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La Débâcle

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VI

Sur la terrasse haute, où il était monté pour se rendre compte de la situation, Delaherche finit par être agité d'une nouvelle impatience de savoir. Il voyait bien que les obus passaient par- dessus la ville, et que les trois ou quatre qui avaient crevé les toits des maisons environnantes, ne devaient être que de rares réponses au tir si lent, si peu efficace du Palatinat. Mais il ne distinguait rien de la bataille, et c'était en lui un besoin immédiat de renseignements, que fouettait la peur de perdre dans la catastrophe sa fortune et sa vie. Il descendit, laissant la lunette braquée là-bas, vers les batteries allemandes.

En bas, pourtant, l'aspect du jardin central de la fabrique le retint un moment. Il était près d'une heure, et l'ambulance s'encombrait de blessés. La file des voitures ne cessait plus sous le porche. Déjà, les voitures réglementaires, celles à deux roues, celles à quatre roues, manquaient. On voyait apparaître des prolonges d'artillerie, des fourragères, des fourgons à matériel, tout ce qu'on pouvait réquisitionner sur le champ de bataille; même il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de cultivateurs, prises dans les fermes, attelées de chevaux errants. Et, là-Dedans, on empilait les hommes ramassés par les ambulances volantes de premiers secours, pansés à la hâte. C'était un déchargement affreux de pauvres gens les uns d'une pâleur verdâtre, les autres violacés de congestion; beaucoup étaient évanouis, d'autres poussaient des plaintes aiguës; il y en avait, frappés de stupeur, qui s'abandonnaient aux infirmiers avec des yeux épouvantés, tandis que quelques-uns, dès qu'on les touchait, expiraient dans la secousse. L'envahissement devenait tel, que tous les matelas de la vaste salle basse allaient être occupés, et que le major Bouroche donnait des ordres, pour qu'on utilisât la paille dont il avait fait faire une large litière, à l'une des extrémités. Lui et ses aides, cependant, suffisaient encore aux opérations. Il s'était contenté de demander une nouvelle table, avec un matelas et une toile cirée, sous le hangar où l'on opérait. Vivement, un aide tamponnait une serviette imbibée de chloroforme sous le nez des patients. Les minces couteaux d'acier luisaient, les scies avaient à peine un petit bruit de râpe, le sang coulait par jets brusques, arrêtés tout de suite. On apportait, on remportait les opérés, dans un va-et-vient rapide, à peine le temps de donner un coup d'éponge sur la toile cirée. Et, au bout de la pelouse, derrière un massif de cytises, dans le charnier qu'on avait dû établir et où l'on se débarrassait des morts, on allait jeter aussi les jambes et les bras coupés, tous les débris de chair et d'os restés sur les tables.

Assises au pied d'un des grands arbres, Madame Delaherche et Gilberte n'arrivaient plus à rouler assez de bandes. Bouroche qui passa, la face enflammée, son tablier déjà rouge, jeta un paquet de linge à Delaherche, en criant:

— Tenez! faites donc quelque chose, rendez-vous utile!

Mais le fabricant protesta.

— Pardon! il faut que je retourne aux nouvelles. On ne sait plus si l'on vit.

Puis, effleurant de ses lèvres les cheveux de sa femme:

— Ma pauvre Gilberte, dire qu'un obus peut tout allumer ici!
C'est effrayant.

Elle était très pâle, elle leva la tête, jeta un coup d'oeil autour d'elle, avec un frisson. Puis, l'involontaire, l'invincible sourire revint sur ses lèvres.

— Oh! oui, effrayant, tous ces hommes que l'on coupe… C'est drôle que je reste là, sans m'évanouir.

Madame Delaherche avait regardé son fils baiser les cheveux de la jeune femme. Elle eut un geste, comme pour l'écarter, en songeant à l'autre, à l'homme qui avait dû baiser aussi ces cheveux-là, la nuit dernière. Mais ses vieilles mains tremblèrent, elle murmura:

— Que de souffrances, mon Dieu! On oublie les siennes.

Delaherche partit, en expliquant qu'il allait revenir tout de suite, avec des renseignements certains. Dès la rue Maqua, il fut surpris du nombre de soldats qui rentraient, sans armes, l'uniforme en lambeaux, souillé de poussière. Il ne put d'ailleurs tirer aucun détail précis de ceux qu'il s'efforça d'interroger: les uns répondaient, hébétés, qu'ils ne savaient pas; les autres en disaient si long, dans une telle furie de gestes, une telle exaltation de paroles, qu'ils ressemblaient à des fous. Machinalement, alors, il se dirigea de nouveau vers la Sous- Préfecture, avec la pensée que toutes les nouvelles affluaient là. Comme il traversait la place du collège, deux canons, sans doute les deux seules pièces qui restaient d'une batterie, arrivèrent au galop, s'échouèrent contre un trottoir. Dans la Grande-Rue, il dut s'avouer que la ville commençait à s'encombrer des premiers fuyards: trois hussards démontés, assis sous une porte, se partageaient un pain; deux autres, à petits pas, menaient leurs chevaux par la bride, ignorant à quelle écurie les conduire; des officiers couraient éperdus, sans avoir l'air de savoir où ils allaient. Sur la place Turenne, un sous-lieutenant lui conseilla de ne pas s'attarder, car des obus y tombaient fréquemment, un éclat venait même d'y briser la grille qui entourait la statue du grand capitaine, vainqueur du Palatinat. Et, en effet, comme il filait rapidement dans la rue de la Sous-Préfecture, il vit deux projectiles éclater, avec un fracas épouvantable, sur le pont de Meuse.

Il restait planté devant la loge du concierge, cherchant un prétexte pour demander et questionner un des aides de camp, lorsqu'une voix jeune l'appela.

— Monsieur Delaherche!… Entrez vite, il ne fait pas bon dehors.

C'était Rose, son ouvrière, à laquelle il ne songeait pas. Grâce à elle, toutes les portes allaient s'ouvrir. Il entra dans la loge, consentit à s'asseoir.

— Imaginez-vous que maman en est malade, elle s'est couchée. Vous voyez, il n'y a que moi, parce que papa est garde national à la citadelle… Tout à l'heure, l'empereur a voulu montrer encore qu'il était brave, et il est ressorti, il a pu aller au bout de la rue, jusqu'au pont. Un obus est même tombé devant lui, le cheval d'un de ses écuyers a été tué. Et puis, il est revenu… N'est-ce pas, que voulez-vous qu'il fasse?

— Alors, vous savez où nous en sommes… Qu'est-ce qu'ils disent, ces messieurs?

Elle le regarda, étonnée. Elle restait d'une fraîcheur gaie, avec ses cheveux fins, ses yeux clairs d'enfant qui s'agitait, empressée, au milieu de ces abominations, sans trop les comprendre.

— Non, je ne sais rien… Vers midi, j'ai monté une lettre pour le maréchal De Mac-Mahon. L'empereur était avec lui… Ils sont restés près d'une heure enfermés ensemble, le maréchal dans son lit, l'empereur assis contre le matelas, sur une chaise… ça, je le sais, parce que je les ai vus, quand on a ouvert la porte.

— Alors, qu'est-ce qu'ils se disaient?

De nouveau, elle le regarda, et elle ne put s'empêcher de rire.

— Mais je ne sais pas, comment voulez-vous que je sache? Personne au monde ne sait ce qu'ils se sont dit.

C'était vrai, il eut un geste pour s'excuser de sa question sotte. Pourtant, l'idée de cette conversation suprême le tracassait: quel intérêt elle avait dû offrir! à quel parti avaient-ils pu s'arrêter?

— Maintenant, reprit Rose, l'empereur est rentré dans son cabinet, où il est en conférence avec deux généraux qui viennent d'arriver du champ de bataille…

Elle s'interrompit, jeta un coup d'oeil vers le perron.

— Tenez! en voici un, de ces généraux… Et, tenez! voici l'autre.

Vivement, il sortit, reconnut le général Douay et le général Ducrot, dont les chevaux attendaient. Il les regarda se remettre en selle, puis galoper. Après l'abandon du plateau d'Illy, ils étaient accourus, chacun de son côté, pour avertir l'empereur que la bataille était perdue. Ils donnaient des détails précis sur la situation, l'armée et Sedan se trouvaient dès lors enveloppés de toutes parts, le désastre allait être effroyable.

Dans son cabinet, l'empereur se promena quelques minutes en silence, de son pas vacillant de malade. Il n'y avait plus là qu'un aide de camp, debout et muet, près d'une porte. Et lui marchait toujours, de la cheminée à la fenêtre, la face ravagée, tiraillée à présent par un tic nerveux. Le dos semblait se courber davantage, comme sous l'écroulement d'un monde; tandis que l'oeil mort, voilé des paupières lourdes, disait la résignation du fataliste qui avait joué et perdu contre le destin la partie dernière. Chaque fois, pourtant, qu'il revenait devant la fenêtre entr'ouverte, un tressaillement l'y arrêtait une seconde.

À une de ces stations si courtes, il eut un geste tremblant, il murmura:

— Oh! ce canon, ce canon qu'on entend depuis ce matin!

De là, en effet, le grondement des batteries de la Marfée et de Frénois arrivait avec une violence extraordinaire. C'était un roulement de foudre dont tremblaient les vitres et les murs eux- mêmes, un fracas obstiné, incessant, exaspérant. Et il devait songer que la lutte, désormais, était sans espoir, que toute résistance devenait criminelle. À quoi bon du sang versé encore, des membres broyés, des têtes emportées, des morts toujours, ajoutés aux morts épars dans la campagne? Puisqu'on était vaincu, que c'était fini, pourquoi se massacrer davantage? Assez d'abomination et de douleur criait sous le soleil.

L'empereur, revenu devant la fenêtre, se remit à trembler, en levant les mains.

— Oh! ce canon, ce canon qui ne cesse pas!

Peut-être la pensée terrible des responsabilités se levait-elle en lui, avec la vision des cadavres sanglants que ses fautes avaient couchés là-bas, par milliers; et peut-être n'était-ce que l'attendrissement de son coeur pitoyable de rêveur, de bon homme hanté de songeries humanitaires. Dans cet effrayant coup du sort qui brisait et emportait sa fortune, ainsi qu'un brin de paille, il trouvait des larmes pour les autres, éperdu de la boucherie inutile qui continuait, sans force pour la supporter davantage. Maintenant, cette canonnade scélérate lui cassait la poitrine, redoublait son mal.

— Oh! ce canon, ce canon, faites-le taire tout de suite, tout de suite!

Et cet empereur qui n'avait plus de trône, ayant confié ses pouvoirs à l'impératrice-régente, ce chef d'armée qui ne commandait plus, depuis qu'il avait remis au maréchal Bazaine le commandement suprême, eut alors un réveil de sa puissance, l'irrésistible besoin d'être le maître une dernière fois. Depuis Châlons, il s'était effacé, n'avait pas donné un ordre, résigné à n'être qu'une inutilité sans nom et encombrante, un paquet gênant, emporté parmi les bagages des troupes. Et il ne se réveillait empereur que pour la défaite; le premier, le seul ordre qu'il devait donner encore, dans la pitié effarée de son coeur, allait être de hisser le drapeau blanc sur la citadelle, afin de demander un armistice.

— Oh! Ce canon, ce canon!… Prenez un drap, une nappe, n'importe quoi! Courez vite, dites qu'on le fasse taire!

L'aide de camp se hâta de sortir, et l'empereur continua sa marche vacillante, de la cheminée à la fenêtre, pendant que les batteries tonnaient toujours, secouant la maison entière.

En bas, Delaherche causait encore avec Rose, lorsqu'un sergent de service accourut.

— Mademoiselle, on ne trouve plus rien, je ne puis pas mettre la main sur une bonne… Vous n'auriez pas un linge, un morceau de linge blanc?

— Voulez-vous une serviette?

— Non, non, ce n'est pas assez grand… Une moitié de drap par exemple.

Déjà, Rose, obligeante, s'était précipitée vers l'armoire.

— C'est que je n'ai pas de drap coupé… Un grand linge blanc, non! Je ne vois rien qui fasse l'affaire… Ah! tenez, voulez-vous une nappe?

— Une nappe, parfait! c'est tout à fait ça.

Et il ajouta, en s'en allant:

— On va en faire un drapeau blanc, qu'on hissera sur la citadelle, pour demander la paix… Merci bien, mademoiselle.

Delaherche eut un sursaut de joie involontaire.

Enfin, on allait donc être tranquille! Puis, cette joie lui parut antipatriotique, il la refréna. Mais son coeur soulagé battait quand même, et il regarda un colonel et un capitaine, suivis du sergent, qui sortaient à pas précipités de la Sous-Préfecture. Le colonel portait, sous le bras, la nappe roulée. Il eut l'idée de les suivre, il quitta Rose, laquelle était très fière d'avoir fourni ce linge. À ce moment, deux heures sonnaient.

Devant l'Hôtel de Ville, Delaherche fut bousculé par tout un flot de soldats hagards qui descendaient du faubourg de la cassine. Il perdit de vue le colonel, il renonça à la curiosité d'aller voir hisser le drapeau blanc. On ne le laisserait certainement pas entrer dans le donjon; et, d'autre part, comme il entendait raconter que des obus tombaient sur le collège, il était envahi d'une inquiétude nouvelle: peut-être bien que sa fabrique flambait, depuis qu'il l'avait quittée. Il se précipita, repris de sa fièvre d'agitation, se satisfaisant à courir ainsi. Mais des groupes barraient les rues, des obstacles déjà renaissaient à chaque carrefour. Rue Maqua seulement, il eut un soupir d'aise, quand il aperçut la monumentale façade de sa maison intacte, sans une fumée ni une étincelle. Il entra, il cria de loin à sa mère et à sa femme:

— Tout va bien, on hisse le drapeau blanc, on va cesser le feu!

Puis, il s'arrêta, car l'aspect de l'ambulance était vraiment effroyable.

Dans le vaste séchoir, dont on laissait la grande porte ouverte, non seulement tous les matelas étaient occupés, mais il ne restait même plus de place sur la litière étalée au bout de la salle. On commençait à mettre de la paille entre les lits, on serrait les blessés les uns contre les autres. Déjà, on en comptait près de deux cents, et il en arrivait toujours. Les larges fenêtres éclairaient d'une clarté blanche toute cette souffrance humaine entassée. Parfois, à un mouvement trop brusque, un cri involontaire s'élevait. Des râles d'agonie passaient dans l'air moite. Tout au fond, une plainte douce, presque chantante, ne cessait pas. Et le silence se faisait plus profond, une sorte de stupeur résignée, le morne accablement d'une chambre de mort, que coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers. Les blessures, pansées à la hâte sur le champ de bataille, quelques- unes même demeurées à vif, étalaient leur détresse, entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés. Des pieds s'allongeaient, chaussés encore, broyés et saignants. Des genoux et des coudes, comme rompus à coups de marteau, laissaient pendre des membres inertes. Il y avait des mains cassées, des doigts qui tombaient, retenus à peine par un fil de peau. Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux, raidis de douleur, d'une pesanteur de plomb. Mais, surtout, les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre, la poitrine ou la tête. Des flancs saignaient par des déchirures affreuses, des noeuds d'entrailles s'étaient faits sous la peau soulevée, des reins entamés, hachés, tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques. De part en part, des poumons étaient traversés, les uns d'un trou si mince, qu'il ne saignait pas, les autres d'une fente béante d'où la vie coulait en un flot rouge; et les hémorragies internes, celles qu'on ne voyait point, foudroyaient les hommes, tout d'un coup délirants et noirs. Enfin, les têtes avaient souffert plus encore: mâchoires fracassées, bouillie sanglante des dents et de la langue; orbites défoncées, l'oeil à moitié sorti; crânes ouverts, laissant voir la cervelle. Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau, étaient comme des cadavres, dans l'anéantissement du coma; tandis que les autres, les fracturés, les fiévreux, s'agitaient, demandaient à boire, d'une voix basse et suppliante.

Puis, à côté, sous le hangar où l'on opérait, c'était une autre horreur. Dans cette première bousculade, on ne procédait qu'aux opérations urgentes, celles que nécessitait l'état désespéré des blessés. Toute crainte d'hémorragie décidait Bouroche à l'amputation immédiate. De même, il n'attendait pas pour chercher les projectiles au fond des plaies et les enlever, s'ils s'étaient logés dans quelque zone dangereuse, la base du cou, la région de l'aisselle, la racine de la cuisse, le pli du coude ou le jarret. Les autres blessures, qu'il préférait laisser en observation, étaient simplement pansées par les infirmiers, sur ses conseils. Déjà, il avait fait pour sa part quatre amputations, en les espaçant, en se donnant le repos d'extraire quelques balles entre les opérations graves; et il commençait à se fatiguer. Il n'y avait que deux tables, la sienne et une autre, où travaillait un de ses aides. On venait de tendre un drap entre les deux, afin que les opérés ne pussent se voir. Et l'on avait beau les laver à l'éponge, les tables restaient rouges; tandis que les seaux qu'on allait jeter à quelques pas, sur une corbeille de marguerites, ces seaux dont un verre de sang suffisait à rougir l'eau claire, semblaient être des seaux de sang pur, des volées de sang noyant les fleurs de la pelouse. Bien que l'air entrât librement, une nausée montait de ces tables, de ces linges, de ces trousses, dans l'odeur fade du chloroforme.

Pitoyable en somme, Delaherche frémissait de compassion, lorsque l'entrée d'un landau, sous le porche, l'intéressa. On n'avait plus trouvé sans doute que cette voiture de maître, et l'on y avait entassé des blessés. Ils y tenaient huit, les uns sur les autres. Le fabricant eut un cri de surprise terrifiée, en reconnaissant, dans le dernier qu'on descendit, le capitaine Beaudoin.

— Oh! mon pauvre ami!… Attendez! Je vais appeler ma mère et ma femme.

Elles accoururent, laissant le soin de rouler des bandes à deux servantes. Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine, l'emportaient dans la salle; et ils allaient le coucher en travers d'un tas de paille, lorsque Delaherche aperçut, sur un matelas, un soldat qui ne bougeait plus, la face terreuse, les yeux ouverts.

— Dites donc, mais il est mort, celui-là!

— Tiens! C'est vrai, murmura un infirmier. Pas la peine qu'il encombre!

Lui et un camarade prirent le corps, l'emportèrent au charnier qu'on avait établi derrière les cytises. Une douzaine de morts, déjà, s'y trouvaient rangés, raidis dans le dernier râle, les uns les pieds étirés, comme allongés par la souffrance, les autres déjetés, tordus en des postures atroces. Il y en avait qui ricanaient, les yeux blancs, les dents à nu sous les lèvres retroussées; tandis que plusieurs, la figure longue, affreusement triste, pleuraient encore de grosses larmes. Un, très jeune, petit et maigre, la tête à moitié emportée, serrait sur son coeur, de ses deux mains convulsives, une photographie de femme, une de ces pâles photographies de faubourg, éclaboussée de sang. Et, aux pieds des morts, pêle-mêle, des jambes et des bras coupés s'entassaient aussi, tout ce qu'on rognait, tout ce qu'on abattait sur les tables d'opération, le coup de balai de la boutique d'un boucher, poussant dans un coin les déchets, la chair et les os.

Devant le capitaine Beaudoin, Gilberte avait frémi. Mon Dieu! Qu'il était pâle, couché sur ce matelas, la face toute blanche sous la saleté qui la souillait! Et la pensée que, quelques heures auparavant, il l'avait tenue entre ses bras, plein de vie et sentant bon, la glaçait d'effroi. Elle s'était agenouillée.

— Quel malheur, mon ami! Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?

Et, machinalement, elle avait tiré son mouchoir, elle lui en essuyait la figure, ne pouvant le tolérer ainsi, sali de sueur, de terre et de poudre. Il lui semblait qu'elle le soulageait, en le nettoyant un peu.

— N'est-ce pas? ce n'est rien, ce n'est que votre jambe.

Le capitaine, dans une sorte de somnolence, ouvrait les yeux, péniblement. Il avait reconnu ses amis, il s'efforçait de leur sourire.

— Oui, la jambe seulement… Je n'ai pas même senti le coup, j'ai cru que je faisais un faux pas et que je tombais…

Mais il parlait avec difficulté.

— Oh! J'ai soif, j'ai soif!

Alors, Madame Delaherche, penchée à l'autre bord du matelas, s'empressa. Elle courut chercher un verre et une carafe d'eau, dans laquelle on avait versé un peu de cognac. Et, lorsque le capitaine eut vidé le verre avidement, elle dut partager le reste de la carafe aux blessés voisins: toutes les mains se tendaient, des voix ardentes la suppliaient. Un zouave, qui ne put en avoir, sanglota.

Delaherche, cependant, tâchait de parler au major, afin d'obtenir, pour le capitaine, un tour de faveur. Bouroche venait d'entrer dans la salle, avec son tablier sanglant, sa large face en sueur, que sa crinière léonine semblait incendier; et, sur son passage, les hommes se soulevaient, voulaient l'arrêter, chacun brûlant de passer tout de suite, d'être secouru et de savoir: «à moi, monsieur le major, à moi!» des balbutiements de prière le suivaient, des doigts tâtonnants effleuraient ses vêtements. Mais lui, tout à son affaire, soufflant de lassitude, organisait son travail, sans écouter personne. Il se parlait à voix haute, il les comptait du doigt, leur donnait des numéros, les classait: celui- ci, celui-là, puis cet autre; un, deux, trois; une mâchoire, un bras, une cuisse; tandis que l'aide qui l'accompagnait, tendait l'oreille, pour tâcher de se souvenir.

— Monsieur le major, dit Delaherche, il y a là un capitaine, le capitaine Beaudoin…

Bouroche l'interrompit.

— Comment, Beaudoin est ici!… Ah! le pauvre bougre!

Il alla se planter devant le blessé. Mais, d'un coup d'oeil, il dut voir la gravité du cas, car il reprit aussitôt, sans même se baisser pour examiner la jambe atteinte:

— Bon! on va me l'apporter tout de suite, dès que j'aurai fait l'opération qu'on prépare.

Et il retourna sous le hangar, suivi par Delaherche, qui ne voulait pas le lâcher, de crainte qu'il n'oubliât sa promesse.

Cette fois, il s'agissait de la désarticulation d'une épaule, d'après la méthode de Lisfranc, ce que les chirurgiens appelaient une jolie opération, quelque chose d'élégant et de prompt, en tout quarante secondes à peine. Déjà, on chloroformait le patient, pendant qu'un aide lui saisissait l'épaule à deux mains, les quatre doigts sous l'aisselle, le pouce en dessus. Alors, Bouroche, armé du grand couteau long, après avoir crié: «asseyez- le!», empoigna le deltoïde, transperça le bras, trancha le muscle; puis, revenant en arrière, il détacha la jointure d'un seul coup; et le bras était tombé, abattu en trois mouvements. L'aide avait fait glisser ses pouces, pour boucher l'artère humérale. «Recouchez-le!» Bouroche eut un rire involontaire en procédant à la ligature, car il n'avait mis que trente-cinq secondes. Il ne restait plus qu'à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu'une épaulette à plat. Cela était joli, à cause du danger, un homme pouvant se vider de tout son sang en trois minutes par l'artère humérale, sans compter qu'il y a péril de mort, chaque fois qu'on assoit un blessé, sous l'action du chloroforme.

Delaherche, glacé, aurait voulu fuir. Mais il n'en eut pas le temps, le bras était déjà sur la table. Le soldat amputé, une recrue, un paysan solide, qui sortait de sa torpeur, aperçut ce bras qu'un infirmier emportait, derrière les cytises. Il regarda vivement son épaule, la vit tranchée et saignante. Et il se fâcha, furieux.

— Ah! nom de Dieu! c'est bête, ce que vous avez fait là!

Bouroche, exténué, ne répondait point. Puis, l'air brave homme:

— J'ai fait pour le mieux, je ne voulais pas que tu claques, mon garçon… D'ailleurs, je t'ai consulté, tu m'as dit oui.

— J'ai dit oui, j'ai dit oui! est-ce que je savais, moi!

Et sa colère tomba, il se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Qu'est-ce que vous voulez que je foute, maintenant?

On le remporta sur la paille, on lava violemment la toile cirée et la table; et les seaux d'eau rouge qu'on jeta de nouveau, à la volée, au travers de la pelouse, ensanglantèrent la corbeille blanche de marguerites.

Mais Delaherche s'étonnait d'entendre toujours le canon. Pourquoi donc ne se taisait-il pas? La nappe de Rose, maintenant, devait être hissée sur la citadelle. Et on aurait dit, au contraire, que le tir des batteries Prussiennes augmentait d'intensité. C'était un vacarme à ne pas s'entendre, un ébranlement secouant les moins nerveux de la tête aux pieds, dans une angoisse croissante. Cela ne devait guère être bon, pour les opérateurs et pour les opérés, ces secousses qui vous arrachaient le coeur. L'ambulance entière en était bousculée, enfiévrée, jusqu'à l'exaspération.

— C'était fini, qu'ont-ils donc à continuer? s'écria Delaherche, qui prêtait anxieusement l'oreille, croyant à chaque seconde entendre le dernier coup.

Puis, comme il revenait vers Bouroche, pour lui rappeler le capitaine, il eut l'étonnement de le trouver par terre, au milieu d'une botte de paille, couché sur le ventre, les deux bras nus jusqu'aux épaules, enfoncés dans deux seaux d'eau glacée. À bout de force morale et physique, le major se délassait là, anéanti, terrassé par une tristesse, une désolation immense, dans une de ces minutes d'agonie du praticien qui se sent impuissant. Celui-ci pourtant était un solide, une peau dure et un coeur ferme. Mais il venait d'être touché par l'»à quoi bon?» le sentiment qu'il ne ferait jamais tout, qu'il ne pouvait pas tout faire, l'avait brusquement paralysé. À quoi bon? Puisque la mort serait quand même la plus forte!

Deux infirmiers apportaient sur un brancard le capitaine Beaudoin.

— Monsieur le major, se permit de dire Delaherche, voici le capitaine.

Bouroche ouvrit les yeux, retira ses bras des deux seaux, les secoua, les essuya dans la paille. Puis, se soulevant sur les genoux:

— Ah! oui, foutre! à un autre… Voyons, voyons, la journée n'est pas finie.

Et il était debout, rafraîchi, secouant sa tête de lion aux cheveux fauves, remis d'aplomb par la pratique et par l'impérieuse discipline.

Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard; et elles restèrent à quelques pas, lorsqu'on eut couché le capitaine sur le matelas, recouvert de la toile cirée.

— Bon! c'est au-dessus de la cheville droite, disait Bouroche, qui causait beaucoup, pour occuper le blessé. Pas mauvais, à cette place. On s'en tire très bien… Nous allons examiner ça.

Mais la torpeur où était Beaudoin, le préoccupait visiblement. Il regardait le pansement d'urgence, un simple lien, serré et maintenu sur le pantalon par un fourreau de baïonnette. Et, entre ses dents, il grognait, demandant quel était le salop qui avait fichu ça. Puis, tout d'un coup, il se tut. Il venait de comprendre: c'était sûrement pendant le transport, au fond du landau empli de blessés, que le bandage avait dû se détendre, glissant, ne comprimant plus la plaie, ce qui avait occasionné une très abondante hémorragie.

Violemment, Bouroche s'emporta contre un infirmier qui l'aidait.

— Bougre d'empoté, coupez donc vite!

L'infirmier coupa le pantalon et le caleçon, coupa le soulier et la chaussette. La jambe, puis le pied apparurent, d'une nudité blafarde, tachée de sang. Et il y avait là, au-dessus de la cheville, un trou affreux, dans lequel l'éclat d'obus avait enfoncé un lambeau de drap rouge. Un bourrelet de chair déchiquetée, la saillie du muscle, sortait en bouillie de la plaie.

Gilberte dut s'appuyer contre un des poteaux du hangar. Ah! cette chair, cette chair si blanche, cette chair sanglante maintenant, et massacrée! Malgré son effroi, elle ne pouvait en détourner les yeux.

— Fichtre! déclara Bouroche, ils vous ont bien arrangé!

Il tâtait le pied, le trouvait froid, n'y sentait plus battre le pouls. Son visage était devenu très grave, avec un pli de la lèvre, qui lui était particulier, en face des cas inquiétants.

— Fichtre! répéta-t-il, voilà un mauvais pied!

Le capitaine, que l'anxiété tirait de sa somnolence, le regardait, attendait; et il finit par dire:

— Vous trouvez, major?

Mais la tactique de Bouroche était de ne jamais demander directement à un blessé l'autorisation d'usage, quand la nécessité d'une amputation s'imposait. Il préférait que le blessé s'y résignât de lui-même.

— Mauvais pied, murmura-t-il, comme s'il eût pensé tout haut.
Nous ne le sauverons pas.

Nerveusement, Beaudoin reprit:

— Voyons, il faut en finir, major. Qu'en pensez-vous?

— Je pense que vous êtes un brave, capitaine, et que vous allez me laisser faire ce qu'il faut.

Les yeux du capitaine Beaudoin pâlirent, se troublèrent d'une sorte de petite fumée rousse. Il avait compris. Mais, malgré l'insupportable peur qui l'étranglait, il répondit simplement, avec bravoure:

— Faites, major.

Et les préparatifs ne furent pas longs. Déjà, l'aide tenait la serviette imbibée de chloroforme, qui fut tout de suite appliquée sous le nez du patient. Puis, au moment où la courte agitation qui précède l'anesthésie se produisait, deux infirmiers firent glisser le capitaine sur le matelas, de façon à avoir les jambes libres; et l'un d'eux garda la gauche, qu'il soutint; tandis qu'un aide, saisissant la droite, la serrait rudement des deux mains, à la racine de la cuisse, pour comprimer les artères.

Alors, quand elle vit Bouroche s'approcher avec le couteau mince,
Gilberte ne put en supporter davantage.

— Non, non, c'est affreux!

Et elle défaillait, elle s'appuya sur Madame Delaherche, qui avait dû avancer le bras pour l'empêcher de tomber.

— Mais pourquoi restez-vous?

Toutes deux, cependant, demeurèrent. Elles tournaient la tête, ne voulant plus voir, immobiles et tremblantes, serrées l'une contre l'autre, malgré leur peu de tendresse.

Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le canon tonna le plus fort. Il était trois heures, et Delaherche, désappointé, exaspéré, déclarait n'y plus rien comprendre. Maintenant, il devenait hors de doute que, loin de se taire, les batteries Prussiennes redoublaient leur feu. Pourquoi? Que se passait-il? C'était un bombardement d'enfer, le sol tremblait, l'air s'embrasait. Autour de Sedan, la ceinture de bronze, les huit cents pièces des armées allemandes tiraient à la fois, foudroyaient les champs voisins d'un tonnerre continu; et ce feu convergent, toutes les hauteurs environnantes frappant au centre, aurait brûlé et pulvérisé la ville en deux heures. Le pis était que des obus recommençaient à tomber sur les maisons. Des fracas plus fréquents retentissaient. Il en éclata un rue des Voyards Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique, et des gravats dégringolèrent devant le hangar.

Bouroche leva les yeux, grognant:

— Est-ce qu'ils vont nous achever nos blessés? … C'est insupportable, ce vacarme!

Cependant, l'infirmier tenait allongée la jambe du capitaine; et, d'une rapide incision circulaire, le major coupa la peau, au- dessous du genou, cinq centimètres plus bas que l'endroit où il comptait scier les os. Puis, vivement, à l'aide du même couteau mince, qu'il ne changeait pas pour aller vite, il détacha la peau, la releva tout autour, ainsi que l'écorce d'une orange qu'on pèle. Mais, comme il allait trancher les muscles, un infirmier s'approcha, lui parla à l'oreille.

— Le numéro deux vient de couler.

Dans l'effroyable bruit, le major n'entendit pas.

— Parlez donc plus haut, nom de Dieu! J'ai les oreilles en sang, avec leur sacré canon.

— Le numéro deux vient de couler.

— Qui ça, le numéro deux?

— Le bras.

— Ah! bon!… Eh bien! vous apporterez le trois, la mâchoire.

Et, avec une adresse extraordinaire, sans se reprendre, il trancha les muscles d'une seule entaille, jusqu'aux os. Il dénuda le tibia et le péroné, introduisit entre eux la compresse à trois chefs, pour les maintenir. Puis, d'un trait de scie unique, il les abattit. Et le pied resta aux mains de l'infirmier qui le tenait.

Peu de sang coula, grâce à la compression que l'aide exerçait plus haut, autour de la cuisse. La ligature des trois artères fut rapidement faite. Mais le major secouait la tête; et, quand l'aide eut enlevé ses doigts, il examina la plaie, en murmurant, certain que le patient ne pouvait encore l'entendre:

— C'est ennuyeux, les artérioles ne donnent pas de sang.

Puis, d'un geste, il acheva son diagnostic: encore un pauvre bougre de fichu! Et, sur son visage en sueur, la fatigue et la tristesse immenses avaient reparu, cette désespérance de l'»à quoi bon?», puisqu'on n'en sauvait pas quatre sur dix. Il s'essuya le front, il se mit à rabattre la peau et à faire les trois sutures d'approche.

Gilberte venait de se retourner. Delaherche lui avait dit que c'était fait, qu'elle pouvait voir. Pourtant, elle aperçut le pied du capitaine que l'infirmier emportait derrière les cytises. Le charnier s'augmentait toujours, deux nouveaux morts s'y allongeaient, l'un la bouche démesurément ouverte et noire, ayant l'air de hurler encore, l'autre rapetissé par une abominable agonie, redevenu à la taille d'un enfant chétif et contrefait. Le pis était que le tas des débris finissait par déborder dans l'allée voisine. Ne sachant où poser convenablement le pied du capitaine, l'infirmier hésita, se décida enfin à le jeter sur le tas.

— Eh bien! voilà qui est fait, dit le major à Beaudoin qu'on réveillait. Vous êtes hors d'affaire.

Mais le capitaine n'avait pas la joie du réveil, qui suit les opérations heureuses. Il se redressa un peu, retomba, bégayant d'une voix molle:

— Merci, major. J'aime mieux que ce soit fini.

Cependant, il sentit la cuisson du pansement à l'alcool. Et, comme on approchait le brancard pour le remporter, une terrible détonation ébranla la fabrique entière: c'était un obus qui venait d'éclater en arrière du hangar, dans la petite cour où se trouvait la pompe. Des vitres volèrent en éclats, tandis qu'une épaisse fumée envahissait l'ambulance. Dans la salle, une panique avait soulevé les blessés de leur couche de paille, et tous criaient d'épouvante, et tous voulaient fuir.

Delaherche se précipita, affolé, pour juger des dégâts. Est-ce qu'on allait lui démolir, lui incendier sa maison, à présent? Que se passait-il donc? Puisque l'empereur voulait qu'on cessât, pourquoi avait-on recommencé?

— Nom de Dieu! remuez-vous! cria Bouroche aux infirmiers figés de terreur. Lavez-moi la table, apportez-moi le numéro trois!

On lava la table, on jeta une fois encore les seaux d'eau rouge à la volée, au travers de la pelouse. La corbeille de marguerites n'était plus qu'une bouillie sanglante, de la verdure et des fleurs hachées dans du sang. Et le major, à qui on avait apporté le numéro trois, se mit, pour se délasser un peu, à chercher une balle qui, après avoir fracassé le maxillaire inférieur, devait s'être logée sous la langue. Beaucoup de sang coulait et lui engluait les doigts.

Dans la salle, le capitaine Beaudoin était de nouveau couché sur son matelas. Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard. Delaherche lui-même, malgré son agitation, vint causer un moment.

— Reposez-vous, capitaine. Nous allons faire préparer une chambre, nous vous prendrons chez nous.

Mais, dans sa prostration, le blessé eut un réveil, une minute de lucidité.

— Non, je crois bien que je vais mourir.

Et il les regardait tous les trois, les yeux élargis, pleins de l'épouvante de la mort.

— Oh! Capitaine, qu'est-ce que vous dites là? murmura Gilberte en s'efforçant de sourire, toute glacée. Vous serez debout dans un mois.

Il secouait la tête, il ne regardait plus qu'elle, avec un immense regret de la vie dans les yeux, une lâcheté de s'en aller ainsi, trop jeune, sans avoir épuisé la joie d'être.

— Je vais mourir, je vais mourir… Ah! c'est affreux…

Puis, tout d'un coup, il aperçut son uniforme souillé et déchiré, ses mains noires, et il parut souffrir de son état, devant des femmes. Une honte lui vint de s'abandonner ainsi, la pensée qu'il manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure. Il réussit à reprendre d'une voix gaie:

— Seulement, si je meurs, je voudrais mourir les mains propres… Madame, vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de me la donner.

Gilberte courut, revint avec la serviette, voulut lui en frotter les mains elle-même. À partir de ce moment, il montra un très grand courage, soucieux de finir en homme de bonne compagnie. Delaherche l'encourageait, aidait sa femme à l'arranger d'une façon convenable. Et la vieille Madame Delaherche, devant ce mourant, lorsqu'elle vit le ménage s'empresser ainsi, sentit s'en aller sa rancune. Une fois encore elle se tairait, elle qui savait et qui s'était juré de tout dire à son fils. À quoi bon désoler la maison, puisque la mort emportait la faute?

Ce fut fini presque tout de suite. Le capitaine Beaudoin, qui s'affaiblissait, retomba dans son accablement. Une sueur glacée lui inondait le front et le cou. Il rouvrit un instant les yeux, tâtonna comme s'il eût cherché une couverture imaginaire, qu'il se mit à remonter jusqu'à son menton, les mains tordues, d'un mouvement doux et entêté.

— Oh! j'ai froid, j'ai bien froid.

Et il passa, il s'éteignit, sans hoquet, et son visage tranquille, aminci, garda une expression d'infinie tristesse.

Delaherche veilla à ce que le corps, au lieu d'être porté au charnier, fût déposé dans une remise voisine. Il voulait forcer Gilberte, toute bouleversée et pleurante, à se retirer chez elle. Mais elle déclara qu'elle aurait trop peur maintenant, seule, et qu'elle préférait rester avec sa belle-mère, dans l'agitation de l'ambulance, où elle s'étourdissait. Déjà, elle courait donner à boire à un chasseur d'Afrique que la fièvre faisait délirer, elle aidait un infirmier à panser la main d'un petit soldat, une recrue de vingt ans, qui était venu, à pied, du champ de bataille, le pouce emporté; et, comme il était gentil et drôle, plaisantant sa blessure d'un air insouciant de parisien farceur, elle finit par s'égayer avec lui.

Pendant l'agonie du capitaine, la canonnade semblait avoir augmenté encore, un deuxième obus était tombé dans le jardin, brisant un des arbres centenaires. Des gens affolés criaient que tout Sedan brûlait, un incendie considérable s'étant déclaré dans le faubourg de la cassine. C'était la fin de tout, si ce bombardement continuait longtemps avec une pareille violence.

— Ce n'est pas possible, j'y retourne! dit Delaherche hors de lui.

— Où donc? demanda Bouroche.

— Mais à la Sous-Préfecture, pour savoir si l'empereur se moque de nous, quand il parle de faire hisser le drapeau blanc.

Le major resta quelques secondes étourdi par cette idée du drapeau blanc, de la défaite, de la capitulation, qui tombait au milieu de son impuissance à sauver tous les pauvres bougres en bouillie, qu'on lui amenait. Il eut un geste de furieuse désespérance.

— Allez au diable! Nous n'en sommes pas moins tous foutus!

Dehors, Delaherche éprouva une difficulté plus grande à se frayer un passage parmi les groupes qui avaient grossi. Les rues, de minute en minute, s'emplissaient davantage, du flot des soldats débandés. Il questionna plusieurs des officiers qu'il rencontra: aucun n'avait aperçu le drapeau blanc sur la citadelle. Enfin, un colonel déclara l'avoir entrevu un instant, le temps de le hisser et de l'abattre. Cela aurait tout expliqué, soit que les allemands n'eussent pu le voir, soit que, l'ayant vu apparaître et disparaître, ils eussent redoublé leur feu, en comprenant que l'agonie était proche. Même une histoire circulait déjà, la folle colère d'un général, qui s'était précipité, à l'apparition du drapeau blanc, l'avait arraché de ses mains, brisant la hampe, foulant le linge. Et les batteries Prussiennes tiraient toujours, les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues, des maisons brûlaient, une femme venait d'avoir la tête broyée, au coin de la place Turenne.

À la Sous-Préfecture, Delaherche ne trouva pas Rose dans la loge du concierge. Toutes les portes étaient ouvertes, la déroute commençait. Alors, il monta, ne se heurtant que dans des gens effarés, sans que personne lui adressât la moindre question. Au premier étage, comme il hésitait, il rencontra la jeune fille.

— Oh! Monsieur Delaherche, ça se gâte… Tenez! Regardez vite, si vous voulez voir l'empereur.

En effet, à gauche, une porte, mal fermée, bâillait; et, par cette fente, on apercevait l'empereur, qui avait repris sa marche chancelante, de la cheminée à la fenêtre. Il piétinait, ne s'arrêtait pas, malgré d'intolérables souffrances.

Un aide de camp venait d'entrer, celui qui avait si mal refermé la porte, et l'on entendit l'empereur qui lui demandait, d'une voix énervée de désolation:

— Mais enfin, monsieur, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

C'était son tourment devenu insupportable, ce canon qui ne cessait pas, qui augmentait de violence, à chaque minute. Il ne pouvait s'approcher de la fenêtre, sans en être frappé au coeur. Encore du sang, encore des vies humaines fauchées par sa faute! Chaque minute entassait d'autres morts, inutilement. Et, dans sa révolte de rêveur attendri, il avait déjà, à plus de dix reprises, adressé sa question désespérée aux personnes qui entraient.

— Mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp murmura une réponse, que Delaherche ne put saisir. Du reste, l'empereur ne s'était pas arrêté, cédant quand même à son besoin de retourner devant cette fenêtre, où il défaillait, dans le tonnerre continu de la canonnade. Sa pâleur avait grandi encore, sa longue face, morne et tirée, mal essuyée du fard du matin, disait son agonie.

À ce moment, un petit homme vif, l'uniforme poussiéreux, dans lequel Delaherche reconnut le général Lebrun, traversa le palier, poussa la porte, sans se faire annoncer. Et, tout de suite, une fois de plus, on distingua la voix anxieuse de l'empereur.

— Mais enfin, général, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp sortait, la porte fut refermée, et Delaherche ne put même entendre la réponse du général. Tout avait disparu.

— Ah! répéta Rose, ça se gâte, je le comprends bien, à la mine de ces messieurs. C'est comme ma nappe, je ne la reverrai pas, il y en a qui disent qu'on l'a déchirée… Dans tout ça, c'est l'empereur qui me fait de la peine, car il est plus malade que le maréchal, il serait mieux dans son lit que dans cette pièce, où il se ronge à toujours marcher.

Elle était très émue, sa jolie figure blonde exprimait une pitié sincère. Aussi Delaherche, dont la ferveur bonapartiste se refroidissait singulièrement depuis deux jours, la trouva-t-il un peu sotte. En bas, pourtant, il resta encore un instant avec elle, guettant le départ du général Lebrun. Et, quand celui-ci reparut, il le suivit.

Le général Lebrun avait expliqué à l'empereur que, si l'on voulait demander un armistice, il fallait qu'une lettre, signée du commandant en chef de l'armée Française, fût remise au commandant en chef des armées allemandes. Puis, il s'était offert pour écrire cette lettre et pour se mettre à la recherche du général de Wimpffen, qui la signerait. Il emportait la lettre, il n'avait que la crainte de ne pas trouver ce dernier, ignorant sur quel point du champ de bataille il pouvait être. Dans Sedan, d'ailleurs, la cohue devenait telle, qu'il dut marcher au pas de son cheval; ce qui permit à Delaherche de l'accompagner jusqu'à la porte du Ménil.

Mais, sur la route, le général Lebrun prit le galop, et il eut la chance, comme il arrivait à Balan, d'apercevoir le général de Wimpffen. Celui-ci, quelques minutes plus tôt, avait écrit à l'empereur: «sire, venez vous mettre à la tête de vos troupes, elles tiendront à honneur de vous ouvrir un passage à travers les lignes ennemies.» aussi entra-t-il dans une furieuse colère, au seul mot d'armistice. Non, non! Il ne signerait rien, il voulait se battre! Il était trois heures et demie. Et ce fut peu de temps après qu'eut lieu la tentative héroïque et désespérée, cette poussée dernière, pour ouvrir une trouée au travers des Bavarois, en marchant une fois encore sur Bazeilles. Par les rues de Sedan, par les champs voisins, afin de rendre du coeur aux troupes, on mentait, on criait: «Bazaine arrive! Bazaine arrive!» depuis le matin, c'était le rêve de beaucoup, on croyait entendre le canon de l'armée de Metz, à chaque batterie nouvelle que démasquaient les allemands. Douze cents hommes environ furent réunis, des soldats débandés de tous les corps, où toutes les armes se mêlaient; et la petite colonne se lança glorieusement, sur la route balayée de mitraille, au pas de course. D'abord, ce fut superbe, les hommes qui tombaient n'arrêtaient pas l'élan des autres, on parcourut près de cinq cents mètres avec une véritable furie de courage. Mais, bientôt, les rangs s'éclaircirent, les plus braves se replièrent. Que faire contre l'écrasement du nombre? Il n'y avait là que la témérité folle d'un chef d'armée qui ne voulait pas être vaincu. Et le général de Wimpffen finit par se trouver seul avec le général Lebrun, sur cette route de Balan et de Bazeilles, qu'ils durent définitivement abandonner. Il ne restait qu'à battre en retraite sous les murs de Sedan.

Delaherche, dès qu'il avait perdu de vue le général, s'était hâté de retourner à la fabrique, possédé d'une idée unique, celle de monter de nouveau à son observatoire, pour suivre au loin les événements. Mais, comme il arrivait, il fut un instant arrêté, en se heurtant, sous le porche, au colonel De Vineuil, qu'on amenait, avec sa botte sanglante, à moitié évanoui sur du foin, au fond d'une carriole de maraîcher. Le colonel s'était obstiné à vouloir rallier les débris de son régiment, jusqu'au moment où il était tombé de cheval. Tout de suite, on le monta dans une chambre du premier étage, et Bouroche qui accourut, n'ayant trouvé qu'une fêlure de la cheville, se contenta de panser la plaie, après en avoir retiré des morceaux de cuir de la botte. Il était débordé, exaspéré, il redescendit en criant qu'il aimerait mieux se couper une jambe à lui-même, que de continuer à faire son métier si salement, sans le matériel convenable ni les aides nécessaires. En bas, en effet, on ne savait plus où mettre les blessés, on s'était décidé à les coucher sur la pelouse, dans l'herbe. Déjà, il y en avait deux rangées, attendant, se lamentant au plein air, sous les obus qui continuaient à pleuvoir. Le nombre des hommes amenés à l'ambulance, depuis midi, dépassait quatre cents, et le major avait fait demander des chirurgiens, sans qu'on lui envoyât autre chose qu'un jeune médecin de la ville. Il ne pouvait suffire, il sondait, taillait, sciait, recousait, hors de lui, désolé de voir qu'on lui apportait toujours plus de besogne qu'il n'en faisait. Gilberte, ivre d'horreur, prise de la nausée de tant de sang et de larmes, était restée près de son oncle, le colonel, laissant en bas Madame Delaherche donner à boire aux fiévreux et essuyer les visages moites des agonisants.

Sur la terrasse, vivement, Delaherche tâcha de se rendre compte de la situation. La ville avait moins souffert qu'on ne croyait, un seul incendie jetait une grosse fumée noire, dans le faubourg de la cassine. Le fort du Palatinat ne tirait plus, faute sans doute de munitions. Seules, les pièces de la porte de Paris lâchaient encore un coup, de loin en loin. Et, tout de suite, ce qui l'intéressa, ce fut de constater qu'on avait de nouveau hissé un drapeau blanc sur le donjon; mais on ne devait pas l'apercevoir du champ de bataille, car le feu continuait, aussi intense. Des toitures voisines lui cachaient la route de Balan, il ne put y suivre le mouvement des troupes. D'ailleurs, ayant mis son oeil à la lunette qui était restée braquée, il venait de retomber sur l'état-major allemand, qu'il avait déjà vu à cette place, dès midi. Le maître, le minuscule soldat de plomb, haut comme la moitié du petit doigt, dans lequel il croyait avoir reconnu le roi de Prusse, se trouvait toujours debout, avec son uniforme sombre, en avant des autres officiers, la plupart couchés sur l'herbe, étincelants de broderies. Il y avait là des officiers étrangers, des aides de camp, des généraux, des maréchaux de cour, des princes, tous pourvus de lorgnettes, suivant depuis le matin l'agonie de l'armée Française, comme au spectacle. Et le drame formidable s'achevait.

De cette hauteur boisée de la Marfée, le roi Guillaume venait d'assister à la jonction de ses troupes. C'en était fait, la troisième armée, sous les ordres de son fils, le prince royal de Prusse, qui avait cheminé par Saint-Menges et Fleigneux, prenait possession du plateau d'Illy; tandis que la quatrième, que commandait le prince royal de Saxe, arrivait de son côté au rendez-vous, par Daigny et Givonne, en tournant le bois de la Garenne. Le XIe corps et le Ve donnaient ainsi la main au XIIe corps et à la garde. Et l'effort suprême pour briser le cercle, au moment où il se fermait, l'inutile et glorieuse charge de la division Margueritte avait arraché au roi un cri d'admiration: «ah! les braves gens!» maintenant, l'enveloppement mathématique, inexorable, se terminait, les mâchoires de l'étau s'étaient rejointes, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil l'immense muraille d'hommes et de canons qui enveloppait l'armée vaincue. Au nord, l'étreinte devenait de plus en plus étroite, refoulait les fuyards dans Sedan, sous le feu redoublé des batteries, dont la ligne ininterrompue bordait l'horizon. Au midi, Bazeilles conquis, vide et morne, finissait de brûler, jetant de gros tourbillons de fumée et d'étincelles; pendant que les Bavarois, maîtres de Balan, braquaient des canons, à trois cents mètres des portes de la ville. Et les autres batteries, celles de la rive gauche, installées à Pont-Maugis, à Noyers, à Frénois, à Wadelincourt, qui tiraient sans un arrêt depuis bientôt douze heures, tonnaient plus haut, complétaient l'infranchissable ceinture de flammes, jusque sous les pieds du roi.

Mais le roi Guillaume, fatigué, lâcha un instant sa lorgnette; et il continua de regarder à l'oeil nu. Le soleil oblique descendait vers les bois, allait se coucher dans un ciel d'une pureté sans tache. Toute la vaste campagne en était dorée, baignée d'une lumière si limpide, que les moindres détails prenaient une netteté singulière. Il distinguait les maisons de Sedan, avec les petites barres noires des fenêtres, les remparts, la forteresse, ce système compliqué de défense dont les arêtes se découpaient d'un trait vif. Puis, alentour, épars au milieu des terres, c'étaient les villages, frais et vernis, pareils aux fermes des boîtes de jouets, Donchery à gauche, au bord de sa plaine rase, Douzy et Carignan à droite, dans les prairies. Il semblait qu'on aurait compté les arbres de la forêt des Ardennes, dont l'océan de verdure se perdait jusqu'à la frontière. La Meuse, aux lents détours, n'était plus, sous cette lumière frisante, qu'une rivière d'or fin. Et la bataille atroce, souillée de sang, devenait une peinture délicate, vue de si haut, sous l'adieu du soleil: des cavaliers morts, des chevaux éventrés semaient le plateau de Floing de taches gaies; vers la droite, du côté de Givonne, les dernières bousculades de la retraite amusaient l'oeil du tourbillon de ces points noirs, courant, se culbutant; tandis que, dans la presqu'île d'Iges, à gauche, une batterie Bavaroise, avec ses canons gros comme des allumettes, avait l'air d'être une pièce mécanique bien montée, tellement la manoeuvre pouvait se suivre, d'une régularité d'horlogerie. C'était la victoire, inespérée, foudroyante, et le roi n'avait pas de remords, devant ces cadavres si petits, ces milliers d'hommes qui tenaient moins de place que la poussière des routes, cette vallée immense où les incendies de Bazeilles, les massacres d'Illy, les angoisses de Sedan, n'empêchaient pas l'impassible nature d'être belle, à cette fin sereine d'un beau jour.

Mais, tout d'un coup, Delaherche aperçut, gravissant les pentes de la Marfée, un général Français, vêtu d'une tunique bleue, monté sur un cheval noir, et que précédait un hussard, avec un drapeau blanc. C'était le général Reille, chargé par l'empereur de porter au roi de Prusse cette lettre: «Monsieur mon Frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis, de Votre Majesté, le bon Frère, Napoléon.» dans sa hâte d'arrêter la tuerie, puisqu'il n'était plus le maître, l'empereur se livrait, espérant attendrir le vainqueur. Et Delaherche vit le général Reille s'arrêter à dix pas du roi, descendre de cheval, puis s'avancer pour remettre la lettre, sans arme, n'ayant aux doigts qu'une cravache. Le soleil se couchait dans une grande lueur rose, le roi s'assit sur une chaise, s'appuya au dossier d'une autre chaise, que tenait un secrétaire, et répondit qu'il acceptait l'épée en attendant l'envoi d'un officier, qui pourrait traiter de la capitulation.

VII

À cette heure, autour de Sedan, de toutes les positions perdues, de Floing, du plateau d'Illy, du bois de la Garenne, de la vallée de la Givonne, de la route de Bazeilles, un flot épouvanté d'hommes, de chevaux et de canons refluait, roulait vers la ville. Cette place forte, sur laquelle on avait eu l'idée désastreuse de s'appuyer, devenait une tentation funeste, l'abri qui s'offrait aux fuyards, le salut où se laissaient entraîner les plus braves, dans la démoralisation et la panique de tous. Derrière les remparts, là-bas, on s'imaginait qu'on échapperait enfin à cette terrible artillerie, grondant depuis bientôt douze heures; et il n'y avait plus de conscience, plus de raisonnement, la bête emportait l'homme, c'était la folie de l'instinct galopant, cherchant le trou, pour se terrer et dormir.

Au pied du petit mur, lorsque Maurice, qui baignait d'eau fraîche le visage de Jean, vit qu'il rouvrait les yeux, il eut une exclamation de joie.

— Ah! mon pauvre bougre, je t'ai cru fichu!… Et ce n'est pas pour te le reprocher, mais ce que tu es lourd!

Étourdi encore, Jean semblait s'éveiller d'un songe. Puis, il dut comprendre, se souvenir, car deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Ce Maurice si frêle, qu'il aimait, qu'il soignait comme un enfant, il avait donc trouvé, dans l'exaltation de son amitié, des bras assez forts, pour l'apporter jusque-là!

— Attends que je voie un peu ta caboche.

La blessure n'était presque rien, une simple éraflure du cuir chevelu, qui avait saigné beaucoup. Les cheveux, que le sang collait à présent, avaient formé tampon. Aussi se garda-t-il bien de les mouiller, pour ne pas rouvrir la plaie.

— Là, tu es débarbouillé, tu as repris figure humaine… Attends encore, que je te coiffe.

Et, ramassant, à côté, le képi d'un soldat mort, il le lui posa avec précaution sur la tête.

— C'est juste ta pointure… Maintenant, si tu peux marcher, nous voilà de beaux garçons.

Jean se mit debout, secoua la tête, pour s'assurer qu'elle était solide. Il n'avait plus que le crâne un peu lourd. Ca irait très bien. Et il fut saisi d'un attendrissement d'homme simple, il empoigna Maurice, l'étouffa sur son coeur, en ne trouvant que ces mots:

— Ah! mon cher petit, mon cher petit!

Mais les Prussiens arrivaient, il s'agissait de ne pas flâner derrière le mur. Déjà, le lieutenant Rochas battait en retraite, avec ses quelques hommes, protégeant le drapeau, que le sous- lieutenant portait toujours sous son bras, roulé autour de la hampe. Lapoulle, très grand, pouvait se hausser, lâchait encore des coups de feu, par-dessus le chaperon; tandis que Pache avait remis son chassepot en bandoulière, jugeant sans doute que c'était assez, qu'il aurait fallu maintenant manger et dormir. Jean et Maurice, courbés en deux, se hâtèrent de les rejoindre. Ce n'étaient ni les fusils ni les cartouches qui manquaient: il suffisait de se baisser. De nouveau, ils s'armèrent, ayant tout abandonné là-bas, le sac et le reste, quand l'un avait dû charger l'autre sur ses épaules. Le mur s'étendait jusqu'au bois de la Garenne, et la petite bande, se croyant sauvée, se jeta vivement derrière une ferme, puis de là gagna les arbres.

— Ah! dit Rochas, qui gardait sa belle confiance inébranlable, nous allons souffler un moment ici, avant de reprendre l'offensive.

Dès les premiers pas, tous sentirent qu'ils entraient dans un enfer; mais ils ne pouvaient reculer, il fallait quand même traverser le bois, leur seule ligne de retraite. À cette heure, c'était un bois effroyable, le bois de la désespérance et de la mort. Comprenant que des troupes se repliaient par là, les Prussiens le criblaient de balles, le couvraient d'obus. Et il était comme flagellé d'une tempête, tout agité et hurlant, dans le fracassement de ses branches. Les obus coupaient les arbres, les balles faisaient pleuvoir les feuilles, des voix de plainte semblaient sortir des troncs fendus, des sanglots tombaient avec les ramures trempées de sève. On aurait dit la détresse d'une cohue enchaînée, la terreur et les cris de milliers d'êtres cloués au sol, qui ne pouvaient fuir, sous cette mitraille. Jamais angoisse n'a soufflé plus grande que dans la forêt bombardée.

Tout de suite, Maurice et Jean, qui avaient rejoint leurs compagnons, s'épouvantèrent. Ils marchaient alors sous une haute futaie, ils pouvaient courir. Mais les balles sifflaient, se croisaient, impossible d'en comprendre la direction, de manière à se garantir, en filant d'arbre en arbre. Deux hommes furent tués, frappés dans le dos, frappés à la face. Devant Maurice, un chêne séculaire, le tronc broyé par un obus, s'abattit, avec la majesté tragique d'un héros, écrasant tout à son entour. Et, au moment où le jeune homme sautait en arrière, un hêtre colossal, à sa gauche, qu'un autre obus venait de découronner, se brisait, s'effondrait, ainsi qu'une charpente de cathédrale. Où fuir? De quel côté tourner ses pas? Ce n'étaient, de toutes parts, que des chutes de branches, comme dans un édifice immense qui menacerait ruine et dont les salles se succéderaient sous des plafonds croulants. Puis, lorsqu'ils eurent sauté dans un taillis pour échapper à cet écrasement des grands arbres, ce fut Jean qui manqua d'être coupé en deux par un projectile, qui heureusement n'éclata pas. Maintenant, ils ne pouvaient plus avancer, au milieu de la foule inextricable des arbustes. Les tiges minces les liaient aux épaules; les hautes herbes se nouaient à leurs chevilles; des murs brusques de broussailles les immobilisaient, pendant que les feuillages volaient autour d'eux, sous la faux géante qui fauchait le bois. À côté d'eux, un autre homme, foudroyé d'une balle au front, resta debout, serré entre deux jeunes bouleaux. Vingt fois, prisonniers de ce taillis, ils sentirent passer la mort.

— Sacré bon Dieu! dit Maurice, nous n'en sortirons pas.

Il était livide, un frisson le reprenait; et Jean, si brave, qui le matin l'avait réconforté, pâlissait lui aussi, envahi d'un froid de glace. C'était la peur, l'horrible peur, contagieuse, irrésistible. De nouveau, une grande soif les brûlait, une insupportable sécheresse de la bouche, une contraction de la gorge, d'une violence douloureuse d'étranglement. Cela s'accompagnait de malaises, de nausées au creux de l'estomac; tandis que des pointes d'aiguille lardaient leurs jambes. Et, dans cette souffrance toute physique de la peur, la tête serrée, ils voyaient filer des milliers de points noirs, comme s'ils avaient pu, au passage, distinguer la nuée volante des balles.

— Ah! fichu sort! bégaya Jean, c'est vexant tout de même d'être là, à se faire casser la gueule pour les autres, quand les autres sont quelque part, à fumer tranquillement leur pipe!

Maurice, éperdu, hagard, ajouta:

— Oui, pourquoi est-ce moi plutôt qu'un autre?

C'était la révolte du moi, l'enragement égoïste de l'individu qui ne veut pas se sacrifier pour l'espèce et finir.

— Et encore, reprit Jean, si l'on savait la raison, si ça devait servir à quelque chose!

Puis, levant les yeux, regardant le ciel:

— Avec ça, ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp! Quand il sera couché et qu'il fera nuit, on ne se battra plus peut-être!

Depuis longtemps déjà, ne pouvant savoir l'heure, n'ayant même pas conscience du temps, il guettait ainsi la chute lente du soleil, qui lui semblait ne plus marcher, arrêté là-bas, au-dessus des bois de la rive gauche. Et ce n'était même pas lâcheté, c'était un besoin impérieux, grandissant, de ne plus entendre les obus ni les balles, de s'en aller ailleurs, de s'enfoncer en terre, pour s'y anéantir. Sans le respect humain, la gloriole de faire son devoir devant les camarades, on perdrait la tête, on filerait malgré soi, au galop.

Cependant, Maurice et Jean, de nouveau, s'accoutumaient; et, dans l'excès de leur affolement, venait une sorte d'inconscience et de griserie, qui était de la bravoure. Ils finissaient par ne plus même se hâter, au travers du bois maudit. L'horreur s'était encore accrue, parmi ce peuple d'arbres bombardés, tués à leur poste, s'abattant de tous côtés comme des soldats immobiles et géants. Sous les frondaisons, dans le délicieux demi-jour verdâtre, au fond des asiles mystérieux, tapissés de mousse, soufflait la mort brutale. Les sources solitaires étaient violées, des mourants râlaient jusque dans les coins perdus, où des amoureux seuls s'étaient égarés jusque-là. Un homme, la poitrine traversée d'une balle, avait eu le temps de crier «touché!» en tombant sur la face, mort. Un autre qui venait d'avoir les deux jambes brisées par un obus, continuait à rire, inconscient de sa blessure, croyant simplement s'être heurté contre une racine. D'autres, les membres troués, atteints mortellement, parlaient et couraient encore, pendant plusieurs mètres, avant de culbuter, dans une convulsion brusque. Au premier moment, les plaies les plus profondes se sentaient à peine, et plus tard seulement les effroyables souffrances commençaient, jaillissaient en cris et en larmes.

Ah! le bois scélérat, la forêt massacrée, qui, au milieu du sanglot des arbres expirants, s'emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés! Au pied d'un chêne, Maurice et Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée, les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre était en feu: sa ceinture bleue brûlait, la flamme gagnait et grillait sa barbe; tandis que, les reins cassés sans doute, ne pouvant bouger, il pleurait à chaudes larmes. Puis, c'était un capitaine, le bras gauche arraché, le flanc droit percé jusqu'à la cuisse, étalé sur le ventre, qui se traînait sur les coudes, en demandant qu'on l'achevât, d'une voix aiguë, effrayante de supplication. D'autres, d'autres encore souffraient abominablement, semaient les sentiers herbus en si grand nombre, qu'il fallait prendre garde, pour ne pas les écraser au passage. Mais les blessés, les morts ne comptaient plus. Le camarade qui tombait, était abandonné, oublié. Pas même un regard en arrière. C'était le sort. À un autre, à soi peut-être!

Tout d'un coup, comme on atteignait la lisière du bois, un cri d'appel retentit.

— À moi!

C'était le sous-lieutenant, porteur du drapeau, qui venait de recevoir une balle dans le poumon gauche. Il était tombé, crachant le sang à pleine bouche. Et, voyant que personne ne s'arrêtait, il eut la force de se reprendre et de crier:

— Au drapeau!

D'un bond, Rochas, revenu sur ses pas, prit le drapeau, dont la hampe s'était brisée; tandis que le sous-lieutenant murmurait, les mots empâtés d'une écume sanglante:

— Moi, j'ai mon compte, je m'en fous!… Sauvez le drapeau!

Et il resta seul, à se tordre sur la mousse, dans ce coin délicieux du bois, arrachant les herbes de ses mains crispées, la poitrine soulevée par un râle qui dura pendant des heures.

Enfin, on était hors de ce bois d'épouvante. Avec Maurice et Jean, il ne restait de la petite bande que le lieutenant Rochas, Pache et Lapoulle. Gaude, qu'on avait perdu, sortit à son tour d'un fourré, galopa pour rejoindre les camarades, son clairon pendu à l'épaule. Et c'était un vrai soulagement, de se retrouver en rase campagne, respirant à l'aise. Le sifflement des balles avait cessé, les obus ne tombaient pas, de ce côté du vallon.

Tout de suite, devant la porte charretière d'une ferme, ils entendirent des jurons, ils aperçurent un général qui se fâchait, monté sur un cheval fumant de sueur. C'était le général Bourgain- Desfeuilles, le chef de leur brigade, couvert lui-même de poussière et l'air brisé de fatigue. Sa grosse figure colorée de bon vivant exprimait l'exaspération où le jetait le désastre, qu'il regardait comme une malchance personnelle. Depuis le matin, ses soldats ne l'avaient plus revu. Sans doute il s'était égaré sur le champ de bataille, courant après les débris de sa brigade, très capable de se faire tuer, dans sa colère contre ces batteries Prussiennes qui balayaient l'empire et sa fortune d'officier aimé des Tuileries.

— Tonnerre de Dieu! criait-il, il n'y a donc plus personne, on ne peut donc pas avoir un renseignement, dans ce fichu pays!

Les habitants de la ferme devaient s'être enfuis au fond des bois. Enfin, une femme très vieille parut sur la porte, quelque servante oubliée, que ses mauvaises jambes avaient clouée là.

— Eh! la mère, par ici!… Où est-ce, la Belgique?

Elle le regardait, hébétée, n'ayant pas l'air de comprendre. Alors, il perdit toute mesure, oublia qu'il s'adressait à une paysanne, gueulant qu'il n'avait pas envie de se faire prendre au piège comme un serin, en rentrant à Sedan, qu'il allait foutre le camp à l'étranger, lui, et raide! Des soldats s'étaient approchés, qui l'écoutaient.

— Mais, mon général, dit un sergent, on ne peut plus passer, il y a des Prussiens partout… C'était bon ce matin, de filer.

Des histoires, en effet, circulaient déjà, des compagnies séparées de leurs régiments, qui, sans le vouloir, avaient passé la frontière, d'autres qui, plus tard, étaient même parvenues à percer bravement les lignes ennemies, avant la jonction complète.

Le général, hors de lui, haussait les épaules.

— Voyons, avec des bons bougres comme vous, est-ce qu'on ne passe pas où l'on veut? … Je trouverai bien cinquante bons bougres pour se faire encore casser la gueule.

Puis, se retournant vers la vieille paysanne:

— Eh! tonnerre de Dieu! la mère, répondez donc!… La Belgique, où est-ce?

Cette fois, elle avait compris. Elle tendit vers les grands bois sa main décharnée.

— Là-bas, là-bas!

— Hein? Qu'est-ce que vous dites? … Ces maisons qu'on aperçoit, au bout des champs?

— Oh! plus loin, beaucoup plus loin!… Là-bas, tout là-bas!

Du coup, le général étouffa de rage.

— Mais, c'est dégoûtant, un sacré pays pareil! On ne sait jamais comment il est fait… La Belgique était là, on craignait de sauter dedans, sans le vouloir; et, maintenant qu'on veut y aller, elle n'y est plus… Non, non! C'est trop à la fin! Qu'ils me prennent, qu'ils fassent de moi ce qu'ils voudront, je vais me coucher!

Et, poussant son cheval, sautant sur la selle comme une outre gonflée d'un vent de colère, il galopa du côté de Sedan.

Le chemin tournait, et l'on descendait dans le fond de Givonne, un faubourg encaissé entre des coteaux, où la route qui montait vers les bois, était bordée de petites maisons et de jardins. Un tel flot de fuyards l'encombrait à ce moment, que le lieutenant Rochas se trouva comme bloqué, avec Pache, Lapoulle et Gaude, contre une auberge, à l'angle d'un carrefour. Jean et Maurice eurent de la peine à les rejoindre. Et tous furent surpris d'entendre une voix épaisse d'ivrogne qui les interpellait.

— Tiens! cette rencontre!… Ohé, la coterie!… Ah! c'est une vraie rencontre tout de même!

Ils reconnurent Chouteau, dans l'auberge, accoudé à une des fenêtres du rez-de-chaussée. Très ivre, il continua, entre deux hoquets:

— Dites donc, vous gênez pas, si vous avez soif… Y en a encore pour les camarades…

D'un geste vacillant, par-dessus son épaule, il appelait quelqu'un, resté au fond de la salle.

— Arrive, feignant… Donne à boire à ces messieurs…

Ce fut Loubet qui parut à son tour, tenant dans chaque main une bouteille pleine, qu'il agitait en rigolant. Il était moins ivre que l'autre, il cria de sa voix de blague parisienne, avec le nasillement des marchands de coco, un jour de fête publique:

— À la fraîche, à la fraîche, qui veut boire!

On ne les avait pas revus, depuis qu'ils s'en étaient allés, sous le prétexte de porter à l'ambulance le sergent Sapin. Sans doute, ils avaient erré ensuite, flânant, évitant les coins où tombaient les obus. Et ils venaient d'échouer là, dans cette auberge mise au pillage.

Le lieutenant Rochas fut indigné.

— Attendez, bandits, je vas vous faire siroter, pendant que nous tous, nous crevons à la peine!

Mais Chouteau n'accepta pas la réprimande.

— Ah! tu sais, espèce de vieux toqué, il n'y a plus de lieutenant, il n'y a que des hommes libres… Les Prussiens ne t'en ont donc pas fichu assez, que tu veux t'en faire coller encore? Il fallut retenir Rochas, qui parlait de lui casser la tête. D'ailleurs, Loubet lui-même, avec ses bouteilles dans les bras, s'efforçait de mettre la paix.

— Laissez donc! faut pas se manger, on est tous frères!

Et, avisant Lapoulle et Pache, les deux camarades de l'escouade:

— Faites pas les serins, entrez, vous autres, qu'on vous rince le gosier!

Un instant, Lapoulle hésita, dans l'obscure conscience que ce serait mal, de faire la fête, lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur langue. Mais il était si éreinté, si épuisé de faim et de soif! Tout d'un coup, il se décida, entra dans l'auberge d'un saut, sans une parole, en poussant devant lui Pache, également silencieux et tenté, qui s'abandonnait. Et ils ne reparurent pas.

— Tas de brigands! répétait Rochas. On devrait tous les fusiller!

Maintenant, il n'avait plus avec lui que Jean, Maurice et Gaude, et tous quatre étaient peu à peu dérivés, malgré leur résistance, dans le torrent des fuyards qui coulait à plein chemin. Déjà, ils se trouvaient loin de l'auberge. C'était la déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un flot bourbeux, pareil à l'amas de terres et de cailloux qu'un orage, battant les hauteurs, entraîne au fond des vallées. De tous les plateaux environnants, par toutes les pentes, par tous les plis de terrain, par la route de Floing, par Pierremont, par le cimetière, par le Champ de Mars, aussi bien que par le fond de Givonne, la même cohue ruisselait en un galop de panique sans cesse accru. Et que reprocher à ces misérables hommes, qui, depuis douze heures, attendaient immobiles, sous la foudroyante artillerie d'un ennemi invisible, contre lequel ils ne pouvaient rien? à présent, les batteries les prenaient de face, de flanc et de dos, les feux convergeaient de plus en plus, à mesure que l'armée battait en retraite sur la ville, c'était l'écrasement en plein tas, la bouillie humaine au fond du trou scélérat, où l'on était balayé. Quelques régiments du 7e corps, surtout du côté de Floing, se repliaient en assez bon ordre. Mais, dans le fond de Givonne, il n'y avait plus ni rangs, ni chefs, les troupes se bousculaient, éperdues, faites de tous les débris, de zouaves, de turcos, de chasseurs, de fantassins, le plus grand nombre sans armes, les uniformes souillés et déchirés, les mains noires, les visages noirs, avec des yeux sanglants qui sortaient des orbites, des bouches enflées, tuméfiées d'avoir hurlé des gros mots. Par moments, un cheval sans cavalier se ruait, galopait, renversant des soldats, trouant la foule d'un long remous d'effroi. Puis, des canons passaient d'un train de folie, des batteries débandées, dont les artilleurs, comme emportés par l'ivresse, sans crier gare, écrasaient tout. Et le piétinement de troupeau ne cessait pas, un défilé compact, flanc contre flanc, une fuite en masse où tout de suite les vides se comblaient, dans la hâte instinctive d'être là-bas, à l'abri, derrière un mur.

Jean, de nouveau, leva la tête, se tourna vers le couchant. Au travers de l'épaisse poussière que les pieds soulevaient, les rayons de l'astre brûlaient encore les faces en sueur. Il faisait très beau, le ciel était d'un bleu admirable.

— C'est crevant tout de même, répéta-t-il, ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp!

Soudain, Maurice, dans une jeune femme qu'il regardait, collée contre une maison, sur le point d'y être écrasée par le flot, eut la stupeur de reconnaître sa soeur Henriette. Depuis près d'une minute, il la voyait, restait béant. Et ce fut elle qui parla la première, sans paraître surprise.

— Ils l'ont fusillé à Bazeilles… Oui, j'étais là… Alors, comme je veux que le corps me soit rendu, j'ai eu une idée…

Elle ne nommait ni les Prussiens, ni Weiss. Tout le monde devait comprendre. Maurice, en effet, comprit. Il l'adorait, il eut un sanglot.

— Ma pauvre chérie!

Vers deux heures, lorsqu'elle était revenue à elle, Henriette s'était trouvée, à Balan, dans la cuisine de gens qu'elle ne connaissait pas, la tête tombée sur une table, pleurant. Mais ses larmes cessèrent. Chez cette silencieuse, si frêle, déjà l'héroïne se réveillait. Elle ne craignait rien, elle avait une âme ferme, invincible. Dans sa douleur, elle ne songeait plus qu'à ravoir le corps de son mari, pour l'ensevelir. Son premier projet fut, simplement, de retourner à Bazeilles. Tout le monde l'en détourna, lui en démontra l'impossibilité absolue. Aussi finit-elle par chercher quelqu'un, un homme qui l'accompagnerait, ou qui se chargerait des démarches nécessaires. Son choix tomba sur un cousin à elle, autrefois sous-Directeur de la raffinerie générale, au Chesne, à l'époque où Weiss y était employé. Il avait beaucoup aimé son mari, il ne lui refuserait pas son assistance. Depuis deux ans, à la suite d'un héritage fait par sa femme, il s'était retiré dans une belle propriété, l'ermitage, dont les terrasses s'étageaient près de Sedan, de l'autre côté du fond de Givonne. Et c'était à l'ermitage qu'elle se rendait, au milieu des obstacles, arrêtée à chaque pas, en continuel danger d'être piétinée et tuée.

Maurice, à qui elle expliquait brièvement son projet, l'approuva.

— Le cousin Dubreuil a toujours été bon pour nous… Il te sera utile…

Puis, une idée lui vint à lui-même. Le lieutenant Rochas voulait sauver le drapeau. Déjà, l'on avait proposé de le couper, d'en emporter chacun un morceau sous sa chemise, ou bien de l'enfouir au pied d'un arbre, en prenant des points de repère, qui auraient permis de l'exhumer plus tard. Mais ce drapeau lacéré, ce drapeau enterré comme un mort, leur serrait trop le coeur. Ils auraient voulu trouver autre chose.

Aussi, lorsque Maurice leur proposa de remettre le drapeau à quelqu'un de sûr, qui le cacherait, le défendrait au besoin, jusqu'au jour où il le rendrait intact, tous acceptèrent.

— Eh bien! reprit le jeune homme en s'adressant à sa soeur, nous allons avec toi voir si Dubreuil est à l'ermitage… D'ailleurs, je ne veux plus te quitter.

Ce n'était pas facile de se dégager de la cohue. Ils y parvinrent, se jetèrent dans un chemin creux qui montait vers la gauche. Alors, ils tombèrent au milieu d'un véritable dédale de sentiers et de ruelles, tout un faubourg fait de cultures maraîchères, de jardins, de maisons de plaisance, de petites propriétés enchevêtrées les unes dans les autres; et ces sentiers, ces ruelles, filaient entre des murs, tournaient à angles brusques, aboutissaient à des impasses: un merveilleux camp retranché pour la guerre d'embuscade, des coins que dix hommes pouvaient défendre pendant des heures contre un régiment. Déjà, des coups de feu y pétillaient, car le faubourg dominait Sedan, et la garde Prussienne arrivait, de l'autre côté du vallon.

Lorsque Maurice et Henriette, que suivaient les autres, eurent tourné à gauche, puis à droite, entre deux interminables murailles, ils débouchèrent tout d'un coup devant la porte grande ouverte de l'ermitage. La propriété, avec son petit parc, s'étageait en trois larges terrasses; et c'était sur une de ces terrasses que le corps de logis se dressait, une grande maison carrée, à laquelle conduisait une allée d'ormes séculaires. En face, séparées par l'étroit vallon, profondément encaissé, se trouvaient d'autres propriétés, à la lisière d'un bois.

Henriette s'inquiéta de cette porte brutalement ouverte.

— Ils n'y sont plus, ils auront dû partir.

En effet, Dubreuil s'était résigné, la veille, à emmener sa femme et ses enfants à Bouillon, dans la certitude du désastre qu'il prévoyait. Pourtant, la maison n'était pas vide, une agitation s'y faisait remarquer de loin, à travers les arbres. Comme la jeune femme se hasardait dans la grande allée, elle recula, devant le cadavre d'un soldat Prussien.

— Fichtre! s'écria Rochas, on s'est donc cogné déjà par ici!

Tous alors voulurent savoir, poussèrent jusqu'à l'habitation; et ce qu'ils virent les renseigna: les portes et les fenêtres du rez- de-chaussée avaient dû être enfoncées à coups de crosse, les ouvertures bâillaient sur les pièces mises à sac, tandis que des meubles, jetés dehors, gisaient sur le gravier de la terrasse, au bas du perron. Il y avait surtout là tout un meuble de salon bleu- Ciel, le canapé et les douze fauteuils, rangés au petit bonheur, pêle-mêle, autour d'un grand guéridon, dont le marbre blanc s'était fendu. Et des zouaves, des chasseurs, des soldats de la ligne, d'autres appartenant à l'infanterie de marine, couraient derrière les bâtiments et dans l'allée, lâchant des coups de feu sur le petit bois d'en face, par-dessus le vallon.

— Mon lieutenant, expliqua un zouave à Rochas, ce sont des salops de Prussiens, que nous avons trouvés en train de tout saccager ici. Vous voyez, nous leur avons réglé leur compte… Seulement, les salops reviennent dix contre un, ça ne va pas être commode.

Trois autres cadavres de soldats Prussiens s'allongeaient sur la terrasse. Comme Henriette, cette fois, les regardait fixement, sans doute avec la pensée de son mari, qui lui aussi dormait là- bas, défiguré dans le sang et la poussière, une balle, près de sa tête, frappa un arbre qui se trouvait derrière elle. Jean s'était précipité.

— Ne restez pas là!… Vite, vite, cachez-vous dans la maison!

Depuis qu'il l'avait revue, si changée, si éperdue de détresse, il la regardait d'un coeur crevé de pitié, en se la rappelant telle qu'elle lui était apparue, la veille, avec son sourire de bonne ménagère. D'abord, il n'avait rien trouvé à lui dire, ne sachant même pas si elle le reconnaissait. Il aurait voulu se dévouer pour elle, lui rendre de la tranquillité et de la joie.

— Attendez-nous dans la maison… Dès qu'il y aura du danger, nous trouverons bien à vous faire sauver par là-haut.

Mais elle eut un geste d'indifférence.

— À quoi bon?

Cependant, son frère la poussait lui aussi, et elle dut monter les marches, rester un instant au fond du vestibule, d'où son regard enfilait l'allée. Dès lors, elle assista au combat.

Derrière un des premiers ormes, se tenaient Maurice et Jean. Les troncs centenaires, d'une ampleur géante, pouvaient aisément abriter deux hommes. Plus loin, le clairon Gaude avait rejoint le lieutenant Rochas, qui s'obstinait à garder le drapeau, puisqu'il ne pouvait le confier à personne; et il l'avait posé près de lui, contre l'arbre, pendant qu'il faisait le coup de feu. Chaque tronc, d'ailleurs, était habité. Les zouaves, les chasseurs, les soldats de l'infanterie de marine, d'un bout de l'allée à l'autre, s'effaçaient, n'allongeaient la tête que pour tirer.

En face, dans le petit bois, le nombre des Prussiens devait augmenter sans cesse, car la fusillade devenait plus vive. On ne voyait personne, à peine le profil rapide d'un homme, par instants, qui sautait d'un arbre à un autre. Une maison de campagne, aux volets verts, se trouvait également occupée par des tirailleurs, dont les coups de feu partaient des fenêtres entr'ouvertes du rez-de-chaussée. Il était environ quatre heures, le bruit du canon se ralentissait, se taisait peu à peu; et l'on était là, à se tuer encore, comme pour une querelle personnelle, au fond de ce trou écarté, d'où l'on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc, hissé sur le donjon. Jusqu'à la nuit noire, malgré l'armistice, il y eut ainsi des coins de bataille qui s'entêtèrent, on entendit la fusillade persister dans le faubourg du fond de Givonne et dans les jardins du Petit-Pont.

Longtemps, on continua de la sorte à se cribler de balles, d'un bord du vallon à l'autre. De temps en temps, dès qu'il avait l'imprudence de se découvrir, un homme tombait, la poitrine trouée. Dans l'allée, il y avait trois nouveaux morts. Un blessé, étendu sur la face, râlait affreusement, sans que personne songeât à l'aller retourner, pour lui adoucir l'agonie.

Soudain, comme Jean levait les yeux, il vit Henriette, qui était tranquillement revenue, glisser un sac sous la tête du misérable, en guise d'oreiller, après l'avoir couché sur le dos. Il courut, la ramena violemment derrière l'arbre, où il s'abritait avec Maurice.

— Vous voulez donc vous faire tuer?

Elle parut ne pas avoir conscience de sa témérité folle.

— Mais non… C'est que j'ai peur, toute seule dans ce vestibule… J'aime bien mieux être dehors.

Et elle resta avec eux. Ils la firent asseoir à leurs pieds, contre le tronc, tandis qu'ils continuaient à tirer leurs dernières cartouches, à droite, à gauche, dans un enragement tel, que la fatigue et la peur s'en étaient allées. Une inconscience complète leur venait, ils n'agissaient plus que machinalement, la tête vide, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la conservation.

— Regarde donc, Maurice, dit brusquement Henriette, est-ce que ce n'est pas un soldat de la garde Prussienne, ce mort, devant nous?

Depuis un instant, elle examinait un des corps que l'ennemi avait laissés là, un garçon trapu, aux fortes moustaches, couché sur le flanc, dans le gravier de la terrasse. Le casque à pointe avait roulé à quelques pas, la jugulaire rompue. Et le cadavre portait en effet l'uniforme de la garde: le pantalon gris foncé, la tunique bleue, aux galons blancs, le manteau roulé, noué en bandoulière.

— Je t'assure, c'est de la garde… J'ai une image, chez nous…
Et puis, la photographie que nous a envoyée le cousin Gunther…

Elle s'interrompit, s'en alla de son air paisible jusqu'au mort, avant même qu'on pût l'en empêcher. Elle s'était penchée.

— La patte est rouge, cria-t-elle, ah! je l'aurais parié. Et elle revint, pendant qu'une grêle de balles sifflait à ses oreilles.

— Oui, la patte est rouge, c'était fatal… Le régiment du cousin
Gunther.

Dès lors, ni Maurice ni Jean n'obtinrent qu'elle se tînt à l'abri, immobile. Elle se remuait, avançait la tête, voulait quand même regarder vers le petit bois, dans une préoccupation constante. Eux, tiraient toujours, la repoussaient du genou, quand elle se découvrait trop. Sans doute, les Prussiens commençaient à s'estimer en nombre suffisant, prêts à l'attaque, car ils se montraient, un flot moutonnait et débordait entre les arbres; et ils subissaient des pertes terribles, toutes les balles Françaises portaient, culbutaient des hommes.

— Tenez! dit Jean le voilà peut-être, votre cousin… Cet officier qui vient de sortir de la maison aux volets verts, en face.

Un capitaine était là, en effet, reconnaissable au collet d'or de sa tunique et à l'aigle d'or que le soleil oblique faisait flamber sur son casque. Sans épaulettes, le sabre à la main, il criait un ordre d'une voix sèche; et la distance était si faible, deux cents mètres à peine, qu'on le distinguait très nettement, la taille mince, le visage rose et dur, avec de petites moustaches blondes.

Henriette le détaillait de ses yeux perçants.

— C'est parfaitement lui, répondit-elle sans s'étonner. Je le reconnais très bien.

D'un geste fou, Maurice l'ajustait déjà.

— Le cousin… Ah! tonnerre de Dieu! Il va payer pour Weiss.

Mais, frémissante, elle s'était soulevée, avait détourné le chassepot, dont le coup alla se perdre au ciel.

— Non, non, pas entre parents, pas entre gens qui se connaissent… C'est abominable!

Et, redevenue femme, elle s'abattit, derrière l'arbre, en pleurant à gros sanglots. L'horreur la débordait, elle n'était plus qu'épouvante et douleur. Rochas, cependant, triomphait. Autour de lui, le feu des quelques soldats, qu'il excitait de sa voix tonnante, avait pris une telle vivacité, à la vue des Prussiens, que ceux-ci, reculant, rentraient dans le petit bois.

— Tenez ferme, mes enfants! Ne lâchez pas!… Ah! les capons, les voilà qui filent! nous allons leur régler leur compte!

Et il était gai, et il semblait repris d'une confiance immense. Il n'y avait pas eu de défaites. Cette poignée d'hommes, en face de lui, c'étaient les armées allemandes, qu'il allait culbuter d'un coup, très à l'aise. Son grand corps maigre, sa longue figure osseuse, au nez busqué, tombant dans une bouche violente et bonne, riait d'une allégresse vantarde, la joie du troupier qui a conquis le monde entre sa belle et une bouteille de bon vin.

— Parbleu! mes enfants, nous ne sommes là que pour leur foutre une raclée… Et ça ne peut pas finir autrement. Hein? ça nous changerait trop, d'être battus!… Battus! est-ce que c'est possible? Encore un effort, mes enfants, et ils ficheront le camp comme des lièvres!

Il gueulait, gesticulait, si brave homme dans l'illusion de son ignorance, que les soldats s'égayaient avec lui. Brusquement, il cria:

— À coups de pied au cul! à coups de pied au cul, jusqu'à la frontière!… Victoire, victoire!

Mais, à ce moment, comme l'ennemi, de l'autre côté du vallon, paraissait en effet se replier, une fusillade terrible éclata sur la gauche. C'était l'éternel mouvement tournant, tout un détachement de la garde qui avait fait le tour par le fond de Givonne. Dès lors, la défense de l'ermitage devenait impossible, la douzaine de soldats qui en défendaient encore les terrasses, se trouvaient entre deux feux, menacés d'être coupés de Sedan. Des hommes tombèrent, il y eut un instant de confusion extrême. Déjà des Prussiens franchissaient le mur du parc, accouraient par les allées, en si grand nombre, que le combat s'engagea, à la baïonnette. Tête nue, la veste arrachée, un zouave, un bel homme à barbe noire, faisait surtout une besogne effroyable, trouant les poitrines qui craquaient, les ventres qui mollissaient, essuyant sa baïonnette rouge du sang de l'un, dans le flanc de l'autre; et, comme elle se cassa, il continua, en broyant des crânes, à coups de crosse; et, comme un faux pas le désarma définitivement, il sauta à la gorge d'un gros Prussien, d'un tel bond, que tous deux roulèrent sur le gravier, jusqu'à la porte défoncée de la cuisine, dans une embrassade mortelle. Entre les arbres du parc, à chaque coin des pelouses, d'autres tueries entassaient les morts. Mais la lutte s'acharna devant le perron, autour du canapé et des fauteuils bleu-Ciel, une bousculade enragée d'hommes qui se brûlaient la face à bout portant, qui se déchiraient des dents et des ongles, faute d'un couteau pour s'ouvrir la poitrine.

Et Gaude, alors, avec sa face douloureuse d'homme qui avait eu des chagrins dont il ne parlait jamais, fut pris d'une folie héroïque. Dans cette défaite dernière, tout en sachant que la compagnie était anéantie, que pas un homme ne pouvait venir à son appel, il empoigna son clairon, l'emboucha, sonna au ralliement, d'une telle haleine de tempête, qu'il semblait vouloir faire se dresser les morts. Et les Prussiens arrivaient, et il ne bougeait pas, sonnant plus fort, à toute fanfare. Une volée de balles l'abattit, son dernier souffle s'envola en une note de cuivre, qui emplit le ciel d'un frisson.

Debout, sans pouvoir comprendre, Rochas n'avait pas fait un mouvement pour fuir. Il attendait, il bégaya:

— Eh bien! quoi donc? quoi donc?

Cela ne lui entrait pas dans la cervelle, que ce fût la défaite encore. On changeait tout, même la façon de se battre. Ces gens n'auraient-ils pas dû attendre, de l'autre côté du vallon, qu'on allât les vaincre? On avait beau en tuer, il en arrivait toujours. Qu'est-ce que c'était que cette fichue guerre, où l'on se rassemblait dix pour en écraser un, où l'ennemi ne se montrait que le soir, après vous avoir mis en déroute par toute une journée de prudente canonnade? Ahuri, éperdu, n'ayant jusque-là rien compris à la campagne, il se sentait enveloppé, emporté par quelque chose de supérieur, auquel il ne résistait plus, bien qu'il répétât machinalement, dans son obstination:

— Courage, mes enfants, la victoire est là-bas!

D'un geste prompt, cependant, il avait repris le drapeau. C'était sa pensée dernière, le cacher, pour que les Prussiens ne l'eussent pas. Mais, bien que la hampe fût rompue, elle s'embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l'anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s'affaissa parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d'eux. Il vécut encore une minute, les yeux élargis, voyant peut-être monter à l'horizon la vision vraie de la guerre, l'atroce lutte vitale qu'il ne faut accepter que d'un coeur résigné et grave, ainsi qu'une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s'en alla dans son ahurissement d'enfant, tel qu'un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la nécessité de l'énorme et impassible nature. Avec lui, finissait une légende.

Tout de suite, dès l'arrivée des Prussiens, Jean et Maurice avaient battu en retraite, d'arbre en arbre, en protégeant le plus possible Henriette, derrière eux. Ils ne cessaient pas de tirer, lâchaient un coup, puis gagnaient un abri. En haut du parc, Maurice connaissait une petite porte, qu'ils eurent la chance de trouver ouverte. Vivement, ils s'échappèrent tous les trois. Ils étaient tombés dans une étroite traverse qui serpentait entre deux hautes murailles. Mais, comme ils arrivaient au bout, des coups de feu les firent se jeter à gauche, dans une autre ruelle. Le malheur voulut que ce fût une impasse. Ils durent revenir au galop, tourner à droite, sous une grêle de balles. Et, plus tard, jamais ils ne se souvinrent du chemin qu'ils avaient suivi. On se fusillait encore à chaque angle de mur, dans ce lacis inextricable. Des batailles s'attardaient sous les portes charretières, les moindres obstacles étaient défendus et emportés d'assaut, avec un acharnement terrible. Puis, tout d'un coup, ils débouchèrent sur la route du fond de Givonne, près de Sedan.

Une dernière fois, Jean leva la tête, regarda vers l'ouest, d'où montait une grande lueur rose; et il eut enfin un soupir de soulagement immense.

— Ah! ce cochon de soleil, le voilà donc qui se couche!

D'ailleurs, tous les trois galopaient, galopaient, sans reprendre haleine. Autour d'eux, la queue extrême des fuyards coulait toujours à pleine route, d'un train sans cesse accru de torrent débordé. Quand ils arrivèrent à la porte de Balan, ils durent attendre, au milieu d'une bousculade féroce. Les chaînes du pont- levis s'étaient rompues, il ne restait de praticable que la passerelle pour les piétons; de sorte que les canons et les chevaux ne pouvaient passer. À la poterne du château, à la porte de la cassine, l'encombrement, disait-on, était plus effroyable encore. C'était l'engouffrement fou, tous les débris de l'armée roulant sur les pentes, venant se jeter dans la ville, y tomber avec un bruit d'écluse lâchée, comme au fond d'un égout. L'attrait funeste de ces murs achevait de pervertir les plus braves.

Maurice avait pris Henriette entre ses bras; et, frémissant d'impatience:

— Ils ne vont pas fermer la porte au moins, avant que tout le monde soit rentré.

Telle était la crainte de la foule. À droite, à gauche, cependant, des soldats campaient déjà sur les talus; tandis que, dans les fossés, des batteries, un pêle-mêle de pièces, de caissons et de chevaux était venu s'échouer.

Mais des appels répétés de clairons retentirent, suivis bientôt de la sonnerie claire de la retraite. On appelait les soldats attardés. Plusieurs arrivaient encore au pas de course, des coups de feu éclataient, isolés, de plus en plus rares, dans le faubourg. Sur la banquette intérieure du parapet, on laissa des détachements, pour défendre les approches; et la porte fut enfin fermée. Les Prussiens n'étaient pas à plus de cent mètres. On les voyait aller et venir sur la route de Balan, en train d'occuper tranquillement les maisons et les jardins.

Maurice et Jean, qui poussaient devant eux Henriette, pour la protéger des bourrades, étaient rentrés parmi les derniers dans Sedan. Six heures sonnaient. Depuis près d'une heure déjà, la canonnade avait cessé. Peu à peu, les coups de fusil isolés eux- mêmes se turent. Alors, du vacarme assourdissant, de l'exécrable tonnerre qui grondait depuis le lever du soleil, rien ne demeura, qu'un néant de mort. La nuit venait, tombait à un lugubre, un effrayant silence.

VIII

Vers cinq heures et demie, avant la fermeture des portes, Delaherche était de nouveau retourné à la Sous-Préfecture, dans son anxiété des conséquences, maintenant qu'il savait la bataille perdue. Il resta là pendant près de trois heures, à piétiner au travers du pavé de la cour, guettant, interrogeant tous les officiers qui passaient; et ce fut ainsi qu'il apprit les événements rapides: la démission envoyée, puis retirée par le général de Wimpffen, les pleins pouvoirs qu'il avait reçus de l'empereur, pour aller obtenir, du grand quartier Prussien, en faveur de l'armée vaincue, les conditions les moins fâcheuses, enfin la réunion d'un conseil de guerre, chargé de décider si l'on devait essayer de continuer la lutte, en défendant la forteresse. Durant ce conseil, où se trouvaient réunis une vingtaine d'officiers supérieurs, et qui lui parut durer un siècle, le fabricant de drap monta plus de vingt fois les marches du perron. Et, brusquement, à huit heures un quart, il en vit descendre le général de Wimpffen très rouge, les yeux gonflés, suivi d'un colonel et de deux autres généraux. Ils sautèrent en selle, ils s'en allèrent par le pont de Meuse. C'était la capitulation acceptée, inévitable.

Delaherche, rassuré, songea qu'il mourait de faim et résolut de retourner chez lui. Mais, dès qu'il se retrouva dehors, il demeura hésitant, devant l'encombrement effroyable qui avait achevé de se produire. Les rues, les places étaient gorgées, bondées, emplies à un tel point d'hommes, de chevaux, de canons, que cette masse compacte semblait y avoir été entrée de force, à coups de quelque pilon gigantesque. Pendant que, sur les remparts, bivouaquaient les régiments qui s'étaient repliés en bon ordre, les débris épars de tous les corps, les fuyards de toutes les armes, une tourbe grouillante avait submergé la ville, un entassement, un flot épaissi, immobilisé, où l'on ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes. Les roues des canons, des caissons, des voitures innombrables, s'enchevêtraient. Les chevaux fouaillés, poussés dans tous les sens, n'avaient plus la place pour avancer ou reculer. Et les hommes, sourds aux menaces, envahissaient les maisons, dévoraient ce qu'ils trouvaient, se couchaient où ils pouvaient, dans les chambres, dans les caves. Beaucoup étaient tombés sous les portes, barrant les vestibules. D'autres, sans avoir la force d'aller plus loin, gisaient sur les trottoirs, y dormaient d'un sommeil de mort, ne se levant même pas sous les pieds qui leur meurtrissaient un membre, aimant mieux se faire écraser que de se donner la peine de changer de place.

Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation. Dans certains carrefours, les caissons se touchaient, un seul obus Prussien, tombant sur un d'eux, aurait fait sauter les autres; et Sedan entier se serait allumé comme une torche. Puis, que faire d'un pareil amas de misérables, foudroyés de faim et de fatigue, sans cartouches, sans vivres? rien que pour déblayer les rues, il eût fallu tout un jour. La forteresse elle- même n'était pas armée, la ville n'avait pas d'approvisionnements. Dans le conseil, c'étaient là les raisons que venaient de donner les esprits sages, gardant la vue nette de la situation, au milieu de leur grande douleur patriotique; et les officiers les plus téméraires, ceux qui frémissaient en criant qu'une armée ne pouvait se rendre ainsi, avaient dû baisser la tête, sans trouver les moyens pratiques de recommencer la lutte, le lendemain.

Place Turenne et place du rivage, Delaherche parvint à se frayer péniblement un passage dans la cohue. En passant devant l'hôtel de la croix d'or, il eut une vision morne de la salle à manger, où des généraux étaient assis, muets, devant la table vide. Il n'y avait plus rien, pas même du pain. Cependant, le général Bourgain- Desfeuilles, qui tempêtait dans la cuisine, dut trouver quelque chose, car il se tut et monta vivement l'escalier, les mains embarrassées d'un papier gras. Une telle foule était là, à regarder de la place, au travers des vitres, cette table d'hôte lugubre, balayée par la disette, que le fabricant de drap dut jouer des coudes, comme englué, reperdant parfois, sous une poussée, le chemin qu'il avait gagné déjà. Mais, dans la Grande- Rue, le mur devint infranchissable, il désespéra un instant. Toutes les pièces d'une batterie semblaient y avoir été jetées les unes par-dessus les autres. Il se décida à monter sur les affûts, il enjamba les pièces, sauta de roue en roue, au risque de se rompre les jambes. Ensuite, ce furent des chevaux qui lui barrèrent le chemin; et il se baissa, se résigna à filer parmi les pieds, sous les ventres de ces lamentables bêtes, à demi mortes d'inanition. Puis, après un quart d'heure d'efforts, comme il arrivait à la hauteur de la rue Saint-Michel, les obstacles grandissants l'effrayèrent, il projeta de s'engager dans cette rue, pour faire le tour par la rue des Laboureurs, espérant que ces voies écartées seraient moins envahies. La malchance voulut qu'il y eût là une maison louche, dont une bande de soldats ivres faisaient le siège; et, craignant d'attraper quelque mauvais coup, dans la bagarre, il revint sur ses pas. Dès lors, il s'entêta, il poussa jusqu'au bout de la Grande-Rue, tantôt marchant en équilibre sur des timons de voiture, tantôt escaladant des fourgons. Place du collège, il fut porté sur des épaules pendant une trentaine de pas. Il retomba, faillit avoir les côtes défoncées, ne se sauva qu'en se hissant aux barreaux d'une grille. Et, lorsqu'il atteignit enfin la rue Maqua, en sueur, en lambeaux, il y avait plus d'une heure qu'il s'épuisait, depuis son départ de la Sous-Préfecture, pour faire un chemin qui lui demandait, d'habitude, moins de cinq minutes.

Le major Bouroche, voulant éviter l'envahissement du jardin et de l'ambulance, avait eu la précaution de faire placer deux factionnaires à la porte. Cela fut un soulagement pour Delaherche, qui venait de penser tout d'un coup que sa maison était peut-être livrée au pillage. Dans le jardin, la vue de l'ambulance à peine éclairée par quelques lanternes, et d'où s'exhalait une mauvaise haleine de fièvre, lui fit de nouveau froid au coeur. Il butta contre un soldat endormi sur le pavé, il se rappela le trésor du 7e corps, que gardait cet homme depuis le matin, oublié là sans doute par ses chefs, rompu d'une telle fatigue, qu'il s'était couché. D'ailleurs, la maison semblait vide, toute noire au rez- de-chaussée, les portes ouvertes. Les servantes devaient être restées à l'ambulance, car il n'y avait personne dans la cuisine, où fumait seulement une petite lampe triste. Il alluma un bougeoir, il monta doucement le grand escalier, pour ne pas réveiller sa mère et sa femme, qu'il avait suppliées de se mettre au lit, après une journée si laborieuse et d'une si terrible émotion.

Mais, en entrant dans son cabinet, il eut un saisissement. Un soldat se trouvait allongé sur le canapé où le capitaine Beaudoin avait dormi pendant quelques heures, la veille; et il ne comprit que lorsqu'il eut reconnu Maurice, le frère d'Henriette. D'autant plus que, s'étant retourné, il venait de voir, sur un tapis, enveloppé d'une couverture, un autre soldat encore, ce Jean, aperçu avant la bataille. Tous deux, écrasés, semblaient morts. Il ne s'arrêta point, alla jusqu'à la chambre de sa femme, qui était voisine. Une lampe y brûlait, sur un coin de table, au milieu d'un silence frissonnant. En travers du lit, Gilberte s'était jetée toute vêtue, dans la crainte sans doute de quelque catastrophe. Très calme, elle dormait, tandis que, près d'elle, assise sur une chaise, et la tête seulement tombée au bord du matelas, Henriette sommeillait aussi, d'un sommeil agité de cauchemars, avec de grosses larmes sous les paupières. Un moment, il les regarda, tenté de réveiller la jeune femme, pour savoir. Était-elle allée à Bazeilles? Peut-être, s'il l'interrogeait, lui donnerait-elle des nouvelles de sa teinturerie? Mais une pitié lui vint, il se retirait, lorsque sa mère, silencieuse, parut sur le seuil de la porte, et lui fit signe de la suivre.

Dans la salle à manger, qu'ils traversèrent, il témoigna son étonnement.

— Comment, vous ne vous êtes pas couchée?

Elle dit non d'abord de la tête; puis, à demi-voix:

— Je ne peux pas dormir, je me suis installée dans un fauteuil, près du colonel… Une très forte fièvre vient de le prendre, et il s'éveille à chaque instant, il me questionne… Moi, je ne sais que lui répondre. Entre donc le voir.

M De Vineuil, déjà, s'était rendormi. Sur l'oreiller, on distinguait à peine sa longue face rouge, que ses moustaches barraient d'un flot de neige. Madame Delaherche avait mis un journal devant la lampe, et tout ce coin de la chambre se trouvait à demi obscur; pendant que la clarté vive tombait sur elle, sévèrement assise au fond du fauteuil, les mains abandonnées, les yeux au loin, dans une rêverie tragique.

— Attends, murmura-t-elle, je crois qu'il t'a entendu, le voici qui se réveille encore.

En effet, le colonel rouvrait les yeux, les fixait sur Delaherche, sans remuer la tête. Il le reconnut, il demanda aussitôt d'une voix que la fièvre faisait trembler:

— C'est fini, n'est-ce pas? on capitule.

Le fabricant, qui rencontra un regard de sa mère, fut sur le point de mentir. Mais à quoi bon? Il eut un geste découragé.

— Que voulez-vous qu'on fasse? Si vous pouviez voir les rues de la ville!… Le général de Wimpffen vient de se rendre au grand quartier Prussien, pour débattre les conditions.

Les yeux de M De Vineuil s'étaient refermés, un long frisson l'agita, pendant que cette lamentation sourde lui échappait:

— Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu…

Et, sans rouvrir les paupières, il continua d'une voix saccadée:

— Ah! ce que je voulais, c'était hier qu'on aurait dû le faire… Oui, je connaissais le pays, j'ai dit mes craintes au général; mais, lui-même, on ne l'écoutait pas… Là-haut, au-dessus de Saint-Menges, jusqu'à Fleigneux, toutes les hauteurs occupées, l'armée dominant Sedan, maîtresse du défilé de Saint-Albert… Nous attendons là, nos positions sont inexpugnables, la route de Mézières reste ouverte…

Sa parole s'embarrassait, il balbutia encore quelques mots inintelligibles, pendant que la vision de bataille, née de la fièvre, se brouillait peu à peu, emportée dans le sommeil. Il dormait, peut-être continuait-il à rêver la victoire.

— Est-ce que le major répond de lui? demanda Delaherche à voix basse.

Madame Delaherche fit un signe de tête affirmatif.

— N'importe, c'est terrible, ces blessures au pied, reprit-il. Le voilà au lit pour longtemps, n'est-ce pas?

Cette fois, elle resta silencieuse, comme perdue elle-même dans la grande douleur de la défaite. Elle était déjà d'un autre âge, de cette vieille et rude bourgeoisie des frontières, si ardente autrefois à défendre ses villes. Sous la vive clarté de la lampe, son visage sévère, au nez sec, aux lèvres minces, disait sa colère et sa souffrance, toute la révolte qui l'empêchait de dormir.

Alors, Delaherche se sentit isolé, envahi d'une détresse affreuse. La faim le reprenait, intolérable, et il crut que la faiblesse seule lui ôtait ainsi tout courage. Sur la pointe des pieds, il quitta la chambre, descendit de nouveau dans la cuisine, avec le bougeoir. Mais il y trouva plus de mélancolie encore, le fourneau éteint, le buffet vide, les torchons jetés en désordre, comme si le vent du désastre avait soufflé là aussi, emportant toute la gaieté vivante de ce qui se mange et de ce qui se boit. D'abord, il crut qu'il ne découvrirait pas même une croûte, les restes de pain ayant passé à l'ambulance, dans la soupe. Puis, au fond d'une armoire, il tomba sur des haricots de la veille, oubliés. Et il les mangea sans beurre, sans pain, debout, n'osant remonter pour faire un pareil repas, se hâtant au milieu de cette cuisine morne, que la petite lampe vacillante empoisonnait d'une odeur de pétrole.

Il n'était guère plus de dix heures, et Delaherche resta désoeuvré, en attendant de savoir si la capitulation allait être signée enfin. Une inquiétude persistait en lui, la crainte que la lutte ne fût reprise, toute une terreur de ce qui se passerait alors, dont il ne parlait pas, qui lui pesait sourdement sur la poitrine. Quand il fut remonté dans son cabinet, où Maurice et Jean n'avaient pas bougé, vainement il essaya de s'allonger au fond d'un fauteuil: le sommeil ne venait pas, des bruits d'obus le redressaient en sursaut, dès qu'il était sur le point de perdre connaissance. C'était l'effroyable canonnade de la journée qu'il avait gardée dans les oreilles; et il écoutait un instant, effaré, et il restait tremblant du grand silence qui, maintenant, l'entourait. Ne pouvant dormir, il préféra se remettre debout, il erra par les pièces noires, évitant d'entrer dans la chambre où sa mère veillait le colonel, car le regard fixe dont elle suivait sa marche, finissait par le gêner. À deux reprises, il retourna voir si Henriette ne s'était point éveillée, il s'arrêta devant le visage de sa femme, si paisible. Jusqu'à deux heures du matin, ne sachant que faire, il redescendit, remonta, changea de place.

Cela ne pouvait durer. Delaherche résolut de retourner encore à la Sous-Préfecture, sentant bien que tout repos lui serait impossible, tant qu'il ne saurait pas. Mais, en bas, devant la rue encombrée, il fut pris d'un désespoir: jamais il n'aurait la force d'aller et de revenir, au milieu des obstacles dont le souvenir seul lui cassait les membres. Et il hésitait, lorsqu'il vit arriver le major Bouroche, soufflant, jurant.

— Tonnerre de Dieu! c'est à y laisser les pattes!

Il avait dû se rendre à l'Hôtel de Ville, pour supplier le maire de réquisitionner du chloroforme et de lui en envoyer dès le jour, car sa provision se trouvait épuisée, des opérations étaient urgentes, et il craignait, comme il disait, d'être obligé de charcuter les pauvres bougres, sans les endormir.

— Eh bien? demanda Delaherche.

— Eh bien, ils ne savent seulement pas si les pharmaciens en ont encore!

Mais le fabricant se moquait du chloroforme. Il reprit:

— Non, non… Est-ce fini, là-bas? a-t-on signé avec les
Prussiens?

Le major eut un geste violent.

— Rien de fait! cria-t-il. Wimpffen vient de rentrer… Il paraît que ces brigands-là ont des exigences à leur flanquer des gifles… Ah! qu'on recommence donc, et que nous crevions tous, ça vaudra mieux!

Delaherche l'écoutait, pâlissant.

— Mais est-ce bien certain, ce que vous me racontez?

— Je le tiens de ces bourgeois du conseil municipal, qui sont là- bas en permanence… Un officier était venu de la Sous-Préfecture leur tout dire.

Et il ajouta des détails. C'était au château de Bellevue, près de Donchery, que l'entrevue avait eu lieu, entre le général de Wimpffen, le général de Moltke et Bismarck. Un terrible homme, ce général de Moltke, sec et dur, avec sa face glabre de chimiste mathématicien, qui gagnait les batailles du fond de son cabinet, à coups d'algèbre! Tout de suite, il avait tenu à établir qu'il connaissait la situation désespérée de l'armée Française: pas de vivres, pas de munitions, la démoralisation et le désordre, l'impossibilité absolue de rompre le cercle de fer où elle était enserrée; tandis que les armées allemandes occupaient les positions les plus fortes, pouvaient brûler la ville en deux heures. Froidement, il dictait sa volonté: l'armée Française tout entière prisonnière, avec armes et bagages. Bismarck, simplement, l'appuyait, de son air de dogue bon enfant. Et, dès lors, le général de Wimpffen s'était épuisé à combattre ces conditions, les plus rudes qu'on eût jamais imposées à une armée battue. Il avait dit sa malchance, l'héroïsme des soldats, le danger de pousser à bout un peuple fier; il avait, pendant trois heures, menacé, supplié, parlé avec une éloquence désespérée et superbe, demandant qu'on se contentât d'interner les vaincus au fond de la France, en Algérie même; et l'unique concession avait fini par être que ceux d'entre les officiers qui prendraient, par écrit et sur l'honneur, l'engagement de ne plus servir, pourraient se rendre dans leurs foyers. Enfin, l'armistice devait être prolongé jusqu'au lendemain matin, à dix heures. Si, à cette heure-là, les conditions n'étaient pas acceptées, les batteries Prussiennes ouvriraient le feu de nouveau, la ville serait brûlée.

— C'est stupide! cria Delaherche, on ne brûle pas une ville qui n'a rien fait pour ça!

Le major acheva de le mettre hors de lui, en ajoutant que des officiers qu'il venait de voir, à l'hôtel de l'Europe, parlaient d'une sortie en masse, avant le jour. Depuis que les exigences allemandes étaient connues, une surexcitation extrême se déclarait, on risquait les projets les plus extravagants. L'idée même qu'il ne serait pas loyal de profiter des ténèbres pour rompre la trêve, sans avertissement aucun, n'arrêtait personne; et c'étaient des plans fous, la marche reprise sur Carignan, au travers des Bavarois, grâce à la nuit noire, le plateau d'Illy reconquis, par une surprise, la route de Mézières débloquée, ou encore un élan irrésistible, pour se jeter d'un saut en Belgique. D'autres, à la vérité, ne disaient rien, sentaient la fatalité du désastre, auraient tout accepté, tout signé, pour en finir, dans un cri heureux de soulagement.

— Bonsoir! conclut Bouroche. Je vais tâcher de dormir deux heures, j'en ai grand besoin.

Resté seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi? c'était vrai, on allait recommencer à se battre, incendier et raser Sedan! Cela devenait inévitable, l'effrayante chose aurait certainement lieu, dès que le soleil serait assez haut sur les collines, pour éclairer l'horreur du massacre. Et, machinalement, il escalada une fois encore l'escalier raide des greniers, il se retrouva parmi les cheminées, au bord de l'étroite terrasse qui dominait la ville. Mais, à cette heure, il était là-haut en pleines ténèbres, dans une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres, où d'abord il ne distingua absolument rien. Puis, ce furent les bâtiments de la fabrique, au-dessous de lui, qui se dégagèrent les premiers, en masses confuses qu'il reconnaissait: la chambre de la machine, les salles des métiers, les séchoirs, les magasins; et cette vue, ce pâté énorme de constructions, qui était son orgueil et sa richesse, le bouleversa de pitié sur lui-même, quand il eut songé que, dans quelques heures, il n'en resterait que des cendres. Ses regards remontèrent vers l'horizon, firent le tour de cette immensité noire, où dormait la menace du lendemain. Au midi, du côté de Bazeilles, des flammèches s'envolaient, au-dessus des maisons qui tombaient en braise; tandis que, vers le nord, la ferme du bois de la Garenne, incendiée le soir, brûlait toujours, ensanglantant les arbres d'une grande clarté rouge. Pas d'autres feux, rien que ces deux flamboiements, un insondable abîme, traversé de la seule épouvante des rumeurs éparses. Là-bas, peut- être très loin, peut-être sur les remparts, quelqu'un pleurait. Vainement, il tâchait de percer le voile, de voir le Liry, la Marfée, les batteries de Frénois et de Wadelincourt, cette ceinture de bêtes de bronze qu'il sentait là, le cou tendu, la gueule béante. Et, comme il ramenait les regards sur la ville, autour de lui, il en entendit le souffle d'angoisse. Ce n'était pas seulement le mauvais sommeil des soldats tombés par les rues, le sourd craquement de cet amas d'hommes, de bêtes et de canons. Ce qu'il croyait saisir, c'était l'insomnie anxieuse des bourgeois, ses voisins, qui eux non plus ne pouvaient dormir, secoués de fièvre, dans l'attente du jour. Tous devaient savoir que la capitulation n'était pas signée, et tous comptaient les heures, grelottaient à l'idée que, si elle ne se signait pas, ils n'auraient qu'à descendre dans leurs caves, pour y mourir, écrasés, murés sous les décombres. Il lui sembla qu'une voix éperdue montait de la rue des Voyards, criant à l'assassin, au milieu d'un brusque cliquetis d'armes. Il se pencha, il resta dans l'épaisse nuit, perdu en plein ciel de brume, sans une étoile, enveloppé d'un tel frisson, que tout le poil de sa chair se hérissait.

En bas, sur le canapé, Maurice s'éveilla, au petit jour. Courbaturé, il ne bougea pas, les yeux sur les vitres, peu à peu blanchies d'une aube livide. Les abominables souvenirs lui revenaient, la bataille perdue, la fuite, le désastre, dans la lucidité aiguë du réveil. Il revit tout, jusqu'au moindre détail, il souffrit affreusement de la défaite, dont le retentissement descendait aux racines de son être, comme s'il s'en était senti le coupable. Et il raisonnait le mal, s'analysant, retrouvant aiguisée la faculté de se dévorer lui-même. N'était-il pas le premier venu, un des passants de l'époque, certes d'une instruction brillante, mais d'une ignorance crasse en tout ce qu'il aurait fallu savoir, vaniteux avec cela au point d'en être aveugle, perverti par l'impatience de jouir et par la prospérité menteuse du règne? Puis, c'était une autre évocation: son grand- père, né en 1780, un des héros de la grande armée, un des vainqueurs d'Austerlitz, de Wagram et de Friedland; son père, né en 1811, tombé à la bureaucratie, petit employé médiocre, percepteur au Chesne-Populeux, où il s'était usé; lui, né en 1841, élevé en monsieur, reçu avocat, capable des pires sottises et des plus grands enthousiasmes, vaincu à Sedan, dans une catastrophe qu'il devinait immense, finissant un monde; et cette dégénérescence de la race, qui expliquait comment la France victorieuse avec les grands-Pères avait pu être battue dans les petits-Fils, lui écrasait le coeur, telle qu'une maladie de famille, lentement aggravée, aboutissant à la destruction fatale, quand l'heure avait sonné. Dans la victoire, il se serait senti si brave et triomphant! Dans la défaite, d'une faiblesse nerveuse de femme, il cédait à un de ces désespoirs immenses, où le monde entier sombrait. Il n'y avait plus rien, la France était morte. Des sanglots l'étouffèrent, il pleura, il joignit les mains, retrouvant les bégaiements de prière de son enfance:

— Mon Dieu! prenez-moi donc… Mon Dieu! prenez donc tous ces misérables qui souffrent…

Par terre, roulé dans la couverture, Jean s'agita. Étonné, il finit par s'asseoir sur son séant.

— Quoi donc, mon petit? … Tu es malade?

Puis, comprenant que c'étaient encore des idées à coucher dehors, selon son expression, il se fit paternel.

— Voyons, qu'est-ce que tu as? faut pas se faire pour rien un chagrin pareil!

— Ah! s'écria Maurice, c'est bien fichu, va! Nous pouvons nous apprêter à être Prussiens.

Et, comme le camarade, avec sa tête dure d'illettré, s'étonnait, il tâcha de lui faire comprendre l'épuisement de la race, la disparition sous le flot nécessaire d'un sang nouveau. Mais le paysan, d'une branle têtu de la tête, refusait l'explication.

— Comment! Mon champ ne serait plus à moi? Je laisserais les Prussiens me le prendre, quand je ne suis pas tout à fait mort et que j'ai encore mes deux bras? … Allons donc!

Puis, à son tour, il dit son idée, péniblement, au petit bonheur des mots. On avait reçu une sacrée roulée, ça c'était certain! Mais on n'était pas tous morts peut-être, il en restait, et ceux- là suffiraient bien à rebâtir la maison, s'ils étaient de bons bougres, travaillant dur, ne buvant pas ce qu'ils gagnaient. Dans une famille, lorsqu'on prend de la peine et qu'on met de côté, on parvient toujours à se tirer d'affaire, au milieu des pires malchances. Même il n'est pas mauvais, parfois, de recevoir une bonne gifle: ça fait réfléchir. Et, mon Dieu! Si c'était vrai qu'on avait quelque part de la pourriture, des membres gâtés, eh bien! ça valait mieux de les voir par terre, abattus d'un coup de hache, que d'en crever comme d'un choléra.

— Fichu, ah! non, non! répéta-t-il à plusieurs reprises. Moi, je ne suis pas fichu, je ne sens pas ça!

Et, tout éclopé qu'il était, les cheveux collés encore par le sang de son éraflure, il se redressa, dans un besoin vivace de vivre, de reprendre l'outil ou la charrue, pour rebâtir la maison, selon sa parole. Il était du vieux sol obstiné et sage, du pays de la raison, du travail et de l'épargne.

— Tout de même, reprit-il, ça me fait de la peine pour l'empereur… Les affaires avaient l'air de marcher, le blé se vendait bien… Mais sûrement qu'il a été trop bête, on ne se fourre pas dans des histoires pareilles!

Maurice, qui demeurait anéanti, eut un nouveau geste de désolation.

— Ah! l'empereur, je l'aimais au fond, malgré mes idées de liberté et de république… Oui, j'avais ça dans le sang, à cause de mon grand-père sans doute… Et, voilà que c'est également pourri de ce côté-Là, où allons-nous tomber?

Ses yeux s'égaraient, il eut une plainte si douloureuse, que Jean, pris d'inquiétude, se décidait à se mettre debout, lorsqu'il vit entrer Henriette. Elle venait de se réveiller, en entendant le bruit des voix, de la chambre voisine. Un jour blême, maintenant, éclairait la pièce.

— Vous arrivez à propos pour le gronder, dit-il, affectant de rire. Il n'est guère sage.

Mais la vue de sa soeur, si pâle, si affligée, avait déterminé chez Maurice une crise salutaire d'attendrissement. Il ouvrit les bras, l'appela sur sa poitrine; et, lorsqu'elle se fut jetée à son cou, une grande douceur le pénétra. Elle pleurait elle-même, leurs larmes se mêlèrent.

— Ah! ma pauvre, pauvre chérie, que je m'en veux de n'avoir pas plus de courage pour te consoler!… Ce bon Weiss, ton mari qui t'aimait tant! que vas-tu devenir? Toujours, tu as été la victime, sans que jamais tu te sois plainte… Moi-même, t'en ai-je causé déjà du chagrin, et qui sait si je ne t'en causerai pas encore!

Elle le faisait taire, lui mettait la main sur la bouche, lorsque Delaherche entra, bouleversé, hors de lui. Il avait fini par descendre de la terrasse, repris d'une fringale, d'une de ces faims nerveuses, que la fatigue exaspère; et, comme il était retourné dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud, il venait de trouver là, avec la cuisinière, un parent à elle, un menuisier de Bazeilles, à qui elle servait justement du vin chaud. Alors, cet homme, un des derniers habitants restés là-bas, au milieu des incendies, lui avait conté que sa teinturerie était absolument détruite, un tas de décombres.

— Hein? les brigands, croyez-vous! bégaya-t-il en s'adressant à Jean et à Maurice. Tout est bien perdu, ils vont incendier Sedan ce matin, comme ils ont incendié Bazeilles hier… Je suis ruiné, je suis ruiné!

La meurtrissure qu'Henriette avait au front, le frappa, et il se souvint qu'il n'avait pu encore causer avec elle.

— C'est vrai, vous y êtes allée, vous avez attrapé ça… Ah! ce pauvre Weiss!

Et, brusquement, comprenant, aux yeux rouges de la jeune femme, qu'elle savait la mort de son mari, il lâcha un affreux détail, conté à l'instant par le menuisier.

— Ce pauvre Weiss! il paraît qu'ils l'ont brûlé… Oui, ils ont ramassé les corps des habitants passés par les armes, ils les ont jetés dans le brasier d'une maison qui flambait, arrosée de pétrole.

Saisie d'horreur, Henriette l'écoutait. Mon Dieu! pas même la consolation d'aller reprendre et d'ensevelir son cher mort, dont le vent disperserait les cendres! Maurice, de nouveau, l'avait serrée entre ses bras, et il l'appelait sa pauvre Cendrillon, d'une voix de caresse, il la suppliait de ne pas se faire tant de chagrin, elle si brave.

Au bout d'un silence, Delaherche, qui regardait à la fenêtre le jour grandir, se retourna vivement, pour dire aux deux soldats:

— À propos, j'oubliais… J'étais monté vous prévenir qu'il y a, en bas, dans la remise où l'on a déposé le trésor, un officier qui est en train de distribuer l'argent aux hommes, pour que les Prussiens ne l'aient pas… Vous devriez descendre, ça peut être utile, de l'argent, si nous ne sommes pas tous morts ce soir.

L'avis était bon, Maurice et Jean descendirent, après qu'Henriette eut consenti à prendre la place de son frère sur le canapé. Quant à Delaherche, il traversa la chambre voisine, où il retrouva Gilberte avec son calme visage, dormant toujours son sommeil d'enfant, sans que le bruit des paroles ni les sanglots l'eussent même fait changer de position. Et de là, il allongea la tête dans la pièce où sa mère veillait M De Vineuil; mais celle-ci s'était assoupie au fond de son fauteuil, tandis que le colonel, les paupières closes, n'avait pas bougé, anéanti de fièvre.

Il ouvrit les yeux tout grands, il demanda:

— Eh bien, c'est fini, n'est-ce pas?

Contrarié par la question, qui le retenait au moment où il espérait s'échapper, Delaherche eut un geste de colère, en étouffant sa voix.

— Ah! oui, fini! jusqu'à ce que ça recommence!… Rien n'est signé.

D'une voix très basse, le colonel continuait, dans un commencement de délire:

— Mon Dieu! que je meure avant la fin!… Je n'entends pas le canon. Pourquoi ne tire-t-on plus? … Là-haut, à Saint-Menges, à Fleigneux, nous commandons toutes les routes, nous jetterons les Prussiens à la Meuse, s'ils veulent tourner Sedan pour nous attaquer. La ville est à nos pieds, ainsi qu'un obstacle, qui renforce encore nos positions… En marche! le 7e corps prendra la tête, le 12e protégera la retraite…

Et ses mains sur le drap s'agitaient, allaient comme au trot du cheval qui le portait, dans son rêve. Peu à peu, elles se ralentirent, à mesure que ses paroles devenaient lourdes et qu'il se rendormait. Elles s'arrêtèrent, il restait sans un souffle, assommé.

— Reposez-vous, avait chuchoté Delaherche, je reviendrai, quand j'aurai des nouvelles.

Puis, après s'être assuré qu'il n'avait pas réveillé sa mère, il s'esquiva, il disparut.

Dans la remise, en bas, Jean et Maurice venaient en effet de trouver, assis sur une chaise de la cuisine, protégé par une seule petite table de bois blanc, un officier payeur qui, sans plume, sans reçu, sans paperasse d'aucune sorte, distribuait des fortunes. Il puisait simplement au fond des sacoches débordantes de pièces d'or; et, ne prenant pas même la peine de compter, à poignées rapides, il emplissait les képis de tous les sergents du 7e corps, qui défilaient devant lui. Ensuite, il était convenu que les sergents partageraient les sommes entre les soldats de leur demi-section. Chacun d'eux recevait ça d'un air gauche, ainsi qu'une ration de café ou de viande, puis s'en allait, embarrassé, vidant le képi dans leurs poches, pour ne pas se retrouver par les rues, avec tout cet or au grand jour. Et pas une parole n'était dite, on n'entendait que le ruissellement cristallin des pièces, au milieu de la stupeur de ces pauvres diables, à se voir accabler de cette richesse, quand il n'y avait plus, dans la ville, un pain ni un litre de vin à acheter.

Lorsque Jean et Maurice s'avancèrent, l'officier d'abord retira la poignée de louis qu'il tenait.

— Vous n'êtes sergent ni l'un ni l'autre… Il n'y a que les sergents qui aient le droit de toucher…

Puis, lassé déjà, ayant hâte d'en finir:

— Ah! tenez, vous, le caporal, prenez tout de même… Dépêchons- nous, à un autre!

Et il avait laissé tomber les pièces d'or dans le képi que Jean lui tendait. Celui-ci, remué par le chiffre de la somme, près de six cents francs, voulut tout de suite que Maurice en prît la moitié. On ne savait pas, ils pouvaient être brusquement séparés l'un de l'autre.

Ce fut dans le jardin qu'ils firent le partage, devant l'ambulance; et ils y entrèrent ensuite, en reconnaissant sur la paille, presque à la porte, le tambour de leur compagnie, Bastian, un gros garçon gai, qui avait eu la malchance d'attraper une balle perdue dans l'aine, vers cinq heures, lorsque la bataille était finie. Il agonisait depuis la veille.

Sous le petit jour blanc du matin, à ce moment du réveil, la vue de l'ambulance les glaça. Trois blessés encore étaient morts pendant la nuit, sans qu'on s'en aperçût; et les infirmiers se hâtaient de faire de la place aux autres, en emportant les cadavres. Les opérés de la veille, dans leur somnolence, rouvraient de grands yeux, regardaient avec hébétement ce vaste dortoir de souffrance, où, sur de la litière, gisait tout un troupeau à demi égorgé. On avait eu beau donner un coup de balai, le soir, faire un bout de ménage, après la cuisine sanglante des opérations: le sol mal essuyé gardait des traînées de sang, une grosse éponge tachée de rouge, pareille à une cervelle, nageait dans un seau; une main oubliée, avec ses doigts cassés, traînait à la porte, sous le hangar. C'étaient les miettes de la boucherie, l'affreux déchet d'un lendemain de massacre, dans le morne lever de l'aube. Et l'agitation, ce besoin de vie turbulent des premières heures, avait fait place à une sorte d'écrasement, sous la fièvre lourde. À peine, troublant le moite silence, une plainte s'élevait-elle, bégayée, assourdie de sommeil. Les yeux vitreux s'effaraient de revoir le jour, les bouches empâtées soufflaient une haleine mauvaise, toute la salle tombait à cette suite de journées sans fin, livides, nauséabondes, coupées d'agonie, qu'allaient vivre les misérables éclopés qui s'en tireraient peut- être, au bout de deux ou trois mois, avec un membre de moins.

Bouroche, dont la tournée commençait, après quelques heures de repos, s'arrêta devant le tambour Bastian, puis passa, avec un imperceptible haussement d'épaules. Rien à faire. Pourtant, le tambour avait ouvert les yeux; et, comme ressuscité, il suivait d'un regard vif un sergent qui avait eu la bonne idée d'entrer, son képi plein d'or à la main, pour voir s'il n'y aurait pas quelques-uns de ses hommes, parmi ces pauvres diables. Justement, il en trouva deux, leur donna à chacun vingt francs. D'autres sergents arrivèrent, l'or se mit à pleuvoir sur la paille. Et Bastian, qui était parvenu à se redresser, tendit ses deux mains que l'agonie secouait.

— À moi! à moi!

Le sergent voulut passer outre, comme avait passé Bouroche. À quoi bon? Puis, cédant à une impulsion de brave homme, il jeta des pièces sans compter, dans les deux mains déjà froides.

— À moi! à moi!

Bastian était retombé en arrière. Il tâcha de rattraper l'or qui s'échappait, tâtonna longuement, les doigts raidis. Et il mourut.

— Bonsoir, monsieur a soufflé sa chandelle! dit un voisin, un petit zouave sec et noir. C'est vexant, quand on a de quoi se payer du sirop!

Lui, avait le pied gauche serré dans un appareil. Pourtant, il réussit à se soulever, à se traîner sur les coudes et sur les genoux; et, arrivé près du mort, il ramassa tout, fouilla les mains, fouilla les plis de la capote. Lorsqu'il fut revenu à sa place, remarquant qu'on le regardait, il se contenta de dire:

— Pas besoin, n'est-ce pas? que ça se perde.

Maurice, le coeur étouffé dans cet air de détresse humaine, s'était hâté d'entraîner Jean. Comme ils retraversaient le hangar aux opérations, ils virent Bouroche, exaspéré de n'avoir pu se procurer du chloroforme, qui se décidait à couper tout de même la jambe d'un pauvre petit bonhomme de vingt ans. Et ils s'enfuirent, pour ne pas entendre.

À cette minute, Delaherche revenait de la rue. Il les appela du geste, leur cria:

— Montez, montez vite!… Nous allons déjeuner, la cuisinière a réussi à se procurer du lait. Vraiment, ce n'est pas dommage, on a grand besoin de prendre quelque chose de chaud!

Et, malgré son effort, il ne pouvait renfoncer toute la joie dont il exultait. Il baissa la voix, il ajouta, rayonnant:

— Ca y est, cette fois! le général de Wimpffen est reparti, pour signer la capitulation.

Ah! quel soulagement immense, sa fabrique sauvée, l'atroce cauchemar dissipé, la vie qui allait reprendre, douloureuse, mais la vie, la vie enfin! Neuf heures sonnaient, c'était la petite Rose, accourue dans le quartier, chez une tante boulangère, pour avoir du pain, au travers des rues un peu désencombrées, qui venait de lui conter les événements de la matinée, à la Sous- Préfecture. Dès huit heures, le général de Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre, plus de trente généraux, auxquels il avait dit les résultats de sa démarche, ses efforts inutiles, les dures exigences de l'ennemi victorieux. Ses mains tremblaient, une émotion violente lui emplissait les yeux de larmes. Et il parlait encore, lorsqu'un colonel de l'état-major Prussien s'était présenté en parlementaire, au nom du général de Moltke, pour rappeler que si, à dix heures, une résolution n'était pas prise, le feu serait rouvert sur la ville de Sedan. Le conseil, alors, devant l'effroyable nécessité, n'avait pu qu'autoriser le général à se rendre de nouveau au château de Bellevue, pour accepter tout. Déjà, le général devait y être, l'armée Française entière était prisonnière, avec armes et bagages.

Ensuite, Rose s'était répandue en détails sur l'agitation extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville. À la Sous- Préfecture, elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs épaulettes, en fondant en pleurs comme des enfants. Sur le pont, des cuirassiers jetaient leurs sabres à la Meuse; et tout un régiment avait défilé, chaque homme lançait le sien, regardait l'eau jaillir, puis se refermer. Dans les rues, les soldats saisissaient leur fusil par le canon, en brisaient la crosse contre les murs; tandis que des artilleurs, qui avaient enlevé le mécanisme des mitrailleuses, s'en débarrassaient au fond des égouts. Il y en avait qui enterraient, qui brûlaient des drapeaux. Place Turenne, un vieux sergent, monté sur une borne, insultait les chefs, les traitait de lâches, comme pris d'une folie subite. D'autres semblaient hébétés, avec de grosses larmes silencieuses. Et, il fallait bien l'avouer, d'autres, le plus grand nombre, avaient des yeux qui riaient d'aise, un allégement ravi de toute leur personne. Enfin, c'était donc le bout de leur misère, ils étaient prisonniers, ils ne se battraient plus! Depuis tant de jours, ils souffraient de trop marcher, de ne pas manger! D'ailleurs, à quoi bon se battre, puisqu'on n'était pas les plus forts? Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en finir tout de suite! Cela était si délicieux, de se dire qu'on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits!

En haut, comme Delaherche rentrait dans la salle à manger, avec
Maurice et Jean, sa mère l'appela.

— Viens donc, le colonel m'inquiète.

M De Vineuil, les yeux ouverts, avait repris tout haut le rêve haletant de sa fièvre.

— Qu'importe! si les Prussiens nous coupent de Mézières… Les voici qui finissent par tourner le bois de la Falizette, tandis que d'autres montent le long du ruisseau de la Givonne… La frontière est derrière nous, et nous la franchirons d'un saut, lorsque nous en aurons tué le plus possible… Hier, c'était ce que je voulais…

Mais ses regards ardents venaient de rencontrer Delaherche. Il le reconnut, il sembla se dégriser, sortir de l'hallucination de sa somnolence; et, retombé à la réalité terrible, il demanda pour la troisième fois:

— N'est-ce pas? c'est fini!

Du coup, le fabricant de drap ne put réprimer l'explosion de son contentement.

— Ah! oui, Dieu merci! Fini tout à fait… La capitulation doit être signée à cette heure.

Violemment, le colonel s'était mis debout, malgré son pied bandé; et il prit son épée, restée sur une chaise, il voulut la rompre d'un effort. Mais ses mains tremblaient trop, l'acier glissa.

— Prenez garde! il va se couper! criait Delaherche. C'est dangereux, ôte-lui donc ça des mains!

Et ce fut Madame Delaherche qui s'empara de l'épée. Puis, devant le désespoir de M De Vineuil, au lieu de la cacher, comme son fils lui disait de le faire, elle la brisa d'un coup sec, sur son genou, avec une force extraordinaire, dont elle-même n'aurait pas cru capables ses pauvres mains. Le colonel s'était recouché, et il pleura, en regardant sa vieille amie d'un air d'infinie douceur.

Dans la salle à manger, cependant, la cuisinière venait de servir des bols de café au lait pour tout le monde. Henriette et Gilberte s'étaient réveillées, cette dernière reposée par un bon sommeil, le visage clair, les yeux gais; et elle embrassait tendrement son amie, qu'elle plaignait, disait-elle, du plus profond de son âme. Maurice se plaça près de sa soeur, tandis que Jean, un peu gauche, ayant dû accepter lui aussi, se trouva en face de Delaherche. Jamais Madame Delaherche ne consentit à venir s'attabler, on lui porta un bol, qu'elle se contenta de boire. Mais, à côté, le déjeuner des cinq, d'abord silencieux, s'anima bientôt. On était délabré, on avait très faim, comment ne pas se réjouir de se retrouver là, intacts, bien portants, lorsque des milliers de pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes? Dans la grande salle à manger fraîche, la nappe toute blanche était une joie pour les yeux, et le café au lait, très chaud, semblait exquis.

On causa. Delaherche, qui avait déjà repris son aplomb de riche industriel, d'une bonhomie de patron aimant la popularité, sévère seulement à l'insuccès, en revint sur Napoléon III, dont la figure hantait, depuis l'avant-veille, sa curiosité de badaud. Et il s'adressait à Jean, n'ayant là que ce garçon simple.

— Ah! monsieur, oui! Je puis le dire, l'empereur m'a bien trompé… Car, enfin, ses thuriféraires ont beau plaider les circonstances atténuantes, il est évidemment la cause première, l'unique cause de nos désastres.

Déjà, il oubliait que, bonapartiste ardent, il avait, quelques mois plus tôt, travaillé au triomphe du plébiscite. Et il n'en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l'homme de Sedan, il le chargeait de toutes les iniquités.

— Un incapable, comme on est forcé d'en convenir à cette heure; mais cela ne serait rien encore… Un esprit chimérique, un cerveau mal fait, à qui les choses ont semblé réussir, tant que la chance a été pour lui… Non, voyez-vous, il ne faut pas qu'on essaye de nous apitoyer sur son sort, en nous disant qu'on l'a trompé, que l'opposition lui a refusé les hommes et les crédits nécessaires. C'est lui qui nous a trompés, dont les vices et les fautes nous ont jetés dans l'affreux gâchis où nous sommes.

Maurice, qui ne voulait pas parler, ne put réprimer un sourire; tandis que Jean, gêné par cette conversation sur la politique, craignant de dire des sottises, se contenta de répondre:

— On raconte tout de même que c'est un brave homme.

Mais ces quelques mots, dits modestement, firent bondir Delaherche. Toute la peur qu'il avait eue, toutes ses angoisses éclatèrent, en un cri de passion exaspérée, tournée à la haine.

— Un brave homme, en vérité, c'est bientôt dit!… Savez-vous, monsieur, que ma fabrique a reçu trois obus, et que ce n'est pas la faute à l'empereur, si elle n'a pas été brûlée!… Savez-vous que, moi qui vous parle, j'y vais perdre une centaine de mille francs, à toute cette histoire imbécile!… Ah! non, non! La France envahie, incendiée, exterminée, l'industrie forcée au chômage, le commerce détruit, c'est trop! Un brave homme comme ça, nous en avons assez, que Dieu nous en préserve!… Il est dans la boue et dans le sang, qu'il y reste!

Du poing, il fit le geste énergique d'enfoncer, de maintenir sous l'eau quelque misérable qui se débattait. Puis, il acheva son café, d'une lèvre gourmande. Gilberte avait eu un léger rire involontaire, devant la distraction douloureuse d'Henriette, qu'elle servait comme une enfant. Quand les bols furent vides, on s'attarda, dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche.

Et, à cette heure même, Napoléon III était dans la pauvre maison du tisserand, sur la route de Donchery. Dès cinq heures du matin, il avait voulu quitter la Sous-Préfecture, mal à l'aise de sentir Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, toujours tourmenté du reste par le besoin d'apaiser un peu son coeur sensible, en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures. Il désirait voir le roi de Prusse. Il était monté dans une calèche de louage, il avait suivi la grande route large, bordée de hauts peupliers, cette première étape de l'exil, faite sous le petit froid de l'aube, avec la sensation de toute la grandeur déchue qu'il laissait, dans sa fuite; et c'était, sur cette route, qu'il venait de rencontrer Bismarck, accouru à la hâte, en vieille casquette, en grosses bottes graissées, uniquement désireux de l'amuser, de l'empêcher de voir le roi, tant que la capitulation ne serait pas signée. Le roi était encore à Vendresse, à quatorze kilomètres. Où aller? Sous quel toit attendre? Là-bas, perdu dans une nuée d'orage, le palais des Tuileries avait disparu. Sedan semblait s'être reculé déjà à des lieues, comme barré par un fleuve de sang. Il n'y avait plus de châteaux impériaux, en France, plus de demeures officielles, plus même de coin chez le moindre des fonctionnaires, où il osât s'asseoir. Et c'était dans la maison du tisserand qu'il voulut échouer, la misérable maison aperçue au bord du chemin, avec son étroit potager enclos d'une haie, sa façade d'un étage, aux petites fenêtres mornes. En haut, la chambre, simplement blanchie à la chaux, était carrelée, n'avait d'autres meubles qu'une table de bois blanc et deux chaises de paille. Il y patienta pendant des heures, d'abord en compagnie de Bismarck qui souriait à l'entendre parler de générosité, seul ensuite, traînant sa misère, collant sa face terreuse aux vitres, regardant encore ce sol de France, cette Meuse qui coulait si belle, au travers des vastes champs fertiles.

Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent les autres étapes abominables: le château de Bellevue, ce riant castel bourgeois, dominant le fleuve, où il coucha, où il pleura, à la suite de son entrevue avec le roi Guillaume; le cruel départ, Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés, le pont de bateaux que les Prussiens avaient jeté à Iges, le long détour au nord de la ville, les chemins de traverse, les routes écartées de Floing, de Fleigneux, d'Illy, toute cette lamentable fuite en calèche découverte; et là, sur ce tragique plateau d'Illy, encombré de cadavres, la légendaire rencontre, le misérable empereur, qui, ne pouvant plus même supporter le trot du cheval, s'était affaissé sous la violence de quelque crise, fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette, tandis qu'un troupeau de prisonniers, hâves, couverts de sang et de poussière, ramenés de Fleigneux à Sedan, se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture, les premiers silencieux, les autres grondant, les autres peu à peu exaspérés, éclatant en huées, les poings tendus, dans un geste d'insulte et de malédiction. Ensuite, il y eut encore la traversée interminable du champ de bataille, il y eut une lieue de chemins défoncés, parmi les débris, parmi les débris, parmi les morts, aux yeux grands ouverts et menaçants, il y eut la campagne nue, les vastes bois muets, la frontière en haut d'une montée, puis la fin de tout qui dévalait au delà, avec la route bordée de sapins, au fond de la vallée étroite.

Et quelle première nuit d'exil, à Bouillon, dans une auberge, l'hôtel de la poste, entouré d'une telle foule de Français réfugiés et de simples curieux, que l'empereur avait cru devoir se montrer, au milieu de murmures et de coups de sifflet! La chambre, dont les trois fenêtres donnaient sur la place et sur la Semoy, était la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge, à l'armoire à glace d'acajou, à la cheminée garnie d'une pendule de zinc, que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs artificielles sous globe. À droite et à gauche de la porte, il y avait deux petits lits jumeaux. Dans l'un, coucha un aide de camp, que la fatigue fit dormir dès neuf heures, à poings fermés. Dans l'autre, l'empereur dut se retourner longuement, sans trouver le sommeil; et, s'il se releva, pour promener son mal, il n'eut que la distraction de regarder contre le mur, aux deux côtés de la cheminée, des gravures qui se trouvaient là, l'une représentant Rouget De L'Isle chantant la Marseillaise, l'autre, le jugement dernier, un appel furieux des trompettes des archanges qui faisaient sortir de la terre tous les morts, la résurrection du charnier des batailles montant témoigner devant Dieu.

À Sedan, le train de la maison impériale, les bagages encombrants et maudits étaient restés en détresse, derrière les lilas du sous- préfet. On ne savait plus comment les faire disparaître, les ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de misère, tellement l'insolence agressive qu'ils avaient prise, l'ironie affreuse qu'ils devaient à la défaite, devenaient intolérables. Il fallut attendre une nuit très noire. Les chevaux, les voitures, les fourgons, avec leurs casseroles d'argent, leurs tournebroches, leurs paniers de vins fins, sortirent en grand mystère de Sedan, s'en allèrent eux aussi en Belgique, par les routes sombres, à petit bruit, dans un frisson inquiet de vol.

Troisième partie

I

Pendant l'interminable journée de la bataille, Silvine, du coteau de Remilly, où était bâtie la petite ferme du père Fouchard, n'avait cessé de regarder vers Sedan, dans le tonnerre et la fumée des canons, toute frissonnante à la pensée d'Honoré. Et, le lendemain, son inquiétude augmenta encore, accrue par l'impossibilité de se procurer des nouvelles exactes, au milieu des Prussiens qui gardaient les routes, refusant de répondre, ne sachant du reste rien eux-mêmes. Le clair soleil de la veille avait disparu, des averses étaient tombées, qui attristaient la vallée d'un jour livide.

Vers le soir, le père Fouchard, tourmenté également dans son mutisme voulu, ne pensant guère à son fils, mais anxieux de savoir comment le malheur des autres allait tourner pour lui, était sur le pas de sa porte à voir venir les événements, lorsqu'il remarqua un grand gaillard en blouse, qui, depuis un instant, rôdait le long de la route, l'air embarrassé de sa personne. Sa surprise fut si forte, en le reconnaissant, qu'il l'appela tout haut, malgré trois Prussiens qui passaient.

— Comment! C'est toi, Prosper?

D'un geste énergique, le chasseur d'Afrique lui ferma la bouche.
Puis, s'approchant, à demi-voix:

— Oui, c'est moi. J'en ai assez de me battre pour rien, et j'ai filé… Dites donc, père Fouchard, vous n'avez pas besoin d'un garçon de ferme?

Le vieux, du coup, avait retrouvé toute sa prudence. Justement, il cherchait quelqu'un. Mais c'était inutile à dire.

— Un garçon, ma foi, non! Pas dans ce moment… Entre tout de même boire un verre. Je ne vais pas, bien sûr, te laisser en peine sur la route.

Dans la salle, Silvine mettait la soupe au feu, tandis que le petit Charlot se pendait à ses jupes, jouant et riant. D'abord, elle ne reconnut pas Prosper, qui pourtant avait déjà servi avec elle, autrefois; et ce ne fut qu'en apportant deux verres et une bouteille de vin, qu'elle le dévisagea. Elle eut un cri, elle ne pensa qu'à Honoré.

— Ah! Vous en venez, n'est-ce pas? … Est-ce qu'Honoré va bien?

Prosper allait répondre, ensuite il hésita. Depuis deux jours, il vivait dans un rêve, parmi une violente succession de choses vagues, qui ne lui laissaient aucun souvenir précis. Sans doute, il croyait bien avoir vu Honoré mort, renversé sur un canon; mais il ne l'aurait plus affirmé; et à quoi bon désoler le monde, quand on n'est pas certain?

— Honoré, murmura-t-il, je ne sais pas…, je ne puis pas dire…

Elle le regardait fixement, elle insista.

— Alors, vous ne l'avez pas vu?

D'un geste lent, il agita les mains, avec un hochement de tête.

— Si vous croyez qu'on peut savoir! Il y a eu tant de choses, tant de choses! De toute cette sacrée bataille, tenez! Je ne serais pas fichu d'en conter long comme ça… Non! Pas même les endroits par où j'ai passé… On est comme des idiots, ma parole!

Et, après avoir avalé un verre de vin, il resta morne, les yeux perdus, là-bas, dans les ténèbres de sa mémoire.

— Tout ce que je me rappelle, c'est que la nuit déjà tombait, au moment où j'ai repris connaissance… Lorsque j'avais culbuté, en chargeant, le soleil était très haut. Depuis des heures, je devais être là, la jambe droite écrasée sous mon vieux Zéphir, qui, lui, avait reçu une balle en plein poitrail… Je vous assure que ça n'avait rien de gai, cette position-Là, des tas de camarades morts, et pas un chat de vivant, et l'idée que j'allais crever moi aussi, si personne ne venait me ramasser… Doucement, j'avais tâché de dégager ma hanche; mais impossible, Zéphir pesait bien comme les cinq cent mille diables. Il était chaud encore. Je le caressais, je l'appelais, avec des mots gentils. Et c'est ça, voyez-vous, que jamais je n'oublierai: il a rouvert les yeux, il a fait un effort pour relever sa pauvre tête, qui traînait par terre, à côté de la mienne. Alors, nous avons causé: «mon pauvre vieux, que je lui ai dit, ce n'est pas pour te le reprocher, mais tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu me tiens si fort?» naturellement, il n'a pas répondu oui. Ca n'empêche que j'ai lu dans son regard trouble la grosse peine qu'il avait de me quitter. Et je ne sais pas comment ça s'est fait, s'il l'a voulu ou si ça n'a été qu'une convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui l'a jeté de côté. J'ai pu me mettre debout, ah! dans un sacré état, la jambe lourde comme du plomb… N'importe, j'ai pris la tête de Zéphir entre mes bras, en continuant à lui dire des choses, tout ce qui me venait du coeur, que c'était un bon cheval, que je l'aimais bien, que je me souviendrais toujours de lui. Il m'écoutait, il paraissait si content! Puis, il a eu encore une secousse, et il est mort, avec ses grands yeux vides, qui ne m'avaient pas quitté… Tout de même, c'est drôle, et l'on ne me croira pas: la vérité pure est pourtant qu'il avait dans les yeux de grosses larmes… Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme…

Étranglé de chagrin, Prosper dut s'interrompre, pleurant encore lui-même. Il avala un nouveau verre de vin, il continua son histoire, en phrases coupées, incomplètes. La nuit se faisait davantage, il n'y avait plus qu'un rouge rayon de lumière, au ras du champ de bataille, projetant à l'infini l'ombre immense des chevaux morts. Lui, sans doute, était resté longtemps près du sien, incapable de s'éloigner, avec sa jambe lourde. Puis, une brusque épouvante l'avait fait marcher quand même, le besoin de ne pas être seul, de se retrouver avec des camarades, pour avoir moins peur. Ainsi, de partout, des fossés, des broussailles, de tous les coins perdus, les blessés oubliés se traînaient, tâchaient de se rejoindre, faisaient des groupes à quatre ou cinq, des petites sociétés, où il était moins dur de râler ensemble et de mourir. Ce fut ainsi que, dans le bois de la Garenne, il tomba sur deux soldats du 43e, qui n'avaient pas une égratignure, mais qui étaient là, terrés comme des lièvres, attendant la nuit. Quand ils surent qu'il connaissait les chemins, ils lui dirent leur idée, filer en Belgique, gagner la frontière à travers bois, avant le jour. Il refusa d'abord de les conduire, il aurait préféré gagner tout de suite Remilly, certain d'y trouver un refuge; seulement, où se procurer une blouse et un pantalon? Sans compter que, du bois de la Garenne à Remilly, d'un bord de la vallée à l'autre, il ne fallait point espérer traverser les nombreuses lignes Prussiennes. Aussi finit-il par consentir à servir de guide aux deux camarades. Sa jambe s'était échauffée, ils eurent la chance de se faire donner un pain dans une ferme. Neuf heures sonnèrent à un clocher lointain, comme ils se remettaient en route. Le seul grand danger qu'ils coururent, ce fut à La Chapelle, où ils se jetèrent au beau milieu d'un poste ennemi, qui prit les armes et tira dans les ténèbres, tandis que, se glissant à plat ventre, galopant à quatre pattes, ils regagnaient les taillis, sous le sifflement des balles. Dès lors, ils ne quittèrent plus les bois, l'oreille aux aguets, les mains tâtonnantes. Au détour d'un sentier, ils rampèrent, ils sautèrent aux épaules d'une sentinelle perdue, dont ils ouvrirent la gorge d'un coup de couteau. Ensuite, les chemins furent libres, ils continuèrent en riant et en sifflant. Et, vers trois heures du matin, ils arrivèrent dans un petit village belge, chez un fermier brave homme, qui, réveillé, leur ouvrit tout de suite sa grange, où ils dormirent profondément sur des bottes de foin.

Le soleil était déjà haut, lorsque Prosper se réveilla. En ouvrant les yeux, tandis que les camarades ronflaient encore, il aperçut leur hôte, en train d'atteler un cheval à une grande carriole, chargée de pains, de riz, de café, de sucre, toutes sortes de provisions, cachées sous des sacs de charbon de bois; et il apprit que le brave homme avait en France, à Raucourt, deux filles mariées, auxquelles il allait porter ces provisions, les sachant dans un dénuement complet, à la suite du passage des Bavarois. Dès le matin, il s'était procuré le sauf-Conduit nécessaire. Tout de suite, Prosper fut saisi d'un désir fou, s'asseoir lui aussi sur le banc de la carriole, retourner là-bas, dans le coin de terre, dont la nostalgie l'angoissait déjà. Rien n'était plus simple, il descendrait à Remilly, que le fermier se trouvait forcé de traverser. Et ce fut arrangé en trois minutes, on lui prêta le pantalon et la blouse tant souhaités, le fermier le donna partout comme son garçon; de sorte que, vers six heures, il débarqua devant l'église, après n'avoir été arrêté que deux ou trois fois par des postes allemands.

— Non, j'en avais assez! répéta Prosper, après un silence. Encore si l'on avait tiré de nous quelque chose de bon, comme là-bas, en Afrique! Mais aller à gauche pour revenir à droite, sentir qu'on ne sert absolument à rien, ça finit par ne pas être une existence… Et puis, maintenant, mon pauvre Zéphir est mort, je serais tout seul, je n'ai plus qu'à me remettre à la terre. N'est- ce pas? ça vaudra mieux que d'être prisonnier chez les Prussiens… Vous avez des chevaux, père Fouchard, vous verrez si je les aime et si je les soigne!

L'oeil du vieux avait brillé. Il trinqua encore, il conclut sans hâte:

— Mon Dieu! Puisque ça te rend service, je veux bien tout de même, je te prends… Mais, quant aux gages, faudra n'en parler que lorsque la guerre sera finie, car je n'ai vraiment besoin de personne, et les temps sont trop durs.

Silvine, qui était restée assise, avec Charlot sur les genoux, n'avait pas quitté Prosper des yeux. Lorsqu'elle le vit se lever, pour se rendre tout de suite à l'écurie et faire la connaissance des bêtes, elle demanda de nouveau:

— Alors, vous n'avez pas vu Honoré?

Cette question qui revenait si brusquement, le fit tressaillir, comme si elle éclairait d'une lumière subite un coin obscur de sa mémoire. Il hésita encore, se décida pourtant.

— Écoutez, je n'ai pas voulu vous faire de la peine tout à l'heure, mais je crois bien qu'Honoré est resté là-bas.

— Comment, resté?

— Oui, je crois que les Prussiens lui ont fait son affaire… Je l'ai vu à moitié renversé sur un canon, la tête droite, avec un trou sous le coeur.

Il y eut un silence. Silvine avait blêmi affreusement, tandis que le père Fouchard, saisi, remettait sur la table son verre, où il avait achevé de vider la bouteille.

— Vous en êtes bien sûr? reprit-elle d'une voix étranglée.

— Dame! Aussi sûr qu'on peut l'être d'une chose qu'on a vue… C'était sur un petit monticule, à côté de trois arbres, et il me semble que j'irais, les yeux fermés.

En elle, c'était un écroulement. Ce garçon qui lui avait pardonné, qui s'était lié d'une promesse, qu'elle devait épouser, dès qu'il rentrerait du service, la campagne finie! Et on le lui avait tué, il était là-bas, avec un trou sous le coeur! Jamais elle n'avait senti qu'elle l'aimait si fort, tellement un besoin de le revoir, de l'avoir malgré tout à elle, même dans la terre, la soulevait, la jetait hors de sa passivité habituelle.

Elle posa rudement Charlot, elle s'écria:

— Bon! je ne croirai ça que lorsque j'aurai vu, moi aussi… Puisque vous savez où c'est, vous allez m'y conduire. Et, si c'est vrai, si nous le retrouvons, nous le ramènerons.

Des larmes l'étouffaient, elle s'affaissa sur la table, secouée de longs sanglots, pendant que le petit, stupéfait d'avoir été bousculé par sa mère, éclatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le serra contre elle, avec des paroles éperdues, bégayées.

— Mon pauvre enfant! Mon pauvre enfant!

Le père Fouchard restait consterné. Il aimait tout de même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de très loin, du temps où sa femme vivait, où Honoré allait encore à l'école; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses joues. Depuis plus de dix ans, il n'avait pas pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu'il ne verrait plus jamais pourtant.

— Nom de Dieu! C'est vexant, de n'avoir qu'un garçon, et qu'on vous le prenne!

Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard fut très ennuyé d'entendre que Silvine parlait toujours d'aller chercher le corps d'Honoré, là-bas. Elle s'obstinait, sans cris maintenant, dans un silence désespéré et invincible; et il ne la reconnaissait plus, elle si docile, faisant toutes les besognes en fille résignée: ses grands yeux de soumission qui suffisaient à la beauté de son visage avaient pris une décision farouche, tandis que son front restait pâle, sous le flot de ses épais cheveux bruns. Elle venait d'arracher un fichu rouge qu'elle avait aux épaules, elle s'était mise toute en noir, comme une veuve. Vainement, il lui représenta la difficulté des recherches, les dangers qu'elle pouvait courir, le peu d'espoir qu'il y avait de retrouver le corps. Elle cessait même de répondre, il voyait bien qu'elle partirait seule, qu'elle ferait quelque folie, s'il ne s'en occupait pas, ce qui l'inquiétait plus encore, à cause des complications où cela pouvait le jeter avec les autorités Prussiennes. Aussi finit-il par se décider à se rendre chez le maire de Remilly, qui était un peu son cousin, et à eux deux ils arrangèrent une histoire: Silvine fut donnée pour la veuve véritable d'Honoré, Prosper devint son frère; de sorte que le colonel Bavarois, installé en bas du village, à l'hôtel de la croix de Malte, voulut bien délivrer un laissez-Passer pour le frère et la soeur, les autorisant à ramener le corps du mari, s'ils le découvraient. La nuit était venue, tout ce qu'on put obtenir de la jeune femme, ce fut qu'elle attendrait le jour pour se mettre en marche.

Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses chevaux, dans la crainte de ne pas le revoir. Qui lui disait que les Prussiens ne confisqueraient pas la bête et la voiture? Enfin, il consentit de mauvaise grâce à prêter l'âne, un petit âne gris, dont l'étroite charrette était encore assez grande pour contenir un mort. Longuement, il donna des instructions à Prosper, qui avait bien dormi, mais que la pensée de l'expédition rendait soucieux, maintenant que, reposé, il tâchait de se souvenir. À la dernière minute, Silvine alla chercher la couverture de son propre lit, qu'elle plia au fond de la charrette. Et, comme elle partait, elle revint en courant embrasser Charlot.

— Père Fouchard, je vous le confie, veillez bien à ce qu'il ne joue pas avec les allumettes.

— Oui, oui! Sois tranquille!

Les préparatifs avaient traîné, il était près de sept heures, lorsque Silvine et Prosper, derrière l'étroite charrette que le petit âne gris tirait, la tête basse, descendirent les pentes raides de Remilly. Il avait plu abondamment pendant la nuit, les chemins se trouvaient changés en fleuves de boue; et de grandes nuées livides couraient dans le ciel, d'une tristesse morne.

Prosper, voulant couper au plus court, avait résolu de traverser Sedan. Mais, avant Pont-Maugis, un poste Prussien arrêta la charrette, la retint pendant plus d'une heure; et, lorsque le laissez-Passer eut circulé entre les mains de quatre ou cinq chefs, l'âne put reprendre sa marche, à la condition de faire le grand tour par Bazeilles, en s'engageant à gauche dans un chemin de traverse. Aucune raison ne fut donnée, sans doute craignait-on d'encombrer la ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse sur le pont du chemin de fer, ce pont funeste qu'on n'avait pas fait sauter et qui du reste avait coûté si cher aux Bavarois, elle aperçut le cadavre d'un artilleur descendant d'un air de flânerie, au fil de l'eau. Une touffe d'herbe l'accrocha, il demeura un instant immobile, puis il tourna sur lui-même, il repartit.

Dans Bazeilles, que l'âne traversa au pas, d'un bout à l'autre, c'était la destruction, tout ce que la guerre peut faire d'abominables ruines, quand elle passe, dévastatrice, en furieux ouragan. Déjà, on avait relevé les morts, il n'y avait plus sur le pavé du village un seul cadavre; et la pluie lavait le sang, des flaques restaient rouges, avec des débris louches, des lambeaux où l'on croyait reconnaître encore des cheveux. Mais l'effroi qui serrait les coeurs, venait des décombres, de ce Bazeilles si riant trois jours plus tôt, avec ses gaies maisons au milieu de ses jardins, à cette heure effondré, anéanti, ne montrant que des pans de muraille noircis par les flammes. L'église brûlait toujours, un vaste bûcher de poutres fumantes, au milieu de la place, d'où s'élevait continuellement une grosse colonne de fumée noire, élargie au ciel en un panache de deuil. Des rues entières avaient disparu, plus rien d'un côté ni de l'autre, rien que des tas de moellons calcinés bordant les ruisseaux, dans un gâchis de suie et de cendre, une boue d'encre épaisse noyant tout. Aux quatre coins des carrefours, les maisons d'angle se trouvaient rasées, comme emportées par le vent de feu qui avait soufflé là. D'autres avaient moins souffert, une restait debout, isolée, tandis que celles de gauche et de droite semblaient hachées par la mitraille, dressant leurs carcasses pareilles à des squelettes vides. Et une insupportable odeur s'exhalait, la nausée de l'incendie, l'âcreté du pétrole surtout, versé à flots sur les parquets. Puis, c'était aussi la désolation muette de ce qu'on avait essayé de sauver, des pauvres meubles jetés par les fenêtres, écrasés sur le trottoir, les tables infirmes aux jambes cassées, les armoires aux flancs ouverts, à la poitrine fendue, du linge qui traînait, déchiré, souillé, toutes les tristes miettes du pillage en train de se fondre sous la pluie. Par une façade béante, à travers des planchers écroulés, on apercevait une pendule intacte, sur une cheminée, tout en haut d'un mur.

— Ah! les cochons! grognait Prosper, en qui le sang du soldat qu'il était encore l'avant-veille, s'échauffait, à voir une abomination semblable.

Il serrait les poings, il fallut que Silvine, très pâle, le calmât du regard, à chaque factionnaire qu'ils rencontraient, le long de la route. Les Bavarois avaient en effet posé des sentinelles près des maisons qui brûlaient encore; et ces hommes, le fusil chargé, la baïonnette au canon, semblaient garder les incendies, pour que la flamme achevât son oeuvre. D'un geste menaçant, d'un cri guttural, quand on s'entêtait, ils en écartaient les simples curieux, les intéressés aussi qui rôdaient aux alentours. Des groupes d'habitants, à distance, restaient muets, avec des frémissements de rage contenus. Une femme, toute jeune, les cheveux épars, la robe souillée de boue, s'obstinait devant le tas fumant d'une petite maison, dont elle voulait fouiller les braises ardentes, malgré le factionnaire qui en défendait l'approche. On disait que cette femme avait eu son enfant brûlé dans cette maison. Et, tout d'un coup, comme le Bavarois l'écartait d'une main brutale, elle se retourna, elle lui vomit à la face son furieux désespoir, des injures de sang et de fange, des mots immondes qui la soulageaient un peu, enfin. Il devait ne pas comprendre, il la regardait, inquiet, reculant. Trois camarades accoururent, le délivrèrent de la femme, qu'ils emmenèrent, hurlante. Devant les décombres d'une autre maison, un homme et deux fillettes, tous les trois tombés sur le sol de fatigue et de misère, sanglotaient, ne sachant où aller, ayant vu là s'envoler en cendre tout ce qu'ils possédaient. Mais une patrouille passa, qui dissipa les curieux, et la route redevint déserte, avec les seules sentinelles, mornes et dures, veillant d'un oeil oblique à faire respecter leur consigne scélérate.

— Les cochons, les cochons! répéta Prosper sourdement. Ca ferait plaisir d'en étrangler un ou deux.

Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna. Dans une remise épargnée par le feu, un chien, enfermé, oublié depuis deux jours, hurlait d'une plainte continue, si lamentable, qu'une terreur traversa le ciel bas, d'où une petite pluie grise venait de se mettre à tomber. Et ce fut à ce moment, devant le parc de Montivilliers, qu'ils firent une rencontre. Trois grands tombereaux étaient là, à la file, chargés de morts, de ces tombereaux de la salubrité, que l'on emplit à la pelle, le long des rues, chaque matin, de la desserte de la veille; et, de même, on venait de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque corps que l'on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour s'arrêter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu'à ce que le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu'on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l'air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s'ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue; et la main peu à peu s'usait, écorchée, mangée jusqu'à l'os.

Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper décida Silvine à manger un morceau de pain qu'il avait eu la précaution d'emporter. Il était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient près de Sedan, un poste Prussien les arrêta encore; et, cette fois, ce fut terrible, l'officier s'emportait, refusait même de rendre le laissez-Passer, qu'il déclarait faux, en un Français très correct, d'ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient poussé l'âne et la petite charrette sous un hangar. Que faire? comment continuer la route? Silvine, qui se désespérait, eut alors une idée, en songeant au cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard, qu'elle connaissait et dont la propriété, l'ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être l'écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper, puisqu'on les laissait libres, à la condition de garder la charrette. Ils coururent, ils trouvèrent la grille de l'ermitage grande ouverte. Et, de loin, comme ils s'engageaient dans l'allée des ormes séculaires, un spectacle qu'ils aperçurent les étonna beaucoup.

— Fichtre! dit Prosper, en voilà qui se la coulent douce!

C'était, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d'un guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un canapé de satin bleu-Ciel formaient le cercle, étalant au plein air un salon étrange, que la pluie devait tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait un fauteuil, penché en avant, avait l'air de se tenir le ventre. Trois autres s'accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis qu'un chasseur avançait la main, comme pour prendre un verre sur le guéridon. Évidemment, ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.

— Comment peuvent-ils encore être là? murmurait Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure qu'il avançait. Les bougres, ils se fichent donc des Prussiens?

Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un brusque geste d'horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n'avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu'une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S'étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble? étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté Française?

— Drôle de rigolade tout de même! reprit Prosper, pâlissant.

Et, regardant les autres morts, en travers de l'allée, au pied des arbres, dans les pelouses, cette trentaine de braves parmi lesquels le corps du lieutenant Rochas gisait, troué de blessures, enveloppé du drapeau, il ajouta d'un air sérieux de grand respect:

— On s'est joliment bûché par ici! ça m'étonnerait, si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez.

Déjà, Silvine entrait dans la maison, dont les fenêtres et les portes défoncées bâillaient à l'air humide. En effet, il n'y avait évidemment là personne, les maîtres devaient être partis avant la bataille. Puis, comme elle s'entêtait et qu'elle pénétrait dans la cuisine, elle laissa de nouveau échapper un cri d'effroi. Sous l'évier, deux corps avaient roulé, un zouave, un bel homme à barbe noire, et un Prussien énorme, les cheveux rouges, tous les deux enlacés furieusement. Les dents de l'un étaient entrées dans la joue de l'autre, les bras raidis n'avaient pas lâché prise, faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant les deux corps d'un tel noeud d'éternelle rage, qu'il allait falloir les enterrer ensemble.

Alors, Prosper se hâta d'emmener Silvine, puisqu'ils n'avaient rien à faire dans cette maison ouverte, habitée par la mort. Et, lorsque, désespérés, ils furent revenus au poste qui avait retenu l'âne et la charrette, ils eurent la chance de trouver, avec l'officier si rude, un général, en train de visiter le champ de bataille. Celui-ci voulut prendre connaissance du laissez-Passer, puis il le rendit à Silvine, il eut un geste de pitié, pour dire qu'on laissât aller cette pauvre femme, avec son âne, en quête du corps de son mari. Sans attendre, suivis de l'étroite charrette, elle et son compagnon remontèrent vers le fond de Givonne, obéissant à la défense nouvelle qui leur était faite de traverser Sedan.

Ensuite, ils tournèrent à gauche, pour gagner le plateau d'Illy, par la route qui traverse le bois de la Garenne. Mais, là encore, ils furent attardés, ils crurent vingt fois qu'ils ne pourraient franchir le bois, tellement les obstacles se multipliaient. À chaque pas, des arbres coupés par les obus, abattus tels que des géants, barraient la route. C'était la forêt bombardée, au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires, comme au travers d'un carré de la vieille garde, d'une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, avait l'épouvante navrée d'un champ de bataille humain. Puis, c'étaient aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux mains enfoncées dans la terre, arrachant des poignées d'herbe. Plus loin, un capitaine était mort sur le ventre, la tête soulevée, en train de hurler sa douleur. D'autres semblaient dormir parmi les broussailles, tandis qu'un zouave dont la ceinture bleue s'était enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises, le long de cet étroit chemin forestier, écarter un corps, pour que l'âne pût continuer sa route.

Tout d'un coup, dans un petit vallon, l'horreur cessa. Sans doute, la bataille avait passé ailleurs, sans toucher à ce coin de nature délicieux. Pas un arbre n'était effleuré, pas une blessure n'avait saigné sur la mousse. Un ruisseau coulait parmi des lentilles d'eau, le sentier qui le suivait était ombragé de grands hêtres. C'était d'un charme pénétrant, d'une paix adorable, cette fraîcheur des eaux vives, ce silence frissonnant des verdures.

Prosper avait arrêté l'âne, pour le faire boire au ruisseau.

— Ah! qu'on est bien ici! dit-il, dans un cri involontaire de soulagement.

D'un oeil étonné, Silvine regarda autour d'elle, inquiète de se sentir, elle aussi, délassée et heureuse. Pourquoi donc le bonheur si paisible de ce coin perdu, lorsque, à l'entour, il n'y avait que deuil et souffrance? Elle eut un geste désespéré de hâte.

— Vite, vite, allons!… Où est-ce? Où êtes-vous certain d'avoir vu Honoré?

Et, à cinquante pas de là, comme ils débouchaient enfin sur le plateau d'Illy, la plaine rase se déroula brusquement devant eux. Cette fois, c'était le vrai champ de bataille, les terrains nus s'étalant jusqu'à l'horizon, sous le grand ciel blafard, d'où ruisselaient de continuelles averses. Les morts n'y étaient pas entassés, tous les Prussiens déjà avaient dû être ensevelis, car il n'en restait pas un, parmi les cadavres épars des Français, semés le long des routes, dans les chaumes, au fond des creux, selon les hasards de la lutte. Contre une haie, le premier qu'ils rencontrèrent était un sergent, un homme superbe, jeune et fort, qui semblait sourire de ses lèvres entr'ouvertes, le visage calme. Mais, cent pas plus loin, en travers de la route, ils en virent un autre, mutilé affreusement, la tête à demi emportée, les épaules couvertes des éclaboussures de la cervelle. Puis, après les corps isolés, çà et là, il y avait de petits groupes, ils en aperçurent sept à la file, le genou en terre, l'arme à l'épaule, frappés comme ils tiraient; tandis que, près d'eux, un sous-Officier était tombé aussi, dans l'attitude du commandement. La route ensuite filait le long d'un étroit ravin, et ce fut là que l'horreur les reprit, en face de cette sorte de fossé où toute une compagnie semblait avoir culbuté, sous la mitraille: des cadavres l'emplissaient, un écroulement, une dégringolade d'hommes, enchevêtrés, cassés, dont les mains tordues avaient écorché la terre jaune, sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux s'envola avec des croassements; et, déjà, des essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des corps, revenaient obstinément, par milliers, boire le sang frais des blessures.

— Où est-ce donc? répéta Silvine.

Ils longeaient alors une terre labourée entièrement couverte de sacs. Quelque régiment avait dû se débarrasser là, serré de trop près, dans un coup de panique. Les débris dont le sol était semé disaient les épisodes de la lutte. Dans un champ de betteraves, des képis épars, semblables à de larges coquelicots, des lambeaux d'uniformes, des épaulettes, des ceinturons, racontaient un contact farouche, un des rares corps à corps du formidable duel d'artillerie qui avait duré douze heures. Mais, surtout, ce qu'on heurtait à chaque pas, c'étaient des débris d'armes, des sabres, des baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu'ils semblaient être une végétation de la terre, une moisson qui aurait poussé, en un jour abominable. Des gamelles, des bidons également jonchaient les chemins, tout ce qui s'était échappé des sacs éventrés, du riz, des brosses, des cartouches. Et les terres se succédaient au travers d'une dévastation immense, les clôtures arrachées, les arbres comme brûlés dans un incendie, le sol lui- même creusé par les obus, piétiné, durci sous le galop des foules, si ravagé, qu'il paraissait devoir rester à jamais stérile. La pluie noyait tout de son humidité blafarde, une odeur se dégageait, persistante, cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de pourriture et de poudre.

Silvine, lasse de ces champs de mort, où elle croyait marcher depuis des lieues, regardait autour d'elle, avec une angoisse croissante.

— Où est-ce? Où est-ce donc?

Mais Prosper ne répondait pas, devenait inquiet. Lui, ce qui le bouleversait, plus encore que les cadavres des camarades, c'étaient les corps des chevaux, les pauvres chevaux sur le flanc, qu'on rencontrait en grand nombre. Il y en avait vraiment de lamentables, dans des attitudes affreuses, la tête arrachée, les flancs crevés, laissant couler les entrailles. Beaucoup, sur le dos, le ventre énorme, dressaient en l'air leurs quatre jambes raidies, pareilles à des pieux de détresse. La plaine sans bornes en était bossuée. Quelques-uns n'étaient pas morts, après une agonie de deux jours; et ils levaient au moindre bruit leur tête souffrante, la balançaient à droite, à gauche, la laissaient retomber; tandis que d'autres, immobiles, jetaient par instants un grand cri, cette plainte du cheval mourant, si particulière, si effroyablement douloureuse, que l'air en tremblait. Et Prosper, le coeur meurtri, songeait à Zéphir, avec l'idée qu'il allait peut- être le revoir.

Brusquement, il sentit le sol frémir sous le galop d'une charge enragée. Il se retourna, il n'eut que le temps de crier à sa compagne:

— Les chevaux, les chevaux!… Jetez-vous derrière ce mur!

Du haut d'une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient vers eux, d'un train d'enfer. C'étaient les bêtes perdues, restées sur le champ de bataille, qui se réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni avoine, depuis l'avant-veille, elles avaient tondu l'herbe rare, entamé les haies, rongé l'écorce des arbres. Et, quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d'éperon, elles partaient toutes ensemble d'un galop fou, elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette, écrasant les morts, achevant les blessés.

La trombe approchait, Silvine n'eut que le temps de tirer l'âne et la charrette à l'abri du petit mur.

— Mon Dieu! Ils vont tout briser!

Mais les chevaux avaient sauté l'obstacle, il n'y eut qu'un roulement de foudre, et déjà ils galopaient de l'autre côté, s'engouffrant dans un chemin creux, jusqu'à la corne d'un bois, derrière lequel ils disparurent.

Lorsque Silvine eut ramené l'âne dans le chemin, elle exigea que
Prosper lui répondît.

— Voyons, où est-ce?

Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de l'horizon.

— Il y avait trois arbres, il faut que je retrouve les trois arbres… Ah! dame! on ne voit pas très clair, quand on se bat, et ce n'est guère commode de savoir ensuite les chemins qu'on a pris!

Puis, apercevant du monde à sa gauche, deux hommes et une femme, il eut l'idée de les questionner. Mais, à son approche, la femme s'enfuit, les hommes l'écartèrent du geste, menaçants; et il en vit d'autres, et tous l'évitaient, filaient entre les broussailles, comme des bêtes rampantes et sournoises, vêtus sordidement, d'une saleté sans nom, avec des faces louches de bandits. Alors, en remarquant que les morts, derrière ce vilain monde, n'avaient plus de souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par comprendre que c'étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue à la suite de l'invasion. Un grand maigre fila devant lui en galopant, les épaules chargées d'un sac, les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets.

Pourtant, un garçon de treize à quatorze ans laissa Prosper l'approcher, et comme celui-ci, en reconnaissant un Français, le couvrait d'injures, ce garçon protesta. Quoi donc! est-ce qu'on ne pouvait plus gagner sa vie? Il ramassait les chassepots, on lui donnait cinq sous par chassepot qu'il retrouvait. Le matin, ayant fui de son village, le ventre vide depuis la veille, il s'était laissé embaucher par un entrepreneur luxembourgeois, qui avait traité avec les Prussiens, pour cette récolte des fusils sur le champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient que les armes, si elles étaient recueillies par les paysans de la frontière, ne fussent portées en Belgique, pour rentrer de là en France. Et toute une nuée de pauvres diables étaient à la chasse des fusils, cherchant des cinq sous, fouillant les herbes, pareils à ces femmes qui, la taille ployée, vont cueillir des pissenlits dans les prés.

— Fichue besogne! grogna Prosper.

— Dame! Faut bien manger, répondit le garçon. Je ne vole personne.

Puis, comme il n'était pas du pays et qu'il ne pouvait donner aucun renseignement, il se contenta de montrer de la main une petite ferme voisine, où il avait vu du monde.

Prosper le remerciait et s'éloignait pour rejoindre Silvine, lorsqu'il aperçut un chassepot à moitié enterré dans un sillon. D'abord, il se garda bien de l'indiquer. Et, brusquement, il revint, il cria comme malgré lui:

— Tiens! Il y en a un là, ça te fera cinq sous de plus!

Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d'autres paysans, en train de creuser à la pioche de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les ordres directs d'officiers Prussiens, qui, une simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient l'ouvrage. On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots de cadavres étaient là, une équipe les déchargeait, les couchait rapidement côte à côte, en un rang pressé, sans les fouiller ni même les regarder au visage; tandis que trois hommes, armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le rang d'une couche de terre si mince, que déjà, sous les averses, des gerçures fendillaient le sol. Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif, la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et Silvine ne put s'empêcher de s'arrêter au bord de la fosse, de les dévisager, à mesure qu'on les apportait, ces misérables morts. Elle frémissait d'une horrible crainte, avec l'idée, à chaque visage sanglant, qu'elle reconnaissait Honoré. N'était-ce pas ce malheureux dont l'oeil gauche manquait? Ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires fendues? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir, sur ce plateau vague et sans fin, certainement qu'on allait le lui prendre et l'enfouir dans le tas, parmi les autres.

Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait marché jusqu'à la porte de la ferme, avec l'âne.

— Mon Dieu! Où est-ce donc? … Demandez, interrogez!

Dans la ferme, il n'y avait que des Prussiens, en compagnie d'une servante et de son enfant, revenus des bois, où ils avaient failli mourir de faim et de soif. C'était un coin de patriarcale bonhomie, d'honnête repos, après les fatigues des jours précédents. Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes, étendus sur les cordes à sécher le linge. Un autre achevait une habile reprise à son pantalon, tandis que le cuisinier du poste, au milieu de la cour, avait allumé un grand feu, sur lequel bouillait la soupe, une grosse marmite qui exhalait une bonne odeur de choux et de lard. Déjà, la conquête s'organisait avec une tranquillité, une discipline parfaites. On aurait dit des bourgeois rentrés chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un banc, à la porte, un gros homme roux avait pris dans ses bras l'enfant de la servante, un bambin de cinq à six ans; et il le faisait sauter, il lui disait en allemand des mots de caresse, très amusé de voir l'enfant rire de cette langue étrangère, aux rudes syllabes, qu'il ne comprenait pas.

Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la crainte de quelque nouvelle mésaventure. Mais ces Prussiens-là étaient décidément du brave monde. Ils souriaient au petit âne, ils ne se dérangèrent même pas pour demander à voir le laissez-Passer.

Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le soleil apparut un instant, déjà bas sur l'horizon. Est-ce que la nuit allait tomber et les surprendre, dans ce charnier sans fin? Une nouvelle averse noya le soleil, il ne resta autour d'eux que l'infini blafard de la pluie, une poussière d'eau qui effaçait tout, les routes, les champs, les arbres. Lui, ne savait plus, était perdu, et il l'avoua. À leur suite, l'âne trottait du même train, la tête basse, traînant la petite charrette de son pas résigné de bête docile. Ils montèrent au nord, ils revinrent vers Sedan. Toute direction leur échappait, ils rebroussèrent chemin à deux reprises, en s'apercevant qu'ils passaient par les mêmes endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et ils finirent, désespérés, épuisés, par s'arrêter à l'angle de trois routes, flagellés de pluie, sans force pour chercher davantage.

Mais des plaintes les surprirent, ils poussèrent jusqu'à une petite maison isolée, sur leur gauche, où ils trouvèrent deux blessés, au fond d'une chambre. Les portes étaient grandes ouvertes; et, depuis deux jours qu'ils grelottaient la fièvre, sans être pansés seulement, ceux-ci n'avaient vu personne, pas une âme. La soif surtout les dévorait, au milieu du ruissellement des averses qui battaient les vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils jetèrent tout de suite le cri: «à boire, à boire!» ce cri d'avidité douloureuse, dont les blessés poursuivent les passants, au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence.

Lorsque Silvine leur eut apporté de l'eau, Prosper qui, dans le plus maltraité, avait reconnu un camarade, un chasseur d'Afrique de son régiment, comprit qu'on ne devait pourtant pas être loin des terrains où la division Margueritte avait chargé. Le blessé finit par avoir un geste vague: oui, c'était par là, en tournant à gauche, après avoir passé un grand champ de luzerne. Et, sans attendre, Silvine voulut repartir, avec ce renseignement. Elle venait d'appeler, au secours des deux blessés, une équipe qui passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris la bride de l'âne, elle le traînait par les terres glissantes, avec la hâte d'être là-bas, au delà des luzernes.

Prosper, brusquement, s'arrêta.

— Ca doit être par ici. Tenez! à droite, voilà les trois arbres… Voyez-vous la trace des roues?

Là-bas, il y a un caisson brisé… Enfin, nous y sommes!

Frémissante, Silvine s'était précipitée, et elle regardait au visage deux morts, deux artilleurs tombés sur le bord du chemin.

— Mais il n'y est pas, il n'y est pas!… Vous aurez mal vu… Oui! Une idée comme ça, une idée fausse qui vous aura passé par les yeux!

Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante l'envahissait.

— Si vous vous étiez trompé, s'il vivait! Et bien sûr qu'il vit, puisqu'il n'est pas là!

Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner, elle se trouvait sur l'emplacement même de la batterie. C'était effroyable, le sol bouleversé comme par un tremblement de terre, des débris traînant partout, des morts renversés en tous sens, dans d'atroces postures, les bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d'or, qu'un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L'un sur l'autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c'était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d'honneur, foudroyé au flanc et à l'épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries Prussiennes.

— Oh! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami…

Elle était tombée à genoux, sur la terre détrempée, les mains jointes, dans un élan de folle douleur. Ce mot d'ami, qu'elle trouvait seul, disait la tendresse qu'elle venait de perdre, cet homme si bon qui lui avait pardonné, qui consentait à faire d'elle sa femme, malgré tout. Maintenant, c'était la fin de son espoir, elle ne vivrait plus. Jamais elle n'en avait aimé un autre, et elle l'aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres, l'inquiétait comme une menace. Est-ce qu'on voulait le lui reprendre, ce cher mort si péniblement retrouvé? Elle s'était traînée sur les genoux, elle chassait, d'une main tremblante, les mouches voraces bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle cherchait encore le regard.

Mais, entre les doigts crispés d'Honoré, elle aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle s'inquiéta, tâcha d'avoir ce papier, à petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait, si étroitement, qu'on ne l'aurait arraché qu'en morceaux. C'était la lettre qu'elle lui avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un adieu, dans la convulsion dernière de l'agonie. Et, lorsqu'elle l'eut reconnue, elle fut pénétrée d'une joie profonde, au milieu de sa douleur, toute bouleversée de voir qu'il était mort en pensant à elle. Ah! certes, oui! elle la lui laisserait, la chère lettre! Elle ne la reprendrait pas, puisqu'il tenait si obstinément à l'emporter dans la terre. Une nouvelle crise de larmes la soulagea, des larmes tièdes et douces maintenant. Elle s'était relevée, elle lui baisait les mains, elle lui baisa le front, en ne répétant toujours que ce mot d'infinie caresse:

— Mon ami…, mon ami…

Cependant, le soleil baissait, Prosper était allé chercher la couverture. Et tous deux, avec une pieuse lenteur, soulevèrent le corps d'Honoré, le couchèrent sur cette couverture, étalée par terre; puis, après l'avoir enveloppé, ils le portèrent dans la charrette. La pluie menaçait de reprendre, ils se remettaient en marche, avec l'âne, petit cortège morne, au travers de la plaine scélérate, lorsqu'un lointain roulement de foudre se fit entendre.

Prosper, de nouveau, cria:

— Les chevaux! Les chevaux!

C'était encore une charge des chevaux errants, libres et affamés. Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat, en une masse profonde, les crinières au vent, les naseaux couverts d'écume; et un rayon oblique du rouge soleil projetait à l'autre bout du plateau le vol frénétique de leur course. Tout de suite, Silvine s'était jetée devant la charrette, les deux bras en l'air, comme pour les arrêter, d'un geste de furieuse épouvante. Heureusement, ils dévièrent à gauche, détournés par une pente du terrain. Ils auraient tout broyé. La terre tremblait, leurs sabots lancèrent une pluie de cailloux, une grêle de mitraille qui blessa l'âne à la tête. Et ils disparurent, au fond d'un ravin.

— C'est la faim qui les galope, dit Prosper. Pauvres bêtes!

Silvine, après avoir bandé l'oreille de l'âne avec son mouchoir, venait de reprendre la bride. Et le petit cortège lugubre retraversa le plateau, en sens contraire, pour refaire les deux lieues qui le séparaient de Remilly. À chaque pas, Prosper s'arrêtait, regardait les chevaux morts, le coeur gros de s'éloigner ainsi, sans avoir revu Zéphir.

Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils tournaient à gauche, pour reprendre la route du matin, un poste allemand exigea leur laissez-Passer. Et, au lieu de les écarter de Sedan, ce poste-ci leur ordonna de passer par la ville, sous peine d'être arrêtés. Il n'y avait pas à répondre, c'étaient les ordres nouveaux. D'ailleurs, leur retour allait en être raccourci de deux kilomètres, et ils en étaient heureux, brisés de fatigue.

Mais, dans Sedan, leur marche fut singulièrement entravée. Dès qu'ils eurent franchi les fortifications, une puanteur les enveloppa, un lit de fumier leur monta aux genoux. C'était la ville immonde, un cloaque où, depuis trois jours, s'entassaient les déjections et les excréments de cent mille hommes. Toutes sortes de détritus avaient épaissi cette litière humaine, de la paille, du foin, que faisait fermenter le crottin des bêtes. Et, surtout, les carcasses des chevaux, abattus et dépecés en pleins carrefours, empoisonnaient l'air. Les entrailles se pourrissaient au soleil, les têtes, les os traînaient sur le pavé, grouillants de mouches. Certainement, la peste allait souffler, si l'on ne se hâtait pas de balayer à l'égout cette couche d'effroyable ordure, qui, rue du Ménil, rue Maqua, même sur la place Turenne, atteignait jusqu'à vingt centimètres. Des affiches blanches, du reste, posées par les autorités Prussiennes, réquisitionnaient les habitants pour le lendemain, ordonnant à tous, quels qu'ils fussent, ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se mettre à la besogne, armés de balais et de pelles, sous la menace des peines les plus sévères, si la ville n'était pas propre le soir; et, déjà, l'on pouvait voir, devant sa porte, le président du tribunal qui raclait le pavé, jetant les immondices dans une brouette, avec une pelle à feu.

Silvine et Prosper, qui avaient pris par la Grande-Rue, ne purent avancer qu'à petits pas, au milieu de cette boue fétide. Puis, toute une agitation emplissait la ville, leur barrait le chemin à chaque minute. C'était le moment où les Prussiens fouillaient les maisons, pour en faire sortir les soldats cachés, qui s'obstinaient à ne pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux heures, le général de Wimpffen était revenu du château de Bellevue, après y avoir signé la capitulation, le bruit avait circulé tout de suite que l'armée prisonnière allait être enfermée dans la presqu'île d'Iges, en attendant qu'on organisât des convois pour la conduire en Allemagne. Quelques rares officiers comptaient profiter de la clause qui les faisait libres, à la condition de s'engager par écrit à ne plus servir. Seul, un général, disait-on, le général Bourgain-Desfeuilles, prétextant ses rhumatismes, venait de prendre cet engagement; et, le matin même, des huées avaient salué son départ, quand il était monté en voiture, devant l'hôtel de la croix d'or. Depuis le petit jour, le désarmement s'opérait, les soldats devaient défiler sur la place Turenne, pour jeter chacun ses armes, les fusils, les baïonnettes, au tas qui grandissait, pareil à un écroulement de ferraille, dans un angle de la place. Il y avait là un détachement Prussien, commandé par un jeune officier, un grand garçon pâle, en tunique bleu-Ciel, coiffé d'une toque à plume de coq, qui surveillait ce désarmement, d'un air de correction hautaine, les mains gantées de blanc. Un zouave ayant, d'un mouvement de révolte, refusé son chassepot, l'officier l'avait fait emmener, en disant, sans le moindre accent: «qu'on me fusille cet homme-là!» les autres, mornes, continuaient à défiler, jetaient leurs fusils d'un geste mécanique, dans leur hâte d'en finir. Mais combien, déjà, étaient désarmés, ceux dont les chassepots traînaient là-bas, par la campagne! Et combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient le rêve de disparaître, au milieu de l'inexprimable confusion! Les maisons, envahies, en restaient pleines, de ces entêtés qui ne répondaient pas, qui se terraient dans les coins. Les patrouilles allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de blottis jusque sous des meubles. Et, comme beaucoup, même découverts, s'obstinaient à ne pas sortir des caves, elles s'étaient décidées à tirer des coups de feu par les soupiraux. C'était une chasse à l'homme, toute une battue abominable.

Au pont de Meuse, l'âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s'assurer du contenu de la charrette; et, lorsqu'il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d'un air saisi; puis, d'un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l'encombrement augmentait, c'était un des premiers convois de prisonniers, qu'un détachement Prussien conduisait à la presqu'île d'Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n'ont même plus de couteau pour s'ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l'on n'entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n'était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.

Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux chasseur d'Afrique battait à se rompre, de rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice et Jean, emmenés avec les camarades, marchant fraternellement côte à côte; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche derrière le convoi, il put les suivre du regard jusqu'au faubourg De Torcy, sur cette route plate qui conduit à Iges, au milieu des jardins et des cultures maraîchères.

— Ah! murmura Silvine, les yeux vers le corps d'Honoré, bouleversée de ce qu'elle voyait, les morts peut-être sont plus heureux!

La nuit, qui les surprit à Wadelincourt, était noire depuis longtemps, lorsqu'ils rentrèrent à Remilly. Devant le cadavre de son fils, le père Fouchard resta stupéfait, car il était convaincu qu'on ne le retrouverait pas. Lui, venait d'occuper sa journée à conclure une bonne affaire. Les chevaux des officiers, volés sur le champ de bataille, se vendaient couramment vingt francs pièce; et il en avait acheté trois pour quarante-cinq francs.

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