La Débâcle
II
Au moment où la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite, il s'égara davantage. Et, lorsqu'il arriva enfin au pont, jeté sur le canal qui coupe la presqu'île d'Iges à sa base, il se trouva mêlé à des chasseurs d'Afrique, il ne put rejoindre son régiment.
Deux canons, tournés vers l'intérieur de la presqu'île, défendaient le passage du pont. Tout de suite après le canal, dans une maison bourgeoise, l'état-major Prussien avait installé un poste, sous les ordres d'un commandant, chargé de la réception et de la garde des prisonniers. Du reste, les formalités étaient brèves, on comptait simplement comme des moutons les hommes qui entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop s'inquiéter des uniformes ni des numéros; et les troupeaux s'engouffraient, allaient camper où les poussait le hasard des routes.
Maurice crut pouvoir s'adresser à un officier Bavarois, qui fumait, tranquillement assis à califourchon sur une chaise.
— Le 106e de ligne, monsieur, par où faut-il passer?
L'officier, par exception, ne comprenait-il pas le Français? S'amusa-t-il à égarer un pauvre diable de soldat? Il eut un sourire, il leva la main, fit le signe d'aller tout droit.
Bien que Maurice fût du pays, il n'était jamais venu dans la presqu'île, il marcha dès lors à la découverte, comme jeté par un coup de vent au fond d'une île lointaine. D'abord, à gauche, il longea la tour à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc avait un charme infini, ainsi planté sur le bord de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière, qui coulait à droite, au bas de hautes berges escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents circuits, pour contourner le monticule qui occupait le milieu de la presqu'île; et il y avait là d'anciennes carrières, des excavations, où se perdaient d'étroits sentiers. Plus loin, au fil de l'eau, se trouvait un moulin. Puis, la route obliquait, redescendait jusqu'au village d'Iges, bâti sur la pente, et qu'un bac reliait à l'autre rive, devant la filature de Saint-Albert. Enfin, des terres labourées, des prairies s'élargissaient, toute une étendue de vastes terrains plats et sans arbres, qu'enfermait la boucle arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait fouillé des yeux le versant accidenté du coteau: il ne voyait là que de la cavalerie et de l'artillerie, en train de s'installer. Il questionna de nouveau, s'adressa à un brigadier de chasseurs d'Afrique, qui ne savait rien. La nuit commençait à se faire, il s'assit un instant sur une borne de la route, les jambes lasses.
Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait, il aperçut, en face, de l'autre côté de la Meuse, les champs maudits où il s'était battu l'avant-veille. C'était, sous le jour finissant de cette journée de pluie, une évocation livide, le morne déroulement d'un horizon noyé de boue. Le défilé de Saint-Albert, l'étroit chemin par lequel les Prussiens étaient venus, filait le long de la boucle, jusqu'à un éboulis blanchâtre de carrières. Au delà de la montée du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la gauche, c'était surtout Saint-Menges, dont le chemin descendant aboutissait au bac; c'était le mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin, au fond, Fleigneux enfoncé derrière un pli de terrain, Floing plus rapproché, à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel il avait attendu des heures, couché parmi les choux, le plateau que l'artillerie de réserve avait essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré mourir sur sa pièce fracassée. Et l'abomination du désastre renaissait, l'abreuvait de souffrance et de dégoût, jusqu'au vomissement.
Cependant, la crainte d'être surpris par la nuit noire, lui fit reprendre ses recherches. Peut-être le 106e campait-il dans les parties basses, au delà du village. Il n'y découvrit que des rôdeurs, il se décida à faire le tour de la presqu'île, en suivant la boucle. Comme il traversait un champ de pommes de terre, il eut la précaution d'en déterrer quelques pieds et de s'emplir les poches: elles n'étaient pas mûres encore, mais il n'avait rien autre chose, Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au départ. Ce qui le frappait maintenant, c'était la quantité considérable de chevaux qu'il rencontrait, parmi les terres nues dont la pente douce descendait du monticule central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir amené toutes ces bêtes? Comment allait-on les nourrir? Et la nuit noire s'était faite, lorsqu'il atteignit un petit bois, au bord de l'eau, dans lequel il fut surpris de trouver les cent-gardes de l'escorte de l'empereur, installés déjà, se séchant devant de grands feux. Ces messieurs, ainsi campés à l'écart, avaient de bonnes tentes, des marmites qui bouillaient, une vache attachée à un arbre. Tout de suite, il sentit qu'on le regardait de travers, dans son lamentable abandon de fantassin en lambeaux, couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se retira au pied d'un arbre, à une centaine de mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus, le ciel s'était découvert, des étoiles luisaient très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il comprit qu'il passerait la nuit là, quitte à continuer ses recherches, le lendemain matin. Il était brisé de fatigue, l'arbre le protégerait toujours un peu, si la pluie recommençait.
Mais il ne put s'endormir, hanté par la pensée de cette prison vaste, ouverte au plein air de la nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les Prussiens avaient eu une idée d'une intelligence vraiment singulière, en poussant là les quatre-vingt mille hommes qui restaient de l'armée de Châlons. La presqu'île pouvait mesurer une lieue de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi parquer à l'aise l'immense troupeau débandé des vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de l'eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de la Meuse sur trois côtés, puis le canal de dérivation à la base, unissant les deux lits rapprochés de la rivière. Là seulement, se trouvait une porte, le pont, que les deux canons défendaient. Aussi rien n'allait-il être plus facile que de garder ce camp, malgré son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l'autre bord, le cordon des sentinelles allemandes, un soldat tous les cinquante pas, planté près de l'eau, avec l'ordre de tirer sur tout homme qui tenterait de s'échapper à la nage. Des uhlans galopaient derrière, reliaient les différents postes; tandis que, plus loin, éparses dans la vaste campagne, on aurait pu compter les lignes noires des régiments Prussiens, une triple enceinte vivante et mouvante qui murait l'armée prisonnière.
Maintenant, d'ailleurs, les yeux grands ouverts par l'insomnie, Maurice ne voyait plus que les ténèbres, où s'allumaient les feux des bivouacs. Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse, il distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles restaient droites et noires; et, à des intervalles réguliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière. Tout le cauchemar de l'avant-veille renaissait en lui, à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de France, tout ce qu'il avait revu une heure plus tôt, le plateau d'Illy encore encombré de morts, cette banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un monde. La tête appuyée contre une racine, dans l'humidité de cette lisière de bois, il retomba au désespoir qui l'avait saisi la veille, sur le canapé de Delaherche; et ce qui, aggravant les souffrances de son orgueil, le torturait maintenant, c'était la question du lendemain, le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu de quelles ruines ce monde d'hier avait croulé. Puisque l'empereur avait rendu son épée au roi Guillaume, cette abominable guerre n'était-elle pas finie? Mais il se rappelait ce que lui avaient répondu deux soldats Bavarois, qui conduisaient les prisonniers à Iges: «nous tous en France, nous tous à Paris!» dans son demi- sommeil, il eut la vision brusque de ce qui se passait, l'empire balayé, emporté, sous le coup de l'exécration universelle, la république proclamée au milieu d'une explosion de fièvre patriotique, tandis que la légende de 92 faisait défiler des ombres, les soldats de la levée en masse, les armées de volontaires purgeant de l'étranger le sol de la patrie. Et tout se confondait dans sa pauvre tête malade, les exigences des vainqueurs, l'âpreté de la conquête, l'obstination des vaincus à donner jusqu'à leur dernière goutte de sang, la captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui étaient là, cette presqu'île d'abord, les forteresses de l'Allemagne ensuite, pendant des semaines, des mois, des années peut-être. Tout craquait, s'effondrait, à jamais, au fond d'un malheur sans bornes.
Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata devant lui, alla se perdre au loin. Il s'était réveillé, il se retournait sur la terre dure, lorsqu'un coup de feu déchira le grand silence. Un râle de mort, tout de suite, avait traversé la nuit noire; et il y eut un éclaboussement d'eau, la courte lutte d'un corps qui coule à pic. Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une balle en pleine poitrine, comme il tentait de se sauver, en passant la Meuse à la nage.
Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice fut debout. Le ciel restait clair, il avait une hâte de rejoindre Jean et les camarades de la compagnie. Un instant, il eut l'idée de fouiller de nouveau l'intérieur de la presqu'île; puis, il résolut d'en achever le tour. Et, comme il se retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris du 106e, un millier d'hommes campés sur la berge, que protégeait seule une file maigre de peupliers. La veille, s'il avait tourné à gauche, au lieu de marcher droit devant lui, il aurait rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous les régiments de ligne s'étaient entassés là, le long de cette berge qui va de la tour à Glaire au château de Villette, une autre propriété bourgeoise, entourée de quelques masures, du côté de Donchery; tous bivouaquaient près du pont, près de l'issue unique, dans cet instinct de la liberté qui fait s'écraser les grands troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.
Jean eut un cri de joie.
— Ah! c'est toi enfin! Je t'ai cru dans la rivière!
Il était là, avec ce qui restait de l'escouade, Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau. Ceux-ci, après avoir dormi sous une porte de Sedan, s'étaient trouvés réunis de nouveau par le grand coup de balai. Dans la compagnie, d'ailleurs, ils n'avaient plus d'autre chef que le caporal, la mort ayant fauché le sergent Sapin, le lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et, bien que les vainqueurs eussent aboli les grades, en décidant que les prisonniers ne devaient obéissance qu'aux officiers allemands, tous les quatre ne s'en étaient pas moins serrés autour de lui, le sachant prudent et expérimenté, bon à suivre dans les circonstances difficiles. Aussi, ce matin-là, la concorde et la belle humeur régnaient-elles, malgré la bêtise des uns et la mauvaise tête des autres. Pour la nuit, d'abord, il leur avait trouvé un endroit à peu près sec, entre deux rigoles, où ils s'étaient allongés, n'ayant plus, à eux tous, qu'une toile. Ensuite, il venait de se procurer du bois et une marmite, dans laquelle Loubet leur avait fait du café, dont la bonne chaleur les ragaillardissait. La pluie ne tombait plus, la journée s'annonçait superbe, on avait encore un peu de biscuit et de lard; et puis, comme disait Chouteau, ça faisait plaisir, de ne plus obéir à personne, de flâner à sa fantaisie. On avait beau être enfermé, il y avait de la place. Du reste, dans deux ou trois jours, on serait parti. Si bien que cette première journée, la journée du 4, qui était un dimanche, se passa gaiement.
Maurice lui-même, raffermi depuis qu'il avait rejoint les camarades, ne souffrit guère que des musiques Prussiennes, qui jouèrent toute l'après-midi, de l'autre côté du canal. Vers le soir, il y eut des choeurs. On voyait, au delà du cordon des sentinelles, les soldats se promenant par petits groupes, chantant d'une voix lente et haute, pour célébrer le dimanche.
— Ah! ces musiques! Finit par crier Maurice exaspéré. Elles m'entrent dans la peau!
Moins nerveux, Jean haussa les épaules.
— Dame! Ils ont des raisons pour être contents. Et puis, peut- être qu'ils croient nous distraire… La journée n'a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.
Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença. C'était un désastre. Quelques soldats avaient envahi les rares maisons abandonnées de la presqu'île. Quelques autres étaient parvenus à dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans abri d'aucune sorte, sans couverture même, durent passer la nuit, au plein air, sous cette pluie diluvienne.
Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue avait assoupi, se réveilla au milieu d'un véritable lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient de déborder, submergeant le terrain où il s'était étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère, tandis que Pache secouait Lapoulle, qui dormait quand même à poings fermés, dans cette noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers plantés le long du canal, courut s'y abriter, avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit affreuse, à demi ployés, le dos contre l'écorce, les jambes ramenées sous eux, pour les garer des grosses gouttes.
Et la journée du lendemain, et la journée du surlendemain, furent vraiment abominables, sous les continuelles ondées, si drues et si fréquentes, que les vêtements n'avaient pas le temps de sécher sur le corps. La famine commençait, il ne restait plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut de pommes de terre volées dans les champs voisins; et encore, vers la fin du deuxième jour, se faisaient-elles si rares, que les soldats ayant de l'argent les achetaient jusqu'à cinq sous pièce. Des clairons sonnaient bien à la distribution, le caporal s'était même hâté de se rendre devant un grand hangar de la tour à Glaire, où le bruit courait qu'on délivrait des rations de pain. Mais, une première fois, il avait attendu là, pendant trois heures, inutilement; puis, une seconde, il s'était pris de querelle avec un Bavarois. Si les officiers Français ne pouvaient rien, dans l'impuissance où ils étaient d'agir, l'état-major allemand avait-il donc parqué l'armée vaincue sous la pluie, avec l'intention de la laisser crever de faim? Pas une précaution ne semblait avoir été prise, pas un effort n'était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l'agonie commençait, dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère, un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson.
Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar, Jean, malgré son calme habituel, s'emportait.
— Est-ce qu'ils se fichent de nous, à sonner, quand il n'y a rien? Du tonnerre de Dieu si je me dérange encore!
Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau. C'était inhumain, ces sonneries réglementaires; et elles avaient un autre effet, qui crevait le coeur de Maurice. Chaque fois que sonnaient les clairons, les chevaux Français, abandonnés et libres de l'autre côté du canal, accouraient, se jetaient dans l'eau pour rejoindre leurs régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur arrivaient ainsi que des coups d'éperon. Mais, épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés et surnageant, encombraient le canal. Quant à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris de folie, galopaient, se perdaient au travers des champs vides de la presqu'île.
— Encore de la viande pour les corbeaux! Disait douloureusement Maurice, qui se rappelait la quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui. Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous dévorer… Ah! les pauvres bêtes!
La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui commençait à s'inquiéter sérieusement de l'état fébrile de Maurice, l'obligea à s'envelopper dans un lambeau de couverture, qu'ils avaient acheté dix francs à un zouave; tandis que lui, dans sa capote trempée comme une éponge, recevait le déluge qui ne cessa point, cette nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait intenable: un fleuve de boue coulait, la terre gorgée gardait l'eau en flaques profondes. Le pis était qu'on avait l'estomac vide, le repas du soir ayant consisté en deux betteraves pour les six hommes, qu'ils n'avaient même pu faire cuire, faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée s'était changée bientôt en une intolérable sensation de brûlure. Sans compter que la dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la mauvaise nourriture, l'humidité persistante. À plus de dix reprises, Jean, adossé contre le tronc du même arbre, les jambes sous l'eau, avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne s'était pas découvert, dans l'agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau d'Illy, son compagnon l'avait sauvé des Prussiens, en l'emportant entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C'était, sans qu'il le raisonnât, le don entier de sa personne, l'oubli total de lui-même pour l'amour de l'autre; et cela obscur et vivace, chez ce paysan resté près de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu'il sentait. Déjà, il s'était retiré les morceaux de la bouche, comme disaient les hommes de l'escouade; maintenant, il aurait donné sa peau pour en revêtir l'autre, lui abriter les épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin d'humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits, il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé; car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop la tête.
Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à exécution une idée qui le hantait.
— Écoute, mon petit, puisqu'on ne nous donne rien à manger et qu'on nous oublie dans ce sacré trou, faut pourtant se remuer un peu, si l'on ne veut pas crever comme des chiens… As-tu encore des jambes?
Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en était tout réchauffé.
— Mais oui, j'ai des jambes!
— Alors, nous allons partir à la découverte… Nous avons de l'argent, c'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous embarrassons pas des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu'ils se débrouillent!
En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par leur égoïsme sournois, volant ce qu'ils pouvaient, ne partageant jamais avec les camarades; de même qu'il n'y avait rien à tirer de bon de Lapoulle, la brute, ni de Pache, le cafard.
Tous les deux donc, Jean et Maurice, s'en allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à Glaire et la maison d'habitation étaient dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme par un orage, les arbres abattus, les bâtiments envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts de boue, les joues creuses, les yeux luisants de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en loups dans les chambres souillées, n'osant sortir, de peur de perdre leur place pour la nuit. Et, plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la cavalerie et l'artillerie, si correctes jusque-là, déchues elles aussi, se désorganisant sous cette torture de la faim, qui affolait les chevaux et jetait les hommes à travers champs, en bandes dévastatrices. À droite, ils virent, devant le moulin, une queue interminable d'artilleurs et de chasseurs d'Afrique défilant avec lenteur: le meunier leur vendait de la farine, deux poignées dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de trop attendre les fit passer outre, avec l'espoir de trouver mieux, dans le village d'Iges; et ce fut une consternation, lorsqu'ils l'eurent visité, nu et morne, pareil à un village d'Algérie, après un passage de sauterelles: plus une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni viande, les misérables maisons comme raclées avec les ongles. On disait que le général Lebrun était descendu chez le maire. Vainement, il s'était efforcé d'organiser un service de bons, payables après la campagne, de façon à faciliter l'approvisionnement des troupes. Il n'y avait plus rien, l'argent devenait inutile. La veille encore, on payait un biscuit deux francs, une bouteille de vin sept francs, un petit verre d'eau-de- vie vingt sous, une pipe de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers devaient garder la maison du général, ainsi que les masures voisines, le sabre au poing, car de continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les portes, volaient jusqu'à l'huile des lampes pour la boire.
Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. À cinq, on ferait de la besogne.
— Venez donc… Y a des chevaux qui claquent, et si on avait seulement du bois sec…
Puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan, cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le chaume de la toiture. Des officiers qui arrivaient au pas de course, en les menaçant de leurs revolvers, les mirent en fuite.
Jean, quand il vit les quelques habitants restés à Iges aussi misérables et affamés que les soldats, regretta d'avoir dédaigné la farine, au moulin.
— Faut retourner, peut-être qu'il y en a encore.
Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé d'inanition, que Jean le laissa dans un trou des carrières, assis sur une roche, en face du large horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois quarts d'heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi, à poignées. Ce n'était pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu. Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche, un réservoir naturel d'eau de pluie, assez pure, auquel ils se désaltérèrent avec délices.
Puis, comme Jean proposait de rester là l'après-midi, Maurice eut un geste violent.
— Non, non, pas là!… J'en tomberais malade, d'avoir ça longtemps sous les yeux…
De sa main tremblante, il indiquait l'horizon immense, le Hattoy, les plateaux de Floing et d'Illy, le bois de la Garenne, ces champs exécrables du massacre et de la défaite.
— Tout à l'heure, pendant que je t'attendais, j'ai dû me décider à tourner le dos, car j'aurais fini par hurler de rage, oui! Hurler comme un chien qu'on exaspère… Tu ne peux t'imaginer le mal que ça me fait, ça me rend fou!
Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant, inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet égarement de folie qu'il avait remarqué déjà. Il affecta de plaisanter.
— Bon! c'est facile, nous allons changer de pays.
Alors, ils errèrent jusqu'à la fin du jour, au hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie plate de la presqu'île, dans l'espérance d'y trouver des pommes de terre encore; mais les artilleurs, ayant pris les charrues, avaient retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau des foules désoeuvrées et mourantes, des soldats promenant leur faim, semant le sol de leurs corps engourdis, tombés d'épuisement par centaines, au grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure, succombaient, devaient s'asseoir. Puis, une sourde exaspération les remettait debout, ils recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par l'instinct de l'animal qui cherche sa nourriture. Cela semblait durer depuis des mois, et les minutes coulaient pourtant, rapides. Dans l'intérieur des terres, du côté de Donchery, ils eurent peur des chevaux, ils durent s'abriter derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à bout de forces, regardant de leurs yeux vagues ces galops de bêtes folles passer sur le ciel rouge du couchant.
Ainsi que Maurice l'avait prévu, les milliers de chevaux emprisonnés avec l'armée, et qu'on ne pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de jour en jour. D'abord, ils avaient mangé l'écorce des arbres, ensuite ils s'étaient attaqués aux treillages, aux palissades, à toutes les planches qu'ils rencontraient, et maintenant ils se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les uns sur les autres, pour s'arracher les crins de la queue, qu'ils mâchaient furieusement, au milieu d'un flot d'écume. Mais, la nuit surtout, ils devenaient terribles, comme si l'obscurité les eût hantés de cauchemars. Ils se réunissaient, se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par la paille. Vainement, les hommes, pour les écarter, avaient allumé de grands feux, qui semblaient les exciter davantage. Leurs hennissements étaient si lamentables, si effrayants, qu'on aurait dit des rugissements de bêtes fauves. On les chassait, ils revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le long cri d'agonie de quelque soldat perdu, que l'enragé galop venait d'écraser.
Le soleil était encore sur l'horizon, lorsque Jean et Maurice, en route pour retourner au campement, eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes de l'escouade, terrés dans un fossé, ayant l'air de comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de suite, les appela, et Chouteau leur dit:
— C'est par rapport au dîner de ce soir… Nous allons crever, voici trente-six heures que nous ne nous sommes rien mis dans le ventre… Alors, comme il y a là des chevaux, et que ce n'est pas mauvais, la viande des chevaux…
— N'est-ce pas? Caporal, vous en êtes, continua Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça vaudra, avec une si grosse bête… Tenez! Il y en a un, là-bas, que nous guettons depuis une heure, ce grand rouge qui a l'air malade. Ce sera plus facile de l'achever.
Et il montrait un cheval que la faim venait d'abattre, au bord d'un champ ravagé de betteraves. Tombé sur le flanc, il relevait par moments la tête, promenait ses yeux mornes, avec un grand souffle triste.
— Ah! comme c'est long! grogna Lapoulle, que son gros appétit torturait. Je vas l'assommer, voulez-vous?
Mais Loubet l'arrêta. Merci! Pour se faire une sale histoire avec les Prussiens, qui avaient défendu, sous peine de mort, de tuer un seul cheval, dans la crainte que la carcasse abandonnée n'engendrât la peste. Il fallait attendre la nuit close. Et c'était pourquoi, tous les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter, les yeux luisants, ne quittant pas la bête.
— Caporal, demanda Pache, d'une voix un peu tremblante, vous qui avez de l'idée, si vous pouviez le tuer sans lui faire du mal?
D'un geste de révolte, Jean refusa la cruelle besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh! Non, non! Son premier mouvement venait d'être de fuir, d'emmener Maurice, pour ne prendre part ni l'un ni l'autre à l'affreuse boucherie. Mais, en voyant son compagnon si pâle, il se gronda ensuite de sa sensibilité. Après tout, mon Dieu! Les bêtes, c'était fait pour nourrir les gens. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim, quand il y avait là de la viande. Et il fut content de voir Maurice se ragaillardir un peu à l'espoir qu'on dînerait, il dit lui-même de son air de bonne humeur:
— Ma foi, non, je n'ai pas d'idée, et s'il faut le tuer, sans lui faire du mal…
— Oh! Moi, je m'en fiche, interrompit Lapoulle. Vous allez voir!
Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le fossé, l'attente recommença. De temps à autre, un des hommes se levait, s'assurait que le cheval était bien toujours là, tendant le cou vers les souffles frais de la Meuse, vers le soleil couchant, pour en boire encore toute la vie. Puis, enfin, lorsque le crépuscule vint lentement, les six furent debout, dans ce guet sauvage, impatients de la nuit si paresseuse, regardant de toutes parts, avec une inquiétude effarée, si personne ne les voyait.
— Ah! zut! cria Chouteau, c'est le moment!
La campagne restait claire, d'une clarté louche d'entre chien et loup. Et Lapoulle courut le premier, suivi des cinq autres. Il avait pris dans le fossé une grosse pierre ronde, il se rua sur le cheval, se mit à lui défoncer le crâne, de ses deux bras raidis, comme avec une massue. Mais, dès le second coup, le cheval fit un effort pour se remettre debout. Chouteau et Loubet s'étaient jetés en travers de ses jambes, tâchaient de le maintenir, criaient aux autres de les aider. Il hennissait d'une voix presque humaine, éperdue et douloureuse, se débattait, les aurait cassés comme verre, s'il n'avait pas été déjà à demi mort d'inanition. Cependant, sa tête remuait trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle ne pouvait le finir.
— Nom de Dieu! Qu'il a les os durs!… Tenez-le donc, que je le crève!
Jean et Maurice, glacés, n'entendaient pas les appels de Chouteau, restaient les bras ballants, sans se décider à intervenir.
Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des prières, comme on en dit au chevet des agonisants.
— Seigneur, prenez pitié de lui…
Une fois encore, Lapoulle frappa à faux, n'enleva qu'une oreille au misérable cheval, qui se renversa, avec un grand cri.
— Attends, attends! gronda Chouteau. Il faut en finir, il nous ferait pincer… Ne le lâche pas, Loubet!
Dans sa poche, il venait de prendre son couteau, un petit couteau dont la lame n'était guère plus longue que le doigt. Et, vautré sur le corps de la bête, un bras passé à son cou, il enfonça cette lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des morceaux jusqu'à ce qu'il eût trouvé et tranché l'artère. D'un bond, il s'était jeté de côté, le sang jaillissait, se dégorgeait comme du canon d'une fontaine, tandis que les pieds s'agitaient et que de grands frissons convulsifs couraient sur la peau. Il fallut près de cinq minutes au cheval pour mourir. Ses grands yeux élargis, pleins d'une épouvante triste, s'étaient fixés sur les hommes hagards qui attendaient qu'il fût mort. Ils se troublèrent et s'éteignirent.
— Mon Dieu, bégayait Pache toujours à genoux, secourez-le, ayez- le en votre sainte garde…
Ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet, qui avait fait tous les métiers, indiquait bien comment il fallait s'y prendre, si l'on voulait avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n'ayant d'ailleurs que le petit couteau, il se perdit dans cette chair toute chaude, encore palpitante de vie. Et Lapoulle, impatient, s'étant mis à l'aider en ouvrant le ventre, sans nécessité aucune, le carnage devint abominable. Une hâte féroce dans le sang et les entrailles répandues, des loups qui fouillaient à pleins crocs la carcasse d'une proie.
— Je ne sais pas bien quel morceau ça peut être, dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés d'un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.
Jean et Maurice, saisis d'horreur, avaient détourné la tête. Cependant, la faim les pressait, ils suivirent la bande, quand elle galopa, pour ne point se faire surprendre près du cheval entamé. Chouteau venait de faire une trouvaille, trois grosses betteraves, oubliées, qu'il emportait. Loubet, pour se décharger les bras, avait jeté la viande sur les épaules de Lapoulle; tandis que Pache portait la marmite de l'escouade, qu'ils traînaient avec eux, en cas de chasse heureuse. Et les six galopaient, galopaient, sans reprendre haleine, comme poursuivis.
Tout d'un coup, Loubet arrêta les autres.
— C'est bête, faudrait savoir où nous allons faire cuire ça.
Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles n'étaient pas à plus de trois cents mètres, il y avait là des trous cachés, où l'on pouvait allumer du feu, sans être vu. Mais, quand ils y furent, toutes sortes de difficultés se présentèrent. D'abord, la question du bois; et heureusement qu'ils découvrirent la brouette d'un cantonnier, dont Lapoulle fendit les planches, à coups de talon. Ensuite, ce fut l'eau potable qui manquait absolument. Dans la journée, le grand soleil avait séché les petits réservoirs naturels d'eau de pluie. Il existait bien une pompe, mais elle était trop loin, au château de la tour à Glaire, et l'on y faisait queue jusqu'à minuit, heureux encore lorsqu'un camarade, dans la bousculade, ne renversait pas du coude votre gamelle. Quant aux quelques puits du voisinage, ils étaient taris depuis deux jours, on n'en tirait plus que de la boue. Restait seulement l'eau de la Meuse, dont la berge se trouvait de l'autre côté de la route.
— J'y vas avec la marmite, proposa Jean.
Tous se récrièrent.
— Ah! non! nous ne voulons pas être empoisonnés, c'est plein de morts!
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d'hommes et de chevaux. On en voyait, à chaque minute, passer, le ventre ballonné, déjà verdâtres, en décomposition. Beaucoup s'étaient arrêtés dans les herbes, sur les bords, empestant l'air, agités par le courant d'un frémissement continu. Et presque tous les soldats qui avaient bu de cette eau abominable, s'étaient trouvés pris de nausées et de dysenterie, à la suite d'affreuses coliques.
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua que l'eau, après avoir bouilli, ne serait plus dangereuse.
— Alors, j'y vas, répéta Jean, qui emmena Lapoulle.
Lorsque la marmite fut enfin au feu, pleine d'eau, avec la viande dedans, la nuit noire était venue. Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l'autre monde, comme il disait; et tous activaient la flamme, en poussant sous la marmite les débris de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis, il leur devint impossible d'attendre davantage, ils se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se partagèrent la viande avec leurs doigts égarés et tremblants, sans prendre le temps d'employer le couteau. Mais, malgré eux, leur coeur se soulevait. Ils souffraient surtout du manque de sel, leur estomac se refusait à garder cette bouillie fade des betteraves, ces morceaux de chair à moitié cuite, gluante, d'un goût d'argile. Presque tout de suite, des vomissements se déclarèrent. Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet injurièrent cette satanée rosse de cheval, qu'ils avaient eu tant de peine à mettre en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique. Seul, Lapoulle dîna copieusement; mais il faillit en crever, la nuit, lorsqu'il fut retourné avec les trois autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean, l'avait entraîné par un sentier de traverse. Les camarades lui causaient une sorte de dégoût furieux, il venait de faire un projet, celui d'aller coucher dans le petit bois, où il avait passé la première nuit. C'était une bonne idée, que Jean approuva beaucoup, lorsqu'il se fut allongé sur le sol en pente, très sec, abrité par d'épais feuillages. Ils y restèrent jusqu'au grand jour, ils y dormirent même d'un profond sommeil, ce qui leur rendit quelque force.
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps semblait se rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa répugnance, à retourner au bord du canal, pour voir si leur régiment ne devait pas partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y avait des départs de prisonniers, des colonnes de mille à douze cents hommes, qu'on dirigeait sur les forteresses de l'Allemagne. L'avant-veille, ils avaient vu, devant le poste Prussien, un convoi d'officiers et de généraux qui allaient, à Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer. C'était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah! si leur tour pouvait être venu! Et, quand ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la berge, dans le désordre croissant de tant de souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent qu'ils mangeraient. Depuis le matin, tout un commerce s'était établi entre les prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canal: on leur jetait de l'argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis ou du tabac grossier, à peine sec. Même des soldats qui n'avaient pas d'argent, étaient arrivés à faire des affaires, en leur lançant des gants blancs d'ordonnance, dont ils semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen barbare d'échange fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate, le Bavarois qui lui renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit farce méchante, que le pain tomba à l'eau. Alors, parmi les allemands, ce furent des rires énormes. Deux fois, Maurice s'entêta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les rires, des officiers accoururent, qui défendirent à leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait les deux poings à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses pièces de cent sous.
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut deux alertes, deux appels de clairon, qui firent courir Jean devant le hangar, où les distributions étaient censées avoir lieu. Mais, les deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans la bousculade. Les Prussiens, si remarquablement organisés, continuaient à montrer une incurie brutale à l'égard de l'armée vaincue. Sur les réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que des voitures de pains; seulement, les précautions étaient si mal prises, que les moutons se trouvaient enlevés, les voitures pillées, dès le pont, de sorte que les troupes campées à plus de cent mètres, ne recevaient toujours rien. Il n'y avait guère que les rôdeurs, les détrousseurs de convois, qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
Il était quatre heures déjà, ils n'avaient rien mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé, lorsqu'ils eurent la joie, tout d'un coup, d'apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de Sedan obtenaient ainsi, à grand-peine, l'autorisation d'aller voir les prisonniers, auxquels ils portaient des provisions; et Maurice, plusieurs fois déjà, avait dit sa surprise de n'avoir aucune nouvelle de sa soeur. Dès qu'ils reconnurent de loin Delaherche, chargé d'un panier, ayant un pain sous chaque bras, ils se ruèrent; mais ils arrivèrent encore trop tard, une telle poussée s'était produite, que le panier et un des pains venaient d'y rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet arrachement.
— Ah! mes pauvres amis! Balbutia-t-il, stupéfait, bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres, l'air bonhomme et pas fier, dans son désir de popularité.
Jean s'était emparé du dernier pain, le défendait; et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la route, le dévoraient à grosses bouchées, Delaherche donnait des nouvelles. Sa femme, Dieu merci! Allait très bien. Seulement, il avait des inquiétudes pour le colonel, qui était tombé dans un grand accablement, bien que sa mère continuât à lui tenir compagnie du matin au soir.
— Et ma soeur? demanda Maurice.
— Votre soeur, c'est vrai!… Elle m'accompagnait, c'était elle qui portait les deux pains. Seulement, elle a dû rester là-bas, de l'autre côté du canal. Jamais le poste n'a consenti à la laisser passer… Vous savez que les Prussiens ont rigoureusement interdit aux femmes l'entrée de la presqu'île.
Alors, il parla d'Henriette, de ses tentatives vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un hasard l'avait mise, dans Sedan, face à face avec le cousin Gunther, le capitaine de la garde Prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant de ne pas la reconnaître. Elle-même, le coeur soulevé, comme devant un des assassins de son mari, avait d'abord hâté le pas. Puis, dans un brusque revirement, qu'elle ne s'expliquait point, elle était revenue, lui avait tout dit, la mort de Weiss, d'une voix rude de reproche. Et il n'avait eu qu'un geste vague, en apprenant cette mort affreuse d'un parent: c'était le sort de la guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur son visage de soldat, à peine un frémissement avait-il couru. Ensuite, lorsqu'elle lui avait parlé de son frère prisonnier, en le suppliant d'intervenir, pour qu'elle pût le voir, il s'était refusé à toute démarche. La consigne était formelle, il parlait de la volonté allemande comme d'une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette qu'il se croyait en France comme un justicier, avec l'intolérance et la morgue de l'ennemi héréditaire, grandi dans la haine de la race qu'il châtiait.
— Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours mangé, ce soir; et ce qui me désespère, c'est que je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre permission.
Il leur demanda s'ils n'avaient pas de commissions à lui donner, il se chargea obligeamment de lettres écrites au crayon, que d'autres soldats lui confièrent, car on avait vu des Bavarois allumer leur pipe, en riant, avec les lettres qu'ils avaient promis de faire parvenir.
Puis, comme Maurice et Jean l'accompagnaient jusqu'au pont,
Delaherche s'écria:
— Mais, tenez! La voici là-bas, Henriette!… Vous la voyez bien qui agite son mouchoir.
Au delà de la ligne des sentinelles, en effet, parmi la foule, on distinguait une petite figure mince, un point blanc qui palpitait dans le soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides, levèrent les bras, répondirent d'un furieux branle de la main.
Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa la plus abominable des journées. Pourtant, après une nouvelle nuit tranquille dans le petit bois, il avait eu la chance de manger encore du pain, Jean ayant découvert, au château de Villette, une femme qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont le cauchemar les hanta longtemps.
La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se plaignait plus, l'air étourdi et content, comme un homme qui aurait dîné à sa faim. Tout de suite, il eut l'idée que le sournois devait avoir une cachette quelque part, d'autant plus que, ce matin-là, il venait de le voir s'éloigner pendant près d'une heure, puis reparaître, avec un sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement, une aubaine lui était tombée, des provisions ramassées dans quelque bagarre. Et Chouteau exaspérait Loubet et Lapoulle, ce dernier surtout. Hein? Quel sale individu, s'il avait à manger, de ne pas partager avec les camarades!
— Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le suivre… Nous verrons s'il ose s'emplir tout seul, quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui.
— Oui, oui! C'est ça, nous le suivrons! répéta violemment
Lapoulle. Nous verrons bien!
Il serrait les poings, le seul espoir de manger enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait plus que les autres, son tourment devenait tel, qu'il avait essayé de mâcher de l'herbe. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où la viande de cheval aux betteraves lui avait donné une dysenterie affreuse, il était à jeun, si maladroit de son grand corps, malgré sa force, que, dans la bousculade du pillage des vivres, il n'attrapait jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre de pain.
Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les arbres de la tour à Glaire, et les trois autres, prudemment, filèrent derrière lui.
— Faut pas qu'il se doute, répétait Chouteau. Méfiez-vous, s'il se retourne.
Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se crut seul, car il se mit à marcher d'un pas rapide, sans même jeter un regard en arrière. Et ils purent aisément le suivre jusque dans les carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme il dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une moitié de pain dessous. C'était la fin de ses provisions, il avait encore de quoi faire un repas.
— Nom de Dieu de cafard! Hurla Lapoulle, voilà donc pourquoi tu te caches!… Tu vas me donner ça, c'est ma part!
Donner son pain, pourquoi donc? Si chétif qu'il fût, une colère le redressa, tandis qu'il serrait le morceau de toutes ses forces sur son coeur. Lui aussi avait faim.
— Fiche-moi la paix, entends-tu! C'est à moi!
Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit sa course, galopant, dévalant des carrières dans les terres nues, du côté de Donchery. Les trois autres le poursuivaient, haletants, à toutes jambes. Mais il gagnait du terrain, plus léger, pris d'une telle peur, si entêté à garder son bien, qu'il semblait emporté par le vent. Il avait franchi près d'un kilomètre, il approchait du petit bois, au bord de l'eau, lorsqu'il rencontra Jean et Maurice, qui revenaient à leur gîte de la nuit. Au passage, il leur jeta un cri de détresse, tandis que ceux-ci, étonnés de cette chasse à l'homme, dont l'enragé galop passait devant eux, restaient plantés au bord d'un champ. Et ce fut ainsi qu'ils virent tout.
Le malheur voulut que Pache, buttant contre une pierre, s'abattit. Déjà les trois autres arrivaient, jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils à des loups lâchés sur une proie.
— Donne ça, nom de Dieu! cria Lapoulle, ou je te fais ton affaire!
Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui avait servi à saigner le cheval.
— Tiens! Le couteau!
Mais Jean s'était précipité, pour empêcher un malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les fourrer tous au bloc; ce qui le fit traiter par Loubet de Prussien, avec un mauvais rire, puisqu'il n'y avait plus de chefs et que les Prussiens seuls commandaient.
— Tonnerre de Dieu! répétait Lapoulle, veux-tu me donner ça!
Malgré la terreur dont il était blême, Pache serra davantage le pain contre sa poitrine, dans son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien de ce qui est à lui.
— Non!
Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau dans la gorge, si violemment, que le misérable ne cria même pas. Ses bras se détendirent, le morceau de pain roula par terre, dans le sang qui avait jailli.
Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice, immobile jusque-là, parut lui-même être pris brusquement de folie. Il menaçait les trois hommes du geste, il les traitait d'assassins, avec une telle véhémence, que tout son corps en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas l'entendre. Resté par terre, accroupi près du corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes rouges; il avait un air de stupidité farouche, comme étourdi par le gros bruit de ses mâchoires; tandis que Chouteau et Loubet, à le voir si terrible dans son assouvissement, n'osaient pas même lui réclamer leur part.
La nuit était complètement venue, une nuit claire, au beau ciel étoilé; et Maurice et Jean, qui avaient gagné leur petit bois, ne virent bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long de la Meuse. Les deux autres avaient disparu, retournés sans doute au bord du canal, inquiets de ce corps qu'ils laissaient derrière eux. Lui, au contraire, semblait craindre d'aller là-bas, rejoindre les camarades. Après l'étourdissement du meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi d'une angoisse, qui le faisait s'agiter, n'osant reprendre la route que barrait le cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d'un pas vacillant d'irrésolution. Le remords s'éveillait-il, au fond de cette âme obscure? Ou bien n'était-ce que la terreur d'être découvert? Il allait et venait ainsi qu'une bête devant les barreaux de sa cage, avec un besoin subit et grandissant de fuir, un besoin douloureux comme un mal physique, dont il sentait qu'il mourrait, s'il ne le contentait pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir tout de suite de cette prison où il venait de tuer. Pourtant, il s'affaissa, il resta longtemps vautré parmi les herbes de la rive.
Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à Jean:
— Écoute, je ne puis plus rester. Je t'assure que je vais devenir fou… Ca m'étonne que le corps ait résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la tête déménage, oui! Elle déménage, c'est certain. Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer, je suis perdu… Je t'en prie, partons, partons tout de suite!
Et il se mit à lui expliquer des plans extravagants d'évasion. Ils allaient traverser la Meuse à la nage, se jeter sur les sentinelles, les étrangler avec un bout de corde qu'il avait dans sa poche; ou encore ils les assommeraient à coups de pierre; ou encore ils les achèteraient à prix d'argent, revêtiraient leurs uniformes, pour franchir les lignes Prussiennes.
— Mon petit, tais-toi! répétait Jean désespéré, ça me fait peur de t'entendre dire des bêtises. Est-ce que c'est raisonnable, est- ce que c'est possible, tout ça? … Demain, nous verrons. Tais- toi!
Lui, bien qu'il eût également le coeur abreuvé de colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans l'affaiblissement de la faim, parmi les cauchemars de cette vie qui touchait le fond de la misère humaine. Et, comme son compagnon s'affolait davantage, voulait se jeter à la Meuse, il dut le retenir, le violenter même, les yeux pleins de larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d'un coup:
— Tiens! Regarde!
Un clapotement d'eau venait de se faire entendre. Ils virent Lapoulle, qui s'était décidé à se laisser glisser dans la rivière, après avoir enlevé sa capote, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements; et la tache de sa chemise faisait une blancheur très visible, au fil du courant mouvant et noir. Il nageait, il remontait doucement, guettant sans doute le point où il pourrait aborder; tandis que, sur l'autre berge, on distinguait très bien les minces silhouettes des sentinelles immobiles. Déchirant la nuit, il y eut un brusque éclair, un coup de feu qui alla rouler jusqu'aux roches de Montimont. L'eau, simplement, bouillonna, comme sous le choc de deux rames affolées qui l'auraient battue. Et ce fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche se mit à descendre, abandonnée et molle dans le courant.
Le lendemain, un samedi, dès l'aube, Jean ramena Maurice au campement du 106e, avec le nouvel espoir qu'on partirait ce jour- là. Mais il n'y avait pas d'ordre, le régiment semblait comme oublié. Beaucoup étaient partis, la presqu'île se vidait, et ceux qu'on laissait là tombaient à une maladie noire. Depuis huit grands jours, la démence germait et montait dans cet enfer. La cessation des pluies, le lourd soleil de plomb n'avait fait que changer le supplice. Des chaleurs excessives achevaient d'épuiser les hommes, donnaient aux cas de dysenterie un caractère épidémique inquiétant. Les déjections, les excréments de toute cette armée malade empoisonnaient l'air d'émanations infectes. On ne pouvait plus longer la Meuse ni le canal, tellement la puanteur des chevaux et des soldats noyés, pourrissant parmi les herbes, était forte. Et, dans les champs, les chevaux morts d'inanition se décomposaient, soufflaient si violemment la peste, que les Prussiens, qui commençaient à craindre pour eux, avaient apporté des pioches et des pelles, en forçant les prisonniers à enterrer les corps.
Ce samedi-là, d'ailleurs, la disette cessa. Comme on était moins nombreux et que des vivres arrivaient de toutes parts, on passa d'un coup de l'extrême dénuement à l'abondance la plus large. On eut à volonté du pain, de la viande, du vin même, on mangea du lever au coucher du soleil, à en mourir. La nuit tomba, qu'on mangeait encore, et l'on mangea jusqu'au lendemain matin. Beaucoup en crevèrent.
Pendant la journée, Jean n'avait eu que la préoccupation de surveiller Maurice, qu'il sentait capable de toutes les extravagances. Il avait bu, il parlait de souffleter un officier allemand, pour qu'on l'emmenât. Et, le soir, Jean, ayant découvert, dans les dépendances de la tour à Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d'y venir coucher avec son compagnon, qu'une bonne nuit calmerait peut-être. Mais ce fut la nuit la plus affreuse de leur séjour, une nuit d'épouvantement, durant laquelle ils ne purent fermer les yeux. D'autres soldats emplissaient la cave, deux étaient allongés dans le même coin, qui se mouraient, vidés par la dysenterie; et, dès que l'obscurité fut complète, ils ne cessèrent plus, des plaintes sourdes, des cris inarticulés, une agonie dont le râle allait en grandissant. Au fond des ténèbres, ce râle prenait une telle abomination, que les autres hommes couchés à côté, voulant dormir, se fâchaient, criaient aux mourants de se taire. Ceux-ci n'entendaient pas, le râle continuait, revenait, emportait tout; pendant que, du dehors, arrivait la clameur d'ivresse des camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir se rassasier.
Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait tâché de fuir cette plainte d'horrible douleur qui lui mettait à la peau une sueur d'angoisse; mais, comme il se levait, à tâtons, il avait marché sur des membres, il était retombé par terre, muré avec ces mourants. Et il n'essayait même plus de s'échapper. Tout l'effroyable désastre s'évoquait, depuis le départ de Reims, jusqu'à l'écrasement de Sedan. Il lui semblait que la passion de l'armée de Châlons s'achevait seulement cette nuit-là, dans la nuit d'encre de cette cave, où râlaient deux soldats, qui empêchaient les camarades de dormir. L'armée de la désespérance, le troupeau expiatoire, envoyé en holocauste, avait payé les fautes de tous du flot rouge de son sang, à chacune de ses stations. Et, maintenant, égorgée sans gloire, couverte de crachats, elle tombait au martyre, sous ce châtiment qu'elle n'avait pas mérité si rude. C'était trop, il en était soulevé de colère, affamé de justice, dans un besoin brûlant de se venger du destin.
Lorsque l'aube parut, l'un des soldats était mort, l'autre râlait toujours.
— Allons, viens, mon petit, dit Jean avec douceur. Nous allons prendre l'air, ça vaudra mieux.
Mais, dehors, par la belle matinée déjà chaude, lorsque tous deux eurent suivi la berge et se trouvèrent près du village d'Iges, Maurice s'exalta davantage, le poing tendu, là-bas, vers le vaste horizon ensoleillé du champ de bataille, le plateau d'Illy en face, Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à droite.
— Non, non! Je ne peux plus, je ne peux plus voir ça! C'est d'avoir ça devant moi qui me troue le coeur et me fend le crâne… Emmène-moi, emmène-moi tout de suite!
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de cloche venaient de Sedan, tandis qu'on entendait déjà au loin une musique allemande. Mais le 106e n'avait toujours pas d'ordre, et Jean, effrayé du délire croissant de Maurice, se décida à tenter un moyen qu'il mûrissait depuis la veille. Devant le poste Prussien, sur la route, un départ se préparait, celui d'un autre régiment, le 5e de ligne. Une grande confusion régnait dans la colonne, dont un officier, parlant mal le Français, n'arrivait pas à faire le recensement. Et, tous deux alors, ayant arraché de leur uniforme le collet et les boutons, pour n'être pas trahis par le numéro, filèrent au milieu de la cohue, passèrent le pont, se trouvèrent dehors. Sans doute, Chouteau et Loubet avaient eu la même idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec leurs regards inquiets d'assassin.
Ah! quel soulagement, à cette première minute heureuse! Dehors, il semblait que ce fût une résurrection, la lumière vivante, l'air sans bornes, le réveil fleuri de toutes les espérances. Quel que pût être leur malheur à présent, ils ne le redoutaient plus, ils en riaient, au sortir de cet effrayant cauchemar du camp de la misère.
III
Pour la dernière fois, le matin, Jean et Maurice venaient d'entendre les sonneries si gaies des clairons Français; et ils marchaient maintenant, en route pour l'Allemagne, parmi le troupeau des prisonniers, que précédaient et suivaient des pelotons de soldats Prussiens, tandis que d'autres les surveillaient, à gauche et à droite, la baïonnette au fusil. On n'entendait plus, à chaque poste, que les trompettes allemandes, aux notes aigres et tristes.
Maurice fut heureux de constater que la colonne tournait à gauche et qu'elle traverserait Sedan. Peut-être aurait-il la chance d'apercevoir une fois encore sa soeur Henriette. Mais les cinq kilomètres qui séparaient la presqu'île d'Iges de la ville, suffirent pour gâter sa joie de se sentir hors du cloaque, où il avait agonisé pendant neuf jours. C'était un autre supplice, ce convoi pitoyable de prisonniers, des soldats sans armes, les mains ballantes, menés comme des moutons, dans un piétinement hâtif et peureux. Vêtus de loques, souillés d'avoir été abandonnés dans leur ordure, amaigris par un jeûne d'une grande semaine, ils ne ressemblaient plus qu'à des vagabonds, des rôdeurs louches, que des gendarmes auraient ramassés par les routes, d'un coup de filet. Dès le faubourg De Torcy, comme des hommes s'arrêtaient et que des femmes se mettaient sur les portes, d'un air de sombre commisération, un flot de honte étouffa Maurice, il baissa la tête, la bouche amère.
Jean, d'esprit pratique et de peau plus dure, ne songeait qu'à leur sottise, de n'avoir pas emporté chacun un pain. Dans l'effarement de leur départ, ils s'en étaient même allés à jeun; et la faim, une fois encore, leur cassait les jambes. D'autres prisonniers devaient être dans le même cas, car plusieurs tendaient de l'argent, suppliaient qu'on leur vendît quelque chose. Il y en avait un, très grand, l'air très malade, qui agitait une pièce d'or, l'offrant au bout de son long bras, par- dessus la tête des soldats de l'escorte, avec le désespoir de ne rien trouver à acheter. Et ce fut alors que Jean, qui guettait, aperçut de loin, devant une boulangerie, une douzaine de pains en tas. Tout de suite, avant les autres, il jeta cent sous, voulut prendre deux de ces pains. Puis, comme le Prussien qui se trouvait près de lui, le repoussait brutalement, il s'entêta à ramasser au moins sa pièce. Mais, déjà, le capitaine, auquel la surveillance de la colonne était confiée, un petit chauve, de figure insolente, accourait. Il leva sur Jean la crosse de son revolver, il jura qu'il fendrait la tête au premier qui oserait bouger. Et tous avaient plié les épaules, baissé les yeux, tandis que la marche continuait, avec le sourd roulement des pieds, dans cette soumission frémissante du troupeau.
— Oh! Le gifler, celui-là! murmura ardemment Maurice, le gifler, lui casser les dents d'un revers de main!
Dès lors, la vue de ce capitaine, de cette méprisante figure à gifles, lui devint insupportable. D'ailleurs, on entrait dans Sedan, on passait sur le pont de Meuse; et les scènes de brutalité se renouvelaient, se multipliaient. Une femme, une mère sans doute, qui voulait embrasser un sergent tout jeune, venait d'être écartée d'un coup de crosse, si violemment, qu'elle en était tombée à terre. Sur la place Turenne, ce furent des bourgeois qu'on bouscula, parce qu'ils jetaient des provisions aux prisonniers. Dans la Grande-Rue, un de ceux-ci, ayant glissé en prenant une bouteille qu'une dame lui offrait, fut relevé à coups de botte. Sedan, qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la défaite, conduit au bâton, ne s'y accoutumait pas, était agité, à chaque défilé nouveau, d'une fièvre sourde de pitié et de révolte.
Cependant, Jean, lui aussi, songeait à Henriette; et brusquement, l'idée de Delaherche lui vint. Il poussa du coude son ami.
— Hein? Tout à l'heure, ouvre l'oeil, si nous passons dans la rue!
En effet, dès qu'ils entrèrent dans la rue Maqua, ils aperçurent de loin plusieurs têtes, penchées à une des fenêtres monumentales de la fabrique. Puis, ils reconnurent Delaherche et sa femme Gilberte, accoudés, ayant, derrière eux, debout, la haute figure sévère de Madame Delaherche. Ils avaient des pains, le fabricant les lançait aux affamés qui tendaient des mains tremblantes, implorantes.
Maurice, tout de suite, avait remarqué que sa soeur n'était pas là; tandis que Jean, inquiet de voir les pains voler, craignit qu'il n'en restât pas un pour eux. Il agita le bras, criant:
— À nous! à nous!
Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque joyeuse. Leur visage, pâli de pitié, s'éclaira, tandis que des gestes, heureux de la rencontre, leur échappaient. Et Gilberte tint à jeter elle- même le dernier pain dans les bras de Jean, ce qu'elle fit avec une si aimable maladresse, qu'elle en éclata d'un joli rire.
Ne pouvant s'arrêter, Maurice se retourna, demandant à la volée, d'un ton inquiet d'interrogation:
— Et Henriette? Henriette?
Alors, Delaherche répondit par une longue phrase. Mais sa voix se perdit, au milieu du roulement des pieds. Il dut comprendre que le jeune homme ne l'avait pas entendu, car il multiplia les signes, il en répéta un surtout, là-bas, vers le sud. Déjà, la colonne s'engageait dans la rue du Ménil, la façade de la fabrique disparut, avec les trois têtes qui se penchaient, tandis qu'une main agitait un mouchoir.
— Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Jean.
Maurice, tourmenté, regardait en arrière, vainement.
— Je ne sais pas, je n'ai pas compris… Me voilà dans l'inquiétude, tant que je n'aurai pas de nouvelles.
Et le piétinement continuait, les Prussiens hâtaient encore la marche avec leur brutalité de vainqueurs, le troupeau sortit de Sedan par la porte du Ménil, allongé en une file étroite qui galopait, comme dans la peur des chiens.
Lorsqu'ils traversèrent Bazeilles, Jean et Maurice songèrent à Weiss, cherchèrent les cendres de la petite maison, si vaillamment défendue. On leur avait conté, au camp de la misère, la dévastation du village, les incendies, les massacres; et ce qu'ils voyaient dépassait les abominations rêvées. Après douze jours, les tas de décombres fumaient encore. Des murs croulants s'étaient abattus, il ne restait pas dix maisons intactes. Mais ce qui les consola un peu, ce fut de rencontrer des brouettes, des charrettes pleines de casques et de fusils Bavarois, ramassés après la lutte. Cette preuve qu'on en avait tué beaucoup, de ces égorgeurs et de ces incendiaires, les soulageait.
C'était à Douzy que devait avoir lieu la grande halte, pour permettre aux hommes de déjeuner. On n'y arriva point sans souffrance. Très vite, les prisonniers se fatiguaient, épuisés par leur jeûne. Ceux qui, la veille, s'étaient gorgés de nourriture, avaient des vertiges, alourdis, les jambes cassées; car cette gloutonnerie, loin de réparer leurs forces perdues, n'avait fait que les affaiblir davantage. Aussi, lorsqu'on s'arrêta dans un pré, à gauche du village, les malheureux se laissèrent-ils tomber sur l'herbe, sans courage pour manger. Le vin manquait, des femmes charitables qui voulurent s'approcher avec des bouteilles, furent chassées par les sentinelles. Une d'elles, prise de peur, tomba, se démit le pied; et il y eut des cris, des larmes, toute une scène révoltante, pendant que les Prussiens, qui avaient confisqué les bouteilles, les buvaient. Cette tendresse pitoyable des paysans pour les pauvres soldats emmenés en captivité, se manifestait ainsi à chaque pas, tandis qu'on les disait d'une rudesse farouche envers les généraux. À Douzy même, quelques jours auparavant, les habitants avaient hué un convoi de généraux qui se rendaient, sur parole, à Pont-à-Mousson. Les routes n'étaient pas sûres pour les officiers: des hommes en blouse, des soldats évadés, des déserteurs peut-être, sautaient sur eux avec des fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des lâches et des vendus, dans cette légende de la trahison, qui, vingt ans plus tard, devait encore vouer à l'exécration de ces campagnes tous les chefs ayant porté l'épaulette.
Maurice et Jean mangèrent la moitié de leur pain, qu'ils eurent la chance d'arroser de quelques gorgées d'eau-de-vie, un brave fermier étant parvenu à emplir leur gourde. Mais, ce qui fut terrible ensuite, ce fut de se remettre en route. On devait coucher à Mouzon, et bien que l'étape se trouvât courte, l'effort à faire paraissait excessif. Les hommes ne purent se relever sans crier, tellement leurs membres las se raidissaient au moindre repos. Beaucoup, dont les pieds saignaient, se déchaussèrent, pour continuer la marche. La dysenterie les ravageait toujours, il en tomba un, dès le premier kilomètre, qu'on dut pousser contre un talus. Deux autres, plus loin, s'affaissèrent au pied d'une haie, où une vieille femme ne les ramassa que le soir. Tous chancelaient, en s'appuyant sur des cannes, que les Prussiens, par dérision peut-être, leur avaient permis de couper, à la lisière d'un petit bois. Ce n'était plus qu'une débandade de gueux, couverts de plaies, hâves et sans souffle. Et les violences se renouvelaient, ceux qui s'écartaient, même pour quelque besoin naturel, étaient ramenés à coups de bâton. À la queue, le peloton formant l'escorte avait l'ordre de pousser les traînards, la baïonnette dans les reins. Un sergent ayant refusé d'aller plus loin, le capitaine commanda à deux hommes de le prendre sous les bras, de le traîner, jusqu'à ce que le misérable consentît à marcher de nouveau. Et c'était surtout le supplice, cette figure à gifles, ce petit officier chauve, qui abusait de ce qu'il parlait très correctement le Français, pour injurier les prisonniers dans leur langue, en phrases sèches et cinglantes comme des coups de cravache.
— Oh! répétait rageusement Maurice, le tenir, celui-là, et lui tirer tout son sang, goutte à goutte!
Il était à bout de force, plus malade encore de colère rentrée que d'épuisement. Tout l'exaspérait, jusqu'à ces sonneries aigres des trompettes Prussiennes, qui l'auraient fait hurler comme une bête, dans l'énervement de sa chair. Jamais il n'arriverait à la fin du cruel voyage, sans se faire casser la tête. Déjà, lorsqu'on traversait le moindre des hameaux, il souffrait affreusement, en voyant les femmes qui le regardaient d'un air de grande pitié. Que serait-ce, quand on entrerait en Allemagne, que les populations des villes se bousculeraient, pour l'accueillir, au passage, d'un rire insultant? Et il évoquait les wagons à bestiaux où l'on allait les entasser, les dégoûts et les tortures de la route, la triste existence des forteresses, sous le ciel d'hiver, chargé de neige. Non, non! Plutôt la mort tout de suite, plutôt risquer de laisser sa peau au détour d'un chemin, sur la terre de France, que de pourrir là-bas, au fond d'une casemate noire, pendant des mois peut-être!
— Écoute, dit-il tout bas à Jean, qui marchait près de lui, nous allons attendre de passer le long d'un bois, et d'un saut nous filerons parmi les arbres… La frontière belge n'est pas loin, nous trouverons bien quelqu'un pour nous y conduire.
Jean eut un frémissement, d'esprit plus net et plus froid, malgré la révolte qui finissait par le faire rêver aussi d'évasion.
— Es-tu fou! Ils tireront, nous y resterons tous les deux.
Mais, d'un geste, Maurice disait qu'il y avait des chances pour qu'on les manquât, et puis, après tout, que, s'ils y restaient, ce serait tant pis!
— Bon! continua Jean, mais Qu'est-ce que nous deviendrons, ensuite, avec nos uniformes? Tu vois bien que la campagne est pleine de postes Prussiens. Il faudrait au moins d'autres vêtements… C'est trop dangereux, mon petit, jamais je ne te laisserai faire une pareille folie.
Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il le serrait contre lui, comme s'ils se fussent soutenus mutuellement, pendant qu'il continuait à le calmer, de son air bourru et tendre.
Derrière leur dos, à ce moment, des voix chuchotantes leur firent tourner la tête. C'étaient Chouteau et Loubet, partis le matin, en même temps qu'eux, de la presqu'île d'Iges, et qu'ils avaient évités jusque-là. Maintenant, les deux gaillards marchaient sur leurs talons. Chouteau devait avoir entendu les paroles de Maurice, son plan de fuite au travers d'un taillis, car il le reprenait pour son compte. Il murmurait dans leur cou:
— Dites donc, nous en sommes. C'est une riche idée, de foutre le camp. Déjà, des camarades sont partis, nous n'allons bien sûr pas nous laisser traîner comme des chiens jusque dans le pays à ces cochons… Hein? à nous quatre, ça va-t-il, de prendre un courant d'air?
Maurice s'enfiévrait de nouveau, et Jean dut se retourner, pour dire au tentateur:
— Si tu es pressé, cours devant… Qu'est-ce que tu espères donc?
Devant le clair regard du caporal, Chouteau se troubla un peu. Il lâcha la raison vraie de son insistance.
— Dame! Si nous sommes quatre, ça sera plus commode… Y en aura toujours bien un ou deux qui passeront.
Alors, d'un signe énergique de la tête, Jean refusa tout à fait. Il se méfiait du monsieur, comme il disait, il craignait quelque traîtrise. Et il lui fallut employer toute son autorité sur Maurice, pour l'empêcher de céder, car une occasion se présentait justement, on longeait un petit bois très touffu, qu'un champ obstrué de broussailles séparait seul de la route. Traverser ce champ au galop, disparaître dans le fourré, n'était-ce pas le salut?
Jusque-là, Loubet n'avait rien dit. Son nez inquiet flairait le vent, ses yeux vifs de garçon adroit guettaient la minute favorable, dans sa résolution bien arrêtée de ne pas aller moisir en Allemagne. Il devait se fier à ses jambes et à sa malignité, qui l'avaient toujours tiré d'affaire. Et, brusquement, il se décida.
— Ah! zut! j'en ai assez, je file!
D'un bond, il s'était jeté dans le champ voisin, lorsque Chouteau l'imita, galopant à son côté. Tout de suite, deux Prussiens de l'escorte se mirent à leur poursuite, sans qu'aucun autre songeât à les arrêter d'une balle. Et la scène fut si brève, qu'on ne put d'abord s'en rendre compte. Loubet, faisant des crochets parmi les broussailles, allait s'échapper sûrement, tandis que Chouteau, moins agile, était déjà sur le point d'être pris. Mais, d'un suprême effort, celui-ci regagna du terrain, se jeta entre les jambes du camarade, qu'il culbuta; et, pendant que les deux Prussiens se précipitaient sur l'homme à terre, pour le maintenir, l'autre sauta dans le bois, disparut. Quelques coups de feu partirent, on se souvenait des fusils. Il y eut même, parmi les arbres, une tentative de battue, inutile.
À terre, cependant, les deux soldats assommaient Loubet. Hors de lui, le capitaine s'était précipité, parlant de faire un exemple; et, devant cet encouragement, les coups de pied, les coups de crosse continuaient de pleuvoir, si bien que, lorsqu'on releva le malheureux, il avait un bras cassé et la tête fendue. Il expira, avant d'arriver à Mouzon, dans la petite charrette d'un paysan, qui avait bien voulu le prendre.
— Tu vois, se contenta de murmurer Jean à l'oreille de Maurice.
D'un regard, là-bas, vers le bois impénétrable, tous deux disaient leur colère contre le bandit qui galopait, libre maintenant; tandis qu'ils finissaient par se sentir pleins de pitié pour le pauvre diable, sa victime, un fricoteur qui ne valait sûrement pas cher, mais tout de même un garçon gai, débrouillard et pas bête. Voilà comment il se faisait que, si malin qu'on fût, on se laissait tout de même manger un jour!
À Mouzon, malgré cette leçon terrible, Maurice fut de nouveau hanté par son idée fixe de fuir. On était arrivé dans un tel état de lassitude, que les Prussiens durent aider les prisonniers, pour dresser les quelques tentes mises à leur disposition. Le campement se trouvait, près de la ville, dans un terrain bas et marécageux; et le pis était qu'un autre convoi y ayant campé la veille, le sol disparaissait sous l'ordure: un véritable cloaque, d'une saleté immonde. Il fallut, pour se protéger, étaler à terre de larges pierres plates, qu'on eut la chance de découvrir près de là. La soirée, d'ailleurs, fut moins dure, la surveillance des Prussiens se relâchait un peu, depuis que le capitaine avait disparu, installé sans doute dans quelque auberge. D'abord, les sentinelles tolérèrent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits, des pommes et des poires, par-dessus leurs têtes. Ensuite, elles laissèrent les habitants du voisinage envahir le campement, de sorte qu'il y eut bientôt une foule de marchands improvisés, des hommes et des femmes qui débitaient du pain, du vin, même des cigares. Tous ceux qui avaient de l'argent, mangèrent, burent, fumèrent. Sous le pâle crépuscule, cela mettait comme un coin de marché forain, d'une bruyante animation.
Mais, derrière leur tente, Maurice s'exaltait, répétait à Jean:
— Je ne peux plus, je filerai, dès que la nuit va être noire… Demain, nous nous éloignerons de la frontière, il ne sera plus temps.
— Eh bien! Filons, finit par dire Jean, à bout de résistance, cédant lui aussi à cette hantise de la fuite. Nous le verrons, si nous y laissons la peau.
Seulement, il dévisagea dès lors les vendeurs, autour de lui. Des camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons, le bruit courait que des habitants charitables avaient créé de véritables magasins de vêtements, pour faciliter les évasions de prisonniers. Et, presque tout de suite, son attention fut attirée par une belle fille, une grande blonde de seize ans, aux yeux superbes, qui tenait à son bras trois pains dans un panier. Elle ne criait pas sa marchandise comme les autres, elle avait un sourire engageant et inquiet, la démarche hésitante. Lui, la regarda fixement, et leurs regards se rencontrèrent, restèrent un instant l'un dans l'autre. Alors, elle s'approcha, avec son sourire embarrassé de belle fille qui s'offrait.
— Voulez-vous du pain?
Il ne répondit pas, l'interrogea d'un petit signe. Puis, comme elle disait oui, de la tête, il se hasarda, à voix très basse.
— Il y a des vêtements?
— Oui, sous les pains.
Et, très haut, elle se décida à crier sa marchandise: «du pain! Du pain! Qui achète du pain?» Mais, quand Maurice voulut lui glisser vingt francs, elle retira la main d'un geste brusque, elle se sauva, après leur avoir laissé le panier. Ils la virent pourtant qui se retournait encore, qui leur jetait le rire tendre et ému de ses beaux yeux.
Lorsqu'ils eurent le panier, Jean et Maurice tombèrent dans un trouble extrême. Ils s'étaient écartés de leur tente, et jamais ils ne purent la retrouver, tellement ils s'effaraient. Où se mettre? Comment changer de vêtements? Ce panier, que Jean portait d'un air gauche, il leur semblait que tout le monde le fouillait des yeux, en voyait au grand jour le contenu. Enfin, ils se décidèrent, entrèrent dans la première tente vide, où, éperdument, ils passèrent chacun un pantalon et une blouse, après avoir remis sous les pains leurs effets d'uniforme. Et ils abandonnèrent le tout. Mais ils n'avaient trouvé qu'une casquette de laine, dont Jean avait forcé Maurice à se coiffer. Lui, nu-tête, exagérant le péril, se croyait perdu. Aussi s'attardait-il, en quête d'une coiffure quelconque, lorsque l'idée lui vint d'acheter son chapeau à un vieil homme très sale qui vendait des cigares.
— À trois sous pièce, à cinq sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
Depuis la bataille de Sedan, il n'y avait plus de douane, tout le flot belge entrait librement; et le vieil homme en guenilles venait de réaliser de très beaux bénéfices, ce qui ne l'empêcha pas d'avoir de grosses prétentions, lorsqu'il eut compris pourquoi l'on voulait acheter son chapeau, un feutre graisseux, troué de part en part. Il ne le lâcha que contre deux pièces de cent sous, en geignant qu'il allait sûrement s'enrhumer.
Jean, d'ailleurs, venait d'avoir une autre idée, celle de lui acheter aussi son fonds de magasin, les trois douzaines de cigares qu'il promenait encore. Et, sans attendre, le chapeau enfoncé sur les yeux, il cria, d'une voix traînante:
— À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
Cette fois, c'était le salut. Il fit signe à Maurice de le précéder. Celui-ci avait eu la chance de ramasser par terre un parapluie; et, comme il tombait quelques gouttes d'eau, il l'ouvrit tranquillement, pour traverser la ligne des sentinelles.
— À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
En quelques minutes, Jean fut débarrassé de sa marchandise. On se pressait, on riait: en voilà donc un qui était raisonnable, qui ne volait pas le pauvre monde! Attirés par le bon marché, des Prussiens s'approchèrent aussi, et il dut faire du commerce avec eux. Il avait manoeuvré de façon à franchir l'enceinte gardée, il vendit ses deux derniers cigares à un gros sergent barbu, qui ne parlait pas un mot de Français.
— Ne marche donc pas si vite, sacré bon Dieu! répétait Jean dans le dos de Maurice. Tu vas nous faire reprendre.
Leurs jambes, malgré eux, les emportaient. Il leur fallut un effort immense pour s'arrêter un instant à l'angle de deux routes, parmi des groupes qui stationnaient devant une auberge. Des bourgeois causaient là, l'air paisible, avec des soldats allemands; et ils affectèrent d'écouter, ils risquèrent même quelques mots, sur la pluie qui pourrait bien se remettre à tomber toute la nuit. Un homme, un monsieur gras, qui les regardait avec persistance, les faisait trembler.
Puis, comme il souriait d'un air très bon, ils se risquèrent, tout bas.
— Monsieur, le chemin pour aller en Belgique est-il gardé?
— Oui, mais traversez d'abord ce bois, puis prenez à gauche, à travers champs.
Dans le bois, dans le grand silence noir des arbres immobiles, quand ils n'entendirent plus rien, que plus rien ne remua et qu'ils se crurent sauvés, une émotion extraordinaire les jeta aux bras l'un de l'autre. Maurice pleurait à gros sanglots, tandis que des larmes lentes ruisselaient sur les joues de Jean. C'était la détente de leur long tourment, la joie de se dire que la douleur allait peut-être avoir pitié d'eux. Et ils se serraient d'une étreinte éperdue, dans la fraternité de tout ce qu'ils venaient de souffrir ensemble; et le baiser qu'ils échangèrent alors leur parut le plus doux et le plus fort de leur vie, un baiser tel qu'ils n'en recevraient jamais d'une femme, l'immortelle amitié, l'absolue certitude que leurs deux coeurs n'en faisaient plus qu'un, pour toujours.
— Mon petit, reprit Jean d'une voix tremblante, quand ils se furent dégagés, c'est déjà très bon d'être ici, mais nous ne sommes pas au bout… Faudrait s'orienter un peu.
Maurice, bien qu'il ne connût pas ce point de la frontière, jura qu'il suffisait de marcher devant soi. Tous deux alors, l'un derrière l'autre, se glissèrent, filèrent avec précaution, jusqu'à la lisière des taillis. Là, se rappelant l'indication du bourgeois obligeant, ils voulurent tourner à gauche, pour couper à travers des chaumes. Mais, comme ils rencontraient une route, bordée de peupliers, ils aperçurent le feu d'un poste Prussien, qui barrait le passage. La baïonnette d'une sentinelle luisait, des soldats achevaient leur soupe en causant. Et ils rebroussèrent chemin, se rejetèrent au fond du bois, avec la terreur d'être poursuivis. Ils croyaient entendre des voix, des pas, ils battirent ainsi les fourrés pendant près d'une heure, perdant toute direction, tournant sur eux-mêmes, emportés parfois dans un galop, comme des bêtes fuyant sous les broussailles, parfois immobilisés, suant l'angoisse, devant des chênes immobiles qu'ils prenaient pour des Prussiens. Enfin, ils débouchèrent de nouveau sur le chemin bordé de peupliers, à dix pas de la sentinelle, près des soldats, en train de se chauffer tranquillement.
— Pas de chance! gronda Maurice, c'est un bois enchanté.
Mais, cette fois, on les avait entendus. Des branches s'étaient cassées, des pierres roulaient. Et, comme au qui vive de la sentinelle, ils se mirent à galoper, sans répondre, le poste prit les armes, des coups de feu partirent, criblant de balles le taillis.
— Nom de Dieu! Jura d'une voix sourde Jean, qui retint un cri de douleur.
Il venait de recevoir dans le mollet gauche un coup de fouet, dont la violence l'avait culbuté contre un arbre.
— Touché? demanda Maurice, anxieux.
— Oui, à la jambe, c'est foutu!
Tous deux écoutaient encore, haletants, avec l'épouvante d'entendre un tumulte de poursuite, sur leurs talons. Mais les coups de feu avaient cessé, et rien ne bougeait plus, dans le grand silence frissonnant qui retombait. Le poste, évidemment, ne se souciait pas de s'engager parmi les arbres.
Jean, qui s'efforçait de se remettre debout, étouffa une plainte.
Et Maurice le soutint.
— Tu ne peux plus marcher?
— Je crois bien que non!
Une colère l'envahit, lui si calme. Il serrait les poings, il se serait battu.
— Ah! bon Dieu de bon Dieu! Si ce n'est pas une malchance! Se laisser abîmer la patte, lorsqu'on a tant besoin de courir! Ma parole, c'est à se ficher au fumier!… File tout seul, toi!
Gaiement, Maurice se contenta de répondre:
— Tu es bête!
Il lui avait pris le bras, il l'aidait, tous les deux ayant la hâte de s'éloigner. Au bout de quelques pas, faits péniblement, d'un héroïque effort, ils s'arrêtèrent, de nouveau inquiets, en apercevant devant eux une maison, une sorte de petite ferme, à la lisière du bois. Pas une lumière ne luisait aux fenêtres, la porte de la cour était grande ouverte, sur le bâtiment vide et noir. Et, quand ils se furent enhardis jusqu'à pénétrer dans cette cour, ils s'étonnèrent d'y trouver un cheval tout sellé, sans que rien indiquât pourquoi ni comment il était là. Peut-être le maître allait-il revenir, peut-être gisait-il derrière quelque buisson, la tête trouée. Jamais ils ne le surent.
Mais un projet brusque était né chez Maurice, qui en parut tout ragaillardi.
— Écoute, la frontière est trop loin, et puis, décidément, il faudrait un guide… Tandis que, si nous allions à Remilly, chez l'oncle Fouchard, je serais certain de t'y conduire les yeux fermés, tellement je connais les moindres chemins de traverse… Hein? C'est une idée, je vais te hisser sur ce cheval, et l'oncle Fouchard nous prendra bien toujours.
D'abord, il voulut lui examiner la jambe. Il y avait deux trous, la balle devait être ressortie après avoir cassé le tibia. L'hémorragie était faible, il se contenta de bander fortement le mollet avec son mouchoir.
— File donc tout seul! répétait Jean.
— Tais-toi, tu es bête!
Lorsque Jean fut solidement installé sur la selle, Maurice prit la bride du cheval, et l'on partit. Il devait être près de onze heures, il comptait bien faire en trois heures le trajet, même si l'on ne marchait qu'au pas. Mais la pensée d'une difficulté imprévue le désespéra un instant: comment allaient-ils traverser la Meuse, pour passer sur la rive gauche? Le pont de Mouzon était certainement gardé. Enfin, il se rappela qu'il y avait un bac, en aval, à Villers; et, au petit bonheur, comptant que la chance leur serait enfin favorable, il se dirigea vers ce village, à travers les prairies et les labours de la rive droite. Tout se présenta assez bien d'abord, ils n'eurent qu'à éviter une patrouille de cavalerie, ils restèrent près d'un quart d'heure immobiles, dans l'ombre d'un mur. La pluie s'était remise à tomber, la marche devenait seulement très pénible pour lui, forcé de piétiner parmi les terres détrempées, à côté du cheval, heureusement un brave homme de cheval, fort docile. À Villers, la chance fut en effet pour eux: le bac, qui venait justement, à cette heure de nuit, de passer un officier Bavarois, put les prendre tout de suite, les déposer sur l'autre rive, sans encombre. Et les dangers, les fatigues terribles ne commencèrent qu'au village, où ils faillirent rester entre les mains des sentinelles, échelonnées tout le long de la route de Remilly. De nouveau, ils se rejetèrent dans les champs, au hasard des petits chemins creux, des sentiers étroits, à peine frayés. Les moindres obstacles les obligeaient à des détours énormes. Ils franchissaient les haies et les fossés, s'ouvraient un passage au coeur des taillis impénétrables. Jean, pris par la fièvre, sous la pluie fine, s'était affaissé en travers de la selle, à moitié évanoui, cramponné des deux mains à la crinière du cheval; tandis que Maurice, qui avait passé la bride dans son bras droit, devait lui soutenir les jambes, pour qu'il ne glissât pas. Pendant plus d'une lieue, pendant près de deux heures encore, cette marche épuisante s'éternisa, au milieu des cahots, des glissements brusques, des pertes d'équilibre, dans lesquelles, à chaque instant, la bête et les deux hommes manquaient de s'effondrer. Ils n'étaient plus qu'un convoi d'extrême misère, couverts de boue, le cheval tremblant sur les pieds, l'homme qu'il portait inerte, comme expiré dans un dernier hoquet, l'autre, éperdu, hagard, allant toujours, par l'unique effort de sa charité fraternelle. Le jour se levait, il pouvait être cinq heures, lorsqu'ils arrivèrent enfin à Remilly.
Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le village, au sortir du défilé d'Haraucourt, le père Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons tués la veille. La vue de son neveu, dans un si triste équipage, le bouscula à un tel point, qu'il s'écria brutalement, après les premières explications:
— Que je vous garde, toi et ton ami? … Pour avoir des histoires avec les Prussiens, ah! non, par exemple! J'aimerais mieux crever tout de suite!
Pourtant, il n'osa empêcher Maurice et Prosper de descendre Jean de cheval et de l'allonger sur la grande table de la cuisine. Silvine courut chercher son propre traversin, qu'elle glissa sous la tête du blessé, toujours évanoui. Mais le vieux grondait, exaspéré de voir cet homme sur sa table, disant qu'il y était fort mal, demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite à l'ambulance, puisqu'on avait la chance d'avoir une ambulance à Remilly, près de l'église, dans l'ancienne maison d'école, un reste de couvent, où se trouvait une grande salle très commode.
— À l'ambulance! Se récria Maurice à son tour, pour que les Prussiens l'envoient en Allemagne, après sa guérison, puisque tout blessé leur appartient!… Est-ce que vous vous fichez de moi, l'oncle? Je ne l'ai pas amené jusqu'ici pour le leur rendre.
Les choses se gâtaient, l'oncle parlait de les flanquer à la porte, lorsque le nom d'Henriette fut prononcé.
— Comment, Henriette? demanda le jeune homme.
Et il finit par savoir que sa soeur était à Remilly depuis l'avant-veille, si mortellement triste de son deuil, que le séjour de Sedan, où elle avait vécu heureuse, lui était devenu intolérable. Une rencontre avec le docteur Dalichamp, de Raucourt, qu'elle connaissait, l'avait décidée à venir s'installer chez le père Fouchard, dans une petite chambre, pour se donner tout entière aux blessés de l'ambulance voisine. Cela seul, disait- elle, la distrairait. Elle payait sa pension, elle était, à la ferme, la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par le vieux d'un oeil de complaisance. Quand il gagnait, c'était toujours beau.
— Ah! ma soeur est ici! répétait Maurice. C'est donc ça que Monsieur Delaherche voulait me dire, avec son grand geste que je ne comprenais pas!… Eh bien! Si elle est ici, ça va tout seul, nous restons.
Tout de suite, il voulut aller lui-même, malgré sa fatigue, la chercher à l'ambulance, où elle avait passé la nuit; tandis que l'oncle se fâchait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et ses deux moutons, pour son commerce de boucher ambulant, au travers des villages, tant que cette sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur les bras, ne serait pas finie.
Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent le père Fouchard en train d'examiner soigneusement le cheval, que Prosper venait de conduire à l'écurie. Une bête fatiguée, mais diablement solide, et qui lui plaisait! En riant, le jeune homme dit qu'il lui en faisait cadeau. Henriette, de son côté, le prit à part, lui expliqua que Jean payerait, qu'elle-même se chargeait de lui, qu'elle le soignerait dans la petite chambre, derrière l'étable, où certes pas un Prussien n'irait le chercher. Et le père Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu'il trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice, finit cependant par monter dans sa carriole et par s'en aller, en la laissant libre d'agir à sa guise.
Alors, en quelques minutes, aidée de Silvine et de Prosper, Henriette organisa la chambre, y fit porter Jean, que l'on coucha dans un lit tout frais, sans qu'il donnât d'autres signes de vie que des balbutiements vagues. Il ouvrait les yeux, regardait, ne semblait voir personne. Maurice achevait de boire un verre de vin et de manger un reste de viande, tout d'un coup anéanti, dans la détente de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp arriva, comme tous les matins, pour sa visite à l'ambulance; et le jeune homme trouva encore la force de le suivre, avec sa soeur, au chevet du blessé, anxieux de savoir.
Le docteur était un homme court, à la grosse tête ronde, dont le collier de barbe et les cheveux grisonnaient. Son visage coloré s'était durci, pareil à ceux des paysans, dans sa continuelle vie au grand air, toujours en marche pour le soulagement de quelque souffrance; tandis que ses yeux vifs, son nez têtu, ses lèvres bonnes disaient son existence entière de brave homme charitable, un peu braque parfois, médecin sans génie, dont une longue pratique avait fait un excellent guérisseur.
Lorsqu'il eut examiné Jean, toujours assoupi, il murmura:
— Je crains bien que l'amputation ne devienne nécessaire.
Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.
Pourtant, il ajouta:
— Peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de grands soins, et ce sera très long… En ce moment, il est sous le coup d'une telle dépression physique et morale, que l'unique chose à faire est de le laisser dormir… Nous verrons demain.
Puis, quand il l'eut pansé, il s'intéressa à Maurice, qu'il avait connu enfant, autrefois.
— Et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un lit que sur cette chaise.
Comme s'il n'entendait pas, le jeune homme regardait fixement devant lui, les yeux perdus. Dans l'ivresse de sa fatigue, une fièvre remontait, une surexcitation nerveuse extraordinaire, toutes les souffrances, toutes les révoltes amassées depuis le commencement de la campagne. La vue de son ami agonisant, le sentiment de sa propre défaite, nu, sans armes, bon à rien, la pensée que tant d'héroïques efforts avaient abouti à une pareille détresse, le jetaient dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin. Enfin, il parla.
— Non, non! Ce n'est pas fini, non! Il faut que je m'en aille… Non! Puisque lui, maintenant, en a pour des semaines, pour des mois peut-être, à être là, je ne puis pas rester, je veux m'en aller tout de suite… N'est-ce pas? Docteur, vous m'aiderez, vous me donnerez bien les moyens de m'échapper et de rentrer à Paris.
Tremblante, Henriette l'avait saisi entre ses bras.
— Que dis-tu? Affaibli comme tu l'es, ayant tant souffert! Mais je te garde, jamais je ne te permettrai de partir!… Est-ce que tu n'as pas payé ta dette? Songe à moi aussi, que tu laisserais seule, et qui n'ai plus que toi désormais.
Leurs larmes se confondirent. Ils s'embrassèrent éperdument, dans leur adoration, cette tendresse des jumeaux, plus étroite, comme venue de par delà la naissance. Mais il s'exaltait davantage.
— Je t'assure, il faut que je parte… On m'attend, je mourrais d'angoisse, si je ne partais pas… Tu ne peux t'imaginer ce qui bouillonne en moi, à l'idée de me tenir tranquille. Je te dis que ça ne peut pas finir ainsi, qu'il faut nous venger, contre qui, contre quoi? Ah! je ne sais pas, mais nous venger enfin de tant de malheur, pour que nous ayons encore le courage de vivre!
D'un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la scène avec un vif intérêt, empêcha Henriette de répondre. Quand Maurice aurait dormi, il serait sans doute plus calme; et il dormit toute la journée, toute la nuit suivante, pendant plus de vingt heures, sans remuer un doigt. Seulement, à son réveil, le lendemain matin, sa résolution de partir reparut, inébranlable. Il n'avait plus la fièvre, il était sombre, inquiet, pressé d'échapper à toutes les tentations de calme qu'il sentait autour de lui. Sa soeur en larmes comprit qu'elle ne devait pas insister. Et le docteur Dalichamp, lors de sa visite, promit de faciliter la fuite, grâce aux papiers d'un aide ambulancier qui venait de mourir à Raucourt. Maurice prendrait la blouse grise, le brassard à croix rouge, et il passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite sur Paris, qui était ouvert encore.
Ce jour-là, il ne quitta pas la ferme, se cachant, attendant la nuit. Il ouvrit à peine la bouche, il tenta seulement d'emmener Prosper.
— Dites donc, ça ne vous tente pas, de retourner voir les
Prussiens?
L'ancien chasseur d'Afrique, qui achevait une tartine de fromage, leva son couteau en l'air.
— Ah! pour ce qu'on nous les a montrés, ça ne vaut guère la peine!… Puisque ça n'est plus bon à rien, la cavalerie, qu'à se faire tuer quand tout est fini, pourquoi voulez-vous que je retourne là-bas? … Ma foi, non! ils m'ont trop embêté, à ne rien me faire faire de propre!
Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour étouffer le malaise de son coeur de soldat:
— Puis, il y a trop de travail ici, maintenant. Voilà les grands labours qui viennent, ensuite ce seront les semailles. Faut aussi songer à la terre, n'est-ce pas? Parce que ça va bien de se battre, mais Qu'est-ce qu'on deviendrait, si l'on ne labourait plus? … Vous comprenez, je ne peux pas lâcher l'ouvrage. Ce n'est pas que le père Fouchard soit raisonnable, car je me doute que je ne verrai guère la couleur de son argent; mais les bêtes commencent à m'aimer, et ma foi! Ce matin, pendant que j'étais, là-haut, dans la pièce du Vieux-Clos, je regardais au loin ce sacré Sedan, je me sentais quand même tout réconforté, d'être tout seul, au grand soleil, avec mes bêtes, à pousser ma charrue!
Dès la nuit tombée, le docteur Dalichamp fut là, avec son cabriolet. Il voulait lui-même conduire Maurice jusqu'à la frontière. Le père Fouchard, content d'en voir filer au moins un, descendit faire le guet sur la route, pour être certain qu'aucune patrouille ne rôdait; tandis que Silvine achevait de recoudre la vieille blouse d'ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard à croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui examina de nouveau la jambe de Jean, ne put encore promettre de la lui conserver. Le blessé était toujours dans une somnolence invincible, ne reconnaissant personne, ne parlant pas. Et Maurice allait s'éloigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s'étant penché pour l'embrasser, il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres remuantes, parlant d'une voix faible.
— Tu t'en vas?
Puis, comme on s'étonnait:
— Oui, je vous ai entendus, pendant que je ne pouvais pas bouger… Alors, prends tout l'argent. Fouille dans la poche de mon pantalon.
Sur l'argent du trésor, qu'ils avaient partagé, il leur restait à peu près à chacun deux cents francs.
— L'argent! se récria Maurice, mais tu en as plus besoin que moi, qui ai mes deux jambes! Avec deux cents francs, j'ai de quoi rentrer à Paris, et pour me faire casser la tête ensuite, ça ne me coûtera rien… Au revoir tout de même, mon vieux, et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de bon, car, sans toi, je serais sûrement resté au bord de quelque champ, comme un chien crevé.
D'un geste, Jean le fit taire.
— Tu ne me dois rien, nous sommes quittes… C'est moi que les Prussiens auraient ramassé, là-bas, si tu ne m'avais pas emporté sur ton dos. Et, hier encore, tu m'as arraché de leurs pattes… Tu as payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma vie… Ah! que je vais être inquiet de n'être plus avec toi!
Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux.
— Embrasse-moi, mon petit.
Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la veille, il y avait, au fond de ce baiser, la fraternité des dangers courus ensemble, ces quelques semaines d'héroïque vie commune qui les avaient unis, plus étroitement que des années d'ordinaire amitié n'auraient pu le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les fatigues excessives, la mort toujours présente, passaient dans leur attendrissement. Est-ce que jamais deux coeurs peuvent se reprendre, quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l'un dans l'autre? Mais le baiser, échangé sous les ténèbres des arbres, était plein de l'espoir nouveau que la fuite leur ouvrait; tandis que ce baiser, à cette heure, restait frissonnant des angoisses de l'adieu. Se reverrait-on, un jour? Et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie?
Déjà, le docteur Dalichamp, remonté dans son cabriolet, appelait
Maurice. Celui-ci, de toute son âme, embrassa enfin sa soeur
Henriette, qui le regardait avec des larmes silencieuses, très
pâle sous ses noirs vêtements de veuve.
— C'est mon frère que je te confie… Soigne-le bien, aime-le comme je l'aime!
IV
La chambre était une grande pièce carrelée, badigeonnée simplement à la chaux, qui avait autrefois servi de fruitier. On y sentait encore la bonne odeur des pommes et des poires; et, pour tout meuble, il y avait là un lit de fer, une table de bois blanc et deux chaises, sans compter une vieille armoire en noyer, aux flancs immenses, où tenait tout un monde. Mais le calme y était d'une douceur profonde, on n'entendait que les bruits sourds de l'étable voisine, des coups affaiblis de sabots, des meuglements de bêtes. Par la fenêtre, tournée au midi, le clair soleil entrait. On voyait seulement un bout de coteau, un champ de blé que bordait un petit bois. Et cette chambre close, mystérieuse, était si bien cachée à tous les yeux, que personne au monde ne pouvait en soupçonner là l'existence.
Tout de suite, Henriette régla les choses: il fut entendu que, pour éviter les soupçons, elle seule et le docteur pénétreraient auprès de Jean. Jamais Silvine ne devait entrer, sans qu'elle l'appelât. De grand matin, le ménage était fait par les deux femmes; puis, la journée entière, la porte restait comme murée. La nuit, si le blessé avait eu besoin de quelqu'un, il n'aurait eu qu'à taper au mur, car la pièce occupée par Henriette était voisine. Et ce fut ainsi que Jean se trouva brusquement séparé du monde, après des semaines de cohue violente, ne voyant plus que cette jeune femme si douce, dont le pas léger ne faisait aucun bruit. Il la revoyait telle qu'il l'avait vue, là-bas, à Sedan, pour la première fois, pareille à une apparition, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, ses beaux cheveux d'avoine mûre, s'occupant de lui d'un air d'infinie bonté.
Les premiers jours, la fièvre du blessé fut si intense, qu'Henriette ne le quitta guère. Chaque matin, en passant, le docteur Dalichamp entrait, sous le prétexte de la prendre, pour se rendre avec elle à l'ambulance; et il examinait Jean, le pansait. La balle, après avoir cassé le tibia, étant ressortie, il s'étonnait du mauvais aspect de la plaie, il craignait que la présence d'une esquille, introuvable pourtant sous la sonde, ne l'obligeât à une résection de l'os. Il en avait causé avec Jean; mais celui-ci, à la pensée d'un raccourcissement de la jambe, qui l'aurait rendu boiteux, s'était révolté: non, non! Il préférait mourir que de rester infirme. Et le docteur, laissant la blessure en observation, se contentait donc de la panser avec de la charpie imbibée d'huile d'olive et d'acide phénique, après avoir placé au fond de la plaie un drain, un tube de caoutchouc, pour l'écoulement du pus. Seulement, il l'avait averti que, s'il n'intervenait pas, la guérison pourrait être extrêmement longue. Dès la seconde semaine, cependant, la fièvre diminua, l'état devint meilleur, à la condition d'une immobilité complète.
Et l'intimité de Jean et d'Henriette, alors, se trouva réglée. Des habitudes leur vinrent, il leur semblait qu'ils n'avaient jamais vécu autrement, qu'ils devaient toujours vivre ainsi. Elle passait avec lui toutes les heures qu'elle ne donnait pas à l'ambulance, veillait à ce qu'il bût, à ce qu'il mangeât régulièrement, l'aidait à se retourner, d'une force de poignet qu'on n'aurait pas soupçonnée dans ses bras minces. Parfois ils causaient ensemble, le plus souvent ils ne disaient rien, surtout dans les commencements. Mais jamais ils n'avaient l'air de s'ennuyer, c'était une vie très douce, au fond de ce grand repos, lui tout massacré encore de la bataille, elle en robe de deuil, le coeur broyé par la perte qu'elle venait de faire. D'abord, il avait éprouvé quelque gêne, car il sentait bien qu'elle était au-dessus de lui, presque une dame, tandis qu'il n'avait jamais été qu'un paysan et qu'un soldat. À peine savait-il lire et écrire. Puis, il s'était rassuré un peu, en voyant qu'elle le traitait sans fierté, comme son égal, ce qui l'avait enhardi à se montrer ce qu'il était, intelligent à sa manière, à force de tranquille raison. D'ailleurs, lui-même s'étonnait d'avoir la sensation de s'être aminci, allégé, avec des idées nouvelles: était-ce l'abominable vie qu'il menait depuis deux mois? Il sortait affiné de tant de souffrances physiques et morales. Mais ce qui acheva de le conquérir, ce fut de comprendre qu'elle n'en savait pas beaucoup plus que lui. Toute jeune, après la mort de sa mère, devenue la cendrillon, la petite ménagère ayant la charge de ses trois hommes, comme elle disait, son grand-père, son père et son frère, elle n'avait pas eu le temps d'apprendre. La lecture, l'écriture, un peu d'orthographe et de calcul, il ne fallait point lui en demander davantage. Et elle ne l'intimidait encore, elle ne lui apparaissait bien au-dessus de toutes les autres, que parce qu'il la savait d'une bonté supérieure, d'un courage extraordinaire, sous son apparence de petite femme effacée qui se plaisait aux menus soins de la vie.
Ils s'entendirent tout de suite, en causant de Maurice. Si elle se dévouait ainsi, c'était pour l'ami, pour le frère de Maurice, le brave homme secourable envers qui elle payait à son tour une dette de son coeur. Elle était pleine de gratitude, d'une affection qui grandissait, à mesure qu'elle le connaissait mieux, simple et sage, de cerveau solide; et lui, qu'elle soignait comme un enfant, contractait une dette d'infinie reconnaissance, lui aurait baisé les mains, pour chaque tasse de bouillon qu'elle lui donnait. Entre eux, ce lien de tendre sympathie allait en se resserrant chaque jour, dans cette solitude profonde où ils vivaient, agités des mêmes peines. Quand ils avaient épuisé les souvenirs, les détails qu'elle lui demandait sans se lasser sur leur douloureuse marche de Reims à Sedan, la même question revenait toujours: que faisait Maurice à cette heure? Pourquoi n'écrivait-il pas? Paris était-il donc complètement investi, qu'ils ne recevaient plus de nouvelles? Ils n'avaient encore eu de lui qu'une lettre, datée de Rouen, trois jours après son départ, dans laquelle il expliquait, en quelques lignes, comment il venait de débarquer dans cette ville, à la suite d'un large détour, pour atteindre Paris. Et plus rien depuis une semaine, l'absolu silence.
Le matin, lorsque le docteur Dalichamp avait pansé le blessé, il aimait à s'oublier là, pendant quelques minutes. Même il revenait parfois le soir, s'attardait davantage; et il était ainsi le seul lien avec le monde, ce vaste monde du dehors, si bouleversé de catastrophes. Les nouvelles n'entraient que par lui, il avait un coeur ardent de patriote qui débordait de colère et de chagrin, à chaque défaite. Aussi ne parlait-il guère que de la marche envahissante des Prussiens, dont le flot, depuis Sedan, s'étendait peu à peu sur toute la France, comme une marée noire. Chaque jour apportait son deuil, et il restait accablé sur l'une des deux chaises, contre le lit, il disait la situation de plus en plus grave, avec des gestes tremblants. Souvent, il avait les poches bourrées de journaux belges, qu'il laissait. À des semaines de distance, l'écho de chaque désastre arrivait ainsi au fond de cette chambre perdue, rapprochant encore, dans une commune angoisse, les deux pauvres êtres souffrants qui s'y trouvaient renfermés.
Et ce fut de la sorte qu'Henriette dans de vieux journaux, lut à Jean les événements de Metz, les grandes batailles héroïques qui avaient recommencé par trois fois, à un jour de distance. Elles dataient de cinq semaines déjà, mais il les ignorait encore, il les écoutait, le coeur serré de retrouver là-bas les misères et les défaites dont il avait souffert. Dans le silence frissonnant de la pièce, pendant qu'Henriette, de sa voix un peu chantante d'écolière appliquée, détachait nettement chaque phrase, l'histoire lamentable se déroulait. Après Froeschwiller, après Spickeren, au moment où le 1er corps, écrasé, entraînait le 5e dans sa déroute, les autres corps, échelonnés de Metz à Bitche, hésitaient, refluaient dans la consternation de ces désastres, finissaient par se concentrer en avant du camp retranché, sur la rive droite de la Moselle. Mais quel temps précieux perdu, au lieu de hâter, vers Paris, une retraite qui allait devenir si difficile! L'empereur avait dû céder le commandement au maréchal Bazaine, dont on attendait la victoire. Alors, le 14, c'était Borny, l'armée attaquée au moment où elle se décidait enfin à passer sur la rive gauche, ayant contre elle deux armées allemandes, celle de Steinmetz immobile en face du camp retranché qu'elle menaçait, celle de Frédéric-Charles qui avait franchi le fleuve en amont et qui remontait le long de la rive gauche, pour couper Bazaine du reste de la France, Borny dont les premiers coups de feu n'avaient éclaté qu'à trois heures du soir, Borny cette victoire sans lendemain, qui laissa les corps Français maîtres de leurs positions, mais qui les immobilisa, à cheval sur la Moselle, pendant que le mouvement tournant de la deuxième armée allemande s'achevait. Puis, le 16, c'était Rézonville, tous les corps enfin sur la rive gauche, le 3e et le 4e seulement en arrière, attardés dans l'effroyable encombrement qui se produisait au carrefour des routes d'étain et de Mars-la-Tour, l'attaque audacieuse de la cavalerie et de l'artillerie Prussiennes coupant ces routes dès le matin, la bataille lente et confuse que, jusqu'à deux heures, Bazaine aurait pu gagner, n'ayant qu'une poignée d'hommes à culbuter devant lui, et qu'il avait fini par perdre, dans son inexplicable crainte d'être coupé de Metz, la bataille immense, couvrant des lieues de coteaux et de plaines, où les Français, attaqués de front et de flanc, avaient fait des prodiges pour ne pas marcher en avant, laissant à l'ennemi le temps de se concentrer, travaillant d'eux-mêmes au plan Prussien qui était de les faire rétrograder de l'autre côté du fleuve. Le 18 enfin, après le retour devant le camp retranché, c'était Saint-Privat, la lutte suprême, un front d'attaque de treize kilomètres, deux cent mille allemands, avec sept cents canons, contre cent vingt mille Français, n'ayant que cinq cents pièces, les allemands la face tournée vers l'Allemagne, les Français, vers la France, comme si les envahisseurs étaient devenus les envahis, dans le singulier pivotement qui venait de se produire, la plus effrayante mêlée à partir de deux heures, la garde Prussienne repoussée, hachée, Bazaine longtemps victorieux, fort de son aile gauche inébranlable, jusqu'au moment, vers le soir, où l'aile droite, plus faible, avait dû abandonner Saint-Privat, au milieu d'un horrible carnage, entraînant avec elle toute l'armée, battue, rejetée sous Metz, enserrée désormais dans un cercle de fer.
À chaque instant, pendant qu'Henriette lisait, Jean l'interrompait pour dire:
— Ah bien! Nous autres qui, depuis Reims, attendions Bazaine!
La dépêche du maréchal, datée du 19, après Saint-Privat, dans laquelle il parlait de reprendre son mouvement de retraite, par Montmédy, cette dépêche qui avait décidé la marche en avant de l'armée de Châlons, ne paraissait être que le rapport d'un général battu, désireux d'atténuer sa défaite; et plus tard, le 29 seulement, lorsque la nouvelle de cette approche d'une armée de secours lui était parvenue, au travers des lignes Prussiennes, il avait bien tenté un dernier effort, sur la rive droite, à Noiseville, mais si mollement, que, le 1er septembre, le jour même où l'armée de Châlons était écrasée à Sedan, celle de Metz se repliait, définitivement paralysée, morte pour la France. Le maréchal, qui, jusque-là, avait pu n'être qu'un capitaine médiocre, négligeant de passer lorsque les routes restaient ouvertes, véritablement barré ensuite par des forces supérieures, allait devenir maintenant, sous l'empire de préoccupations politiques, un conspirateur et un traître.
Mais, dans les journaux que le docteur Dalichamp apportait, Bazaine restait le grand homme, le brave soldat, dont la France attendait encore son salut. Et Jean se faisait relire des passages, pour bien comprendre comment la troisième armée allemande, avec le prince royal de Prusse, avait pu les poursuivre, tandis que la première et la deuxième bloquaient Metz, toutes les deux si fortes en hommes et en canons, qu'il était devenu possible d'y puiser et d'en détacher cette quatrième armée, qui, sous les ordres du prince royal de Saxe, avait achevé le désastre de Sedan. Puis, renseigné enfin, sur ce lit de douleur où le clouait sa blessure, il se forçait quand même à l'espoir.
— C'est donc ça que nous n'avons pas été les plus forts!… N'importe, on donne les chiffres: Bazaine a cent cinquante mille hommes, trois cent mille fusils, plus de cinq cents canons; et bien sûr qu'il leur ménage un sacré coup de sa façon.
Henriette hochait la tête, se rangeait à son avis, pour ne pas l'assombrir davantage. Elle se perdait au milieu de ces vastes mouvements de troupes, mais elle sentait le malheur inévitable. Sa voix restait claire, elle aurait lu ainsi pendant des heures, simplement heureuse de l'amuser. Parfois, pourtant, à un récit de massacre, elle bégayait, les yeux emplis d'un brusque flot de larmes. Sans doute, elle venait de penser à son mari foudroyé là- bas, poussé du pied par l'officier Bavarois, contre le mur.
— Si ça vous fait trop de peine, disait Jean surpris, il ne faut plus me lire les batailles.
Mais elle se remettait tout de suite, très douce et complaisante.
— Non, non, pardonnez-moi, je vous assure que ça me fait plaisir aussi.
Un soir des premiers jours d'octobre, comme un vent furieux soufflait au dehors, elle revint de l'ambulance, elle entra dans la chambre, très émue, en disant:
— Une lettre de Maurice! C'est le docteur qui vient de me la remettre.
Chaque matin, tous deux s'étaient inquiétés davantage, de ce que le jeune homme ne donnait aucun signe d'existence; et surtout, depuis une grande semaine que le bruit courait du complet investissement de Paris, ils désespéraient de recevoir des nouvelles, anxieux, se demandant ce qu'il avait pu devenir, après avoir quitté Rouen. Maintenant, ce silence leur était expliqué, la lettre qu'il avait adressée de Paris au docteur Dalichamp, le 18, le jour même où partaient les derniers trains pour le Havre, venait de faire un détour énorme et n'arrivait que par miracle, après s'être égarée vingt fois en route.
— Ah! le cher petit! s'écria Jean, tout heureux. Lisez-moi ça bien vite.
Le vent redoublait de violence, la fenêtre craquait comme sous des coups de bélier. Et Henriette, ayant apporté la lampe sur la table, contre le lit, se mit à lire, si près de Jean, que leurs cheveux se touchaient. Il faisait là très doux, très bon, dans cette chambre si calme, au milieu de la tempête du dehors.
C'était une longue lettre de huit pages, dans laquelle Maurice, d'abord, expliquait comment, dès son arrivée, le 16, il avait eu la chance de se faire engager dans un régiment de ligne, dont on complétait l'effectif. Ensuite, il revenait sur les faits, il racontait avec une fièvre extraordinaire ce qu'il avait appris, les événements de ce mois terrible, Paris calmé après la stupeur douloureuse de Wissembourg et de Froeschwiller, se reprenant à l'espoir d'une revanche, retombant dans des illusions nouvelles, la légende victorieuse de l'armée, le commandement de Bazaine, la levée en masse, des victoires imaginaires, des hécatombes de Prussiens que les ministres eux-mêmes racontaient à la tribune. Et, tout d'un coup, il disait comment la foudre, une seconde fois, venait d'éclater sur Paris, le 3 septembre: les espérances broyées, la ville ignorante, confiante, abattue sous cet écrasement du destin, les cris de: Déchéance! déchéance! Retentissant dès le soir sur les boulevards, la courte et lugubre séance de nuit où Jules Favre avait lu la proposition de cette déchéance réclamée par le peuple. Puis, le lendemain, c'était le 4 septembre, l'effondrement d'un monde, le second empire emporté dans la débâcle de ses vices et de ses fautes, le peuple entier par les rues, un torrent d'un demi-million d'hommes emplissant la place de la concorde, au grand soleil de ce beau dimanche, roulant jusqu'aux grilles du corps législatif que barraient à peine une poignée de soldats, la crosse en l'air, défonçant les portes, envahissant la salle des séances, d'où Jules Favre, Gambetta et d'autres députés de la gauche allaient partir pour proclamer la république à l'Hôtel de Ville, tandis que, sur la place Saint- Germain-L'Auxerrois, une petite porte du Louvre s'entr'ouvrait, donnait passage à l'impératrice régente, vêtue de noir, accompagnée d'une seule amie, toutes les deux tremblantes, fuyantes, blotties au fond du fiacre de rencontre qui les cahotait loin des Tuileries, au travers desquelles, maintenant, coulait la foule. Ce même jour, Napoléon III avait quitté l'auberge de Bouillon où il venait de passer la première nuit d'exil, en route pour Wilhelmshoe.
D'un air grave, Jean interrompit Henriette.
— Alors, à cette heure, nous sommes en république? … Tant mieux si ça nous aide à battre les Prussiens!
Mais il branlait la tête, on lui avait toujours fait peur de la république, lorsqu'il était paysan. Et puis, devant l'ennemi, ça ne lui semblait guère bon, de n'être pas d'accord. Enfin, il fallait bien qu'il vînt autre chose, puisque l'empire était pourri décidément, et que personne n'en voulait plus.
Henriette acheva la lettre, qui finissait en signalant l'approche des allemands. Le 13, le jour même où une délégation du gouvernement de la défense nationale s'installait à Tours, on les avait vus, à l'est de Paris, s'avancer jusqu'à Lagny. Le 14 et le 15, ils étaient aux portes, à Créteil et à Joinville-le-pont. Mais, le 18, le matin où il avait écrit, Maurice ne paraissait pas croire encore à la possibilité d'investir Paris complètement, repris d'une belle confiance, regardant le siège comme une tentative insolente et hasardée qui échouerait avant trois semaines, comptant sur les armées de secours que la province allait sûrement envoyer, sans parler de l'armée de Metz, en marche déjà, par Verdun et Reims. Et les anneaux de la ceinture de fer s'étaient rejoints, avaient bouclé Paris, et Paris maintenant, séparé du monde, n'était plus que la prison géante de deux millions de vivants, d'où ne venait qu'un silence de mort.
— Ah! mon Dieu! murmura Henriette oppressée, combien de temps tout cela durera-t-il, et le reverrons-nous jamais!
Une rafale plia les arbres, au loin, fit gémir les vieilles charpentes de la ferme. Si l'hiver devait être dur, quelles souffrances pour les pauvres soldats, sans feu, sans pain, qui se battraient dans la neige!
— Bah! conclut Jean, elle est très gentille, sa lettre, et ça fait plaisir d'avoir des nouvelles… Il ne faut jamais désespérer.
Alors, jour à jour, le mois d'octobre s'écoula, des cieux gris et tristes, où le vent ne cessait que pour ramener bientôt des vols plus sombres de nuages. La plaie de Jean se cicatrisait avec une lenteur infinie, le drain ne donnait toujours pas le pus louable, qui aurait permis au docteur de l'enlever; et le blessé s'était beaucoup affaibli, s'obstinant à refuser toute opération, dans sa peur de rester infirme. Une attente résignée, que parfois coupaient des anxiétés brusques, sans cause précise, semblait à présent endormir la petite chambre perdue, au fond de laquelle les nouvelles n'arrivaient que lointaines, vagues, comme au réveil d'un cauchemar. L'abominable guerre, les massacres, les désastres, continuaient là-bas, quelque part, sans qu'on sût jamais la vérité vraie, sans qu'on entendît autre chose que la grande clameur sourde de la patrie égorgée. Et le vent emportait les feuilles sous le ciel livide, et il y avait de longs silences profonds, dans la campagne nue, où ne passaient que les croassements des corbeaux, annonçant un hiver rigoureux.
Un des sujets de conversation était devenu l'ambulance, dont Henriette ne sortait guère que pour tenir compagnie à Jean. Le soir, quand elle était de retour, il la questionnait, connaissait chacun de ses blessés, voulait savoir ceux qui mouraient, ceux qui guérissaient; et elle-même, sur ces choses dont son coeur était plein, ne tarissait pas, racontait ses journées jusque dans leurs infimes détails.
— Ah! répétait-elle toujours, les pauvres enfants, les pauvres enfants!
Ce n'était plus, en pleine bataille, l'ambulance où coulait le sang frais, où les amputations se faisaient dans les chairs saines et rouges. C'était l'ambulance tombée à la pourriture d'hôpital, sentant la fièvre et la mort, toute moite des lentes convalescences, des agonies interminables. Le docteur Dalichamp avait eu les plus grandes peines à se procurer les lits, les matelas, les draps nécessaires; et, chaque jour encore, l'entretien de ses malades, le pain, la viande, les légumes secs, sans parler des bandes, des compresses, des appareils, l'obligeait à des miracles. Les Prussiens établis à l'hôpital militaire de Sedan lui ayant tout refusé, même du chloroforme, il faisait tout venir de Belgique. Pourtant, il avait accueilli les blessés allemands aussi bien que les blessés Français, il soignait surtout une douzaine de Bavarois, ramassés à Bazeilles. Ces hommes ennemis, qui s'étaient rués les uns à la gorge des autres, gisaient maintenant côte à côte, dans la bonne entente de leurs communes souffrances. Et quel séjour d'épouvante et de misère, ces deux longues salles de l'ancienne école de Remilly, qui contenaient une cinquantaine de lits chacune, sous la grande clarté pâle des hautes fenêtres!
Dix jours après la bataille, on avait encore amené des blessés, oubliés, retrouvés dans les coins. Quatre étaient restés dans une maison vide de Balan, sans aucun soin médical, vivant on ne savait comment, grâce à la charité de quelque voisin sans doute; et leurs blessures fourmillaient de vers, ils étaient morts, empoisonnés par ces plaies immondes. C'était cette purulence que rien ne pouvait combattre, qui soufflait et vidait des rangées de lits. Dès la porte, une odeur de nécrose prenait à la gorge. Les drains suppuraient, laissaient tomber goutte à goutte le pus fétide. Souvent, il fallait rouvrir les chairs, en extraire encore des esquilles ignorées. Puis, des abcès se déclaraient, des flux qui allaient crever plus loin. Épuisés, amaigris, la face terreuse, les misérables enduraient toutes les tortures. Les uns, abattus, sans souffle, passaient leurs journées sur le dos, les paupières closes et noires, ainsi que des cadavres à demi décomposés déjà. Les autres, sans sommeil, agités d'une insomnie inquiète, trempés d'abondantes sueurs, s'exaltaient, comme si la catastrophe les eût frappés de folie. Et, qu'ils fussent violents ou calmes, quand le frisson de la fièvre infectieuse les gagnait, c'était la fin, le poison triomphant, volant des uns aux autres, les emportant tous dans le même flot de pourriture victorieuse.
Mais il y avait surtout la salle des damnés, de ceux qui étaient frappés de dysenterie, de typhus, de variole. Beaucoup avaient la variole noire. Ils se remuaient, criaient dans un délire incessant, se dressaient sur leur lit, debout comme des spectres. D'autres, touchés aux poumons, se mouraient de pneumonie, avec des toux affreuses. D'autres, qui hurlaient, n'étaient soulagés que sous le filet d'eau froide, dont on rafraîchissait continuellement leurs blessures. C'était l'heure attendue, l'heure du pansement, qui seule amenait un peu de calme, aérait les lits, délassait les corps raidis à la longue dans la même position. Et c'était aussi l'heure redoutée, car pas un jour ne se passait, sans que le docteur, en examinant les plaies, eût le chagrin de remarquer sur la peau de quelque pauvre diable des points bleuâtres, les taches de la gangrène envahissante. L'opération avait lieu le lendemain. Encore un bout de jambe ou de bras coupé. Parfois même, la gangrène montait plus haut, il fallait recommencer, jusqu'à ce qu'on eût rogné tout le membre. Puis, l'homme entier y passait, il avait le corps envahi par les plaques livides du typhus, il fallait l'emmener, vacillant, ivre et hagard, dans la salle des damnés, où il succombait, la chair morte déjà et sentant le cadavre, avant l'agonie.
Chaque soir, à son retour, Henriette répondait aux questions de
Jean, la voix tremblante de la même émotion:
— Ah! les pauvres enfants, les pauvres enfants!
Et c'étaient des détails toujours semblables, les quotidiens tourments de cet enfer. On avait désarticulé une épaule, tranché un pied, procédé à la résection d'un humérus; mais la gangrène ou l'infection purulente pardonnerait-elle? Ou bien, on venait encore d'en enterrer un, le plus souvent un Français, parfois un allemand. Il était rare qu'une journée s'achevât sans qu'une bière furtive, faite à la hâte de quatre planches, sortît de l'ambulance au crépuscule, accompagnée d'un seul infirmier, souvent de la jeune femme elle-même, pour qu'un homme ne fût pas enfoui comme un chien. Dans le petit cimetière de Remilly, on avait ouvert deux tranchées; et ils dormaient tous côte à côte, les allemands à gauche, les Français à droite, réconciliés dans la terre.
Jean, sans les avoir jamais vus, finissait par s'intéresser à certains blessés. Il demandait de leurs nouvelles.
— Et «pauvre enfant», comment va-t-il, aujourd'hui?
C'était un petit troupier, un soldat du 5e de ligne, engagé volontaire, qui n'avait pas vingt ans. Le surnom de «pauvre enfant» lui était resté, parce que, sans cesse, il répétait ces mots en parlant de lui; et, comme, un jour, on lui en demandait la raison, il avait répondu que c'était sa mère qui l'appelait toujours ainsi. Pauvre enfant en effet, car il se mourait d'une pleurésie, déterminée par une blessure au flanc gauche.
— Ah! le cher garçon, disait Henriette, qui s'était prise pour lui d'une affection maternelle, il ne va pas bien, il a toussé toute la journée… Ca me fend le coeur, de l'entendre.
— Et votre ours, votre Gutmann? reprenait Jean, avec un faible sourire. Le docteur a-t-il meilleur espoir?
— Oui, peut-être le sauvera-t-on. Mais il souffre horriblement.
Bien que la pitié fût grande, tous deux ne pouvaient parler de Gutmann sans une sorte de gaieté attendrie. Lorsque la jeune femme était entrée à l'ambulance, le premier jour, elle avait eu le saisissement de reconnaître, dans ce soldat Bavarois, l'homme à la barbe et aux cheveux rouges, aux gros yeux bleus, au large nez carré, qui l'avait emportée entre ses bras, à Bazeilles, pendant qu'on fusillait son mari. Lui, également, la reconnut; mais il ne pouvait parler, une balle, entrée par la nuque, lui avait enlevé la moitié de la langue. Et, après deux jours d'un recul d'horreur, d'un involontaire frisson, chaque fois qu'elle s'approchait de son lit, elle fut conquise par les regards désespérés et très doux dont il la suivait. N'était-ce donc plus le monstre, au poil éclaboussé de sang, aux prunelles chavirées de rage, qui la hantait d'un affreux souvenir? Il lui fallait un effort pour le retrouver maintenant chez ce malheureux, l'air si bonhomme, si docile, au milieu de ses atroces souffrances. Son cas, peu fréquent, cette infirmité brusque, touchait l'ambulance entière. On n'était même pas bien sûr qu'il se nommât Gutmann, on l'appelait ainsi, parce que l'unique son qu'il arrivait à proférer était un grognement de deux syllabes qui faisait à peu près ce nom. Sur tout le reste, on croyait seulement savoir qu'il était marié et qu'il avait des enfants. Il devait comprendre quelques mots de Français, il répondait parfois d'un signe violent de la tête. Marié? Oui, oui! Des enfants? Oui, oui! Son attendrissement, un jour, à voir de la farine, avait encore fait supposer qu'il pouvait être meunier. Et rien autre. Où était-il, le moulin? Dans quel lointain village de la Bavière pleuraient-ils à cette heure, les enfants et la femme? Allait-il donc mourir, inconnu, sans nom, laissant les siens, là-bas, dans une éternelle attente?
— Aujourd'hui, raconta un soir Henriette à Jean, Gutmann m'a envoyé des baisers… Je ne lui donne plus à boire, je ne lui rends plus le moindre service, sans qu'il porte les doigts à ses lèvres, dans un geste fervent de reconnaissance… Il ne faut pas sourire, c'est trop terrible, que d'être ainsi comme enterré, avant l'heure.
Cependant, vers la fin d'octobre, Jean alla mieux. Le docteur consentit à enlever le drain, bien qu'il restât soucieux; et la plaie parut pourtant se cicatriser assez vite. Déjà, le convalescent se levait, passait des heures à marcher dans la chambre, à s'asseoir devant la fenêtre, attristé par le vol des nuages. Puis, il s'ennuya, il parla de s'occuper à quelque chose, de se rendre utile dans la ferme. Un de ses malaises secrets était la question d'argent, car il pensait bien que ses deux cents francs avaient dû être dépensés, depuis six grandes semaines. Pour que le père Fouchard continuât à lui faire bonne mine, il fallait donc qu'Henriette payât. Cette pensée lui devenait pénible, il n'osait s'en expliquer avec elle, et il éprouva un véritable soulagement, lorsqu'il fut convenu qu'on le donnerait comme un nouveau garçon, chargé, avec Silvine, des soins intérieurs, pendant que Prosper s'occupait de la culture, au dehors.
Malgré l'abomination des temps, un garçon de plus n'était pas de trop, chez le père Fouchard, dont les affaires prospéraient. Tandis que râlait le pays entier, saigné aux quatre membres, il avait trouvé le moyen d'élargir tellement son commerce de boucher ambulant, qu'il abattait à cette heure le triple et le quadruple de bêtes. On racontait comment, dès le 31 août, il avait fait des marchés superbes avec les Prussiens. Lui, qui, le 30, défendait sa porte contre les soldats du 7e corps, le fusil au poing, refusant de leur vendre une miche, leur criant que la maison était vide, s'était établi marchand de tout, le 31, à l'apparition du premier soldat ennemi, avait déterré de ses caves des provisions extraordinaires, ramené des trous inconnus, où il les avait cachés, de véritables troupeaux. Et, depuis ce jour, il était un des plus gros fournisseurs de viande des armées allemandes, étonnant d'adresse pour placer sa marchandise et se la faire payer, entre deux réquisitions. Les autres souffraient de l'exigence parfois brutale des vainqueurs: lui n'avait pas encore fourni un boisseau de farine, un hectolitre de vin, un quartier de boeuf, sans trouver au bout du bel argent sonnant. On en causait bien, dans Remilly, on trouvait cela vilain de la part d'un homme qui venait de perdre à la guerre son fils, dont il ne visitait point la tombe, que Silvine seule entretenait. Mais, tout de même, on le respectait, de s'enrichir, quand les plus malins y laissaient leur peau. Et lui, goguenard, haussait les épaules, grognait, avec sa carrure têtue:
— Patriote, patriote, je le suis plus qu'eux tous!… C'est donc être patriote que de foutre gratis aux Prussiens de la nourriture, par-dessus la tête? Moi, je leur fais tout payer… On verra, on verra ça, plus tard!
Jean, dès le second jour, resta trop longtemps debout, et les sourdes craintes du docteur se réalisèrent: la plaie s'était rouverte, une inflammation considérable fit enfler la jambe, il dut reprendre le lit. Dalichamp finit par soupçonner la présence d'une esquille, que l'effort des deux journées d'exercice avait achevé de détacher. Il la chercha, fut assez heureux pour l'extraire. Mais cela n'alla pas sans une secousse, une fièvre violente, qui épuisèrent Jean de nouveau. Jamais encore, il n'était tombé à un pareil état de faiblesse. Et Henriette reprit sa place de garde fidèle, dans la chambre, que l'hiver attristait et glaçait. On était aux premiers jours de novembre, le vent d'est avait apporté déjà une bourrasque de neige, il faisait très froid, entre les quatre murs vides, sur le carreau nu. Comme il n'y avait pas de cheminée, ils se décidèrent à faire mettre un poêle, dont le ronflement égaya un peu leur solitude.
Les jours coulaient, monotones, et cette première semaine de la rechute fut certainement pour Jean et pour Henriette la plus mélancolique de leur longue intimité forcée. La souffrance ne cesserait donc pas? Toujours le danger allait-il renaître, sans qu'on pût espérer la fin de tant de misères? Leur pensée volait à chaque heure vers Maurice, dont ils n'avaient plus eu de nouvelles. On leur disait bien que d'autres recevaient des lettres, des billets minces apportés par des pigeons voyageurs. Sans doute, le coup de feu de quelque allemand avait tué, au passage, dans le grand ciel libre, le pigeon qui portait leur joie et leur tendresse, à eux. Tout semblait se reculer, s'éteindre et disparaître, au fond de l'hiver précoce. Les bruits de la guerre ne leur parvenaient qu'après des retards considérables, les rares journaux que le docteur Dalichamp leur apportait encore, dataient souvent d'une semaine. Et leur tristesse était faite beaucoup de leur ignorance, de ce qu'ils ne savaient pas et de ce qu'ils devinaient, du long cri de mort qu'ils entendaient malgré tout, dans le silence de la campagne, autour de la ferme.
Un matin, le docteur arriva bouleversé, les mains tremblantes. Il tira un journal belge de sa poche, le jeta sur le lit, en s'écriant:
— Ah! mes amis, la France est morte, Bazaine vient de trahir!
Jean, adossé contre deux oreillers, somnolent, se réveilla.
— Comment, de trahir?
— Oui, il a livré Metz et l'armée. C'est le coup de Sedan qui recommence, et cette fois c'est le reste de notre chair et de notre sang.
Puis, reprenant le journal, lisant:
— Cent cinquante mille prisonniers, cent cinquante-trois aigles et drapeaux, cinq cent quarante et un canons de campagne, soixante-seize mitrailleuses, huit cents canons de forteresse, trois cent mille fusils, deux mille voitures d'équipages militaires, du matériel pour quatre-vingt-cinq batteries…
Et il continua, donnant les détails: le maréchal Bazaine, enfermé dans Metz avec l'armée, réduit à l'impuissance, ne faisant aucun effort pour rompre le cercle de fer qui l'enserrait; ses rapports suivis avec le prince Frédéric-Charles, ses troubles et hésitantes combinaisons politiques, son ambition de jouer un rôle décisif qu'il ne semblait pas avoir bien déterminé lui-même; puis, toute la complication des pourparlers, des envois d'émissaires, louches et menteurs, à M De Bismarck, au roi Guillaume, à l'impératrice régente, qui, finalement, devait refuser de traiter avec l'ennemi, sur les bases d'une cession de territoire; et la catastrophe inéluctable, le destin achevant son oeuvre, la famine dans Metz, la capitulation forcée, les chefs et les soldats réduits à accepter les dures conditions des vainqueurs. La France n'avait plus d'armée.
— Nom de Dieu! Jura sourdement Jean, qui ne comprenait pas tout, mais pour qui, jusque-là, Bazaine était resté le grand capitaine, l'unique sauveur possible. Alors, quoi, qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qu'ils deviennent, à Paris?
Le docteur, justement, passait aux nouvelles de Paris, qui étaient désastreuses. Il fit remarquer que le journal portait la date du 5 novembre. La reddition de Metz était du 27 octobre, et la nouvelle n'en avait été connue à Paris que le 30. Après les échecs subis déjà à Chevilly, à Bagneux, à la Malmaison, après le combat et la perte du Bourget, cette nouvelle avait éclaté en coup de foudre, au milieu de la population désespérée, irritée de la faiblesse et de l'impuissance du gouvernement de la défense nationale. Aussi, le lendemain, le 31 octobre, toute une insurrection avait-elle grondé, une foule immense s'étouffant sur la place de l'Hôtel-de- Ville, envahissant les salles, retenant prisonniers les membres du gouvernement, que la garde nationale avait enfin délivrés, dans la crainte de voir triompher les révolutionnaires qui réclamaient la Commune. Et le journal belge ajoutait les réflexions les plus insultantes pour le grand Paris, que la guerre civile déchirait, au moment où l'ennemi était aux portes. N'était-ce pas la décomposition finale, la flaque de boue et de sang où allait s'effondrer un monde?
— C'est bien vrai, murmura Jean tout pâle, on ne se cogne pas, quand les Prussiens sont là!
Henriette, qui n'avait rien dit encore, évitant d'ouvrir la bouche, dans ces choses de la politique, ne put retenir un cri. Elle ne pensait qu'à son frère.
— Mon Dieu! Pourvu que Maurice, qui a mauvaise tête, ne se mêle pas à toutes ces histoires!
Il y eut un silence, et le docteur, ardent patriote, reprit:
— N'importe, s'il n'y a plus de soldats, il en poussera d'autres. Metz s'est rendu, Paris lui-même peut se rendre, la France ne finira pas… Oui, comme disent nos paysans, le coffre est bon, et nous vivrons quand même!
Mais on voyait qu'il se forçait à l'espérance. Il parla de la nouvelle armée qui se formait sur la Loire, et dont les débuts, du côté d'Arthenay, n'avaient pas été très heureux: elle allait s'aguerrir, elle marcherait au secours de Paris. Il était surtout enfiévré par les proclamations de Gambetta, parti en ballon de Paris le 7 octobre, dès le surlendemain installé à Tours, appelant tous les citoyens sous les armes, parlant un langage si mâle et si sage à la fois, que le pays entier se donnait à cette dictature de salut public. Et n'était-il pas question de former une autre armée dans le nord, une autre armée dans l'est, de faire sortir des soldats de terre, par la seule force de la foi? C'était le réveil de la province, l'indomptable volonté de créer tout ce qui manquait, de lutter jusqu'au dernier sou et jusqu'à la dernière goutte de sang.
— Bah! conclut le docteur, en se levant pour partir, j'ai souvent condamné des malades qui étaient debout huit jours plus tard.
Jean eut un sourire.
— Docteur, guérissez-moi vite, que j'aille là-bas reprendre mon poste.
Cependant, Henriette et lui gardèrent une grande tristesse de ces mauvaises nouvelles. Il y eut, le soir même, une rafale de neige, et le lendemain, lorsque Henriette, toute frissonnante, rentra de l'ambulance, elle annonça que Gutmann était mort. Ce grand froid décimait les blessés, vidait les rangées de lits. Le misérable muet, la bouche amputée de sa langue, avait râlé deux jours. Pendant les dernières heures, elle était restée à son chevet, tant il la regardait d'un regard suppliant. Il lui parlait de ses yeux en larmes, il lui disait peut-être son vrai nom, le nom du village lointain, dans lequel une femme et des enfants l'attendaient. Et il s'en était allé inconnu, en lui envoyant, de ses doigts tâtonnants, un dernier baiser, comme pour la remercier encore de ses bons soins. Elle fut seule à l'accompagner au cimetière, où la terre gelée, cette lourde terre étrangère, tomba sourdement sur son cercueil de sapin, avec des paquets de neige.
Puis, de nouveau, le lendemain, Henriette dit à son retour:
— «Pauvre enfant» est mort.
Pour celui-ci, elle était en pleurs.
— Si vous l'aviez vu, dans son délire! Il m'appelait: maman! maman! et il me tendait des bras si tendres, que j'ai dû le prendre sur mes genoux… Ah! le malheureux, la souffrance l'avait tellement diminué qu'il ne pesait pas plus lourd qu'un petit garçon… Et je l'ai bercé pour qu'il mourût content, oui! je l'ai bercé, moi qu'il appelait sa mère et qui n'avais que quelques années de plus que lui… Il pleurait, je ne pouvais me retenir de pleurer moi-même, et je pleure encore…
Elle suffoquait, elle dut s'interrompre.
— Quand il est mort, il a balbutié à plusieurs reprises ces mots dont il se surnommait: pauvre enfant, pauvre enfant… Oh! Oui, certes, de pauvres enfants, tous ces braves garçons, quelques-uns si jeunes, dont votre abominable guerre emporte les membres et qu'elle fait tant souffrir, avant de les coucher dans la terre!
Chaque jour, maintenant, Henriette rentrait de la sorte, bouleversée par quelque agonie, et cette souffrance des autres les rapprochait encore, pendant les tristes heures qu'ils vivaient si seuls, au fond de la grande chambre paisible. Heures bien douces pourtant, car la tendresse était venue, une tendresse qu'ils croyaient fraternelle, entre leurs deux coeurs qui avaient peu à peu appris à se connaître. Lui, d'un esprit si réfléchi, s'était haussé, dans leur intimité continue; et elle, à le voir bon et raisonnable, ne songeait même plus qu'il était un humble, ayant conduit la charrue avant de porter le sac. Ils s'entendaient très bien, ils faisaient un excellent ménage, comme disait Silvine, avec son sourire grave. Aucune gêne d'ailleurs n'était née entre eux, elle continuait à lui soigner sa jambe, sans que jamais leurs regards clairs se fussent détournés. Toujours en noir, dans ses vêtements de veuve, elle semblait avoir cessé d'être une femme.
Jean, toutefois, durant les longues après-midi où il se retrouvait seul, ne pouvait s'empêcher de songer. Ce qu'il éprouvait pour elle, c'était une reconnaissance infinie, une sorte de respect dévot, qui lui aurait fait écarter, comme sacrilège, toute pensée d'amour. Et, cependant, il se disait que, s'il avait eu une femme comme celle-là, si tendre, si douce, si active, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Son malheur, les années mauvaises qu'il avait passées à Rognes, le désastre de son mariage, la mort violente de sa femme, tout ce passé lui revenait dans un regret de tendresse, dans un espoir vague, à peine formulé, de tenter encore le bonheur. Il fermait les yeux, il laissait un demi-sommeil le reprendre, et alors il se voyait confusément à Remilly, remarié, propriétaire d'un champ qui suffisait à nourrir un ménage de braves gens sans ambition. Cela était si léger, que cela n'existait pas, n'existerait certainement jamais. Il ne se croyait plus capable que d'amitié, il n'aimait ainsi Henriette que parce qu'il était le frère de Maurice. Puis, ce rêve indéterminé de mariage avait fini par être comme une consolation, une de ces imaginations qu'on sait irréalisables et dont on caresse ses heures de tristesse.
Henriette, elle, n'en était pas même effleurée. Au lendemain du drame atroce de Bazeilles, son coeur restait meurtri; et, s'il y entrait un soulagement, une tendresse nouvelle, ce ne pouvait être qu'à son insu: tout un de ces sourds cheminements de la graine qui germe, sans que rien, au regard, révèle le travail caché. Elle ignorait jusqu'au plaisir qu'elle avait fini par prendre à rester des heures près du lit de Jean, à lui lire ces journaux, qui ne leur apportaient pourtant que du chagrin. Jamais sa main, en rencontrant la sienne, n'avait eu même une tiédeur; jamais l'idée du lendemain ne l'avait laissée rêveuse, avec le souhait d'être aimée encore. Pourtant, elle n'oubliait, elle n'était consolée que dans cette chambre. Quand elle se trouvait là, s'occupant avec sa douceur active, son coeur se calmait, il lui semblait que son frère reviendrait prochainement, que tout s'arrangerait très bien, qu'on finirait par être tous heureux, en ne se quittant plus. Et elle en parlait sans trouble, tellement il lui paraissait naturel que les choses fussent ainsi, sans qu'il lui vînt à la pensée de s'interroger davantage, dans le don chaste et ignoré de tout son coeur.
Mais, un après-midi, comme elle se rendait à l'ambulance, la terreur qui la glaça, en apercevant dans la cuisine un capitaine Prussien et deux autres officiers, lui fit comprendre la grande affection qu'elle éprouvait pour Jean. Ces hommes, évidemment, avaient appris la présence du blessé à la ferme, et ils venaient le réclamer: c'était le départ inévitable, la captivité en Allemagne, au fond de quelque forteresse. Elle écouta, tremblante, le coeur battant à grands coups.
Le capitaine, un gros homme qui parlait Français, faisait de violents reproches au père Fouchard.
— Ca ne peut pas durer, vous vous fichez de nous… Je suis venu moi-même pour vous avertir que, si le cas se reproduit, je vous en rendrai responsable, oui! Je saurai prendre des mesures!
Très tranquille, le vieux affectait l'ahurissement, comme s'il n'avait pas compris, les mains ballantes.
— Comment ça, monsieur, comment ça?
— Ah! ne m'échauffez pas les oreilles, vous savez très bien que les trois vaches que vous nous avez vendues dimanche étaient pourries… Parfaitement, pourries, enfin malades, crevées de maladie infecte, car elles ont empoisonné mes hommes, et il y en a deux qui doivent en être morts à l'heure qu'il est.
Du coup, Fouchard joua la révolte, l'indignation.
— Pourries, mes vaches! De la si belle viande, de la viande que l'on donnerait à une accouchée, pour lui refaire des forces!
Et il larmoya, se tapa sur la poitrine, cria qu'il était honnête, qu'il aimerait mieux se couper de sa propre chair, à lui, que d'en vendre de la mauvaise. Depuis trente ans, on le connaissait, personne au monde ne pouvait dire qu'il n'avait pas eu son poids, en bonne qualité.
— Elles étaient saines comme l'oeil, monsieur, et si vos soldats ont eu la colique, c'est peut-être qu'ils en ont trop mangé; à moins que des malfaiteurs n'aient mis de la drogue dans la marmite…
Il l'étourdissait ainsi d'un flot de paroles, d'hypothèses si saugrenues, que le capitaine, hors de lui, finit par couper court.
— En voilà assez! Vous êtes averti, prenez garde!… Et il y a autre chose, nous vous soupçonnons, dans ce village, de faire tous bon accueil aux francs-tireurs des bois de Dieulet, qui nous ont encore tué une sentinelle avant-Hier… Entendez-vous, prenez garde!
Quand les Prussiens furent partis, le père Fouchard haussa les épaules, avec un ricanement d'infini dédain. Des bêtes crevées, bien sûr qu'il leur en vendait, il ne leur faisait même manger que de ça! Toutes les charognes que les paysans lui apportaient, ce qui mourait de maladie et ce qu'il ramassait dans les fossés, est- ce que ce n'était pas bon pour ces sales bougres?
Il cligna un oeil, il murmura d'un air de triomphe goguenard, en se tournant vers Henriette rassurée:
— Dis donc, petite, quand on pense qu'il y a des gens qui racontent, comme ça, que je ne suis pas patriote!… Hein? Qu'ils en fassent autant, qu'ils leur foutent donc de la carne, et qu'ils empochent leurs sous… Pas patriote! Mais, nom de Dieu! J'en aurai plus tué avec mes vaches malades que bien des soldats avec leurs chassepots!
Jean, lorsqu'il sut l'histoire, s'inquiéta pourtant. Si les autorités allemandes se doutaient que les habitants de Remilly accueillaient les francs-tireurs des bois de Dieulet, elles pouvaient d'une heure à l'autre faire des perquisitions et le découvrir. L'idée de compromettre ses hôtes, de causer le moindre ennui à Henriette, lui était insupportable. Mais elle le supplia, elle obtint qu'il resterait quelques jours encore, car sa blessure se cicatrisait lentement, il n'avait pas les jambes assez solides pour rejoindre un des régiments en campagne, dans le nord ou sur la Loire.
Et ce furent alors, jusqu'au milieu de décembre, les journées les plus frissonnantes, les plus navrées de leur solitude. Le froid était devenu si intense, que le poêle n'arrivait pas à chauffer la grande pièce nue. Quand ils regardaient par la fenêtre la neige épaisse qui couvrait le sol, ils songeaient à Maurice, enseveli, là-bas, dans ce Paris glacé et mort, dont ils n'avaient aucune nouvelle certaine. Toujours, les mêmes questions revenaient: que faisait-il, pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie? Ils n'osaient se dire leurs affreuses craintes, une blessure, une maladie, la mort peut-être. Les quelques renseignements vagues qui continuaient à leur parvenir par les journaux, n'étaient point faits pour les rassurer. Après de prétendues sorties heureuses, démenties sans cesse, le bruit avait couru d'une grande victoire, remportée le 2 décembre, à Champigny, par le général Ducrot; mais ils surent ensuite que, dès le lendemain, abandonnant les positions conquises, il s'était vu forcé de repasser la Marne. C'était, à chaque heure, Paris étranglé d'un lien plus étroit, la famine commençante, la réquisition des pommes de terre après celle des bêtes à cornes, le gaz refusé aux particuliers, bientôt les rues noires, sillonnées par le vol rouge des obus. Et tous deux ne se chauffaient plus, ne mangeaient plus, sans être hantés par l'image de Maurice et de ces deux millions de vivants, enfermés dans cette tombe géante.
De toutes parts, d'ailleurs, du nord comme du centre, les nouvelles s'aggravaient. Dans le nord, le 22e corps d'armée, formé de gardes mobiles, de compagnies de dépôt, de soldats et d'officiers échappés aux désastres de Sedan et de Metz, avait dû abandonner Amiens, pour se retirer du côté d'Arras; et, à son tour, Rouen venait de tomber entre les mains de l'ennemi, sans que cette poignée d'hommes, débandés, démoralisés, l'eussent défendu sérieusement. Dans le centre, la victoire de Coulmiers, remportée le 9 novembre par l'armée de la Loire, avait fait naître d'ardentes espérances: Orléans réoccupé, les Bavarois en fuite, la marche par étampes, la délivrance prochaine de Paris. Mais, le 5 décembre, le prince Frédéric-Charles reprenait Orléans, coupait en deux l'armée de la Loire, dont trois corps se repliaient sur Vierzon et Bourges, tandis que deux autres, sous les ordres du général Chanzy, reculaient jusqu'au Mans, dans une retraite héroïque, toute une semaine de marches et de combats. Les Prussiens étaient partout, à Dijon comme à Dieppe, au Mans comme à Vierzon. Puis c'était, presque chaque matin, le lointain fracas de quelque place forte qui capitulait sous les obus. Dès le 28 septembre, Strasbourg avait succombé, après quarante-six jours de siège et trente-sept de bombardement, les murs hachés, les monuments criblés par près de deux cent mille projectiles. Déjà, la citadelle de Laon avait sauté, Toul s'était rendu; et venait ensuite le défilé sombre: Soissons avec ses cent vingt-Huit canons, Verdun qui en comptait cent trente-six, Neufbrisach cent, La Fère soixante-dix, Montmédy soixante-cinq. Thionville était en flammes, Phalsbourg n'ouvrait ses portes que dans sa douzième semaine de furieuse résistance. Il semblait que la France entière brûlât, s'effondrât, au milieu de l'enragée canonnade.
Un matin que Jean voulait absolument partir, Henriette lui prit les mains, le retint d'une étreinte désespérée.
— Non, non! Je vous en supplie, ne me laissez pas seule… Vous êtes trop faible, attendez quelques jours, rien que quelques jours encore… Je promets de vous laisser partir, quand le docteur dira que vous êtes assez fort pour retourner vous battre.
V
Par cette soirée glacée de décembre, Silvine et Prosper se trouvaient seuls, avec Charlot, dans la grande cuisine de la ferme, elle cousant, lui en train de se fabriquer un beau fouet. Il était sept heures, on avait dîné à six, sans attendre le père Fouchard, qui devait s'être attardé à Raucourt, où la viande manquait; et Henriette, dont c'était, cette nuit-là, le tour de veillée, à l'ambulance, venait de partir, en recommandant bien à Silvine de ne pas se coucher, sans aller garnir de charbon le poêle de Jean.
Dehors, le ciel était très noir, sur la neige blanche. Pas un bruit ne venait du village enseveli, on n'entendait dans la salle que le couteau de Prosper, très appliqué à orner de losanges et de rosaces le manche de cornouiller. Par moments, il s'arrêtait, il regardait Charlot, dont la grosse tête blonde vacillait, prise de sommeil. L'enfant ayant fini par s'endormir, il sembla que le silence augmentait encore. Doucement, la mère avait écarté la chandelle, pour que son petit n'en eût pas la clarté sur les paupières; puis, cousant toujours, elle était tombée dans une rêverie profonde.
Et ce fut alors, après avoir encore hésité, que Prosper se décida.
— Écoutez donc, Silvine, j'ai quelque chose à vous dire… Oui, j'ai attendu d'être seul avec vous…
Inquiète déjà, elle avait levé les yeux.
— Voici la chose… Pardonnez-moi de vous faire de la peine, mais il vaut mieux que vous soyez prévenue… J'ai vu ce matin, à Remilly, au coin de l'église, j'ai vu Goliath, comme je vous vois en ce moment, oh! En plein, il n'y a pas d'erreur!
Elle devint toute blême, les mains tremblantes, ne trouvant à bégayer qu'une plainte sourde.
— Mon Dieu! Mon Dieu!
Prosper continua en phrases prudentes, raconta ce qu'il avait appris dans la journée, en questionnant les uns et les autres. Personne ne doutait plus que Goliath fût un espion, qui s'était installé autrefois dans le pays, pour en connaître les routes, les ressources, les moindres façons d'être. On rappelait son séjour à la ferme du père Fouchard, la façon brusque dont il en était parti, les places qu'il avait faites ensuite, du côté de Beaumont et de Raucourt. Et, maintenant, le voilà qui était revenu, occupant à la commandature de Sedan une situation indéterminée, parcourant de nouveau les villages, comme chargé de dénoncer les uns, de taxer les autres, de veiller au bon fonctionnement des réquisitions dont on écrasait les habitants. Ce matin-là, il avait terrorisé Remilly, au sujet d'une livraison de farine, incomplète et trop lente.
— Vous êtes prévenue, répéta Prosper en finissant, et vous saurez, comme ça, ce que vous aurez à faire, quand il viendra ici…
Elle l'interrompit, d'un cri de terreur.
— Vous croyez qu'il viendra?
— Dame! ça me semble indiqué… Il faudrait qu'il ne fût guère curieux, puisqu'il n'a jamais vu le petit, tout en sachant qu'il existe… Et, en outre, il y a vous, pas plus laide que ça, qui êtes bonne à revoir.
Mais, d'un geste de supplication, elle le fit taire. Réveillé par le bruit, Charlot avait levé la tête. Les yeux vagues, comme au sortir d'un rêve, il se rappela l'injure que lui avait apprise quelque farceur du village, il déclara de son air grave de petit bonhomme de trois ans:
— Cochons, les Prussiens!
Sa mère, follement, le prit dans ses bras, l'assit sur ses genoux. Ah! le pauvre être, sa joie et son désespoir, qu'elle aimait de toute son âme et qu'elle ne pouvait regarder sans pleurer, ce fils de sa chair qu'elle souffrait d'entendre appeler méchamment le Prussien par les gamins de son âge, lorsqu'ils jouaient avec lui sur la route! Elle le baisa, comme pour lui rentrer les paroles dans la bouche.
— Qui est-ce qui t'a appris de vilains mots? C'est défendu, il ne faut pas les répéter, mon chéri.
Alors, avec l'obstination des enfants, Charlot, étouffant de rire, se hâta de recommencer:
— Cochons, les Prussiens!
Puis, voyant sa mère éclater en larmes, il se mit à pleurer lui aussi, pendu à son cou. Mon Dieu! De quel malheur nouveau était- elle donc menacée? N'était-ce point assez d'avoir perdu, avec Honoré, le seul espoir de sa vie, la certitude d'oublier et d'être heureuse encore? Il fallait que l'autre homme ressuscitât, pour achever son malheur.
— Allons, murmura-t-elle, viens dormir, mon chéri. Je t'aime bien tout de même, car tu ne sais pas la peine que tu me fais.
Et elle laissa un instant seul Prosper, qui, pour ne pas la gêner en la regardant, avait affecté de se remettre à sculpter soigneusement le manche de son fouet.
Mais, avant d'aller coucher Charlot, Silvine le menait d'habitude dire bonsoir à Jean, avec qui l'enfant était grand ami. Ce soir- là, comme elle entrait, sa chandelle à la main, elle aperçut le blessé assis sur son séant, les yeux grands ouverts au milieu des ténèbres. Tiens, il ne dormait donc pas? Ma foi, non! Il rêvassait à toutes sortes de choses, seul dans le silence de cette nuit d'hiver. Et, pendant qu'elle bourrait le poêle de charbon, il joua un instant avec Charlot, qui se roulait sur le lit, ainsi qu'un jeune chat. Il connaissait l'histoire de Silvine, il avait de l'amitié pour cette fille brave et soumise, si éprouvée par le malheur, en deuil du seul homme qu'elle eût aimé, n'ayant gardé d'autre consolation que ce pauvre petit, dont la naissance restait son tourment. Aussi, lorsque, le poêle couvert, elle s'approcha pour le lui reprendre des bras, remarqua-t-il, à ses yeux rouges, qu'elle avait pleuré. Quoi donc? On venait encore de lui faire du souci? Mais elle ne voulut pas répondre: plus tard, elle lui dirait ça, si ça en valait la peine. Mon Dieu! est-ce que l'existence, pour elle, maintenant, n'était pas un continuel chagrin?
Enfin, Silvine emportait Charlot, quand un bruit de pas et de voix se fit entendre, dans la cour de la ferme. Et Jean, surpris, écoutait.
— Qu'y a-t-il donc? Ce n'est point le père Fouchard qui rentre, je n'ai pas entendu les roues de la carriole.
Du fond de sa chambre écartée, il avait fini par se rendre ainsi compte de la vie intérieure de la ferme, dont les moindres rumeurs lui étaient devenues familières. L'oreille tendue, il reprit tout de suite:
— Ah! oui, ce sont ces hommes, les francs-tireurs des bois de
Dieulet, qui viennent aux provisions.
— Vite! murmura Silvine en s'en allant et en le laissant de nouveau dans l'obscurité, il faut que je me dépêche, pour qu'ils aient leurs pains.
En effet, des poings tapaient à la porte de la cuisine, et Prosper, ennuyé d'être seul, hésitait, parlementait. Quand le maître n'était pas là, il n'aimait guère ouvrir, par crainte des dégâts dont on l'aurait rendu responsable. Mais il eut la chance que, justement, à cette minute, la carriole du père Fouchard dévala par la route en pente, avec le trot assourdi du cheval dans la neige. Et ce fut le vieux qui reçut les hommes.
— Ah! bon! c'est vous trois… Qu'est-ce que vous m'apportez, sur cette brouette?
Sambuc, avec sa maigreur de bandit, enfoncé dans une blouse de laine bleue, trop large, ne l'entendit même pas, exaspéré contre Prosper, son honnête homme de frère, comme il disait, qui se décidait seulement à ouvrir la porte.
— Dis donc, toi! est-ce que tu nous prends pour des mendiants, à nous laisser dehors par un temps pareil?
Mais, tandis que Prosper, très calme, haussant les épaules sans répondre, faisait rentrer le cheval et la carriole, ce fut de nouveau le père Fouchard qui intervint, penché sur la brouette.
— Alors, c'est deux moutons crevés que vous m'apportez… Ca va bien qu'il gèle, sans quoi ils ne sentiraient guère bon.
Cabasse et Ducat, les deux lieutenants de Sambuc, qui l'accompagnaient dans toutes ses expéditions, se récrièrent.
— Oh! dit le premier, avec sa vivacité criarde de provençal, ils n'ont pas plus de trois jours… C'est des bêtes mortes à la ferme des Raffins, où il y a un sale coup de maladie sur les animaux.
— Procumbit humi bos, déclama l'autre, l'ancien huissier que son goût trop vif pour les petites filles avait déclassé et qui aimait à citer du latin.
D'un hochement de tête, le père Fouchard continuait à déprécier la marchandise, qu'il affectait de trouver trop avancée. Et il conclut, en entrant dans la cuisine avec les trois hommes:
— Enfin, il faudra qu'ils s'en contentent… Ca va bien qu'à Raucourt ils n'ont plus une côtelette. Quand on a faim, n'est-ce pas? On mange de tout.
Et, ravi au fond, il appela Silvine qui revenait de coucher
Charlot.
— Donne des verres, nous allons boire un coup à la crevaison de
Bismarck.
Fouchard entretenait ainsi de bonnes relations avec les francs- tireurs des bois de Dieulet, qui, depuis bientôt trois mois, sortaient au crépuscule de leurs taillis impénétrables, rôdaient par les routes, tuaient et dévalisaient les Prussiens qu'ils pouvaient surprendre, se rabattaient sur les fermes, rançonnaient les paysans, quand le gibier ennemi venait à manquer. Ils étaient la terreur des villages, d'autant plus qu'à chaque convoi attaqué, à chaque sentinelle égorgée, les autorités allemandes se vengeaient sur les bourgs voisins, qu'ils accusaient de connivence, les frappant d'amendes, emmenant les maires prisonniers, brûlant les chaumières. Et, si les paysans, malgré la bonne envie qu'ils en avaient, ne livraient pas Sambuc et sa bande, c'était simplement par crainte de recevoir quelque balle, au détour d'un sentier, dans le cas où le coup n'aurait pas réussi.
Lui, Fouchard, avait eu l'extraordinaire idée de faire du commerce avec eux. Battant le pays en tous sens, aussi bien les fossés que les étables, ils étaient devenus ses pourvoyeurs de bêtes crevées. Pas un boeuf ni un mouton ne mourait, dans un rayon de trois lieues, sans qu'ils vinssent l'enlever, de nuit, pour le lui apporter. Et il les payait en provisions, en pains surtout, des fournées de pains que Silvine cuisait exprès. D'ailleurs, s'il ne les aimait guère, il avait une admiration secrète pour les francs- tireurs, des gaillards adroits qui faisaient leurs affaires en se fichant du monde; et, bien qu'il tirât une fortune de ses marchés avec les Prussiens, il riait en dedans, d'un rire de sauvage, quand il apprenait qu'on venait encore d'en trouver un, au bord d'une route, la gorge ouverte.
— À votre santé! reprit-il en trinquant avec les trois hommes.
Puis, se torchant les lèvres d'un revers de main:
— Dites donc, ils en ont fait une histoire, pour ces deux uhlans qu'ils ont ramassés sans tête, près de Villecourt… Vous savez que Villecourt brûle depuis hier: une sentence, comme ils disent, qu'ils ont portée contre le village, pour le punir de vous avoir accueillis… Faut être prudent, vous savez, et ne pas revenir tout de suite. On vous portera le pain là-bas.
Sambuc ricanait violemment, en haussant les épaules. Ah, ouiche! Les Prussiens pouvaient courir! Et, tout d'un coup, il se fâcha, tapa du poing sur la table.
— Tonnerre de Dieu! Les uhlans, c'est gentil, mais c'est l'autre que je voudrais tenir entre quatre-z-yeux, vous le connaissez bien, l'autre, l'espion, celui qui a servi chez vous…
— Goliath, dit le père Fouchard.
Toute saisie, Silvine, qui venait de reprendre sa couture, s'arrêta, écoutant.
— C'est ça, Goliath!… Ah! le brigand, il connaît les bois de Dieulet comme ma poche, il est capable de nous faire pincer, un de ces matins; d'autant plus qu'il s'est vanté, aujourd'hui, à la croix de Malte, de nous régler notre compte avant huit jours… Un sale bougre qui a pour sûr conduit les Bavarois, la veille de Beaumont, n'est-ce pas? Vous autres!
— Aussi vrai que voilà une chandelle qui nous éclaire! Confirma
Cabasse.
— Per amica silentia lunae, ajouta Ducat, dont les citations s'égaraient parfois.
Mais Sambuc, d'un nouveau coup de poing, ébranlait la table.
— Il est jugé, il est condamné, le brigand!… Si vous savez un jour par où il doit passer, prévenez-moi donc, et sa tête ira rejoindre celle des uhlans dans la Meuse, ah! tonnerre de Dieu, oui, je vous en réponds!
Il y eut un silence. Silvine les regardait, les yeux fixes, très pâle.
— Tout ça, c'est des choses dont on ne doit pas causer, reprit prudemment le père Fouchard. À votre santé, et bonsoir!
Ils achevèrent la seconde bouteille. Prosper, étant revenu de l'écurie, donna un coup de main, pour charger, en travers de la brouette, à la place des deux moutons morts, les pains que Silvine avait mis dans un sac. Mais il ne répondit même pas, il tourna le dos, quand son frère et les deux autres s'en allèrent, disparurent avec la brouette, dans la neige, en répétant:
— Bien le bonsoir, au plaisir!
Le lendemain, après le déjeuner, comme le père Fouchard se trouvait seul, il vit entrer Goliath en personne, grand, gros, le visage rose, avec son tranquille sourire. S'il éprouva un saisissement, à cette brusque apparition, il n'en laissa rien paraître. Il clignait les paupières, tandis que l'autre s'avançait et lui serrait rondement la main.
— Bonjour, père Fouchard.
Alors seulement, il sembla le reconnaître.
— Tiens! c'est toi, mon garçon… Oh! tu as encore forci. Comme te voilà gras!
Et il le dévisageait, vêtu d'une sorte de capote en gros drap bleu, coiffé d'une casquette de même étoffe, l'air cossu et content de lui. Du reste, il n'avait aucun accent, parlait avec la lenteur empâtée des paysans du pays.
— Mais oui, c'est moi, père Fouchard… Je n'ai pas voulu revenir par ici, sans vous dire un petit bonjour.
Le vieux restait méfiant. Qu'est-ce qu'il venait faire, celui-là? Avait-il su la visite des francs-tireurs à la ferme, la veille? Il fallait voir. Tout de même, comme il se présentait poliment, le mieux était de lui rendre sa politesse.
— Eh bien! Mon garçon, puisque tu es si gentil, nous boirons un coup.
Il prit la peine d'aller chercher deux verres et une bouteille. Tout ce vin bu lui saignait le coeur, mais il fallait savoir offrir, dans les affaires. Et la scène de la soirée recommença, ils trinquèrent avec les mêmes gestes, les mêmes paroles.
— À votre santé, père Fouchard.
— À la tienne, mon garçon.
Puis, Goliath, complaisamment, s'oublia. Il regardait autour de lui, en homme qui a du plaisir à se rappeler les choses anciennes. Il ne parla pourtant point du passé, pas plus que du présent, d'ailleurs. La conversation roula sur le grand froid qui allait gêner les travaux de la campagne; heureusement que la neige avait du bon, ça tuait les insectes. À peine eut-il une expression de vague chagrin, en faisant allusion à la haine sourde, au mépris épouvanté qu'on lui avait témoignés dans les autres maisons de Remilly. N'est-ce pas? Chacun est de son pays, c'est tout simple qu'on serve son pays comme on l'entend. Mais, en France, il y avait des choses sur lesquelles on avait de drôles idées. Et le vieux le regardait, l'écoutait, si raisonnable, si conciliant, avec sa large figure gaie, en se disant que ce brave homme-là n'était sûrement pas venu dans de mauvaises intentions.
— Alors, vous êtes donc tout seul aujourd'hui, père Fouchard?
— Oh! Non, Silvine est là-bas qui donne à manger aux vaches…
Est-ce que tu veux la voir, Silvine?
Goliath se mit à rire.
— Ma foi, oui… Je vais vous dire ça franchement, c'est pour
Silvine que je suis venu.
Du coup, le père Fouchard se leva, soulagé, criant à pleine voix:
— Silvine! Silvine!… Il y a quelqu'un pour toi!
Et il s'en alla, sans crainte désormais, puisque la fille était là pour protéger la maison. Quand ça tient un homme si longtemps, après des années, il est fichu.
Lorsque Silvine entra, elle ne fut pas surprise de trouver Goliath, qui était resté assis et qui la regardait avec son bon sourire, un peu gêné pourtant. Elle l'attendait, elle s'arrêta simplement, après avoir franchi le seuil, dans un raidissement de tout son être. Et Charlot qui la rejoignait en courant, se jeta dans ses jupes, étonné d'apercevoir un homme qu'il ne connaissait pas.
Il y eut un silence, un embarras de quelques secondes.
— Alors, c'est le petit? Finit par demander Goliath, de sa voix conciliante.
— Oui, répondit Silvine durement.
Le silence recommença. Il était parti au septième mois de sa grossesse, il savait bien qu'il avait un enfant, mais il le voyait pour la première fois. Aussi voulut-il s'expliquer, en garçon de sens pratique qui est convaincu d'avoir de bonnes raisons.
— Voyons, Silvine, je comprends bien que tu m'as gardé de la rancune. Ce n'est pourtant pas très juste… Si je suis parti, et si je t'ai fait cette grosse peine, tu aurais dû te dire déjà que c'était peut-être parce que je n'étais pas mon maître. Quand on a des chefs, on doit leur obéir, n'est-ce pas? Ils m'auraient envoyé à cent lieues, à pied, que j'aurais fait le chemin. Et, naturellement, je ne pouvais pas parler: ça m'a assez crevé le coeur, de m'en aller ainsi, sans te souhaiter le bonsoir… Aujourd'hui, mon Dieu! Je ne te raconterai pas que j'étais certain de revenir. Cependant, j'y comptais bien, et, tu le vois, me revoilà…
Elle avait détourné la tête, elle regardait la neige de la cour, par la fenêtre, comme résolue à ne pas entendre. Lui, que ce mépris, ce silence obstiné troublaient, interrompit ses explications, pour dire:
— Sais-tu que tu as encore embelli!
En effet, elle était très belle, dans sa pâleur, avec ses grands yeux superbes qui éclairaient tout son visage. Ses lourds cheveux noirs la coiffaient comme d'un casque de deuil éternel.
— Sois gentille, voyons! Tu devrais sentir que je ne te veux pas de mal… Si je ne t'aimais plus, je ne serais pas revenu, bien sûr… Puisque me revoilà et que tout s'arrange, nous allons nous revoir, n'est-ce pas?
D'un mouvement brusque, elle s'était reculée, et le regardant en face:
— Jamais!
— Pourquoi jamais? est-ce que tu n'es pas ma femme, est-ce que cet enfant n'est pas à nous?
Elle ne le quittait pas des yeux, elle parla lentement.
— Écoutez, il vaut mieux en finir tout de suite… Vous avez connu Honoré, je l'aimais, je n'ai toujours aimé que lui. Et il est mort, vous me l'avez tué, là-bas… Jamais plus je ne serai à vous. Jamais!
Elle avait levé la main, elle en faisait le serment, d'une telle voix de haine, qu'il resta un moment interdit, cessant de la tutoyer, murmurant:
— Oui, je savais, Honoré est mort. C'était un très gentil garçon. Seulement, que voulez-vous? Il y en a d'autres qui sont morts, c'est la guerre… Et puis, il me semblait que, du moment où il était mort, il n'y avait plus d'obstacle; car, enfin, Silvine, laissez-moi vous le rappeler, je n'ai pas été brutal, vous avez consenti…
Mais il n'acheva pas, tellement il la vit bouleversée, les mains au visage, prête à se déchirer elle-même.
— Oh! C'est bien ça, oui! C'est bien ça qui me rend folle. Pourquoi ai-je consenti, puisque je ne vous aimais point? … Je ne puis pas me souvenir, j'étais si triste, si malade du départ d'Honoré, et ç'a été peut-être parce que vous me parliez de lui et que vous aviez l'air de l'aimer… Mon Dieu! Que de nuits j'ai passées à pleurer toutes les larmes de mon corps, en songeant à ça! C'est abominable d'avoir fait une chose qu'on ne voulait pas faire, sans pouvoir s'expliquer ensuite pourquoi on l'a faite… Et il m'avait pardonné, il m'avait dit que, si ces cochons de Prussiens ne le tuaient pas, il m'épouserait tout de même, quand il rentrerait du service… Et vous croyez que je vais retourner avec vous? Ah! tenez! sous le couteau, je dirai non, non, jamais!
Cette fois, Goliath s'assombrit. Il l'avait connue soumise, il la sentait inébranlable, d'une résolution farouche. Tout bon enfant qu'il fût, il la voulait même par la force, maintenant qu'il était le maître; et, s'il n'imposait pas sa volonté violemment, c'était par une prudence innée, un instinct de ruse et de patience. Ce colosse, aux gros poings, n'aimait pas les coups. Aussi songea-t- il à un autre moyen de la soumettre.
— Bon! puisque vous ne voulez pas de moi, je vais prendre le petit.
— Comment, le petit?
Charlot, oublié, était resté dans les jupes de sa mère, se retenant pour ne pas éclater en sanglots, au milieu de la querelle. Et Goliath, qui avait enfin quitté sa chaise, s'approcha.
— N'est-ce pas? Tu es mon petit à moi, un petit Prussien…
Viens, que je t'emmène!
Mais, déjà, Silvine, frémissante, l'avait saisi dans ses bras, le serrait contre sa poitrine.
— Lui, un Prussien, non! Un Français, né en France!
— Un Français, Regardez-le donc, regardez-moi donc! C'est tout mon portrait. Est-ce qu'il vous ressemble, à vous?
Elle vit alors seulement ce grand gaillard blond, à la barbe et aux cheveux frisés, à l'épaisse face rose, dont les gros yeux bleus luisaient d'un éclat de faïence. Et c'était bien vrai, le petit avait la même tignasse jaune, les mêmes joues, les mêmes yeux clairs, toute la race de là-bas en lui. Elle-même se sentait autre, avec les mèches de ses cheveux noirs, qui glissaient de son chignon sur son épaule, dans son désordre.
— Je l'ai fait, il est à moi! reprit-elle furieusement. Un
Français qui ne saura jamais un mot de votre sale allemand, oui!
Un Français qui ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que
vous avez tués!
Charlot s'était mis à pleurer et à crier, cramponné à son cou.
— Maman, maman! J'ai peur, emmène-moi!
Alors, Goliath, qui ne voulait sans doute pas de scandale, recula, se contenta de déclarer, en reprenant le tutoiement, d'une voix dure:
— Retiens bien ce que je vais te dire, Silvine… Je sais tout ce qui se passe ici. Vous recevez les francs-tireurs des bois de Dieulet, ce Sambuc qui est le frère de votre garçon de ferme, un bandit que vous fournissez de pain. Et je sais que ce garçon, ce Prosper, est un chasseur d'Afrique, un déserteur, qui nous appartient; et je sais encore que vous cachez un blessé, un autre soldat qu'un mot de moi ferait conduire en Allemagne, dans une forteresse… Hein? Tu le vois, je suis bien renseigné…
Elle l'écoutait maintenant, muette, terrifiée, tandis que Charlot répétait dans son cou, de sa petite voix bégayante:
— Oh! Maman, maman, emmène-moi, j'ai peur!
— Eh bien! reprit Goliath, je ne suis certainement pas méchant, et je n'aime guère les querelles, tu peux le dire; mais je te jure que je les ferai tous arrêter, le père Fouchard et les autres, si tu ne me reçois pas dans ta chambre, lundi prochain… Et je prendrai le petit, je l'enverrai là-bas à ma mère qui sera très contente de l'avoir; car, du moment que tu veux rompre, il est à moi… N'est-ce pas? Tu entends bien, je n'aurai qu'à venir et à l'emporter, lorsqu'il n'y aura plus personne ici. Je suis le maître, je fais ce qui me plaît… Que décides-tu, voyons?
Mais elle ne répondait pas, elle serrait l'enfant plus fort, comme si elle eût craint qu'on ne le lui arrachât tout de suite; et, dans ses grands yeux, montait une exécration épouvantée.
— C'est bon, je t'accorde trois jours pour réfléchir… Tu laisseras ouverte la fenêtre de ta chambre, qui donne sur le verger… Si lundi soir, à sept heures, je ne trouve pas ouverte la fenêtre, je fais, le lendemain, arrêter tout ton monde, et je reviens prendre le petit… Au revoir, Silvine!
Il partit tranquillement, elle resta plantée à la même place, la tête bourdonnante d'idées si grosses, si terribles, qu'elle en était comme imbécile. Et, pendant la journée entière, ce fut ainsi une tempête en elle. D'abord, elle eut l'instinctive pensée d'emporter son enfant dans ses bras, de s'en aller droit devant elle, n'importe où; seulement, que devenir dès que la nuit tomberait, comment gagner sa vie pour lui et pour elle? Sans compter que les Prussiens qui battaient les routes, l'arrêteraient, la ramèneraient peut-être. Puis, le projet lui vint de parler à Jean, d'avertir Prosper et le père Fouchard lui- même; et, de nouveau, elle hésita, elle recula: était-elle assez sûre de l'amitié des gens, pour avoir la certitude qu'on ne la sacrifierait pas à la tranquillité de tous? Non, non! Elle ne dirait rien à personne, elle seule se tirerait du danger, puisque seule elle l'avait fait, par l'entêtement de son refus. Mais qu'imaginer, mon Dieu! De quelle façon empêcher le malheur? Car son honnêteté se révoltait, elle ne se serait pardonné de la vie, si, par sa faute, il était arrivé des catastrophes à tant de monde, à Jean surtout, qui se montrait si gentil pour Charlot.
Les heures se passèrent, la journée du lendemain s'écoula, sans qu'elle eût rien trouvé. Elle vaquait comme d'ordinaire à sa besogne, balayait la cuisine, soignait les vaches, faisait la soupe. Et, dans son absolu silence, l'effrayant silence qu'elle continuait à garder, ce qui montait et l'empoisonnait davantage d'heure en heure, c'était sa haine contre Goliath. Il était son péché, sa damnation. Sans lui, elle aurait attendu Honoré, et Honoré vivrait, et elle serait heureuse. De quel ton il avait fait savoir qu'il était le maître! D'ailleurs, c'était la vérité, il n'y avait plus de gendarmes, plus de juges à qui s'adresser, la force seule avait raison. Oh! être la plus forte, le prendre quand il viendrait, lui qui parlait de prendre les autres! En elle, il n'y avait que l'enfant, qui était sa chair. Ce père de hasard ne comptait pas, n'avait jamais compté. Elle n'était pas épouse, elle ne se sentait soulevée que d'une colère, d'une rancune de vaincue, quand elle pensait à lui. Plutôt que de le lui donner, elle aurait tué l'enfant, elle se serait tuée ensuite. Et elle le lui avait bien dit, cet enfant qu'il lui avait fait comme un cadeau de haine, elle l'aurait voulu grand déjà, capable de la défendre, elle le voyait plus tard, avec un fusil, leur trouant la peau à tous, là-bas. Ah! oui, un Français de plus, un Français tueur de Prussiens!
Cependant, il ne lui restait qu'un jour, elle devait prendre un parti. Dès la première minute, une idée atroce avait bien passé, au travers du bouleversement de sa pauvre tête malade: avertir les francs-tireurs, donner à Sambuc le renseignement qu'il attendait. Mais l'idée était restée fuyante, imprécise, et elle l'avait écartée, comme monstrueuse, ne souffrant même pas la discussion: cet homme, après tout, n'était-il pas le père de son enfant? Elle ne pouvait le faire assassiner. Puis, l'idée était revenue, peu à peu enveloppante, pressante; et, maintenant, elle s'imposait, de toute la force victorieuse de sa simplicité et de son absolu. Goliath mort, Jean, Prosper, le père Fouchard, n'avaient plus rien à craindre. Elle-même gardait Charlot, que jamais plus personne ne lui disputait. Et c'était encore autre chose, une chose profonde, ignorée d'elle, qui montait du fond de son être: le besoin d'en finir, d'effacer la paternité en supprimant le père, la joie sauvage de se dire qu'elle en sortirait comme amputée de sa faute, mère et seule maîtresse de l'enfant, sans partage avec un mâle. Tout un jour encore, elle roula ce projet, n'ayant plus l'énergie de le repousser, ramenée quand même aux détails du guet-apens, prévoyant, combinant les moindres faits. C'était, à cette heure, l'idée fixe, l'idée qui a planté son clou, qu'on cesse de raisonner; et, lorsqu'elle finit par agir, par obéir à cette poussée de l'inévitable, elle marcha comme dans un rêve, sous la volonté d'une autre, de quelqu'un qu'elle n'avait jamais connu en elle.
Le dimanche, le père Fouchard, inquiet, avait fait savoir aux francs-tireurs qu'on leur porterait leur sac de pains dans les carrières de Boisville, un coin très solitaire, à deux kilomètres; et, Prosper se trouvant occupé, ce fut Silvine qu'il envoya, avec la brouette. N'était-ce point le sort qui décidait? Elle vit là un arrêt du destin, elle parla, donna le rendez-vous à Sambuc pour le lendemain soir, d'une voix nette, sans fièvre, comme si elle n'avait pu faire autrement. Le lendemain, il y eut encore des signes, des preuves certaines que les gens, que les choses mêmes voulaient le meurtre. D'abord, ce fut le père Fouchard, appelé brusquement à Raucourt, qui laissa l'ordre de dîner sans lui, prévoyant qu'il ne rentrerait guère avant huit heures. Ensuite, Henriette, dont le tour de veillée, à l'ambulance, ne revenait que le mardi, reçut l'avis, très tard, qu'elle aurait à remplacer le soir la personne de service, indisposée. Et, comme Jean ne quittait point sa chambre, quels que fussent les bruits, il ne restait donc que Prosper, dont on pouvait craindre l'intervention. Lui, n'était pas pour qu'on égorgeât ainsi un homme, à plusieurs. Mais, quand il vit arriver son frère avec ses deux lieutenants, le dégoût qu'il avait de ce vilain monde s'ajouta à son exécration des Prussiens: sûrement qu'il n'allait pas en sauver un, de ces sales bougres, même si on lui faisait son affaire d'une façon malpropre; et il aima mieux se coucher, enfoncer sa tête dans le traversin, pour ne pas entendre et n'être pas tenté de se conduire en soldat.
Il était sept heures moins un quart, et Charlot s'entêtait à ne point dormir. D'habitude, dès qu'il avait mangé sa soupe, il tombait, la tête sur la table.
— Voyons, dors, mon chéri, répétait Silvine, qui l'avait porté dans la chambre d'Henriette, tu vois comme tu es bien, sur le grand dodo à bonne amie!
Mais l'enfant, égayé justement par cette aubaine, gigotait, riait à s'étouffer.
— Non, non… Reste, petite mère… Joue, petite mère…
Elle patientait, elle se montrait très douce, répétant avec des caresses:
— Fais dodo, mon chéri… Fais dodo, pour me faire plaisir.
Et l'enfant finit par s'endormir, le rire aux lèvres. Elle n'avait pas pris la peine de le déshabiller, elle le couvrit chaudement et s'en alla, sans l'enfermer à clef, tellement, d'ordinaire, il dormait d'un gros sommeil.
Jamais Silvine ne s'était sentie si calme, d'esprit si net et si vif. Elle avait une promptitude de décision, une légèreté de mouvement, comme dégagée de son corps, agissant sous cette impulsion de l'autre, qu'elle ne connaissait point. Déjà, elle venait d'introduire Sambuc, avec Cabasse et Ducat, en leur recommandant la plus grande prudence; et elle les conduisit dans sa chambre, elle les posta à droite et à gauche de la fenêtre, qu'elle ouvrit, malgré le grand froid. Les ténèbres étaient profondes, la pièce ne se trouvait faiblement éclairée que par le reflet de la neige. Un silence de mort venait de la campagne, des minutes interminables s'écoulèrent. Enfin, à un petit bruit de pas qui s'approchaient, Silvine s'en alla, retourna s'asseoir dans la cuisine, où elle attendit, immobile, ses grands yeux fixés sur la flamme de la chandelle.
Et ce fut encore très long, Goliath rôda autour de la ferme, avant de se risquer. Il croyait bien connaître la jeune femme, aussi avait-il osé venir, simplement avec un revolver à sa ceinture. Mais un malaise l'avertissait, il poussa entièrement la fenêtre, allongea la tête, en appelant doucement:
— Silvine! Silvine!
Puisqu'il trouvait la fenêtre ouverte, c'était donc qu'elle avait réfléchi et qu'elle consentait. Cela lui causait un gros plaisir, bien qu'il eût préféré la voir là, l'accueillant, le rassurant. Sans doute, le père Fouchard venait de la rappeler, quelque besogne à finir. Il éleva un peu la voix.
— Silvine! Silvine!
Rien ne répondait, pas un souffle. Et il enjamba l'appui, il entra, avec l'idée de se fourrer dans le lit, de l'attendre sous les couvertures, tant il faisait froid.
Tout d'un coup, il y eut une furieuse bousculade, des piétinements, des glissements, au milieu de jurons étouffés et de râles. Sambuc et les deux autres s'étaient rués sur Goliath; et, malgré leur nombre, ils n'arrivaient pas à maîtriser le colosse, dont le danger décuplait les forces. Dans les ténèbres, on entendait les craquements des membres, l'effort haletant des étreintes. Heureusement, le revolver était tombé. Une voix, celle de Cabasse, bégaya, étranglée: «les cordes, les cordes!» tandis que Ducat passait à Sambuc le paquet de cordes dont ils avaient eu la précaution de se pourvoir. Alors, ce fut une opération sauvage, faite à coups de pied, à coups de poing, les jambes attachées d'abord, puis les bras liés aux flancs, puis le corps tout entier ficelé à tâtons, au hasard des soubresauts, avec un tel luxe de tours et de noeuds, que l'homme était comme pris en un filet dont les mailles lui entraient dans la chair. Il continuait de crier, la voix de Ducat répétait: «ferme donc ta gueule!» les cris cessèrent, Cabasse avait noué brutalement sur la bouche un vieux mouchoir bleu. Enfin, ils soufflèrent, ils l'emportèrent ainsi qu'un paquet dans la cuisine, où ils l'allongèrent sur la grande table, à côté de la chandelle.
— Ah! le salop de Prussien, jura Sambuc en s'épongeant le front, nous a-t-il donné du mal!… Dites, Silvine, allumez donc une seconde chandelle, pour qu'on le voie en plein, ce nom de Dieu de cochon-Là!
Les yeux élargis dans sa face pâle, Silvine s'était levée. Elle ne prononça pas une parole, elle alluma une chandelle, qu'elle vint poser de l'autre côté de la tête de Goliath, qui apparut, vivement éclairée, comme entre deux cierges. Et leurs regards, à ce moment, se rencontrèrent: il la suppliait, éperdu, envahi par la peur; mais elle ne parut pas comprendre, elle se recula jusqu'au buffet, resta là debout, de son air têtu et glacé.
— Le bougre m'a mangé la moitié d'un doigt, gronda Cabasse dont la main saignait. Faut que je lui casse quelque chose!
Déjà, il levait le revolver qu'il avait ramassé, lorsque Sambuc le désarma.
— Non, non! Pas de bêtises!… Nous ne sommes pas des brigands, nous autres, nous sommes des juges… Entends-tu, salop de Prussien, nous allons te juger; et n'aie pas peur, nous respectons les droits de la défense… Ce n'est pas toi qui te défendras, parce que toi, si nous t'enlevions ta muselière, tu nous casserais les oreilles. Mais, tout à l'heure, je te donnerai un avocat, et un fameux!
Il alla chercher trois chaises, les aligna, composa ce qu'il appelait le tribunal, lui au milieu, flanqué à droite et à gauche de ses deux lieutenants. Tous trois s'assirent, et il se releva, parla avec une lenteur goguenarde, qui peu à peu s'élargit, s'enfla d'une colère vengeresse.
— Moi, je suis à la fois le président et l'accusateur public. Ce n'est pas très correct, mais nous ne sommes pas assez de monde… Donc, je t'accuse d'être venu nous moucharder en France, payant ainsi par la plus sale trahison le pain mangé à nos tables. Car c'est toi la cause première du désastre, toi le traître qui, après le combat de Nouart, as conduit les Bavarois jusqu'à Beaumont, pendant la nuit, au travers des bois de Dieulet. Il fallait un homme qui eût longtemps habité le pays, pour connaître ainsi les moindres sentiers; et notre conviction est faite, on t'a rencontré guidant l'artillerie par les chemins abominables, changés en fleuves de boue, où l'on a dû atteler huit chevaux à chaque pièce. Quand on revoit ces chemins, c'est à ne pas croire, on se demande comment un corps d'armée a pu passer par là… Sans toi, sans ton crime de t'être gobergé chez nous et de nous avoir vendus, la surprise de Beaumont n'aurait pas eu lieu, nous ne serions pas allés à Sedan, peut-être aurions-nous fini par vous rosser! Et je ne parle pas du métier dégoûtant que tu continues à faire, du toupet avec lequel tu as reparu ici, triomphant, dénonçant et faisant trembler le pauvre monde… Tu es la plus ignoble des canailles, je demande la peine de mort.
Un silence régna. Il s'était assis de nouveau, il dit enfin:
— Je nomme d'office Ducat pour te défendre… Il a été huissier, il serait allé très loin, sans ses passions. Tu vois que je ne te refuse rien et que nous sommes gentils.
Goliath, qui ne pouvait remuer un doigt, tourna les yeux vers son défenseur improvisé. Il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux de supplication ardente, sous le front livide, que trempait une sueur d'angoisse, à grosses gouttes, malgré le froid.
— Messieurs, plaida Ducat en se levant, mon client est en effet la plus infecte des canailles, et je n'accepterais pas de le défendre, si je n'avais à faire remarquer, pour son excuse, qu'ils sont tous comme ça, dans son pays… Regardez-le, vous voyez bien, à ses yeux, qu'il est très étonné. Il ne comprend pas son crime. En France, nous ne touchons nos espions qu'avec des pincettes; tandis que, là-bas, l'espionnage est une carrière très honorée, une façon méritoire de servir son pays… Je me permettrai même de dire, messieurs, qu'ils n'ont peut-être pas tort. Nos nobles sentiments nous font honneur, mais le pis est qu'ils nous ont fait battre. Si j'ose m'exprimer ainsi, quos vult perdere Jupiter dementat… Vous apprécierez, messieurs.
Et il se rassit, tandis que Sambuc reprenait:
— Et toi, Cabasse, n'as-tu rien à dire contre ou pour l'accusé?
— J'ai à dire, cria le provençal, que c'est bien des histoires pour régler son compte à ce bougre-là… J'ai eu pas mal d'ennuis dans mon existence; mais je n'aime pas qu'on plaisante avec les choses de la justice, ça porte malheur… À mort! à mort!
Solennellement, Sambuc se remit debout.
— Ainsi, tel est bien votre arrêt à tous les deux… La mort?
— Oui, oui! La mort!
Les chaises furent repoussées, il s'approcha de Goliath, en disant:
— C'est jugé, tu vas mourir.
Les deux chandelles brûlaient, la mèche haute, comme des cierges, à droite et à gauche du visage décomposé de Goliath. Il faisait, pour crier grâce, pour hurler les mots dont il étouffait, un tel effort, que le mouchoir bleu, sur sa bouche, se trempait d'écume; et c'était terrible, cet homme réduit au silence, muet déjà comme un cadavre, qui allait mourir avec ce flot d'explications et de prières dans la gorge.
Cabasse armait le revolver.
— Faut-il lui casser la gueule? demanda-t-il.
— Ah! non, non! cria Sambuc, il serait trop content.
Et, revenant vers Goliath:
— Tu n'es pas un soldat, tu ne mérites pas l'honneur de t'en aller avec une balle dans la tête… Non! Tu vas crever comme un sale cochon d'espion que tu es.
Il se retourna, il demanda poliment:
— Silvine, sans vous commander, je voudrais bien avoir un baquet.
Pendant la scène du jugement, Silvine n'avait pas bougé. Elle attendait, la face rigide, absente d'elle-même, toute dans l'idée fixe qui la poussait depuis deux jours. Et, quand on lui demanda un baquet, elle obéit simplement, elle disparut une minute dans le cellier voisin, puis revint avec le grand baquet où elle lavait le linge de Charlot.
— Tenez! Posez-le sous la table, au bord.
Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux de nouveau rencontrèrent ceux de Goliath. Ce fut, dans le regard du misérable, une supplication dernière, une révolte aussi de l'homme qui ne voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n'y avait plus en elle rien de la femme, rien que la volonté de cette mort, attendue comme une délivrance. Elle recula encore jusqu'au buffet, elle resta.
Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d'y prendre un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.
— Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un cochon.
Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que l'égorgement se fît d'une manière convenable. Même il y eut une querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence, on saignait les cochons la tête en bas, tandis que Ducat se récriait, indigné, estimant cette méthode barbare et incommode.
— Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour ne pas faire des taches.
Ils l'avancèrent, et Sambuc procéda tranquillement, proprement. D'un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers. Tout de suite, de la carotide tranchée, le sang se mit à couler dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait ménagé la blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la poussée du coeur. Si la mort en fut plus lente, on n'en vit même pas les convulsions, car les cordes étaient solides, l'immobilité du corps resta complète. Pas une secousse et pas un râle. On ne put suivre l'agonie que sur le visage, sur ce masque labouré par l'épouvante, d'où le sang se retirait goutte à goutte, la peau décolorée, d'une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux aussi. Ils se troublèrent et s'éteignirent.
— Dites donc, Silvine, faudra tout de même une éponge.
Mais elle ne répondit pas, les bras ramenés contre sa poitrine, dans un geste inconscient, clouée au carreau, serrée à la gorge comme par un collier de fer. Elle regardait. Puis, tout d'un coup, elle s'aperçut que Charlot était là, pendu à ses jupes. Sans doute, il s'était réveillé, il avait pu ouvrir les portes; et personne ne l'avait vu entrer à petits pas, en enfant curieux. Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi, caché à demi derrière sa mère? Lui aussi regardait. De ses gros yeux bleus, sous sa tignasse jaune, il regardait couler le sang, la petite fontaine rouge qui emplissait le baquet peu à peu. Cela l'amusait peut-être. N'avait-il pas compris d'abord? Fut-il ensuite effleuré par un souffle de l'horrible, eut-il une instinctive conscience de l'abomination à laquelle il assistait? Il jeta un cri brusque, éperdu.
— Oh! Maman, oh! Maman, j'ai peur, emmène-moi!
Et Silvine en reçut une secousse, dont la violence l'ébranla toute. C'était trop, un écroulement se faisait en elle, l'horreur à la fin emportait cette force, cette exaltation de l'idée fixe qui la tenait debout depuis deux jours. La femme renaissait, elle éclata en larmes, elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en le serrant éperdument sur son coeur. Et elle se sauva avec lui, d'un galop terrifié, ne pouvant plus entendre, ne pouvant plus voir, n'ayant plus que le besoin d'aller s'anéantir n'importe où, dans le premier trou caché où elle tomberait.
À cette minute, Jean se décidait à ouvrir doucement sa porte. Bien qu'il ne s'inquiétât jamais des bruits de la ferme, il finissait par être surpris des allées et venues, des éclats de voix qu'il entendait. Et ce fut chez lui, dans sa chambre calme, que Silvine vint s'abattre, échevelée, sanglotante, secouée d'une telle crise de détresse, qu'il ne put saisir d'abord ses paroles bégayées, coupées entre ses dents. Toujours elle répétait le même geste, comme pour écarter l'atroce vision. Enfin, il comprit, il vit à son tour le guet-apens, l'égorgement, la mère debout, le petit dans ses jupes, en face du père saigné à la gorge, dont le sang coulait; et il en restait glacé, son coeur de paysan et de soldat chaviré d'angoisse. Ah! la guerre, l'abominable guerre qui changeait tout ce pauvre monde en bêtes féroces, qui semait ces haines affreuses, le fils éclaboussé par le sang du père, perpétuant la querelle des races, grandissant plus tard dans l'exécration de cette famille paternelle, qu'il irait peut-être un jour exterminer! Des semences scélérates pour d'effroyables moissons!
Tombée sur une chaise, couvrant de baisers égarés Charlot qui pleurait à son cou, Silvine répétait à l'infini la même phrase, le cri de son coeur saignant.
— Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!…
Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!
Dans la cuisine, le père Fouchard venait d'arriver. Il avait tapé en maître, on s'était décidé à lui ouvrir. Et, en vérité, il avait eu une peu agréable surprise, en trouvant ce mort sur sa table, avec le baquet plein de sang dessous. Naturellement, d'une nature peu endurante, il s'était fâché.
— Dites donc, espèces de salops que vous êtes, est-ce que vous n'auriez pas pu faire vos saletés dehors? Hein! Vous prenez donc ma maison pour un fumier, que vous venez y gâter les meubles, avec des coups pareils?
Puis, comme Sambuc s'excusait, expliquait les choses, le vieux continua, gagné par la peur, s'irritant davantage:
— Et qu'est-ce que vous voulez que j'en foute, moi, de votre mort? Croyez-vous que c'est gentil, de coller comme ça un mort chez quelqu'un, sans se demander ce qu'il en fera? … Une supposition qu'une patrouille entre, je serais propre! Vous vous en fichez, vous autres, vous ne vous êtes pas demandé si je n'y laisserais pas la peau… Eh bien! Nom de Dieu, vous aurez affaire à moi, si vous n'emportez pas votre mort tout de suite! Vous entendez, prenez-le par la tête, par les pattes, par ce que vous voudrez, mais que ça ne traîne pas et qu'il n'en reste pas seulement un cheveu dans trois minutes d'ici!
Enfin, Sambuc obtint du père Fouchard un sac, bien que le coeur de ce dernier saignât de donner encore quelque chose. Il le choisit parmi les plus mauvais, en disant qu'un sac troué, c'était trop bon pour un Prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les peines du monde à faire entrer Goliath dans ce sac: le corps était trop gros, trop long, et les pieds dépassèrent. Puis, on le sortit, on le chargea sur la brouette qui servait à charrier le pain.
— Je vous donne ma parole d'honneur, déclara Sambuc, que nous allons le foutre à la Meuse!
— Surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons cailloux aux pattes, que le bougre ne remonte pas!
Et, dans la nuit très noire, sur la neige pâle, le petit cortège s'en alla, disparut, sans autre bruit qu'un léger cri plaintif de la brouette.
Sambuc jura toujours sur la tête de son père qu'il avait bien mis les deux bons cailloux aux pattes. Pourtant, le corps remonta, les Prussiens le découvrirent trois jours plus tard, à Pont-Maugis, dans de grandes herbes; et leur fureur fut extrême, lorsqu'ils eurent tiré du sac ce mort, saigné au cou comme un pourceau. Il y eut des menaces terribles, des vexations, des perquisitions. Sans doute, quelques habitants durent trop causer, car on vint un soir arrêter le maire de Remilly et le père Fouchard, coupables d'entretenir de bons rapports avec les francs-tireurs, qu'on accusait d'avoir fait le coup. Et le père Fouchard, dans cette circonstance extrême, fut vraiment très beau, avec son impassibilité de vieux paysan qui connaissait la force invincible du calme et du silence. Il marcha, sans s'effarer, sans même demander d'explications. On allait bien voir. Dans le pays, on disait tout bas qu'il avait déjà tiré des Prussiens une grosse fortune, des sacs d'écus enfouis quelque part, un à un, à mesure qu'il les gagnait.
Henriette, quand elle connut toutes ces histoires, fut terriblement inquiète. De nouveau, redoutant de compromettre ses hôtes, Jean voulait partir, bien que le docteur le trouvât trop faible encore; et elle tenait à ce qu'il attendît une quinzaine de jours, envahie elle-même d'un redoublement de tristesse, devant la nécessité prochaine de la séparation. Lors de l'arrestation du père Fouchard, Jean avait pu s'échapper, en se cachant au fond de la grange; mais ne restait-il pas en danger d'être pris et emmené d'une heure à l'autre, dans le cas possible de nouvelles recherches? D'ailleurs, elle tremblait aussi sur le sort de l'oncle. Elle résolut donc d'aller un matin, à Sedan, voir les Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on, un officier Prussien très puissant.
— Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade, donnez-lui son bouillon à midi et sa potion à quatre heures.
La servante, toute à ses besognes accoutumées, était redevenue la fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en l'absence du maître, pendant que Charlot sautait et riait autour d'elle.
— N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien… Je suis là pour le dorloter.