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La Débâcle

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Combette, le pharmacien, un petit homme sec et remuant, rentra chez lui, très excité par tout ce qu'il venait de voir et d'entendre. Il semblait être dans le secret des choses, étant adjoint au maire. C'était vers trois heures et demie que Mac-Mahon avait télégraphié à Bazaine que l'arrivée du prince royal de Prusse à Châlons le forçait à se replier sur les places du nord; et une autre dépêche allait partir pour le ministre de la guerre, l'avertissant également de la retraite, lui expliquant le danger terrible où se trouvait l'armée d'être coupée et écrasée. La dépêche à Bazaine pouvait courir, si elle avait de bonnes jambes, car toutes les communications semblaient interrompues avec Metz depuis plusieurs jours. Mais, l'autre dépêche, c'était plus grave; et, baissant la voix, le pharmacien raconta qu'il avait entendu un officier supérieur dire: «s'ils sont prévenus à Paris, nous sommes foutus!» Personne n'ignorait avec quelle âpreté l'impératrice- régente et le conseil des ministres poussaient à la marche en avant. D'ailleurs, la confusion augmentait d'heure en heure, les renseignements les plus extraordinaires arrivaient sur l'approche des armées allemandes. Le prince royal de Prusse à Châlons, était- ce possible? Et contre quelles troupes venait donc de se heurter le 7e corps, dans les défilés de l'Argonne?

— À l'état-major, ils ne savent rien, continua le pharmacien en agitant désespérément les bras. Ah! quel gâchis!… Enfin, tout va bien, si demain l'armée est en retraite.

Puis, brave homme au fond:

— Dites donc, mon jeune ami, je vais vous panser le pied, vous dînerez avec nous, et vous coucherez là-haut, dans la petite chambre de mon élève, qui a filé.

Mais, tourmenté du besoin de voir et de savoir, Maurice, avant tout, voulut absolument suivre sa première idée, en allant, en face, rendre visite à la vieille Madame Desroches. Il fut surpris de ne pas être arrêté, à la porte, qui, dans le tumulte de la place, restait ouverte, sans même être gardée. Continuellement, du monde entrait et sortait, des officiers, des gens de service; et il semblait que le branle de la cuisine flambante agitât la maison entière. Pourtant, il n'y avait pas une lumière dans l'escalier, il dut monter à tâtons. Au premier étage, il s'arrêta quelques secondes, le coeur battant, devant la porte de la pièce où il savait que se trouvait l'empereur; mais, là, dans cette pièce, pas un bruit, un silence de mort. Et, en haut, au seuil de la chambre de bonne où elle avait dû se réfugier, la vieille Madame Desroches eut d'abord peur de lui. Ensuite, quand elle l'eut reconnu:

— Ah! mon enfant, dans quel affreux moment faut-il qu'on se retrouve!… Je la lui aurais donnée bien volontiers, ma maison, à l'empereur; mais il a, avec lui, des gens trop mal élevés! Si vous saviez comme ils ont tout pris, et ils vont tout brûler, tant ils font du feu!… Lui, le pauvre homme, a la mine d'un déterré et l'air si triste…

Puis, lorsque le jeune homme s'en alla, en la rassurant, elle l'accompagna, se pencha au-dessus de la rampe.

— Tenez! murmura-t-elle, on le voit d'ici… Ah!

Nous sommes bien tous perdus. Adieu, mon enfant!

Et Maurice resta planté sur une marche, dans les ténèbres de l'escalier. Le cou tordu, il apercevait, par une imposte vitrée, un spectacle dont il emporta l'inoubliable souvenir.

L'empereur était là, au fond de la pièce bourgeoise et froide, assis devant une petite table, sur laquelle son couvert était mis, éclairée à chaque bout d'un flambeau. Dans le fond, deux aides de camp se tenaient silencieux. Un maître d'hôtel, debout près de la table, attendait. Et le verre n'avait pas servi, le pain n'avait pas été touché, un blanc de poulet refroidissait au milieu de l'assiette. L'empereur, immobile, regardait la nappe, de ces yeux vacillants, troubles et pleins d'eau, qu'il avait déjà à Reims. Mais il semblait plus las, et, lorsque, se décidant, d'un air d'immense effort, il eut porté à ses lèvres deux bouchées, il repoussa tout le reste de la main. Il avait dîné. Une expression de souffrance, endurée secrètement, blêmit encore son pâle visage.

En bas, comme Maurice passait devant la salle à manger, la porte en fut brusquement ouverte, et il aperçut, dans le braisillement des bougies et la fumée des plats, une tablée d'écuyers, d'aides de camp, de chambellans, en train de vider les bouteilles des fourgons, d'engloutir les volailles et de torcher les sauces, au milieu de grands éclats de voix.

La certitude de la retraite enchantait tout ce monde, depuis que la dépêche du maréchal était partie. Dans huit jours, à Paris, on aurait enfin des lits propres.

Maurice, alors, tout d'un coup, sentit la terrible fatigue qui l'accablait: c'était certain, l'armée entière se repliait, et il n'avait plus qu'à dormir, en attendant le passage du 7e corps. Il retraversa la place, se retrouva chez le pharmacien Combette, où, comme dans un rêve, il mangea. Puis, il lui sembla bien qu'on lui pansait le pied, qu'on le montait dans une chambre. Et ce fut la nuit noire, l'anéantissement. Il dormait, écrasé, sans un souffle. Mais, après un temps indéterminé, des heures ou des siècles, un frisson agita son sommeil, le souleva sur son séant, au milieu des ténèbres. Où était-il donc? Quel était ce roulement continu de tonnerre qui l'avait réveillé? Tout de suite il se souvint, courut à la fenêtre, pour voir. En bas, dans l'obscurité, sur cette place aux nuits si calmes d'ordinaire, c'était de l'artillerie qui défilait, un trot sans fin d'hommes, de chevaux et de canons, dont les petites maisons mortes tremblaient. Une inquiétude irraisonnée le saisit, devant ce brusque départ.

Quelle heure pouvait-il être? Quatre heures sonnèrent à l'Hôtel de Ville. Et il s'efforçait de se rassurer, en se disant que c'était tout simplement là un commencement d'exécution des ordres de retraite donnés la veille, lorsqu'un spectacle, comme il tournait la tête, acheva de l'angoisser: la fenêtre du coin, chez le notaire, était toujours éclairée; et l'ombre de l'empereur, à des intervalles égaux, s'y dessinait nettement, en un profil sombre.

Vivement, Maurice enfila son pantalon, pour descendre. Mais
Combette parut, un bougeoir à la main, gesticulant.

— Je vous ai aperçu d'en bas, en revenant de la mairie, et je suis monté vous dire… Imaginez-vous qu'ils ne m'ont pas laissé coucher, voici deux heures que nous nous occupons de nouvelles réquisitions, le maire et moi… Oui, tout est changé, une fois encore. Ah! il avait bougrement raison, l'officier qui ne voulait pas qu'on envoyât la dépêche à Paris!

Et il continua longtemps, en phrases coupées, sans ordre, et le jeune homme finit par comprendre, muet, le coeur serré. Vers minuit, une dépêche du ministre de la guerre à l'empereur était arrivée, en réponse à celle du maréchal. On n'en connaissait pas le texte exact; mais un aide de camp avait dit tout haut, à l'Hôtel de Ville, que l'impératrice et le conseil des ministres craignaient une révolution à Paris, si, abandonnant Bazaine, l'empereur rentrait. La dépêche, mal renseignée sur les positions véritables des allemands, ayant l'air de croire à une avance que l'armée de Châlons n'avait plus, exigeait la marche en avant, malgré tout, avec une fièvre de passion extraordinaire.

— L'empereur a fait appeler le maréchal, ajouta le pharmacien, et ils sont restés enfermés ensemble pendant près d'une heure. Naturellement, je ne sais pas ce qu'ils ont pu se dire, mais ce que tous les officiers m'ont répété, c'est qu'on ne bat plus en retraite et que la marche sur la Meuse est reprise… Nous venons de réquisitionner tous les fours de la ville pour le 1er corps, qui remplacera ici, demain matin, le 12e, dont l'artillerie, comme vous le voyez, part en ce moment pour la besace… Cette fois, c'est bien fini, vous voilà en route pour la bataille!

Il s'arrêta. Lui aussi regardait la fenêtre éclairée, chez le notaire. Puis, à demi-voix, d'un air de curiosité songeuse:

— Hein! qu'ont-ils pu se dire? … C'est drôle tout de même, de se replier à six heures du soir, devant la menace d'un danger, et d'aller à minuit tête baissée dans ce danger, lorsque la situation reste identiquement la même!

Maurice écoutait toujours le roulement des canons, en bas, dans la petite ville noire, ce trot ininterrompu, ce flot d'hommes qui s'écoulait vers la Meuse, à l'inconnu terrible du lendemain. Et, sur les minces rideaux bourgeois de la fenêtre, il revoyait passer régulièrement l'ombre de l'empereur, le va-et-vient de ce malade que l'insomnie tenait debout, pris d'un besoin de mouvement, malgré sa souffrance, l'oreille emplie du bruit de ces chevaux et de ces soldats qu'il laissait envoyer à la mort. Ainsi, quelques heures avaient suffi, c'était maintenant le désastre décidé, accepté. Qu'avaient-ils pu se dire, en effet, cet empereur et ce maréchal, tous les deux avertis du malheur auquel on marchait, convaincus le soir de la défaite, dans les effroyables conditions où l'armée allait se trouver, ne pouvant le matin avoir changé d'avis, lorsque le péril grandissait à chaque heure? Le plan du général de Palikao, la marche foudroyante sur Montmédy, déjà téméraire le 23, possible peut-être encore le 25, avec des soldats solides et un capitaine de génie, devenait, le 27, un acte de pure démence, au milieu des hésitations continuelles du commandement et de la démoralisation croissante des troupes. Si tous deux le savaient, pourquoi cédaient-ils aux impitoyables voix fouettant leur indécision? Le maréchal, peut-être, n'était qu'une âme bornée et obéissante de soldat, grande dans son abnégation. Et l'empereur, qui ne commandait plus, attendait le destin. On leur demandait leur vie et la vie de l'armée: ils les donnaient. Ce fut la nuit du crime, la nuit abominable d'un assassinat de nation; car l'armée dès lors se trouvait en détresse, cent mille hommes étaient envoyés au massacre.

En songeant à ces choses, désespéré et frémissant, Maurice suivait l'ombre, sur la mousseline légère de la bonne Madame Desroches, l'ombre fiévreuse, piétinante, que semblait pousser l'impitoyable voix, venue de Paris. Cette nuit-là, l'impératrice n'avait-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât? Marche! Marche! Sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l'extermination, afin que cette partie suprême de l'empire à l'agonie soit jouée jusqu'à la dernière carte. Marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, si tu veux qu'il pardonne à ta descendance! Et sans doute l'empereur marchait à la mort. En bas, la cuisine ne flambait plus, les écuyers, les aides de camp, les chambellans dormaient, toute la maison était noire; tandis que, seule, l'ombre allait et revenait sans cesse, résignée à la fatalité du sacrifice, au milieu de l'assourdissant vacarme du 12e corps, qui continuait de défiler, dans les ténèbres.

Soudain, Maurice songea que, si la marche en avant était reprise, le 7e corps ne remonterait pas par le Chesne; et il se vit en arrière, séparé de son régiment, ayant déserté son poste. Il ne sentait plus la brûlure de son pied: un pansement habile, quelques heures d'absolu repos en avaient calmé la fièvre. Lorsque Combette lui eut donné des souliers à lui, de larges souliers où il était à l'aise, il voulut partir, partir à l'instant, espérant rencontrer encore le 106e sur la route du Chesne à Vouziers. Vainement, le pharmacien tâcha de le retenir, et il allait se décider à le reconduire en personne dans son cabriolet, battant la route au petit bonheur, quand son élève, Fernand, reparut, en expliquant qu'il revenait d'embrasser sa cousine. Ce fut ce grand garçon blême, l'air poltron, qui attela et qui emmena Maurice. Il n'était pas quatre heures, une pluie diluvienne ruisselait du ciel d'encre, les lanternes de la voiture pâlissaient, éclairant à peine le chemin, au milieu de la vaste campagne noyée, toute pleine de rumeurs immenses, qui, à chaque kilomètre, les faisaient s'arrêter, croyant au passage d'une armée.

Cependant, là-bas, devant Vouziers, Jean n'avait point dormi. Depuis que Maurice lui avait expliqué comment cette retraite allait tout sauver, il veillait, empêchant ses hommes de s'écarter, attendant l'ordre de départ, que les officiers pouvaient donner d'une minute à l'autre. Vers deux heures, dans l'obscurité profonde, que les feux étoilaient de rouge, un grand bruit de chevaux traversa le camp: c'était la cavalerie qui partait en avant-garde, vers Ballay et Quatre-Champs, afin de surveiller les routes de Boult-Aux-Bois et de la Croix-Aux-Bois. Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent à leur tour en branle, quittant enfin ces positions de Falaise et de Chestres, que depuis deux grands jours elles s'entêtaient à défendre contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel s'était couvert, la nuit restait profonde, et chaque régiment s'éloignait dans le plus grand silence, un défilé d'ombres se dérobant au fond des ténèbres. Mais tous les coeurs battaient d'allégresse, comme si l'on eût échappé à un guet-apens. On se voyait déjà sous les murs de Paris, à la veille de la revanche.

Dans l'épaisse nuit, Jean regardait. La route était bordée d'arbres, et il lui semblait bien qu'elle traversait de vastes prairies. Puis, des montées, des descentes se produisirent. On arrivait à un village, qui devait être Ballay, lorsque la lourde nuée dont le ciel était obscurci, creva en une pluie violente. Les hommes avaient déjà reçu tant d'eau, qu'ils ne se fâchaient même plus, enflant les épaules. Mais Ballay était dépassé; et, à mesure qu'ils s'approchaient de Quatre-Champs, se levaient des rafales de vent furieux. Au delà, quand ils eurent monté sur le vaste plateau dont les terres nues vont jusqu'à Noirval, l'ouragan fit rage, ils furent battus par un effroyable déluge. Et ce fut au milieu de ces vastes terres, qu'un ordre de halte arrêta, un à un, tous les régiments. Le 7e corps entier, trente et quelques mille hommes, s'y trouva réuni, comme le jour naissait, un jour boueux dans un ruissellement d'eau grise. Que se passait-il? Pourquoi cette halte? Une inquiétude courait déjà dans les rangs, certains prétendaient que les ordres de marche venaient d'être changés. On leur avait fait mettre l'arme au pied, avec défense de rompre les rangs et de s'asseoir. Par instants, le vent balayait le haut plateau avec une violence telle, qu'ils devaient se serrer les uns contre les autres, pour n'être pas emportés. La pluie les aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale qui coulait sous leurs vêtements. Et deux heures s'écoulèrent, une interminable attente, on ne savait pourquoi, au milieu de l'angoisse qui de nouveau serrait tous les coeurs.

Jean, à mesure que le jour grandissait, tâchait de s'orienter. On lui avait montré, au nord-Ouest, de l'autre côté de Quatre-Champs, le chemin du Chesne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi avait-on tourné à droite, au lieu de tourner à gauche? Puis, ce qui l'intéressait, c'était l'état-major installé à la converserie, une ferme plantée au bord du plateau. On y semblait très effaré, des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et rien ne venait, que pouvaient-ils attendre? Le plateau était une sorte de cirque, des chaumes à l'infini, que dominaient, au nord et à l'est, des hauteurs boisées; vers le sud, s'étendaient des bois épais; tandis que, par une échappée, à l'ouest, on apercevait la vallée de l'Aisne, avec les petites maisons blanches de Vouziers. En dessous de la converserie, pointait le clocher d'ardoises de Quatre-Champs, noyé dans l'averse enragée, sous laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus du village. Et, comme Jean enfilait du regard la rue montante, il distingua très bien un cabriolet arrivant au grand trot, par la chaussée caillouteuse, changée en torrent.

C'était Maurice, qui, enfin, du coteau d'en face, à un coude de la route, venait d'apercevoir le 7e corps. Depuis deux heures, il battait le pays, trompé par les renseignements d'un paysan, égaré par la mauvaise volonté sournoise de son conducteur, à qui la peur des Prussiens donnait la fièvre. Dès qu'il atteignit la ferme, il sauta de voiture, trouva tout de suite son régiment.

Jean, stupéfait, lui cria:

— Comment, c'est toi! Pourquoi donc? Puisque nous allions te reprendre!

D'un geste, Maurice conta sa colère et sa peine.

— Ah! oui… On ne remonte plus par là, c'est par là-bas qu'on va, pour y crever tous!

— Bon! dit l'autre, tout pâle, après un silence.

On se fera au moins casser la gueule ensemble.

Et, comme ils s'étaient quittés, les deux hommes se retrouvèrent, en s'embrassant. Sous la pluie battante qui continuait, le simple soldat rentra dans le rang, tandis que le caporal donnait l'exemple, ruisselant, sans une plainte.

Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne se repliait plus sur Paris, on marchait de nouveau vers la Meuse. Un aide de camp du maréchal venait d'apporter au 7e corps l'ordre d'aller camper à Nouart; tandis que le 5e, se dirigeant sur Beauclair, prendrait la droite de l'armée, et que le 1er remplacerait au Chesne le 12e, en marche sur la besace, à l'aile gauche. Et, si, depuis près de trois heures, trente et quelques mille hommes restaient là, l'arme au pied, à attendre, sous les furieuses rafales, c'était que le général Douay, au milieu de la confusion déplorable de ce nouveau changement de front, éprouvait l'inquiétude la plus vive sur le sort du convoi, envoyé en avant, la veille, vers Chagny. Il fallait bien attendre qu'il eût rallié le corps. On racontait que ce convoi avait été coupé par celui du 12e corps, au Chesne. D'autre part, une partie du matériel, toutes les forges d'artillerie, s'étant trompées de route, revenaient de Terron par la route de Vouziers, où elles allaient sûrement tomber entre les mains des allemands. Jamais désordre ne fut plus grand, et jamais anxiété plus vive.

Alors, parmi les soldats, il y eut un véritable désespoir. Beaucoup voulaient s'asseoir sur leurs sacs, dans la boue de ce plateau détrempé, et attendre la mort, sous la pluie. Ils ricanaient, ils insultaient les chefs: ah! de fameux chefs, sans cervelle, défaisant le soir ce qu'ils avaient fait le matin, flânant quand l'ennemi n'était pas là, filant dès qu'il apparaissait! Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi, sans discipline, qu'on menait à la boucherie, par les hasards de la route. Là-bas, vers Vouziers, une fusillade venait d'éclater, des coups de feu échangés entre l'arrière-garde du 7e corps et l'avant-garde des troupes allemandes; et, depuis un instant, tous les regards se tournaient vers la vallée de l'Aisne, où, dans une éclaircie du ciel, montaient les tourbillons d'une épaisse fumée noire: on sut que c'était le village de Falaise qui brûlait, incendié par les uhlans. Une rage s'emparait des hommes. Quoi donc? Les Prussiens étaient là, maintenant! On les avait attendus deux jours, pour leur donner le temps d'arriver. Puis, on décampait. Obscurément, au fond des plus bornés, montait la colère de l'irréparable faute commise, cette attente imbécile, ce piège dans lequel on était tombé: les éclaireurs de la ive armée amusant la brigade Bordas, arrêtant, immobilisant un à un tous les corps de l'armée de Châlons, pour permettre au prince royal de Prusse d'accourir avec la IIIe armée. Et, à cette heure, grâce à l'ignorance du maréchal, qui ne savait encore quelles troupes il avait devant lui, la jonction se faisait, le 7e corps et le 5e allaient être harcelés, sous la continuelle menace d'un désastre.

Maurice, à l'horizon, regardait flamber Falaise. Mais il y eut un soulagement: le convoi qu'on avait cru perdu, déboucha du chemin du Chesne. Tout de suite, pendant que la première division restait à Quatre-Champs, pour attendre et protéger l'interminable défilé des bagages, la 2e se remettait en branle et gagnait Boult-Aux- Bois par la forêt, pendant que la 3e se postait, à gauche, sur les hauteurs de Belleville, afin d'assurer les communications. Et, comme le 106e enfin, au moment où redoublait la pluie, quittait le plateau, reprenant la marche scélérate vers la Meuse, à l'inconnu, Maurice revit l'ombre de l'empereur, allant et revenant d'un train morne, sur les petits rideaux de la vieille Madame Desroches. Ah! cette armée de la désespérance, cette armée en perdition qu'on envoyait à un écrasement certain, pour le salut d'une dynastie! Marche, marche, sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l'extermination!

VI

— Tonnerre de Dieu! dit le lendemain matin Chouteau en s'éveillant, rompu et glacé sous la tente, je prendrais bien un bouillon, avec beaucoup de viande autour.

À Boult-Aux-Bois, où l'on avait campé, il n'y avait eu, le soir, qu'une maigre distribution de pommes de terre, l'intendance étant de plus en plus ahurie et désorganisée par les marches et les contremarches continuelles, n'arrivant jamais à rencontrer les troupes aux rendez-vous donnés. On ne savait plus où prendre, par le désordre des chemins, les troupeaux migrateurs, et c'était la disette prochaine.

Loubet, en s'étirant, eut un ricanement désespéré.

— Ah! fichtre, oui! C'est fini, les oies à la ficelle!

L'escouade était maussade, assombrie. Quand on ne mangeait pas, ça n'allait pas. Et il y avait, en outre, cette pluie incessante, cette boue dans laquelle on venait de dormir.

Ayant vu Pache qui se signait, après avoir fait sa prière du matin, lèvres closes, Chouteau reprit furieusement:

— Demande-lui donc, à ton bon Dieu, qu'il nous envoie une paire de saucisses et une chopine à chacun.

— Ah! si l'on avait seulement une miche, du pain tant qu'on en voudrait! Soupira Lapoulle qui souffrait de la faim plus que les autres, torturé par son gros appétit.

Mais le lieutenant Rochas les fit taire. Ce n'était pas une honte, de ne toujours songer qu'à son ventre! Lui, bonnement, serrait la ceinture de son pantalon. Depuis que les choses tournaient décidément mal, et que, par moments, au loin, on entendait la fusillade, il avait retrouvé toute son entêtée confiance. Puisqu'ils étaient là, maintenant, les Prussiens, c'était si simple: on allait les battre! Et il haussait les épaules, derrière le capitaine Beaudoin, ce jeune homme, comme il le nommait, que la perte définitive de ses bagages désolait, les lèvres pincées, le visage pâle, ne dérageant pas. Ne point manger, passe encore! Ce qui l'indignait, c'était de ne pouvoir changer de chemise.

Maurice venait d'avoir un réveil accablé et frissonnant. Son pied, grâce aux larges chaussures, ne s'était pourtant plus enflammé. Mais le déluge de la veille, dont sa capote restait lourde, lui avait laissé une courbature dans tous les membres. Et, envoyé à la corvée de l'eau, pour le café, il regardait la plaine, à un bord de laquelle Boult-Aux-Bois est situé: des forêts montent à l'ouest et au nord, une côte s'élève jusqu'au village de Belleville; tandis que, vers Buzancy, à l'est, de vastes terrains plats s'étendent, avec de lentes ondulations, où se cachent des hameaux. Était-ce par là qu'on attendait l'ennemi? Comme il revenait du ruisseau, rapportant le bidon plein, une famille de paysans éplorée, sur le seuil d'une petite ferme, l'appela, lui demanda si les soldats allaient rester enfin, pour les défendre. Déjà, à trois reprises, dans le va-et-vient des ordres contraires, le 5e corps avait traversé le pays. La veille, on avait entendu le canon, du côté de Bar. Certainement, les Prussiens n'étaient pas à plus de deux lieues. Et, lorsque Maurice eut répondu à ces pauvres gens que le 7e corps allait sans doute repartir, lui aussi, ils se lamentèrent. On les abandonnait, les soldats ne venaient donc pas pour se battre, qu'ils les voyaient reparaître et disparaître, toujours fuyants?

— Ceux qui voudront du sucre, dit Loubet en servant le café, n'ont qu'à tremper leur pouce et attendre qu'il fonde.

Pas un homme ne rigola. C'était vexant tout de même, du café sans sucre; et encore si l'on avait eu du biscuit! La veille, sur le plateau de Quatre-Champs, presque tous, pour tromper l'attente, avaient achevé les provisions de leurs sacs, croquant jusqu'aux miettes. Mais l'escouade, heureusement, retrouva une douzaine de pommes de terre, qu'elle se partagea.

Maurice, l'estomac délabré, eut un cri de regret.

— Si j'avais su, au Chesne, j'aurais acheté du pain!

Jean écoutait, demeurait silencieux. Au lever, il avait eu une querelle avec Chouteau, qu'il voulait envoyer à la corvée du bois, et qui s'y était refusé insolemment, disant que ce n'était pas son tour. Depuis que tout allait de mal en pis, l'indiscipline augmentait, les chefs finissaient par ne plus oser faire une réprimande. Et Jean, avec son beau calme, avait compris qu'il devait effacer son autorité de caporal, s'il ne voulait pas provoquer des révoltes ouvertes. Il s'était fait bon diable, il semblait n'être que le camarade de ses hommes, auxquels son expérience continuait à rendre de grands services. Si son escouade n'était plus si bien nourrie, elle ne crevait tout de même pas encore de faim, comme tant d'autres. Mais la souffrance de Maurice, surtout, l'attendrissait. Il le sentait s'affaiblir, il le regardait d'un oeil inquiet, en se demandant comment ce garçon frêle ferait pour aller jusqu'au bout.

Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de n'avoir pas de pain, il se leva, disparut un instant, revint après avoir fouillé dans son sac.

Et, en lui glissant un biscuit:

— Tiens! Cache ça, je n'en ai pas pour tout le monde.

— Mais toi? demanda le jeune homme, très touché.

— Oh! Moi, n'aie pas peur… J'en ai encore deux.

C'était vrai, il avait gardé précieusement trois biscuits, pour le cas où l'on se battrait, sachant qu'on a très faim sur les champs de bataille. D'ailleurs, il venait de manger une pomme de terre. Ca lui suffisait. On verrait plus tard.

Vers dix heures, de nouveau, le 7e corps s'ébranla. L'intention première du maréchal avait dû être de le diriger par Buzancy sur Stenay, où il aurait passé la Meuse. Mais les Prussiens, gagnant de vitesse l'armée de Châlons, devaient être déjà à Stenay, et on les disait même à Buzancy. Aussi, refoulé de la sorte vers le nord, le 7e corps venait-il de recevoir l'ordre de se rendre à la Besace, à vingt et quelques kilomètres de Boult-Aux-Bois, pour aller de là, le lendemain, passer la Meuse à Mouzon. Le départ fut maussade, les hommes grognaient, l'estomac mal rempli, les membres mal reposés, exténués par les fatigues et les attentes des jours précédents; et les officiers assombris, cédant au malaise de la catastrophe à laquelle on marchait, se plaignaient de l'inaction, s'irritaient de ce qu'on n'était pas allé, devant Buzancy, soutenir le 5e corps, dont on avait entendu le canon. Ce corps devait, lui aussi, battre en retraite, remonter vers Nouart; tandis que le 12e corps partait de la Besace pour Mouzon, et que le 1er prenait la direction de Raucourt. C'était un piétinement de troupeau pressé, harcelé par les chiens, se bousculant vers cette Meuse tant désirée, après des retards et des flâneries sans fin.

Lorsque le 106e quitta Boult-Aux-Bois, à la suite de la cavalerie et de l'artillerie, dans le vaste ruissellement des trois divisions qui rayaient la plaine d'hommes en marche, le ciel de nouveau se couvrit, de lentes nuées livides, dont le deuil acheva d'attrister les soldats. Lui, suivait la grande route de Buzancy, bordée de peupliers magnifiques. À Germond, un village dont les tas de fumier, devant les portes, fumaient, alignés aux deux côtés du chemin, les femmes sanglotaient, prenaient leurs enfants, les tendaient aux troupes qui passaient, comme pour qu'on les emmenât. Il n'y avait plus là une bouchée de pain ni même une pomme de terre. Puis, au lieu de continuer vers Buzancy, le 106e tourna à gauche, remontant vers Authe; et les hommes, en revoyant de l'autre côté de la plaine, sur le coteau, Belleville, qu'ils avaient traversée la veille, eurent alors la nette conscience qu'ils revenaient sur leurs pas.

— Tonnerre de Dieu! gronda Chouteau, est-ce qu'ils nous prennent pour des toupies?

Et Loubet ajouta:

— En voilà des généraux de quatre sous qui vont à hue et à dia!
On voit bien que nos jambes ne leur coûtent pas cher.

Tous se fâchaient. On ne fatiguait pas des hommes de la sorte, pour le plaisir de les promener. Et, par la plaine nue, entre les larges plis de terrain, ils avançaient en colonne, sur deux files, une à chaque bord, entre lesquelles circulaient les officiers; mais ce n'était plus, ainsi qu'au lendemain de Reims, en Champagne, une marche égayée de plaisanteries et de chansons, le sac porté gaillardement, les épaules allégées par l'espoir de devancer les Prussiens et de les battre: maintenant, silencieux, irrités, ils traînaient la jambe, avec la haine du fusil qui leur meurtrissait l'épaule, du sac dont ils étaient écrasés, ayant cessé de croire à leurs chefs, se laissant envahir par une telle désespérance, qu'ils ne marchaient plus en avant que comme un bétail, sous la fatalité du fouet. La misérable armée commençait à monter son calvaire.

Maurice, cependant, depuis quelques minutes, était très intéressé. Sur la gauche, s'étageaient des vallonnements, et il venait de voir, d'un petit bois lointain, sortir un cavalier. Presque aussitôt, un autre parut, puis un autre encore. Tous les trois restaient immobiles, pas plus gros que le poing, ayant des lignes précises et fines de joujoux. Il pensait que ce devait être un poste détaché de hussards, quelque reconnaissance qui revenait, lorsque des points brillants, aux épaules, sans doute les reflets d'épaulettes de cuivre, l'étonnèrent.

— Là-bas, regarde! dit-il en poussant le coude de Jean, qu'il avait à côté de lui. Des uhlans.

Le caporal écarquilla les yeux.

— Ca!

C'étaient, en effet, des uhlans, les premiers Prussiens que le 106e apercevait. Depuis bientôt six semaines qu'il faisait campagne, non seulement il n'avait pas brûlé une cartouche, mais il en était encore à voir un ennemi. Le mot courut, toutes les têtes se tournèrent, au milieu d'une curiosité grandissante. Ils semblaient très bien, ces uhlans.

— Il y en a un qui a l'air joliment gras, fit remarquer Loubet.

Mais, à gauche du petit bois, sur un plateau, tout un escadron se montra. Et, devant cette apparition menaçante, un arrêt se fit dans la colonne. Des ordres arrivèrent, le 106e alla prendre position derrière des arbres, au bord d'un ruisseau. Déjà, de l'artillerie rebroussait chemin au galop, s'établissait sur un mamelon. Puis, pendant près de deux heures, on demeura là, en bataille, on s'attarda, sans que rien de nouveau se produisît. À l'horizon, la masse de cavalerie ennemie restait immobile. Et, comprenant enfin qu'on perdait un temps précieux, on repartit.

— Allons, murmura Jean avec regret, ce ne sera pas encore pour cette fois.

Maurice, lui aussi, avait les mains brûlantes du désir de lâcher au moins un coup de feu. Et il revenait sur la faute qu'on avait commise, la veille, en n'allant pas soutenir le 5e corps. Si les Prussiens n'attaquaient point, ce devait être qu'ils n'avaient pas encore assez d'infanterie à leur disposition; de sorte que leurs démonstrations de cavalerie, à distance, ne pouvaient avoir d'autre but que d'attarder les corps en marche. De nouveau, on venait de tomber dans le piège. Et, en effet, à partir de ce moment, le 106e vit sans cesse les uhlans, sur sa gauche, à chaque accident de terrain: ils le suivaient, le surveillaient, disparaissaient derrière une ferme pour reparaître à la corne d'un bois.

Peu à peu, les soldats s'énervaient de se voir ainsi envelopper à distance, comme dans les mailles d'un filet invisible.

— Ils nous embêtent à la fin! répétaient Pache et Lapoulle eux- mêmes. Ca soulagerait de leur envoyer des pruneaux!

Mais on marchait, on marchait toujours, péniblement, d'un pas déjà alourdi qui se fatiguait vite. Dans le malaise de cette étape, on sentait de partout l'ennemi approcher, de même qu'on sent monter l'orage, avant qu'il se montre au-dessus de l'horizon. Des ordres sévères étaient donnés pour la bonne conduite de l'arrière-garde, et il n'y avait plus de traînards, dans la certitude où l'on était que les Prussiens, derrière le corps, ramassaient tout. Leur infanterie arrivait, d'une marche foudroyante, tandis que les régiments Français, harassés, paralysés, piétinaient sur place.

À Authe, le ciel s'éclaircit, et Maurice, qui se dirigeait sur la position du soleil, remarqua qu'au lieu de remonter davantage vers le Chesne, à trois grandes lieues de là, on tournait pour marcher droit à l'est. Il était deux heures, on souffrit alors de la chaleur accablante, après avoir grelotté sous la pluie, pendant deux jours. Le chemin, avec de longs circuits, montait au travers de plaines désertes. Pas une maison, pas une âme, à peine de loin en loin un petit bois triste, au milieu de la mélancolie des terres nues; et le morne silence de cette solitude avait gagné les soldats, qui, la tête basse, en sueur, traînaient les pieds. Enfin, Saint-Pierremont apparut, quelques maisons vides sur un monticule. On ne traversa pas le village, Maurice constata qu'on tournait tout de suite à gauche, reprenant la direction du nord, vers la Besace. Cette fois, il comprit la route adoptée pour s'efforcer d'atteindre Mouzon, avant les Prussiens. Mais pourrait- on y réussir, avec des troupes si lasses, si démoralisées? à Saint-Pierremont, les trois uhlans avaient reparu, au loin, au coude d'une route qui venait de Buzancy; et, comme l'arrière-garde quittait le village, une batterie fut démasquée, quelques obus tombèrent, sans faire aucun mal. On ne répondit pas, la marche continuait, de plus en plus pénible.

De Saint-Pierremont à la Besace, il y a trois grandes lieues, et Jean, à qui Maurice disait cela, eut un geste désespéré: jamais les hommes ne feraient douze kilomètres, il le voyait à des signes certains, leur essoufflement, l'égarement de leur visage. La route montait toujours, entre deux coteaux qui se resserraient peu à peu. On dut faire une halte. Mais ce repos avait achevé d'engourdir les membres; et, quand il fallut repartir, ce fut pis encore: les régiments n'avançaient plus, des hommes tombaient. Jean, en voyant Maurice pâlir, les yeux chavirés de lassitude, causait contre son habitude, tâchait de l'étourdir d'un flux de paroles, pour le tenir éveillé, dans le mouvement mécanique de la marche, devenu inconscient.

— Alors, ta soeur habite Sedan, nous y passerons peut-être.

— À Sedan, jamais! Ce n'est pas notre chemin, il faudrait être fou.

— Et elle est jeune, ta soeur?

— Mais elle a mon âge, je t'ai dit que nous étions jumeaux.

— Elle te ressemble?

— Oui, elle est blonde aussi, oh! des cheveux frisés, si doux!… Toute petite, une figure mince, et pas bruyante, ah! non!… Ma chère Henriette!

— Vous vous aimez bien?

— Oui, oui…

Il y eut un silence, et Jean, ayant regardé Maurice, remarqua que ses yeux se fermaient et qu'il allait tomber.

— Hé! mon pauvre petit… Tiens-toi, tonnerre de Dieu!… Donne- moi ton flingot un instant, ça te reposera… Nous allons laisser la moitié des hommes en route, ce n'est pas Dieu possible qu'on aille plus loin aujourd'hui!

En face, il venait d'apercevoir Oches, dont les quelques masures s'étagent sur un coteau. L'église, toute jaune, haut perchée, domine, parmi des arbres.

— C'est là que nous allons coucher, bien sûr.

Et il avait deviné. Le général Douay, qui voyait l'extrême fatigue des troupes, désespérait de jamais atteindre la Besace, ce jour- là. Mais ce qui le décida surtout, ce fut l'arrivée du convoi, de ce fâcheux convoi qu'il traînait depuis Reims, et dont les trois lieues de voitures et de bêtes alourdissaient si terriblement sa marche. De Quatre-Champs, il avait donné l'ordre de le diriger directement sur Saint-Pierremont; et c'était seulement à Oches que les attelages ralliaient le corps, dans un tel état d'épuisement, que les chevaux refusaient d'avancer. Il était déjà cinq heures. Le général, craignant de s'engager dans le défilé de Stonne, crut devoir renoncer à achever l'étape indiquée par le maréchal. On s'arrêta, on campa, le convoi en bas, dans les prairies, gardé par une division, tandis que l'artillerie s'établissait en arrière, sur les coteaux, et que la brigade qui devait servir d'arrière- garde le lendemain, restait sur une hauteur, en face de Saint- Pierremont. Une autre division, dont faisait partie la brigade Bourgain-Desfeuilles, bivouaqua, derrière l'église, sur un large plateau, que bordait un bois de chênes.

La nuit tombait déjà, lorsque le 106e, à la lisière de ce bois, put enfin s'installer, tellement il y avait eu de confusion dans le choix et dans la désignation des emplacements.

— Zut! dit furieusement Chouteau, je ne mange pas, je dors!

C'était le cri de tous les hommes. Beaucoup n'avaient pas la force de dresser leurs tentes, s'endormaient où ils tombaient, comme des masses. D'ailleurs, pour manger, il aurait fallu une distribution de l'intendance; et l'intendance, qui attendait le 7e corps à la Besace, n'était pas à Oches. Dans l'abandon et le relâchement de tout, on ne sonnait même plus au caporal. Se ravitaillait qui pouvait. À partir de ce moment, il n'y eut plus de distributions, les soldats durent vivre sur les provisions qu'ils étaient censés avoir dans leurs sacs; et les sacs étaient vides, bien peu y trouvèrent une croûte, les miettes de l'abondance où ils avaient fini par vivre à Vouziers. On avait du café, les moins las burent encore du café sans sucre.

Lorsque Jean voulut partager, manger l'un de ses biscuits et donner l'autre à Maurice, il s'aperçut que celui-ci dormait profondément. Un instant, il songea à le réveiller; puis, stoïquement, il remit les biscuits au fond de son sac, avec des soins infinis, comme s'il eût caché de l'or: lui, se contenta de café, ainsi que les camarades. Il avait exigé que la tente fût dressée, tous s'y étaient allongés, quand Loubet revint d'expédition, rapportant des carottes d'un champ voisin. Dans l'impossibilité de les faire cuire, ils les croquèrent crues; mais elles exaspéraient leur faim, Pache en fut malade.

— Non, non, laissez-le dormir, dit Jean à Chouteau, qui secouait
Maurice pour lui donner sa part.

— Ah! dit Lapoulle, demain, quand nous serons à Angoulême, nous aurons du pain… J'ai eu un cousin militaire, à Angoulême. Bonne garnison.

On s'étonnait, Chouteau cria:

— Comment, à Angoulême? … En voilà un bougre de serin qui se croit à Angoulême!

Et il fut impossible de tirer une explication de Lapoulle. Il croyait qu'on allait à Angoulême.

C'était lui qui, le matin, à la vue des uhlans, avait soutenu que c'étaient des soldats à Bazaine.

Alors, le camp tomba dans une nuit d'encre, dans un silence de mort. Malgré la fraîcheur de la nuit, on avait défendu d'allumer des feux. On savait les Prussiens à quelques kilomètres, les bruits eux-mêmes s'assourdissaient, de crainte de leur donner l'éveil. Déjà, les officiers avaient averti leurs hommes qu'on partirait vers quatre heures du matin, pour rattraper le temps perdu; et tous, en hâte, dormaient gloutonnement, anéantis. Au- dessus des campements dispersés, la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres, comme l'haleine même de la terre.

Brusquement, un coup de feu réveilla l'escouade. La nuit était encore profonde, il pouvait être trois heures. Tous furent sur pied, l'alerte gagna de proche en proche, on crut à une attaque de l'ennemi. Et ce n'était que Loubet, qui, ne dormant plus, avait eu l'idée de s'enfoncer dans le bois de chênes, où il devait y avoir du lapin: quelle noce, si, dès le petit jour, il rapportait une paire de lapins aux camarades! Mais, comme il cherchait un bon poste d'affût, il entendit des hommes venir à lui, causant, cassant les branches, et il s'effara, il lâcha son coup de feu, croyant avoir affaire à des Prussiens.

Déjà, Maurice, Jean, d'autres arrivaient, lorsqu'une voix enrouée s'éleva:

— Ne tirez pas, nom de Dieu!

C'était, à la lisière du bois, un homme grand et maigre, dont on distinguait mal l'épaisse barbe en broussaille. Il portait une blouse grise, serrée à la taille par une ceinture rouge, et avait un fusil en bandoulière. Tout de suite, il expliqua qu'il était Français, franc-tireur, sergent, et qu'il venait, avec deux de ses hommes, des bois de Dieulet, pour donner des renseignements au général.

— Eh! Cabasse! Ducat! cria-t-il en se retournant, eh! Bougres de feignants, arrivez donc!

Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils s'approchèrent pourtant, Ducat petit et gros, blême, les cheveux rares, Cabasse grand et sec, la face noire, avec un long nez en lame de couteau.

Cependant, Maurice qui examinait de près le sergent, avec surprise, finit par lui demander:

— Dites donc, est-ce que vous n'êtes pas Guillaume Sambuc, de
Remilly?

Et, comme celui-ci, après une hésitation, l'air inquiet, disait oui, le jeune homme eut un léger mouvement de recul, car ce Sambuc passait pour être un terrible chenapan, digne fils d'une famille de bûcherons qui avait mal tourné, le père ivrogne, trouvé un soir la gorge coupée, au coin d'un bois, la mère et la fille mendiantes et voleuses, disparues, tombées à quelque maison de tolérance. Lui, Guillaume, braconnait, faisait la contrebande; et un seul petit de cette portée de loups avait grandi honnête, Prosper, le chasseur d'Afrique, qui, avant d'avoir la chance d'être soldat, s'était fait garçon de ferme, en haine de la forêt.

— J'ai vu votre frère à Reims et à Vouziers, reprit Maurice. Il se porte bien.

Sambuc ne répondit pas. Puis, pour couper court:

— Menez-moi au général. Dites-lui que ce sont les francs-tireurs des bois de Dieulet, qui ont une communication importante à lui faire.

Alors, pendant qu'on revenait vers le camp, Maurice songea à ces compagnies franches, sur lesquelles on avait fondé tant d'espérances, et qui déjà, de partout, soulevaient des plaintes. Elles devaient faire la guerre d'embuscade, attendre l'ennemi derrière les haies, le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir les bois d'où pas un Prussien ne sortirait. Et, à la vérité, elles étaient en train de devenir la terreur des paysans, qu'elles défendaient mal et dont elles ravageaient les champs. Par exécration du service militaire régulier, tous les déclassés se hâtaient d'en faire partie, heureux d'échapper à la discipline, de battre les buissons comme des bandits en goguette, dormant et godaillant au hasard des routes. Dans certaines de ces compagnies, le recrutement fut vraiment déplorable.

— Eh! Cabasse, eh! Ducat, continuait à répéter Sambuc, en se retournant à chaque pas, arrivez donc, feignants!

Ces deux-Là aussi, Maurice les sentait terribles.

Cabasse, le grand sec, né à Toulon, ancien garçon de café à Marseille, échoué à Sedan comme placier de produits du Midi, avait failli tâter de la police correctionnelle, toute une histoire de vol restée obscure. Ducat, le petit gros, un ancien huissier de Blainville, forcé de vendre sa charge après des aventures malpropres avec des petites filles, venait encore de risquer la cour d'assises, pour les mêmes ordures, à Raucourt, où il était comptable, dans une fabrique. Ce dernier citait du latin, tandis que l'autre savait à peine lire; mais tous les deux faisaient la paire, une paire inquiétante de louches figures.

Déjà, le camp s'éveillait. Jean et Maurice conduisirent les francs-tireurs au capitaine Beaudoin, qui les mena au colonel De Vineuil.

Celui-ci les interrogea; mais Sambuc, conscient de son importance, voulait absolument parler au général; et, comme le général Bourgain-Desfeuilles, qui avait couché chez le curé d'Oches, venait de paraître sur le seuil du presbytère, maussade de ce réveil en pleine nuit, pour une journée nouvelle de famine et de fatigue, il fit à ces hommes qu'on lui amenait un accueil furieux.

— D'où viennent-ils? Qu'est-ce qu'ils veulent? … Ah! c'est vous, les francs-tireurs! Encore des traîne-la-patte, hein!

— Mon général, expliqua Sambuc, sans se déconcerter, nous tenons avec les camarades les bois de Dieulet…

— Où ça, les bois de Dieulet?

— Entre Stenay et Mouzon, mon général.

— Stenay, Mouzon, connais pas, moi! Comment voulez-vous que je me retrouve, avec tous ces noms nouveaux?

Gêné, le colonel De Vineuil intervint discrètement, pour lui rappeler que Stenay et Mouzon étaient sur la Meuse, et que, les allemands ayant occupé la première de ces villes, on allait tenter, par le pont de la seconde, plus au nord, le passage du fleuve.

— Enfin, mon général, reprit Sambuc, nous sommes venus pour vous avertir que les bois de Dieulet, à cette heure, sont pleins de Prussiens… Hier, comme le 5e corps quittait Bois-les-Dames, il a eu un engagement, du côté de Nouart…

— Comment! hier, on s'est battu?

— Mais oui, mon général, le 5e corps s'est battu en se repliant, et il doit être, cette nuit, à Beaumont… Alors, pendant que des camarades sont allés le renseigner sur les mouvements de l'ennemi, nous autres, nous avons eu l'idée de venir vous dire la situation, pour que vous lui portiez secours, car il va avoir sûrement soixante mille hommes sur les bras, demain matin.

Le général Bourgain-Desfeuilles, à ce chiffre, haussa les épaules.

— Soixante mille hommes, fichtre! pourquoi pas cent mille? … Vous rêvez, mon garçon. La peur vous a fait voir double. Il ne peut y avoir si près de nous soixante mille hommes, nous le saurions.

Et il s'entêta. Vainement Sambuc appela à son aide les témoignages de Ducat et de Cabasse.

— Nous avons vu les canons, affirma le provençal. Et il faut que ces bougres-là soient des enragés, pour les risquer dans les chemins de la forêt, où l'on enfonce jusqu'au mollet, à cause de la pluie de ces derniers jours.

— Quelqu'un les guide, c'est sûr, déclara l'ancien huissier.

Mais le général, depuis Vouziers, ne croyait plus à la concentration des deux armées allemandes, dont on lui avait, disait-il, rebattu les oreilles. Et il ne jugea même pas à propos de faire conduire les francs-tireurs au chef du 7e corps, à qui du reste ceux-ci croyaient avoir parlé en sa personne. Si l'on avait écouté tous les paysans, tous les rôdeurs, qui apportaient de prétendus renseignements, on n'aurait plus fait un pas, sans être jeté à droite ou à gauche, dans des aventures impossibles. Cependant, il ordonna aux trois hommes de rester et d'accompagner la colonne, puisqu'ils connaissaient le pays.

— Tout de même, dit Jean à Maurice, comme ils revenaient plier la tente, ce sont trois bons bougres, d'avoir fait quatre lieues à travers champs pour nous prévenir.

Le jeune homme en convint, et il leur donnait raison, connaissant le pays, lui aussi, tourmenté d'une mortelle inquiétude, à l'idée de savoir les Prussiens dans les bois de Dieulet, en branle vers Sommauthe et Beaumont. Il s'était assis, harassé déjà, avant d'avoir marché, l'estomac vide, le coeur serré d'angoisse, à l'aube de cette journée qu'il sentait devoir être affreuse.

Désespéré de le voir si pâle, le caporal lui demanda paternellement:

— Ca ne va toujours pas, hein? est-ce que c'est ton pied encore?

Maurice dit non, de la tête. Son pied allait tout à fait mieux, dans les larges souliers.

— Alors, tu as faim?

Et Jean, voyant qu'il ne répondait pas, tira, sans être vu, l'un des deux biscuits de son sac; puis, mentant avec simplicité:

— Tiens, je t'ai gardé ta part… Moi, j'ai mangé l'autre tout à l'heure.

Le jour naissait, lorsque le 7e corps quitta Oches, en marche pour Mouzon, par la Besace, où il aurait dû coucher. D'abord, le terrible convoi était parti, accompagné par la première division; et, si les voitures du train, bien attelées, filaient d'un bon pas, les autres, les voitures de réquisition, vides pour la plupart et inutiles, s'attardaient singulièrement dans les côtes du défilé de Stonne. La route monte, surtout après le hameau de la Berlière, entre des mamelons boisés qui la dominent. Vers huit heures, au moment où les deux autres divisions s'ébranlaient enfin, le maréchal De Mac-Mahon parut, exaspéré de trouver encore là des troupes qu'il croyait parties de la Besace, le matin, n'ayant à faire que quelques kilomètres pour être rendues à Mouzon. Aussi eut-il une explication vive avec le général Douay. Il fut décidé qu'on laisserait la première division et le convoi continuer leur marche vers Mouzon; mais que les deux autres divisions, pour ne pas être retardées davantage, par cette lourde avant-garde, si lente, prendraient la route de Raucourt et d'Autrecourt, afin d'aller passer la Meuse à Villers. C'était, de nouveau, remonter vers le nord, dans la hâte que le maréchal avait de mettre le fleuve entre son armée et l'ennemi. Coûte que coûte, il fallait être sur la rive droite le soir. Et l'arrière-garde était encore à Oches, quand une batterie Prussienne, d'un sommet lointain, du côté de Saint-Pierremont, tira, recommençant le jeu de la veille. D'abord, on eut le tort de répondre; puis, les dernières troupes se replièrent.

Jusque vers onze heures, le 106e suivit lentement la route qui serpente au fond du défilé de Stonne, entre les hauts mamelons. Sur la gauche, les crêtes s'élèvent, dénudées, escarpées, tandis que des bois, à droite, descendent les pentes plus douces. Le soleil avait reparu, il faisait très chaud, dans cette vallée étroite, d'une solitude lourde. Après la Berlière, que domine un calvaire grand et triste, il n'y a plus une ferme, plus une âme, plus une bête paissant dans les prés. Et les hommes, si las déjà et si affamés la veille, ayant à peine dormi et n'ayant rien mangé, tiraient déjà la jambe, sans courage, débordant d'une colère sourde.

Puis, brusquement, comme on faisait halte, au bord de la route, le canon tonna, vers la droite. Les coups étaient si nets, si profonds, que le combat ne devait pas être à plus de deux lieues. Sur ces hommes las de se replier, énervés par l'attente, l'effet fut extraordinaire. Tous, debout, frémissaient, oubliant leur fatigue: pourquoi ne marchait-on pas? Ils voulaient se battre, se faire casser la tête, plutôt que de continuer à fuir ainsi à la débandade, sans savoir où, ni pourquoi.

Le général Bourgain-Desfeuilles venait précisément de monter, à droite, sur un mamelon, emmenant avec lui le colonel De Vineuil, afin de reconnaître le pays. On les voyait là-haut, entre deux petits bois, leurs lorgnettes braquées; et, tout de suite, ils dépêchèrent un aide de camp qui se trouvait avec eux, pour dire qu'on leur envoyât les francs-tireurs, s'ils étaient là encore. Quelques hommes, Jean, Maurice, d'autres, accompagnèrent ceux-ci, dans le cas où l'on aurait besoin d'une aide quelconque.

Dès que le général aperçut Sambuc, il cria:

— Quel fichu pays, avec ces côtes et ces bois continuels!… Vous entendez, où est-ce, où se bat-on?

Sambuc, que Ducat et Cabasse ne lâchaient pas d'une semelle, écouta, examina un instant sans répondre le vaste horizon. Et Maurice, près de lui, regardait également, saisi de l'immense déroulement des vallons et des bois. On aurait dit une mer sans fin, aux vagues énormes et lentes. Les forêts tachaient de vert sombre les terres jaunes, tandis que les coteaux lointains, sous l'ardent soleil, se noyaient dans une vapeur rousse. Et, sans qu'on aperçût rien, pas même une petite fumée au fond du ciel clair, le canon tonnait toujours, tout un fracas d'orage éloigné et grandissant.

— Voici Sommauthe à droite, finit par dire Sambuc, en désignant un haut sommet, couronné de verdure. Yoncq est là, sur la gauche… C'est à Beaumont qu'on se bat, mon général.

— Oui, à Varniforêt ou à Beaumont, confirma Ducat.

Le général mâchait de sourdes paroles.

— Beaumont, Beaumont, on ne sait jamais dans ce sacré pays…
Puis, tout haut:

— Et à combien ce Beaumont est-il d'ici?

— À une dizaine de kilomètres, en allant prendre la route du
Chesne à Stenay, qui passe là-bas.

Le canon ne cessait pas, semblait avancer de l'ouest à l'est, dans un roulement ininterrompu de foudre. Et Sambuc ajouta:

— Bigre! Ca chauffe… Je m'y attendais, je vous avais prévenu ce matin, mon général: c'est sûrement les batteries que nous avons vues dans les bois de Dieulet. À cette heure, le 5e corps doit avoir sur les bras toute cette armée qui arrivait par Buzancy et par Beauclair.

Un silence se fit, pendant lequel la bataille, au loin, grondait plus haut. Et Maurice serrait les dents, pris d'une furieuse envie de crier. Pourquoi ne marchait-on pas au canon, tout de suite, sans tant de paroles? Jamais il n'avait éprouvé une excitation pareille. Chaque coup lui répondait dans la poitrine, le soulevait, le jetait au besoin immédiat d'être là-bas, d'en être, d'en finir. Est-ce qu'ils allaient encore longer cette bataille, la toucher du coude, sans brûler une cartouche? C'était une gageure, de les traîner ainsi depuis la déclaration de guerre, toujours fuyant! À Vouziers, ils n'avaient entendu que les coups de feu de l'arrière-garde. À Oches, l'ennemi venait seulement de les canonner un instant, de dos. Et ils fileraient, ils n'iraient pas cette fois soutenir les camarades, au pas de course! Maurice regarda Jean qui était, comme lui, très pâle, les yeux luisants de fièvre. Tous les coeurs sautaient dans les poitrines, à cet appel violent du canon.

Mais une nouvelle attente se fit, un état-major montait par l'étroit sentier du mamelon. C'était le général Douay, le visage anxieux, accourant. Et, lorsqu'il eut en personne interrogé les francs-tireurs, un cri de désespoir lui échappa. Même averti le matin, qu'aurait-il pu faire? La volonté du maréchal était formelle, il fallait traverser la Meuse avant le soir, à n'importe quel prix. Puis, maintenant, comment réunir les troupes échelonnées, en marche vers Raucourt, pour les porter rapidement sur Beaumont? N'arriverait-on pas sûrement trop tard? Déjà, le 5e corps devait battre en retraite, du côté de Mouzon; et, nettement, le canon l'indiquait, allait de plus en plus vers l'est, tel qu'un ouragan de grêle et de désastre, qui marche et s'éloigne. Le général Douay leva les deux bras au-dessus de l'immense horizon de vallées et de coteaux, de terres et de forêts, dans un geste de furieuse impuissance; et l'ordre fut donné de continuer la marche vers Raucourt.

Ah! cette marche au fond du défilé de Stonne, entre les hautes crêtes, tandis qu'à droite, derrière les bois, le canon continuait de tonner! À la tête du 106e, le colonel De Vineuil se tenait raidi sur son cheval, la face blême et droite, les paupières battantes, comme pour contenir des larmes. Muet, le capitaine Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas, sourdement, mâchait des gros mots, des injures contre tous et contre lui-même. Et, même parmi les soldats qui n'avaient pas envie de se battre, parmi les moins braves, un besoin de hurler et de cogner montait, la colère de la continuelle défaite, la rage de s'en aller encore à pas lourds et vacillants, pendant que ces sacrés Prussiens égorgeaient là-bas des camarades.

Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet descend parmi des monticules, la route s'était élargie, les troupes traversaient de vastes terres, coupées de petits bois. À chaque instant, depuis Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant à l'arrière-garde, s'attendait à être attaqué; car l'ennemi suivait la colonne pas à pas, la surveillant, guettant sans doute la minute favorable pour la prendre en queue. De la cavalerie, profitant des moindres plis de terrain, tentait de gagner sur les flancs. On vit plusieurs escadrons de la garde Prussienne déboucher derrière un bois; mais ils s'arrêtèrent, devant la démonstration d'un régiment de hussards, qui s'avança, balayant la route. Et, grâce à ce répit, la retraite continuait à s'effectuer en assez bon ordre, on approchait de Raucourt, lorsqu'un spectacle vint redoubler les angoisses, en achevant de démoraliser les soldats. Tout d'un coup, par un chemin de traverse, on aperçut une cohue qui se précipitait, des officiers blessés, des soldats débandés et sans armes, des voitures du train galopant, les hommes et les bêtes fuyant, affolés sous un vent de désastre. C'étaient les débris d'une brigade de la première division, qui escortait le convoi, parti le matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de route, une malchance effroyable venait de faire tomber cette brigade et une partie du convoi, à Varniforêt, près de Beaumont, en pleine déroute du 5e corps. Surpris, attaqués de flanc, succombant sous le nombre, ils avaient fui, et la panique les ramenait, ensanglantés, hagards, à demi fous, bouleversant leurs camarades de leur épouvante. Leurs récits semaient l'effroi, ils étaient comme apportés par le tonnerre grondant de ce canon que l'on entendait depuis midi, sans relâche.

Alors, en traversant Raucourt, ce fut l'anxiété, la bousculade éperdue. Devait-on tourner à droite, vers Autrecourt, pour aller passer la Meuse à Villers, ainsi que cela était décidé? Troublé, hésitant, le général Douay craignit d'y trouver le pont encombré, peut-être déjà au pouvoir des Prussiens. Et il préféra continuer tout droit, par le défilé d'Haraucourt, afin d'atteindre Remilly avant la nuit. Après Mouzon, Villers, et après Villers, Remilly: on remontait toujours, avec le galop des uhlans derrière soi. Il n'y avait plus que six kilomètres à franchir, mais il était déjà cinq heures, et quelle écrasante fatigue! Depuis l'aube, on était sur pied, on avait mis douze heures pour faire à peine trois lieues, piétinant, s'épuisant dans des attentes sans fin, au milieu des émotions et des craintes les plus vives. Les deux nuits dernières, les hommes avaient à peine dormi, et ils n'avaient pas mangé à leur faim, depuis Vouziers. Ils tombaient d'inanition. Dans Raucourt, ce fut pitoyable.

La petite ville est riche, avec ses nombreuses fabriques, sa grande rue bien bâtie aux deux bords de la route, son église et sa mairie coquettes. Seulement, la nuit qu'y avaient passée l'empereur et le maréchal De Mac-Mahon, dans l'encombrement de l'état-major et de la maison impériale, et le passage ensuite du 1er corps entier, qui, toute la matinée, avait coulé par la route comme un fleuve, venaient d'y épuiser les ressources, vidant les boulangeries et les épiceries, balayant jusqu'aux miettes des maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de pain, plus de vin, plus de sucre, plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange. On avait vu des dames, devant leurs portes, distribuant des verres de vin et des tasses de bouillon, jusqu'à la dernière goutte des tonneaux et des marmites. Et c'était fini, et, lorsque les premiers régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc? Ca recommençait, il y en avait toujours! De nouveau, la grande rue charriait des hommes exténués, couverts de poussière, mourants de faim, sans qu'on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup s'arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les mains vers les fenêtres, suppliant qu'on leur jetât un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui sanglotaient, en leur faisant signe qu'elles ne pouvaient pas, qu'elles n'avaient plus rien.

Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d'un éblouissement, chancela. Et, comme Jean s'empressait:

— Non, laisse-moi, c'est la fin… J'aime mieux crever ici.

Il s'était laissé tomber sur une borne. Le caporal affecta la rudesse d'un chef mécontent.

— Nom de Dieu! Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil? … Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens? Allons, debout!

Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus, livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura encore, mais sur un ton d'infinie pitié.

— Nom de Dieu! Nom de Dieu!

Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d'eau, il revint lui en baigner le visage.

Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé, il se mit à le briser en petits morceaux, qu'il lui introduisait entre les dents. L'affamé ouvrit les yeux, dévora.

— Mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant, tu ne l'as donc pas mangé?

— Oh! Moi, dit Jean, j'ai la peau plus dure, je puis attendre…
Un bon coup de sirop de grenouille, et me voilà d'aplomb!

Il était allé remplir de nouveau sa gamelle, il la vida d'un trait, en faisant claquer sa langue. Et il avait, lui aussi, le visage d'une pâleur terreuse, si dévoré de faim, que ses mains en tremblaient.

— En route! Mon petit, faut rejoindre les camarades.

Maurice s'abandonna à son bras, se laissa emporter comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au coeur. Dans l'écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en face, cela était pour lui d'un réconfort délicieux, de sentir un être l'aimer et le soigner; et peut-être l'idée que ce coeur tout à lui était celui d'un simple, d'un paysan resté près de la terre, dont il avait eu d'abord la répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie. N'était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l'amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin d'assistance, devant la menace de la nature ennemie? Il entendait battre son humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant; tandis que Jean, sans analyser sa sensation, goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emportée dans un affreux drame, il se croyait sans coeur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de ces créatures dont on souffre tant, même quand elles ne sont pas mauvaises. Et l'amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement: on avait beau ne pas s'embrasser, on se touchait à fond, on était l'un dans l'autre, si différent que l'on fût, sur cette terrible route de Remilly, l'un soutenant l'autre, ne faisant plus qu'un être de pitié et de souffrance.

Comme l'arrière-garde quittait Raucourt, les allemands, à l'autre bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière; un autre s'enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu'à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l'on s'enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d'arbres; si une poignée de Prussiens s'était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d'une attaque possible, les troupes n'avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d'énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l'heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l'éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu'une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d'un coup, il y eut un arrêt dans la marche.

— Foutre! dit Chouteau, est-ce qu'ils vont nous laisser là?

Le 106e n'avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus continuaient de pleuvoir.

Comme le régiment marquait le pas, attendant de repartir, il en éclata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes s'écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route, quelque brusque muraille qui s'était bâtie. Et le colonel, droit sur les étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui monter la panique de ses hommes.

— Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment
Chouteau.

Alors, des murmures éclatèrent, un grondement croissant d'exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui! On les avait amenés là pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans l'acharnement de la malchance et dans l'excès des fautes commises, il n'y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l'idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres.

— Nous sommes vendus! répétaient des voix affolées.

Et Loubet eut une imagination.

— C'est ce cochon d'empereur qui est, là-bas, en travers de la route, avec ses bagages, pour nous arrêter.

Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l'embarras venait du passage de la maison impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une exécration, des mots abominables, toute la haine que soulevait l'insolence des gens de l'empereur, s'emparant des villes où l'on couchait, déballant leurs provisions, leurs paniers de vin, leur vaisselle d'argent, devant les soldats dénués de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah! ce misérable empereur, à cette heure sans trône et sans commandement, pareil à un enfant perdu dans son empire, qu'on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages des troupes, condamné à traîner avec lui l'ironie de sa maison de gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite!

Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un éclat. Et les rangs se serrèrent, il y eut une poussée, une vague subite dont le refoulement se propagea au loin. Des voix s'étranglaient, Lapoulle criait rageusement d'avancer. Encore une minute peut-être, et une épouvantable catastrophe allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit, dans une mêlée furieuse.

Le colonel se retourna, très pâle.

— Mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J'ai envoyé quelqu'un voir… On marche…

On ne marchait pas, et les secondes étaient des siècles. Jean, déjà, avait repris Maurice par la main, plein d'un beau sang- Froid, lui expliquant à l'oreille que, si les camarades poussaient, eux deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite parmi les bois, de l'autre côté de la rivière. D'un regard, il cherchait les francs-tireurs, avec l'idée qu'ils devaient connaître les chemins; mais on lui dit qu'ils avaient disparu, en traversant Raucourt. Et, tout d'un coup, la marche reprit, on tourna un coude de la route, dès lors à l'abri des batteries allemandes. Plus tard, on sut que, dans le désarroi de cette malheureuse journée, c'était la division Bonnemain, quatre régiments de cuirassiers, qui avaient ainsi coupé et arrêté le 7e corps.

La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt. Les crêtes continuaient à droite; mais le défilé s'élargissait sur la gauche, une vallée bleuâtre apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de Remilly, on aperçut, dans les brumes du soir, un ruban d'argent pâle, parmi le déroulement immense des prés et des terres. C'était la Meuse, cette Meuse si désirée, où il semblait que serait la victoire.

Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumières lointaines qui s'allumaient gaiement dans les verdures, au fond de cette vallée féconde, d'un charme délicieux sous la douceur du crépuscule, dit à Jean, avec le soulagement joyeux d'un homme qui retrouve un pays aimé:

— Tiens! Regarde là-bas… Voilà Sedan!

VII

Dans Remilly, une effrayante confusion d'hommes, de chevaux et de voitures, encombrait la rue en pente, dont les lacets descendent à la Meuse. Devant l'église, à mi-côte, des canons, aux roues enchevêtrées, ne pouvaient plus avancer, malgré les jurons et les coups. En bas, près de la filature, où gronde une chute de l'Emmane, c'était toute une queue de fourgons échoués, barrant la route; tandis qu'un flot sans cesse accru de soldats se battait à l'auberge de la croix de Malte, sans même obtenir un verre de vin.

Et cette poussée furieuse allait s'écraser plus loin, à l'extrémité méridionale du village, qu'un bouquet d'arbres sépare du fleuve, et où le génie avait, le matin, jeté un pont de bateaux. Un bac se trouvait à droite, la maison du passeur blanchissait, solitaire, dans les hautes herbes. Sur les deux rives, on avait allumé de grands feux, dont les flammes, activées par moments, incendiaient la nuit, éclairant l'eau et les berges d'une lumière de plein jour. Alors apparaissait l'énorme entassement de troupes qui attendaient, pendant que la passerelle ne permettait que le passage de deux hommes à la fois, et que, sur le pont, large au plus de trois mètres, la cavalerie, l'artillerie, les bagages, défilaient au pas, d'une lenteur mortelle. On disait qu'il y avait encore là une brigade du 1er corps, un convoi de munitions, sans compter les quatre régiments de cuirassiers de la division Bonnemain. Et, derrière, arrivait tout le 7e corps, trente et quelques mille hommes, croyant avoir l'ennemi sur les talons, ayant la hâte fébrile de se mettre à l'abri, sur l'autre rive.

Un moment, ce fut du désespoir. Eh quoi! On marchait depuis le matin sans manger, on venait encore de se tirer, à force de jambes, du terrible défilé d'Haraucourt, tout cela pour buter, dans ce désarroi, dans cet effarement, contre un mur infranchissable! Avant des heures peut-être, le tour des derniers venus n'arriverait pas; et chacun sentait bien que, si les Prussiens n'osaient continuer de nuit leur poursuite, ils seraient là dès la pointe du jour. Pourtant, l'ordre de former les faisceaux fut donné, on campa sur les vastes coteaux nus dont les pentes, longées par la route de Mouzon, descendent jusqu'aux prairies de la Meuse. En arrière, couronnant un plateau, l'artillerie de réserve s'établit en bataille, braqua ses pièces vers le défilé, pour en battre la sortie, au besoin. Et, de nouveau, l'attente commença, pleine de révolte et d'angoisse.

Cependant, le 106e se trouvait installé, au-dessus de la route, dans un chaume qui dominait la vaste plaine. C'était à regret que les hommes avaient lâché leurs fusils, jetant des regards en arrière, hantés de la crainte d'une attaque. Tous, le visage dur et fermé, se taisaient, ne grognaient par instants que de sourdes paroles de colère. Neuf heures allaient sonner, il y avait deux heures qu'on était là; et beaucoup, malgré l'atroce fatigue, ne pouvaient dormir, allongés par terre, tressaillant, prêtant l'oreille aux moindres bruits lointains. Ils ne luttaient plus contre la faim qui les dévorait: on mangerait là-bas, de l'autre côté de l'eau, et l'on mangerait de l'herbe, si l'on ne trouvait pas autre chose. Mais l'encombrement ne semblait que s'accroître, les officiers que le général Douay avait postés près du pont, revenaient de vingt minutes en vingt minutes, avec la même et irritante nouvelle que des heures, des heures encore seraient nécessaires. Enfin, le général s'était décidé à se frayer lui-même un passage, jusqu'au pont. On le voyait dans le flot, se débattant, activant la marche.

Maurice, assis contre un talus avec Jean, répéta, vers le nord, le geste qu'il avait eu déjà.

— Sedan est au fond… Et, tiens! Bazeilles est là… Et puis Douzy, et puis Carignan, sur la droite… C'est à Carignan sans doute que nous allons nous concentrer… Ah! s'il faisait jour, tu verrais, il y a de la place!

Et son geste embrassait l'immense vallée, pleine d'ombre. Le ciel n'était pas si obscur, qu'on ne pût distinguer, dans le déroulement des prés noirs, le cours pâle du fleuve. Les bouquets d'arbres faisaient des masses plus lourdes, une rangée de peupliers surtout, à gauche, qui barrait l'horizon d'une digue fantastique. Puis, dans les fonds, derrière Sedan, piqueté de petites clartés vives, c'était un entassement de ténèbres, comme si toutes les forêts des Ardennes eussent jeté là le rideau de leurs chênes centenaires.

Jean avait ramené ses regards sur le pont de bateaux, au-dessous d'eux.

— Regarde donc!… Tout va fiche le camp. Jamais nous ne passerons.

Les feux, sur les deux rives, brûlaient plus haut, et leur clarté en ce moment devenait si vive, que la scène, dans son effroi, s'évoquait avec une netteté d'apparition. Sous le poids de la cavalerie et de l'artillerie défilant depuis le matin, les bacs qui supportaient les madriers, avaient fini par s'enfoncer, de sorte que le tablier se trouvait dans l'eau, à quelques centimètres. C'étaient maintenant les cuirassiers qui passaient, deux par deux, d'une file ininterrompue, sortant de l'ombre de l'une des berges pour rentrer dans l'ombre de l'autre; et l'on ne voyait plus le pont, ils semblaient marcher sur l'eau, sur cette eau violemment éclairée, où dansait un incendie. Les chevaux hennissants, les crins effarés, les jambes raidies, s'avançaient dans la terreur de ce terrain mouvant, qu'ils sentaient fuir. Debout sur les étriers, serrant les guides, les cuirassiers passaient, passaient toujours, drapés dans leurs grands manteaux blancs, ne montrant que leurs casques tout allumés de reflets rouges. Et l'on aurait cru des cavaliers fantômes allant à la guerre des ténèbres, avec des chevelures de flammes.

Une plainte profonde s'exhala de la gorge serrée de Jean.

— Oh! J'ai faim!

Autour d'eux, cependant, les hommes s'étaient endormis, malgré les tiraillements des estomacs. La fatigue, trop grande, emportait la peur, les terrassait tous sur le dos, la bouche ouverte, anéantis sous le ciel sans lune. L'attente, d'un bout à l'autre des coteaux nus, était tombée à un silence de mort.

— Oh! J'ai faim, j'ai faim à manger de la terre!

C'était le cri que Jean, si dur au mal et si muet, ne pouvait plus retenir, qu'il jetait malgré lui, dans le délire de sa faim, n'ayant rien mangé depuis près de trente-six heures. Alors, Maurice se décida, en voyant que, de deux ou trois heures peut- être, leur régiment ne passerait pas la Meuse.

— Écoute, j'ai un oncle par ici, tu sais, l'oncle Fouchard, dont je t'ai parlé… C'est là-haut, à cinq ou six cents mètres, et j'hésitais; mais, puisque tu as si faim… L'oncle nous donnera bien du pain, que diable!

Et il emmena son compagnon, qui s'abandonnait. La petite ferme du père Fouchard se trouvait au sortir du défilé d'Haraucourt, près du plateau où l'artillerie de réserve avait pris position. C'était une maison basse, avec d'assez grandes dépendances, une grange, une étable, une écurie; et, de l'autre côté de la route, dans une sorte de remise, le paysan avait installé son commerce de boucher ambulant, son abattoir où il tuait lui-même les bêtes, qu'il promenait ensuite au travers des villages, dans sa carriole.

Maurice, en approchant, restait surpris de n'apercevoir aucune lumière.

— Ah! le vieil avare, il aura tout barricadé, il n'ouvrira pas.

Mais un spectacle l'arrêta sur la route. Devant la ferme, s'agitaient une douzaine de soldats, des maraudeurs, sans doute des affamés qui cherchaient fortune. D'abord, ils avaient appelé, puis frappé; et maintenant, voyant la maison noire et silencieuse, ils tapaient dans la porte à coups de crosse, pour en faire sauter la serrure. De grosses voix grondaient.

— Nom de Dieu! va donc! fous-moi ça par terre, puisqu'il n'y a personne!

Brusquement, le volet d'une lucarne de grenier se rabattit, un grand vieillard en blouse, tête nue, apparut, une chandelle dans une main, un fusil dans l'autre. Sous sa rude chevelure blanche, sa face se carrait, coupée de larges plis, le nez fort, les yeux gros et pâles, le menton volontaire.

— Vous êtes donc des voleurs que vous cassez tout! cria-t-il d'une voix dure. Qu'est-ce que vous voulez?

Les soldats, un peu interdits, se reculaient.

— Nous crevons de faim, nous voulons à manger.

— Je n'ai rien, pas une croûte… Est-ce que vous croyez, comme ça, qu'on en a pour nourrir des cent mille hommes… Ce matin, il y en a d'autres, oui! De ceux au général Ducrot, qui ont passé et qui m'ont tout pris.

Un à un, les soldats se rapprochaient.

— Ouvrez toujours, nous nous reposerons, vous trouverez bien quelque chose…

Et déjà ils tapaient de nouveau, lorsque le vieux, posant le chandelier sur l'appui, épaula son arme.

— Aussi vrai qu'il y a là une chandelle, je casse la tête au premier qui touche à ma porte!

Alors, la bataille faillit s'engager. Des imprécations montaient, une voix cria qu'il fallait faire son affaire à ce cochon de paysan, qui, comme tous les autres, aurait noyé son pain, plutôt que d'en donner une bouchée au soldat.

Et les canons des chassepots se braquaient, on allait le fusiller presque à bout portant; tandis qu'il ne se retirait même pas, rageur et têtu, en plein dans la clarté de la chandelle.

— Rien du tout! Pas une croûte!… On m'a tout pris!

Effrayé, Maurice s'élança, suivi de Jean.

— Camarades, camarades…

Il abattait les fusils des soldats; et, levant la tête, suppliant:

— Voyons, soyez raisonnable… Vous ne me reconnaissez pas? C'est moi.

— Qui, toi?

— Maurice Levasseur, votre neveu.

Le père Fouchard avait repris la chandelle. Sans doute, il le reconnut. Mais il s'obstinait, dans sa volonté de ne pas même donner un verre d'eau.

— Neveu ou non, est-ce qu'on sait, dans ce noir de gueux? …
Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

Et, au milieu des vociférations, des menaces de le descendre et de mettre le feu à sa cambuse, il n'eut plus que ce cri, il le répéta à vingt reprises:

— Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

— Même sur moi, père? demanda tout d'un coup une voix forte, qui domina le bruit.

Les autres s'étant écartés, un maréchal des logis parut, dans la clarté dansante de la chandelle. C'était Honoré, dont la batterie se trouvait à moins de deux cents mètres, et qui, depuis deux heures, luttait contre l'irrésistible envie de venir frapper à cette porte. Il s'était juré de ne jamais en refranchir le seuil, il n'avait pas échangé une seule lettre, depuis quatre ans qu'il était au service, avec ce père qu'il interpellait, d'un ton si bref. Déjà, les soldats maraudeurs causaient vivement, se concertaient. Le fils du vieux et un gradé! Rien à faire, ça tournait mal, valait mieux chercher plus loin! Et ils filèrent, s'évanouirent dans l'épaisse nuit.

Lorsque Fouchard comprit qu'il était sauvé du pillage, il dit simplement, sans émotion aucune, comme s'il avait vu son fils la veille:

— C'est toi… Bon! je descends.

Ce fut long. On entendit, à l'intérieur, ouvrir et fermer des serrures, tout un ménage d'homme qui s'assure que rien ne traîne. Puis, enfin, la porte s'ouvrit, mais entrebâillée à peine, tenue d'un poing vigoureux.

— Entre, toi! Et personne autre!

Pourtant, il ne put refuser asile à son neveu, malgré sa visible répugnance.

— Allons, toi aussi!

Et il repoussait impitoyablement la porte sur Jean, il fallut que Maurice le suppliât. Mais il s'entêtait: non, non! Il n'avait pas besoin d'inconnus, de voleurs chez lui, qui casseraient ses meubles! Enfin, Honoré, d'un coup d'épaule, fit entrer le camarade, et le vieux dut céder, grognant de sourdes menaces. Il n'avait pas lâché son fusil. Puis, quand il les eut conduits à la salle commune, et qu'il eut posé le fusil contre le buffet, la chandelle sur la table, il tomba dans un obstiné silence.

— Dites donc, père, nous crevons de faim. Vous nous donnerez bien du pain et du fromage, à nous autres!

Il ne répondait pas, semblait ne pas entendre, retournait sans cesse pour écouter, devant la fenêtre, si quelque autre bande ne venait pas faire le siège de sa maison.

— L'oncle, voyons, Jean est un frère. Il s'est arraché pour moi les morceaux de la bouche. Et nous avons tant souffert ensemble!

Il tournait, s'assurait que rien ne manquait, ne les regardait même pas. Et, enfin, il se décida, toujours sans une parole. Brusquement, il reprit la chandelle, les laissa dans l'obscurité, en ayant le soin de refermer derrière lui la porte à clef, pour que personne ne le suivît. On l'entendit qui descendait l'escalier de la cave. Ce fut encore très long. Et, lorsqu'il revint, barricadant tout de nouveau, il posa au milieu de la table un gros pain et un fromage, dans ce silence, qui, la colère passée, n'était plus que de la politique, car on ne sait jamais où cela mène, de parler. D'ailleurs, les trois hommes se jetaient sur la nourriture, dévorant. Et il n'y eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires.

Honoré se leva, alla chercher, près du buffet, une cruche d'eau.

— Père, vous auriez bien pu nous donner du vin.

Alors, calmé et sûr de lui, Fouchard retrouva sa langue.

— Du vin! Je n'en ai plus, plus une goutte!… Les autres, ceux de Ducrot, m'ont tout bu, tout mangé, tout pillé!

Il mentait, et cela, malgré son effort, était visible dans le clignotement de ses gros yeux pâles. Depuis deux jours, il avait fait disparaître son bétail, les quelques bêtes à son service, ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie, les emmenant de nuit, les cachant on ne savait où, au fond de quel bois, de quelle carrière abandonnée. Et il venait de passer des heures à tout enfouir chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions, jusqu'à la farine et au sel, de sorte qu'on aurait, en effet, vainement fouillé les armoires. La maison était nette. Il avait même refusé de vendre aux premiers soldats qui s'étaient présentés. On ne savait pas, il y aurait peut-être de meilleures occasions; et des idées vagues de commerce s'ébauchaient dans son crâne d'avare patient et rusé.

Maurice, qui se rassasiait, causa le premier.

— Et ma soeur Henriette, y a-t-il longtemps que vous l'avez vue?

Le vieux continuait de marcher, avec des coups d'oeil sur Jean, en train d'engloutir d'énormes bouchées de pain; et, sans se presser, comme après une longue réflexion:

— Henriette, oui, l'autre mois, à Sedan… Mais j'ai aperçu
Weiss, son mari, ce matin. Il accompagnait son patron, Monsieur
Delaherche, qui l'avait pris avec lui dans sa voiture, pour aller
voir passer l'armée à Mouzon, histoire simplement de s'amuser…

Une ironie profonde passa sur le visage fermé du paysan.

— Peut-être bien tout de même qu'ils l'auront trop vue, l'armée, et qu'ils ne se sont pas amusés beaucoup; car, dès trois heures, on ne pouvait plus circuler sur les routes, tant elles étaient encombrées de soldats qui fuyaient.

De la même voix tranquille et comme indifférente, il donna quelques détails sur la défaite du 5e corps, surpris à Beaumont au moment de faire la soupe, forcé de se replier, culbuté jusqu'à Mouzon par les Bavarois. Des soldats débandés, fous de panique, qui traversaient Remilly, lui avaient crié que De Failly venait encore de les vendre à Bismarck. Et Maurice songeait à ces marches affolées des deux derniers jours, à ces ordres du maréchal De Mac- Mahon hâtant la retraite, voulant passer la Meuse à tout prix, lorsqu'on avait perdu en incompréhensibles hésitations tant de journées précieuses. Il était trop tard. Sans doute le maréchal, qui s'était emporté en trouvant à Oches le 7e corps, qu'il croyait à la Besace, avait dû être convaincu que le 5e corps campait déjà à Mouzon, lorsque celui-ci, s'attardant à Beaumont, s'y laissait écraser. Mais qu'exiger de troupes mal commandées, démoralisées par l'attente et la fuite, mourantes de faim et de fatigue?

Fouchard avait fini par se planter derrière Jean, étonné de voir les bouchées disparaître. Et, froidement goguenard:

— Hein! ça va mieux?

Le caporal leva la tête, répondit avec sa même carrure de paysan:

— Ca commence, merci bien!

Honoré, depuis qu'il était là, malgré sa grosse faim, s'arrêtait parfois, tournait la tête, à un bruit qu'il croyait entendre. Si, après tout un combat, il avait manqué à son serment de ne plus jamais remettre les pieds dans cette maison, c'était poussé par l'irrésistible désir de revoir Silvine. Il gardait sous sa chemise, contre sa peau même, la lettre qu'il avait reçue d'elle à Reims, cette lettre si tendre où elle lui disait qu'elle l'aimait toujours, qu'elle n'aimerait jamais que lui, malgré le cruel passé, malgré Goliath et le petit Charlot qu'elle avait eu de cet homme. Et il ne pensait plus qu'à elle, et il s'inquiétait de ne pas l'avoir encore vue, tout en se raidissant, pour ne pas montrer son anxiété à son père. Mais la passion l'emporta, il demanda, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre naturelle:

— Et Silvine, elle n'est donc plus ici?

Fouchard eut, sur son fils, un regard oblique, luisant d'un rire intérieur.

— Si, si.

Puis, il se tut, cracha longuement; et l'artilleur dut reprendre, après un silence:

— Alors, elle est couchée?

— Non, non.

Enfin, le vieux daigna expliquer qu'il était tout de même allé, le matin, au marché de Raucourt, avec sa carriole, en emmenant sa servante. Ce n'était pas une raison, parce qu'il passait des soldats, pour que le monde cessât de manger de la viande et pour qu'on ne fît plus ses affaires. Il avait donc, comme tous les mardis, emporté là-bas un mouton et un quartier de boeuf; et il achevait sa vente, lorsque l'arrivée du 7e corps l'avait jeté au milieu d'une bagarre épouvantable. On courait, on se bousculait. Alors, il avait eu peur qu'on ne lui prît sa voiture et son cheval, il était parti, en abandonnant Silvine, qui faisait justement des commissions dans le bourg.

— Oh! Elle va revenir, conclut-il de sa voix tranquille. Elle a dû se réfugier chez le docteur Dalichamp, son parrain… C'est une fille tout de même courageuse, avec son air de ne savoir qu'obéir… Sûrement, elle a bien des qualités.

Raillait-il? Voulait-il expliquer pourquoi il la gardait, cette fille qui l'avait fâché avec son fils, et malgré l'enfant du Prussien dont elle refusait de se séparer? De nouveau, il eut son coup d'oeil oblique, son rire muet.

— Charlot est là qui dort, dans sa chambre, et bien sûr qu'elle ne va pas tarder.

Honoré, les lèvres tremblantes, regarda son père si fixement, que celui-ci reprit sa marche. Et le silence recommença, infini, tandis que, machinalement, il se recoupait du pain, mangeant toujours. Jean continuait, lui aussi, sans éprouver le besoin de dire une parole. Rassasié, les coudes sur la table, Maurice examinait les meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, rêvait à des journées de vacances qu'il avait passées à Remilly autrefois, avec sa soeur Henriette. Les minutes s'écoulaient, l'horloge sonna onze heures.

— Diable! murmura-t-il, il ne faut pas laisser partir les autres.

Et, sans que Fouchard s'y opposât, il alla ouvrir la fenêtre. Toute la vallée noire se creusa, roulant sa mer de ténèbres. Pourtant, lorsque les yeux s'étaient habitués, on distinguait très nettement le pont, éclairé par les feux des deux berges. Des cuirassiers passaient toujours, dans leurs grands manteaux blancs, pareils à des cavaliers fantômes, dont les chevaux, fouettés d'un vent de terreur, marchaient sur l'eau. Et cela sans fin, interminable, toujours du même train de vision lente. Vers la droite, les coteaux nus, où dormait l'armée, restaient dans une immobilité, un silence de mort.

— Ah bien! reprit Maurice, avec un geste désespéré, ce sera pour demain matin.

Il avait laissé la fenêtre grande ouverte, et le père Fouchard, saisissant son fusil, enjamba l'appui, sauta dehors, avec l'agilité d'un jeune homme. On l'entendit marcher un instant d'un pas régulier de factionnaire; puis, il n'y eut plus que la grande rumeur lointaine du pont encombré: sans doute il s'était assis au bord de la route, plus tranquille d'être là, voyant venir le danger, tout prêt à rentrer d'un saut et à défendre sa maison.

Maintenant, à chaque minute, Honoré regardait l'horloge. Son inquiétude croissait. Il n'y avait que six kilomètres de Raucourt à Remilly; ce n'était guère plus d'une heure de marche, pour une fille jeune et solide comme Silvine. Pourquoi n'était-elle pas là, depuis des heures que le vieux l'avait perdue, dans la confusion de tout un corps d'armée, noyant le pays, bouchant les routes? Certainement, quelque catastrophe s'était produite; et il la voyait dans de mauvaises histoires, éperdue en pleins champs, piétinée par les chevaux.

Mais, soudain, tous trois se levèrent. Un galop descendait la route, et ils venaient d'entendre le vieux qui armait son fusil.

— Qui va là? Cria rudement ce dernier. C'est toi, Silvine?

On ne répondit pas. Il menaça de tirer, répétant sa question.
Alors, une voix haletante, oppressée, parvint à dire:

— Oui, oui, c'est moi, père Fouchard.

Puis, tout de suite elle demanda:

— Et Charlot?

— Il est couché, il dort.

— Ah! bon, merci!

Du coup, elle ne se hâta plus, poussant un gros soupir, où toute son angoisse et toute sa fatigue s'exhalaient.

— Entre par la fenêtre, reprit Fouchard. Il y a du monde.

Et, comme elle sautait dans la salle, elle resta saisie devant les trois hommes. Sous la lumière vacillante de la chandelle, elle apparaissait, très brune, avec ses épais cheveux noirs, ses grands beaux yeux, qui suffisaient à sa beauté, dans son visage ovale, d'une tranquillité forte de soumission. Mais, en ce moment, la vue brusque d'Honoré avait jeté tout le sang de son coeur à ses joues; et elle n'était pas étonnée pourtant de le trouver là, elle avait songé à lui, en galopant depuis Raucourt.

Lui, étranglé, défaillant, affectait le plus grand calme.

— Bonsoir, Silvine.

— Bonsoir, Honoré.

Alors, pour ne pas éclater en sanglots, elle tourna la tête, elle sourit à Maurice, qu'elle venait de reconnaître. Jean la gênait. Elle étouffait, elle ôta le foulard qu'elle avait au cou. Honoré reprit, ne la tutoyant plus, comme autrefois:

— Nous étions inquiets de vous, Silvine, à cause de tous ces
Prussiens qui arrivent.

Elle redevint subitement pâle, la face bouleversée; et, avec un regard involontaire vers la chambre où dormait Charlot, agitant la main, comme pour chasser une vision abominable, elle murmura:

— Les Prussiens, oh! Oui, oui, je les ai vus.

À bout de force, tombée sur une chaise, elle raconta que, lorsque le 7e corps avait envahi Raucourt, elle s'était réfugiée chez son parrain, le docteur Dalichamp, espérant que le père Fouchard aurait l'idée de venir l'y prendre, avant de repartir. La Grande- Rue était encombrée d'une telle bousculade, qu'un chien ne s'y serait pas risqué. Et, jusque vers quatre heures, elle avait patienté, assez tranquille, faisant de la charpie avec des dames; car le docteur, dans la pensée qu'on enverrait peut-être des blessés de Metz et de Verdun, si l'on se battait par là, s'occupait depuis quinze jours à installer une ambulance dans la grande salle de la mairie. Du monde arrivait, qui disait qu'on pourrait bien se servir tout de suite de cette ambulance; et, en effet, dès midi, on avait entendu le canon, du côté de Beaumont. Mais ça se passait loin encore, on n'avait pas peur, lorsque, tout d'un coup, comme les derniers soldats Français quittaient Raucourt, un obus était venu, avec un bruit effroyable, défoncer le toit d'une maison voisine. Deux autres suivirent, c'était une batterie allemande qui canonnait l'arrière-garde du 7e corps. Déjà, des blessés de Beaumont se trouvaient à la mairie, on craignit qu'un obus ne les achevât sur la paille, où ils attendaient que le docteur vînt les opérer. Fous d'épouvante, les blessés se levaient, voulaient descendre dans les caves, malgré leurs membres fracassés, qui leur arrachaient des cris de douleur.

— Et alors, continua Silvine, je ne sais pas comment ça s'est fait, il y a eu un brusque silence… J'étais montée à une fenêtre qui donne sur la rue et sur la campagne. Je ne voyais plus personne, pas un seul pantalon rouge, quand j'ai entendu des gros pas lourds; et une voix a crié quelque chose, et toutes les crosses des fusils sont tombées en même temps par terre… C'étaient, en bas, dans la rue, des hommes noirs, petits, l'air sale, avec de grosses têtes vilaines, coiffées de casques, pareils à ceux de nos pompiers. On m'a dit que c'étaient des Bavarois… Puis, comme je levais les yeux, j'en ai vu, oh! J'en ai vu des milliers et des milliers, qui arrivaient par les routes, par les champs, par les bois, en colonnes serrées, sans fin. Tout de suite, le pays en a été noir. Une invasion noire, des sauterelles noires, encore et encore, si bien qu'en un rien de temps, on n'a plus vu la terre.

Elle frémissait, elle répéta son geste, chassant de la main l'affreux souvenir.

— Et alors, on n'a pas idée de ce qui s'est passé… Il paraît que ces gens-là marchaient depuis trois jours, et qu'ils venaient de se battre à Beaumont, comme des enragés. Aussi crevaient-ils de faim, les yeux hors de la tête, à moitié fous… Les officiers n'ont pas même essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes et les fenêtres, cassant les meubles, cherchant à manger et à boire, avalant n'importe quoi, ce qui leur tombait sous la main… Chez Monsieur Simonnot, l'épicier, j'en ai aperçu un qui puisait avec son casque, au fond d'un tonneau de mélasse. D'autres mordaient dans des morceaux de lard cru. D'autres mâchaient de la farine. Déjà, disait-on, il ne restait plus rien, depuis quarante-Huit heures que des soldats passaient; et ils trouvaient quand même, sans doute des provisions cachées; de sorte qu'ils s'acharnaient à tout démolir, croyant qu'on leur refusait la nourriture. En moins d'une heure, les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les maisons bourgeoises elles-mêmes, ont eu leurs vitrines fracassées, leurs armoires pillées, leurs caves envahies et vidées… Chez le docteur, on ne s'imagine pas une chose pareille, j'en ai surpris un gros qui a mangé tout le savon. Mais c'est dans la cave surtout qu'ils ont fait du ravage. On les entendait d'en haut hurler comme des bêtes, briser les bouteilles, ouvrir les cannelles des tonneaux, dont le vin coulait avec un bruit de fontaine. Ils remontaient les mains rouges, d'avoir pataugé dans tout ce vin répandu… Et, voyez ce que c'est, quand on redevient ainsi des sauvages, Monsieur Dalichamp a voulu vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d'opium, qu'il avait découvert. Pour sûr, le malheureux est mort à l'heure qu'il est, tant il souffrait, quand je suis partie.

Prise d'un grand frisson, elle se mit les deux mains sur les yeux, afin de ne plus voir.

— Non, non! J'en ai trop vu, ça m'étouffe!

Le père Fouchard, toujours sur la route, s'était approché, debout devant la fenêtre, pour écouter; et le récit de ce pillage le rendait soucieux: on lui avait dit que les Prussiens payaient tout, est-ce qu'ils allaient se mettre à être des voleurs, maintenant? Maurice et Jean, eux aussi, se passionnaient, à ces détails sur un ennemi que cette fille venait de voir, et qu'eux n'avaient pu rencontrer, depuis un mois qu'on se battait; tandis que, pensif, la bouche souffrante, Honoré ne s'intéressait qu'à elle, ne songeait qu'au malheur ancien qui les avait séparés.

Mais, à ce moment, la porte de la chambre voisine s'ouvrit, et le petit Charlot parut. Il devait avoir entendu la voix de sa mère, il accourait en chemise, pour l'embrasser. Rose et blond, très fort, il avait une tignasse pâle frisée et de gros yeux bleus.

Silvine frémit, de le revoir si brusquement, comme surprise de l'image qu'il lui apportait. Ne le connaissait-elle donc plus, cet enfant adoré, qu'elle le regardait effrayée, ainsi qu'une évocation même de son cauchemar? Puis, elle éclata en larmes.

— Mon pauvre petit!

Et elle le serra éperdument dans ses bras, à son cou, tandis qu'Honoré, livide, constatait l'extraordinaire ressemblance de Charlot avec Goliath: c'était la même tête carrée et blonde, toute la race germanique, dans une belle santé d'enfance, souriante et fraîche. Le fils du Prussien, le Prussien, comme les farceurs de Remilly le nommaient! Et cette mère Française qui était là, à l'étreindre sur son coeur, encore toute bouleversée, toute saignante du spectacle de l'invasion!

— Mon pauvre petit, sois sage, viens te recoucher!… Fais dodo, mon pauvre petit!

Elle l'emporta. Puis, quand elle revint de la pièce voisine, elle ne pleurait plus, elle avait retrouvé sa calme figure de docilité et de courage.

Ce fut Honoré qui reprit, d'une voix tremblante:

— Et alors les Prussiens…?

— Ah! oui, les Prussiens… Eh bien! ils avaient tout cassé, tout pillé, tout mangé et tout bu. Ils volaient aussi le linge, les serviettes, les draps, jusqu'aux rideaux, qu'ils déchiraient en longues bandes, pour se panser les pieds. J'en ai vu dont les pieds n'étaient plus qu'une plaie, tant ils avaient marché. Devant chez le docteur, au bord du ruisseau, il y en avait une troupe, qui s'étaient déchaussés et qui s'enveloppaient les talons avec des chemises de femme garnies de dentelle, volées sans doute à la belle Madame Lefèvre, la femme du fabricant… Jusqu'à la nuit, le pillage a duré. Les maisons n'avaient plus de portes, elles bâillaient sur la rue par toutes les ouvertures des rez-de- chaussée, et l'on apercevait les débris des meubles à l'intérieur, un vrai massacre qui mettait en colère les gens calmes… Moi, j'étais comme folle, je ne pouvais rester davantage. On a eu beau vouloir me retenir, en me disant que les routes étaient barrées, qu'on me tuerait pour sûr, je suis partie, je me suis jetée tout de suite dans les champs, à droite, en sortant de Raucourt. Des chariots de Français et de Prussiens, en tas, arrivaient de Beaumont. Deux ont passé près de moi, dans l'obscurité, avec des cris, des gémissements, et j'ai couru, oh! J'ai couru à travers les terres, à travers les bois, je ne sais plus par où, en faisant un grand détour, du côté de Villers… Trois fois, je me suis cachée, en croyant entendre des soldats. Mais je n'ai rencontré qu'une autre femme qui courait aussi, qui se sauvait de Beaumont, elle, et qui m'a dit des choses à faire dresser les cheveux… Enfin, je suis ici, bien malheureuse, oh! Bien malheureuse!

Des larmes, de nouveau, la suffoquèrent. Une hantise la ramenait à ces choses, elle répéta ce que lui avait conté la femme de Beaumont. Cette femme, qui habitait la grande rue du village, venait d'y voir passer l'artillerie allemande, depuis la tombée du jour. Aux deux bords, une haie de soldats portaient des torches de résine, éclairant la chaussée d'une lueur rouge d'incendie. Et, au milieu, coulait le fleuve des chevaux, des canons, des caissons, menés d'un train d'enfer, en un galop furieux. C'était la hâte enragée de la victoire, la diabolique poursuite des troupes Françaises, à achever, à écraser, là-bas, dans quelque basse fosse. Rien n'était respecté, on cassait tout, on passait quand même. Les chevaux qui tombaient, et dont on coupait les traits tout de suite, étaient roulés, broyés, rejetés comme des épaves sanglantes. Des hommes, qui voulurent traverser, furent renversés à leur tour, hachés par les roues. Dans cet ouragan, les conducteurs mourant de faim ne s'arrêtaient même pas, attrapaient au vol des pains qu'on leur jetait; tandis que les porteurs de torches, du bout de leurs baïonnettes, leur tendaient des quartiers de viande. Puis, du même fer, ils piquaient les chevaux, qui ruaient, affolés, galopant plus fort. Et la nuit s'avançait, et de l'artillerie passait toujours, sous cette violence accrue de tempête, au milieu de hourras frénétiques.

Malgré l'attention qu'il donnait à ce récit, Maurice, foudroyé par la fatigue, après le repas goulu qu'il avait fait, venait de laisser tomber sa tête sur la table, entre ses deux bras. Un instant encore, Jean lutta, et il fut vaincu à son tour, il s'endormit, à l'autre bout. Le père Fouchard était redescendu sur la route, Honoré se trouva seul avec Silvine, assise, immobile maintenant, en face de la fenêtre toujours grande ouverte.

Alors, le maréchal des logis se leva, s'approcha de la fenêtre. La nuit restait immense et noire, gonflée du souffle pénible des troupes. Mais des bruits plus sonores, des chocs et des craquements, montaient. En bas, maintenant, c'était de l'artillerie qui défilait, sur le pont à demi submergé. Des chevaux se cabraient, dans l'effroi de cette eau mouvante. Des caissons glissaient à demi, qu'il fallait jeter complètement au fleuve. Et, en voyant cette retraite sur l'autre rive, si pénible, si lente, qui durait depuis la veille et qui ne serait certainement pas achevée au jour, le jeune homme songeait à l'autre artillerie, à celle dont le torrent sauvage se ruait au travers de Beaumont, renversant tout, broyant bêtes et gens, pour aller plus vite.

Honoré s'approcha de Silvine, et doucement, en face de ces ténèbres, où passaient des frissons farouches:

— Vous êtes malheureuse?

— Oh! Oui, malheureuse!

Elle sentit qu'il allait parler de la chose, de l'abominable chose, et elle baissait la tête.

— Dites, comment est-ce arrivé? … Je voudrais savoir…

Mais elle ne pouvait répondre.

— Est-ce qu'il vous a forcée? … Est-ce que vous avez consenti?

Alors, elle bégaya, la voix étranglée:

— Mon Dieu! Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas moi- même… Mais, voyez-vous, ce serait si mal de mentir! Et je ne puis m'excuser, non! Je ne puis dire qu'il m'ait battue… Vous étiez parti, j'étais folle, et la chose est arrivée, je ne sais pas, je ne sais pas comment!

Des sanglots l'étouffèrent, et lui, blême, la gorge également serrée, attendit une minute. Cette idée qu'elle ne voulait pas mentir, le calmait pourtant. Il continua à l'interroger, la tête travaillée de tout ce qu'il n'avait pu comprendre encore.

— Mon père vous a donc gardée ici?

Elle ne leva même pas les yeux, s'apaisant, reprenant son air de résignation courageuse.

— Je fais son ouvrage, je n'ai jamais coûté gros à nourrir, et comme il y a une bouche de plus avec moi, il en a profité pour diminuer mes gages… Maintenant, il est bien sûr que, ce qu'il commande, je suis forcée de le faire.

— Mais, vous, pourquoi êtes-vous restée?

Du coup, elle fut si surprise, qu'elle le regarda.

— Moi, où donc voulez-vous que j'aille? Au moins, ici, mon petit et moi, nous mangeons, nous sommes tranquilles.

Le silence recommença, tous les deux à présent avaient les yeux dans les yeux; et, au loin, par la vallée obscure, les souffles de foule montaient plus larges, tandis que le roulement des canons, sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin. Il y eut un grand cri, un cri perdu d'homme ou de bête, qui traversa les ténèbres, avec une infinie pitié.

— Écoutez, Silvine, reprit Honoré lentement, vous m'avez envoyé une lettre qui m'a fait bien de la joie… Jamais je ne serais revenu. Mais cette lettre, je l'ai encore relue ce soir, et elle dit des choses qu'on ne pouvait pas mieux dire…

Elle avait d'abord pâli, en l'entendant parler de cela. Peut-être était-il fâché, de ce qu'elle avait osé lui écrire, comme une effrontée. Puis, à mesure qu'il s'expliquait, elle devenait toute rouge.

— Je sais bien que vous ne voulez pas mentir, et c'est pour ça que je crois ce qu'il y a sur le papier… Oui, maintenant, je le crois tout à fait… Vous avez eu raison de penser que, si j'étais mort à la guerre, sans vous revoir, ça m'aurait fait une grosse peine, de m'en aller ainsi, en me disant que vous ne m'aimiez pas… Et, alors, puisque vous m'aimez toujours, puisque vous n'avez jamais aimé que moi…

Sa langue s'embarrassait, il ne trouvait plus les mots, secoué d'une émotion extraordinaire.

— Écoute, Silvine, si ces cochons de Prussiens ne me tuent pas, je veux bien encore de toi, oui! Nous nous marierons ensemble, dès que je rentrerai du service.

Elle se leva toute droite, elle eut un cri et tomba entre les bras du jeune homme. Elle ne pouvait parler, tout le sang de ses veines était à son visage. Il s'était assis sur la chaise, il l'avait prise sur ses genoux.

— J'y ai bien songé, c'était ce que j'avais à te dire, en venant ici… Si mon père nous refuse son consentement, nous nous en irons, la terre est grande… Et ton petit, on ne peut pas l'étrangler, mon Dieu! Il en poussera d'autres, je finirai par ne plus le reconnaître, dans le tas.

C'était le pardon. Elle se débattait contre cet immense bonheur, elle murmura enfin:

— Non, ce n'est pas possible, c'est trop. Peut-être te repentirais-tu, un jour… Mais que tu es bon, Honoré, et que je t'aime!

D'un baiser sur les lèvres, il la fit taire. Et elle n'avait déjà plus la force de refuser la félicité qui lui arrivait, toute la vie heureuse qu'elle croyait à jamais morte. D'un élan involontaire, irrésistible, elle le saisit à pleins bras, elle le serra en le baisant à son tour, de toute sa force de femme, comme un bien reconquis, à elle seule, que personne maintenant ne lui enlèverait. Il était de nouveau à elle, lui qu'elle avait perdu, et elle mourrait plutôt que de se le laisser reprendre.

Mais, à cette minute, une rumeur monta, un grand tumulte de réveil, qui emplit l'épaisse nuit. Des ordres étaient criés, des clairons sonnaient, et toute une agitation d'ombres se levait des terrains nus, une mer indistincte et mouvante, dont le flot descendait déjà vers la route. En bas, les feux des deux berges allaient s'éteindre, on ne voyait plus que des masses confuses piétinant, sans pouvoir même se rendre compte si le passage du fleuve continuait. Et jamais encore une telle angoisse, un tel effarement d'épouvante n'avaient traversé les ténèbres.

Le père Fouchard s'était rapproché de la fenêtre, criant qu'on partait. Réveillés, frissonnants et engourdis, Jean et Maurice se mirent debout. Vivement, Honoré avait serré les deux mains de Silvine dans les siennes.

— C'est juré… Attends-moi.

Elle ne trouva pas un mot, elle le regarda de toute son âme, d'un dernier et long regard, comme il sautait par la fenêtre, pour rejoindre sa batterie, au pas de course.

— Adieu, père!

— Adieu, mon garçon!

Et ce fut tout, le paysan et le soldat se quittaient de nouveau comme ils s'étaient retrouvés, sans une embrassade, en père et en fils qui n'avaient pas besoin de se voir pour vivre.

Quand ils eurent à leur tour quitté la ferme, Maurice et Jean galopèrent par les pentes raides. En bas, ils ne trouvèrent plus le 106e; tous les régiments étaient déjà en branle; et ils durent courir encore, on les renvoya, à droite, à gauche. Enfin, la tête perdue, au milieu d'une effroyable confusion, ils tombèrent sur leur compagnie, que conduisait le lieutenant Rochas; quant au capitaine Beaudoin et au régiment lui-même, ils étaient sans doute ailleurs. Et Maurice fut alors stupéfié, en constatant que cette cohue d'hommes, de bêtes, de canons, sortait de Remilly et remontait du côté de Sedan, par la route de la rive gauche. Quoi donc? Qu'arrivait-il? On ne passait plus la Meuse, on battait en retraite vers le nord!

Un officier de chasseurs qui se trouvait là, on ne savait comment, dit tout haut:

— Nom de Dieu! C'était le 28 qu'il fallait foutre le camp, lorsque nous étions au Chesne!

D'autres voix expliquaient le mouvement, des nouvelles arrivaient. Vers deux heures du matin, un aide de camp du maréchal De Mac- Mahon était venu dire au général Douay que toute l'armée avait l'ordre de se replier sur Sedan, sans perdre une minute. Écrasé à Beaumont, le 5e corps emportait les trois autres dans son désastre. À ce moment, le général, qui veillait près du pont de bateaux, se désespérait de voir que sa troisième division avait seule passé le fleuve. Le jour allait naître, on pouvait être attaqué d'un instant à l'autre. Aussi fit-il avertir tous les chefs placés sous ses ordres de gagner Sedan, chacun pour son compte, par les routes les plus directes. Et lui-même, abandonnant le pont qu'il ordonna de détruire, fila le long de la rive gauche, avec sa première division et l'artillerie de réserve; tandis que la troisième division suivait la rive droite, et que la première, entamée à Beaumont, débandée, fuyait on ne savait où. Du 7e corps, qui ne s'était pas encore battu, il n'y avait plus que des tronçons épars, perdus dans les chemins, galopant au fond des ténèbres.

Il n'était pas trois heures, et la nuit restait noire. Maurice, qui connaissait pourtant le pays, ne savait plus où il roulait, incapable de se reprendre, dans le torrent débordé, la cohue affolée qui coulait à pleine route. Beaucoup d'hommes, échappés à l'écrasement de Beaumont, des soldats de toutes armes, en lambeaux, couverts de sang et de poussière, se mêlaient aux régiments, semaient l'épouvante. De la vallée entière, au delà du fleuve, une rumeur semblable montait, d'autres piétinements de troupeau, d'autres fuites, le 1er corps qui venait de quitter Carignan et Douzy, le 12e corps parti de Mouzon avec les débris du 5e, tous ébranlés, emportés, sous la même force logique et invincible, qui, depuis le 28, poussait l'armée vers le nord, la refoulait au fond de l'impasse où elle devait périr.

Cependant, le petit jour parut, comme la compagnie Beaudoin traversait Pont-Maugis; et Maurice se retrouva, les coteaux du Liry à gauche, la Meuse à droite, longeant la route. Mais cette aube grise éclairait d'une infinie tristesse Bazeilles et Balan, noyés au bout des prairies; tandis qu'un Sedan livide, un Sedan de cauchemar et de deuil, s'évoquait à l'horizon, sur l'immense rideau sombre des forêts. Et, après Wadelincourt, lorsqu'on eut enfin atteint la porte de Torcy, il fallut parlementer, supplier et se fâcher, presque faire le siège de la place, pour obtenir du gouverneur qu'il baissât le pont-levis. Il était cinq heures. Le 7e corps entra dans Sedan, ivre de fatigue, de faim et de froid.

VIII

Dans la bousculade, au bout de la chaussée de Wadelincourt, place de Torcy, Jean fut séparé de Maurice; et il courut, s'égara parmi la cohue piétinante, ne put le retrouver. C'était une vraie malchance, car il avait accepté l'offre du jeune homme, qui voulait l'emmener chez sa soeur: là, on se reposerait, on se coucherait même dans un bon lit. Il y avait un tel désarroi, tous les régiments confondus, plus d'ordres de route ni plus de chefs, que les hommes étaient à peu près libres de faire ce qu'ils voulaient. Quand on aurait dormi quelques heures, il serait toujours temps de s'orienter et de rejoindre les camarades.

Jean, effaré, se trouva sur le viaduc de Torcy, au-dessus des vastes prairies, que le gouverneur avait fait inonder des eaux du fleuve. Puis, après avoir franchi une nouvelle porte, il traversa le pont de Meuse, et il lui sembla, malgré l'aube grandissante, que la nuit revenait, dans cette ville étroite, étranglée entre ses remparts, aux rues humides, bordées de maisons hautes. Il ne se rappelait même pas le nom du beau-frère de Maurice, il savait seulement que sa soeur s'appelait Henriette. Où aller? Qui demander? Ses pieds ne le portaient plus que par le mouvement mécanique de la marche, il sentait qu'il tomberait, s'il s'arrêtait. Comme un homme qui se noie, il n'entendait que le bourdonnement sourd, il ne distinguait que le ruissellement continu du flot d'hommes et de bêtes dans lequel il était charrié. Ayant mangé à Remilly, il souffrait surtout du besoin de sommeil; et, autour de lui, la fatigue aussi l'emportait sur la faim, le troupeau d'ombres trébuchait, par les rues inconnues. À chaque pas, un homme s'affaissait sur un trottoir, culbutait sous une porte, restait là comme mort, endormi.

En levant les yeux, Jean lut sur une plaque: avenue de la Sous- Préfecture. Au bout, il y avait un monument, dans un jardin. Et, au coin de l'avenue, il aperçut un cavalier, un chasseur d'Afrique, qu'il crut reconnaître. N'était-ce pas Prosper, le garçon de Remilly, qu'il avait vu à Vouziers, avec Maurice? Il était descendu de son cheval, et le cheval, hagard, tremblant sur les pieds, souffrait d'une telle faim, qu'il avait allongé le cou pour manger les planches d'un fourgon, qui stationnait contre le trottoir. Depuis deux jours, les chevaux n'avaient plus reçu de rations, ils se mouraient d'épuisement. Les grosses dents faisaient un bruit de râpe, contre le bois, tandis que le chasseur d'Afrique pleurait.

Puis, comme Jean, qui s'était éloigné, revenait, avec l'idée que ce garçon devait savoir l'adresse des parents de Maurice, il ne le revit plus. Alors, ce fut du désespoir, il erra de rue en rue, se retrouva à la Sous-Préfecture, poussa jusqu'à la place Turenne. Là, un instant, il se crut sauvé, en apercevant devant l'Hôtel de Ville, au pied de la statue même, le lieutenant Rochas, avec quelques hommes de la compagnie. S'il ne pouvait rejoindre son ami, il rallierait le régiment, il dormirait au moins sous la tente. Le capitaine Beaudoin n'ayant pas reparu, emporté de son côté, échoué ailleurs, le lieutenant tâchait de réunir son monde, s'informant, demandant en vain où était fixé le campement de la division. Mais, à mesure qu'on avançait dans la ville, la compagnie, au lieu de s'accroître, diminuait. Un soldat, avec des gestes fous, entra dans une auberge, et jamais il ne revint. Trois autres s'arrêtèrent devant la porte d'un épicier, retenus par des zouaves qui avaient défoncé un petit tonneau d'eau-de-vie. Plusieurs, déjà, gisaient en travers du ruisseau, d'autres voulaient partir, retombaient, écrasés et stupides. Chouteau et Loubet, se poussant du coude, venaient de disparaître au fond d'une allée noire, derrière une grosse femme qui portait un pain. Et il n'y avait plus, avec le lieutenant, que Pache et Lapoulle, ainsi qu'une dizaine de camarades.

Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un effort considérable, pour se tenir debout, les yeux ouverts.

Lorsqu'il reconnut Jean, il murmura:

— Ah! c'est vous, caporal! Et vos hommes?

Jean eut un geste vague, pour dire qu'il ne savait pas. Mais
Pache, montrant Lapoulle, répondit, gagné par les larmes:

— Nous sommes là, il n'y a que nous deux… Que le bon Dieu ait pitié de nous, c'est trop de misère!

L'autre, le gros mangeur, regardait les mains de Jean, d'un air vorace, révolté de les voir toujours vides à présent. Peut-être, dans sa somnolence, avait-il rêvé que le caporal était allé à la distribution.

— Sacré bon sort! gronda-t-il, faut donc encore se serrer le ventre!

Gaude, le clairon, qui attendait l'ordre de sonner au ralliement, adossé à la grille, venait de s'endormir, glissant d'une seule coulée, s'étalant sur le dos. Tous succombaient un à un, ronflaient à poings fermés. Et, seul, le sergent Sapin restait les yeux grands ouverts, avec son nez pincé dans sa petite figure pâle, comme s'il lisait son malheur à l'horizon de cette ville inconnue.

Cependant, le lieutenant Rochas avait cédé à l'irrésistible besoin de s'asseoir par terre. Il voulut donner un ordre.

— Caporal, il faudra… Il faudra…

Et il ne trouvait plus les mots, la bouche empâtée de fatigue; et, tout d'un coup, il s'abattit à son tour, foudroyé par le sommeil.

Jean, craignant de tomber lui aussi sur le pavé, s'en alla. Il s'entêtait à chercher un lit. De l'autre côté de la place, à une des fenêtres de l'hôtel de la croix d'or, il avait aperçu le général Bourgain-Desfeuilles, déjà en manches de chemise, tout prêt à se fourrer entre de fins draps blancs. À quoi bon faire du zèle, pâtir davantage? Et il eut une soudaine joie, un nom avait jailli de sa mémoire, celui du fabricant de drap, chez qui était employé le beau-frère de Maurice: M Delaherche, oui! C'était bien ça. Il arrêta un vieil homme qui passait.

— Monsieur Delaherche?

— Rue Maqua, presque au coin de la rue au beurre, une grande belle maison, avec des sculptures.

Puis, le vieil homme le rejoignit en courant.

— Dites donc, vous êtes du 106e… Si c'est votre régiment que vous cherchez, il est ressorti par le château, là-bas… Je viens de rencontrer le colonel, Monsieur De Vineuil, que j'ai bien connu, quand il était à Mézières.

Mais Jean repartit, avec un geste de furieuse impatience. Non! Non! Maintenant qu'il était certain de retrouver Maurice, il n'irait pas coucher sur la terre dure. Et, au fond de lui, un remords l'importunait, car il revoyait le colonel, avec sa haute taille, si dur à la fatigue malgré son âge, dormant comme ses hommes, sous la tente. Tout de suite, il enfila la Grande-Rue, se perdit de nouveau dans le tumulte grandissant de la ville, finit par s'adresser à un petit garçon qui le conduisit rue Maqua.

C'était là qu'un grand-Oncle du Delaherche actuel avait construit, au siècle dernier, la fabrique monumentale, qui, depuis cent soixante ans, n'était point sortie de la famille. Il y a ainsi, à Sedan, datant des premières années de Louis XV, des fabriques de drap grandes comme des Louvres, avec des façades d'une majesté royale. Celle de la rue Maqua avait trois étages de hautes fenêtres, encadrées de sévères sculptures; et, à l'intérieur, une cour de palais était encore plantée des vieux arbres de la fondation, des ormes gigantesques. Trois générations de Delaherche avaient fait là des fortunes considérables. Le père de Jules, le propriétaire actuel, ayant hérité la fabrique d'un cousin, mort sans enfant, c'était maintenant une branche cadette qui trônait. Ce père avait élargi la prospérité de la maison, mais il était de moeurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse. Aussi cette dernière, devenue veuve, tremblante de voir son fils recommencer les mêmes farces, s'était-elle efforcée de le tenir jusqu'à cinquante ans passés dans une dépendance de grand garçon sage, après l'avoir marié à une femme très simple et très dévote. Le pis est que la vie a de terribles revanches. Sa femme étant venue à mourir, Delaherche, sevré de jeunesse, s'était amouraché d'une jeune veuve de Charleville, la jolie Madame Maginot, sur laquelle on chuchotait des histoires, et qu'il avait fini par épouser, l'automne dernier, malgré les remontrances de sa mère. Sedan, très puritain, a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité de rires et de fêtes. D'ailleurs, jamais le mariage ne se serait conclu, si Gilberte n'avait eu pour oncle le colonel De Vineuil, en passe d'être promu général. Cette parenté, cette idée qu'il était entré dans une famille militaire, flattait beaucoup le fabricant de drap.

Le matin, Delaherche, en apprenant que l'armée allait passer à Mouzon, avait fait avec Weiss, son comptable, cette promenade en cabriolet, dont le père Fouchard avait parlé à Maurice. Gros et grand, le teint coloré, le nez fort et les lèvres épaisses, il était de tempérament expansif, il avait la curiosité gaie du bourgeois Français qui aime les beaux défilés de troupes. Ayant su par le pharmacien de Mouzon que l'empereur se trouvait à la ferme de Baybel, il y était monté, l'avait vu, avait même failli causer avec lui, toute une histoire énorme, dont il ne tarissait pas depuis son retour. Mais quel terrible retour, à travers la panique de Beaumont, par les chemins encombrés de fuyards! Vingt fois, le cabriolet avait failli culbuter dans les fossés. Les deux hommes n'étaient rentrés qu'à la nuit, au milieu d'obstacles sans cesse renaissants. Et cette partie de plaisir, cette armée que Delaherche était allé voir défiler, à deux lieues, et qui le ramenait violemment dans le galop de sa retraite, toute cette aventure imprévue et tragique lui avait fait répéter, à dix reprises, le long de la route:

— Moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne voulais pas manquer l'occasion de la voir!… Ah bien! Je l'ai vue et je crois que nous allons la voir, à Sedan, plus que nous ne voudrons!

Le matin, dès cinq heures, réveillé par la haute rumeur d'écluse lâchée que faisait le 7e corps en traversant la ville, il s'était vêtu à la hâte; et, dans la première personne rencontrée sur la place Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin. L'année d'auparavant, à Charleville, le capitaine était un des familiers de la jolie Madame Maginot; de sorte que Gilberte, avant le mariage, l'avait présenté. L'histoire, chuchotée autrefois, disait que le capitaine, n'ayant plus rien à désirer, s'était retiré devant le fabricant de drap par délicatesse, ne voulant pas priver son amie de la très grosse fortune qui lui arrivait.

— Comment! c'est vous? s'écria Delaherche, et dans quel état, bon
Dieu!

Beaudoin, si correct, si joliment tenu d'habitude, était en effet pitoyable, l'uniforme souillé, la face et les mains noires. Exaspéré, il venait de faire route avec des turcos, sans pouvoir s'expliquer comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous, il se mourait de faim et de fatigue; mais ce n'était pas là son désespoir le plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir changé de chemise depuis Reims.

— Imaginez-vous, gémit-il tout de suite, qu'on m'a égaré mes bagages à Vouziers. Des imbéciles, des gredins à qui je casserais la tête, si je les tenais!… Et plus rien, pas un mouchoir, pas une paire de chaussettes! C'est à en devenir fou, ma parole d'honneur!

Delaherche insista aussitôt pour l'emmener chez lui. Mais il résistait: non, non! Il n'avait plus figure humaine, il ne voulait pas faire peur au monde. Il fallut que le fabricant lui jurât que ni sa mère ni sa femme n'étaient levées. Et, d'ailleurs, il allait lui donner de l'eau, du savon, du linge, enfin le nécessaire.

Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine Beaudoin, débarbouillé, brossé, ayant sous l'uniforme une chemise du mari, parut dans la salle à manger aux boiseries grises, très haute de plafond. Madame Delaherche, la mère, était déjà là, toujours debout à l'aube, malgré ses soixante-dix-huit ans. Toute blanche, elle avait un nez qui s'était aminci et une bouche qui ne riait plus, dans une longue face maigre. Elle se leva, se montra d'une grande politesse, en invitant le capitaine à s'asseoir devant une des tasses de café au lait qui étaient servies.

— Peut-être, monsieur, préféreriez-vous de la viande et du vin, après tant de fatigues?

Mais il se récria.

— Merci mille fois, madame, un peu de lait et du pain beurré, c'est ce qui m'ira le mieux.

À ce moment, une porte fut gaiement poussée, et Gilberte entra, la main tendue. Delaherche avait dû la prévenir, car d'ordinaire elle ne se levait jamais avant dix heures. Elle était grande, l'air souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs, et pourtant très rose de teint, et la mine rieuse, un peu folle, sans méchanceté aucune. Son peignoir beige, à broderies de soie rouge, venait de Paris.

— Ah! capitaine, dit-elle vivement, en serrant la main du jeune homme, que vous êtes gentil, de vous être arrêté dans notre pauvre coin de province!

D'ailleurs, elle fut la première à rire de son étourderie.

— Hein? suis-je sotte! Vous vous passeriez bien d'être à Sedan, dans des circonstances pareilles… Mais je suis si heureuse de vous revoir!

En effet, ses beaux yeux brillaient de plaisir. Et Madame Delaherche, qui devait connaître les propos des méchantes langues de Charleville, les regardait tous deux fixement, de son air rigide. Le capitaine, du reste, se montrait fort discret, en homme qui avait gardé simplement un bon souvenir de la maison hospitalière où il était accueilli autrefois.

On déjeuna, et tout de suite Delaherche revint à sa promenade de la veille, ne pouvant résister à la démangeaison d'en faire de nouveau le récit.

— Vous savez que j'ai vu l'empereur à Baybel.

Il partit, rien dès lors ne put l'arrêter. Ce fut d'abord une description de la ferme, un grand bâtiment carré, avec une cour intérieure, fermée par une grille, le tout sur un monticule qui domine Mouzon, à gauche de la route de Carignan. Ensuite, il revint au 12e corps qu'il avait traversé, campé parmi les vignes des coteaux, des troupes superbes, luisantes au soleil, dont la vue l'avait empli d'une grande joie patriotique.

— J'étais donc là, monsieur, lorsque l'empereur, tout d'un coup, est sorti de la ferme, où il était monté faire halte, pour se reposer et déjeuner. Il avait un paletot jeté sur son uniforme de général, bien que le soleil fût très chaud. Derrière lui, un serviteur portait un pliant… Je ne lui ai pas trouvé bonne mine, ah! non, voûté, la marche pénible, la figure jaune, enfin un homme malade… Et ça ne m'a pas surpris, parce que le pharmacien de Mouzon, en me conseillant de pousser jusqu'à Baybel, venait de me raconter qu'un aide de camp était accouru lui acheter des remèdes… Oui, vous savez bien, des remèdes pour…

La présence de sa mère et de sa femme l'empêchait de désigner plus clairement la dysenterie dont l'empereur souffrait depuis le Chesne et qui le forçait à s'arrêter ainsi dans les fermes, le long de la route.

— Bref, voilà le serviteur qui installe le pliant, au bout d'un champ de blé, à la corne d'un taillis, et voilà l'empereur qui s'assied… Il restait immobile, affaissé, de l'air d'un petit rentier chauffant ses douleurs au soleil. Il regardait de son oeil morne le vaste horizon, en bas la Meuse coulant dans la vallée, en face les coteaux boisés dont les sommets se perdent au loin, les cimes des bois de Dieulet à gauche, le mamelon verdoyant de Sommauthe à droite… Des aides de camp, des officiers supérieurs l'entouraient, et un colonel de dragons, qui m'avait déjà demandé des renseignements sur le pays, venait de me faire signe de ne pas m'éloigner, lorsque, tout d'un coup…

Delaherche se leva, car il arrivait à la péripétie poignante du récit, il voulait joindre la mimique à la parole.

— Tout d'un coup, des détonations éclatent, et l'on voit, juste en face, en avant des bois de Dieulet, des obus décrire des courbes dans le ciel… Ca m'a fait, parole d'honneur! L'effet d'un feu d'artifice qu'on aurait tiré en plein jour… Autour de l'empereur, naturellement, on s'exclame, on s'inquiète. Mon colonel de dragons revient en courant me demander si je puis préciser où l'on se bat. Tout de suite, je dis: «c'est à Beaumont, il n'y a pas le moindre doute.» il retourne près de l'empereur, sur les genoux duquel un aide de camp dépliait une carte. L'empereur ne voulait pas croire qu'on se battît à Beaumont. Moi, n'est-ce pas? Je ne pouvais que m'obstiner, d'autant plus que les obus marchaient dans le ciel, se rapprochant, suivant la route de Mouzon… Et alors, comme je vous vois, monsieur, j'ai vu l'empereur tourner vers moi son visage blême. Oui, il m'a regardé un instant de ses yeux troubles, pleins de défiance et de tristesse. Et puis, sa tête est retombée au-dessus de la carte, il n'a plus bougé.

Bonapartiste ardent au moment du plébiscite, Delaherche, depuis les premières défaites, avouait que l'empire avait commis des fautes. Mais il défendait encore la dynastie, il plaignait Napoléon III, que tout le monde trompait. Ainsi, à l'entendre, les véritables auteurs de nos désastres n'étaient autres que les députés républicains de l'opposition, qui avaient empêché de voter le nombre d'hommes et les crédits nécessaires.

— Et l'empereur est rentré à la ferme? demanda le capitaine
Beaudoin.

— Ma foi, monsieur, je n'en sais rien, je l'ai laissé sur son pliant… Il était midi, la bataille se rapprochait, je commençais à me préoccuper de mon retour… Tout ce que je puis ajouter, c'est qu'un général, à qui je montrais Carignan au loin, dans la plaine, derrière nous, a paru stupéfait d'apprendre que la frontière belge était là, à quelques kilomètres… Ah! ce pauvre empereur, il est bien servi!

Gilberte, souriante, très à l'aise, comme dans le salon de son veuvage, où elle le recevait autrefois, s'occupait du capitaine, lui passait le pain grillé et le beurre. Elle voulait absolument qu'il acceptât une chambre, un lit; mais il refusait, il fut convenu qu'il se reposerait seulement une couple d'heures sur un canapé, dans le cabinet de Delaherche, avant de rejoindre son régiment. Au moment où il prenait des mains de la jeune femme le sucrier, Madame Delaherche, qui ne les quittait pas des yeux, les vit nettement se serrer les doigts; et elle ne douta plus.

Mais une servante venait de paraître.

— Monsieur, il y a, en bas, un soldat qui demande l'adresse de
Monsieur Weiss.

Delaherche n'était pas fier, comme on disait, aimant à causer avec les petits de ce monde, par un goût bavard de la popularité.

— L'adresse de Weiss, tiens! c'est drôle… Faites entrer ce soldat.

Jean entra, si épuisé, qu'il vacillait. En apercevant son capitaine, attablé avec deux dames, il eut un léger sursaut de surprise, il retira la main qu'il avançait machinalement déjà, pour s'appuyer à une chaise. Puis, il répondit brièvement aux questions du fabricant, qui faisait le bon homme, ami du soldat. D'un mot, il expliqua sa camaraderie avec Maurice, et pourquoi il le cherchait.

— C'est un caporal de ma compagnie, finit par dire le capitaine, afin de couper court.

À son tour, il l'interrogea, désireux de savoir ce que le régiment était devenu. Et, comme Jean racontait qu'on venait de voir le colonel traverser la ville, à la tête de ce qu'il lui restait d'hommes, pour aller camper au nord, Gilberte, de nouveau, parla trop vite, avec sa vivacité de jolie femme, qui ne réfléchissait guère.

— Oh! mon oncle, pourquoi n'est-il pas venu déjeuner ici? On lui aurait préparé une chambre… Si l'on envoyait le chercher?

Mais Madame Delaherche eut un geste de souveraine autorité. Dans ses veines coulait le vieux sang bourgeois des villes frontières, toutes les mâles vertus d'un patriotisme rigide. Elle ne rompit la sévérité de son silence que pour dire:

— Laissez Monsieur De Vineuil, il est à son devoir.

Cela causa un malaise. Delaherche emmena le capitaine dans son cabinet, voulut l'installer lui-même sur le canapé; et Gilberte s'en alla, malgré la leçon, de son air d'oiseau secouant les ailes, gai quand même sous l'orage; tandis que la servante, à qui l'on avait confié Jean, le conduisait à travers les cours de la fabrique, dans un dédale de couloirs et d'escaliers.

Les Weiss habitaient rue des Voyards; mais la maison, qui appartenait à Delaherche, communiquait avec la bâtisse monumentale de la rue Maqua. Cette rue des Voyards était alors une des plus étranglées de Sedan, une ruelle étroite, humide, assombrie par le voisinage du rempart qu'elle longeait. Les toitures des hautes façades se touchaient presque, les allées noires semblaient des bouches de cave, surtout dans le bout où se dressait le grand mur du collège. Cependant, Weiss, logé et chauffé, occupant tout le troisième étage, s'y trouvait à l'aise, à proximité de son bureau, pouvant y descendre en pantoufles, sans sortir. Il était un homme heureux, depuis qu'il avait épousé Henriette, si longtemps désirée, lorsqu'il l'avait connue au Chesne, chez son père, le percepteur, ménagère à six ans, remplaçant la mère morte; tandis que lui, entré à la raffinerie générale presque à titre d'homme de peine, se faisait une instruction, s'élevait à l'emploi de comptable, à force de travail. Encore, pour réaliser son rêve, avait-il fallu la mort du père, puis les fautes graves du frère, à Paris, de ce Maurice, dont la soeur jumelle était un peu la servante, à qui elle s'était sacrifiée toute pour en faire un monsieur. Élevée en cendrillon au logis, sachant au plus lire et écrire, elle venait de vendre la maison, les meubles, sans combler le gouffre des folies du jeune homme, lorsque le bon Weiss était accouru offrir ce qu'il possédait, avec ses bras solides, avec son coeur; et elle avait accepté de l'épouser, touchée aux larmes de son affection, très sage et très réfléchie, pleine d'estime tendre sinon de passion amoureuse. Maintenant, la fortune leur souriait, Delaherche avait parlé d'associer Weiss à sa maison. Ce serait le bonheur, dès que des enfants seraient venus.

— Attention! dit la domestique à Jean, l'escalier est raide.

En effet, il butait dans une obscurité devenue profonde, quand une porte, vivement ouverte, éclaira les marches d'un coup de lumière. Et il entendit une voix douce qui disait:

— C'est lui.

— Madame Weiss, cria la domestique, voilà un soldat qui vous demande.

Il y eut un léger rire de contentement, et la voix douce répondit:

— Bon! bon! je sais qui c'est.

Puis, comme le caporal, gêné, étouffé, s'arrêtait sur le seuil.

— Entrez, monsieur Jean… Voici deux heures que Maurice est là et que nous vous attendons, oh! avec bien de l'impatience!

Alors, dans le jour pâle de la pièce, il la vit, d'une ressemblance frappante avec Maurice, de cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui est comme un dédoublement des visages. Pourtant, elle était plus petite, plus mince encore, d'apparence plus frêle, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, sous son admirable chevelure blonde, d'un blond clair d'avoine mûre. Et ce qui la différenciait surtout de lui, c'étaient ses yeux gris, calmes et braves, où revivait toute l'âme héroïque du grand-père, le héros de la grande armée. Elle parlait peu, marchait sans bruit, d'une activité si adroite, d'une douceur si riante, qu'on la sentait comme une caresse dans l'air où elle passait.

— Tenez, entrez par ici, monsieur Jean, répéta-t-elle.

Tout va être prêt.

Il balbutiait, ne trouvant pas même un remerciement, dans son émotion d'être si fraternellement reçu. D'ailleurs, ses paupières se fermaient, il ne l'apercevait qu'à travers le sommeil invincible dont il était pris, une sorte de brume où elle flottait, vague, détachée de terre. N'était-ce donc qu'une apparition charmante, cette jeune femme secourable, qui lui souriait avec tant de simplicité? Il lui sembla bien qu'elle touchait sa main, qu'il sentait la sienne, petite et ferme, d'une loyauté de vieil ami.

Et, à partir de ce moment, Jean perdit la conscience nette des choses. On était dans la salle à manger, il y avait du pain et de la viande sur la table; mais il n'aurait pas eu la force de porter les morceaux à sa bouche. Un homme était là, assis sur une chaise. Puis, il reconnut Weiss, qu'il avait vu à Mulhouse. Mais il ne comprenait pas ce que l'homme disait, d'un air de chagrin, avec des gestes ralentis. Dans un lit de sangle, dressé devant le poêle, Maurice dormait déjà, la face immobile, l'air mort. Et Henriette s'empressait autour d'un divan, sur lequel on avait jeté un matelas; elle apportait un traversin, un oreiller, des couvertures; elle mettait, les mains promptes et savantes, des draps blancs, d'admirables draps blancs, d'un blanc de neige.

Ah! ces draps blancs, ces draps si ardemment convoités, Jean ne voyait plus qu'eux! Il ne s'était pas déshabillé, il n'avait pas couché dans un lit depuis six semaines. C'était une gourmandise, une impatience d'enfant, une irrésistible passion, à se glisser dans cette blancheur, dans cette fraîcheur, et à s'y perdre. Dès qu'on l'eut laissé seul, il fut tout de suite pieds nus, en chemise, il se coucha, se contenta, avec un grognement de bête heureuse. Le jour pâle du matin entrait par la haute fenêtre; et, comme, déjà chaviré dans le sommeil, il rouvrait à demi les yeux, il eut encore une apparition d'Henriette, une Henriette plus indécise, immatérielle, qui rentrait sur la pointe des pieds, pour poser près de lui, sur la table, une carafe et un verre oubliés. Elle sembla rester là quelques secondes, à les regarder tous deux, son frère et lui, avec son tranquille sourire, d'une infinie bonté. Puis, elle se dissipa. Et il dormait dans les draps blancs, anéanti.

Des heures, des années coulèrent. Jean et Maurice n'étaient plus, sans un rêve, sans la conscience du petit battement de leurs veines. Dix ans ou dix minutes, le temps avait cessé de compter; et c'était comme la revanche du corps surmené, se satisfaisant dans la mort de tout leur être. Brusquement, secoués du même sursaut, tous deux s'éveillèrent. Quoi donc? Que se passait-il, depuis combien de temps dormaient-ils? La même clarté pâle tombait de la haute fenêtre. Ils étaient brisés, les jointures raidies, les membres plus las, la bouche plus amère qu'en se couchant. Heureusement qu'ils ne devaient avoir dormi qu'une heure. Et, sur la même chaise, ils ne s'étonnèrent pas d'apercevoir Weiss, qui semblait attendre leur réveil, dans la même attitude accablée.

— Fichtre! bégaya Jean, faut pourtant se lever et rejoindre le régiment avant midi.

Il sauta sur le carreau avec un léger cri de douleur, il s'habilla.

— Avant midi, répéta Weiss. Vous savez qu'il est sept heures du soir et que vous dormez depuis douze heures environ.

Sept heures, bon Dieu! Ce fut un effarement. Jean, déjà tout vêtu, voulait courir, tandis que Maurice, encore au lit, se lamentait de ne pouvoir plus remuer les jambes. Comment retrouver les camarades? L'armée n'avait-elle pas filé? Et tous deux se fâchaient, on n'aurait pas dû les laisser dormir si longtemps. Mais Weiss eut un geste de désespérance.

— Pour ce qu'on a fait, mon Dieu! vous avez aussi bien fait de rester couchés.

Lui, depuis le matin, battait Sedan et les environs. Il venait seulement de rentrer, désolé de l'inaction des troupes, de cette journée du 31, si précieuse, perdue dans une attente inexplicable. Une seule excuse était possible, la fatigue extrême des hommes, leur besoin absolu de repos; et encore ne comprenait-il pas que la retraite n'eût pas continué, après les quelques heures de sommeil nécessaire.

— Moi, reprit-il, je n'ai pas la prétention de m'y entendre, mais je sens, oui! je sens que l'armée est très mal plantée à Sedan… Le 12e corps se trouve à Bazeilles, où l'on s'est un peu battu, ce matin; le 1er est tout le long de la Givonne, du village de la Moncelle au bois de la Garenne; tandis que le 7e campe sur le plateau de Floing, et que le 5e, à moitié détruit, s'entasse sous les remparts mêmes, du côté du château… Et c'est cela qui me fait peur, de les savoir tous rangés ainsi autour de la ville, attendant les Prussiens. J'aurais filé, moi, oh! tout de suite, sur Mézières. Je connais le pays, il n'y a pas d'autre ligne de retraite, ou bien on sera culbuté en Belgique… Puis, tenez! venez voir quelque chose…

Il avait pris la main de Jean, il l'amenait devant la fenêtre.

— Regardez là-bas, sur la crête des coteaux.

Par-dessus les remparts, par-dessus les constructions voisines, la fenêtre s'ouvrait, au sud de Sedan, sur la vallée de la Meuse. C'était le fleuve se déroulant dans les vastes prairies, c'était Remilly à gauche, Pont-Maugis et Wadelincourt en face, Frénois à droite; et les coteaux étalaient leurs pentes vertes, d'abord le Liry, ensuite la Marfée et la Croix-Piau, avec leurs grands bois. Sous le jour finissant, l'immense horizon avait une douceur profonde, d'une limpidité de cristal.

— Vous ne voyez pas, là-bas, le long des sommets, ces lignes noires en marche, ces fourmis noires qui défilent?

Jean écarquillait les yeux, tandis que Maurice, à genoux sur son lit, tendait le cou.

— Ah! oui, crièrent-ils ensemble. En voici une ligne, en voici une autre, une autre, une autre! Il y en a partout.

— Eh bien! reprit Weiss, ce sont les Prussiens… Depuis ce matin, je les regarde, et il en passe, il en passe toujours! Ah! je vous promets que, si nos soldats les attendent, eux se dépêchent d'arriver!… Et tous les habitants de la ville les ont vus comme moi, il n'y a vraiment que les généraux qui ont les yeux bouchés. J'ai causé tout à l'heure avec un général, il a haussé les épaules, il m'a dit que le maréchal De Mac-Mahon était absolument convaincu d'avoir à peine soixante-dix mille hommes devant lui. Dieu veuille qu'il soit bien renseigné!… Mais, regardez-les donc! la terre en est couverte, elles viennent, elles viennent, les fourmis noires!

À ce moment, Maurice se rejeta dans son lit et éclata en gros sanglots. Henriette, de son air souriant de la veille, entrait. Vivement, elle s'approcha, alarmée.

— Quoi donc?

Mais lui, la repoussait du geste.

— Non, non! laisse-moi, abandonne-moi, je ne t'ai jamais fait que du chagrin. Quand je pense que tu te privais de robes, et que j'étais au collège, moi! Ah! oui, une instruction dont j'ai profité joliment!… Et puis, j'ai failli déshonorer notre nom, je ne sais pas où je serais à cette heure, si tu ne t'étais saignée aux quatre membres, pour réparer mes sottises.

Elle s'était remise à sourire.

— Vraiment, mon pauvre ami, tu n'as pas le réveil gai… Mais puisque tout cela est effacé, oublié! Ne fais-tu pas maintenant ton devoir de bon Français? Depuis que tu t'es engagé, je suis très fière de toi, je t'assure.

Comme pour le prier de venir à son aide, elle s'était tournée vers Jean. Celui-ci la regardait, un peu surpris de la trouver moins belle que la veille, plus mince, plus pâle, à présent qu'il ne la voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue. Ce qui restait frappant, c'était sa ressemblance avec son frère; et, cependant, toute la différence de leurs natures s'accusait profonde, à cette minute: lui, d'une nervosité de femme, ébranlé par la maladie de l'époque, subissant la crise historique et sociale de la race, capable d'un instant à l'autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements; elle, si chétive, dans son effacement de cendrillon, avec son air résigné de petite ménagère, le front solide, les yeux braves, du bois sacré dont on fait les martyrs.

— Fière de moi! s'écria Maurice, il n'y a pas de quoi, vraiment!
Voilà un mois que nous fuyons comme des lâches que nous sommes.

— Dame! dit Jean, avec son bon sens, nous ne sommes pas les seuls, nous faisons ce qu'on nous fait faire.

Mais la crise du jeune homme éclata, plus violente.

— Justement, j'en ai assez!… Est-ce que ce n'est pas à pleurer des larmes de sang, ces défaites continuelles, ces chefs imbéciles, ces soldats qu'on mène stupidement à l'abattoir comme des troupeaux? … Maintenant, nous voilà au fond d'une impasse. Vous voyez bien que les Prussiens arrivent de toutes parts; et nous allons être écrasés, l'armée est perdue… Non, non! je reste ici, je préfère qu'on me fusille comme déserteur… Jean, tu peux partir sans moi. Non! je n'y retourne pas, je reste ici.

Un nouvel accès de larmes l'avait abattu sur l'oreiller. C'était une détente nerveuse irrésistible, qui emportait tout, une de ces chutes soudaines dans le désespoir, le mépris du monde entier et de lui-même, auxquelles il était si fréquemment sujet. Sa soeur, le connaissant bien, demeurait placide.

— Ce serait très mal, mon bon Maurice, si tu désertais ton poste, au moment du danger.

D'une secousse, il se mit sur son séant.

— Eh bien! donne-moi mon fusil, je vais me casser la tête, ce sera plus tôt fait.

Puis, le bras tendu, montrant Weiss, immobile et silencieux:

— Tiens! il n'y a que lui de raisonnable, oui! lui seul a vu clair… Tu te souviens, Jean, de ce qu'il me disait, devant Mulhouse, il y a un mois?

— C'est bien vrai, confirma le caporal, monsieur a dit que nous serions battus.

Et la scène s'évoquait, la nuit anxieuse, l'attente pleine d'angoisse, tout le désastre de Froeschwiller passant déjà dans le ciel morne, tandis que Weiss disait ses craintes, l'Allemagne prête, mieux commandée, mieux armée, soulevée par un grand élan de patriotisme, la France effarée, livrée au désordre, attardée et pervertie, n'ayant ni les chefs, ni les hommes, ni les armes nécessaires. Et l'affreuse prédiction se réalisait.

Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon chien exprimait une douleur profonde.

— Ah! je ne triomphe guère, d'avoir eu raison, murmura-t-il. Je suis une bête, mais c'était tellement clair, quand on savait les choses!… Seulement, si l'on est battu, on peut en tuer tout de même, de ces Prussiens de malheur. C'est la consolation, je crois encore que nous allons y rester, et je voudrais qu'il y restât aussi des Prussiens, des tas de Prussiens, tenez! de quoi couvrir la terre, là-bas!

Il s'était mis debout, il montrait du geste la vallée de la Meuse. Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l'avaient empêché de servir.

— Tonnerre de Dieu! oui, je me battrais, moi, si j'étais libre… Je ne sais pas si c'est parce qu'ils sont maintenant en maîtres dans mon pays, cette Alsace où les cosaques avaient déjà fait tant de mal, mais je ne puis penser à eux, les voir en imagination chez nous, dans nos maisons, sans qu'aussitôt une furieuse envie me saisisse d'en saigner une douzaine… Ah! si je n'avais pas été réformé, si j'étais soldat!

Puis, après un court silence:

— Et, d'ailleurs, qui sait?

C'était l'espérance, le besoin de croire la victoire toujours possible, même chez les plus désabusés. Et Maurice, honteux déjà de ses larmes, l'écoutait, se raccrochait à ce rêve. En effet, la veille, le bruit n'avait-il pas couru que Bazaine était à Verdun? La fortune devait bien un miracle à cette France qu'elle avait faite si longtemps glorieuse. Henriette, muette, venait de disparaître; et, quand elle rentra, elle ne s'étonna point de trouver son frère vêtu, debout, prêt au départ. Elle voulut absolument les voir manger, Jean et lui. Ils durent s'attabler, mais les bouchées les étouffaient, des nausées leur soulevaient le coeur, alourdis encore de leur gros sommeil. En homme de précaution, Jean coupa un pain en deux, en mit une moitié dans le sac de Maurice, l'autre moitié dans le sien. Le jour baissait, il fallait partir. Et Henriette qui s'était arrêtée devant la fenêtre, regardant au loin, sur la Marfée, les troupes Prussiennes, les fourmis noires défilant sans cesse, peu à peu perdues au fond de l'ombre croissante, laissa échapper une involontaire plainte.

— Oh! la guerre, l'atroce guerre!

Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa revanche.

— Quoi donc? petite soeur, c'est toi qui veux qu'on se batte, et tu injuries la guerre!

Elle se retourna, elle répondit de face, avec sa vaillance:

— C'est vrai, je l'exècre, je la trouve injuste et abominable… Peut-être, simplement, est-ce parce que je suis femme. Ces tueries me révoltent. Pourquoi ne pas s'expliquer et s'entendre?

Jean, brave garçon, l'approuvait d'un hochement de tête. Rien également ne semblait plus facile, à lui illettré, que de tomber tous d'accord, si l'on s'était donné de bonnes raisons. Mais, repris par sa science, Maurice songeait à la guerre nécessaire, la guerre qui est la vie même, la loi du monde. N'est-ce pas l'homme pitoyable qui a introduit l'idée de justice et de paix, lorsque l'impassible nature n'est qu'un continuel champ de massacre?

— S'entendre! s'écria-t-il, oui! dans des siècles. Si tous les peuples ne formaient plus qu'un peuple, on pourrait concevoir à la rigueur l'avènement de cet âge d'or; et encore la fin de la guerre ne serait-elle pas la fin de l'humanité? … J'étais imbécile tout à l'heure, il faut se battre, puisque c'est la loi.

Il souriait à son tour, il répéta le mot de Weiss.

— Et puis, qui sait?

De nouveau, l'illusion vivace le tenait, tout un besoin d'aveuglement, dans l'exagération maladive de sa sensibilité nerveuse.

— À propos, reprit-il gaiement, et le cousin Gunther?

— Le cousin Gunther, dit Henriette, mais il appartient à la garde
Prussienne… Est-ce que la garde est par ici?

Weiss eut un geste d'ignorance, que les deux soldats imitèrent, ne pouvant répondre, puisque les généraux eux-mêmes ne savaient pas quels ennemis ils avaient devant eux.

— Partons, je vais vous conduire, déclara-t-il. J'ai appris tout à l'heure où campait le 106e.

Alors, il dit à sa femme qu'il ne rentrerait pas, qu'il irait coucher à Bazeilles. Il venait d'acheter là une petite maison, qu'il achevait justement d'installer, pour l'habiter jusqu'aux froids. Elle se trouvait voisine d'une teinturerie, appartenant à M Delaherche. Et il se montrait inquiet des provisions qu'il avait déjà mises à la cave, un tonneau de vin, deux sacs de pommes de terre, certain, disait-il, que des maraudeurs pilleraient la maison si elle restait vide, tandis qu'il la préserverait sans doute en l'occupant cette nuit-là. Sa femme, pendant qu'il parlait, le regardait fixement.

— Sois tranquille, ajouta-t-il avec un sourire, je n'ai pas d'autre idée que de veiller sur nos quatre meubles. Et je te promets, si le village est attaqué, s'il y a un danger quelconque, de revenir tout de suite.

— Va, dit-elle. Mais reviens, ou je vais te chercher.

À la porte, Henriette embrassa tendrement Maurice. Puis, elle tendit la main à Jean, garda la sienne quelques secondes, dans une étreinte amicale.

— Je vous confie encore mon frère… Oui, il m'a conté combien vous avez été gentil pour lui, et je vous aime beaucoup.

Il fut si troublé, qu'il se contenta de serrer, lui aussi, cette petite main frêle et solide. Et il retrouvait son impression de l'arrivée, cette Henriette aux cheveux d'avoine mûre, si légère, si riante dans son effacement, qu'elle emplissait l'air, autour d'elle, comme d'une caresse.

En bas, ils retombèrent dans le Sedan assombri du matin. Le crépuscule noyait déjà les rues étroites, toute une agitation confuse obstruait le pavé. La plupart des boutiques s'étaient fermées, les maisons semblaient mortes, tandis que, dehors, on s'écrasait. Cependant, sans trop de peine, ils avaient atteint la place de l'Hôtel-de-Ville, lorsqu'ils firent la rencontre de Delaherche, flânant là, en curieux. Tout de suite, il s'exclama, parut enchanté de reconnaître Maurice, raconta qu'il venait justement de reconduire le capitaine Beaudoin, du côté de Floing, où était le régiment; et son habituelle satisfaction augmenta encore, lorsqu'il sut que Weiss allait coucher à Bazeilles; car lui-même, comme il le disait à l'instant au capitaine, avait résolu de passer également la nuit à sa teinturerie, pour voir.

— Weiss, nous partirons ensemble… Mais, en attendant, allons donc jusqu'à la Sous-Préfecture, nous apercevrons peut-être l'empereur.

Depuis qu'il avait failli lui parler, à la ferme de Baybel, il ne se préoccupait que de Napoléon III; et il finit par entraîner les deux soldats eux-mêmes. Quelques groupes seulement stationnaient, en chuchotant, sur la place de la Sous-Préfecture; tandis que, de temps à autre, des officiers se précipitaient, effarés. Une ombre mélancolique décolorait déjà les arbres, on entendait le gros bruit de la Meuse, coulant à droite, au pied des maisons. Et, dans la foule, on racontait comment l'empereur, qui s'était décidé avec peine à quitter Carignan, la veille, vers onze heures du soir, avait absolument refusé de pousser jusqu'à Mézières, pour rester au danger et ne pas démoraliser les troupes. D'autres disaient qu'il n'était plus là, qu'il avait fui, laissant, en guise de mannequin, un de ses lieutenants, vêtu de son uniforme, et dont une ressemblance frappante abusait l'armée. D'autres donnaient leur parole d'honneur qu'ils avaient vu entrer, dans le jardin de la Sous-Préfecture, des voitures chargées du trésor impérial, cent millions en or, en pièces de vingt francs neuves. Ce n'était, à la vérité, que le matériel de la maison de l'empereur, le char à bancs, les deux calèches, les douze fourgons, dont le passage avait révolutionné les villages, Courcelles, le Chêne, Raucourt, grandissant dans les imaginations, devenant une queue immense dont l'encombrement arrêtait l'armée, et qui venaient enfin d'échouer là, maudits et honteux, cachés à tous les regards derrière les lilas du sous-préfet.

Près de Delaherche, qui se haussait, examinant les fenêtres du rez-de-chaussée, une vieille femme, quelque pauvre journalière du voisinage, à la taille déviée, aux mains tordues, mangées par le travail, mâchonnait entre ses dents:

— Un empereur… Je voudrais pourtant bien en voir un… Oui, pour voir…

Brusquement, Delaherche s'exclama, en saisissant le bras de
Maurice.

— Tenez! c'est lui… Là, regardez, à la fenêtre de gauche… Oh! Je ne me trompe pas, je l'ai vu hier de très près, je le reconnais bien… Il a soulevé le rideau, oui, cette figure pâle, contre la vitre.

La vieille femme, qui avait entendu, restait béante. C'était, en effet, contre la vitre, une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière. Et la vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos, s'en alla, avec un geste d'immense dédain.

— Ca, un empereur! en voilà une bête!

Un zouave était là, un de ces soldats débandés qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps.

Il agitait son chassepot, jurant, crachant des menaces; et il dit à un camarade:

— Attends, que je lui foute une balle dans la tête!

Delaherche, indigné, intervint. Mais, déjà, l'empereur avait disparu. Le gros bruit de la Meuse continuait, une plainte d'infinie tristesse semblait avoir passé dans l'ombre croissante. D'autres clameurs éparses grondaient au loin. Était-ce le: marche! Marche! L'ordre terrible crié de Paris, qui avait poussé cet homme d'étape en étape, traînant par les chemins de la défaite l'ironie de son impériale escorte, acculé maintenant à l'effroyable désastre qu'il prévoyait et qu'il était venu chercher? Que de braves gens allaient mourir par sa faute, et quel bouleversement de tout l'être, chez ce malade, ce rêveur sentimental, silencieux dans la morne attente de la destinée!

Weiss et Delaherche accompagnèrent les deux soldats jusqu'au plateau de Floing.

— Adieu! dit Maurice, en embrassant son beau-frère.

— Non, non! au revoir, que diable! s'écria gaiement le fabricant.

Jean, tout de suite, avec son flair, trouva le 106e, dont les tentes s'alignaient sur la pente du plateau, derrière le cimetière. La nuit était presque tombée; mais on distinguait encore, par grandes masses, l'amas sombre des toitures de la ville, puis, au delà, Balan et Bazeilles, dans les prairies qui se déroulaient jusqu'à la ligne des coteaux, de Remilly à Frénois; tandis que, sur la gauche, s'étendait la tache noire du bois de la Garenne, et que, sur la droite, en bas, luisait le large ruban pâle de la Meuse. Un instant, Maurice regarda cet immense horizon s'anéantir dans les ténèbres.

— Ah! voici le caporal! dit Chouteau. Est-ce qu'il revient de la distribution?

Il y eut une rumeur. Toute la journée, des hommes s'étaient ralliés, les uns seuls, les autres par petits groupes, dans une telle bousculade, que les chefs avaient renoncé même à demander des explications. Ils fermaient les yeux, heureux encore d'accepter ceux qui voulaient bien revenir. Le capitaine Beaudoin, d'ailleurs, arrivait à peine, et le lieutenant Rochas n'avait ramené que vers deux heures la compagnie débandée, réduite des deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait à peu près au complet. Quelques soldats étaient ivres, d'autres restaient à jeun, n'ayant pu se procurer un morceau de pain; et les distributions, une fois de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant, s'était ingénié à faire cuire des choux, arrachés dans un jardin du voisinage; mais il n'avait ni sel ni graisse, les estomacs continuaient à crier famine.

— Voyons, mon caporal, vous qui êtes un malin! répétait Chouteau goguenard. Oh! ce n'est pas pour moi, j'ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l'escouade l'avait attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n'ayant rien attrapé, comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la conscience bourrelée d'avoir abandonné ses hommes, leur partagea la moitié de pain qu'il avait dans son sac.

— Nom de Dieu! nom de Dieu! répéta Lapoulle dévorant, ne trouvant pas d'autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que Pache disait tout bas un pater et un ave, pour être certain que le ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l'appel, à toute fanfare. Mais il n'y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et ce fut, lorsqu'il eut constaté que sa demi- section était au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince figure maladive et son nez pincé, dit doucement:

— Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille certitude, les yeux au loin dans l'ombre:

— Oh! moi, demain, je serai tué.

Il était neuf heures, la nuit menaçait d'être glaciale, car des brumes étaient montées de la Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché près de Jean, au pied d'une haie, frissonna, en disant qu'on ferait bien d'aller s'allonger sous la tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore, depuis le repos qu'ils avaient pris, ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir. À côté d'eux, ils enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d'une couverture, ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps, ensuite, ils s'intéressèrent à la petite flamme d'une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où veillaient le colonel et quelques officiers. Toute la soirée, M De Vineuil avait paru très inquiet de ne pas recevoir d'ordre, pour le lendemain matin. Il sentait son régiment en l'air, trop en avant, bien qu'il eût reculé déjà, abandonnant le poste avancé, occupé le matin. Le général Bourgain-Desfeuilles n'avait pas paru, malade, disait-on, couché à l'hôtel de la croix d'or; et le colonel dut se décider à lui envoyer un officier, pour l'avertir que la nouvelle position paraissait dangereuse, dans l'éparpillement du 7e corps, forcé de défendre une ligne trop étendue, de la boucle de la Meuse au bois de la Garenne. Certainement, dès le jour, la bataille serait livrée. On n'avait plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir. Maurice fut tout étonné, comme la petite clarté s'éteignait dans la tente du colonel, de voir le capitaine Beaudoin passer près de lui, le long de la haie, d'un pas furtif, et disparaître vers Sedan.

De plus en plus, la nuit s'épaississait, les grandes vapeurs, montées du fleuve, l'obscurcissaient toute d'un morne brouillard.

— Dors-tu, Jean?

Jean dormait, et Maurice resta seul. L'idée d'aller rejoindre Lapoulle et les autres, sous la tente, lui causait une lassitude. Il écoutait leurs ronflements répondre à ceux de Rochas, il les jalousait. Peut-être que, si les grands capitaines dorment bien, la veille d'une bataille, c'est simplement qu'ils sont fatigués. Du camp immense, noyé de ténèbres, il n'entendait s'exhaler que cette grosse haleine du sommeil, un souffle énorme et doux. Plus rien n'était, il savait seulement que le 5e corps devait camper par là, sous les remparts, que le 1er s'étendait du bois de la Garenne au village de la Moncelle, tandis que le 12e, de l'autre côté de la ville, occupait Bazeilles; et tout dormait, la lente palpitation venait des premières aux dernières tentes, du fond vague de l'ombre, à plus d'une lieue. Puis, au delà, c'était un autre inconnu, dont les bruits lui parvenaient aussi par moments, si lointains, si légers, qu'il aurait pu croire à un simple bourdonnement de ses oreilles: galop perdu de cavalerie, roulement affaibli de canons, surtout marche pesante d'hommes, le défilé sur les hauteurs de la noire fourmilière humaine, cet envahissement, cet enveloppement que la nuit elle-même n'avait pu arrêter. Et, là-bas, n'étaient-ce pas encore des feux brusques qui s'éteignaient, des voix éparses jetant des cris, toute une angoisse grandissant, emplissant cette nuit dernière, dans l'attente épouvantée du jour?

Maurice, d'une main tâtonnante, avait pris la main de Jean. Alors, seulement, rassuré, il s'endormit. Il n'y eut, au loin, plus qu'un clocher de Sedan, dont les heures tombèrent une à une.

Deuxième partie

I

À Bazeilles, dans la petite chambre noire, un brusque ébranlement fit sauter Weiss de son lit. Il écouta, c'était le canon. D'une main tâtonnante, il dut allumer la bougie, pour regarder l'heure à sa montre: quatre heures, le jour naissait à peine. Vivement, il prit son binocle, enfila d'un coup d'oeil la grande rue, la route de Douzy qui traverse le village; mais une sorte de poussière épaisse l'emplissait, on ne distinguait rien. Alors, il passa dans l'autre chambre, dont la fenêtre ouvrait sur les prés, vers la Meuse; et, là, il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve, noyant l'horizon. Le canon tonnait plus fort, là-bas, derrière ce voile, de l'autre côté de l'eau. Tout d'un coup, une batterie Française répondit, si voisine et d'un tel fracas, que les murs de la petite maison tremblèrent.

La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de Bazeilles, à droite, avant d'arriver à la place de l'église. La façade, un peu en retrait, donnait sur la route, un seul étage de trois fenêtres, surmonté d'un grenier; mais, derrière, il y avait un jardin assez vaste, dont la pente descendait vers les prairies, et d'où l'on découvrait l'immense panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu'à Frénois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau propriétaire, ne s'était guère couché que vers deux heures du matin, après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s'être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles, en garnissant les fenêtres de matelas. Une colère montait en lui, à l'idée que les Prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée, si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu.

Mais une voix l'appelait, sur la route.

— Dites donc, Weiss, vous entendez?

En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu également coucher à sa teinturerie, un grand bâtiment de briques, dont le mur était mitoyen. Du reste, tous les ouvriers avaient fui à travers bois, gagnant la Belgique; et il ne restait là, comme gardienne, que la concierge, la veuve d'un maçon, nommée Françoise Quittard. Encore, tremblante, éperdue, aurait-elle filé avec les autres, si elle n'avait pas eu son garçon, le petit Auguste, un gamin de dix ans, si malade d'une fièvre typhoïde, qu'il n'était pas transportable.

— Dites donc, répéta Delaherche, vous entendez, ça commence bien… Il serait sage de rentrer tout de suite à Sedan.

Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter Bazeilles au premier danger sérieux, et il était alors très résolu à tenir sa promesse. Mais ce n'était encore là qu'un combat d'artillerie, à grande portée et un peu au hasard, dans les brumes du petit jour.

— Attendons, que diable! Répondit-il. Rien ne presse.

D'ailleurs, la curiosité de Delaherche était si vive, si agitée, qu'il en devenait brave. Lui, n'avait pas fermé l'oeil, très intéressé par les préparatifs de défense. Prévenu qu'il serait attaqué dès l'aube, le général Lebrun, qui commandait le 12e corps, venait d'employer la nuit à se retrancher dans Bazeilles, dont il avait l'ordre d'empêcher à tout prix l'occupation. Des barricades barraient la route et les rues; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons; chaque ruelle, chaque jardin se trouvait transformé en forteresse. Et, dès trois heures, dans la nuit d'encre, les troupes, éveillées sans bruit, étaient à leurs postes de combat, les chassepots fraîchement graissés, les cartouchières emplies des quatre-vingt-Dix cartouches réglementaires. Aussi, le premier coup de canon de l'ennemi n'avait-il surpris personne, et les batteries Françaises, établies en arrière, entre Balan et Bazeilles, s'étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour faire acte de présence, car elles tiraient simplement au jugé, dans le brouillard.

— Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera vigoureusement défendue… J'ai toute une section. Venez donc voir.

On avait, en effet, posté là quarante et quelques soldats de l'infanterie de marine, à la tête desquels était un lieutenant, un grand garçon blond, fort jeune, l'air énergique et têtu. Déjà, ses hommes avaient pris possession du bâtiment, les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage, sur la rue, les autres crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies, par derrière.

Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant, s'efforçant de voir au loin, dans la brume matinale.

— Le fichu brouillard! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se battre à tâtons.

Puis, après un silence, sans transition apparente:

— Quel jour sommes-nous donc, aujourd'hui?

— Jeudi, répondit Weiss.

— Jeudi, c'est vrai… Le diable m'emporte! On vit sans savoir, comme si le monde n'existait plus!

Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et il y eut comme un coup de théâtre: le soleil se levait, les vapeurs de la Meuse s'envolèrent en lambeaux de fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea, d'une limpidité sans tache. C'était l'exquise matinée d'une admirable journée d'été.

— Ah! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à gagner, le long de la ligne… Mais c'est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont!

Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il; seulement, la veille, après s'être battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oublié d'y mettre le feu.

— C'est notre chance, dit-il de sa voix brève.

Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine; et il n'y avait, pour s'y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu'une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l'église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l'entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s'avançaient. C'était de là que partait la fusillade croissante.

— Tiens! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.

Mais il crut comprendre que d'autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s'abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis, comme l'attaque de front s'aggravait, elle s'effaça.

Brusquement, il s'était tourné vers les hauteurs de Floing, qu'on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d'y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes.

Il pouvait être cinq heures.

— Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.

Le lieutenant d'infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d'absolue certitude, en disant:

— Oh! Bazeilles est le point important. C'est ici que le sort de la bataille se décidera.

— Croyez-vous? s'écria Weiss.

— Il n'y a pas à en douter. C'est à coup sûr l'idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier, plutôt que de laisser occuper le village.

Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de l'horizon; puis, d'une voix hésitante, comme se parlant à lui-même:

— Eh bien! non, eh bien! non, ce n'est pas ça… J'ai peur d'autre chose, oui! Je n'ose pas dire au juste…

Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d'un étau; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l'étau se fussent tout d'un coup resserrées.

Depuis la veille, c'était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s'était rendu compte de la marche des deux armées. À cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche, où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes boisées; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient: où donc se massait à présent le flot d'hommes qui avait coulé là-bas? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce côté, d'autre voie de retraite sur Mézières qu'une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de Givonne, et qu'il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er corps. Si l'armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n'était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu'on n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d'hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l'éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche.

Puis, à l'est, il y avait l'autre branche de l'étau. S'il apercevait, au nord, du plateau d'Illy à celui de Floing, la ligne de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu'on avait placé en réserve sous les remparts, il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l'est, le long de la vallée de la Givonne, où le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la Garenne au village de Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être engagée dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé, dès la veille, l'arrivée des Prussiens à Francheval; de sorte que le mouvement qui se produisait à l'ouest, par Donchery, avait lieu également à l'est, par Francheval, et que les mâchoires de l'étau réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au calvaire d'Illy, si la double marche d'enveloppement n'était pas arrêtée. Il ne savait rien en science militaire, il n'avait que son bon sens, et il tremblait, à voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et dont les deux autres étaient représentés, au nord, par le 7e corps, à l'est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, à Bazeilles, occupait l'angle extrême, tous les trois se tournant le dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d'une basse- fosse, la ville de Sedan était là, armée de canons hors d'usage, sans munitions et sans vivres.

— Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n'y prennent pas garde… On vous amuse à Bazeilles…

Mais il s'expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait- il les épaules, pris d'impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l'entendre redire que l'attaque de Bazeilles n'avait peut-être d'autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s'écrier:

— Fichez-nous la paix!… Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse!

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C'était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire.

— Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien!

Puis, s'adressant à Delaherche, qui s'était caché derrière la pompe, afin d'éviter les balles:

— N'importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières; et, à leur place, j'aimerais mieux être là-bas… Enfin, il faut se battre, puisque, désormais, la retraite est impossible.

— Venez-vous? demanda Delaherche, qui, malgré son ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à Sedan.

— Oui, une minute, et je vous suis.

Malgré le danger, il se haussait, il s'entêtait à vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui s'étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville: une nappe immobile, d'un bleu délicat au soleil matinal. Mais l'eau cessait à l'entrée de Bazeilles, et les Bavarois s'étaient en effet avancés, au travers des herbes, profitant des moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient être à cinq cents mètres; et ce qui le frappait, c'était la lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain, en s'exposant le moins possible. D'ailleurs, une puissante artillerie les soutenait, l'air frais et pur s'emplissait de sifflements d'obus. Il leva les yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis n'était pas la seule à tirer sur Bazeilles: deux autres, installées à mi-côte du Liry, avaient ouvert leur feu, battant le village, balayant même au delà les terrains nus de la Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps, et jusqu'aux pentes boisées de Daigny, qu'une division du 1er corps occupait. Toutes les crêtes de la rive gauche, du reste, s'enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c'était comme une ceinture sans cesse allongée: une batterie à Noyers qui tirait sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de la Marfée, une formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville, pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de Floing. Ces coteaux qu'il aimait, cette suite de mamelons qu'il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d'une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus qu'avec une angoisse terrifiée, devenus tout d'un coup l'effrayante et gigantesque forteresse, en train d'écraser les inutiles fortifications de Sedan.

Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête. C'était une balle qui venait d'écorner sa maison, dont il apercevait la façade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda:

— Est-ce qu'ils vont me la démolir, ces brigands!

Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou l'étonna. Et, comme il se retournait, il vit un soldat, frappé en plein coeur, qui tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la face resta jeune et tranquille, foudroyée. C'était le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé de la cour.

— Ah! non, je file, moi! Bégaya Delaherche. Si vous ne venez pas, je file tout seul.

Le lieutenant, qu'ils énervaient, intervint.

— Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller…
Nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre.

Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où les Bavarois gagnaient du terrain, Weiss se décida à suivre Delaherche. Mais, de l'autre côté, dans la rue, il voulut fermer sa maison à double tour; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu'un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, à trois cents mètres environ, la place de l'église était en ce moment attaquée par une forte colonne Bavaroise, qui débouchait du chemin de Douzy. Le régiment d'infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu, comme pour la laisser s'avancer. Puis, tout d'un coup, quand elle fut massée bien en face, il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue: les soldats s'étaient rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par terre; et, dans le brusque espace qui s'ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en batterie à l'autre bout, vomirent une grêle de balles. La colonne ennemie en fut comme balayée. Les soldats s'étaient relevés d'un bond, couraient à la baïonnette sur les Bavarois épars, achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux fois, la manoeuvre recommença, avec le même succès. À l'angle d'une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amusé d'être au spectacle.

— Ah! fichtre! dit soudain Weiss, j'ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef… Attendez-moi, j'en ai pour une minute.

Cette première attaque semblait repoussée, et Delaherche, que l'envie de voir reprenait, avait moins de hâte. Il était debout devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un instant sur le seuil de la pièce qu'elle occupait, au rez-de- chaussée.

— Ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec nous. Une femme seule, c'est terrible, au milieu de ces abominations!

Elle leva ses bras tremblants.

— Ah! Monsieur, bien sûr que j'aurais filé, sans la maladie de mon petit Auguste… Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n'entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la tête, en apercevant le gamin dans un lit très blanc, la face empourprée de fièvre, et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.

— Eh bien! mais, reprit-il, pourquoi ne l'emportez-vous pas? Je vous installerai à Sedan… Enveloppez-le dans une couverture chaude et venez avec nous.

— Oh! non, monsieur, ce n'est pas possible. Le médecin a bien dit que je le tuerais… Si encore son pauvre père était en vie! Mais nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous conservions l'un pour l'autre… Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade.

Weiss, à cet instant, reparut, satisfait d'avoir tout barricadé chez lui.

— Là, pour entrer, il faudra casser tout… Maintenant, en route! et ça ne va guère être commode, filons contre les maisons, si nous voulons ne rien attraper.

En effet, l'ennemi devait préparer une nouvelle attaque, car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus. Deux déjà étaient tombés sur la route, à une centaine de mètres; un autre venait de s'enfoncer dans la terre molle du jardin voisin, sans éclater.

— Ah! dites donc, Françoise, reprit-il, je veux l'embrasser, votre petit Auguste… Mais il n'est pas si mal que ça, encore une couple de jours, et il sera hors de danger… Ayez bon courage, surtout rentrez vite, ne montrez plus votre nez.

Les deux hommes, enfin, partaient.

— Au revoir, Françoise.

— Au revoir, messieurs.

Et, à cette seconde même, il y eut un épouvantable fracas. C'était un obus qui, après avoir démoli une cheminée de la maison de Weiss, tombait sur le trottoir, où il éclata avec une telle détonation, que toutes les vitres voisines furent brisées. Une poussière épaisse, une fumée lourde empêchèrent d'abord de voir. Puis, la façade reparut, éventrée; et, là, sur le seuil, Françoise était jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse.

Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne trouvait plus que des jurons.

— Nom de Dieu! nom de Dieu!

Oui, elle était bien morte. Il s'était baissé, il lui tâtait les mains; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpré du petit Auguste, qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément, devant cet effroyable corps qu'il ne reconnaissait plus.

— Nom de Dieu! put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes!

Il s'était remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont les casques commençaient à reparaître, du côté de l'église. Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération folle.

— Sales bougres! vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison!… Non, non! ce n'est pas possible, je ne peux pas m'en aller comme ça, je reste!

Il s'élança, revint d'un bond, avec le chassepot et les cartouches du soldat mort. Pour les grandes occasions lorsqu'il voulait voir très clair, il avait toujours sur lui une paire de lunettes, qu'il ne portait pas d'habitude, par une gêne coquette et touchante, à l'égard de sa jeune femme. D'une main prompte, il arracha le binocle, le remplaça par les lunettes; et ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigurait, presque comique et superbe d'héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait d'en descendre quelques-uns, depuis les récits de 1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en Alsace.

— Ah! sales bougres, sales bougres!

Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts.

L'attaque s'annonçait terrible. Du côté des prairies, la fusillade avait cessé. Maîtres d'un ruisseau étroit, bordé de peupliers et de saules, les Bavarois s'apprêtaient à donner l'assaut aux maisons qui défendaient la place de l'église; et leurs tirailleurs s'étaient prudemment repliés, le soleil seul dormait en nappe d'or sur le déroulement immense des herbes, que tachaient quelques masses noires, les corps des soldats tués. Aussi le lieutenant venait-il de quitter la cour de la teinturerie, en y laissant une sentinelle, comprenant que, désormais, le danger allait être du côté de la rue. Vivement, il rangea ses hommes le long du trottoir, avec l'ordre, si l'ennemi s'emparait de la place, de se barricader au premier étage du bâtiment, et de s'y défendre, jusqu'à la dernière cartouche. Couchés par terre, abrités derrière les bornes, profitant des moindres saillies, les hommes tiraient à volonté; et c'était, le long de cette large voie, ensoleillée et déserte, un ouragan de plomb, des rayures de fumée, comme une averse de grêle chassée par un grand vent. On vit une jeune fille traverser la chaussée d'une course éperdue, sans être atteinte. Puis, un vieillard, un paysan vêtu d'une blouse, qui s'obstinait à faire rentrer son cheval à l'écurie, reçut une balle en plein front, et d'un tel choc, qu'il en fut projeté au milieu de la route. La toiture de l'église venait d'être défoncée par la chute d'un obus. Deux autres avaient incendié des maisons, qui flambaient dans la lumière vive, avec des craquements de charpente. Et cette misérable Françoise broyée près de son enfant malade, ce paysan avec une balle dans le crâne, ces démolitions et ces incendies achevaient d'exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en Belgique. Des bourgeois, des ouvriers, des gens en paletot et en bourgeron, tiraient rageusement par les fenêtres.

— Ah! les bandits! cria Weiss, ils ont fait le tour… Je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer… Tenez! les entendez-vous, là-bas, à gauche?

En effet, une fusillade venait d'éclater, derrière le parc de Montivilliers, dont les arbres bordaient la route. Si l'ennemi s'emparait de ce parc, Bazeilles était pris. Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu.

— Prenez donc garde, maladroit! cria le lieutenant, en forçant
Weiss à se coller contre le mur, vous allez être coupé en deux!

Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait fini par l'intéresser, tout en le faisant sourire; et, comme il entendait venir un obus, il l'avait fraternellement écarté. Le projectile tomba à une dizaine de pas, éclata en les couvrant tous les deux de mitraille. Le bourgeois restait debout, sans une égratignure, tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées.

— Allons, bon! murmura-t-il, c'est moi qui ai mon compte!

Renversé sur le trottoir, il se fit adosser contre la porte, près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil. Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu.

— Ca ne fait rien, mes enfants, écoutez-moi bien… Tirez à votre aise, ne vous pressez pas. Je vous le dirai, quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette.

Et il continua de les commander, la tête droite, surveillant au loin l'ennemi. Une autre maison, en face, avait pris feu. Le pétillement de la fusillade, les détonations des obus déchiraient l'air, qui s'emplissait de poussières et de fumées.

Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle, des morts, les uns isolés, les autres en tas, faisaient des taches sombres, éclaboussées de rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une effrayante clameur, la menace de milliers d'hommes se ruant sur quelques centaines de braves, résolus à mourir.

Alors, Delaherche, qui n'avait cessé d'appeler Weiss, demanda une dernière fois:

— Vous ne venez pas? … Tant pis! je vous lâche, adieu!

Il était environ sept heures, et il avait trop tardé. Tant qu'il put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts de muraille, se collant dans les moindres encoignures, à chaque décharge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile, tellement il s'allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de Bazeilles, lorsqu'il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue, que balayaient les batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu'il fût trempé de sueur. Un moment encore, il s'avança courbé en deux, dans un fossé. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant lui, les oreilles pleines de détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes. Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une petite maison, sur la gauche; et il se précipita, il s'abrita, la poitrine soulagée d'un poids énorme. Du monde l'entourait, des hommes, des chevaux. D'abord, il n'avait distingué personne. Ensuite, ce qu'il vit l'étonna.

N'était-ce point l'empereur, avec tout un état-major? Il hésitait, bien qu'il se vantât de le connaître, depuis qu'il avait failli lui parler, à Baybel; puis, il resta béant. C'était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu'il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s'était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l'effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu'on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon.

Une briqueterie était là, offrant un refuge. De l'autre côté, une pluie de balles en criblait les murs, et des obus, à chaque seconde, s'abattaient sur la route. Toute l'escorte s'était arrêtée.

— Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger…

Mais l'empereur se tourna, commanda du geste à son état-major de se ranger dans l'étroite ruelle qui longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes seraient cachés complètement.

— En vérité, sire, c'est de la folie… Sire, nous vous en supplions…

Il répéta simplement son geste, comme pour dire que l'apparition d'un groupe d'uniformes, sur cette route nue, attirerait certainement l'attention des batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il s'avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris: «marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, pour que ton fils règne!» il marchait, il poussait son cheval à petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis, il s'arrêta, attendant la fin qu'il était venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d'équinoxe, un obus avait éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d'attendre. Les crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la bête ni de l'homme. Alors, après cette attente infinie, l'empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n'était pas là, revint tranquillement, comme s'il n'avait désiré que reconnaître l'exacte position des batteries allemandes.

— Sire, que de courage!… De grâce, ne vous exposez plus…

Mais, d'un geste encore, il invita son état-major à le suivre, sans l'épargner cette fois, pas plus qu'il ne s'épargnait lui- même; et il monta vers la Moncelle, à travers champs, par les terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux s'abattirent. Les régiments du 12e corps, devant lesquels il passait, le regardaient venir et disparaître comme un spectre, sans un salut, sans une acclamation.

Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en frémissait, surtout en pensant que, dès qu'il aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il s'attardait, il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là.

— Je vous dis qu'il a été tué net, un obus qui l'a coupé en deux.

— Mais non, je l'ai vu emporter… Une simple blessure, un éclat dans la fesse…

— À quelle heure?

— Vers six heures et demie, il y a une heure… Là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin creux…

— Alors, il est rentré à Sedan?

— Certainement, il est à Sedan.

De qui parlaient-ils donc? Brusquement, Delaherche comprit qu'ils parlaient du maréchal De Mac-Mahon, blessé en allant aux avant- postes. Le maréchal blessé! c'était notre chance, comme avait dit le lieutenant d'infanterie de marine. Et il réfléchissait aux conséquences de l'accident, lorsque, à toutes brides, une estafette passa, criant à un camarade qu'elle venait de reconnaître:

— Le général Ducrot est commandant en chef!… Toute l'armée va se concentrer à Illy, pour battre en retraite sur Mézières!

Déjà, l'estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous le redoublement du feu; tandis que Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes, se décidait et courait de son côté jusqu'à Balan, d'où il regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.

Dans Bazeilles, l'estafette galopait toujours, cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le maréchal De Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé commandant en chef, toute l'armée se repliant sur Illy.

— Quoi? Que dit-on? Cria Weiss, déjà noir de poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette heure! Mais c'est insensé, jamais on ne passera!

Il se désespérait, pris du remords d'avoir conseillé cela, la veille, justement à ce général Ducrot, investi maintenant du commandement suprême. Certes, oui, la veille, il n'y avait pas d'autre plan à suivre: la retraite, la retraite immédiate, par le défilé Saint-Albert. Mais, à présent, la route devait être barrée, tout le fourmillement noir des Prussiens s'en était allé là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n'y en avait plus qu'une de désespérée et de brave, celle de jeter les Bavarois à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de Carignan.

Weiss, qui, d'un petit coup sec, remontait ses lunettes à chaque seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du sang qu'il perdait.

— Mon lieutenant, je vous assure que j'ai raison… Dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien que nous sommes victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons à la Meuse!

En effet, la deuxième attaque des Bavarois venait d'être repoussée. Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l'église, des entassements de cadavres y barraient le pavé, au grand soleil; et, de toutes les ruelles, à la baïonnette, on rejetait l'ennemi dans les prés, une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se serait à coup sûr changée en déroute, si des troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà exténués et décimés. D'autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade n'avançait guère, ce qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts auraient dégagé le bois.

— Dites à vos hommes, mon lieutenant… À la baïonnette! à la baïonnette!

D'une blancheur de cire, la voix mourante, le lieutenant eut encore la force de murmurer:

— Vous entendez, mes enfants, à la baïonnette!

Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face droite et têtue, les yeux ouverts, regardant toujours la bataille. Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de Françoise; tandis que le petit Auguste, dans son lit, pris du délire de la fièvre, appelait, demandait à boire, d'une voix basse et suppliante.

— Mère, réveille-toi, relève-toi… J'ai soif, j'ai bien soif…

Mais les ordres étaient formels, les officiers durent commander la retraite, désolés de ne pouvoir tirer profit de l'avantage qu'ils venaient de remporter. Évidemment, le général Ducrot, hanté par la crainte du mouvement tournant de l'ennemi, sacrifiait tout à la tentative folle d'échapper à son étreinte. La place de l'église fut évacuée, les troupes se replièrent de ruelle en ruelle, bientôt la route se vida. Des cris et des sanglots de femmes s'élevaient, des hommes juraient, brandissaient les poings, dans la colère de se voir ainsi abandonnés. Beaucoup s'enfermaient chez eux, résolus à s'y défendre et à mourir.

— Eh bien! moi, je ne fiche pas le camp! criait Weiss, hors de lui. Non! j'aime mieux y laisser la peau… Qu'ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin!

Plus rien n'existait que sa rage, cette fureur inextinguible de la lutte, à l'idée que l'étranger entrerait chez lui, s'assoirait sur sa chaise, boirait dans son verre. Cela soulevait tout son être, emportait son existence accoutumée, sa femme, ses affaires, sa prudence de petit bourgeois raisonnable. Et il s'enferma dans sa maison, s'y barricada, y tourna comme une bête en cage, passant d'une pièce dans une autre, s'assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées. Il compta ses cartouches, il en avait encore une quarantaine.

Puis, comme il allait donner un dernier coup d'oeil vers la Meuse, pour s'assurer qu'aucune attaque n'était à craindre par les prairies, la vue des coteaux de la rive gauche l'arrêta de nouveau un instant. Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries Prussiennes. Et, dominant la formidable batterie de Frénois, à l'angle d'un petit bois de la Marfée, il retrouva le groupe d'uniformes, plus nombreux, d'un tel éclat au grand soleil, qu'en mettant son binocle par-dessus ses lunettes, il distinguait l'or des épaulettes et des casques.

— Sales bougres, sales bougres! répéta-t-il, le poing tendu.

Là-haut, sur la Marfée, c'était le roi Guillaume et son état- major. Dès sept heures, il était venu de Vendresse, où il avait couché, et il se trouvait là-haut, à l'abri de tout péril, ayant devant lui la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes du champ de bataille. L'immense plan en relief allait d'un bord du ciel à l'autre; tandis que, debout sur la colline, comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala, il regardait.

Au milieu, sur le fond sombre de la forêt des Ardennes, drapée à l'horizon ainsi qu'un rideau d'antique verdure, Sedan se détachait, avec les lignes géométriques de ses fortifications, que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l'ouest. Dans Bazeilles, des maisons flambaient déjà, une poussière de bataille embrumait le village. Puis, à l'est, de la Moncelle à Givonne, on ne voyait, pareils à des lignes d'insectes, traversant les chaumes, que quelques régiments du 12e corps et du 1er, qui disparaissaient par moments dans l'étroit vallon, où les hameaux étaient cachés; et, en face, l'autre revers apparaissait, des champs pâles, que le bois Chevalier tachait de sa masse verte. Mais surtout, au nord, le 7e corps était bien en vue, occupant de ses mouvants points noirs le plateau de Floing, une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la Garenne aux herbages du bord de l'eau. Au delà, c'était encore Floing, Saint- Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des terrains, toute une région tourmentée, coupée d'escarpements. Et c'était aussi, à gauche, la boucle de la Meuse, les eaux lentes, d'argent neuf au clair soleil, enfermant la presqu'île d'Iges de son vaste et paresseux détour, barrant tout chemin vers Mézières, ne laissant, entre la berge extrême et les inextricables forêts, que la porte unique du défilé de Saint-Albert.

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l'armée Française étaient là, entassés et traqués dans ce triangle; et, lorsque le roi de Prusse se tournait vers l'ouest, il apercevait une autre plaine, celle de Donchery, des champs vides s'élargissant vers Briancourt, Marancourt et Vrignes-Aux-Bois, tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel bleu; et, lorsqu'il se tournait vers l'est, c'était aussi, en face des lignes Françaises si resserrées, une immensité libre, un pullulement de villages, Douzy et Carignan d'abord, ensuite en remontant Rubécourt, Pourru-Aux-Bois, Francheval, Villers-Cernay, jusqu'à La Chapelle, près de la frontière. Tout autour, la terre lui appartenait, il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées, il embrassait d'un seul regard leur marche envahissante.

Déjà, d'un côté, le XIe corps s'avançait sur Saint-Menges, tandis que le Ve corps était à Vrignes-Aux-Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de Donchery; et, de l'autre côté, si les arbres et les coteaux le gênaient, il devinait les mouvements, il venait de voir le XIIe corps pénétrer dans le bois Chevalier, il savait que la garde devait avoir atteint Villers- Cernay. C'étaient les branches de l'étau, l'armée du prince royal de Prusse à gauche, l'armée du prince royal de Saxe à droite, qui s'ouvraient et montaient, d'un mouvement irrésistible, pendant que les deux corps Bavarois se ruaient sur Bazeilles.

Aux pieds du roi Guillaume, de Remilly à Frénois, les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche, couvrant d'obus la Moncelle et Daigny, allant, par-dessus la ville de Sedan, balayer les plateaux du nord. Et il n'était guère plus de huit heures, et il attendait l'inévitable résultat de la bataille, les yeux sur l'échiquier géant, occupé à mener cette poussière d'hommes, l'enragement de ces quelques points noirs, perdus au milieu de l'éternelle et souriante nature.

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