussy!
—C'est vrai, monseigneur; il était convenu que nous ne parlerions plus de cela.
Le prince, qui sentait le besoin qu'il avait de Bussy, lui tendit la main.
Bussy lui donna la sienne, mais en secouant la tête.
Tous deux se séparèrent.
CHAPITRE XXXII
DIPLOMATIE DE M. DE SAINT-LUC.
Bussy retourna chez lui à pied, au milieu d'une nuit épaisse; mais, au lieu de Saint-Luc qu'il s'attendait à y rencontrer, il ne trouva qu'une lettre qui lui annonçait l'arrivée de son ami pour le lendemain.
En effet, vers six heures du matin, Saint-Luc, suivi d'un piqueur, avait quitté Méridor et avait dirigé sa course vers Angers. Il était arrivé au pied des remparts à l'ouverture des portes, et, sans remarquer l'agitation singulière du peuple à son lever, il avait gagné la maison de Bussy. Les deux amis s'embrassèrent cordialement.
—Daignez, mon cher Saint-Luc, dit Bussy, accepter l'hospitalité de ma pauvre chaumière. Je campe à Angers.
—Oui, dit Saint-Luc, à la manière des vainqueurs, c'est-à-dire sur le champ de bataille.
—Que voulez-vous dire, cher ami?
—Que ma femme n'a pas plus de secrets pour moi que je n'en ai pour elle, mon cher Bussy, et qu'elle m'a tout raconté. Il y a communauté entre nous: recevez tous mes compliments, mon maître en toutes choses, et, puisque vous m'avez mandé, permettez-moi de vous donner un conseil.
—Donnez.
—Débarrassez-vous vite de cet abominable Monsoreau: personne ne connaît à la cour votre liaison avec sa femme, c'est le bon moment; seulement, il ne faut pas le laisser échapper; lorsque, plus tard, vous épouserez la veuve, on ne dira pas au moins que vous l'avez faite veuve pour l'épouser.
—Il n'y a qu'un obstacle à ce beau projet, qui m'était venu d'abord à l'esprit comme il s'est présenté au vôtre.
—Vous voyez bien, et lequel?
—C'est que j'ai juré à Diane de respecter la vie de son mari, tant qu'il ne m'attaquera point, bien entendu.
—Vous avez eu tort.
—Moi!
—Vous avez eu le plus grand tort.
—Pourquoi cela?
—Parce qu'on ne fait point de pareils serments. Que diable! si vous ne vous dépêchez pas, si vous ne prenez pas les devants, c'est moi qui vous le dis, le Monsoreau, qui est confit en malices, vous découvrira, et, s'il vous découvre, comme il n'est rien moins que chevaleresque, il vous tuera.
—Il arrivera ce que Dieu aura décidé, dit Bussy en souriant; mais, outre que je manquerais au serment que j'ai fait à Diane en lui tuant son mari….
—Son mari!… vous savez bien qu'il ne l'est pas.
—Oui, mais il n'en porte pas moins le titre. Outre, dis-je, que je manquerais au serment que je lui ai fait, le monde me lapiderait, mon cher, et celui qui aujourd'hui est un monstre à tous les regards paraîtrait dans sa bière un ange que j'aurais mis au cercueil.
—Aussi ne vous conseillerais-je pas de le tuer vous-même.
—Des assassins! ah! Saint-Luc, vous me donnez là un triste conseil.
—Allons donc! qui vous parle d'assassins?
—De quoi parlez-vous donc, alors?
—De rien, cher ami; une idée qui m'est passée par l'esprit et qui n'est pas suffisamment mûre pour que je vous la communique. Je n'aime pas plus ce Monsoreau que vous, quoique je n'aie pas les mêmes raisons de le détester: parlons donc de la femme au lieu de parler du mari.
Bussy sourit.
—Vous êtes un brave compagnon, Saint-Luc, dit Bussy, et vous pouvez compter sur mon amitié. Or, vous le savez, mon amitié se compose de trois choses: de ma bourse, de mon épée et de ma vie.
—Merci, dit Saint-Luc, j'accepte, mais à charge de revanche.
—Maintenant que vouliez-vous me dire de Diane? voyons.
—Je voulais vous demander si vous ne comptiez pas venir un peu à
Méridor?
—Mon cher ami, je vous remercie de l'insistance, mais vous savez mes scrupules.
—Je sais tout. A Méridor, vous êtes exposé à rencontrer le Monsoreau, bien qu'il soit à quatre-vingts lieues de nous; exposé à lui serrer la main, et c'est dur de serrer la main à un homme qu'on voudrait étrangler; enfin exposé à lui voir embrasser Diane, et c'est dur de voir embrasser la femme qu'on aime.
—Ah! fit Bussy avec rage, comme vous comprenez bien pourquoi je ne vais pas à Méridor! Maintenant, cher ami….
—Vous me congédiez? dit Saint-Luc se méprenant à l'intention de
Bussy.
—Non pas; au contraire, reprit celui-ci, je vous prie de rester, car maintenant c'est à mon tour de vous interroger.
—Faites.
—N'avez-vous donc pas entendu, cette nuit, le bruit des cloches et des mousquetons?
—En effet, et nous nous sommes demandé là-bas ce qu'il y avait de nouveau.
—Ce matin, n'avez-vous point remarqué quelque changement en traversant la ville?
—Quelque chose comme une grande agitation, n'est-ce pas?
—Oui. J'allais vous demander d'où elle provenait.
—Elle provient de ce que M. le duc d'Anjou vient d'arriver hier, cher ami.
Saint-Luc fit un bond sur sa chaise, comme si on lui eût annoncé la présence du diable.
—Le duc à Angers! on le disait en prison au Louvre.
—C'est justement parce qu'il était en prison au Louvre qu'il est maintenant à Angers. Il est parvenu à s'évader par une fenêtre, et il est venu se réfugier ici.
—Eh bien? demanda Saint-Luc.
—Eh bien! cher ami, dit Bussy, voici une excellente occasion de vous venger des petites persécutions de Sa Majesté. Le prince a déjà un parti, il va avoir des troupes, et nous brasserons quelque chose comme une jolie petite guerre civile.
—Oh! oh! fit Saint-Luc.
—Et j'ai compté sur vous pour faire le coup d'épée ensemble.
—Contre le roi? dit Saint-Luc avec une froideur soudaine.
—Je ne dis pas précisément contre le roi, dit Bussy; je dis contre ceux qui tireront l'épée contre nous.
—Mon cher Bussy, dit Saint-Luc, je suis venu en Anjou pour prendre l'air de la campagne, et non pas pour me battre contre Sa Majesté.
—Mais laissez-moi toujours vous présenter à monseigneur.
—Inutile, mon cher Bussy; je n'aime pas Angers, et comptais le quitter bientôt; c'est une ville ennuyeuse et noire; les pierres y sont molles comme du fromage, et le fromage y est dur comme de la pierre.
—Mon cher Saint-Luc, vous me rendriez un grand service de consentir à ce que je sollicite de vous: le duc m'a demandé ce que j'étais venu faire ici, et, ne pouvant pas le lui dire, attendu que lui-même a aimé Diane et a échoué près d'elle, je lui ai fait accroire que j'étais venu pour attirer à sa cause tous les gentilshommes du canton; j'ai même ajouté que j'avais, ce matin, rendez-vous avec l'un d'eux.
—Eh bien! vous direz que vous avez vu ce gentilhomme, et qu'il demande six mois pour réfléchir.
—Je trouve, mon cher Saint-Luc, s'il faut que je vous le dise, que votre logique n'est pas moins hérissée que la mienne.
—Écoutez: je ne tiens en ce monde qu'à ma femme; vous ne tenez, vous, qu'à votre maîtresse, convenons d'une chose: en toute occasion, je défendrai Diane; en toute occasion, vous défendrez madame de Saint-Luc. Un pacte amoureux, soit, mais pas de pacte politique. Voilà seulement comment nous réussirons à nous entendre.
—Je vois qu'il faut que je vous cède, Saint-Luc, dit Bussy, car, en ce moment, vous avez l'avantage. J'ai besoin de vous, tandis que vous pouvez vous passer de moi.
—Pas du tout, et c'est moi, au contraire, qui réclame votre protection.
—Comment cela?
—Supposez que les Angevins, car c'est ainsi que vont s'appeler les rebelles, viennent assiéger et mettre à sac Méridor.
—Ah! diable, vous avez raison, dit Bussy, vous ne voulez pas que les habitants subissent la conséquence d'une prise d'assaut.
Les deux amis se mirent à rire, et, comme on tirait le canon dans la ville, comme le valet de Bussy venait l'avertir que déjà le prince l'avait appelé trois fois, ils se jurèrent de nouveau association extra-politique, et se séparèrent enchantés l'un de l'autre.
Bussy courut au château ducal, où déjà la noblesse affluait de toutes les parties de la province; l'arrivée du duc d'Anjou avait retenti comme un écho porté sur le bruit du canon, et, à trois ou quatre lieues autour d'Angers, villes et villages étaient déjà soulevés par cette grande nouvelle.
Le gentilhomme se dépêcha d'arranger une réception officielle, un repas, des harangues; il pensait que, tandis que le prince recevrait, mangerait, et surtout haranguerait, il aurait le temps de voir Diane, ne fût-ce qu'un instant. Puis, lorsqu'il eut taillé pour quelques heures de l'occupation au duc, il regagna sa maison, monta son second cheval, et prit au galop le chemin de Méridor.
Le duc, livré à lui-même, prononça de fort beaux discours et produisit un effet merveilleux en parlant de la Ligue, touchant avec discrétion les points qui concernaient son alliance avec les Guise, et se donnant comme un prince persécuté par le roi à cause de la confiance que les Parisiens lui avaient témoignée.
Pendant les réponses et les baise-mains, le duc passait la revue des gentilshommes, notant avec soin ceux qui étaient déjà arrivés, et avec plus de soin ceux qui manquaient encore.
Quand Bussy revint, il était quatre heures de l'après-midi; il sauta à bas de son cheval et se présenta devant le duc, couvert de sueur et de poussière.
—Ah! ah! mon brave Bussy, dit le duc, te voilà à l'oeuvre, à ce qu'il paraît.
—Vous voyez, monseigneur.
—Tu as chaud?
—J'ai fort couru.
—Prends garde de te rendre malade, tu n'es peut-être pas encore bien remis.
—Il n'y a pas de danger.
—Et d'où viens-tu?
—Des environs. Votre Altesse est-elle contente, et a-t-elle eu cour nombreuse?
—Oui, je suis assez satisfait; mais, à cette cour, Bussy, quelqu'un manque.
—Qui cela?
—Ton protégé.
—Mon protégé?
—Oui, le baron de Méridor.
—Ah! dit Bussy en changeant de couleur.
—Et, cependant, il ne faudrait pas le négliger, quoiqu'il me néglige.
Le baron est influent dans la province.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr. C'était lui le correspondant de la Ligue à Angers; il avait été choisi par M. de Guise, et, en général, MM. de Guise choisissent bien leurs hommes: il faut qu'il vienne, Bussy.
—Mais, s'il ne vient pas, cependant, monseigneur?
—S'il ne vient pas à moi, je ferai les avances, et c'est moi qui irai à lui.
—A Méridor?
—Pourquoi pas?
Bussy ne put retenir l'éclair jaloux et dévorant qui jaillit de ses yeux.
—Au fait, dit-il, pourquoi pas? vous êtes prince, tout vous est permis.
—Ah çà! tu crois donc qu'il m'en veut toujours?
—Je ne sais. Comment le saurais-je, moi?
—Tu ne l'as pas vu?
—Non.
—Agissant près des grands de la province, tu aurais cependant pu avoir affaire à lui.
—Je n'y eusse pas manqué, s'il n'avait pas eu lui-même affaire à moi.
—Eh bien?
—Eh bien! dit Bussy, je n'ai pas été assez heureux dans les promesses que je lui avais faites, pour avoir grande hâte de me présenter devant lui.
—N'a-t-il pas ce qu'il désirait?
—Comment cela?
—Il voulait que sa fille épousât le comte, et le comte l'a épousée.
—Bien, monseigneur, n'en parlons plus, dit Bussy; et il tourna le dos au prince.
En ce moment, de nouveaux gentilshommes entrèrent; le duc alla à eux,
Bussy resta seul.
Les paroles du prince lui avaient fort donné à penser.
Quelles pouvaient être les idées réelles du prince à l'égard du baron de Méridor?
Étaient-elles telles que le prince les avait exprimées? Ne voyait-il dans le vieux seigneur qu'un moyen de renforcer sa cause de l'appui d'un homme estimé et puissant?
Ou bien ses projets politiques n'étaient-ils qu'un moyen de se rapprocher de Diane?
Bussy examina la position du prince telle qu'elle était: il le vit brouillé avec son frère, exilé du Louvre, chef d'une insurrection en province. Il jeta dans la balance les intérêts matériels du prince et ses fantaisies amoureuses. Ce dernier intérêt était bien léger, comparé aux autres. Bussy était disposé à pardonner au duc tous ses autres torts, s'il voulait bien ne pas avoir celui-là.
Il passa toute la nuit à banqueter avec Son Altesse royale et les gentilshommes angevins, et à faire la révérence aux dames angevines; puis, comme on avait fait venir les violons, à leur apprendre les danses les plus nouvelles.
Il va sans dire qu'il fit l'admiration des femmes et le désespoir des maris, et, comme quelques-uns de ces derniers le regardaient autrement qu'il ne plaisait à Bussy d'être regardé, il retroussa huit ou dix fois sa moustache, et demanda à trois ou quatre de ces messieurs s'ils ne lui accorderaient pas la faveur d'une promenade au clair de la lune, dans le boulingrin.
Mais sa réputation l'avait précédé à Angers, et Bussy en fut quitte pour ses avances.
A la porte du palais ducal, Bussy trouva une figure franche, loyale et rieuse, qu'il croyait à quatre-vingts lieues de lui.
—Ah! dit-il avec un vif sentiment de joie, c'est toi, Remy!
—Eh! mon Dieu oui, monseigneur.
—J'allais t'écrire de venir me rejoindre.
—En vérité?
—Parole d'honneur!
—En ce cas, cela tombe à merveille: je craignais que vous ne me grondassiez.
—Et de quoi?
—De ce que j'étais venu sans permission. Mais, ma foi! j'ai entendu dire que monseigneur le duc d'Anjou s'était évadé du Louvre, et qu'il était parti pour sa province. Je me suis rappelé que vous étiez dans les environs d'Angers, j'ai pensé qu'il y aurait guerre civile et force estocades données et rendues, bon nombre de trous faits à la peau de mon prochain; et, attendu que j'aime mon prochain comme moi-même et même plus que moi-même, je suis accouru.
—Tu as bien fait, Remy; d'honneur, tu me manquais.
—Comment va Gertrude, monseigneur?
Le gentilhomme sourit.
—Je te promets de m'en informer à Diane, la première fois que je la verrai, dit-il.
—Et moi, en revanche, soyez tranquille, la première fois que je la verrai, dit-il, de mon côté, je lui demanderai des nouvelles de madame de Monsoreau.
—Tu es un charmant compagnon, et comment m'as-tu trouvé?
—Parbleu, belle difficulté! j'ai demandé où était l'hôtel ducal, et je vous ai attendu à la porte, après avoir été conduire mon cheval dans les écuries du prince, où, Dieu me pardonne, j'ai reconnu le vôtre.
—Oui, le prince avait tué le sien, je lui ai prêté Roland, et, comme il n'en avait pas d'autre, il l'a gardé.
—Je vous reconnais bien là, c'est vous qui êtes prince, et le prince qui est le serviteur.
—Ne te presse pas de me mettre si haut, Remy, tu vas voir comment monseigneur est logé.
Et, en disant cela, il introduisit le Haudoin dans sa petite maison du rempart.
—Ma foi! dit Bussy, tu vois le palais; loge-toi où tu voudras et comme tu pourras.
—Cela ne sera point difficile, et il ne me faut pas grand'place, comme vous savez; d'ailleurs, je dormirai debout, s'il le faut. Je suis assez fatigué pour cela.
Les deux amis, car Bussy traitait le Haudoin plutôt en ami qu'en serviteur, se séparèrent, et Bussy, le coeur doublement content de se retrouver entre Diane et Remy, dormit tout d'une traite.
Il est vrai que, pour dormir à son aise, le duc, de son côté, avait fait prier qu'on ne tirât plus le canon, et que les mousquetades cessassent; quant aux cloches, elles s'étaient endormies toutes seules, grâce aux ampoules des sonneurs.
Bussy se leva de bonne heure, et courut au château en ordonnant qu'on prévint Remy de l'y venir rejoindre: il tenait à guetter les premiers bâillements du réveil de Son Altesse, afin de surprendre, s'il était possible, sa pensée dans la grimace, ordinairement très-significative, du dormeur qu'on éveille.
Le duc se réveilla, mais on eût dit que, comme son frère Henri, il mettait un masque pour dormir. Bussy en fut pour ses frais de matinalité.
Il tenait tout prêt un catalogue de choses toutes plus importantes les unes que les autres.
D'abord une promenade extra-muros pour reconnaître les fortifications de la place.
Une revue des habitants et de leurs armes.
Visite à l'arsenal et commande de munitions de toutes espèces.
Examen minutieux des tailles de la province, à l'effet de procurer aux bons et fidèles vassaux du prince un petit supplément d'impôt destiné à l'ornement intérieur des coffres.
Enfin, correspondance.
Mais Bussy savait d'avance qu'il ne devait pas énormément compter sur ce dernier article; le duc d'Anjou écrivait peu; dès cette époque, il pratiquait le proverbe: Les écrits restent.
Ainsi muni contre les mauvaises pensées qui pouvaient venir au duc, le comte vit ses yeux s'ouvrir, mais, comme nous l'avons dit, sans pouvoir rien lire dans ces yeux.
—Ah! ah! fit le duc, déjà toi!
—Ma foi oui, monseigneur; je n'ai pas pu dormir, tant les intérêts de Votre Altesse m'ont, toute la nuit, trotté par la tête. Çà, que faisons-nous ce matin? Tiens! si nous chassions.
Bon! se dit tout bas Bussy, voilà encore une occupation à laquelle je n'avais pas songé.
—Comment! dit le duc, tu prétends que tu as pensé à mes intérêts toute la nuit, et le résultat de la veille et de la méditation est de venir me proposer une chasse. Allons donc!
—C'est vrai, dit Bussy; d'ailleurs nous n'avons pas de meute.
—Ni de grand veneur, fit le prince.
—Ah! ma foi, je n'en trouverais la chasse que plus agréable pour chasser sans lui.
—Ah! je ne suis pas comme toi, il me manque.
Le duc dit cela d'un singulier air. Bussy le remarqua.
—Ce digne homme, dit-il, votre ami; il paraît qu'il ne vous a pas délivré non plus, celui-là.
Le duc sourit.
—Bon, dit Bussy, je connais ce sourire-là; c'est le mauvais: gare au
Monsoreau!
—Tu lui en veux donc? demanda le prince.
—Au Monsoreau?
—Oui.
—Et de quoi lui en voudrais-je?
—De ce qu'il est mon ami.
—Je le plains fort, au contraire.
—Qu'est-ce à dire?
—Que plus vous le ferez monter, plus il tombera de haut, quand il tombera.
—Allons, je vois que tu es de bonne humeur.
—Moi?
—Oui, c'est quand tu es de bonne humeur que tu me dis de ces choses-là. N'importe, continua le duc, je maintiens mon dire, et Monsoreau nous eût été bien utile dans ce pays-ci.
—Pourquoi cela?
—Parce qu'il a des biens aux environs.
—Lui?
—Lui ou sa femme.
Bussy se mordit les lèvres: le duc ramenait la conversation au point d'où il avait eu tant de peine à l'écarter la veille.
—Ah! vous croyez? dit-il.
—Sans doute. Méridor est à trois lieues d'Angers; ne le sais-tu pas, toi qui m'as amené le vieux baron?
Bussy comprit qu'il s'agissait de n'être point déferré.
—Dame! dit-il, je vous l'ai amené, moi, parce qu'il s'est pendu à mon manteau, et qu'à moins de lui en laisser la moitié entre les doigts, comme faisait saint Martin, il fallait bien le conduire devers vous… Au reste ma protection ne lui a pas servi à grand'chose.
—Écoute, dit le duc, j'ai une idée.
—Diable! dit Bussy, qui se défiait toujours des idées du prince.
—Oui… Monsoreau a eu sur toi la première partie; mais je veux te donner la seconde.
—Comment l'entendez-vous, mon prince?
—C'est tout simple. Tu me connais, Bussy?
—J'ai ce malheur, mon prince.
—Crois-tu que je sois homme à subir un affront et à le laisser impuni?
—C'est selon.
Le duc sourit d'un sourire plus mauvais encore que le premier, en se mordant les lèvres et en secouant la tête de haut en bas.
—Voyons, expliquez-vous, monseigneur, dit Bussy.
—Eh bien! le grand veneur m'a volé une jeune fille que j'aimais, pour en faire sa femme; moi, à mon tour, je veux lui voler sa femme pour en faire ma maîtresse.
Bussy fit un effort pour sourire; mais, si ardemment qu'il désirât arriver à ce but, il ne parvint qu'à faire une grimace.
—Voler la femme de M. de Monsoreau! balbutia-t-il.
—Mais il n'y a rien de plus facile, ce me semble, dit le duc: la femme est revenue dans ses terres. Tu m'as dit qu'elle détestait son mari; je puis donc compter, sans trop de vanité, qu'elle me préférera au Monsoreau, surtout si je lui promets… ce que je lui promettrai.
—Et que lui promettrez-vous, monseigneur?
—De la débarrasser de son mari.
—Eh! fut sur le point de s'écrier Bussy, pourquoi donc ne l'avez-vous pas fait tout de suite?
Mais il eut le courage de se retenir.
—Vous feriez cette belle action? dit-il.
—Tu verras. En attendant, j'irai toujours faire une visite à Méridor.
—Vous oserez?
—Pourquoi pas?
—Vous vous présenterez devant le vieux baron, que vous avez abandonné, après m'avoir promis….
—J'ai une excellente excuse à lui donner.
—Où diable allez-vous donc les prendre?
—Eh! sans doute. Je lui dirai: Je n'ai pas rompu ce mariage parce que le Monsoreau, qui savait que vous étiez un des principaux agents de la Ligue, et que j'en étais le chef, m'a menacé de nous vendre tous deux au roi.
—Ah! ah! Votre Altesse invente-t-elle celle-là?
—Pas entièrement, je dois le dire, répondit le duc.
—Alors je comprends, dit Bussy.
—Tu comprends? dit le duc qui se trompait à la réponse de son gentilhomme.
—Oui.
—Je lui fais accroire qu'en mariant sa fille j'ai sauvé sa vie, à lui, qui était menacée.
—C'est superbe, dit Bussy.
—N'est-ce pas? Eh! mais, j'y pense, regarde donc par la fenêtre,
Bussy.
—Pourquoi faire?
—Regarde toujours.
—M'y voilà.
—Quel temps fait-il?
—Je suis forcé d'avouer à Votre Altesse qu'il fait beau.
—Eh bien! commande les chevaux, et allons un peu voir comment va le bonhomme Méridor.
—Tout de suite, monseigneur?
Et Bussy, qui, depuis un quart d'heure, jouait ce rôle éternellement comique de Mascarille dans l'embarras, feignant de sortir, alla jusqu'à la porte et revint.
—Pardon, monseigneur, dit-il; mais combien de chevaux commandez-vous?
—Mais quatre, cinq, ce que tu voudras.
—Alors, si vous vous en rapportez de ce soin à moi, monseigneur, dit
Bussy, j'en commanderai un cent.
—Bon, un cent, dit le prince surpris, pour quoi faire?
—Pour en avoir à peu près vingt-cinq, dont je sois sûr en cas d'attaque.
Le duc tressaillit.
—En cas d'attaque? dit-il.
—Oui. J'ai ouï dire, continua Bussy, qu'il y avait force bois dans ces pays-là; et il n'y aurait rien de rare à ce que nous tombassions dans quelque embuscade.
—Ah! ah! dit le duc, tu penserais?
—Monseigneur sait que le vrai courage n'exclut pas la prudence.
Le duc devint rêveur.
—Je vais en commander cent cinquante, dit Bussy.
Et il s'avança une seconde fois vers la porte.
—Un instant, dit le prince.
—Qu'y a-t-il, monseigneur?
—Crois-tu que je sois en sûreté à Angers, Bussy?
—Dame, la ville n'est pas forte; bien défendue, cependant….
—Oui, bien défendue; mais elle peut être mal défendue; si brave que tu sois, tu ne seras jamais qu'à un seul endroit.
—C'est probable.
—Si je ne suis pas en sûreté dans la ville, et je n'y suis pas, puisque Bussy en doute….
—Je n'ai pas dit que je doutais, Monseigneur.
—Bon, bon; si je ne suis pas en sûreté, il faut que je m'y mette promptement.
—C'est parler d'or, monseigneur.
—Eh bien! je veux visiter le château et m'y retrancher.
—Vous avez raison, monseigneur; de bons retranchements, voyez-vous….
Bussy balbutia; il n'avait pas l'habitude de la peur, et les paroles prudentes lui manquaient.
—Et puis, une autre idée encore.
—La matinée est féconde, monseigneur.
—Je veux faire venir ici les Méridor.
—Monseigneur, vous avez aujourd'hui une justesse et une vigueur de pensées!… Levez-vous et visitons le château.
Le prince appela ses gens; Bussy profita de ce moment pour sortir.
Il trouva le Haudoin dans les appartements. C'était lui qu'il cherchait.
Il l'emmena dans le cabinet du duc, écrivit un petit mot, entra dans une serre, cueillit un bouquet de roses, roula le billet autour des tiges, passa à l'écurie, sella Roland, mit le bouquet dans la main du Haudoin, et invita le Haudoin à se mettre en selle.
Puis, le conduisant hors de la ville, comme Aman conduisait Mardochée, il le plaça dans une espèce de sentier.
—Là, lui dit-il, laisse aller Roland; au bout du sentier, tu trouveras la forêt, dans la forêt un parc, autour de ce parc un mur, à l'endroit du mur où Roland s'arrêtera, tu jetteras ce bouquet.
«Celui qu'on attend ne vient pas, disait le billet, parce que celui qu'on n'attendait pas est venu, et plus menaçant que jamais, car il aime toujours. Prenez avec les lèvres et le coeur tout ce qu'il y a d'invisible aux yeux dans ce papier.»
Bussy lâcha la bride à Roland qui partit au galop dans la direction de
Méridor.
Bussy revint au palais ducal et trouva le prince habillé.
Quant à Remy, ce fut pour lui l'affaire d'une demi-heure. Emporté comme un nuage par le vent, Remy, confiant dans les paroles de son maître, traversa prés, champs, bois, ruisseaux, collines, et s'arrêta au pied d'un mur à demi dégradé dont le chaperon tapissé de lierres semblait relié par eux aux branches des chênes.
Arrivé là, Remy se dressa sur ses étriers, attacha de nouveau et plus solidement encore qu'il ne l'était le papier au billet, et, poussant un hem! vigoureux, il lança le bouquet par-dessus le mur.
Un petit cri qui retentit de l'autre côté lui apprit que le message était arrivé à bon port.
Remy n'avait plus rien à faire, car on ne lui avait pas demandé de réponse.
Il tourna donc du côté par lequel il était venu, la tête du cheval, qui se disposait à prendre son repas aux dépens de la glandée, et qui témoigna un vif mécontentement d'être dérangé dans ses habitudes; mais Remy fit une sérieuse application de l'éperon et de la cravache. Roland sentit son tort et repartit de son train habituel.
Quarante minutes après, il se reconnaissait dans sa nouvelle écurie, comme il s'était reconnu dans le hallier, et il venait prendre de lui-même sa place au râtelier bien garni de foin et à la mangeoire regorgeant d'avoine.
Bussy visitait le château avec le prince.
Remy le joignit au moment où il examinait un souterrain conduisant à une poterne.
—Eh bien! demanda-t-il à son messager, qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu? qu'as-tu fait?
—Un mur, un cri, sept lieues, répondit Remy avec le laconisme d'un de ces enfants de Sparte qui se faisaient dévorer le ventre par les renards pour la plus grande gloire des lois de Lycurgue.
CHAPITRE XXXIII
UNE VOLÉE D'ANGEVINS.
Bussy parvint à occuper si bien le duc d'Anjou de ses préparatifs de guerre, que, pendant deux jours, il ne trouva ni le temps d'aller à Méridor, ni le temps de faire venir le baron à Angers.
Quelquefois cependant le duc revenait à ses idées de visite. Mais aussitôt Bussy faisait l'empressé, visitait les mousquets de toute la garde, faisait équiper les chevaux en guerre, roulait les canons, les affûts, comme s'il s'agissait de conquérir une cinquième partie du monde.
Ce que voyant Remy, il se mettait à faire de la charpie, à repasser ses instruments, à confectionner ses baumes, comme s'il s'agissait de soigner la moitié du genre humain.
Le duc alors reculait devant l'énormité de pareils préparatifs.
Il va sans dire que, de temps en temps, Bussy, sous prétexte de faire le tour des fortifications extérieures, sautait sur Roland, et, en quarante minutes, arrivait à certain mur, qu'il enjambait d'autant plus lestement, qu'à chaque enjambement il faisait tomber quelque pierre, et que le chaperon, croulant sous son poids, devenait peu à peu une brèche.
Quant à Roland, il n'était plus besoin de lui dire où l'on allait,
Bussy n'avait qu'à lui lâcher la bride et fermer les yeux.
—Voilà déjà deux jours de gagnés, disait Bussy, j'aurai bien du malheur si, d'ici à deux autres jours, il ne m'arrive pas un petit bonheur.
Bussy n'avait pas tort de compter sur sa bonne fortune.
Vers le soir du troisième jour, comme on faisait entrer dans la ville un énorme convoi de vivres, produit d'une réquisition frappée par le duc sur ses bons et féaux Angevins; comme M. d'Anjou, pour faire le bon prince, goûtait le pain noir des soldats et déchirait à belles dents les harengs salés et la morue sèche, on entendit une grande rumeur vers une des portes de la ville.
M. d'Anjou s'informa d'où venait cette rumeur; mais personne ne put le lui dire.
Il se faisait par là une distribution de coups de manche de pertuisane et de coups de crosse de mousquet à bon nombre de bourgeois attirés par la nouveauté d'un spectacle curieux.
Un homme, monté sur un cheval blanc ruisselant de sueur, s'était présenté à la barrière de la porte de Paris.
Or Bussy, par suite de son système d'intimidation, s'était fait nommer capitaine général du pays d'Anjou, grand-maître de toutes les places, et avait établi la plus sévère discipline, notamment dans Angers. Nul ne pouvait sortir de la ville sans un mot d'ordre, nul ne pouvait y entrer sans ce même mot d'ordre, une lettre d'appel ou un signe de ralliement quelconque.
Toute cette discipline n'avait d'autre but que d'empêcher le duc d'envoyer quelqu'un à Diane sans qu'il le sût, et d'empêcher Diane d'entrer à Angers sans qu'il en fût averti.
Cela paraîtra peut-être un peu exagéré; mais cinquante ans plus tard
Buckingham faisait bien d'autres folies pour Anne d'Autriche.
L'homme et le cheval blanc étaient donc, comme nous l'avons dit, arrivés d'un galop furieux, et ils avaient été donner droit dans le poste.
Mais le poste avait sa consigne. La consigne avait été donnée à la sentinelle; la sentinelle avait croisé la pertuisane; le cavalier avait paru s'en inquiéter médiocrement; mais la sentinelle avait crié: «Aux armes!» le poste était sorti, et force avait été d'entrer en explication.
—Je suis Antraguet, avait dit le cavalier, et je veux parler au duc d'Anjou.
—Nous ne connaissons pas Antraguet, avait répondu le chef du poste; quant à parler au duc d'Anjou, votre désir sera satisfait, car nous allons vous arrêter et vous conduire à Son Altesse.
—M'arrêter! répondit le cavalier, voilà encore un plaisant maroufle pour arrêter Charles de Balzac d'Entragues, baron de Cuneo et comte de Graville.
—Ce sera pourtant comme cela, dit en ajustant son hausse-col le bourgeois qui avait vingt hommes derrière lui, et qui n'en voyait qu'un seul en face.
—Attendez un peu, mes bons amis, dit Antraguet. Vous ne connaissez pas encore les Parisiens, n'est-ce pas? eh bien! je vais vous montrer un échantillon de ce qu'ils savent taire.
—Arrêtons-le! conduisons-le à monseigneur! crièrent les miliciens furieux.
—Tout doux, mes petits agneaux, d'Anjou, dit Antraguet, c'est moi qui aurai ce plaisir.
—Que dit-il donc là? se demandèrent les bourgeois.
—Il dit que son cheval n'a encore fait que dix lieues, répondit Antraguet, ce qui fait qu'il va vous passer sur le ventre à tous, si vous ne vous rangez pas. Rangez-vous donc, ou ventre-boeuf….
Et, comme les bourgeois d'Angers avaient l'air de ne pas comprendre le juron parisien, Antraguet avait mis l'épée à la main, et, par un moulinet prestigieux, avait abattu çà et là les hampes les plus rapprochées des hallebardes dont on lui présentait la pointe.
En moins de dix minutes, quinze ou vingt hallebardes furent changées en manches à balais.
Les bourgeois furieux fondirent à coups de bâton sur le nouveau venu, qui parait devant, derrière, à droite et à gauche, avec une adresse prodigieuse, et en riant de tout son coeur.
—Ah! la belle entrée, disait-il en se tordant sur son cheval; oh! les honnêtes bourgeois que les bourgeois d'Angers! Morbleu, comme on s'amuse ici! Que le prince a bien eu raison de quitter Paris, et que j'ai bien fait de venir le rejoindre!
Et Antraguet, non-seulement parait de plus belle, mais, de temps en temps, quand il se sentait serré de trop près, il taillait, avec sa lame espagnole, le buffle de celui-là, la salade de celui-ci, et quelquefois, choisissant son homme, il étourdissait d'un coup de plat d'épée quelque guerrier imprudent qui se jetait dans la mêlée, le chef protégé par le simple bonnet de laine angevin.
Les bourgeois ameutés frappaient à l'envi, s'estropiant les uns les autres, puis revenaient à la charge; comme les soldats de Cadmus, on eût dit qu'ils sortaient de terre.
Antraguet sentit qu'il commençait à se fatiguer.
—Allons, dit-il, voyant que les rangs devenaient de plus en plus compacts, c'est bon; vous êtes braves comme des lions, c'est convenu, et j'en rendrai témoignage. Mais vous voyez qu'il ne vous reste plus que vos manches de hallebardes, et que vous ne savez pas charger vos mousquets. J'avais résolu d'entrer dans la ville, mais j'ignorais qu'elle était gardée par une armée de Césars. Je renonce à vous vaincre; adieu, bonsoir, je m'en vais. Dites seulement au prince que j'étais venu exprès de Paris pour le voir.
Cependant le capitaine était parvenu à communiquer le feu à la mèche de son mousquet; mais, au moment où il appuyait la crosse à son épaule, Antraguet lui cingla de si furieux coups de sa canne flexible sur les doigts, qu'il lâcha son arme et qu'il se mit à sauter alternativement sur le pied droit et sur le pied gauche.
—A mort! à mort! crièrent les miliciens meurtris et enragés, ne le laissons pas fuir! qu'il ne puisse pas s'échapper!
—Ah! dit Antraguet, vous ne vouliez pas me laisser entrer tout à l'heure, et voilà maintenant que vous ne voulez plus me laisser sortir; prenez garde! cela va changer ma tactique: au lieu d'user du plat, j'userai de la pointe; au lieu d'abattre les hallebardes, j'abatterai les poignets. Çà, voyons, mes agneaux d'Anjou, me laisse-t-on partir?
—Non! à mort! à mort! il se lasse! assommons-le!
—Fort bien! c'est pour tout de bon, alors?
—Oui! oui!
—Eh bien! gare les doigts, je coupe les mains!
Il achevait à peine, et se mettait en mesure de mettre sa menace à exécution, quand un second cavalier apparut à l'horizon, accourant avec la même frénésie, entra dans la barrière au triple galop, et tomba comme la foudre au milieu de la mêlée, qui tournait peu à peu en véritable combat.
—Antraguet, cria le nouveau venu, Antraguet! eh! que diable fais-tu au milieu de tous ces bourgeois?
—Livarot! s'écria Antraguet en se retournant, ah! mordieu, tu es le bienvenu, Montjoie et Saint-Denis, à la rescousse!
—Je savais bien que je te rattraperais; il y a quatre heures que j'ai eu de tes nouvelles, et, depuis ce moment, je te suis. Mais où t'es-tu donc fourré? on te massacre, Dieu me pardonne.
—Oui, ce sont nos amis d'Anjou, qui ne veulent ni me laisser entrer ni me laisser sortir.
—Messieurs, dit Livarot en mettant le chapeau à la main, vous plairait-il de vous ranger à droite ou à gauche, afin que nous passions?
—Ils nous insultent! crièrent les bourgeois; à mort! à mort!
—Ah! voilà comme ils sont à Angers! fit Livarot en remettant d'une main son chapeau sur sa tête, et en tirant de l'autre son épée.
—Oui, tu vois, dit Antraguet; malheureusement ils sont beaucoup.
—Bah! à nous trois nous en viendrons bien à bout.
—Oui, à nous trois, si nous étions trois; mais nous ne sommes que nous deux.
—Voici Ribérac qui arrive.
—Lui aussi?
—L'entends-tu?
—Je le vois. Eh! Ribérac! eh! ici! ici!
En effet, au moment même, Ribérac, non moins pressé que ses compagnons, à ce qu'il paraissait, faisait la même entrée qu'eux dans la ville d'Angers.
—Tiens! on se bat, dit Ribérac, voilà une chance! Bonjour, Antraguet; bonjour, Livarot.
—Chargeons, répondit Antraguet.
Les miliciens regardaient, assez étourdis, le nouveau renfort qui venait d'arriver aux deux amis, lesquels, de l'état d'assaillis, se préparaient à passer à celui d'assaillants.
—Ah çà! mais ils sont donc un régiment, dit le capitaine de la milice à ces hommes; messieurs, notre ordre de bataille me paraît vicieux, et je propose que nous fassions demi-tour à gauche.
Les bourgeois, avec cette habileté qui les caractérise dans l'exécution des mouvements militaires, commencèrent aussitôt un demi-tour à droite.
C'est qu'outre l'invitation de leur capitaine qui les ramenait naturellement à la prudence, ils voyaient les trois cavaliers se ranger de front avec une contenance martiale qui faisait frémir les plus intrépides.
—C'est leur avant-garde, crièrent les bourgeois qui voulaient se donner à eux-mêmes un prétexte pour fuir. Alarme! alarme!
—Au feu! crièrent les autres, au feu!
—L'ennemi! l'ennemi! dirent la plupart.
—Nous sommes des pères de famille; nous nous devons à nos femmes et à nos enfants. Sauve qui peut! hurla le capitaine.
Et en raison de ces cris divers, qui tous cependant, comme on le voit, avaient le même but, un effroyable tumulte se fit dans la rue, et les coups de bâton commencèrent à tomber comme la grêle sur les curieux, dont le cercle pressé empêchait les peureux de fuir.
Ce fut alors que le bruit de la bagarre arriva jusqu'à la place du Château, où, comme nous l'avons dit, le prince goûtait le pain noir, les harengs saurs et la morue sèche de ses partisans.
Bussy et le prince s'informèrent; on leur dit que c'étaient trois hommes, ou plutôt trois diables incarnés arrivant de Paris, qui faisaient tout ce tapage.
—Trois hommes? dit le prince; va donc voir ce que c'est, Bussy.
—Trois hommes? dit Bussy: venez, monseigneur.
Et tous deux partirent: Bussy en avant, le prince le suivant prudemment, accompagné d'une vingtaine de cavaliers.
Ils arrivèrent comme les bourgeois commençaient d'exécuter la manoeuvre que nous avons dite, au grand détriment des épaules et des crâne des curieux.
Bussy se dressa sur ses étriers, et, son oeil d'aigle plongeant dans la mêlée, il reconnut Livarot à sa longue figure.
—Mort de ma vie! cria-t-il au prince d'une voix tonnante, accourez donc, monseigneur, ce sont nos amis de Paris qui nous assiègent.
—Eh non! répondit Livarot d'une voix qui dominait le bruit de la bataille, ce sont, au contraire, les amis d'Anjou qui nous écharpent.
—Bas les armes! cria le duc; bas les armes, marauds, ce sont des amis.
—Des amis! s'écrièrent les bourgeois contusionnés, écorchés, rendus. Des amis! il fallait donc leur donner le mot d'ordre alors; depuis une bonne heure, nous les traitons comme des païens, et ils nous traitent comme des Turcs.
Et le mouvement rétrograde acheva de se faire.
Livarot, Antraguet et Ribérac s'avancèrent en triomphateurs dans l'espace laissé libre par la retraite des bourgeois, et tous s'empressèrent d'aller baiser la main de Son Altesse; après quoi, chacun, à son tour, se jeta dans les bras de Bussy.
—Il paraît, dit philosophiquement le capitaine, que c'est une volée d'Angevins que nous prenions pour un vol de vautours.
—Monseigneur, glissa Bussy à l'oreille du duc, comptez vos miliciens, je vous prie.
—Pour quoi faire?
—Comptez toujours, à peu près, en gros; je ne dis pas un à un.
—Ils sont au moins cent cinquante.
—Au moins, oui.
—Eh bien! que veux-tu dire?
—Je veux dire que vous n'avez point là de fameux soldats, puisque trois hommes les ont battus.
—C'est vrai, dit le duc. Après?
—Après! sortez donc de la ville avec des gaillards comme ceux-là!
—Oui, dit le duc; mais j'en sortirai avec les trois hommes qui ont battu les autres, répliqua le duc.
—Ouais! fit tout bas Bussy, je n'avais pas songé à celle-là. Vivent les poltrons pour être logiques!
CHAPITRE XXXIV
ROLAND.
Grâce au renfort qui lui était arrivé, M. le duc d'Anjou put se livrer à des reconnaissances sans fin autour de la place.
Accompagné de ses amis, arrivés d'une façon si opportune, il marchait dans un équipage de guerre dont les bourgeois d'Angers se montraient on ne peut plus orgueilleux, bien que la comparaison de ces gentilshommes bien montés, bien équipés, avec les harnais déchirés et les armures rouillées de la milice urbaine, ne fût pas précisément à l'avantage de cette dernière.
On explora d'abord les remparts, puis les jardins attenants aux remparts, puis la campagne attenante aux jardins, puis enfin les châteaux épars dans cette campagne, et ce n'était point sans un sentiment d'arrogance très-marquée que le duc narguait, en passant, soit près d'eux, soit au milieu d'eux, les bois qui lui avaient fait si grande peur, ou plutôt dont Bussy lui avait fait si grande peur.
Les gentilshommes angevins arrivaient avec de l'argent, ils trouvaient à la cour du duc d'Anjou une liberté qu'ils étaient loin de rencontrer à la cour de Henri III; ils ne pouvaient donc manquer de faire joyeuse vie dans une ville toute disposée, comme doit l'être une capitale quelconque, à piller la bourse de ses hôtes.
Trois jours ne s'étaient point encore écoulés, qu'Antraguet, Ribérac et Livarot avaient lié des relations avec les nobles angevins les plus épris des modes et des façons parisiennes. Il va sans dire que ces dignes seigneurs étaient mariés et avaient de jeunes et jolies femmes.
Aussi n'était-ce pas pour son plaisir particulier, comme pourraient le croire ceux qui connaissent l'égoïsme du duc d'Anjou, qu'il faisait de si belles cavalcades dans la ville. Non. Ces promenades tournaient au plaisir des gentilshommes parisiens, qui étaient venus le rejoindre, des seigneurs angevins, et surtout des dames angevines.
Dieu d'abord devait s'en réjouir, puisque la cause de la Ligue était la cause de Dieu.
Puis le roi devait incontestablement en enrager.
Enfin les dames en étaient heureuses.
Ainsi, la grande Trinité de l'époque était représentée: Dieu, le roi et les dames.
La joie fut à son comble le jour où l'on vit arriver, en superbe ordonnance, vingt-deux chevaux de main, trente chevaux de trait, enfin, quarante mulets, qui, avec les litières, les chariots et les fourgons, formaient les équipages de M. le duc d'Anjou.
Tout cela venait, comme par enchantement, de Tours, pour la modique somme de cinquante mille écus, que M. le duc d'Anjou avait consacrée à cet usage.
Il faut dire que ces chevaux étaient sellés, mais que les selles étaient dues aux selliers; il faut dire que les coffres avaient de magnifiques serrures, fermant à clef, mais que les coffres étaient vides; il faut dire que ce dernier article était tout à la louange du prince, puisque le prince aurait pu les remplir par des exactions.
Mais ce n'était pas dans la nature du prince de prendre; il aimait mieux soustraire.
Néanmoins l'entrée de ce cortège produisit un magnifique effet dans
Angers.
Les chevaux entrèrent dans les écuries, les chariots furent rangés sous les remises. Les coffres furent portés par les familiers les plus intimes du prince. Il fallait des mains bien sûres, pour qu'on osât leur confier les sommes qu'ils ne contenaient pas.
Enfin on ferma les portes du palais au nez d'une foule empressée, qui fut convaincue, grâce à cette mesure de prévoyance, que le prince venait de faire entrer deux millions dans la ville, tandis qu'il ne s'agissait, au contraire, que de faire sortir de la ville une somme à peu près pareille, sur laquelle comptaient les coffres vides.
La réputation d'opulence de M. le duc d'Anjou fut solidement établie à partir de ce jour-là; et toute la province demeura convaincue, d'après le spectacle qui avait passé sous ses yeux, qu'il était assez riche pour guerroyer contre l'Europe entière, si besoin était.
Cette confiance devait aider les bourgeois à prendre en patience les nouvelles tailles que le duc, aidé des conseils de ses amis, était dans l'intention de lever sur les Angevins. D'ailleurs, les Angevins allaient presque au-devant des désirs du duc d'Anjou.
On ne regrette jamais l'argent que l'on prête ou que l'on donne aux riches.
Le roi de Navarre, avec sa renommée de misère, n'aurait pas obtenu le quart du succès qu'obtenait le duc d'Anjou avec sa renommée d'opulence.
Mais revenons au duc.
Le digne prince vivait en patriarche, regorgeant de tous les biens de la terre, et, chacun le sait, l'Anjou est une bonne terre.
Les routes étaient couvertes de cavaliers accourant vers Angers, pour faire au prince leurs soumissions ou leurs offres de services.
De son côté, M. d'Anjou poussait des reconnaissances aboutissant toujours à la recherche de quelque trésor.
Bussy était arrivé à ce qu'aucune de ces reconnaissances n'eût été poussée jusqu'au château qu'habitait Diane.
C'est que Bussy se réservait ce trésor-là pour lui seul, pillant, à sa manière, ce petit coin de la province, qui, après s'être défendu de façon convenable, s'était enfin livré à discrétion.
Or, tandis que M. d'Anjou reconnaissait et que Bussy pillait, M. de Monsoreau, monté sur son cheval de chasse, arrivait aux portes d'Anjou.
Il pouvait être quatre heures du soir; pour arriver à quatre heures, M. de Monsoreau avait fait dix-huit lieues dans la journée. Aussi, ses éperons étaient rouges; et son cheval, blanc d'écume, était à moitié mort.
Le temps était passé de faire aux portes de la ville des difficultés à ceux qui arrivaient: on était si fier, si dédaigneux maintenant à Angers, qu'on eût laissé passer sans conteste un bataillon de Suisses, ces Suisses eussent-ils été commandés par le brave Crillon lui-même.
M. de Monsoreau, qui n'était pas Crillon, entra tout droit en disant:
—Au palais de monseigneur le duc d'Anjou.
Il n'écouta point la réponse des gardes, qui hurlaient une réponse derrière lui. Son cheval ne semblait tenir sur ses jambes que par un miracle d'équilibre dû à la vitesse même avec laquelle il marchait: il allait, le pauvre animal, sans avoir plus aucune conscience de sa vie, et il y avait à parier qu'il tomberait quand il s'arrêterait.
Il s'arrêta au palais; mais M. de Monsoreau était excellent écuyer, le cheval était de race: le cheval et le cavalier restèrent debout.
—Monsieur le duc! cria le grand veneur.
—Monseigneur est allé faire une reconnaissance, répondit la sentinelle.
—Où cela? demanda M. de Monsoreau.
—Par-là, dit le factionnaire en étendant la main vers un des quatre points cardinaux.
—Diable! fit Monsoreau, ce que j'avais à dire au duc était cependant bien pressé; comment faire?
—Mettre t'abord fotre chifal à l'égurie, répliqua la sentinelle, qui était un reître d'Alsace; gar si fous ne l'abbuyez pas contre un mur il dombera.
—Le conseil est bon, quoique donné en mauvais français, dit
Monsoreau. Où sont les écuries, mon brave homme?
—Là-pas!
En ce moment un homme s'approcha du gentilhomme et déclina ses qualités.
C'était le majordome.
M. de Monsoreau répondit à son tour par l'énumération de ses nom, prénoms et qualités.
Le majordome salua respectueusement; le nom du grand veneur était dès longtemps connu dans la province.
—Monsieur, dit-il, veuillez entrer et prendre quelque repos. Il y a dix minutes à peine que monseigneur est sorti; Son Altesse ne rentrera pas avant huit heures du soir.
—Huit heures du soir! reprit Monsoreau en rongeant sa moustache, ce serait perdre trop de temps. Je suis porteur d'une grande nouvelle qui ne peut être sue trop tôt par Son Altesse. N'avez-vous pas un cheval et un guide à me donner?
—Un cheval! il y en a dix, monsieur, dit le majordome. Quant à un guide, c'est différent, car monseigneur n'a pas dit où il allait, et vous en saurez, en interrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce rapport; d'ailleurs, je ne voudrais pas dégarnir le château. C'est une des grandes recommandations de Son Altesse.
—Ah! ah! fit le grand veneur, on n'est donc pas en sûreté ici?
—Oh! monsieur, on est toujours en sûreté au milieu d'hommes tels que MM. Bussy, Livarot, Ribérac, Antraguet, sans compter notre invincible prince, monseigneur le duc d'Anjou; mais vous comprenez….
—Oui, je comprends que lorsqu'ils n'y sont pas, il y a moins de sûreté.
—C'est cela même, monsieur.
—Alors je prendrai un cheval frais dans l'écurie, et je tâcherai de joindre Son Altesse en m'informant.
—Il y a tout à parier, monsieur, que, de cette façon, vous rejoindrez monseigneur.
—On n'est point parti au galop?
—Au pas, monsieur, au pas.
—Très-bien! c'est chose conclue; montrez-moi le cheval que je puis prendre.
—Entrez dans l'écurie, monsieur, et choisissez vous-même: tous sont à monseigneur.
—Très-bien.
Monsoreau entra.
Dix ou douze chevaux, des plus beaux et des plus frais, prenaient un ample repas dans les crèches bourrées du grain et du fourrage le plus savoureux de l'Anjou.
—Voilà, dit le majordome, choisissez. Monsoreau promena sur la rangée de quadrupèdes un regard de connaisseur.
—Je prends ce cheval bai-brun, dit-il, faites-le-moi seller.
—Roland.
—Il s'appelle Roland?
—Oui, c'est le cheval de prédilection de Son Altesse. Il le monte tous les jours; il lui a été donné par M. de Bussy, et vous ne le trouveriez certes pas à l'écurie si Son Altesse n'essayait pas de nouveaux chevaux qui lui sont arrivés de Tours.
—Allons, il paraît que je n'ai pas le coup d'oeil mauvais.
Un palefrenier s'approcha.
—Sellez Roland, dit le majordome.
Quant au cheval du comte, il était entré de lui-même dans l'écurie et s'était étendu sur la litière, sans attendre même qu'on lui ôtât son harnais.
Roland fut sellé en quelques secondes. M. de Monsoreau se mit légèrement en selle, et s'informa une seconde fois de quel côté la cavalcade s'était dirigée.
—Elle est sortie par cette porte, et elle a suivi cette rue, dit le majordome en indiquant au grand veneur le même point que lui avait déjà indiqué la sentinelle.
—Ma foi, dit Monsoreau en lâchant le bride, en voyant que de lui-même le cheval prenait ce chemin, on dirait, ma parole, que Roland suit la piste.
—Oh! n'en soyez pas inquiet, dit le majordome, j'ai entendu dire à M. de Bussy et à son médecin, M. Remy, que c'était l'animal le plus intelligent qui existât; dès qu'il sentira ses compagnons, il les rejoindra. Voyez les belles jambes, elles feraient envie à un cerf.
Monsoreau se pencha de côté.
—Magnifiques, dit-il.
En effet, le cheval partit sans attendre qu'on l'excitât, et sortit fort délibérément de la ville; il fit même un détour, avant d'arriver à la porte, pour abréger la route, qui se bifurquait circulairement à gauche, directement à droite.
Tout en donnant cette preuve d'intelligence, le cheval secouait la tête comme pour échapper au frein qu'il sentait peser sur ses lèvres; il semblait dire au cavalier que toute influence dominatrice lui était inutile, et, à mesure qu'il approchait de la porte de la ville, il accélérait sa marche.
—En vérité, murmura Monsoreau, je vois qu'on ne m'en avait pas trop dit; ainsi, puisque tu sais si bien ton chemin, va, Roland, va.
Et il abandonna les rênes sur le cou de Roland.
Le cheval, arrivé au boulevard extérieur, hésita un moment pour savoir s'il tournerait à droite ou à gauche,
Il tourna à gauche.
Un paysan passait en ce moment.
—Avez-vous vu une troupe de cavaliers, l'ami? demanda Monsoreau.
—Oui, monsieur, répondit le rustique, je l'ai rencontrée là-bas, en avant.
C'était justement dans la direction qu'avait prise Roland, que le paysan venait de rencontrer cette troupe.
—Va, Roland, va, dit le grand veneur en lâchant les rênes à son cheval, qui prit un trot allongé avec lequel on devait naturellement faire trois ou quatre lieues à l'heure.
Le cheval suivit encore quelque temps le boulevard, puis il donna tout à coup à droite, prenant un sentier fleuri qui coupait à travers la campagne.
Monsoreau hésita un instant pour savoir s'il n'arrêterait pas Roland; mais Roland paraissait si sûr de son affaire, qu'il le laissa aller.
A mesure que le cheval s'avançait, il s'animait. Il passa du trot au galop, et, en moins d'un quart d'heure, la ville eut disparu aux regards du cavalier.
De son côté aussi, le cavalier, à mesure qu'il s'avançait, semblait reconnaître les localités.
—Eh! mais, dit-il en entrant sous le bois, on dirait que nous allons vers Méridor; est-ce que Son Altesse, par hasard, se serait dirigée du côté du château?
Et le front du grand veneur se rembrunit à cette idée, qui ne se présentait pas à son esprit pour la première fois.
—Oh! oh! murmura-t-il, moi qui venais d'abord voir le prince, remettant à demain de voir ma femme. Aurais-je donc le bonheur de les voir tous les deux en même temps?
Un sourire terrible passa sur les lèvres du grand veneur.
Le cheval allait toujours, continuant d'appuyer à droite avec une ténacité qui indiquait la marche la plus résolue et la plus sûre.
—Mais, sur mon âme, pensa Monsoreau, je ne dois plus maintenant être bien loin du parc de Méridor.
En ce moment, le cheval se mit à hennir.
Au même instant, un autre hennissement lui répondit du fond de la feuillée.
—Ah! ah! dit le grand veneur, voilà Roland qui a trouvé ses compagnons, à ce qu'il paraît.
Le cheval redoublait de vitesse, passant comme l'éclair sous les hautes futaies.
Soudain Monsoreau aperçut un mur et un cheval attaché près de ce mur. Le cheval hennit une seconde fois, et Monsoreau reconnut que c'était lui qui avait dû hennir la première.
—Il y a quelqu'un ici! dit Monsoreau pâlissant.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.
End of Project Gutenberg's La dame de Monsoreau v.2, by Alexandre Dumas