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La Débâcle

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VI

À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris, après les terribles secousses de la bataille et de la capitulation; et, depuis bientôt quatre mois, les jours suivaient les jours, sous le morne écrasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique, surtout, restait clos, comme inhabité: c'était sur la rue, à l'extrémité des appartements de maître, la chambre que le colonel De Vineuil habitait toujours. Tandis que les autres fenêtres s'ouvraient, laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes obstinément fermées. Le colonel s'était plaint de ses yeux, dont la grande lumière avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne savait s'il mentait, on entretenait près de lui une lampe, nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le major Bouroche n'eût diagnostiqué qu'une fêlure de la cheville: la plaie ne se fermait pas, toutes sortes de complications étaient survenues. Maintenant, il se levait, mais dans un tel accablement moral, en proie à un mal indéfini, si têtu, si envahissant, qu'il vivait ses journées étendu sur une chaise longue, devant un grand feu de bois. Il maigrissait, devenait une ombre, sans que le médecin qui le soignait, très surpris, pût trouver une lésion, la cause de cette mort lente. Ainsi qu'une flamme, il s'éteignait.

Et Madame Delaherche, la mère, s'était enfermée avec lui, dès le lendemain de l'occupation. Sans doute ils avaient dû s'entendre, en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel désir de se cloîtrer ensemble au fond de cette pièce, tant que des Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un capitaine, M de Gartlauben, y couchait encore, à demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame n'avaient reparlé de ces choses. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle se levait dès l'aube, venait s'installer dans un fauteuil, en face de son ami, à l'autre coin de la cheminée; et, sous la lumière immobile de la lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que d'une pensée, dans une stupeur croissante. Ils n'échangeaient sûrement pas vingt paroles en une journée, il l'avait arrêtée du geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait par la maison, laissait échapper quelque nouvelle du dehors; de sorte que désormais, il ne pénétrait plus rien là de la vie extérieure, et que rien n'était entré du siège de Paris, des défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l'invasion. Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser la lumière du jour, se boucher les deux oreilles, tout l'effroyable désastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par les fentes, avec l'air qu'il respirait; car, d'heure en heure, il était comme empoisonné quand même, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans son besoin de vivre, Delaherche s'agitait, tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n'avait pu encore que remettre en marche quelques métiers, au milieu du désarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin d'occuper ses tristes loisirs, il lui était venu une idée, celle de dresser un inventaire total de sa maison et d'y étudier certains perfectionnements, depuis longtemps rêvés. Justement, il avait sous la main, pour l'aider dans ce travail, un jeune homme, échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils d'un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à Passy, dans la petite boutique de nouveautés de son père, sergent au 5e de ligne, à peine âgé de vingt-trois ans, et n'en paraissant guère que dix-huit, avait fait le coup de feu en héros, avec un tel acharnement, qu'il était rentré, le bras gauche cassé par une des dernières balles, vers cinq heures, à la porte du Ménil; et Delaherche, depuis qu'on avait évacué les blessés de ses hangars, le gardait, par bonhomie. C'était de la sorte qu'Edmond faisait partie de la famille, mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette heure, servant de secrétaire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à la protection de ce dernier, et sur sa formelle promesse de ne pas fuir, les autorités Prussiennes le laissaient tranquille. Il était blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme, d'ailleurs d'une timidité si délicate, qu'il rougissait au moindre mot. Sa mère l'avait élevé, s'était saignée, mettant à payer ses années de collège les bénéfices de leur étroit commerce. Et il adorait Paris, et il le regrettait passionnément devant Gilberte, ce chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en camarade.

Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du nouvel hôte, M de Gartlauben, capitaine de la landwehr, dont le régiment avait remplacé à Sedan les troupes actives. Malgré son grade modeste, c'était là un puissant personnage, car il avait pour oncle le gouverneur général installé à Reims, qui exerçait sur toute la région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait d'aimer Paris, de l'avoir habité, de n'en ignorer ni les politesses ni les raffinements; et, en effet, il affectait toute une correction d'homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il était grand et gros, mentant sur son âge, désespéré de ses quarante-cinq ans. Avec plus d'intelligence, il aurait pu être terrible; mais sa vanité outrée le mettait dans une continuelle satisfaction, car jamais il n'en venait à croire qu'on pouvait se moquer de lui.

Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable sauveur. Mais, dans les premiers temps, après la capitulation, quelles lamentables journées! Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands, tremblait, craignait le pillage. Puis, les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée de la Seine, il ne resta qu'une garnison, et la ville tomba à une paix morte de nécropole: les maisons toujours closes, les boutiques fermées, les rues désertes dès le crépuscule, avec les pas lourds et les cris rauques des patrouilles. Aucun journal, aucune lettre n'arrivait plus. C'était le cachot muré, la brusque amputation, dans l'ignorance et l'angoisse des désastres nouveaux dont on sentait l'approche. Pour comble de misère, la disette devenait menaçante. Un matin, on s'était réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné, comme mangé par un vol de sauterelles, depuis une semaine que des centaines de mille hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne possédait plus que pour deux jours de vivres, et l'on avait dû s'adresser à la Belgique, tout venait maintenant de la terre voisine, à travers la frontière ouverte, d'où la douane avait disparu, emportée elle aussi dans la catastrophe. Enfin, c'étaient les vexations continuelles, la lutte qui recommençait chaque matin, entre la commandature Prussienne installée à la Sous- Préfecture, et le conseil municipal siégeant en permanence à l'Hôtel de Ville. Ce dernier, héroïque dans sa résistance administrative, avait beau discuter, ne céder que pied à pied, les habitants succombaient sous les exigences toujours croissantes, sous la fantaisie et la fréquence excessive des réquisitions.

D'abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers qu'il eut à loger. Toutes les nationalités défilaient chez lui, la pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à l'improviste, deux mille hommes, trois mille hommes, des fantassins, des cavaliers, des artilleurs; et, bien que ces hommes n'eussent droit qu'au toit et au feu, il fallait souvent courir, se procurer des provisions. Les chambres où ils séjournaient, restaient d'une saleté repoussante. Souvent, les officiers rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si impérieuse, que les faits de violence et de pillage étaient rares. Dans tout Sedan, on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut plus tard seulement, lorsque Paris résista, qu'ils firent sentir durement leur domination, exaspérés de voir que la lutte s'éternisait, inquiets de l'attitude de la province, craignant toujours le soulèvement en masse, cette guerre de loups que leur avaient déclarée les francs-tireurs.

Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laissé de l'ordure jusque sur la cheminée, lorsque, dans la seconde quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui, un soir de pluie diluvienne. La première heure fut assez rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son sabre sur les marches de l'escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il devint correct, s'enferma, passa d'un air raide, en saluant poliment. Il était très adulé, car on n'ignorait pas qu'un mot de lui au colonel, qui commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir une réquisition ou relâcher un homme. Récemment, son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait lancé une proclamation froidement féroce, décrétant l'état de siège et punissant de la peine de mort toute personne qui servirait l'ennemi, soit comme espion, soit en égarant les troupes allemandes qu'elles seraient chargées de conduire, soit en détruisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes télégraphiques et les chemins de fer. L'ennemi, c'étaient les Français; et le coeur des habitants bondissait, en lisant la grande affiche blanche, collée à la porte de la commandature, qui leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs voeux. Il était si dur déjà d'apprendre les nouvelles victoires des armées allemandes par les hourras de la garnison! Chaque journée amenait ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux, chantaient, se grisaient, la nuit entière, tandis que les habitants, forcés désormais de rentrer à neuf heures, écoutaient du fond de leurs maisons noires, éperdus d'incertitude, devinant un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces circonstances, vers le milieu d'octobre, que M de Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan renaissait à l'espérance, le bruit courait d'un grand succès de l'armée de la Loire, en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois déjà, les meilleures nouvelles s'étaient changées en messagères de désastres! Et, dès le soir, en effet, on apprenait que l'armée Bavaroise s'était emparée d'Orléans. Rue Maqua, dans une maison qui faisait face à la fabrique, des soldats braillèrent si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire, en trouvant lui-même ce tapage déplacé.

Le mois s'écoula, M de Gartlauben fut encore amené à rendre quelques petits services. Les autorités Prussiennes avaient réorganisé les services administratifs, on venait d'installer un sous-préfet allemand, ce qui n'empêchait pas d'ailleurs les vexations de continuer, bien que celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans les continuelles difficultés qui renaissaient entre la commandature et le conseil municipal, une des plus fréquentes était la réquisition des voitures; et toute une grosse affaire éclata, un matin que Delaherche n'avait pu envoyer, devant la Sous-Préfecture, sa calèche attelée de deux chevaux: le maire fut un moment arrêté, lui-même serait allé le rejoindre à la citadelle, sans M de Gartlauben, qui apaisa, d'une simple démarche, cette grande colère. Un autre jour, son intervention fit accorder un sursis à la ville, condamnée à payer trente mille francs d'amende, pour la punir des prétendus retards apportés à la reconstruction du pont de Villette, un pont détruit par les Prussiens, toute une déplorable histoire qui ruina et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la reddition de Metz que Delaherche dut une véritable reconnaissance à son hôte. L'affreuse nouvelle avait été pour les habitants comme un coup de foudre, l'anéantissement de leurs derniers espoirs; et, dès la semaine suivante, des passages écrasants de troupes s'étaient de nouveau produits, le torrent d'hommes descendu de Metz, l'armée du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la Loire, celle du général Manteuffel marchant sur Amiens et sur Rouen, d'autres corps allant renforcer les assiégeants, autour de Paris. Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent de soldats, les boulangeries et les boucheries furent balayées jusqu'à la dernière miette, jusqu'au dernier os, le pavé des rues garda une odeur de suint, comme après le passage des grands troupeaux migrateurs. Seule, la fabrique de la rue Maqua n'eut pas à souffrir de ce débordement de bétail humain, préservée par une main amie, désignée simplement pour héberger quelques chefs de bonne éducation.

Aussi Delaherche finit-il par se départir de son attitude froide. Les familles bourgeoises s'étaient enfermées au fond de leurs appartements, évitant tout rapport avec les officiers qu'elles logeaient. Mais lui, agité de son continuel besoin de parler, de plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à part, dans une raideur de rancune, lui pesait terriblement aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour, par arrêter M de Gartlauben dans l'escalier, pour le remercier de ses services. Et, peu à peu, l'habitude fut prise, les deux hommes échangèrent quelques paroles, quand ils se rencontrèrent; de sorte qu'un soir le capitaine Prussien se trouva assis, dans le cabinet du fabricant, au coin de la cheminée où brûlaient d'énormes bûches de chêne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles récentes. Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il affecta d'ignorer son existence, bien qu'au moindre bruit il tournât vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il semblait vouloir faire oublier sa situation de vainqueur, se montrait d'esprit dégagé et large, plaisantait volontiers certaines réquisitions qui prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu'on avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce bandage et ce cercueil l'amusèrent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre, l'huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans compter des vêtements, des poêles, des lampes, enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert à la vie quotidienne, il avait un haussement d'épaules: mon Dieu! Que voulez-vous? C'était vexatoire sans doute, il convenait même qu'on demandait trop; seulement, c'était la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche, qu'irritaient ces réquisitions incessantes, gardait son franc parler, les épluchait chaque soir, comme s'il eût examiné le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n'eurent qu'une discussion vive, au sujet de la contribution d'un million, dont le préfet Prussien De Rethel venait de frapper le département des Ardennes, sous le prétexte de compenser les pertes causées à l'Allemagne par les vaisseaux de guerre Français et par l'expulsion des allemands domiciliés en France. Dans la répartition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il s'épuisa à faire comprendre à son hôte que cela était inique, que la situation de la ville se trouvait exceptionnelle, qu'elle avait déjà trop souffert pour être ainsi frappée. D'ailleurs, tous deux sortaient plus intimes de ces explications, lui enchanté de s'être étourdi du flot de sa parole, le Prussien content d'avoir fait preuve d'une urbanité toute parisienne.

Un soir, de son air gai d'étourderie, Gilberte entra. Elle s'arrêta, en jouant la surprise. M de Gartlauben s'était levé, et il eut la discrétion de se retirer presque tout de suite. Mais, le lendemain, il trouva Gilberte installée, il reprit sa place au coin du feu. Alors, commencèrent des soirées charmantes, que l'on passait dans ce cabinet de travail, et non dans le salon, ce qui établissait une distinction subtile. Même, plus tard, lorsque la jeune femme eut consenti à faire de la musique à son hôte, qui l'adorait, elle se rendait seule dans le salon voisin, en laissait simplement la porte ouverte. Par ce rude hiver, les vieux chênes des Ardennes brûlaient à grande flamme, au fond de la haute cheminée, on prenait vers dix heures une tasse de thé, on causait dans la bonne chaleur de la vaste pièce. Et M de Gartlauben était visiblement tombé amoureux fou de cette jeune femme si rieuse, qui coquetait avec lui comme elle faisait autrefois, à Charleville, avec les amis du capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se montrait d'une galanterie outrée, se contentait de la moindre faveur, tourmenté de l'unique souci de n'être pas pris pour un barbare, un soldat grossier violentant les femmes.

Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu'aux repas Edmond, avec sa jolie figure de chérubin blessé, répondait par monosyllabes au bavardage ininterrompu de Delaherche, en rougissant dès que Gilberte le priait de lui passer le sel, tandis que le soir M de Gartlauben, les yeux pâmés, assis dans le cabinet de travail, écoutait une sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui au fond du salon, la pièce voisine où vivaient le colonel De Vineuil et Madame Delaherche restait silencieuse, les persiennes closes, la lampe éternellement allumée, ainsi qu'un tombeau éclairé par un cierge. Décembre avait enseveli la ville sous la neige, les nouvelles désespérées s'y étouffaient dans le grand froid. Après la défaite du général Ducrot à Champigny, après la perte d'Orléans, il ne restait plus qu'un sombre espoir, celui que la terre de France devînt la terre vengeresse, la terre exterminatrice, dévorant les vainqueurs. Que la neige tombât donc à flocons plus épais, que le sol se fendît sous les morsures de la gelée, pour que l'Allemagne entière y trouvât son tombeau! Et une angoisse nouvelle serrait le coeur de Madame Delaherche. Une nuit que son fils était absent, appelé en Belgique par ses affaires, elle avait entendu, en passant devant la chambre de Gilberte, un léger bruit de voix, des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle était rentrée chez elle, dans l'épouvante de l'abomination qu'elle soupçonnait: ce ne pouvait être que le Prussien qui se trouvait là, elle croyait bien avoir remarqué déjà des regards d'intelligence, elle restait écrasée sous cette honte dernière. Ah! cette femme que son fils avait amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois, en ne parlant pas, après la mort du capitaine Beaudoin! Et cela recommençait, et c'était cette fois la pire infamie! Qu'allait-elle faire? Une telle monstruosité ne pouvait continuer sous son toit. Le deuil de la réclusion où elle vivait en était accru, elle avait des journées d'affreux combat. Les jours où elle rentrait chez le colonel, plus sombre, muette pendant des heures, avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il s'imaginait que la France venait de subir une défaite de plus.

Ce fut à ce moment qu'Henriette tomba un matin rue Maqua, pour intéresser les Delaherche au sort de l'oncle Fouchard. Elle avait entendu parler avec des sourires de l'influence toute-puissante que Gilberte possédait sur M de Gartlauben. Aussi resta-t-elle un peu gênée, devant Madame Delaherche, qu'elle rencontra la première, dans l'escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle crut devoir expliquer le but de sa visite.

— Oh! Madame, que vous seriez bonne d'intervenir!… Mon oncle est dans une position terrible, on parle de l'envoyer en Allemagne.

La vieille dame, qui l'aimait pourtant, eut un geste de colère.

— Mais, ma chère enfant, je n'ai aucun pouvoir… Il ne faut pas s'adresser à moi…

Puis, malgré l'émotion où elle la voyait:

— Vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour Bruxelles… D'ailleurs, il est comme moi, sans puissance aucune… Adressez- vous donc à ma belle-fille, qui peut tout.

Et elle laissa Henriette interdite, convaincue maintenant qu'elle tombait dans un drame de famille. Depuis la veille, Madame Delaherche avait pris la résolution de tout dire à son fils, avant le départ de celui-ci pour la Belgique, où il allait traiter un achat important de houille, dans l'espoir de remettre en marche les métiers de sa fabrique. Jamais elle ne tolérerait que l'abomination recommençât, à côté d'elle, pendant cette nouvelle absence. Elle attendait donc pour parler d'être certaine qu'il ne renverrait pas son départ à un autre jour, comme il le faisait depuis une semaine. C'était l'écroulement de la maison, le Prussien chassé, la femme elle aussi jetée à la rue, son nom affiché ignominieusement contre les murs, ainsi qu'on avait menacé de le faire, pour toute Française qui se livrerait à un allemand.

Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa un cri de joie.

— Ah! que je suis heureuse de te voir!… Il me semble qu'il y a si longtemps, et l'on vieillit si vite, au milieu de ces vilaines histoires!

Elle l'avait entraînée dans sa chambre, elle la fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre elle.

— Voyons, tu vas déjeuner avec nous… Mais, auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à me dire!… Je sais que tu es sans nouvelles de ton frère. Hein? Ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut-être!… Et ce garçon que tu soignes, l'ami de ton frère? Tu vois qu'on m'a déjà fait des bavardages… Est-ce que c'est pour lui que tu viens?

Henriette tardait à répondre, prise d'un grand trouble intérieur. N'était-ce pas, au fond, pour Jean qu'elle venait, pour être certaine que, l'oncle relâché, on n'inquiéterait plus son cher malade? Cela l'avait emplie de confusion, d'entendre Gilberte parler de lui, et elle n'osait plus dire le motif véritable de sa visite, la conscience désormais souffrante, répugnant à employer l'influence louche qu'elle lui croyait.

— Alors, répéta Gilberte, d'un air de malignité, c'est pour ce garçon que tu as besoin de nous?

Et, comme Henriette, acculée, parlait enfin de l'arrestation du père Fouchard:

— Mais, c'est vrai! Suis-je assez sotte! Moi qui en causais encore ce matin!… Oh! Ma chère, tu as bien fait de venir, il faut s'occuper de ton oncle tout de suite, parce que les derniers renseignements que j'ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire un exemple.

— Oui, j'ai songé à vous autres, continua Henriette d'une voix hésitante. J'ai pensé que tu me donnerais un bon conseil, que tu pourrais peut-être agir…

La jeune femme eut un bel éclat de rire.

— Es-tu bête, je vais faire relâcher ton oncle avant trois jours!… On ne t'a donc pas dit que j'ai ici, dans la maison, un capitaine Prussien qui fait tout ce que je veux? … Tu entends, ma chère, il n'a rien à me refuser!

Et elle riait plus fort, simplement écervelée dans son triomphe de coquette, tenant les deux mains de son amie, qu'elle caressait, et qui ne trouvait pas de remerciements, pleine de malaise, tourmentée de la crainte que ce ne fût là un aveu. Quelle sérénité, quelle gaieté fraîche pourtant!

— Laisse-moi faire, je te renverrai contente ce soir.

Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Henriette resta surprise de la délicate beauté d'Edmond, qu'elle ne connaissait pas. Il la ravissait comme une jolie chose. Était-ce possible que ce garçon se fût battu et qu'on eût osé lui casser le bras? La légende de sa grande bravoure achevait de le rendre charmant, et Delaherche, qui avait accueilli Henriette en homme heureux de voir une figure nouvelle, ne cessa, pendant qu'on servait des côtelettes et des pommes de terre en robe de chambre, de faire l'éloge de son secrétaire, aussi actif et bien élevé qu'il était beau. Le déjeuner, ainsi à quatre, dans la salle à manger bien chaude, prit le tour d'une intimité délicieuse.

— Et c'est pour nous intéresser au sort du père Fouchard que vous êtes venue? reprit le fabricant. Çà m'ennuie beaucoup d'être forcé de partir ce soir… Mais ma femme va vous arranger ça, elle est irrésistible, elle obtient tout ce qu'elle veut.

Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie parfaite, simplement flatté de ce pouvoir dont il tirait lui-même quelque orgueil. Puis, brusquement:

— À propos, ma chère, Edmond ne t'a pas dit sa trouvaille?

— Non, quelle trouvaille? demanda gaiement Gilberte, en tournant vers le jeune sergent ses jolis yeux de caresse.

Mais celui-ci rougissait, comme sous l'excès du plaisir, chaque fois qu'une femme le regardait de la sorte.

— Mon Dieu! Madame, il ne s'agit simplement que de la vieille dentelle, que vous regrettiez de ne pas avoir, pour garnir votre peignoir mauve… J'ai eu hier la chance de découvrir cinq mètres d'ancien point de Bruges, vraiment très beau, et à bon compte. La marchande viendra vous les montrer tout à l'heure.

Elle fut ravie, elle l'aurait embrassé.

— Oh! Que vous êtes gentil, je vous récompenserai!

Puis, comme on servait encore une terrine de foies gras, achetée en Belgique, la conversation tourna, s'arrêta un instant au poisson de la Meuse qui mourait empoisonné, finit par tomber sur le danger de peste qui menaçait Sedan, au prochain dégel. En novembre, des cas d'épidémie s'étaient déjà déclarés. On avait eu beau, après la bataille, dépenser six mille francs pour balayer la ville, brûler en tas les sacs, les gibernes, tous les débris louches: les campagnes environnantes n'en soufflaient pas moins des odeurs nauséabondes, à la moindre humidité, tellement elles étaient gorgées de cadavres, à peine enfouis, mal recouverts de quelques centimètres de terre. Partout, des tombes bossuaient les champs, le sol se fendait sous la poussée intérieure, la putréfaction suintait et s'exhalait. Et l'on venait, les jours précédents, de découvrir un autre foyer d'infection, la Meuse, d'où l'on avait pourtant retiré déjà plus de douze cents corps de chevaux. L'opinion générale était qu'il n'y restait plus un cadavre humain, lorsqu'un garde champêtre, en regardant avec attention, à plus de deux mètres de profondeur, avait aperçu sous l'eau des blancheurs, qu'on aurait pris pour des pierres: c'étaient des lits de cadavres, des corps éventrés que le ballonnement, rendu impossible, n'avait pu ramener à la surface. Depuis près de quatre mois, ils séjournaient là, dans cette eau, parmi les herbes. Les coups de croc ramenaient des bras, des jambes, des têtes. Rien que la force du courant détachait et emportait parfois une main. L'eau se troublait, de grosses bulles de gaz montaient, crevaient à la surface, empestant l'air d'une odeur infecte.

— Cela va bien qu'il gèle, fit remarquer Delaherche. Mais, dès que la neige disparaîtra, il va falloir procéder à des recherches, désinfecter tout ça, autrement nous y resterions tous.

Et, sa femme l'ayant supplié en riant de passer à des sujets plus propres, pendant qu'on mangeait, il conclut simplement:

— Dame! Voilà le poisson de la Meuse compromis pour longtemps.

Mais on avait fini, on servait le café, quand la femme de chambre annonça que M de Gartlauben demandait la faveur d'entrer un instant. Ce fut un émoi, car il n'était jamais venu à cette heure, en plein jour. Tout de suite, Delaherche avait dit de l'introduire, voyant là une circonstance heureuse qui allait permettre de lui présenter Henriette. Et le capitaine, lorsqu'il aperçut une autre jeune femme, outra encore sa politesse. Il accepta même une tasse de café, qu'il buvait sans sucre, comme il avait vu beaucoup de personnes le boire, à Paris. D'ailleurs, s'il avait insisté pour être reçu, c'était uniquement dans le désir d'apprendre tout de suite à madame qu'il venait d'obtenir la grâce d'un de ses protégés, un malheureux ouvrier de la fabrique, emprisonné à la suite d'une rixe avec un soldat Prussien.

Alors, Gilberte profita de l'occasion pour parler du père
Fouchard.

— Capitaine, je vous présente une de mes plus chères amies… Elle désire se mettre sous votre protection, elle est la nièce du fermier qu'on a arrêté à Remilly, vous savez bien, à la suite de cette histoire de francs-tireurs.

— Ah! oui, l'affaire de l'espion, le malheureux qu'on a trouvé dans un sac… Oh! C'est grave, très grave! Je crains bien de ne rien pouvoir.

— Capitaine, vous me feriez tant de plaisir!

Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut une satisfaction béate, s'inclina d'un air de galante obéissance. Tout ce qu'elle voudrait!

— Monsieur, je vous en serai bien reconnaissante, articula avec peine Henriette, prise d'un insurmontable malaise, à la pensée soudaine de son mari, de son pauvre Weiss, fusillé là-bas, à Bazeilles.

Mais Edmond, qui s'en était allé discrètement, dès l'arrivée du capitaine, venait de reparaître, pour dire un mot à l'oreille de Gilberte. Elle se leva avec vivacité, conta l'histoire de la dentelle, que la marchande apportait; et elle suivit le jeune homme, en s'excusant. Alors, restée seule en compagnie des deux hommes, Henriette put s'isoler, assise dans une embrasure de fenêtre, tandis qu'ils continuaient de causer très haut.

— Capitaine, vous accepterez bien un petit verre… Voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce que je pense, parce que je connais la largeur de votre esprit. Eh bien! Je vous assure que votre préfet a tort de vouloir saigner encore la ville de ces quarante-deux mille francs… Songez donc au total de nos sacrifices, depuis le commencement. D'abord, à la veille de la bataille, toute une armée Française, épuisée, affamée. Ensuite, vous autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien que les passages de ces troupes, les réquisitions, les réparations, les dépenses de toute sorte nous ont coûté un million et demi. Mettez- en autant pour les ruines occasionnées par la bataille, les destructions, les incendies: ça fait trois millions. Enfin, j'évalue bien à deux millions la perte éprouvée par l'industrie et le commerce… Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Nous voilà au chiffre de cinq millions, pour une ville de treize mille habitants! Et vous nous demandez encore quarante-deux mille francs de contribution, je ne sais sous quel prétexte! Est-ce que c'est juste, est-ce que c'est raisonnable?

M de Gartlauben hochait la tête, se contentait de répondre:

— Que voulez-vous? C'est la guerre, c'est la guerre!

Et l'attente se prolongeait, les oreilles d'Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues et tristes pensées l'assoupissaient à demi, dans l'embrasure de la fenêtre, pendant que Delaherche donnait sa parole d'honneur que jamais Sedan n'aurait pu faire face à la crise, dans le manque total du numéraire, sans l'heureuse création d'une monnaie fiduciaire locale, du papier-Monnaie de la caisse du crédit industriel, qui avait sauvé la ville d'un désastre financier.

— Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de cognac.

Et il sauta à un autre sujet.

— Ce n'est pas la France qui a fait la guerre, c'est l'empire… Ah! l'empereur m'a bien trompé. Tout est fini avec lui, nous nous laisserions démembrer plutôt… Tenez! Un seul homme a vu clair en juillet, oui! Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers des capitales de l'Europe, est encore un grand acte de sagesse et de patriotisme. Tous les voeux des gens raisonnables l'accompagnent, puisse-t-il réussir!

D'un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé malséant, devant un Prussien, même sympathique, d'exprimer un désir de paix. Mais ce désir, il était ardemment en lui, comme au fond de toute l'ancienne bourgeoisie plébiscitaire et conservatrice. On allait être à bout de sang et d'argent, il fallait se rendre; et une sourde rancune contre Paris qui s'entêtait dans sa résistance, montait de toutes les provinces occupées. Aussi conclut-il à voix plus basse, faisant allusion aux proclamations enflammées de Gambetta:

— Non, non! Nous ne pouvons pas être avec les fous furieux. Ca devient du massacre… Moi, je suis avec Monsieur Thiers, qui veut les élections; et, quant à leur république, mon Dieu! Ce n'est pas elle qui me gêne, on la gardera s'il le faut, en attendant mieux.

Très poliment, M de Gartlauben continuait à hocher la tête d'un air d'approbation, en répétant:

— Sans doute, sans doute…

Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put rester davantage. C'était, en elle, une irritation sans cause précise, un besoin de ne plus être là; et elle se leva doucement, elle sortit, à la recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps attendre.

Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher, elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur la chaise longue, son amie en larmes, bouleversée par une émotion extraordinaire.

— Eh bien! Quoi donc? Que t'arrive-t-il?

Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se refusait à parler, envahie maintenant d'une confusion qui lui jetait tout le sang de son coeur au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans les bras grands ouverts, tendus vers elle:

— Oh! Ma chérie, si tu savais… Jamais je n'oserais te dire… Et pourtant je n'ai que toi, tu peux seule me donner peut-être un bon conseil…

Elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.

— J'étais avec Edmond… Alors, à l'instant, Madame Delaherche vient de me surprendre…

— Comment, de te surprendre?

— Oui, nous étions là, il me tenait, il m'embrassait…

Et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras tremblants, elle lui dit tout.

— Oh! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me ferait tant de peine!… Je sais bien, je t'avais juré que ça ne recommencerait jamais. Mais tu as vu Edmond, il est si brave, et il est si joli! Puis, songe donc, ce pauvre jeune homme, blessé, malade, loin de sa mère! Avec ça, il n'a jamais été riche, on a tout mangé chez lui, pour le faire instruire… Je t'assure, je n'ai pas pu refuser.

Henriette l'écoutait, effarée, ne revenant pas de sa surprise.

— Comment! C'était avec le petit sergent!… Mais, ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du Prussien!

Du coup, Gilberte se releva, s'essuya les yeux, protestant.

— La maîtresse du Prussien… Ah! non, par exemple! Il est affreux, il me répugne… Pour qui me prend-On? comment peut-on me croire capable d'une pareille infamie? Non, non, jamais! j'aimerais mieux mourir!

Dans sa révolte, elle était devenue grave, d'une beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait. Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse légèreté revinrent, au milieu d'un invincible rire.

— Ca, c'est vrai, je m'amuse de lui. Il m'adore, et je n'ai qu'à le regarder, pour qu'il obéisse… Si tu savais comme c'est drôle, de se moquer ainsi de ce gros homme, qui a toujours l'air de croire qu'on va enfin le récompenser!

— Mais c'est un jeu très dangereux, dit sérieusement Henriette.

— Crois-tu? Qu'est-ce que je risque? Lorsqu'il s'apercevra qu'il ne doit compter sur rien, il ne pourra que se fâcher et s'en aller… Et puis, non! jamais il ne s'en apercevra! Tu ne connais pas l'homme, il est de ceux avec lesquels les femmes vont aussi loin qu'elles veulent, sans danger. Pour ça, vois-tu, j'ai un sens qui m'a toujours avertie. Il a bien trop de vanité, jamais il n'admettra que je me sois moquée de lui… Et tout ce que je lui permettrai, ce sera d'emporter mon souvenir, avec la consolation de se dire qu'il a agi correctement, en galant homme qui a longtemps habité Paris.

Elle s'égayait, elle ajouta:

— En attendant, il va faire remettre en liberté l'oncle Fouchard, et il n'aura pour sa peine qu'une tasse de thé, sucrée de ma main.

Mais, tout d'un coup, elle revint à ses craintes, à l'effroi d'avoir été surprise. Des larmes reparurent au bord de ses paupières.

— Mon Dieu! Et Madame Delaherche? … Que va-t-il se passer? Elle ne m'aime guère, elle est capable de tout dire à mon mari.

Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya les yeux de son amie, elle la força de réparer le désordre de ses vêtements.

— Écoute, ma chère, je n'ai pas la force de te gronder, et pourtant tu sais si je te blâme! Mais on m'avait fait une telle peur avec ton Prussien, j'ai redouté des choses si laides, que l'autre histoire, ma foi! Est un soulagement… Calme-toi, tout peut s'arranger.

C'était fort sage, d'autant plus que Delaherche, presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua qu'il venait d'envoyer chercher la voiture qui devait le conduire en Belgique, décidé à prendre le train pour Bruxelles, le soir même. Il voulait donc faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers Henriette:

— Soyez tranquille, Monsieur de Gartlauben, en me quittant, m'a promis de s'occuper de votre oncle; et, quand je ne serai plus là, ma femme fera le reste.

Depuis que Madame Delaherche était entrée, Gilberte ne la quittait pas des yeux, le coeur serré d'angoisse. Allait-elle parler, dire ce qu'elle venait de voir, empêcher son fils de partir? La vieille dame, silencieuse, avait, dès la porte, fixé, elle aussi, les regards sur sa belle-fille. Dans son rigorisme, elle éprouvait sans doute le soulagement qui avait rendu Henriette tolérante. Mon Dieu! Puisque c'était avec ce jeune homme, ce Français qui s'était battu si bravement, ne devait-elle pas pardonner, comme elle avait pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin? Ses yeux s'adoucirent, elle détourna la tête. Son fils pouvait s'absenter, Edmond protégerait Gilberte contre le Prussien. Elle eut même un faible sourire, elle qui ne s'était pas égayée depuis la bonne nouvelle de Coulmiers.

— Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais tes affaires et reviens-nous vite.

Et elle s'en alla, elle rentra lentement, de l'autre côté du palier, dans la chambre murée, où le colonel, de son air de stupeur, regardait l'ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui tombait de la lampe.

Le soir même, Henriette retourna à Remilly; et, trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un matin, le père Fouchard rentrer à la ferme tranquillement, comme s'il revenait à pied de conclure un marché dans le voisinage. Il s'assit, il mangea un morceau de pain, avec du fromage. Puis, à toutes les questions, il répondit sans hâte, de l'air d'un homme qui n'avait jamais eu peur. Pourquoi donc l'aurait-on retenu? Il n'avait rien fait de mal. Ce n'était pas lui qui avait tué le Prussien, n'est-ce pas? Alors, il s'était contenté de dire aux autorités: «cherchez, moi je ne sais rien.» et il avait bien fallu le lâcher, ainsi que le maire, puisqu'on n'avait pas de preuves contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et goguenard luisaient, dans sa joie muette d'avoir roulé tous ces sales bougres, dont il commençait à avoir assez, à présent qu'ils le chicanaient sur la qualité de sa viande.

Décembre s'acheva, Jean voulut partir. Maintenant, sa jambe était solide, le docteur déclarait qu'il pouvait aller se battre. Et ce fut, pour Henriette, une grande peine, qu'elle s'efforça de cacher. Depuis la désastreuse bataille de Champigny, aucune nouvelle de Paris ne leur était venue. Ils savaient simplement que le régiment de Maurice, exposé à un feu terrible, avait perdu beaucoup d'hommes. Puis, toujours ce grand silence, aucune lettre, jamais la moindre ligne pour eux, lorsqu'il savait que des familles de Raucourt et de Sedan avaient reçu des dépêches, par des voies détournées. Peut-être le pigeon qui portait les nouvelles si ardemment attendues, avait-il rencontré quelque épervier vorace; ou peut-être était-il tombé, à la lisière d'un bois, traversé par la balle d'un Prussien. Mais, surtout, ce qui les hantait, c'était la crainte que Maurice ne fût mort. Ce silence de la grande ville, là-bas, muette sous l'étreinte de l'investissement, était devenu, dans l'angoisse de leur attente, un silence de tombe. Ils avaient perdu l'espoir de rien apprendre, et, lorsque Jean exprima sa volonté formelle de partir, Henriette n'eut que cette plainte sourde:

— Mon Dieu! C'est donc fini, je vais donc rester seule!

Le désir de Jean était d'aller rejoindre l'armée du nord, que le général Faidherbe venait de reconstituer. Depuis que le corps du général de Manteuffel avait poussé jusqu'à Dieppe, cette armée défendait trois départements séparés du reste de la France, le nord, le Pas-De-calais et la Somme; et le projet de Jean, d'une exécution facile, était simplement de gagner Bouillon, puis de faire le tour par la Belgique. Il savait qu'on achevait de former le 23e corps, avec tous les anciens soldats de Sedan et de Metz qu'on pouvait rallier. Il entendait dire que le général Faidherbe reprenait l'offensive, et il fixa définitivement son départ au dimanche suivant, lorsqu'il apprit la bataille de Pont-Noyelle, cette bataille au résultat indécis, que les Français avaient failli gagner.

Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le conduire à Bouillon, dans son cabriolet. Il était d'un courage, d'une bonté inépuisables. À Raucourt, que ravageait le typhus, apporté par les Bavarois, il avait des malades dans toutes les maisons, en dehors des deux ambulances qu'il visitait, celle de Raucourt même et celle de Remilly. Son ardent patriotisme, son besoin de protester contre les inutiles violences, l'avaient deux fois fait arrêter, puis relâcher par les Prussiens. Aussi riait-il d'un bon rire, le matin où il arriva avec sa voiture, pour prendre Jean, heureux de faire échapper un autre de ces vaincus de Sedan, tout ce pauvre et brave monde, comme il disait, qu'il soignait, qu'il aidait de sa bourse. Jean, qui souffrait de la question d'argent, sachant Henriette pauvre, avait accepté les cinquante francs que le docteur lui offrait pour son voyage.

Le père Fouchard, pour les adieux, fit bien les choses. Il envoya Silvine chercher deux bouteilles de vin, il voulut que tout le monde bût un verre à l'extermination des allemands. Lui, gros monsieur désormais, tenait son magot, caché quelque part; et, tranquille depuis que les francs-tireurs des bois de Dieulet avaient disparu, traqués comme des fauves, il n'avait plus que le désir de jouir de la paix prochaine, lorsqu'elle serait conclue. Même, dans un accès de générosité, il venait de donner des gages à Prosper, pour l'attacher à la ferme, que le garçon, d'ailleurs, n'avait pas l'envie de quitter. Il trinqua avec Prosper, il voulut trinquer aussi avec Silvine, dont il avait eu un instant l'idée de faire sa femme, tant il la voyait sage, tout entière à sa besogne; mais à quoi bon? Il sentait bien qu'elle ne se dérangerait plus, qu'elle serait encore là, lorsque Charlot, grandi, partirait comme soldat à son tour. Et, quand il eut trinqué avec le docteur, avec Henriette, avec Jean, il s'écria:

— À la santé de tous! Que chacun fasse son affaire et ne se porte pas plus mal que moi!

Henriette avait absolument voulu accompagner Jean jusqu'à Sedan. Il était en bourgeois, avec un paletot et un chapeau rond, prêtés par le docteur. Ce jour-là, le soleil luisait sur la neige, par le grand froid terrible. On ne devait que traverser la ville; mais, lorsque Jean sut que son colonel était toujours chez les Delaherche, une grande envie lui vint d'aller le saluer; et, en même temps, il remercierait le fabricant de ses bontés. Ce fut sa dernière douleur, dans cette ville de désastre et de deuil. Comme ils arrivaient à la fabrique de la rue Maqua, une fin tragique y bouleversait la maison. Gilberte s'effarait, Madame Delaherche pleurait de grosses larmes silencieuses, tandis que son fils, remonté de ses ateliers, où le travail avait un peu repris, poussait des exclamations de surprise. On venait de trouver le colonel, sur le parquet de sa chambre, tombé comme une masse, mort. L'éternelle lampe brûlait seule, dans la pièce close. Appelé en hâte, un médecin n'avait pas compris, ne découvrant aucune cause probable, ni anévrisme, ni congestion. Le colonel était mort, foudroyé, sans qu'on sût d'où était venue la foudre; et, le lendemain seulement, on ramassa un morceau de vieux journal, qui avait servi de couverture à un livre, et où se trouvait le récit de la reddition de Metz.

— Ma chère, dit Gilberte à Henriette, Monsieur de Gartlauben, tout à l'heure, en descendant l'escalier, a ôté son chapeau devant la porte de la pièce où repose le corps de mon oncle… C'est Edmond qui l'a vu, et, n'est-ce pas? C'est un homme décidément très bien.

Jamais encore Jean n'avait embrassé Henriette. Avant de remonter dans le cabriolet, avec le docteur, il voulut la remercier de ses bons soins, de l'avoir soigné et aimé comme un frère. Mais il ne trouva pas les mots, il ouvrit les bras, il l'embrassa en sanglotant. Elle était éperdue, elle lui rendit son baiser. Quand le cheval partit, il se retourna, leurs mains s'agitèrent, tandis qu'ils répétaient d'une voix bégayante:

— Adieu! Adieu!

Cette nuit-là, Henriette, rentrée à Remilly, était de service à l'ambulance. Pendant sa longue veillée, elle fut encore prise d'une affreuse crise de larmes, et elle pleura, elle pleura infiniment, en étouffant sa peine entre ses deux mains jointes.

VII

Au lendemain de Sedan, les deux armées allemandes s'étaient remises à rouler leurs flots d'hommes vers Paris, l'armée de la Meuse arrivait au nord par la vallée de la Marne, tandis que l'armée du prince royal de Prusse, après avoir passé la Seine à Villeneuve-Saint-Georges, se dirigeait sur Versailles, en contournant la ville au sud. Et, ce tiède matin de septembre, quand le général Ducrot, auquel on avait confié le 14e corps, à peine formé, résolut d'attaquer cette dernière, pendant sa marche de flanc, Maurice qui campait dans les bois, à gauche de Meudon, avec son nouveau régiment, le 115e, ne reçut l'ordre de marcher que lorsque le désastre était déjà certain. Quelques obus avaient suffi, une effroyable panique s'était déclarée dans un bataillon de zouaves composé de recrues, le reste des troupes venait d'être emporté, au milieu d'une débandade telle, que ce galop de déroute ne s'arrêta que derrière les remparts, dans Paris, où l'alarme fut immense. Toutes les positions en avant des forts du sud étaient perdues; et, le soir même, le dernier fil qui reliait la ville à la France, le télégraphe du chemin de fer de l'ouest, fut coupé. Paris était séparé du monde.

Ce fut, pour Maurice, une soirée d'affreuse tristesse. Si les allemands avaient osé, ils auraient campé la nuit sur la place du Carrousel. Mais c'étaient des gens d'absolue prudence, résolus à un siège classique, ayant réglé déjà les points exacts de l'investissement, le cordon de l'armée de la Meuse au nord, de Croissy à la Marne, en passant par Épinay, l'autre cordon de la troisième armée au midi, de Chennevières à Châtillon et à Bougival, pendant que le grand quartier Prussien, le roi Guillaume, M De Bismarck et le général de Moltke régnaient à Versailles. Ce blocus géant, auquel on ne croyait pas, était un fait accompli. Cette ville, avec son enceinte bastionnée de huit lieues et demie de tour, avec ses quinze forts et ses six redoutes détachées, allait se trouver comme en prison. Et l'armée de défense ne comptait que le 13e corps, sauvé et ramené par le général Vinoy, le 14e en voie de formation, confié au général Ducrot, réunissant à eux deux un effectif de quatre-vingt mille soldats, auxquels il fallait ajouter les quatorze mille hommes de la marine, les quinze mille des corps francs, les cent quinze mille de la garde mobile, sans parler des trois cent mille gardes nationaux, répartis dans les neuf secteurs des remparts. S'il y avait là tout un peuple, les soldats aguerris et disciplinés manquaient. On équipait les hommes, on les exerçait, Paris n'était plus qu'un immense camp retranché. Les préparatifs de défense s'enfiévraient d'heure en heure, les routes coupées, les maisons de la zone militaire rasées, les deux cents canons de gros calibre et les deux mille cinq cents autres pièces utilisées, d'autres canons fondus, tout un arsenal sortant du sol, sous le grand effort patriotique du ministre Dorian. Après la rupture des négociations de Ferrières, lorsque Jules Favre eut fait connaître les exigences de M De Bismarck, la cession de l'Alsace, la garnison de Strasbourg prisonnière, trois milliards d'indemnité, un cri de colère s'éleva, la continuation de la guerre, la résistance fut acclamée, comme une condition indispensable à la vie de la France. Même sans espoir de vaincre, Paris devait se défendre, pour que la patrie vécût.

Un dimanche de la fin septembre, Maurice fut envoyé en corvée, à l'autre bout de la ville, et les rues qu'il suivit, les places qu'il traversa, l'emplirent d'une nouvelle espérance. Depuis la déroute de Châtillon, il lui semblait que les coeurs s'étaient haussés pour la grande besogne. Ah! ce Paris qu'il avait connu si âpre à jouir, si près des dernières fautes, il le retrouvait simple, d'une bravoure gaie, ayant accepté tous les sacrifices. On ne rencontrait que des uniformes, les plus désintéressés portaient un képi de garde national. Comme une horloge géante dont le ressort éclate, la vie sociale s'était arrêtée brusquement, l'industrie, le commerce, les affaires; et il ne restait qu'une passion, la volonté de vaincre, l'unique sujet dont on parlait, qui enflammait les coeurs et les têtes, dans les réunions publiques, pendant les veillées des corps de garde, parmi les continuels attroupements de foule barrant les trottoirs. Ainsi mises en commun, les illusions emportaient les âmes, une tension jetait ce peuple au danger des folies généreuses. C'était déjà toute une crise de nervosité maladive qui se déclarait, une épidémique fièvre exagérant la peur comme la confiance, lâchant la bête humaine débridée, au moindre souffle. Et Maurice assista, rue des martyrs, à une scène qui le passionna: tout un assaut, une bande furieuse se ruant contre une maison dont on avait vu une des fenêtres hautes, la nuit entière, éclairée d'une vive clarté de lampe, un évident signal aux Prussiens de Bellevue, par-dessus Paris. Des bourgeois hantés vivaient sur leurs toits, pour surveiller les environs. La veille, on avait voulu noyer dans le bassin des Tuileries un misérable qui consultait un plan de la ville, ouvert sur un banc.

Cette maladie du soupçon, Maurice, autrefois d'esprit si dégagé, venait de la contracter lui aussi, dans l'ébranlement de tout ce qu'il avait cru jusque-là. Il ne désespérait plus, comme au soir de la panique de Châtillon, anxieux de savoir si l'armée Française retrouverait jamais la virilité de se battre: la sortie du 30 septembre sur L'Hay et Chevilly, celle du 13 octobre où les mobiles avaient enlevé Bagneux, enfin celle du 21 octobre, dans laquelle son régiment s'était emparé un instant du parc de la Malmaison, lui avaient rendu toute sa foi, cette flamme de l'espoir qu'une étincelle suffisait à rallumer et qui le consumait. Si les Prussiens l'avaient arrêtée sur tous les points, l'armée ne s'en était pas moins bravement battue, elle pouvait vaincre encore. Mais la souffrance de Maurice venait de ce grand Paris, qui sautait de l'illusion extrême au pire découragement, hanté par la peur de la trahison, dans son besoin de victoire. Est-ce qu'après l'empereur et le maréchal De Mac-Mahon, le général Trochu, le général Ducrot n'allaient pas être les chefs médiocres, les ouvriers inconscients de la défaite? Le même mouvement qui avait emporté l'empire, menaçait d'emporter le gouvernement de la défense nationale, toute une impatience des violents à prendre le pouvoir, pour sauver la France. Déjà, Jules Favre et les autres membres étaient plus impopulaires que les anciens ministres tombés de Napoléon III. Puisqu'ils ne voulaient pas battre les Prussiens, ils n'avaient qu'à céder la place à d'autres, aux révolutionnaires certains de vaincre, en décrétant la levée en masse, en accueillant les inventeurs qui offraient de miner la banlieue ou d'anéantir l'ennemi sous une pluie nouvelle de feu grégeois.

À la veille du 31 octobre, Maurice fut ainsi ravagé par ce mal de la défiance et du rêve. Il acceptait maintenant des imaginations dont il aurait souri autrefois. Pourquoi pas? est-ce que l'imbécillité et le crime n'étaient pas sans bornes? est-ce que le miracle ne devenait pas possible, au milieu des catastrophes qui bouleversaient le monde? Il avait toute une longue rancune amassée, depuis l'heure où il avait appris Froeschwiller, là-bas, devant Mulhouse; il saignait de Sedan, ainsi que d'une plaie vive, toujours irritée, que le moindre revers suffisait à rouvrir; il gardait l'ébranlement de chacune des défaites, le corps appauvri, la tête affaiblie par une si longue suite de jours sans pain, de nuits sans sommeil, jeté dans l'effarement de cette existence de cauchemars, ne sachant même plus s'il vivait; et l'idée que tant de souffrances aboutiraient à une catastrophe nouvelle, irrémédiable, l'affolait, faisait de ce lettré un être d'instinct, retourné à l'enfance, sans cesse emporté par l'émotion du moment. Tout, la destruction, l'extermination plutôt que de donner un sou de la fortune, un pouce du territoire de la France! En lui, s'achevait l'évolution qui, sous le coup des premières batailles perdues, avait détruit la légende napoléonienne, le bonapartisme sentimental qu'il devait aux récits épiques de son grand-père. Déjà même, il n'en était plus à la république théorique et sage, il versait dans les violences révolutionnaires, croyait à la nécessité de la terreur, pour balayer les incapables et les traîtres, en train d'égorger la patrie. Aussi, le 31 octobre, fut- il de coeur avec les émeutiers, lorsque les nouvelles désastreuses se succédèrent coup sur coup: la perte du Bourget, si vaillamment conquis par les volontaires de la presse, dans la nuit du 27 au 28; l'arrivée de M Thiers à Versailles, de retour de son voyage au travers des capitales de l'Europe, d'où il revenait, disait-on, pour traiter au nom de Napoléon III; enfin, la reddition de Metz, dont il apportait l'effroyable certitude, au milieu des bruits vagues qui couraient déjà, le dernier coup de massue, un autre Sedan, d'une honte plus grande. Et, le lendemain, quand il apprit les événements de l'Hôtel de Ville, les émeutiers vainqueurs un instant, les membres du gouvernement de la défense nationale prisonniers jusqu'à quatre heures du matin, sauvés seulement alors par un revirement de la population, exaspérée contre eux d'abord, inquiète ensuite, à la pensée de l'insurrection victorieuse, il regretta cet avortement, cette commune, d'où le salut serait venu peut-être, l'appel aux armes, la patrie en danger, tous les classiques souvenirs d'un peuple libre qui ne veut pas mourir. M Thiers n'osa même pas entrer dans Paris, et l'on fut sur le point d'illuminer, après la rupture des négociations.

Alors, le mois de novembre se passa dans une impatience fiévreuse. De petits combats eurent lieu, auxquels Maurice ne prit aucune part. Il bivouaquait maintenant du côté de Saint-ouen, il s'échappait à chaque occasion, dévoré d'un continuel besoin de nouvelles. Comme lui, Paris attendait, anxieux. L'élection des maires semblait avoir apaisé les passions politiques; mais presque tous les élus appartenaient aux partis extrêmes, il y avait là, pour l'avenir, un symptôme redoutable. Et ce que Paris attendait, dans cette accalmie, c'était la grande sortie tant réclamée, la victoire, la délivrance. Cela, de nouveau, ne faisait aucun doute: on culbuterait les Prussiens, on leur passerait sur le ventre. Des préparatifs étaient faits dans la presqu'île de Gennevilliers, le point jugé le plus favorable pour une trouée. Puis, un matin, on eut la joie folle des bonnes nouvelles de Coulmiers, Orléans repris, l'armée de la Loire en marche, déjà campée à étampes, disait-on. Tout fut changé, il ne s'agissait plus que d'aller lui donner la main, de l'autre côté de la Marne. On avait réorganisé les forces militaires, créé trois armées, l'une composée des bataillons de la garde nationale, sous les ordres du général Clément Thomas, l'autre formée des 13e et 14e corps, augmentée des meilleurs éléments pris un peu partout, que le général Ducrot devait conduire à la grande attaque, l'autre enfin, la troisième, l'armée de réserve, faite uniquement de garde mobile et confiée au général Vinoy. Et une foi absolue soulevait Maurice, quand, le 28 novembre, il vint coucher dans le bois de Vincennes, avec le 115e. Les trois corps de la deuxième armée étaient là, on racontait que le rendez-vous, donné à l'armée de la Loire, était pour le lendemain, à Fontainebleau. Puis, tout de suite, ce furent les malchances, les fautes habituelles, une crue subite qui empêcha de jeter les ponts de bateaux, des ordres fâcheux qui attardèrent les mouvements. La nuit suivante, le 115e, un des premiers, passa la rivière; et, dès dix heures, sous un feu effroyable, Maurice pénétra dans le village de Champigny. Il était comme fou, son chassepot lui brûlait les doigts, malgré le froid terrible. Son unique vouloir, depuis qu'il marchait, était d'aller ainsi en avant, toujours, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les camarades de la province, là-bas. Mais, en face de Champigny et de Bry, l'armée venait de se heurter contre les murs des parcs de Coeuilly et de Villiers, des murs d'un demi-kilomètre, dont les Prussiens avaient fait des forteresses imprenables. C'était la borne, où tous les courages échouèrent. Dès lors, il n'y eut plus qu'hésitation et recul, le troisième corps s'était attardé, le premier et le deuxième, immobilisés déjà, défendirent deux jours Champigny, qu'ils durent abandonner dans la nuit du 2 décembre, après leur stérile victoire. Cette nuit-là, toute l'armée revint camper sous les arbres du bois de Vincennes, blancs de givre; et Maurice, les pieds morts, la face contre la terre glacée, pleura.

Ah! les mornes et tristes journées, après l'avortement de cet immense effort! La grande sortie, préparée depuis si longtemps, la poussée irrésistible qui devait délivrer Paris, venait d'échouer; et, trois jours plus tard, une lettre du général de Moltke annonçait que l'armée de la Loire, battue, avait de nouveau abandonné Orléans. C'était le cercle qui se resserrait plus étroit, impossible désormais à rompre. Mais Paris, dans sa fièvre de désespoir, semblait trouver des forces nouvelles de résistance. Les menaces de famine commençaient. Dès le milieu d'octobre, on avait rationné la viande. En décembre, il ne restait pas une bête des grands troupeaux de boeufs et de moutons lâchés au travers du bois de Boulogne, dans la poussière de leur piétinement continu, et l'on s'était mis à abattre les chevaux. Les provisions, plus tard les réquisitions de farine et de blé devaient donner quatre mois de pain. Quand les farines s'étaient épuisées, il avait fallu construire des moulins dans les gares. Le combustible aussi manquait, on le réservait pour moudre les grains, cuire le pain, fabriquer les armes. Et Paris, sans gaz, éclairé par de rares lampes à pétrole, Paris grelottant sous son manteau de glace, Paris à qui on rationnait son pain noir et sa viande de cheval, espérait quand même, parlait de Faidherbe au nord, de Chanzy sur la Loire, de Bourbaki dans l'est, comme si quelque prodige allait les amener victorieux sous les murs. Devant les boulangeries et les boucheries, les longues queues qui attendaient, dans la neige, s'égayaient encore parfois, à la nouvelle de grandes victoires imaginaires. Après l'abattement de chaque défaite, l'illusion tenace renaissait, flambait plus haute, parmi cette foule hallucinée de souffrance et de faim. Sur la place du Château- D'eau, un soldat ayant parlé de se rendre, les passants avaient failli le massacrer. Tandis que l'armée, à bout de courage et sentant venir la fin, demandait la paix, la population réclamait encore la sortie en masse, la sortie torrentielle, le peuple entier, les femmes, les enfants eux-mêmes, se ruant sur les Prussiens, en un fleuve débordé qui renverse et emporte tout.

Et Maurice s'isolait de ses camarades, avait une haine grandissante contre son métier de soldat, qui le parquait à l'abri du Mont-Valérien, oisif et inutile. Aussi faisait-il naître les occasions, s'échappant avec plus de hâte pour venir dans ce Paris, où était son coeur. Il ne se trouvait à l'aise qu'au milieu de la foule, il voulait se forcer à espérer comme elle. Souvent, il allait voir partir les ballons, qui, tous les deux jours, s'enlevaient de la gare du nord, emportant des pigeons voyageurs et des dépêches. Dans le triste ciel d'hiver, les ballons montaient, disparaissaient; et les coeurs se serraient d'angoisse, lorsque le vent les poussait vers l'Allemagne. Beaucoup devaient s'être perdus. Lui-même avait écrit deux fois à sa soeur Henriette, sans savoir si elle recevait ses lettres. Le souvenir de sa soeur, le souvenir de Jean, étaient si reculés, là-bas, au fond de ce vaste monde d'où rien n'arrivait plus, qu'il songeait rarement à eux, comme à des affections laissées dans une autre existence. Son être était trop plein de la continuelle tempête d'abattement et d'exaltation où il vivait. Puis, dès les premiers jours de janvier, ce fut une autre colère qui le souleva, celle du bombardement des quartiers de la rive gauche. Il avait fini par attribuer à des raisons d'humanité les retards des Prussiens, dus simplement à des difficultés d'installation. Maintenant qu'un obus avait tué deux petites filles au Val-De-Grâce, il était plein d'un mépris furieux contre ces barbares qui assassinaient les enfants, qui menaçaient de brûler les musées et les bibliothèques. D'ailleurs, après les premiers jours d'effroi, Paris reprenait sous les bombes sa vie d'héroïque entêtement.

Depuis l'échec de Champigny, il n'y avait plus eu qu'une nouvelle tentative malheureuse, du côté du Bourget; et, le soir où, sous le feu des grosses pièces battant les forts, le plateau d'Avron dut être évacué, Maurice partagea l'irritation dont la violence gagna toute la ville. Le souffle d'impopularité croissante qui menaçait d'emporter le général Trochu et le gouvernement de la défense nationale, en fut accru, au point de les forcer à tenter un suprême et inutile effort. Pourquoi refusaient-ils de mener au feu les trois cent mille gardes nationaux, qui ne cessaient de s'offrir, de réclamer leur part au danger? C'était la sortie torrentielle qu'on exigeait depuis le premier jour, Paris rompant ses digues, noyant les Prussiens sous le flot colossal de son peuple. Il fallut bien céder à ce voeu de bravoure, malgré la certitude d'une nouvelle défaite; mais, pour restreindre le massacre, on se contenta d'employer, avec l'armée active, les cinquante-Neuf bataillons de la garde nationale mobilisée. Et, la veille du 19 janvier, ce fut comme une fête: une foule énorme, sur les boulevards et dans les Champs-Élysées, regarda défiler les régiments, qui, musique en tête, chantaient des chants patriotiques. Des enfants, des femmes les accompagnaient, des hommes montaient sur les bancs pour leur crier des souhaits enflammés de victoire. Puis, le lendemain, la population entière se porta vers l'arc de triomphe, une folie d'espoir l'envahit, lorsque, le matin, arriva la nouvelle de l'occupation de Montretout. Des récits épiques couraient sur l'élan irrésistible de la garde nationale, les Prussiens étaient culbutés, Versailles allait être pris avant le soir. Aussi quel effondrement, à la nuit tombante, quand l'échec inévitable fut connu! Tandis que la colonne de gauche occupait Montretout, celle du centre, qui avait franchi le mur du parc de Buzenval, se brisait contre un second mur intérieur. Le dégel était venu, une petite pluie persistante avait détrempé les routes, et les canons, ces canons fondus à l'aide de souscriptions, dans lesquels Paris avait mis de son âme, ne purent arriver. À droite, la colonne du général Ducrot, engagée trop tard, restait en arrière. On était au bout de l'effort, le général Trochu dut donner l'ordre d'une retraite générale. On abandonna Montretout, on abandonna Saint-cloud, que les Prussiens incendièrent. Et, dès que la nuit fut noire, il n'y eut plus, à l'horizon de Paris, que cet incendie immense.

Cette fois, Maurice lui-même sentit que c'était la fin. Durant quatre heures, sous le terrible feu des retranchements Prussiens, il était resté dans le parc de Buzenval, avec des gardes nationaux; et, les jours suivants, quand il fut rentré, il exalta leur courage. La garde nationale s'était en effet bravement conduite. Dès lors, la défaite ne venait-elle pas forcément de l'imbécillité et de la trahison des chefs? Rue de Rivoli, il rencontra des attroupements qui criaient: «À bas Trochu! vive la Commune!» c'était le réveil de la passion révolutionnaire, une nouvelle poussée d'opinion, si inquiétante, que le gouvernement de la défense nationale, pour ne pas être emporté, crut devoir forcer le général Trochu à se démettre, et le remplaça par le général Vinoy. Ce jour même, dans une réunion publique de Belleville, où il était entré, Maurice entendit réclamer de nouveau l'attaque en masse. L'idée était folle, il le savait, et son coeur battit pourtant, devant cette obstination à vaincre. Quand tout est fini, ne reste-t-il pas à tenter le miracle? La nuit entière, il rêva de prodiges.

Huit longs jours encore s'écoulèrent. Paris agonisait, sans une plainte. Les boutiques ne s'ouvraient plus, les rares passants ne rencontraient plus de voitures, dans les rues désertes. On avait mangé quarante mille chevaux, on en était arrivé à payer très cher les chiens, les chats et les rats. Depuis que le blé manquait, le pain, fait de riz et d'avoine, était un pain noir, visqueux, d'une digestion difficile; et, pour en obtenir les trois cents grammes du rationnement, les queues interminables, devant les boulangeries, devenaient mortelles. Ah! ces douloureuses stations du siège, ces pauvres femmes grelottantes sous les averses, les pieds dans la boue glacée, toute la misère héroïque de la grande ville qui ne voulait pas se rendre! La mortalité avait triplé, les théâtres étaient transformés en ambulances. Dès la nuit, les anciens quartiers luxueux tombaient à une paix morne, à des ténèbres profondes, pareils à des faubourgs de cité maudite, ravagée par la peste. Et, dans ce silence, dans cette obscurité, on n'entendait que le fracas continu du bombardement, on ne voyait que les éclairs des canons, qui embrasaient le ciel d'hiver.

Tout d'un coup, le 29 janvier, Paris sut que, depuis l'avant- veille, Jules Favre traitait avec M De Bismarck, pour obtenir un armistice; et, en même temps, il apprenait qu'il n'y avait plus que dix jours de pain, à peine le temps de ravitailler la ville. C'était la capitulation brutale qui s'imposait. Paris, morne, dans la stupeur de la vérité qu'on lui disait enfin, laissa faire. Ce même jour, à minuit, le dernier coup de canon fut tiré. Puis, le 29, lorsque les allemands eurent occupé les forts, Maurice revint camper, avec le 115e, du côté de Montrouge, en dedans des fortifications. Et alors commença pour lui une existence vague, pleine de paresse et de fièvre. La discipline s'était fort relâchée, les soldats se débandaient, attendaient en flânant d'être renvoyés chez eux. Mais lui restait éperdu, d'une nervosité ombrageuse, d'une inquiétude qui se tournait en exaspération, au moindre heurt. Il lisait avidement les journaux révolutionnaires, et cet armistice de trois semaines, uniquement conclu pour permettre à la France de nommer une assemblée qui déciderait de la paix, lui semblait un piège, une trahison dernière. Même si Paris se trouvait forcé de capituler, il était, avec Gambetta, pour la continuation de la guerre sur la Loire et dans le nord. Le désastre de l'armée de l'est, oubliée, forcée de passer en Suisse, l'enragea. Ensuite, ce furent les élections qui achevèrent de l'affoler: c'était bien ce qu'il avait prévu, la province poltronne, irritée de la résistance de Paris, voulant la paix quand même, ramenant la monarchie, sous les canons encore braqués des Prussiens. Après les premières séances de Bordeaux, Thiers, élu dans vingt-six départements, acclamé chef du pouvoir exécutif, devint à ses yeux le monstre, l'homme de tous les mensonges et de tous les crimes. Et il ne décoléra plus, cette paix conclue par une assemblée monarchique lui paraissait le comble de la honte, il délirait à la seule idée des dures conditions, l'indemnité des cinq milliards, Metz livrée, l'Alsace abandonnée, l'or et le sang de la France coulant par cette plaie, ouverte à son flanc, inguérissable.

Alors, dans les derniers jours de février, Maurice se décida à déserter. Un article du traité disait que les soldats campés à Paris seraient désarmés et renvoyés chez eux. Il n'attendit pas, il lui semblait que son coeur serait arraché, s'il quittait le pavé de ce Paris glorieux, que la faim seule avait pu réduire; et il disparut, il loua, rue des Orties, en haut de la butte des moulins, dans une maison à six étages, une étroite chambre meublée, une sorte de belvédère, d'où l'on voyait la mer sans bornes des toitures, depuis les Tuileries jusqu'à la bastille. Un ancien camarade de la faculté de droit lui avait prêté cent francs. D'ailleurs, dès qu'il fut installé, il se fit inscrire dans un bataillon de la garde nationale, et les trente sous de la paye devaient lui suffire. La pensée d'une existence tranquille, égoïste, en province, lui faisait horreur. Même les lettres qu'il recevait de sa soeur Henriette, à laquelle il avait écrit, dès le lendemain de l'armistice, le fâchaient, avec leurs supplications, leur désir ardent de le voir venir se reposer à Remilly. Il refusait, il irait plus tard, lorsque les Prussiens ne seraient plus là.

Et la vie de Maurice vagabonda, oisive, dans une fièvre grandissante. Il ne souffrait plus de la faim, il avait dévoré le premier pain blanc avec délices. Paris, alcoolisé, où n'avait manqué ni l'eau-de-vie ni le vin, vivait grassement à cette heure, tombait à une ivrognerie continue. Mais c'était la prison toujours, les portes gardées par les allemands, une complication de formalités qui empêchait de sortir. La vie sociale n'avait pas repris, aucun travail, aucune affaire encore; et il y avait là tout un peuple dans l'attente, ne faisant rien, finissant de se détraquer, au clair soleil du printemps naissant. Pendant le siège, au moins, le service militaire fatiguait les membres, occupait la tête; tandis que, maintenant, la population avait glissé d'un coup à une vie d'absolue paresse, dans l'isolement où elle demeurait du monde entier. Lui, comme les autres, flânait du matin au soir, respirait l'air vicié par tous les germes de folie qui, depuis des mois, montaient de la foule. La liberté illimitée, dont on jouissait, achevait de tout détruire. Il lisait les journaux, fréquentait les réunions publiques, haussait parfois les épaules aux âneries trop fortes, rentrait quand même le cerveau hanté de violences, prêt aux actes désespérés, pour la défense de ce qu'il croyait être la vérité et la justice. Et, de sa petite chambre, d'où il dominait la ville, il faisait encore des rêves de victoire, il se disait qu'on pouvait sauver la France, sauver la république, tant que la paix ne serait pas signée.

Le 1er mars, les Prussiens devaient entrer dans Paris, et un long cri d'exécration et de colère sortait de tous les coeurs Maurice n'assistait plus à une réunion publique, sans entendre accuser l'assemblée, Thiers, les hommes du 4 septembre, de cette honte suprême, qu'ils n'avaient pas voulu épargner à la grande ville héroïque. Lui-même, un soir, s'emporta jusqu'à prendre la parole, pour crier que Paris entier devait aller mourir aux remparts, plutôt que de laisser pénétrer un seul Prussien. Dans cette population, détraquée par des mois d'angoisse et de famine, tombée désormais à une oisiveté pleine de cauchemars, ravagée de soupçons, devant les fantômes qu'elle se créait, l'insurrection poussait ainsi naturellement, s'organisait au plein jour. C'était une de ces crises morales, qu'on a pu observer à la suite de tous les grands sièges, l'excès du patriotisme déçu, qui, après avoir vainement enflammé les âmes, se change en un aveugle besoin de vengeance et de destruction. Le comité central, que les délégués de la garde nationale avaient élu, venait de protester contre toute tentative de désarmement. Une grande manifestation se produisit, sur la place de la bastille, des drapeaux rouges, des discours de flamme, un concours immense de foule, le meurtre d'un misérable agent de police, lié sur une planche, jeté dans le canal, achevé à coups de pierre. Et, deux jours plus tard, dans la nuit du 26 février, Maurice, réveillé par le rappel et le tocsin, vit passer sur le boulevard des Batignolles des bandes d'hommes et de femmes qui traînaient des canons, s'attela lui-même à une pièce avec vingt autres, en entendant dire que le peuple était allé prendre ces canons, place Wagram, pour que l'assemblée ne les livrât pas aux Prussiens. Il y en avait cent soixante-dix, les attelages manquaient, le peuple les tira avec des cordes, les poussa avec les poings, les monta jusqu'au sommet de Montmartre, dans un élan farouche de horde barbare qui sauve ses Dieux. Lorsque, le 1er mars, les Prussiens durent se contenter d'occuper pendant un jour le quartier des Champs-Élysées, parqués dans des barrières, ainsi qu'un troupeau de vainqueurs inquiets, Paris lugubre ne bougea pas, les rues désertes, les maisons closes, la ville entière morte, voilée de l'immense crêpe de son deuil.

Deux autres semaines se passèrent, Maurice ne savait plus comment coulait sa vie, dans l'attente de cette chose indéfinie et monstrueuse qu'il sentait venir. La paix était définitivement conclue, l'assemblée devait s'installer à Versailles le 20 mars; et, pour lui, rien n'était fini pourtant, quelque revanche effroyable allait commencer. Le 18 mars, comme il se levait, il reçut une lettre d'Henriette, où elle le suppliait encore de la rejoindre à Remilly, en le menaçant tendrement de se mettre en route elle-même, s'il tardait trop à lui faire cette grande joie. Elle lui parlait ensuite de Jean, elle lui contait comment, après l'avoir quittée dès la fin de décembre pour rejoindre l'armée du nord, il était tombé malade d'une mauvaise fièvre, dans un hôpital de Belgique; et, la semaine précédente, il venait seulement de lui écrire que, malgré son état de faiblesse, il partait pour Paris, où il était résolu à reprendre du service. Henriette terminait en priant son frère de lui donner des nouvelles bien exactes sur Jean, dès qu'il l'aurait vu. Alors, Maurice, cette lettre ouverte sous les yeux, fut envahi d'une rêverie tendre. Henriette, Jean, sa soeur tant aimée, son frère de misère et de pitié, mon Dieu! Que ces êtres chers étaient loin de ses pensées de chaque heure, depuis que la tempête habitait en lui! Cependant, comme sa soeur l'avertissait qu'elle n'avait pu donner à Jean l'adresse de la rue des Orties, il se promit de le chercher, ce jour-là, en allant voir aux bureaux militaires. Mais il était à peine descendu, il traversait la rue Saint-Honoré, lorsque deux camarades de son bataillon lui apprirent les événements de la nuit et de la matinée, à Montmartre. Et tous les trois prirent le pas de course, la tête perdue.

Ah! cette journée du 18 mars, de quelle exaltation décisive elle souleva Maurice! Plus tard, il ne put se souvenir nettement de ce qu'il avait dit, de ce qu'il avait fait. D'abord, il se revoyait galopant, furieux de la surprise militaire qu'on avait tentée avant le jour, pour désarmer Paris, en reprenant les canons de Montmartre. Depuis deux jours, Thiers, arrivé de Bordeaux, méditait évidemment ce coup de force, afin que l'assemblée pût sans crainte proclamer la monarchie, à Versailles. Puis, il se revoyait, à Montmartre même, vers neuf heures, enflammé par les récits de victoire qu'on lui faisait, l'arrivée furtive de la troupe, l'heureux retard des attelages qui avait permis aux gardes nationaux de prendre les armes, les soldats n'osant tirer sur les femmes et les enfants, mettant la crosse en l'air, fraternisant avec le peuple. Puis, il se revoyait courant Paris, comprenant dès midi que Paris appartenait à la Commune, sans même qu'il y eût de bataille: Thiers et les ministres en fuite du ministère des affaires étrangères où ils s'étaient réunis, tout le gouvernement en déroute sur Versailles, les trente mille hommes de troupes emmenés à la hâte, laissant plus de cinq mille des leurs, au travers des rues. Puis, vers cinq heures et demie, à un angle du boulevard extérieur, il se revoyait au milieu d'un groupe de forcenés, écoutant sans indignation le récit abominable du meurtre des généraux Lecomte et Clément Thomas. Ah! des généraux! il se rappelait ceux de Sedan, des jouisseurs et des incapables! Un de plus, un de moins, ça n'importait guère! Et le reste de la journée s'achevait dans la même exaltation, qui déformait pour lui toutes choses, une insurrection que les pavés eux-mêmes semblaient avoir voulue, grandie et d'un coup maîtresse dans la fatalité imprévue de son triomphe, livrant enfin à dix heures du soir l'Hôtel de Ville aux membres du comité central, étonnés d'y être.

Mais un souvenir, pourtant, restait très net dans la mémoire de Maurice: sa rencontre brusque avec Jean. Depuis trois jours, ce dernier se trouvait à Paris, où il était arrivé sans un sou, hâve encore, épuisé par la fièvre de deux mois qui l'avait retenu au fond d'un hôpital de Bruxelles; et, tout de suite, ayant retrouvé un ancien capitaine du 106e, le capitaine Ravaud, il s'était fait engager dans la nouvelle compagnie du 124e, que celui-ci commandait. Il y avait repris ses galons de caporal, il venait, ce soir-là, de quitter justement la caserne du Prince-Eugène le dernier, avec son escouade, pour gagner la rive gauche, où toute l'armée avait reçu l'ordre de se concentrer, lorsque, sur le boulevard Saint-Martin, un flot de foule arrêta ses hommes. On criait, on parlait de les désarmer. Très calme, il répondait qu'on lui fichât la paix, que tout ça ne le regardait pas, qu'il voulait simplement obéir à sa consigne, sans faire de mal à personne. Mais il y eut un cri de surprise, Maurice qui s'était approché, se jetait à son cou, l'embrassait fraternellement.

— Comment, c'est toi!… Ma soeur m'a écrit. Moi qui voulais, ce matin, aller te demander aux bureaux de la guerre!

De grosses larmes de joie avaient troublé les yeux de Jean.

— Ah! mon pauvre petit, que je suis content de te revoir!… Moi aussi, je t'ai cherché; mais où aller te prendre, dans cette grande gueuse de ville?

La foule grondait toujours, et Maurice se retourna.

— Citoyens, laissez-moi donc leur parler! Ce sont de braves gens, je réponds d'eux.

Il prit les deux mains de son ami, et à voix plus basse:

— N'est-ce pas, tu restes avec nous?

Le visage de Jean exprima une surprise profonde.

— Avec vous, comment ça?

Puis, un instant, il l'écouta s'irriter contre le gouvernement, contre l'armée, rappeler tout ce qu'on avait souffert, expliquer qu'on allait enfin être les maîtres, punir les incapables et les lâches, sauver la république. Et, à mesure qu'il s'efforçait de le comprendre, sa calme figure de paysan illettré s'assombrissait d'un chagrin croissant.

— Ah! non, non! mon petit, je ne reste pas, si c'est pour cette belle besogne… Mon capitaine m'a dit d'aller à Vaugirard, avec mes hommes, et j'y vais. Quand le tonnerre de Dieu y serait, j'irais tout de même. C'est naturel, tu dois sentir ça.

Il s'était mis à rire, plein de simplicité. Il ajouta:

— C'est toi qui vas venir avec nous.

Mais, d'un geste de furieuse révolte, Maurice lui avait lâché les mains. Et tous deux restèrent quelques secondes face à face, l'un dans l'exaspération du coup de démence qui emportait Paris entier, ce mal venu de loin, des ferments mauvais du dernier règne, l'autre fort de son bon sens et de son ignorance, sain encore d'avoir poussé à part, dans la terre du travail et de l'épargne. Tous les deux étaient frères pourtant, un lien solide les attachait, et ce fut un arrachement, lorsque, soudain, une bousculade qui se produisit, les sépara.

— Au revoir, Maurice!

— Au revoir, Jean!

C'était un régiment, le 79e, dont la masse compacte, débouchant d'une rue voisine, venait de rejeter la foule sur les trottoirs. Il y eut de nouveaux cris, mais on n'osa barrer la chaussée aux soldats, que les officiers entraînaient. Et la petite escouade du 124e, ainsi dégagée, put suivre, sans être retenue davantage.

— Au revoir, Jean!

— Au revoir, Maurice!

De la main, ils se saluaient encore, cédant à la fatalité violente de cette séparation, restant quand même le coeur plein l'un de l'autre.

Les jours suivants, Maurice oublia d'abord, au milieu des événements extraordinaires qui se précipitaient. Le 19, Paris s'était réveillé sans gouvernement, plus surpris qu'effrayé d'apprendre le coup de panique qui venait d'emporter à Versailles, pendant la nuit, l'armée, les services publics, les ministres; et, comme le temps était superbe, par ce beau dimanche de mars, Paris descendit tranquillement dans les rues regarder les barricades. Une grande affiche blanche du comité central, convoquant le peuple pour des élections communales, semblait très sage. On s'étonnait simplement de la voir signée par des noms profondément inconnus. À cette aube de la Commune, Paris était contre Versailles, dans la rancune de ce qu'il avait souffert et dans les soupçons qui le hantaient. C'était, d'ailleurs, l'anarchie absolue, la lutte des maires et du comité central, les inutiles efforts de conciliation tentés par les premiers, tandis que l'autre, peu sûr encore d'avoir pour lui toute la garde nationale fédérée, continuait à ne revendiquer modestement que les libertés municipales. Les coups de feu tirés contre la manifestation pacifique de la place Vendôme, les quelques victimes dont le sang avait rougi le pavé, jetèrent, au travers de la ville, le premier frisson de terreur. Et, pendant que l'insurrection triomphante s'emparait définitivement de tous les ministères et de toutes les administrations publiques, la colère et la peur étaient grandes à Versailles, le gouvernement se pressait de réunir des forces militaires suffisantes, pour repousser une attaque qu'il sentait prochaine. Les meilleures troupes des armées du nord et de la Loire étaient appelées en hâte, une dizaine de jours avaient suffi pour réunir près de quatre-vingt mille hommes, et la confiance revenait si rapide, que, dès le 2 avril, deux divisions, ouvrant les hostilités, enlevèrent aux fédérés Puteaux et Courbevoie.

Ce fut le lendemain seulement que Maurice, parti avec son bataillon à la conquête de Versailles, revit se dresser, dans la fièvre de ses souvenirs, la figure triste de Jean, lui criant au revoir. L'attaque des versaillais avait stupéfié et indigné la garde nationale. Trois colonnes, une cinquantaine de mille hommes, s'étaient rués dès le matin, par Bougival et par Meudon, pour s'emparer de l'assemblée monarchiste et de Thiers l'assassin. C'était la sortie torrentielle, si ardemment exigée pendant le siège, et Maurice se demandait où il allait revoir Jean, si ce n'était pas là-bas, parmi les morts du champ de bataille. Mais la déroute fut trop prompte, son bataillon atteignait à peine le plateau des bergères, sur la route de Rueil, lorsque, tout d'un coup, des obus, lancés du Mont-Valérien, tombèrent dans les rangs. Il y eut une stupeur, les uns croyaient que le fort était occupé par des camarades, les autres racontaient que le commandant avait pris l'engagement de ne pas tirer. Et une terreur folle s'empara des hommes, les bataillons se débandèrent, rentrèrent au galop dans Paris, tandis que la tête de la colonne, prise par un mouvement tournant du général Vinoy, allait se faire massacrer dans Rueil.

Alors, Maurice, échappé à la tuerie, tout frémissant de s'être battu, n'avait plus eu que de la haine contre ce prétendu gouvernement d'ordre et de légalité, qui, écrasé à chaque rencontre par les Prussiens, retrouvait seulement du courage pour vaincre Paris. Et les armées allemandes étaient encore là, de Saint-Denis à Charenton, assistant à ce beau spectacle de l'effondrement d'un peuple! Aussi, dans la crise sombre de destruction qui l'envahissait, approuva-t-il les premières mesures violentes, la construction de barricades barrant les rues et les places, l'arrestation des otages, l'archevêque, des prêtres, d'anciens fonctionnaires. Déjà, de part et d'autre, les atrocités commençaient: Versailles fusillait les prisonniers, Paris décrétait que, pour la tête d'un de ses combattants, il ferait tomber trois têtes d'otages; et le peu de raison qui restait à Maurice, après tant de secousses et de ruines, s'en allait au vent de fureur soufflant de partout. La Commune lui apparaissait comme une vengeresse des hontes endurées, comme une libératrice apportant le fer qui ampute, le feu qui purifie. Cela n'était pas très clair dans son esprit, le lettré en lui évoquait simplement des souvenirs classiques, des villes libres et triomphantes, des fédérations de riches provinces imposant leur loi au monde. Si Paris l'emportait, il le voyait, dans une gloire, reconstituant une France de justice et de liberté, réorganisant une société nouvelle, après avoir balayé les débris pourris de l'ancienne. À la vérité, après les élections, les noms des membres de la Commune l'avaient un peu surpris par l'extraordinaire mélange de modérés, de révolutionnaires, de socialistes de toutes sectes, à qui la grande oeuvre se trouvait confiée. Il connaissait plusieurs de ces hommes, il les jugeait d'une grande médiocrité. Les meilleurs n'allaient-ils pas se heurter, s'annihiler, dans la confusion des idées qu'ils représentaient? Mais, le jour où la Commune fut solennellement constituée, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, pendant que le canon tonnait et que les trophées de drapeaux rouges claquaient au vent, il avait voulu tout oublier, soulevé de nouveau par un espoir sans bornes. Et l'illusion recommençait, dans la crise aiguë du mal à son paroxysme, au milieu des mensonges des uns et de la foi exaltée des autres.

Pendant tout le mois d'avril, Maurice fit le coup de feu, du côté de Neuilly. Le printemps hâtif fleurissait les lilas, on se battait au milieu de la verdure tendre des jardins; et des gardes nationaux rentraient le soir avec des bouquets au bout de leur fusil. Maintenant, les troupes réunies à Versailles étaient si nombreuses, qu'on avait pu en former deux armées, l'une de première ligne, sous les ordres du maréchal De Mac-Mahon, l'autre de réserve, commandée par le général Vinoy. Quant à la Commune, elle avait pour elle près de cent mille gardes nationaux mobilisés et presque autant de sédentaires; mais cinquante mille au plus se battaient réellement. Et, chaque jour, le plan d'attaque des versaillais s'indiquait davantage: après Neuilly, ils avaient occupé le château de Bécon, puis Asnières, simplement pour resserrer la ligne de l'investissement; car ils comptaient entrer par le Point-du-Jour, dès qu'ils pourraient y forcer le rempart, sous les feux convergents du Mont-Valérien et du fort d'Issy. Le Mont-Valérien était à eux, tous leurs efforts tendaient à s'emparer du fort d'Issy, qu'ils attaquaient, en utilisant les anciens travaux des Prussiens. Depuis le milieu d'avril, la fusillade, la canonnade ne cessaient plus. À Levallois, à Neuilly, c'était un combat incessant, un feu de tirailleurs de toutes les minutes, le jour et la nuit. De grosses pièces, montées sur des wagons blindés, évoluaient le long du chemin de fer de ceinture, tiraient sur Asnières, par-dessus Levallois. Mais à Vanves, à Issy surtout, le bombardement faisait rage, toutes les vitres de Paris en tremblaient, comme aux journées les plus rudes du siège. Et, le 9 mai, lorsque, après une première alerte, le fort d'Issy tomba définitivement aux mains de l'armée de Versailles, ce fut pour la Commune la défaite certaine, un coup de panique qui la jeta aux pires résolutions.

Maurice approuva la création d'un comité de salut public. Des pages d'histoire lui revenaient, l'heure n'avait-elle pas sonné des mesures énergiques, si l'on voulait sauver la patrie? De toutes les violences, une seule lui avait serré le coeur d'une angoisse secrète, le renversement de la colonne Vendôme; et il s'accusait de cela comme d'une faiblesse d'enfant, il entendait toujours son grand-père lui raconter Marengo, Austerlitz, Iéna, Eylau, Friedland, Wagram, la Moskowa, des récits épiques dont il frémissait encore. Mais que l'on rasât la maison de Thiers l'assassin, que l'on gardât les otages comme une garantie et une menace, est-ce que cela n'était pas de justes représailles, dans cette rage grandissante de Versailles contre Paris, qu'il bombardait, où les obus crevaient les toits, tuaient des femmes? Le sombre besoin de destruction montait en lui, à mesure que la fin de son rêve approchait. Si l'idée justicière et vengeresse devait être écrasée dans le sang, que s'entr'ouvrît donc la terre, transformée au milieu d'un de ces bouleversements cosmiques, qui ont renouvelé la vie! Que Paris s'effondrât, qu'il brûlât comme un immense bûcher d'holocauste, plutôt que d'être rendu à ses vices et à ses misères, à cette vieille société gâtée d'abominable injustice! Et il faisait un autre grand rêve noir, la ville géante en cendre, plus rien que des tisons fumants sur les deux rives, la plaie guérie par le feu, une catastrophe sans nom, sans exemple, d'où sortirait un peuple nouveau. Aussi s'enfiévrait-il davantage aux récits qui couraient: les quartiers minés, les catacombes bourrées de poudre, tous les monuments prêts à sauter, des fils électriques réunissant les fourneaux pour qu'une seule étincelle les allumât tous d'un coup, des provisions considérables de matières inflammables, surtout du pétrole, de quoi changer les rues et les places en torrents, en mers de flammes. La Commune l'avait juré, si les versaillais entraient, pas un n'irait au delà des barricades qui fermaient les carrefours, les pavés s'ouvriraient, les édifices crouleraient, Paris flamberait et engloutirait tout un monde.

Et, lorsque Maurice se jeta à ce rêve fou, ce fut par un sourd mécontentement contre la Commune elle-même. Il désespérait des hommes, il la sentait incapable, tiraillée par trop d'éléments contraires, s'exaspérant, devenant incohérente et imbécile, à mesure qu'elle était menacée davantage. De toutes les réformes sociales qu'elle avait promises, elle n'avait pu en réaliser une seule, et il était déjà certain qu'elle ne laisserait derrière elle aucune oeuvre durable. Mais son grand mal surtout venait des rivalités qui la déchiraient, du soupçon rongeur dans lequel vivait chacun de ses membres. Beaucoup déjà, les modérés, les inquiets, n'assistaient plus aux séances. Les autres agissaient sous le fouet des événements, tremblaient devant une dictature possible, en étaient à l'heure où les groupes des assemblées révolutionnaires s'exterminent entre eux, pour sauver la patrie. Après Cluseret, après Dombrowski, Rossel allait devenir suspect. Delescluze, nommé délégué civil à la guerre, ne pouvait rien lui- même, malgré sa grande autorité. Et le grand effort social entrevu s'éparpillait, avortait ainsi, dans l'isolement qui s'élargissait d'heure en heure autour de ces hommes frappés d'impuissance, réduits aux coups de désespoir.

Dans Paris, la terreur montait. Paris, irrité d'abord contre Versailles, frissonnant des souffrances du siège, se détachait maintenant de la Commune. L'enrôlement forcé, le décret qui incorporait tous les hommes au-dessous de quarante ans, avait irrité les gens calmes et déterminé une fuite en masse: on s'en allait, par Saint-Denis, sous des déguisements, avec de faux papiers Alsaciens, on descendait dans le fossé des fortifications, à l'aide de cordes et d'échelles, pendant les nuits noires. Depuis longtemps, les bourgeois riches étaient partis. Aucune fabrique, aucune usine n'avait rouvert ses portes. Pas de commerce, pas de travail, l'existence d'oisiveté continuait, dans l'attente anxieuse de l'inévitable dénouement. Et le peuple ne vivait toujours que de la solde des gardes nationaux, ces trente sous que payaient maintenant les millions réquisitionnés à la banque, les trente sous pour lesquels beaucoup se battaient, une des causes au fond et la raison d'être de l'émeute. Des quartiers entiers s'étaient vidés, les boutiques closes, les façades mortes. Sous le grand soleil de l'admirable mois de mai, dans les rues désertes, on ne rencontrait plus que la pompe farouche des enterrements de fédérés, tués à l'ennemi, des convois sans prêtres, des corbillards couverts de drapeaux rouges, suivis de foules portant des bouquets d'immortelles. Les églises, fermées, se transformaient chaque soir en salles de club. Les seuls journaux révolutionnaires paraissaient, on avait supprimé tous les autres. C'était Paris détruit, ce grand et malheureux Paris qui gardait, contre l'assemblée, sa répulsion de capitale républicaine, et chez lequel grandissait à présent la terreur de la Commune, l'impatience d'en être délivré, au milieu des effrayantes histoires qui couraient, des arrestations quotidiennes d'otages, des tonneaux de poudre descendus dans les égouts, où, disait-on, veillaient des hommes avec des torches, attendant un signal.

Maurice, alors, qui n'avait jamais bu, se trouva pris et comme noyé, dans le coup d'ivresse générale. Il lui arrivait, maintenant, lorsqu'il était de service à quelque poste avancé, ou bien lorsqu'il passait la nuit au corps de garde, d'accepter un petit verre de cognac. S'il en prenait un second, il s'exaltait, parmi les souffles d'alcool qui lui passaient sur la face. C'était l'épidémie envahissante, la soûlerie chronique, léguée par le premier siège, aggravée par le second, cette population sans pain, ayant de l'eau-de-vie et du vin à pleins tonneaux, et qui s'était saturée, délirante désormais à la moindre goutte. Pour la première fois de sa vie, le 21 mai, un dimanche, Maurice rentra ivre, vers le soir, rue des Orties, où il couchait de temps à autre. Il avait passé la journée à Neuilly encore, faisant le coup de feu, buvant avec les camarades, dans l'espoir de combattre l'immense fatigue qui l'accablait. Puis, la tête perdue, à bout de force, il était venu se jeter sur le lit de sa petite chambre, ramené par l'instinct, car jamais il ne se rappela comment il était rentré. Et, le lendemain seulement, le soleil était déjà haut, lorsque des bruits de tocsins, de tambours et de clairons le réveillèrent. La veille, au Point-du-Jour, les versaillais, trouvant une porte abandonnée, étaient entrés librement dans Paris.

Dès qu'il fut descendu, habillé à la hâte, le fusil en bandoulière, un groupe effaré de camarades, rencontré à la mairie de l'arrondissement, lui conta les faits de la soirée et de la nuit, au milieu d'une confusion telle, qu'il lui fut d'abord difficile de comprendre. Depuis dix jours que le fort d'Issy et la grande batterie de Montretout, aidés par le Mont-Valérien, battaient le rempart, la porte de Saint-cloud était devenue intenable; et l'assaut allait être donné le lendemain, lorsqu'un passant, vers cinq heures, voyant que personne ne gardait plus la porte, avait simplement appelé du geste les gardes de tranchée, qui se trouvaient à peine à cinquante mètres. Sans attendre, deux compagnies du 37e de ligne étaient entrées. Puis, derrière elles, tout le 4e corps, commandé par le général Douay, avait suivi. Pendant la nuit entière, des troupes avaient coulé, d'un flot ininterrompu. À sept heures, la division vergé descendait vers le pont de Grenelle et poussait jusqu'au Trocadéro. À neuf heures, le général Clinchant prenait Passy et la Muette.

À trois heures du matin, le 1er corps campait dans le bois de Boulogne; tandis que, vers le même moment, la division Bruat passait la Seine, pour enlever la porte de Sèvres et faciliter l'entrée du 2e corps, qui, sous les ordres du général de Cissey, devait occuper le quartier de Grenelle, une heure plus tard. C'était ainsi que, le 22 au matin, l'armée de Versailles était maîtresse du Trocadéro et de la Muette, sur la rive droite, de Grenelle, sur la rive gauche; et cela, au milieu de la stupeur, de la colère et du désarroi de la Commune, criant déjà à la trahison, éperdue à l'idée de l'écrasement inévitable.

Ce fut le premier sentiment de Maurice, quand il eut compris: la fin était venue, il n'y avait qu'à se faire tuer. Mais le tocsin sonnait à la volée, les tambours battaient plus fort, des femmes et jusqu'à des enfants travaillaient aux barricades, les rues s'emplissaient de la fièvre des bataillons, réunis à la hâte, courant à leur poste de combat. Et, dès midi, l'éternel espoir renaissait au coeur des soldats exaltés de la Commune, résolus à vaincre, en constatant que les versaillais n'avaient presque pas bougé. Cette armée, qu'ils avaient craint de voir aux Tuileries en deux heures, opérait avec une prudence extraordinaire, instruite par ses défaites, exagérant la tactique que les Prussiens lui avaient si durement apprise. À l'Hôtel de Ville, le comité de salut public et Delescluze, délégué à la guerre, organisaient, dirigeaient la défense. On racontait qu'ils avaient repoussé dédaigneusement une suprême tentative de conciliation. Cela enflammait les courages, le triomphe de Paris redevenait certain, de toutes parts la résistance allait être farouche, comme l'attaque devait être implacable, dans la haine grossie de mensonges et d'atrocités, qui brûlait au coeur des deux armées. Et, cette journée, Maurice la passa du côté du Champ de Mars et des Invalides, à se replier lentement, de rue en rue, en lâchant des coups de feu. Il n'avait pu retrouver son bataillon, il se battait avec des camarades inconnus, emmené par eux sur la rive gauche, sans même y avoir pris garde. Vers quatre heures, ils défendirent une barricade qui fermait la rue de l'université, à sa sortie sur l'esplanade; et ils ne l'abandonnèrent qu'au crépuscule, lorsqu'ils surent que la division Bruat, filant le long du quai, s'était emparée du corps législatif. Ils avaient failli être pris, ils gagnèrent la rue de Lille à grand-peine, grâce à un large détour par la rue Saint-Dominique et la rue de Bellechasse. Quand la nuit tomba, l'armée de Versailles occupait une ligne qui partait de la porte de Vanves, passait par le corps législatif, le palais de l'Élysée, l'église Saint-Augustin, la gare Saint-lazare, et aboutissait à la porte d'Asnières.

Le lendemain, le 23, un mardi printanier de clair et chaud soleil, fut pour Maurice le jour terrible. Les quelques centaines de fédérés, dont il faisait partie et où il y avait des hommes de plusieurs bataillons, tenaient encore tout le quartier, du quai à la rue Saint-Dominique. Mais la plupart avaient bivouaqué rue de Lille, dans les jardins des grands hôtels qui se trouvaient là. Lui-même s'était endormi profondément, sur une pelouse, à côté du palais de la Légion d'Honneur. Dès le matin, il croyait que les troupes débusqueraient du corps législatif, pour les refouler derrière les fortes barricades de la rue du Bac. Les heures pourtant se passèrent, sans que l'attaque se produisît. On n'échangeait toujours que des balles perdues, d'un bout des rues à l'autre. C'était le plan de Versailles qui se développait avec une lenteur prudente, la résolution bien arrêtée de ne pas se heurter de front à la formidable forteresse que les insurgés avaient faite de la terrasse des Tuileries, l'adoption d'un double cheminement, à gauche et à droite, le long des remparts, de manière à s'emparer d'abord de Montmartre et de l'observatoire, pour se rabattre ensuite et prendre tous les quartiers du centre dans un immense coup de filet. Vers deux heures, Maurice entendit raconter que le drapeau tricolore flottait sur Montmartre: attaquée par trois corps d'armée à la fois, qui avaient lancé leurs bataillons sur la butte, au nord et à l'ouest, par les rues Lepic, des Saules et du Mont-Cenis, la grande batterie du moulin de la galette venait d'être prise; et les vainqueurs refluaient sur Paris, emportaient la place Saint-Georges, Notre-Dame de Lorette, la mairie de la rue Drouot, le nouvel opéra; pendant que, sur la rive gauche, le mouvement de conversion, parti du cimetière Montparnasse, gagnait la place d'enfer et le marché aux chevaux. Une stupeur, de la rage et de l'effroi accueillaient ces nouvelles, ces progrès si rapides de l'armée. Eh quoi! Montmartre enlevé en deux heures, Montmartre, la citadelle glorieuse et imprenable de l'insurrection! Maurice s'aperçut bien que les rangs s'éclaircissaient, des camarades tremblants filaient sans bruit, allaient se laver les mains, mettre une blouse, dans la terreur des représailles. Le bruit courait qu'on serait tourné par la Croix-Rouge, dont l'attaque se préparait. Déjà, les barricades des rues Martignac et de Bellechasse étaient prises, on commençait à voir les pantalons rouges au bout de la rue de Lille. Et il ne resta bientôt que les convaincus, les acharnés, Maurice et une cinquantaine d'autres, décidés à mourir, après en avoir tué le plus possible, de ces versaillais qui traitaient les fédérés en bandits, qui fusillaient les prisonniers en arrière de la ligne de bataille. Depuis la veille, l'exécrable haine avait grandi, c'était l'extermination entre ces révoltés mourant pour leur rêve et cette armée toute fumante de passions réactionnaires, exaspérée d'avoir à se battre encore.

Vers cinq heures, comme Maurice et les camarades se repliaient décidément derrière les barricades de la rue du Bac, descendant de porte en porte la rue de Lille, en tirant toujours, il vit tout d'un coup une grosse fumée noire sortir par une fenêtre ouverte du palais de la Légion d'Honneur. C'était le premier incendie allumé dans Paris; et, sous le coup de furieuse démence qui l'emportait, il en eut une joie farouche. L'heure avait sonné, que la ville entière flambât donc comme un bûcher immense, que le feu purifiât le monde! Mais une apparition brusque l'étonna: cinq ou six hommes venaient de sortir précipitamment du palais, ayant à leur tête un grand gaillard, dans lequel il reconnut Chouteau, son ancien camarade d'escouade du 106e. Il l'avait aperçu déjà avec un képi galonné, après le 18 mars, il le retrouvait monté en grade, ayant des galons partout, attaché à l'état-major de quelque général qui ne se battait pas. Une histoire lui revint, qu'on lui avait contée: ce Chouteau installé au palais de la Légion d'Honneur, vivant là en compagnie d'une maîtresse dans une bombance continuelle, s'allongeant avec ses bottes au milieu des grands lits somptueux, cassant les glaces à coups de revolver, pour rire. Même on assurait que sa maîtresse, sous le prétexte d'aller faire son marché aux halles, partait chaque matin en voiture de gala, déménageant des ballots de linge volé, des pendules et jusqu'à des meubles. Et Maurice, à le voir courir avec ses hommes, tenant encore à la main un bidon de pétrole, éprouva un malaise, un doute affreux où il sentit vaciller toute sa foi. L'oeuvre terrible pouvait donc être mauvaise, qu'un tel homme en était l'ouvrier?

Des heures encore s'écoulèrent, il ne se battait plus que dans la détresse, ne retrouvant en lui, debout, que la sombre volonté de mourir. S'il s'était trompé, qu'il payât au moins l'erreur de son sang! La barricade qui fermait la rue de Lille, à la hauteur de la rue du Bac, était très forte, faite de sacs et de tonneaux de terre, précédée d'un fossé profond. Il la défendait avec une douzaine à peine d'autres fédérés, tous à demi couchés, tuant à coup sûr chaque soldat qui se montrait. Lui, jusqu'à la nuit tombante, ne bougea pas, épuisa ses cartouches, silencieux, dans l'entêtement de son désespoir. Il regardait grossir les grandes fumées du palais de la Légion d'Honneur, que le vent rabattait au milieu de la rue, sans qu'on pût encore voir les flammes, sous le jour finissant. Un autre incendie avait éclaté dans un hôtel voisin. Et, brusquement, un camarade vint l'avertir que les soldats, n'osant prendre la barricade de front, étaient en train de cheminer à travers les jardins et les maisons, trouant les murs à coups de pioche. C'était la fin, ils pouvaient déboucher là, d'un instant à l'autre. Et, en effet, un coup de feu plongeant étant parti d'une fenêtre, il revit Chouteau et ses hommes qui montaient frénétiquement, à droite et à gauche, dans les maisons d'angle, avec leur pétrole et des torches. Une demi-heure plus tard, sous le ciel devenu noir, tout le carrefour flambait; pendant que lui, toujours couché derrière les tonneaux et les sacs, profitait de l'intense clarté pour abattre les soldats imprudents qui se risquaient dans l'enfilade de la rue, hors des portes.

Combien de temps Maurice tira-t-il encore? Il n'avait plus conscience du temps ni des lieux. Il pouvait être neuf heures, dix heures peut-être. L'exécrable besogne qu'il faisait l'étouffait maintenant d'une nausée, ainsi qu'un vin immonde qui revient dans l'ivresse. Autour de lui, les maisons en flammes commençaient à l'envelopper d'une chaleur insupportable, d'un air brûlant d'asphyxie. Le carrefour, avec ses tas de pavés qui le fermaient, était devenu un camp retranché, défendu par les incendies, sous une pluie de tisons. N'étaient-ce pas les ordres? Incendier les quartiers en abandonnant les barricades, arrêter les troupes par une ligne dévorante de brasiers, brûler Paris à mesure qu'on le rendrait. Et, déjà, il sentait bien que les maisons de la rue du Bac ne brûlaient pas seules. Derrière son dos, il voyait le ciel s'embraser d'une immense lueur rouge, il entendait un grondement lointain, comme si toute la ville s'allumait. À droite, le long de la Seine, d'autres incendies géants devaient éclater. Depuis longtemps, il avait vu disparaître Chouteau, fuyant les balles. Les plus acharnés de ses camarades filaient eux-mêmes un à un, épouvantés par l'idée d'être tournés d'un moment à l'autre. Enfin, il restait seul, allongé entre deux sacs de terre, ne pensant qu'à tirer toujours, lorsque les soldats, qui avaient cheminé à travers les cours et les jardins, débouchèrent par une maison de la rue du Bac, et se rabattirent.

Dans l'exaltation de cette lutte suprême, il y avait deux grands jours que Maurice n'avait pas songé à Jean. Et Jean non plus, depuis qu'il était entré dans Paris avec son régiment, dont on avait renforcé la division Bruat, ne s'était pas, une seule minute, souvenu de Maurice. La veille, il avait fait le coup de feu au Champ de Mars et sur l'esplanade des Invalides. Puis, ce jour-là, il n'avait quitté la place du Palais-Bourbon que vers midi, pour enlever les barricades du quartier, jusqu'à la rue des saints-Pères. Lui, si calme, s'était peu à peu exaspéré, dans cette guerre fratricide, au milieu de camarades dont l'ardent désir était de se reposer enfin, après tant de mois de fatigue. Les prisonniers, qu'on ramenait d'Allemagne et qu'on incorporait, ne dérageaient pas contre Paris; et il y avait encore les récits des abominations de la Commune, qui le jetaient hors de lui, en blessant son respect de la propriété et son besoin d'ordre. Il était resté le fond même de la nation, le paysan sage, désireux de paix, pour qu'on recommençât à travailler, à gagner, à se refaire du sang. Mais surtout, dans cette colère grandissante, qui emportait jusqu'à ses plus tendres préoccupations, les incendies étaient venus l'affoler. Brûler les maisons, brûler les palais, parce qu'on n'était pas les plus forts, ah ça, non, par exemple! Il n'y avait que des bandits capables d'un coup pareil. Et lui dont les exécutions sommaires, la veille, avaient serré le coeur, ne s'appartenait plus, farouche, les yeux hors de la tête, tapant, hurlant.

Violemment, Jean déboucha dans la rue du Bac, avec les quelques hommes de son escouade. D'abord, il ne vit personne, il crut que la barricade venait d'être évacuée. Puis, là-bas, entre deux sacs de terre, il aperçut un communard qui remuait, qui épaulait, tirant encore dans la rue de Lille. Et ce fut sous la poussée furieuse du destin, il courut, il cloua l'homme sur la barricade, d'un coup de baïonnette.

Maurice n'avait pas eu le temps de se retourner. Il jeta un cri, il releva la tête. Les incendies les éclairaient d'une aveuglante clarté.

— Oh! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi?

Mourir, il le voulait, il en avait l'enragée impatience. Mais mourir de la main de son frère, c'était trop, cela lui gâtait la mort, en l'empoisonnant d'une abominable amertume.

— Est-ce donc toi, Jean, mon vieux Jean?

Foudroyé, dégrisé, Jean le regardait. Ils étaient seuls, les autres soldats s'étaient déjà mis à la poursuite des fuyards. Autour d'eux, les incendies flambaient plus haut, les fenêtres vomissaient de grandes flammes rouges, tandis qu'on entendait, à l'intérieur, l'écroulement embrasé des plafonds. Et Jean s'abattit près de Maurice, sanglotant, le tâtant, tâchant de le soulever, pour voir s'il ne pourrait pas le sauver encore.

— Oh! mon petit, mon pauvre petit!

VIII

Lorsque le train, qui arrivait de Sedan, après des retards sans nombre, finit par entrer dans la gare de Saint-Denis, vers neuf heures, une grande clarté rouge éclairait déjà le ciel, au sud, comme si tout Paris se fût embrasé. À mesure que la nuit s'était faite, cette lueur avait grandi; et, peu à peu, elle gagnait l'horizon entier, ensanglantant un vol de petits nuages qui se noyaient, vers l'est, au fond des ténèbres accrues.

Henriette, la première, sauta du wagon, inquiète de ces reflets d'incendie, que les voyageurs avaient aperçus, au travers des champs noirs, par les portières du train en marche. D'ailleurs, des soldats Prussiens, qui venaient d'occuper militairement la gare, forçaient tout le monde à descendre, tandis que deux d'entre eux, sur le quai d'arrivée, criaient en un rauque Français:

— Paris brûle… On ne va pas plus loin, tout le monde descend…
Paris brûle, Paris brûle…

Ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon Dieu! Arrivait- elle donc trop tard? Maurice n'ayant pas répondu à ses deux dernières lettres, elle avait éprouvé de si mortelles inquiétudes, aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes, qu'elle s'était décidée brusquement à quitter Remilly. Depuis des mois, chez l'oncle Fouchard, elle s'attristait; les troupes d'occupation, à mesure que Paris avait prolongé sa résistance, étaient devenues plus exigeantes et plus dures; et, maintenant que les régiments, un à un, rentraient en Allemagne, de continuels passages de soldats épuisaient de nouveau les campagnes et les villes. Le matin, comme elle se levait au petit jour, pour aller prendre le chemin de fer à Sedan, elle avait vu la cour de la ferme pleine d'un flot de cavaliers, qui avaient dormi là, couchés pêle-mêle, enveloppés dans leurs manteaux. Ils étaient si nombreux, qu'ils couvraient la terre. Puis, à un brusque appel de clairon, tous s'étaient dressés, silencieux, drapés à longs plis, si serrés les uns contre les autres, qu'elle avait cru assister à la résurrection d'un champ de bataille, sous l'éclat des trompettes du jugement dernier. Et elle retrouvait encore des Prussiens à Saint-Denis, et c'étaient eux qui jetaient ce cri, qui la bouleversait:

— Tout le monde descend, on ne va pas plus loin… Paris brûle,
Paris brûle…

Éperdue, Henriette se précipita, avec sa petite valise, demanda des renseignements. On se battait depuis deux jours dans Paris, la ligne ferrée était coupée, les Prussiens restaient en observation. Mais elle voulait passer quand même, elle avisa sur le quai le capitaine qui commandait la compagnie occupant la gare, elle courut à lui.

— Monsieur, je vais rejoindre mon frère dont je suis affreusement inquiète. Je vous en supplie, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Elle s'arrêta, surprise, en reconnaissant le capitaine, dont un bec de gaz venait d'éclairer le visage.

— C'est vous, Otto… Oh! soyez bon, puisque le hasard nous remet une fois encore face à face.

Otto Gunther, le cousin, était toujours serré correctement dans son uniforme de capitaine de la garde. Il avait son air sec de bel officier bien tenu. Et lui ne reconnaissait pas cette femme mince, l'air chétif, avec ses pâles cheveux blonds, son joli visage doux, cachés sous le crêpe de son chapeau. Ce fut seulement à la clarté brave et droite de ses yeux, qu'il finit par se souvenir. Il eut simplement un petit geste.

— Vous savez que j'ai un frère soldat, continuait ardemment Henriette. Il est resté dans Paris, j'ai peur qu'il ne se soit mêlé à toute cette horrible lutte… Je vous en supplie, Otto, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Alors, il se décida à parler.

— Mais je vous assure que je ne puis rien… Depuis hier, les trains ne circulent plus, je crois qu'on a enlevé des rails, du côté des remparts. Et je n'ai à ma disposition ni voiture, ni cheval, ni homme pour vous conduire.

Elle le regardait, elle ne bégayait plus que des plaintes sourdes, dans son chagrin de le trouver si froid, si résolu à ne pas lui venir en aide.

— Oh! mon Dieu, vous ne voulez rien faire… Oh! mon Dieu, à qui vais-je m'adresser?

Ces Prussiens qui étaient les maîtres tout-Puissants, qui, d'un mot, auraient bouleversé la ville, réquisitionné cent voitures, fait sortir des écuries mille chevaux! Et il refusait de son air hautain de vainqueur dont la loi était de ne jamais intervenir dans les affaires des vaincus, les jugeant sans doute malpropres, salissantes pour sa gloire toute fraîche.

— Enfin, reprit Henriette, en tâchant de se calmer, vous savez au moins ce qui se passe, vous pouvez bien me le dire.

Il eut un sourire mince, à peine sensible.

— Paris brûle… Tenez! venez par ici, on voit parfaitement.

Et il marcha devant elle, il sortit de la station, alla le long des rails pendant une centaine de pas, pour atteindre une passerelle de fer, construite en travers de la voie. Quand ils eurent gravi l'étroit escalier et qu'ils se trouvèrent en haut, appuyés à la rampe, l'immense plaine rase se déroula, par-dessus un talus.

— Vous voyez, Paris brûle…

Il pouvait être neuf heures et demie. La lueur rouge, qui incendiait le ciel, grandissait toujours. À l'est, le vol de petits nuages ensanglantés s'était perdu, il ne restait au zénith qu'un tas d'encre, où se reflétaient les flammes lointaines. Maintenant, toute la ligne de l'horizon était en feu; mais, par endroits, on distinguait des foyers plus intenses, des gerbes d'un pourpre vif, dont le jaillissement continu rayait les ténèbres, au milieu de grandes fumées volantes. Et l'on aurait dit que les incendies marchaient, que quelque forêt géante s'allumait là-bas, d'arbre en arbre, que la terre elle-même allait flamber, embrasée par ce colossal bûcher de Paris.

— Tenez! expliqua Otto, c'est Montmartre, cette bosse que l'on voit se détacher en noir sur le fond rouge… À gauche, à la Villette, à Belleville, rien ne brûle encore. Le feu a dû être mis dans les beaux quartiers, et ça gagne, ça gagne… Regardez donc! à droite, voilà un autre incendie qui se déclare! On aperçoit les flammes, tout un bouillonnement de flammes, d'où monte une vapeur ardente… Et d'autres, d'autres encore, partout!

Il ne criait pas, il ne s'exaltait pas, et l'énormité de sa joie tranquille terrifiait Henriette. Ah! ces Prussiens qui voyaient ça! Elle le sentait insultant par son calme, par son demi-sourire, comme s'il avait prévu et attendu depuis longtemps ce désastre sans exemple. Enfin, Paris brûlait, Paris dont les obus allemands n'avaient pu qu'écorner les gouttières! Toutes ses rancunes se trouvaient satisfaites, il semblait vengé de la longueur démesurée du siège, des froids terribles, des difficultés sans cesse renaissantes, dont l'Allemagne gardait encore l'irritation. Dans l'orgueil du triomphe, les provinces conquises, l'indemnité des cinq milliards, rien ne valait ce spectacle de Paris détruit, frappé de folie furieuse, s'incendiant lui-même et s'envolant en fumée, par cette claire nuit de printemps.

— Ah! c'était certain, ajouta-t-il à voix plus basse. De la grande besogne!

Une douleur croissante serrait le coeur d'Henriette, à l'étouffer, devant l'immensité de la catastrophe. Pendant quelques minutes, son malheur personnel disparut, emporté dans cette expiation de tout un peuple. La pensée du feu dévorant des vies humaines, la vue de la ville embrasée à l'horizon, jetant la lueur d'enfer des capitales maudites et foudroyées, lui arrachaient des cris involontaires. Elle joignit les mains, elle demanda:

— Qu'avons-nous donc fait, mon Dieu! pour être punis de la sorte?

Déjà, Otto levait le bras, dans un geste d'apostrophe. Il allait parler, avec la véhémence de ce froid et dur protestantisme militaire qui citait des versets de la bible. Mais un regard sur la jeune femme, dont il venait de rencontrer les beaux yeux de clarté et de raison, l'arrêta. Et, d'ailleurs, son geste avait suffi, il avait dit sa haine de race, sa conviction d'être en France le justicier, envoyé par le Dieu des armées pour châtier un peuple pervers. Paris brûlait en punition de ses siècles de vie mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses débauches. De nouveau, les germains sauveraient le monde, balayeraient les dernières poussières de la corruption latine.

Il laissa retomber son bras, il dit simplement:

— C'est la fin de tout… Un autre quartier s'allume, cet autre foyer, là-bas, plus à gauche… Vous voyez bien cette grande raie qui s'étale, ainsi qu'un fleuve de braise.

Tous deux se turent, un silence épouvanté régna. En effet, des crues subites de flammes montaient sans cesse, débordaient dans le ciel, en ruissellements de fournaise. À chaque minute, la mer de feu élargissait sa ligne d'infini, une houle incandescente d'où s'exhalaient maintenant des fumées qui amassaient, au-dessus de la ville, une immense nuée de cuivre sombre; et un léger vent devait la pousser, elle s'en allait lentement à travers la nuit noire, barrant la voûte de son averse scélérate de cendre et de suie.

Henriette eut un tressaillement, sembla sortir d'un cauchemar; et, reprise par l'angoisse où la jetait la pensée de son frère, elle se fit une dernière fois suppliante.

— Alors, vous ne pouvez rien pour moi, vous refusez de m'aider à entrer dans Paris?

D'un nouveau geste, Otto parut vouloir balayer l'horizon.

— À quoi bon? puisque, demain, il n'y aura plus là-bas que des décombres!

Et ce fut tout, elle descendit de la passerelle, sans dire même un adieu, fuyant avec sa petite valise; tandis que lui resta longtemps encore là-haut, immobile et mince, sanglé dans son uniforme, noyé de nuit, s'emplissant les yeux de la monstrueuse fête que lui donnait le spectacle de la Babylone en flammes.

Comme Henriette sortait de la gare, elle eut la chance de tomber sur une grosse dame qui faisait marché avec un voiturier, pour qu'il la conduisît immédiatement à Paris, rue Richelieu; et elle la pria tant, avec des larmes si touchantes, que celle-ci finit par consentir à l'emmener. Le voiturier, un petit homme noir, fouetta son cheval, n'ouvrit pas la bouche de tout le trajet. Mais la grosse dame ne tarissait pas, racontait comment, ayant quitté sa boutique l'avant-veille, après l'avoir fermée, elle avait eu le tort d'y laisser des valeurs, cachées dans un mur. Aussi, depuis deux heures que la ville flambait, n'était-elle plus obsédée que d'une idée unique, celle de retourner là-bas, de reprendre son bien, même au travers du feu. À la barrière, il n'y avait qu'un poste somnolent, la voiture passa sans trop de difficulté, d'autant plus que la dame mentait, racontait qu'elle était allée chercher sa nièce pour soigner, à elles deux, son mari blessé par les versaillais. Les grands obstacles commencèrent dans les rues, des barricades barraient la chaussée à chaque instant, il fallait faire de continuels détours. Enfin, au boulevard poissonnière, le voiturier déclara qu'il n'irait pas plus loin. Et les deux femmes durent continuer à pied, par la rue du sentier, la rue des jeûneurs et tout le quartier de la bourse. À mesure qu'elles s'étaient approchées des fortifications, le ciel incendié les avait éclairées d'une clarté de plein jour. Maintenant, elles étaient surprises du calme désert de cette partie de la ville, où ne parvenait que la palpitation d'un grondement lointain. Dès la bourse pourtant, des coups de feu leur arrivèrent, il leur fallut se glisser le long des maisons. Rue de Richelieu, quand elle eut retrouvé sa boutique intacte, ce fut la grosse dame, ravie, qui tint absolument à mettre sa compagne dans son chemin: rue du Hasard, rue Sainte-Anne, enfin rue des Orties. Des fédérés, dont le bataillon occupait encore la rue Sainte-Anne, voulurent un moment les empêcher de passer. Enfin, il était quatre heures, il faisait jour, lorsque Henriette, épuisée d'émotions et de fatigue, trouva grande ouverte la vieille maison de la rue des Orties. Et, après avoir monté l'étroit escalier sombre, elle dut prendre, derrière une porte, une échelle qui conduisait sur les toits.

Maurice, à la barricade de la rue du Bac, entre les deux sacs de terre, avait pu se relever sur les genoux, et une espérance s'était emparée de Jean, qui croyait l'avoir cloué au sol.

— Oh! mon petit, est-ce que tu vis encore? Est-ce que j'aurai cette chance, sale brute que je suis? … Attends, laisse-moi voir.

Il examina la blessure avec précaution, à la clarté vive des incendies. La baïonnette avait traversé le bras, près de l'épaule droite; et le pis était qu'elle avait pénétré ensuite entre deux côtes, intéressant sans doute le poumon. Pourtant, le blessé respirait sans trop de difficulté. Son bras seul pendait, inerte.

— Mon pauvre vieux, ne te désespère donc pas! Je suis content tout de même, j'aime mieux en finir… Tu avais assez fait pour moi, car il y a longtemps, sans toi, que j'aurais crevé ainsi, au bord d'un chemin.

Mais, à l'entendre dire ces choses, Jean était repris d'une violente douleur.

— Veux-tu te taire! Tu m'as sauvé deux fois des pattes des Prussiens. Nous étions quittes, c'était à mon tour de donner ma vie, et je te massacre… Ah! tonnerre de Dieu! j'étais donc soûl, que je ne t'ai pas reconnu, oui! Soûl comme un cochon, d'avoir déjà trop bu de sang!

Des larmes avaient jailli de ses yeux, au souvenir de leur séparation, là-bas, à Remilly, lorsqu'ils s'étaient quittés en se demandant si l'on se reverrait un jour, et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie. Ca ne servait donc à rien d'avoir passé ensemble des jours sans pain, des nuits sans sommeil, avec la mort toujours présente? C'était donc, pour les amener à cette abomination, à ce fratricide monstrueux et imbécile, que leurs coeurs s'étaient fondus l'un dans l'autre, pendant ces quelques semaines d'héroïque vie commune? Non, non! il se révoltait.

— Laisse-moi faire, mon petit, il faut que je te sauve.

D'abord, il devait l'emmener de là, car la troupe achevait les blessés. La chance voulait qu'ils fussent seuls, il s'agissait de ne pas perdre une minute. Vivement, à l'aide de son couteau, il fendit la manche, enleva ensuite l'uniforme entier. Du sang coulait, il se hâta de bander le bras solidement, avec des lambeaux arrachés de la doublure. Ensuite, il tamponna la plaie du torse, attacha le bras par-dessus. Il avait heureusement un bout de corde, il serra avec force ce pansement barbare, qui offrait l'avantage d'immobiliser tout le côté atteint et d'empêcher l'hémorragie.

— Peux-tu marcher?

— Oui, je crois.

Mais il n'osait l'emmener ainsi, en manches de chemise. Une brusque inspiration le fit courir dans une rue voisine, où il avait vu un soldat mort, et il revint avec une capote et un képi. Il lui jeta la capote sur les épaules, l'aida à passer son bras valide, dans la manche gauche. Puis, quand il l'eut coiffé du képi:

— Là, tu es des nôtres… Où allons-nous?

C'était le grand embarras. Tout de suite, dans son réveil d'espoir et de courage, l'angoisse revint. Où trouver un abri assez sûr? Les maisons étaient fouillées, on fusillait tous les communards pris les armes à la main. Et, d'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne connaissait quelqu'un dans ce quartier, pas une âme à qui demander asile, pas une cachette où disparaître.

— Le mieux encore, ce serait chez moi, dit Maurice. La maison est à l'écart, personne au monde n'y viendra… Mais c'est de l'autre côté de l'eau, rue des Orties.

Jean, désespéré, irrésolu, mâchait de sourds jurons.

— Nom de Dieu! Comment faire?

Il ne fallait pas songer à filer par le pont royal, que les incendies éclairaient d'une éclatante lumière de plein soleil. À chaque instant, des coups de feu partaient des deux rives. D'ailleurs, on se serait heurté aux Tuileries en flammes, au Louvre barricadé, gardé, comme à une barrière infranchissable.

— Alors, c'est foutu, pas moyen de passer! déclara Jean, qui avait habité Paris pendant six mois, au retour de la campagne d'Italie.

Brusquement, une idée lui vint. S'il y avait des barques, au bas du pont royal, comme autrefois, on allait pouvoir tenter le coup. Ce serait très long, dangereux, pas commode; mais on n'avait pas le choix, et il fallait se décider vite.

— Écoute, mon petit, filons toujours d'ici, ce n'est pas sain… Moi, je raconterai à mon lieutenant que des communards m'ont pris et que je me suis échappé.

Il l'avait saisi par son bras valide, il le soutint, l'aida à franchir le bout de la rue du Bac, au milieu des maisons qui flambaient maintenant de haut en bas, comme des torches démesurées. Une pluie de tisons ardents tombait sur eux, la chaleur était si intense, que tout le poil de leur face grillait. Puis, quand ils débouchèrent sur le quai, ils restèrent comme aveuglés un instant, sous l'effrayante clarté des incendies, brûlant en gerbes immenses, aux deux bords de la Seine.

— Ce n'est pas les chandelles qui manquent, grogna Jean, ennuyé de ce plein jour.

Et il ne se sentit un peu en sûreté que lorsqu'il eut fait descendre à Maurice l'escalier de la berge, à gauche du pont royal, en aval. Là, sous le bouquet de grands arbres, au bord de l'eau, ils étaient cachés. Pendant près d'un quart d'heure, des ombres noires qui s'agitaient en face, sur l'autre quai, les inquiétèrent. Il y eut des coups de feu, on entendit un grand cri, puis un plongeon, avec un brusque rejaillissement d'écume. Le pont était évidemment gardé.

— Si nous passions la nuit dans cette baraque? demanda Maurice, en montrant un bureau en planches de la navigation.

— Ah! ouiche! pour être pincés demain matin!

Jean avait toujours son idée. Il venait bien de trouver là toute une flottille de petites barques. Mais elles étaient enchaînées, comment en détacher une, dégager les rames? Enfin, il découvrit une vieille paire de rames, il put forcer un cadenas, mal fermé sans doute; et, tout de suite, lorsqu'il eut couché Maurice à l'avant du canot, il s'abandonna avec prudence au fil du courant, longeant le bord, dans l'ombre des bains froids et des péniches. Ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, épouvantés de l'exécrable spectacle qui se déroulait. À mesure qu'ils descendaient la rivière, l'horreur semblait grandir, dans le recul de l'horizon. Quand ils furent au pont de Solférino, ils virent d'un regard les deux quais en flammes.

À gauche, c'étaient les Tuileries qui brûlaient. Dès la tombée de la nuit, les communards avaient mis le feu aux deux bouts du palais, au pavillon De Flore et au pavillon de Marsan; et, rapidement, le feu gagnait le pavillon de l'horloge, au centre, où était préparée toute une mine, des tonneaux de poudre entassés dans la salle des maréchaux. En ce moment, les bâtiments intermédiaires jetaient, par leurs fenêtres crevées, des tourbillons de fumée rousse que traversaient de longues flammèches bleues. Les toits s'embrasaient, gercés de lézardes ardentes, s'entr'ouvrant, comme une terre volcanique, sous la poussée du brasier intérieur. Mais, surtout, le pavillon De Flore, allumé le premier, flambait, du rez-de-chaussée aux vastes combles, dans un ronflement formidable. Le pétrole, dont on avait enduit le parquet et les tentures, donnait aux flammes une intensité telle, qu'on voyait les fers des balcons se tordre et que les hautes cheminées monumentales éclataient, avec leurs grands soleils sculptés, d'un rouge de braise.

Puis, à droite, c'était d'abord le palais de la Légion d'Honneur, incendié à cinq heures du soir, qui brûlait depuis près de sept heures, et qui se consumait en une large flambée de bûcher dont tout le bois s'achèverait d'un coup. Ensuite, c'était le palais du Conseil d'État, l'incendie immense, le plus énorme, le plus effroyable, le cube de pierre géant aux deux étages de portiques, vomissant des flammes. Les quatre bâtiments, qui entouraient la grande cour intérieure, avaient pris feu à la fois; et, là, le pétrole, versé à pleines tonnes dans les quatre escaliers, aux quatre angles, avait ruisselé, roulant le long des marches des torrents de l'enfer. Sur la façade du bord de l'eau, la ligne nette de l'attique se détachait en une rampe noircie, au milieu des langues rouges qui en léchaient les bords; tandis que les colonnades, les entablements, les frises, les sculptures apparaissaient avec une puissance de relief extraordinaire, dans un aveuglant reflet de fournaise. Il y avait surtout là un branle, une force du feu si terrible, que le colossal monument en était comme soulevé, tremblant et grondant sur ses fondations, ne gardant que la carcasse de ses murs épais, sous cette violence d'éruption qui projetait au ciel le zinc de ses toitures. Ensuite, c'était, à côté, la caserne d'Orsay dont tout un pan brûlait, en une colonne haute et blanche, pareille à une tour de lumière. Et c'était enfin, derrière, d'autres incendies encore, les sept maisons de la rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de Lille, embrasant l'horizon, détachant les flammes sur d'autres flammes, en une mer sanglante et sans fin.

Jean, étranglé, murmura:

— Ce n'est pas Dieu possible! La rivière va prendre feu.

La barque, en effet, semblait portée par un fleuve de braise. Sous les reflets dansants de ces foyers immenses, on aurait cru que la Seine roulait des charbons ardents. De brusques éclairs rouges y couraient, dans un grand froissement de tisons jaunes. Et ils descendaient toujours lentement, au fil de cette eau incendiée, entre les palais en flammes, ainsi que dans une rue démesurée de ville maudite, brûlant aux deux bords d'une chaussée de lave en fusion.

— Ah! dit à son tour Maurice, repris de folie devant cette destruction qu'il avait voulue, que tout flambe donc et que tout saute!

Mais, d'un geste terrifié, Jean le fit taire, comme s'il avait craint qu'un tel blasphème ne leur portât malheur. Était-ce possible qu'un garçon qu'il aimait tant, si instruit, si délicat, en fût arrivé à des idées pareilles? Et il ramait plus fort, car il avait dépassé le pont de Solférino, il se trouvait maintenant dans un large espace découvert. La clarté devenait telle, que la rivière était éclairée comme par le soleil de midi, tombant d'aplomb, sans une ombre. On distinguait les moindres détails avec une précision singulière, les moires du courant, les tas de graviers des berges, les petits arbres des quais. Surtout, les ponts apparaissaient, d'une blancheur éclatante, si nets, qu'on en aurait compté les pierres; et l'on aurait dit, d'un incendie à l'autre, de minces passerelles intactes, au-dessus de cette eau braisillante. Par moments, au milieu de la clameur grondante et continue, de brusques craquements se faisaient entendre. Des rafales de suie tombaient, le vent apportait des odeurs empestées. Et l'épouvantement, c'était que Paris, les autres quartiers lointains, là-bas, au fond de la trouée de la Seine, n'existaient plus. À droite, à gauche, la violence des incendies éblouissait, creusait au delà un abîme noir. On ne voyait plus qu'une énormité ténébreuse, un néant, comme si Paris tout entier, gagné par le feu, fût dévoré, eût déjà disparu dans une éternelle nuit. Et le ciel aussi était mort, les flammes montaient si haut, qu'elles éteignaient les étoiles.

Maurice, que le délire de la fièvre soulevait, eut un rire de fou.

— Une belle fête au Conseil d'État et aux Tuileries… On a illuminé les façades, les lustres étincellent, les femmes dansent… Ah! dansez, dansez donc, dans vos cotillons qui fument, avec vos chignons qui flamboient…

De son bras valide, il évoquait les galas de Gomorrhe et de Sodome, les musiques, les fleurs, les jouissances monstrueuses, les palais crevant de telles débauches, éclairant l'abomination des nudités d'un tel luxe de bougies, qu'ils s'étaient incendiés eux-mêmes. Soudain, il y eut un fracas épouvantable. C'était, aux Tuileries, le feu, venu des deux bouts, qui atteignait la salle des maréchaux. Les tonneaux de poudre s'enflammaient, le pavillon de l'horloge sautait, avec une violence de poudrière. Une gerbe immense monta, un panache qui emplit le ciel noir, le bouquet flamboyant de l'effroyable fête.

— Bravo, la danse! cria Maurice, comme à une fin de spectacle, lorsque tout retombe aux ténèbres.

Jean, bégayant, le supplia de nouveau, en phrases éperdues. Non, non! Il ne fallait point vouloir le mal! Si c'était la destruction de tout, eux-mêmes allaient donc périr? Et il n'avait plus qu'une hâte, aborder, échapper au terrible spectacle. Pourtant, il eut la prudence de dépasser encore le pont de la Concorde, de façon à ne débarquer que sur la berge du quai de la conférence, après le coude de la Seine. Et, à ce moment critique, au lieu de laisser aller le canot, il perdit quelques minutes à l'amarrer solidement, dans son respect instinctif du bien des autres. Son plan était de gagner la rue des Orties, par la place de la Concorde et la rue Saint-Honoré. Après avoir fait asseoir Maurice sur la berge, il monta seul l'escalier du quai, il fut repris d'inquiétude, en comprenant quelle peine ils auraient à franchir les obstacles entassés là. C'était l'imprenable forteresse de la Commune, la terrasse des Tuileries armée de canons, les rues royale, Saint- florentin et de Rivoli barrées par de hautes barricades, solidement construites; et cela expliquait la tactique de l'armée de Versailles, dont les lignes, cette nuit-là, formaient un immense angle rentrant, le sommet à la place de la Concorde, les deux extrémités, l'une, sur la rive droite, à la gare des marchandises de la compagnie du nord, l'autre, sur la rive gauche, à un bastion des remparts, près de la porte d'Arcueil. Mais le jour allait naître, les communards avaient évacué les Tuileries et les barricades, la troupe venait de s'emparer du quartier, au milieu d'autres incendies, douze autres maisons qui brûlaient depuis neuf heures du soir, au carrefour de la rue Saint-Honoré et de la rue royale.

En bas, lorsque Jean fut redescendu sur la berge, il trouva
Maurice somnolent, comme hébété après sa crise de surexcitation.

— Ca ne va pas être facile… Au moins, pourras-tu marcher encore, mon petit?

— Oui, oui, ne t'inquiète pas. J'arriverai toujours, mort ou vivant.

Et il eut surtout de la peine à monter l'escalier de pierre. Puis, en haut, sur le quai, il marcha lentement, au bras de son compagnon, d'un pas de somnambule. Bien que le jour ne se levât pas encore, le reflet des incendies voisins éclairait la vaste place d'une aube livide. Ils en traversèrent la solitude, le coeur serré de cette morne dévastation. Aux deux bouts, de l'autre côté du pont et à l'extrémité de la rue royale, on distinguait confusément les fantômes du Palais-Bourbon et de la Madeleine, labourés par la canonnade. La terrasse des Tuileries, battue en brèche, s'était en partie écroulée. Sur la place même, des balles avaient troué le bronze des fontaines, le tronc géant de la statue de Lille gisait par terre, coupé en deux par un obus, tandis que la statue de Strasbourg, à côté, voilée de crêpe, semblait porter le deuil de tant de ruines. Et il y avait là, près de l'obélisque intact, dans une tranchée, un tuyau à gaz, fendu par quelque coup de pioche, qu'un hasard avait allumé, et qui lâchait, avec un bruit strident, un long jet de flamme.

Jean évita la barricade qui fermait la rue royale, entre le ministère de la marine et le garde-meuble, sauvés du feu. Il entendait, derrière les sacs et les tonneaux de terre dont elle était faite, de grosses voix de soldats. En avant, un fossé la défendait, plein d'eau croupie, où nageait un cadavre de fédéré; et, par une brèche, on apercevait les maisons du carrefour Saint- Honoré, qui achevaient de brûler, malgré les pompes venues de la banlieue, dont on distinguait le ronflement. À droite et à gauche, les petits arbres, les kiosques des marchandes de journaux, étaient brisés, criblés de mitraille. De grands cris s'élevaient, les pompiers venaient de découvrir, dans une cave, sept locataires d'une des maisons, à moitié carbonisés.

Bien que la barricade, barrant la rue Saint-florentin et la rue de Rivoli, parût plus formidable encore, avec ses hautes constructions savantes, Jean avait eu l'instinct d'y sentir le passage moins dangereux. Elle était en effet complètement évacuée, sans que la troupe eût encore osé l'occuper. Des canons y dormaient, dans un lourd abandon. Pas une âme derrière cet invincible rempart, rien qu'un chien errant qui se sauva. Mais, comme Jean se hâtait, dans la rue Saint-florentin, soutenant Maurice affaibli, ce qu'il craignait arriva, ils se heurtèrent contre toute une compagnie du 88e de ligne, qui avait tourné la barricade.

— Mon capitaine, expliqua-t-il, c'est un camarade que ces brigands viennent de blesser, et que je conduis à l'ambulance.

La capote, jetée sur les épaules de Maurice, le sauva, et le coeur de Jean sautait à se rompre, pendant qu'ils descendaient enfin ensemble la rue Saint-Honoré. Le jour pointait à peine, des coups de feu partaient des rues transversales, car on se battait encore dans tout le quartier. Ce fut un miracle, s'ils purent atteindre la rue des frondeurs, sans faire d'autre mauvaise rencontre. Ils n'allaient plus que très lentement, ces trois ou quatre cents mètres à parcourir semblèrent interminables. Puis, rue des frondeurs, ils tombèrent dans un poste de communards; mais ceux- ci, effrayés, croyant à l'arrivée de tout un régiment, prirent la fuite. Et il ne restait qu'un bout de la rue d'Argenteuil à suivre, pour être rue des Orties.

Ah! cette rue des Orties, avec quelle fièvre d'impatience Jean la souhaitait, depuis quatre grandes heures! Lorsqu'ils y entrèrent, ce fut une délivrance. Elle était noire, déserte, silencieuse, comme à cent lieues de la bataille. La maison, une vieille et étroite maison sans concierge dormait d'un sommeil de mort.

— J'ai les clefs dans ma poche, bégaya Maurice. La grande est celle de la rue, la petite, celle de ma chambre, tout en haut.

Et il succomba, il s'évanouit, entre les bras de Jean, dont l'inquiétude et l'embarras furent extrêmes. Il en oublia de refermer la porte de la rue, et dut le monter à tâtons, dans cet escalier inconnu, en évitant les chocs, de peur d'amener du monde. Puis, en haut, il se perdit, il lui fallut poser le blessé sur une marche, chercher la porte, à l'aide d'allumettes qu'il avait heureusement; et ce fut seulement lorsqu'il l'eut trouvée, qu'il redescendit le prendre. Enfin, il le coucha sur le petit lit de fer, en face de la fenêtre, dominant Paris, qu'il ouvrit toute large, dans un besoin de grand air et de lumière. Le jour naissait, il tomba devant le lit, sanglotant, assommé et sans force, sous le réveil de cette affreuse pensée qu'il avait tué son ami.

Des minutes durent s'écouler, il fut à peine surpris, en apercevant soudain Henriette. Rien n'était plus naturel, son frère était mourant, elle arrivait. Il ne l'avait pas même vue entrer, peut-être se trouvait-elle là depuis des heures. Maintenant, affaissé sur une chaise, il la regardait stupidement s'agiter, sous le coup de mortelle douleur qui l'avait frappée, à la vue de son frère sans connaissance, couvert de sang. Il finit par avoir un souvenir, il demanda:

— Dites donc, vous avez refermé la porte de la rue?

Bouleversée, elle répondit affirmativement, d'un signe de tête; et, comme elle venait enfin lui donner ses deux mains, dans un besoin d'affection et de secours, il reprit:

— Vous savez, c'est moi qui l'ai tué…

Elle ne comprenait pas, elle ne le croyait pas. Il sentait les deux petites mains rester calmes dans les siennes.

— C'est moi qui l'ai tué… Oui, là-bas, sur une barricade… Il se battait d'un côté, moi de l'autre…

Les petites mains se mirent à trembler.

— On était comme des hommes soûls, on ne savait plus ce qu'on faisait… C'est moi qui l'ai tué…

Alors, Henriette retira ses mains, frissonnante, toute blanche, avec des yeux de terreur qui le regardaient fixement. C'était donc la fin de tout, et rien n'allait donc survivre, dans son coeur broyé? Ah! ce Jean, à qui elle pensait le soir même, heureuse du vague espoir de le revoir peut-être! Et il avait fait cette chose abominable, et il venait pourtant de sauver encore Maurice, puisque c'était lui qui l'avait rapporté là, au travers de tant de dangers! Elle ne pouvait plus lui abandonner ses mains, sans un recul de tout son être. Mais elle eut un cri, où elle mit la dernière espérance de son coeur combattu.

— Oh! je le guérirai, il faut que je le guérisse maintenant!

Pendant ses longues veillées à l'ambulance de Remilly, elle était devenue très experte à soigner, à panser les blessures. Et elle voulut tout de suite examiner celles de son frère, qu'elle déshabilla, sans le tirer de son évanouissement. Mais, quand elle défit le pansement sommaire imaginé par Jean, il s'agita, il eut un faible cri, en ouvrant de grands yeux de fièvre. Tout de suite, d'ailleurs, il la reconnut, il sourit.

— Tu es donc là? Ah! que je suis content de te voir avant de mourir!

Elle le fit taire, d'un beau geste de confiance.

— Mourir, mais je ne veux pas! je veux que tu vives!… Ne parle plus, laisse-moi faire!

Cependant, lorsque Henriette eut examiné le bras traversé, les côtes atteintes, elle s'assombrit, ses yeux se troublèrent. Vivement, elle prenait possession de la chambre, parvenait à trouver un peu d'huile, déchirait de vieilles chemises pour en faire des bandes, tandis que Jean descendait chercher une cruche d'eau. Il n'ouvrait plus la bouche, il la regarda laver les blessures, les panser adroitement, incapable de l'aider, anéanti, depuis qu'elle était là. Quand elle eut fini, voyant son inquiétude, il offrit pourtant de se mettre en quête d'un médecin. Mais elle avait toute son intelligence nette: non, non! Pas le premier médecin venu, qui livrerait peut-être son frère! Il fallait un homme sûr, on pouvait attendre quelques heures. Enfin, comme Jean parlait de s'en aller, pour rejoindre son régiment, il fut entendu que, dès qu'il lui serait possible de s'échapper, il reviendrait, en tâchant de ramener un chirurgien avec lui.

Il ne partit pas encore, il semblait ne pouvoir se résoudre à quitter cette chambre, toute pleine du malheur qu'il avait fait. Après avoir été refermée un instant, la fenêtre venait d'être ouverte de nouveau. Et, de son lit, la tête haute, le blessé regardait, tandis que les deux autres avaient, eux aussi, les regards perdus au loin, dans le lourd silence qui avait fini par les accabler.

De cette hauteur de la butte des moulins, toute une grande moitié de Paris s'étendait sous eux, d'abord les quartiers du centre, du faubourg Saint-Honoré jusqu'à la Bastille, puis le cours entier de la Seine, avec le pullulement lointain de la rive gauche, une mer de toitures, de cimes d'arbres, de clochers, de dômes et de tours. Le jour grandissait, l'abominable nuit, une des plus affreuses de l'histoire, était finie. Mais, dans la pure clarté du soleil levant, sous le ciel rose, les incendies continuaient. En face, on apercevait les Tuileries qui brûlaient toujours, la caserne d'Orsay, les palais du Conseil d'État et de la Légion d'Honneur, dont les flammes, pâlies par la pleine lumière, donnaient au ciel un grand frisson. Même, au delà des maisons de la rue de Lille et de la rue du Bac, d'autres maisons devaient flamber, car des colonnes de flammèches montaient du carrefour de la Croix-Rouge, et plus loin encore, de la rue Vavin et de la rue Notre-Dame-des- Champs. Sur la droite, tout près, s'achevaient les incendies de la rue Saint-Honoré, tandis que, sur la gauche, au Palais-Royal et au nouveau Louvre, avortaient des feux tardifs, mis vers le matin. Mais, surtout, ce qu'ils ne s'expliquèrent pas d'abord, c'était une grosse fumée noire que le vent d'ouest poussait jusque sous la fenêtre. Depuis trois heures du matin, le ministère des finances brûlait, sans flammes hautes, se consumait en épais tourbillons de suie, tellement le prodigieux amas des paperasses s'étouffait, sous les plafonds bas, dans ces constructions de plâtre. Et, s'il n'y avait plus là, au-dessus du réveil de la grande ville, l'impression tragique de la nuit, l'épouvante d'une destruction totale, la Seine roulant des braises, Paris allumé aux quatre bouts, une tristesse désespérée et morne passait sur les quartiers épargnés, avec cette épaisse fumée continue, dont le nuage s'élargissait toujours. Bientôt le soleil, qui s'était levé limpide, en fut caché; et il ne resta que ce deuil, dans le ciel fauve.

Maurice, que le délire devait reprendre, murmura, avec un geste lent qui embrassait l'horizon sans bornes:

— Est-ce que tout brûle? Ah! que c'est long!

Des larmes étaient montées aux yeux d'Henriette, comme si son malheur s'était accru encore de ces désastres immenses, où avait trempé son frère. Et Jean, qui n'osa ni lui reprendre la main, ni embrasser son ami, partit alors d'un air fou.

— Au revoir, à tout à l'heure!

Il ne put revenir que le soir, vers huit heures, après la nuit tombée. Malgré sa grande inquiétude, il était heureux: son régiment, qui ne se battait plus, venait de passer en seconde ligne, et avait reçu l'ordre de garder le quartier; de sorte que, bivouaquant avec sa compagnie sur la place du carrousel, il espérait pouvoir monter, chaque soir, prendre des nouvelles du blessé. Et il ne revenait pas seul, un hasard lui avait fait rencontrer l'ancien major du 106e, qu'il amenait dans un coup de désespoir, n'ayant pu trouver un autre médecin, en se disant que, tout de même, ce terrible homme, à tête de lion, était un brave homme.

Quand Bouroche, qui ne savait pour quel blessé ce soldat suppliant le dérangeait, et qui grognait d'être monté si haut, eut compris qu'il avait sous les yeux un communard, il entra d'abord dans une violente colère.

— Tonnerre de Dieu! est-ce que vous vous fichez de moi? … Des brigands qui sont las de voler, d'assassiner et d'incendier!… Son affaire est claire, à votre bandit, et je me charge de le faire guérir, oui! avec trois balles dans la tête!

Mais la vue d'Henriette, si pâle dans sa robe noire, avec ses beaux cheveux blonds dénoués, le calma brusquement.

— C'est mon frère, monsieur le major, et c'est un de vos soldats de Sedan.

Il ne répondit pas, débanda les plaies, les examina en silence, tira des fioles de sa poche et refit un pansement, en montrant à la jeune femme comment on devait s'y prendre. Puis, de sa voix rude, il demanda tout à coup au blessé:

— Pourquoi t'es-tu mis du côté des gredins, pourquoi as-tu fait une saleté pareille?

Maurice, les yeux luisants, le regardait depuis qu'il était là, sans ouvrir la bouche. Il répondit ardemment, dans sa fièvre:

— Parce qu'il y a trop de souffrance, trop d'iniquité et trop de honte!

Alors, Bouroche eut un grand geste, comme pour dire qu'on allait loin, quand on entrait dans ces idées-là. Il fut sur le point de parler encore, finit par se taire. Et il partit, en ajoutant simplement:

— Je reviendrai.

Sur le palier, il déclara à Henriette qu'il n'osait répondre de rien. Le poumon était touché sérieusement, une hémorragie pouvait se produire, qui foudroierait le blessé.

Lorsque Henriette rentra, elle s'efforça de sourire, malgré le coup qu'elle venait de recevoir en plein coeur. Est-ce qu'elle ne le sauverait pas, est-ce qu'elle n'allait pas empêcher cette affreuse chose, leur éternelle séparation à tous les trois, qui étaient là réunis encore, dans leur ardent souhait de vie? De la journée, elle n'avait pas quitté cette chambre, une vieille voisine s'était chargée obligeamment de ses commissions. Et elle revint reprendre sa place, près du lit, sur une chaise.

Mais, cédant à son excitation fiévreuse, Maurice questionnait Jean, voulait savoir. Celui-ci ne disait pas tout, évitait de conter l'enragée colère qui montait contre la Commune agonisante, dans Paris délivré. On était déjà au mercredi. Depuis le dimanche soir, depuis deux grands jours, les habitants avaient vécu au fond de leurs caves, suant la peur; et, le mercredi matin, lorsqu'ils avaient pu se hasarder, le spectacle des rues défoncées, les débris, le sang, les effroyables incendies surtout, venaient de les jeter à une exaspération vengeresse. Le châtiment allait être immense. On fouillait les maisons, on jetait aux pelotons des exécutions sommaires le flot suspect des hommes et des femmes qu'on ramassait. Dès six heures du soir, ce jour-là, l'armée de Versailles était maîtresse de la moitié de Paris, du parc de Montsouris à la gare du nord, en passant par les grandes voies. Et les derniers membres de la Commune, une vingtaine, avaient dû se réfugier boulevard Voltaire, à la mairie du XIe arrondissement.

Un silence se fit, Maurice murmura, les yeux au loin sur la ville, par la fenêtre ouverte à l'air tiède de la nuit:

— Enfin, ça continue, Paris brûle!

C'était vrai, les flammes avaient reparu, dès la tombée du jour; et, de nouveau, le ciel s'empourprait d'une lueur scélérate. Dans l'après-midi, lorsque la poudrière du Luxembourg avait sauté avec un fracas épouvantable, le bruit s'était répandu que le Panthéon venait de crouler au fond des catacombes. Toute la journée d'ailleurs, les incendies de la veille avaient continué, le palais du Conseil d'État et les Tuileries brûlaient, le ministère des Finances fumait à gros tourbillons. Dix fois, il avait fallu fermer la fenêtre, sous la menace d'une nuée de papillons noirs, des vols incessants de papiers brûlés, que la violence du feu emportait au ciel, d'où ils retombaient en pluie fine; et Paris entier en fut couvert, et l'on en ramassa jusqu'en Normandie, à vingt lieues. Puis, maintenant, ce n'étaient pas seulement les quartiers de l'ouest et du sud qui flambaient, les maisons de la rue Royale, celles du carrefour de la Croix-Rouge et de la rue Notre-Dame-des-Champs. Tout l'est de la ville semblait en flammes, l'immense brasier de l'Hôtel de Ville barrait l'horizon d'un bûcher géant. Et il y avait encore là, allumés comme des torches, le Théâtre-Lyrique, la mairie du ive arrondissement, plus de trente maisons des rues voisines; sans compter le théâtre de la Porte-Saint-Martin, au nord, qui rougeoyait à l'écart, ainsi qu'une meule, au fond des champs ténébreux. Des vengeances particulières s'exerçaient, peut-être aussi des calculs criminels s'acharnaient-ils à détruire certains dossiers. Il n'était même plus question de se défendre, d'arrêter par le feu les troupes victorieuses. Seule, la démence soufflait, le Palais de Justice, l'Hôtel-Dieu, Notre-Dame venaient d'être sauvés, au petit bonheur du hasard. Détruire pour détruire, ensevelir la vieille humanité pourrie sous les cendres d'un monde, dans l'espoir qu'une société nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein paradis terrestre des primitives légendes!

— Ah! la guerre, l'exécrable guerre! dit à demi-voix Henriette, en face de cette cité de ruines, de souffrance et d'agonie.

N'était-ce pas, en effet, l'acte dernier et fatal, la folie du sang qui avait germé sur les champs de défaite de Sedan et de Metz, l'épidémie de destruction née du siège de Paris, la crise suprême d'une nation en danger de mort, au milieu des tueries et des écroulements?

Mais Maurice, sans quitter des yeux les quartiers qui brûlaient, là-bas, bégaya lentement, avec peine:

— Non, non, ne maudis pas la guerre… Elle est bonne, elle fait son oeuvre…

Jean l'interrompit d'un cri de haine et de remords.

— Sacré bon Dieu! quand je te vois là, et quand c'est par ma faute… Ne la défends plus, c'est une sale chose que la guerre!

Le blessé eut un geste vague.

— Oh! moi, qu'est-ce que ça fait? il y en a bien d'autres!… C'est peut-être nécessaire, cette saignée. La guerre, c'est la vie qui ne peut pas être sans la mort.

Et les yeux de Maurice se fermèrent, dans la fatigue de l'effort que lui avaient coûté ces quelques mots. D'un signe, Henriette avait prié Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la soulevait elle-même, sa colère contre la souffrance humaine, malgré son calme de femme frêle et si brave, avec ses regards limpides où revivait l'âme héroïque du grand-père, le héros des légendes napoléoniennes.

Deux jours se passèrent, le jeudi et le vendredi, au milieu des mêmes incendies et des mêmes massacres. Le fracas du canon ne cessait pas; les batteries de Montmartre, dont l'armée de Versailles s'était emparée, canonnaient sans relâche celles que les fédérés avaient installées à Belleville et au Père-Lachaise; et ces dernières tiraient au hasard sur Paris: des obus étaient tombés rue Richelieu et à la place Vendôme. Le 25 au soir, toute la rive gauche était entre les mains des troupes. Mais, sur la rive droite, les barricades de la place du Château-D'eau et de la place de la Bastille tenaient toujours. Il y avait là deux véritables forteresses que défendait un feu terrible, incessant. Au crépuscule, dans la débandade des derniers membres de la Commune, Delescluze avait pris sa canne, et il était venu, d'un pas de promenade, tranquillement, jusqu'à la barricade qui fermait le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroyé, en héros. Le lendemain, le 26, dès l'aube, le Château-D'eau et la Bastille furent emportés, les communards n'occupèrent plus que la Villette, Belleville et Charonne, de moins en moins nombreux, réduits à la poignée de braves qui voulaient mourir. Et, pendant deux jours, ils devaient résister encore et se battre, furieusement.

Le vendredi soir, comme Jean s'échappait de la place du Carrousel, pour retourner rue des Orties, il assista, au bas de la rue Richelieu, à une exécution sommaire, dont il resta bouleversé. Depuis l'avant-veille, deux cours martiales fonctionnaient, la première au Luxembourg, la seconde au théâtre du Châtelet. Les condamnés de l'une étaient passés par les armes dans le jardin, tandis que l'on traînait ceux de l'autre jusqu'à la caserne Lobau, où des pelotons en permanence les fusillaient, dans la cour intérieure, presque à bout portant. Ce fut là surtout que la boucherie devint effroyable: des hommes, des enfants, condamnés sur un indice, les mains noires de poudre, les pieds simplement chaussés de souliers d'ordonnance; des innocents dénoncés à faux, victimes de vengeances particulières, hurlant des explications, sans pouvoir se faire écouter; des troupeaux jetés pêle-mêle sous les canons des fusils, tant de misérables à la fois, qu'il n'y avait pas des balles pour tous, et qu'il fallait achever les blessés à coups de crosse. Le sang ruisselait, des tombereaux emportaient les cadavres, du matin au soir. Et, par la ville conquise, au hasard des brusques affolements de rage vengeresse, d'autres exécutions se faisaient, devant les barricades, contre les murs des rues désertes, sur les marches des monuments. C'était ainsi que Jean venait de voir des habitants du quartier amenant une femme et deux hommes au poste qui gardait le théâtre-Français. Les bourgeois se montraient plus féroces que les soldats, les journaux qui avaient reparu poussaient à l'extermination. Toute une foule violente s'acharnait contre la femme surtout, une de ces pétroleuses dont la peur hantait les imaginations hallucinées, qu'on accusait de rôder le soir, de se glisser le long des habitations riches, pour lancer des bidons de pétrole enflammé dans les caves. On venait, criait-on, de surprendre celle-là, accroupie devant un soupirail de la rue Sainte-Anne. Et, malgré ses protestations et ses sanglots, on la jeta, avec les deux hommes, au fond d'une tranchée de barricade qu'on n'avait pas comblée encore, on les fusilla dans ce trou de terre noire, comme des loups pris au piège. Des promeneurs regardaient, une dame s'était arrêtée avec son mari, tandis qu'un mitron, qui portait une tourte dans le voisinage, sifflait un air de chasse.

Jean se hâtait de gagner la rue des Orties, le coeur glacé, quand il eut un brusque souvenir. N'était-ce pas Chouteau, l'ancien soldat de son escouade, qu'il venait de voir, sous l'honnête blouse blanche d'un ouvrier, assistant à l'exécution, avec des gestes approbateurs? Et il savait le rôle du bandit, traître, voleur et assassin! Un instant, il fut sur le point de retourner là-bas, de le dénoncer, de le faire fusiller sur les corps des trois autres. Ah! cette tristesse, les plus coupables échappant au châtiment, promenant leur impunité au soleil, tandis que des innocents pourrissent dans la terre!

Henriette, au bruit des pas qui montaient, était sortie sur le palier.

— Soyez prudent, il est aujourd'hui dans un état de surexcitation extraordinaire… Le major est revenu, il m'a désespérée.

En effet, Bouroche avait hoché la tête, en ne pouvant rien promettre encore. Peut-être, tout de même, la jeunesse du blessé triompherait-elle des accidents qu'il redoutait.

— Ah! c'est toi, dit fiévreusement Maurice à Jean, dès qu'il l'aperçut. Je t'attendais, qu'est-ce qu'il se passe, où en est-on?

Et, le dos contre son oreiller, en face de la fenêtre qu'il avait forcé sa soeur à ouvrir, montrant la ville redevenue noire, qu'un nouveau reflet de fournaise éclairait:

— Hein? ça recommence, Paris brûle, Paris brûle tout entier, cette fois!

Dès le coucher du soleil, l'incendie du grenier d'abondance avait enflammé les quartiers lointains, en haut de la coulée de la Seine. Aux Tuileries, au Conseil d'État, les plafonds devaient crouler, activant le brasier des poutres qui se consumaient, car des foyers partiels s'étaient rallumés, des flammèches et des étincelles montaient par moments. Beaucoup des maisons qu'on croyait éteintes, se remettaient ainsi à flamber. Depuis trois jours, l'ombre ne pouvait se faire, sans que la ville parût reprendre feu, comme si les ténèbres eussent soufflé sur les tisons rouges encore, les ravivant, les semant aux quatre coins de l'horizon. Ah! cette ville d'enfer qui rougeoyait dès le crépuscule, allumée pour toute une semaine, éclairant de ses torches monstrueuses les nuits de la semaine sanglante! Et, cette nuit-là, quand les docks de la Villette brûlèrent, la clarté fut si vive sur la cité immense, qu'on put la croire réellement incendiée par tous les bouts, cette fois, envahie et noyée sous les flammes. Dans le ciel saignant, les quartiers rouges, à l'infini, roulaient le flot de leurs toitures de braise.

— C'est la fin, répéta Maurice, Paris brûle!

Il s'excitait avec ces mots, redits à vingt reprises, dans un besoin fébrile de parler, après la lourde somnolence qui l'avait tenu presque muet, pendant trois jours. Mais un bruit de larmes étouffées lui fit tourner la tête.

— Comment, petite soeur, c'est toi, si brave!… Tu pleures parce que je vais mourir…

Elle l'interrompit, en se récriant.

— Mais tu ne mourras pas!

— Si, si, ça vaut mieux, il le faut!… Ah! va, ce n'est pas grand-chose de bon qui s'en ira avec moi. Avant la guerre, je t'ai fait tant de peine, j'ai coûté si cher à ton coeur et à ta bourse!… Toutes ces sottises, toutes ces folies que j'ai commises, et qui auraient mal fini, qui sait? La prison, le ruisseau…

De nouveau, elle lui coupait la parole, violemment.

— Tais-toi! tais-toi!… Tu as tout racheté!

Il se tut, songea un instant.

— Quand je serai mort, oui! peut-être… Ah! mon vieux Jean, tu nous as tout de même rendu à tous un fier service, quand tu m'as allongé ton coup de baïonnette.

Mais lui aussi, les yeux gros de larmes, protestait.

— Ne dis pas ça! tu veux donc que je me casse la tête contre un mur!

Ardemment, Maurice continua:

— Rappelle-toi donc ce que tu m'as dit, le lendemain de Sedan, quand tu prétendais que ce n'était pas mauvais, parfois, de recevoir une bonne gifle… Et tu ajoutais que, lorsqu'on avait de la pourriture quelque part, un membre gâté, ça valait mieux de le voir par terre, abattu d'un coup de hache, que d'en crever comme d'un choléra… J'ai songé souvent à cette parole, depuis que je me suis trouvé seul, enfermé dans ce Paris de démence et de misère… Eh bien! c'est moi qui suis le membre gâté que tu as abattu…

Son exaltation grandissait, il n'écoutait même plus les supplications d'Henriette et de Jean, terrifiés. Et il continuait, dans une fièvre chaude, abondante en symboles, en images éclatantes. C'était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l'empire, détraquée de rêveries et de jouissances; et il lui avait ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout l'être, sans trop savoir ce qu'elle faisait. Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang Français, l'abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu'à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître.

— Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide… Va, va! prends la pioche, prends la truelle! et retourne le champ, et rebâtis la maison!… Moi, tu as bien fait de m'abattre, puisque j'étais l'ulcère collé à tes os!

Il délira encore, il voulut se lever, s'accouder à la fenêtre.

— Paris brûle, rien ne restera… Ah! cette flamme qui emporte tout, qui guérit tout, je l'ai voulue, oui! elle fait la bonne besogne… Laissez-moi descendre, laissez-moi achever l'oeuvre d'humanité et de liberté…

Jean eut toutes les peines du monde à le remettre au lit, tandis qu'Henriette, en larmes, lui parlait de leur enfance, le suppliait de se calmer, au nom de leur adoration. Et, sur Paris immense, le reflet de braise avait encore grandi, la mer de flammes semblait gagner les lointains ténébreux de l'horizon, le ciel était comme la voûte d'un four géant, chauffé au rouge clair. Et, dans cette clarté fauve des incendies, les grosses fumées du ministère des finances, qui brûlait obstinément depuis l'avant-veille, sans une flamme, passaient toujours en une sombre et lente nuée de deuil.

Le lendemain, le samedi, une amélioration brusque se déclara dans l'état de Maurice: il était beaucoup plus calme, la fièvre avait diminué; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu'il trouva Henriette souriante, reprenant le rêve de leur intimité à trois, dans un avenir de bonheur encore possible, qu'elle ne voulait pas préciser. Est-ce que le destin allait faire grâce? Elle passait les nuits, elle ne bougeait pas de cette chambre, où sa douceur active de cendrillon, ses soins légers et silencieux mettaient comme une caresse continue. Et, ce soir-là, Jean s'oublia près de ses amis avec un plaisir étonné et tremblant. Dans la journée, les troupes avaient pris Belleville et les buttes-Chaumont. Il n'y avait plus que le cimetière du Père-Lachaise, transformé en un camp retranché, qui résistât. Tout lui semblait fini, il affirmait même qu'on ne fusillait plus personne. Il parla simplement des troupeaux de prisonniers qu'on dirigeait sur Versailles. Le matin, le long du quai, il en avait rencontré un, des hommes en blouse, en paletot, en manches de chemise, des femmes de tout âge, les unes avec des masques creusés de furies, les autres dans la fleur de leur jeunesse, des enfants âgés de quinze ans à peine, tout un flot roulant de misère et de révolte, que des soldats poussaient sous le clair soleil, et que les bourgeois de Versailles, disait- on, accueillaient avec des huées, à coups de canne et d'ombrelle.

Mais, le dimanche, Jean fut épouvanté. C'était le dernier jour de l'exécrable semaine. Dès le triomphal lever du soleil, par cette limpide et chaude matinée de jour de fête, il sentit passer le frisson de l'agonie suprême. On venait d'apprendre seulement les massacres répétés des otages, l'archevêque, le curé de la Madeleine et d'autres fusillés, le mercredi, à la Roquette, les dominicains d'Arcueil tirés à la course, comme des lièvres, le jeudi, des prêtres encore et des gendarmes au nombre de quarante- sept foudroyés à bout portant, au secteur de la rue Haxo, le vendredi; et une fureur de représailles s'était rallumée, les troupes exécutaient en masse les derniers prisonniers qu'elles faisaient. Pendant tout ce beau dimanche, les feux de peloton ne cessèrent pas, dans la cour de la caserne Lobau, pleine de râles, de sang et de fumée. À la Roquette, deux cent vingt-sept misérables, ramassés au hasard du coup de filet, furent mitraillés en tas, hachés par les balles. Au Père-Lachaise, bombardé depuis quatre jours, emporté enfin tombe par tombe, on en jeta cent quarante-Huit contre un mur, dont le plâtre ruissela de grandes larmes rouges; et trois d'entre eux, blessés, s'étant échappés, on les reprit, on les acheva. Combien de braves gens pour un gredin, parmi les douze mille malheureux à qui la Commune avait coûté la vie! L'ordre de cesser les exécutions était, disait-on, venu de Versailles. Mais l'on tuait quand même, Thiers devait rester le légendaire assassin de Paris, dans sa gloire pure de libérateur du territoire; tandis que le maréchal De Mac-Mahon, le vaincu de Froeschwiller, dont une proclamation couvrait les murs, annonçant la victoire, n'était plus que le vainqueur du Père-Lachaise. Et Paris ensoleillé, endimanché, paraissait en fête, une foule énorme encombrait les rues reconquises, des promeneurs allaient d'un air de flânerie heureuse voir les décombres fumants des incendies, des mères tenant à la main des enfants rieurs, s'arrêtaient, écoutaient un instant avec intérêt les fusillades assourdies de la caserne Lobau.

Le dimanche soir, au déclin du jour, lorsque Jean monta le sombre escalier de la maison, rue des Orties, un affreux pressentiment lui serrait le coeur. Il entra, et tout de suite il vit l'inévitable fin, Maurice mort sur le petit lit, étouffé par l'hémorragie que Bouroche redoutait. L'adieu rouge du soleil glissait par la fenêtre ouverte, deux bougies brûlaient déjà sur la table, au chevet du lit. Et Henriette, à genoux dans ses vêtements de veuve qu'elle n'avait pas quittés, pleurait en silence.

Au bruit, elle leva la tête, elle eut un frisson, à voir entrer Jean. Lui, éperdu, allait se précipiter, prendre ses mains, mêler d'une étreinte sa douleur à la sienne. Mais il sentit les petites mains tremblantes, tout l'être frémissant et révolté qui se reculait, qui s'arrachait, à jamais. N'était-ce pas fini entre eux, maintenant? La tombe de Maurice les séparait, sans fond. Et lui aussi ne put que tomber à genoux, en sanglotant tout bas.

Pourtant, au bout d'un silence, Henriette parla.

— Je tournais le dos, je tenais un bol de bouillon, quand il a jeté un cri… Je n'ai eu que le temps d'accourir, et il est mort, en m'appelant, en vous appelant, vous aussi, dans un flot de sang…

Son frère, mon Dieu! son Maurice adoré par delà la naissance, qui était un autre elle-même, qu'elle avait élevé, sauvé! son unique tendresse, depuis qu'elle avait vu, à Bazeilles, contre un mur, le corps de son pauvre Weiss troué de balles! La guerre achevait donc de lui prendre tout son coeur, elle resterait donc seule au monde, veuve et dépareillée, sans personne qui l'aimerait!

— Ah! bon sang! cria Jean dans un sanglot, c'est ma faute!… Mon cher petit pour qui j'aurais donné ma peau, et que je vais massacrer comme une brute!… Qu'allons-nous devenir? Me pardonnerez-vous jamais?

Et, à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent, et ils restèrent bouleversés de ce qu'ils pouvaient enfin y lire nettement. Le passé s'évoquait, la chambre perdue de Remilly, où ils avaient vécu des jours si tristes et si doux. Lui, retrouvait son rêve, d'abord inconscient, ensuite à peine formulé: la vie là-bas, un mariage, une petite maison, la culture d'un champ qui suffirait à nourrir un ménage de braves gens modestes. Maintenant, c'était un désir ardent, une certitude aiguë qu'avec une femme comme elle, si tendre, si active, si brave, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Et, elle, qui autrefois n'était pas même effleurée par ce rêve, dans le don chaste et ignoré de son coeur, voyait clair à présent, comprenait tout d'un coup. Ce mariage lointain, elle-même l'avait voulu alors, sans le savoir. La graine qui germait avait cheminé sourdement, elle l'aimait d'amour, ce garçon près duquel elle n'avait d'abord été que consolée. Et leurs regards se disaient cela, et ils ne s'aimaient ouvertement, à cette heure, que pour l'adieu éternel. Il fallait encore cet affreux sacrifice, l'arrachement dernier, leur bonheur possible la veille s'écroulant aujourd'hui avec le reste, s'en allant avec le flot de sang qui venait d'emporter leur frère.

Jean se releva, d'un long et pénible effort des genoux.

— Adieu!

Sur le carreau, Henriette restait immobile.

— Adieu!

Mais Jean s'était approché du corps de Maurice. Il le regarda, avec son grand front qui semblait plus grand, sa longue face mince, ses yeux vides, jadis un peu fous, où la folie s'était éteinte. Il aurait bien voulu l'embrasser, son cher petit, comme il l'avait nommé tant de fois, et il n'osa pas. Il se voyait couvert de son sang, il reculait devant l'horreur du destin. Ah! quelle mort, sous l'effondrement de tout un monde! Au dernier jour, sous les derniers débris de la Commune expirante, il avait donc fallu cette victime de plus! Le pauvre être s'en était allé, affamé de justice, dans la suprême convulsion du grand rêve noir qu'il avait fait, cette grandiose et monstrueuse conception de la vieille société détruite, de Paris brûlé, du champ retourné et purifié, pour qu'il y poussât l'idylle d'un nouvel âge d'or.

Jean, plein d'angoisse, se retourna vers Paris. À cette fin si claire d'un beau dimanche, le soleil oblique, au ras de l'horizon, éclairait la ville immense d'une ardente lueur rouge. On aurait dit un soleil de sang, sur une mer sans borne. Les vitres des milliers de fenêtres braisillaient, comme attisées sous des soufflets invisibles; les toitures s'embrasaient, telles que des lits de charbons; les pans de murailles jaunes, les hauts monuments, couleur de rouille, flambaient avec les pétillements de brusques feux de fagots, dans l'air du soir. Et n'était-ce pas la gerbe finale, le gigantesque bouquet de pourpre, Paris entier brûlant ainsi qu'une fascine géante, une antique forêt sèche, s'envolant au ciel d'un coup, en un vol de flammèches et d'étincelles? Les incendies continuaient, de grosses fumées rousses montaient toujours, on entendait une rumeur énorme, peut- être les derniers râles des fusillés, à la caserne Lobau, peut- être la joie des femmes et le rire des enfants, dînant dehors après l'heureuse promenade, assis aux portes des marchands de vin. Des maisons et des édifices saccagés, des rues éventrées, de tant de ruines et de tant de souffrances, la vie grondait encore, au milieu du flamboiement de ce royal coucher d'astre, dans lequel Paris achevait de se consumer en braise.

Alors, Jean eut une sensation extraordinaire. Il lui sembla, dans cette lente tombée du jour, au-dessus de cette cité en flammes, qu'une aurore déjà se levait. C'était bien pourtant la fin de tout, un acharnement du destin, un amas de désastres tels, que jamais nation n'en avait subi d'aussi grands: les continuelles défaites, les provinces perdues, les milliards à payer, la plus effroyable des guerres civiles noyée sous le sang, des décombres et des morts à pleins quartiers, plus d'argent, plus d'honneur, tout un monde à reconstruire! Lui-même y laissait son coeur déchiré, Maurice, Henriette, son heureuse vie de demain emportée dans l'orage. Et pourtant, par delà la fournaise, hurlante encore, la vivace espérance renaissait, au fond du grand ciel calme, d'une limpidité souveraine. C'était le rajeunissement certain de l'éternelle nature, de l'éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l'arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles.

Dans un sanglot, Jean répéta:

— Adieu!

Henriette ne releva pas la tête, la face cachée entre ses deux mains jointes.

— Adieu!

Le champ ravagé était en friche, la maison brûlée était par terre; et Jean, le plus humble et le plus douloureux, s'en alla, marchant à l'avenir, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire.

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