La Force: Le Temps et la Vie
La charge gronda dans le silence humain. C'était toute la Nation qui se ruait, oublieuse de ses faiblesses individuelles, forte de ses trois mille bras armés, de ses douze mille sabots défonçant la terre, de ses vaillances unies en une force invincible depuis les cimes jusque la plaine.
Chez l'ennemi, des lignes d'avant-garde s'éclipsèrent, et un flot de cuirassiers tout à coup s'étendit devant le front de bandière, enfla, déborda, haussa la frange de ses casques, accourut derrière la bestialité de trois cents naseaux tendus et l'ouragan de ses galops.
On distingua les culottes blanches derrière les fontes, les longues lames aiguës, les visières sur les bouches. Bernard comprit aussitôt qu'un de ceux-là le «choisissait».
Ce furent deux yeux d'or à l'ombre de la visière entre les oreilles d'un cheval roux; et la chenille aplatie du casque se recourbait en l'air. Plus on approchait, plus se relâchait la ligne ennemie. Les cuirassiers se distancèrent. Quelques-uns, emportés par l'élan de bêtes meilleures, franchirent le front et formèrent des groupes autour des hommes chamarrés. D'autres, au contraire, s'attardaient dans la profondeur. Les yeux d'or restèrent au niveau de la ligne, en sorte que, pour se rendre à leur invite, Bernard calcula s'il passerait sans heurt à travers les premiers audacieux dont il put compter les galons sur les fontes écarlates. Il chercha de l'aide. À côté de lui, le maigre Pitouët écarquillait les paupières, pâle entre ses favoris noirs, et fasciné par l'éclat des cuirasses de bronze. À chaque bond du cheval, il sautait en selle, la poitrine large. Collés ensemble, les Alsaciens présentaient leurs sabres bas, des têtes astucieuses protégées par les cimes des casques. Face au péril, les Flamands allèrent, solides, l'âme haute; tandis que les Marseillais s'appelaient à tue-tête, hésitaient à choisir la direction suprême et le choc. En un même tourbillon d'habits verts, de doublures rouges, de chevaux lâchés, de sabres au corps, parant déjà les coups prévus, Bretons et Tourangeaux suivirent. Bernard se vit seul.
Déjà il galopait à vingt toises de deux cuirassiers qui se parlèrent. Au bout d'un poing, le pistolet claqua. Les yeux d'or arrivaient surmontant les oreilles du gros cheval roux. Héricourt, au sabre, préféra le pistolet; il aperçut le revers formidable d'une latte levée, et un gant à crispin qui s'abattit. L'éclair glissa, jusque le canon du pistolet arraché de la main par le heurt, et l'homme de bronze fut loin qu'emporta la croupe du cheval roux criblant l'officier de terre rejaillie. Immédiate, une autre masse équestre s'abîmait vers lui; elle darda sa lame basse à la poitrine. Ramassé en soi, Bernard haït la bouche ouverte de l'assassin, et pointant, projeta son âme volontaire dans l'effort de tuer. Des dents craquèrent, au baiser de sa lame, et la tête de l'autre se renversa. Vainement l'acier autrichien piquait le cheval français, qui, d'un écart, déroba son maître. Au poing de Bernard, la dragonne ramena le sabre tordu. «Ah! ah!» Sa voix de victoire éclatait. Le lieutenant brandit le fer contre l'espace où couraient, à distance, des ombres éperdues de cuirassiers; puis il se trouva seul, secoué par son cheval qui voltait sur place, en ruant. Mais vite, la jument jacobine de Pitouët sortit des cuirassiers blancs, enfoncés, rompus; le libelliste vociférait aussi sa gloire. Pied-de-Jacinthe entraînait un cheval de prise, qu'il défendit d'un large estoc contre un géant acharné à courir sur sa gauche. Le géant s'écrasa sur la crinière de sa monture, l'arrêta, et se tordit de douleur sans glisser de selle. «Rassemblement!» clama Bernard. Sa meute accourait tout entière: Bretons et Tourangeaux, en un même groupe d'hommes déchirés, hagards, hurleurs et les cuisses saigneuses pleines d'entailles; Alsaciens formidables entourant quatre cuirassiers pris, dont ils frappaient les dos du plat du sabre; Flamands furieux de n'avoir plus personne à férir avec leurs armes qui dégouttaient d'une huile rouge. De toutes parts, les dragons quittaient la ligne ennemie, galopaient. Des duels se terminaient au loin. Le colonel survint et compta son monde. «Dragons… en bataille!…»
Les hommes s'assemblèrent en pelotons qui se rejoignirent, s'agrégèrent par escadrons, et la ligne se fixa, brune aux chevaux, rouge aux poitrines, lumineuse aux casques, frémissante, bavarde.
Au trot de la forte jument pie, l'ancien écuyer mesura les escadrons. Des alezans s'ébrouaient. Des hommes se pansaient. Les serre-files faisaient l'appel. Le régiment haleta.
«C'était beau, jugea Pitouët.—Qui manque dans l'escouade?—Béraud…, Landry!—Morts?—Qui le sait?—Haffner! mort!—Comment?—Oui!—Les bougres!… Dragons, garde à vous!»
Héricourt se haussa, désireux de voir entre les casques. Les cuirassiers blancs n'étaient plus que multitude lointaine, cinglée par les éclairs des feux d'infanterie. Peu à peu la cavalerie française affluait, en désordre, se reconstituait. Le deuxième régiment s'établit à droite. À gauche, vers les tonnerres des canons, les dolmans rouges des hussards défilaient derrière les bicornes du 13e Cavalerie rangé en bataille. Sur son grand cheval blanc, le petit général trotta. Il ne semblait point triomphant, mais courut en hâte du côté des hussards.
D'un geste sec il écarta le colonel, qui voulut l'aborder au galop de la jument pie, et passa outre parmi l'essaim de l'état-major.
À peine Bernard remarqua-t-il cette inquiétude. Soucieux de sa bête écorchée par le sabre autrichien, il avait mis pied à terre. Les dragons firent de même; tous croyaient la bataille finie, puisque leur élan avait rompu la charge des Impériaux, dégagé le flanc de l'infanterie. Ils se montrèrent, sur la droite les pelotons de chasseurs qui ramassaient, à travers la plaine, les cuirassiers blancs et les poussaient contre les feux de salves. Leur besogne s'achevait de la sorte. Les rangs s'animèrent d'une fièvre loquace. Certains soignaient les entailles ouvertes jusqu'à l'os sur les cuisses que l'on dépouillait à demi des culottes. Pied-de-Jacinthe conseilla des bandages mouillés d'eau-de-vie, et des compresses garnies d'herbes. On déchirait du linge. Une bosse jaunâtre déparait la plastique nasale de Pitouët. De l'épaule au coude, la pointe d'une latte avait rayé sa chair. On plaisanta les blessures, même le lambeau triangulaire décousu à la joue de Tréheuc, pour qui l'on cherchait le chirurgien occupé dans l'autre escadron. Les Flamands raillaient les vantardises des Provençaux et la fatigue des Bretons, qui s'épongeaient le crâne libéré de casque, cependant que ceux de Gascogne commentaient la tactique du haut de la selle. Les Alsaciens estimaient les chevaux de prise et fouillaient les porte-manteaux des morts.
Une clameur salua la course du grison qui secouait le hussard refermant à deux poings sa tête fendue; du sang noircissait la pelisse écarlate. L'homme crispait les genoux, se maintenait encore. Des dragons d'ordonnance abandonnèrent fourgons et prisonniers pour l'atteindre. Auparavant les mains du hussard s'étendirent, s'agriffèrent au vide. Après deux soubresauts; qui le rejetèrent du garrot à la croupe, il tomba dans sa chevelure de sang. Presque aussitôt le cheval blanc du général reparut sur la pente et rapprocha le petit homme doré, qui cria de former les colonnes d'escadrons. Dans le val d'où il sortait, on aperçut les kolbacks des hussards et leurs banderoles écarlates qui s'amassèrent. Des rumeurs se propageaient à l'est. Le colonel s'affaissa sur sa jument pie. Il avait retiré son habit vert, qui ne tenait plus que par une manche à ses épaules. Son bras gauche nu était bandé de toile.
«M'est avis, garçons, renseigna Pied-de-Jacinthe, que le bouillon chauffe pour nous. Rassemblez vos rênes. Et ne nous quittons pas dans la bagarre… L'ennemi rapporte le ruban.»
En effet la rumeur se perpétua. Plusieurs hussards accoururent du fond jusque sur le plateau où les deux régiments manoeuvraient pour offrir des intervalles entre leurs colonnes. Parvenus là, les fuyards se groupèrent. Un tiers des bêtes dépourvues de cavaliers accompagnaient l'évolution de leurs escouades. Celles-ci reprirent le pas, puis défilèrent au petit trot, sous-officiers en tête. Ils annoncèrent à Bernard: «Les chevau-légers enfoncent tout… On nous a laissé prendre en flanc, ça vient par la gauche…» À la suite de ces pelotons, une foule équestre déborda la crête du plateau, précédée d'une longue lamentation qui bientôt se divisa en cris distincts. À coups de poing les hommes excitaient la fuite de leurs bêtes. Détournés par le petit général, ils filèrent jusque l'issue ménagée entre les deux régiments de dragons. Là s'engouffrait une cohue de gens qui montaient le troupeau mélangé des alezans, des grisons, des barbes, des pommelés, des fins arabes de robes blanches rebelles à l'éperon. Contre le ciel limpide, les bicornes du 13e Cavalerie et les kolbacks de hussards se profilaient, pêle-mêle, parmi des mains hautes, des sabres d'officiers ralliant leurs troupes folles.
Bien que cela parût assez loin, les Marseillais d'abord murmurèrent leurs craintes. On reboutonna précipitamment les uniformes. Les Alsaciens se hissèrent en selle. Tous les yeux regardaient l'orient et le passage de la déroute. Le colonel ordonna de renvoyer, vers l'infanterie, les prisonniers, les chevaux de prise, sous la garde des hommes blessés ou démontés. Des convois se formèrent qui partirent vite emmenant de nouveaux corps ballottés dans les manteaux suspendus aux sabres de cuirassiers. Ceux-ci les portaient quatre par quatre. Héricourt prévit que les dragons chargeraient afin de couvrir la retraite. De la gauche, en effet, le fleuve des fuyards ne cessa de grossir. Lancés par là, disparus dans une déclivité de la plaine, ils revenaient tous après un demi-cercle pour retrouver l'appui de la droite. Inquiets, les Alsaciens examinèrent le lieu où l'ennemi sans doute allait poindre. Le chef d'escadron fit déployer à gauche en fourrageurs. On arma les carabines, et l'on attendit, espacés. L'impression de solitude effraya les hommes davantage. Ils regardaient derrière le deuxième régiment, qui prépara les colonnes de charge derrière son escadron de tir. Maintenant la déroute s'écoulait très loin, sous la protection des deux régiments.
Les fuyards remontaient encore. Hussards cuirassés de brandebourgs, étreignant des genoux leurs petits chevaux poilus, soldats du 13e Cavalerie sur leurs hautes bêtes pommelées. Le sabre en travers des fontes, ils s'injuriaient, commandaient, frappaient à coups de mousquetons les croupes des bêtes précédentes. Un attelage de caisson tenta l'escalade du plateau, n'y réussit point. Les conducteurs coupèrent les traits. La voiture retomba dans le fond sur un tumulte de gens écrasés, qui hurlèrent l'impuissance de leur rage.
«Ma pauvre vieille, dit Pitouët à sa jument jacobine, on va donc crever pour le Premier Consul?…» Bernard allait au pas derrière l'étendue de son peloton. Il annonça que la charge ennemie prise en flanc à son tour serait facilement ramenée vers le village, où roulait le tonnerre, où les fusillades se répétaient. Il le croyait, orgueilleux encore de la lutte victorieuse. Les Gascons le crurent aussi, et les Alsaciens. D'ailleurs, comme le deuxième régiment les dépassa, ils recouvrèrent la confiance. Les adjudants majors galopèrent afin de reconnaître le terrain du plateau où aboutissaient des pentes invisibles, car des buissons le bordaient. Au delà, c'étaient les étages de collines, et le pétillement des feux d'infanterie. La gauche s'appuyait idéalement à la route de l'ouest; plusieurs compagnies de grenadiers, l'arme au bras, y constituaient une réserve. Mais entre ces compagnies et le premier régiment de dragons, il subsistait un vide d'environ quatre cents toises. Le deuxième régiment poussait à droite ses trois colonnes d'escadrons, un peu divergentes, de façon à partir dans trois directions.
Par ce vide entre les dragons et les grenadiers, tout à coup sautèrent les galops d'autres fuyards menés par un trompette imberbe, pâle de terreur, et suivi de vétérans qui fouettaient leurs bêtes. Quelques-uns en corps de chemise sanglante se tenaient aux arçons avec l'aide d'un ami protecteur. Les maréchaux de logis appelaient, menaçaient. Mais un flot nouveau défonça la formation hâtive, et tout s'enfuit criant: «Les voilà!…» En effet, parmi une vingtaine de hussards sur leurs chevaux éperonnés, les premiers schapskas et les flammes des lances passèrent précipitamment.
Des sabres volèrent, s'abattirent. Quelques pistolets claquèrent. Des six chevau-légers apparus, toute une ligne de bataille se déploya, en essor rapide, enveloppa circulairement la gauche des dragons, du nord à l'est. Grenadiers et collines s'effacèrent instantanément. Le flot des diables verts occupa l'étendue, sauta les buissons du plateau, poussa devant lui les adjudants-majors et les vedettes françaises qui vinrent hagards, sans voix, donner dans les intervalles des pelotons. L'un culbuta par-dessus la tête son cheval, et resta contre terre, voilé par la crinière du casque. «À droite… Ralliement!» clama Bernard. «Le vieil homme! avertit Tréheuc. Là!—Là!—Je vois les boucles blanches. Gare à toi!—Gare au sabre! Nondain.—Tiens: le feu de sa bouche.—Non!—Hue donc, rosse!—Demi-tour!—En retraite! cria un ordre.—Sauve qui peut!—Prends la rêne.—C'est le vieil homme!—Le voilà!—Appuie sur ma bête, Pitouët!»
Les dragons tournèrent bride, et, sans regarder en arrière, frappèrent, du plat des lames, les flancs leurs montures.
Ce fut la démence. Le lieutenant n'osait voir, pardessus l'épaule, sûr que la faux du vieil homme effleurait sa nuque. Il regardait en avant un carré de bataillon, qui se posta pour recueillir, et les pièces qu'on dételait sur une petite éminence. Il parut certain que le major vert envahissait l'immensité du ciel, que ses manches étaient les bois de la montagne, que son souffle seul pouvait refroidir ainsi les os, mouiller de sueur les tempes, les mains. Héricourt consentit à la mort, désireux seulement de ne permettre point qu'on le dépassât dans la fuite. À ses oreilles ronflait l'ouragan des galops et des voix. À force de bras il fouettait son cheval avec le fer, il dérobait le mors aux dents de l'animal; il pensa qu'il ne saluerait plus Aurélie ni son père, ni le petit Augustin, et se revit nettement dans la gloriette du jardin, construire des forts en sable, des demi-lunes, des contrescarpes, tandis que Caroline plantait, en guise d'arbres, des brins d'herbes sur les glacis minuscules; Caroline en robe à fleurs, Caroline accroupie, sérieuse, Caroline elle-même, ordonnatrice et sage. L'ombre du vieil officier gagna cependant une part du soleil, car la lumière s'atténua, ne laissa de clarté, au milieu de la plaine, que sur les culottes blanches, les gilets et les buffleteries croisées aux poitrines du bataillon inclinant ses armes.
Comme la terre, vertigineuse, glissa sous les sabots de la bête évertuée!
La chair de poule hérissait tous les poils sur les membres du lieutenant. Plus de salive en sa bouche, et la peau se racornit contre les os de la face. Il frissonnait de la taille aux omoplates entre lesquelles l'une des lances du fantôme fouillerait sa chair, à l'instant.
Ce dura. Il fermait ses yeux brûlants. Endolori par les heures de cheval, les reins brisés, les cuisses en feu, les mains coupées, il douta s'il serait fâcheux d'obtenir le repos du moribond étendu contre l'herbe molle. Aurélie s'était moquée. Buonaparté prenait sa place à la tête de la Nation. Moreau l'abandonnait. Il prononça: «mourir…», sans autre sentiment qu'une confiance dans l'accueil de la nature. Il souffrait tant. La selle râpait ses cuisses, ébranlait son échine jusque la nuque, coup sur coup. Le casque cerclait sa migraine d'un métal lourd. Et la foulure du poignet lui causait des élancements qui lui firent croire sans cesse au sabre du vieil homme vert entamant son bras.
Il souffrait trop. Il renonça, tira la bride, relâcha l'étreinte des genoux. La bête retint son élan, elle réussit à s'arrêter, renâcla. Héricourt comprit alors qu'il devançait la fuite générale. Détourné, il aperçut des hommes accourir, crinière au vent. D'instinct il cria l'ordre nécessaire. Pied-de-Jacinthe et Pitouët appuyèrent la bride, accomplirent une conversion. Et les autres, tels les moutons du troupeau, se bousculèrent à leur suite, se soudèrent, s'alignèrent, haletèrent. Ils n'en pouvaient plus. L'ennemi?… Était-ce, là-bas, le bruit de cette multitude hésitante, qui s'éparpillait, ondoyait, surprise du canon tonnant à la droite française, du carré bastionnant la gauche, des colonnes de hussards reformés et avançant au pas, des coups de feu issus d'un buisson, des voix d'artillerie s'assourdissant vers le village, comme si la bataille reculait au nord?…
À peine s'était-il rendu compte, déjà le deuxième escadron s'emboîtait au sien; et le colonel poussait sa jument pie contre les fuyards, qui rétablissaient leurs rangs. Bientôt les deux régiments se trouvèrent en bataille, face à l'ennemi… «Dragons!… En avant!» On repartit, au pas. Les chevaux bronchaient. Les hommes étanchaient la sueur; les chefs multipliaient les ordres. «Tu as mon estime, citoyen lieutenant… Soldats de ce peloton, qui venez de faire les premiers face à l'ennemi, vous avez bien mérité de la Nation!» L'énorme voix du colonel retentissait ainsi; et, se penchant jusqu'à Héricourt, il lui frappa l'épaule de son bras valide. Bernard gémit… On marcha encore un peu. Le jour baissait. Des feux s'allumèrent sur les collines. Devant le front des régiments, la plaine se vidait partout. Des gens à terre geignirent. Des chevaux sur le flanc broutaient l'herbe… «Le général Lecourbe a vaincu ce matin le prince de Vaudemont à Stockach!—Et l'armée de M. de Kray bat en retraite par peur d'être tournée par notre aile droite.—Vive la Nation!» Des bouches eurent la force de clamer, à l'ombre crépusculaire, la nouvelle du triomphe. «Le général Richepanse rejoint.—Engen est pris…—Le général Moreau est là, au village d'Ehingen…—Nous poussons les Autrichiens au Danube…» Il y eut comme un bruit d'aigles battant des ailes. Les dragons applaudissaient…
Ensuite tout s'apaisa. Sourdement les chevaux foulèrent l'humus. Des ombres burent à la gourde. Élément obscur, la division de cavalerie, sur deux lignes, avançait avec la fatalité d'une mer calme. Le ciel verdit en haut, dans l'évasure des monts. Bernard regarda briller la seconde étoile.
À la halte, il glissa jusqu'au sol, tomba sur les genoux dans une flaque, et s'y endormit.
De minute en minute, un canon grondait à l'occident.
Tout le lendemain, la chevauchée du peloton s'égaya e cette gloire. Pitouët chanta, malgré le brin d'aubépine au coin de la bouche. Cahujac énumérait ses prouesses, et Marius décrivait la vigueur des cent cuirassiers occis par son seul glaive. Corbehem désirait conquérir une brasserie allemande, boire au tonneau la fraîcheur de la bière mousseuse. Les Tourangeaux sommeillèrent au roulis du cheval. Ulbach flattait l'encolure de sa bête. On marchait à la découverte, par monts, par vaux. Le cadet de Bergerac cassa des branches de lilas qui débordaient un mur. Pitouët plaisanta le paysan timide au bonnet de cuir, et son âne, et sa carriole. De casque en casque se propagèrent des rires qui firent envoler les mésanges des buissons.
Les chevaux burent l'eau vive d'un ruisselet, Pied-de-Jacinthe cueillit le cresson pour en tasser dans ses fontes. À cause de sa blessure, Tréheuc avait une mentonnière de coton. Les brides pendaient aux encolures. Les animaux dociles secouaient doucement leurs crinières. Yvon mâchait un gros pain de seigle. Flahaut lissait le poil de son rouan. Les Alsaciens obtinrent que nul ne foulât le blé vert. Et le Parisien fredonnait:
Clairette au frais minois,
Bergère volage,
Pourquoi rester sage
Au fond du bois?
—Au fond du bois! reprit le choeur des dragons.
Les voix s'étalèrent sur le pays pimpant. Bernard écouta d'abord la grivoiserie de la chansonnette, qui exprimait la joie des mâles en triomphe. Mais il s'intéressa mieux à lui-même. Donc il était l'envahisseur victorieux. Il s'imagina vu par Aurélie. Aimerait-elle son attitude sur le cheval bai? Il redressa le torse. Son poing foulé la veille et maintenu dans l'entrebâillement de l'habit lui valait le prestige d'une blessure noblement dissimulée. Distinguerait-elle ses cheveux sans poudre, ses favoris blonds sous le casque et la crinière? Il déplora les taches de son uniforme et la couleur de ses bottes mal lavées. De cuisantes douleurs renforçaient le désagrément d'un torticolis. Mais de quelle plaie devait maintenant souffrir le gros garçon germain? Sa denture avait sauté sous la pointe du lieutenant, lors de la charge? Entraîné par le galop, Bernard n'avait pu voir la tête renversée d'où sa lame était sortie tordue. Il se félicita d'avoir, plus chétif et de taille moindre, vaincu le géant cuirassé de bronze. Comment s'était faite la chose? Quelle était la physionomie du cuirassier? Il ne sut guère se souvenir. Ainsi qu'aux campagnes précédentes, il avait agi, enivré par la furie collective du régiment. Les dragons près de lui rappelèrent des prouesses merveilleuses. Leurs sabres avaient, selon ces fables, décapité au vol, éventré, fendu les corps de l'épaule à la ceinture. Les Provençaux et les Gascons rivalisèrent de vantardises admirées par les Tourangeaux, raillées par Pitouët, démenties par les Alsaciens.
Mais tous enseignèrent leurs hauts faits à des fantassins que l'on rencontra sur la limite d'un champ de trèfle. Ceux-ci répliquèrent de même. À Stockach, ils avaient accompli des exploits. Ils montrèrent, sur leurs bicornes, les traces des coups de sabre, et, aux basques d'habits, les trous des balles. Ils appartenaient au corps de Lecourbe, qui venait prendre la tête du mouvement vers le Danube.
Harassés, crottés, sales et victorieux, mordant le pain de ration à pleines dents, ils s'attribuèrent des héroïsmes. L'un jeta devant les chevaux un bonnet à poils de grenadier autrichien; il en avait pourfendu le propriétaire. D'autres portaient sur leurs sacs des casques de cuivre enlevés aux Impériaux. Dans leurs mains noires certains firent sonner des florins, des ducats conquis aux poches des morts. Quelques-uns caressaient de riches breloques d'incroyables, suspendues au long de leurs culottes crevées: «Dis-moi, dragon, en as-tu vu de pareilles sur la terrasse des Feuillants?—Guigne mes rubis, brigadier!—Cet oignon, mon pays, pour ma bergère! Hein!»
Ils riaient. Leurs moustaches dégouttaient d'eau-de-vie. Le sang et la poudre historiaient leurs figures ivres. Il en défila longtemps. Par colonnes à plumets rouges, par nuages de poussière enveloppant les trains d'artillerie et les files d'escadrons, cette multitude descendit des horizons, passa les plaines, escalada les talus, se filtrait à travers les bois, engorgeait les hameaux, refluait autour, s'y rassasiait en chantant. Leur liesse couvrait la campagne. La Nation fourmilla, joyeuse de triompher en des pays inconnus pleins de soleil.
Le colonel de Bernard amena jusque la halte du peloton les voitures munitionnaires. On distribua le pain et l'eau-de-vie, l'avoine. «Ah! Monsieur, es-tu content… je demande pour toi la place d'adjudant-major, le nôtre est aux ambulances, à cause d'une fièvre quarte. Parole d'honneur, le citoyen général en chef a choisi un bon garçon. Sans toi, Monsieur, la brigade courrait encore! Tu regardes ça. Des riens. Un coup de taille.» On lui avait coupé la longueur de sa manche, que nouaient maintenant des ficelles sur le bras emmailloté de toiles. Jovial, il gonflait de sa large respiration le plastron rouge, et lâchait la bride, pour claquer sa culotte de peau. «Hein, mes garçons. Tu en bois de la gloire, mon fils… Regarde-moi ça qui s'avance… On va leur en donner, au Danube, de l'eau dans leur vin!… Toi, Ulbach, je t'ai vu ouvrir la gueule d'un cuirassier très proprement… je te complimente. Tu les boules, Tourangeau, là, l'endormi. Sans avoir l'air, il en a accommodé trois pour sa part… Ne dis pas non… Parisien, toi, tu cries trop, tu manies ton sabre comme si c'était un riflard! Ça ne fait rien tout de même… Et puis, vous allez me bouchonner proprement ces oiseaux pendant la pause, et vous leur laverez les fesses à grande eau. Tu entends, Monsieur… l'adjudant-major. Allons, ça va, Cette nuit nous marcherons par la gauche, au levant. Vous respecterez les femmes, les filles, les bourses et les barriques… Je suis chargé de vous dire ça… Mais je m'en fous!… Pa.ôle d'honneu.!» Il imita la bouche en cul de poule des incroyables. Les dragons éclatèrent de rire. Le colonel piqua sa jument pie, et derrière lui, peu après, les escadrons marchèrent.
La nuit fut joyeuse à travers bois. Avec les autres officiers, Bernard chevaucha. Le chef d'escadron était un mélancolique qui pleurait une traîtresse et récitait des vers de Piron, en les augmentant de polissonneries. Des deux capitaines, l'un grand, silencieux, avait conservé la mode des oreilles de chiens; tel un épagneul, il furetait sans cesse, courait le buisson comme si chacun recelait l'ennemi… Sec et noir, l'autre inspectait les équipements, le harnais, les effets des hommes, relevait toutes les fautes, sans jamais punir d'ailleurs, mais enclin à passer utilement les heures. En leurs propos, Bernard ne trouvait point de méthode pour affermir son caractère. Si les polissonneries du chef d'escadron amusaient, les élégies sur la maîtresse insensible n'intéressaient pas mieux que les préférences littéraires dont il se targuait, les minuties du capitaine maigre, ou l'agitation de l'épagneul. Cependant, cette nuit-là, ils s'avouèrent leurs bonnes fortunes, avec entrain. Bernard gardait toujours la convoitise de très jeunes filles, mais il n'avait guère bouleversé les jupes que de gaillardes mercenaires. Aurélie le charmait par son apparence gracile, quasi-enfantine. L'épagneul déclara rechercher plutôt les amples commères. Le chef d'escadron rêvait d'odalisques et de gitanas. L'homme maigre ne limitait pas ses appétits. Il se déclarait le convive de toutes les tables. Quant aux autres lieutenants, ils étaient d'anciens soldats, balourds, exacts et timides. Leurs étonnements applaudissaient à tout. On alla par la fraîcheur nocturne au son des fers battant le sol de la route. Les rires des soldats accompagnaient les chansons.—On se savait, en marche, derrière les divisions Lorges et Montrichard, à la poursuite d'adversaires en retraite.
Dès les premières heures du matin, l'ordre fut de trotter; et l'on dépassa les feux de bivouac illuminant de mille lueurs l'ombre des vallons. Les silhouettes des sentinelles veillaient contre le scintillement du ciel. Puis l'allure se modéra, jusqu'à ce que le colonel, ayant rejoint Héricourt, l'eût expédié en reconnaissance, à travers les bois que coupait la route. Le peloton suivit.
Quand le soleil eut jailli comme un fruit pourpre de la broussaille, on reconnut les uniformes verts des chasseurs, puis les dolmans écarlates des hussards, à droite. Ces deux régiments s'avançaient aussi et rabattaient dans la largeur des futaies. Plus loin ce furent les grand'gardes, qui se dissimulaient, et indiquèrent à voix basse la proximité des Autrichiens. Ni Bernard, ni ses hommes ne ressentirent d'appréhension, cette fois. Il leur semblait que la chance de la veille persisterait. Les dragons regrettaient seulement de ne pas avoir pu conquérir les breloques et les florins que les vainqueurs de Stockach leur avaient montrés. Ils se promirent d'en gagner aussi. Pitouët le souhaita. Il expliquait à son ami Pied-de-Jacinthe comment une somme légère obtenue soit par la vente des chevaux de prise, soit en retournant les poches des morts permettrait d'ouvrir une imprimerie parisienne, dans les parages du quai. Ses libelles dévoileraient à l'indignation publique les complots du Premier Consul contre la liberté. Populaire, éloquent, il rétablirait le prestige de la Convention et nommerait Pied-de-Jacinthe lieutenant général. Celui-ci hochait son casque, affirmativement, ébloui par les gestes maigres et rapides de l'orateur, qu'enflammait la certitude du succès politique. Du haut de sa jument jacobine, il déclamait pour le maréchal des logis et le colonel sourieur, interrompant, de la sorte, les calculs des Flamands, qui s'associaient en vue de faire venir le houblon badois jusqu'aux brasseries de Lille, où ils le vendraient à bénéfice, si leurs parts de prise aidaient à l'achat prochain. Les Gascons rêvaient de bagues à leurs doigts et de breloques sur leurs ventres; les Provençaux d'expédier à leurs amis des trophées de victoire, armes et cuirasses qui attesteraient leurs exploits; les Bretons, les Tourangeaux et les Alsaciens écoutaient cela en fumant avec respect. Tant augmentèrent les illusions qu'au premier poste autrichien ils se ruèrent tous sans même tirer le sabre, mais les mains tendues. Aux coups de feu, un cheval s'abattit, et le pouce d'un Gascon fut entamé sur la bride. Pitouët continua de courir aux trousses d'un soldat blanc, qui jeta vite son fusil pour se rendre et ne fut plus, sous les mains du victorieux, qu'un rustre craintif couronné d'une plaque de cuivre, en uniforme taché de cambouis. Ulbach lui fit avouer que le prince de Lorraine occupait Moesskirch avec ses forces, dont ce garçon menait une patrouille, que l'armée autrichienne se retranchait là depuis la veille, à midi. Le colonel expédia son captif, Pitouët et l'un des Alsaciens jusqu'au général Lecourbe, avec mission d'avertir tous les officiers qu'ils rencontreraient en chemin.
Ce mince succès enthousiasma le peloton. Le blessé refusa le retour en arrière. Il emmaillota sa main arrosée d'eau-de-vie, pansée avec de la terre humide. Pied-de-Jacinthe assurait à tous que Lecourbe ou Moreau nommerait le Parisien maréchal des logis. Quant à l'homme dont le cheval crevait au milieu des ronces en ruant, il se chargea de la selle, de la bride, du portemanteau et prétendit suivre la colonne jusqu'à ce qu'on eût enlevé un animal à l'ennemi… Pour ce, d'abord, on décrocha les mousquetons, et on vérifia les pierres à fusil, puis, d'un seul temps de galop à travers les arbres espacés, on gagna le soleil de la plaine, que limitaient encore des hauteurs forestières.
Au nord, vers la droite, un amas de petites maisons garnissait le plateau que bordèrent successivement cinq fumées tonnantes. À gauche, vers l'ouest, les bois montaient jusqu'à un village tout clair, le dépassaient, envahissaient le ciel; en avant de ce village, les foules métalliques des Autrichiens partout s'attroupaient, et vingt gueules de canons aboyèrent, car les têtes de colonnes françaises débouchaient du Sud, au fond. Chasseurs et hussards, aussitôt, se répandirent sur le nu du terrain, par larges vols d'escadrons écarlates, d'escadrons verts, de cavaleries trottantes, d'essaims galopants, de fourrageurs égrenant leur fusillade, afin de conquérir une position favorable à l'artillerie Montrichard, dont les attelages comblèrent la grand'route, soutenus par les lignes blanches clés bataillons. Ils s'étalaient contre la lisière des futaies franchies.
Après le peloton Héricourt, le régiment de dragons déboucha, par trois colonnes d'escadrons, qui s'étirèrent, obliques; et coururent avec la jument pie du colonel pour balayer la place des tirailleurs autrichiens. «Cahujac… Ta bague est au doigt de l'officier, là.—Et ton convoi de houblon, dans sa poche.—Marius, troun de l'air! Voilà le moment de collectionner les bonnets à poil pour ta famille.—Pied-de-Jacinthe, regarde le portemanteau en maroquin du ci-devant qui trotte à nous. Le prix de tes presses est au fond!—Lieutenant, m'est avis qu'il y a des petites filles pour vous dans la ville. C'est la flèche d'un couvent qu'on aperçoit.—Et des commères pour toi, capitaine, au fond des boutiques.—Messieurs, Messieurs, faites garder les rangs…—Dragons!…» La jument pie du colonel entoura les pelotons d'une grande volte. «Bâoum, bâoum!» firent les canons. «Par escadrons, en bataille!… Dragons…, au trot!…—Bâoum!…»
On se tut. La voix du canon solennisait l'instant. On n'entendit plus que les bonds du régiment sur le sol. Au soleil bleuissaient les collines forestières; et les façades des maisons se doraient sur le plateau de Moesskirch. On y trotta.
Les géométries humaines se modifiaient, selon les clameurs. La cavalerie vola comme une poussière multicolore et pétillante. Bernard regardait l'audace du colonel éperonnant sa bête; les taches fauves sur la robe blanche excitaient l'adresse des tireurs. Régulièrement ceux-ci exécutaient un feu de file, puis le demi-tour, afin de rétrograder un peu. Ils rechargeaient en marchant, s'arrêtaient ensuite, face aux dragons, pour les insulter d'un nouveau tir inoffensif. Cependant on se rapprochait. En perçant l'air, une balle agaça l'oreille de Bernard. Ulbach eut son fourreau de cuir cassé par une autre. Soudain, près d'eux, le pelage d'un cheval gris s'écorcha, s'ouvrit et saigna, à la naissance du garrot. La bête rua, puis continua le trot, résignée, croyant peut-être à un coup de longe. Marius porta d'instinct le bras en avant, lorsque son casque eût tinté. Il vieillit alors de trente ans depuis ses cheveux noirs jusque ses favoris noirs. «Ah! Ah!» Héricourt évoqua l'idée de son caractère et redressa le torse: «Dragons, au guide!» cria-t-il. Marius dépassait. Le lieutenant se força de constater les horizons verts et bleuis, la petite ville accroupie au soleil sur son plateau, la broussaille découverte du terrain, où jaillirent d'une touffe vingt papillons blancs… Les bestioles chatoyèrent au jour…, se posèrent, repartirent, montèrent dans la lueur que vint découdre brutalement un feu de salve. Elles voltigèrent plus loin et semèrent de taches blanches la stature équestre du colonel. Elles le voilèrent de leur essaim suspendu.
Les crinières des chevaux en ligne se balançaient au rythme du même trot alerte, qui faisait ensemble tressauter les mèches noires, rousses ou grises des encolures, les plastrons rouges des cavaliers, les lumières et les chevelures des casques, les carabines hautes.
Les yeux de tous se fixèrent enfin sur les rangs de grenadiers rétrogradant par échelons de compagnies. Bernard se contraignit à compter les gibernes énormes, les sacs de peau, les jambes alternativement visibles et dérobées dans leurs grandes guêtres noires. Il suivit les mouvements de toutes les mains droites élevant la baguette pour bourrer la cartouche dans le fusil tenu du bras gauche, puis les gestes qui ouvraient le chien, qui remettaient l'arme au bras. Le capitaine alors marchait à reculons plusieurs pas, en examinant la ligne française, par-dessus ses hommes. Un vaste chapeau d'incroyable chargeait l'énergie de sa figure roide soutenue par le col de crin. Tout à coup il proclamait le commandement préparatoire. Quelques pas encore; une syllabe rude, et l'ensemble de la compagnie faisait demi-tour mathématiquement, s'arrêtait, présentait cinquante visages blêmes, cinquante bouches bées, cent bras mécaniques, qui, pour mettre en joue, établissaient, sous les mentons la herse, de cinquante fusils horizontaux, derrière lesquels paraissaient les cinquante fusils nouveaux du deuxième rang inclinés sur les autres fusils rabattus.
Quels tocsins dans les coeurs! Comme sous un vent furieux, tous les casques s'inclinaient derrière les oreilles paisibles des bêtes, tous ces visages se voilaient des crinières postiches, toutes les bottes se collaient aux chabraques vertes, tous les genoux se recroquevillaient derrière les fontes. «Dragons… tête haute!» clamait Bernard à qui obéissait seul Pied-de-Jacinthe, opposant son vieux visage fataliste au destin.
Afin de s'estimer noble à cet instant, Bernard n'écoutait point les coups dans son coeur, ni les chocs de ses pieds tremblant sur l'étrier. Il s'obligeait encore à ce calcul absurde de compter les guêtres de l'ennemi, les pointes des baïonnettes, le nombre des sergents, et de mesurer la distance d'après le rapetissement des fantassins tout à coup rayés par le zigzag d'un éclair rouge et la fumée grise d'une longue explosion.
Ruades de chevaux atteints, caracoles de dragons ramenant leurs bêtes en place, arrêt de l'homme qui blasphème avant d'ouvrir son habit sur la chemise qu'une très petite tache ensanglante, et l'escadron continue la marche au péril, sans voix, sans cris, la carabine immobile, le râle aux bouches sèches…
Les papillons voltigent.
Ils sont deux, trois essaims que la fusillade délogea, et qui s'éparpillent au soleil, qui se posent sur les roses fleurettes des bruyères, qui tachent la perspective du pays charmant étendu vers les bois bleuis, à travers de délicieux buissons, où luisent, imprévues, les gueules en bronze des pièces autrichiennes. «Oh! Oh!» pense Bernard. Il découvre les artilleurs marrons, rangés autour. Le boute-feu fume au bout d'un bras. L'homme de l'écouvillon est à son poste, face à la roue… Les conducteurs des attelages émergent à mi-corps d'un sentier creux et lèvent des figures craintives, curieuses. «Dragons… en fourrageurs! À droite et à gauche… déployez…,» hurle le colonel, qui passe devant le front de bandière sur sa jument, parmi l'essor des papillons attroupés; et le voici à terre contre une bête ouverte comme à la boucherie, alors que du tonnerre ébranle les oreilles et les crânes. «En fourrageurs!… sur le centre, dragons, déployez…,» clame Bernard, ahuri au spectacle du gros homme qui se débat, un genou dans la flaque rouge, une main à terre, qui trouve le courage de commander encore.
Les papillons redescendent, la fumée partie, et voltigent.
Oh! le morceau de viande à l'épaule, qui arrose de sang l'habit vert, la culotte du petit cadet de Bergerac. Il regarde, crie, se renverse, tombe de cheval et hurle sur la terre qu'il frappe de ses pieds rageurs. «Feu à volonté!…» Héricourt entend à demi dans le fracas des explosions et répète. D'un pli du sol bondissent les diables à schapskas rouges…, et leurs petits chevaux poilus, et leurs lances. Mais le premier jaillit par-dessus les oreilles de sa bête effondrée, culbute; l'autre lâche son arme pour retenir sa mâchoire rompue: les balles des dragons cognent. Bernard ne sait plus où agir, si vite se succèdent les aventures. Floum! une hydre hargneuse, la terre, lui saute au visage, avec des branchettes brisées, des cailloux et des herbes. Le boulet laboure. Comme le soufflet d'un homme, cela l'enivre de colère. «Ah! mais!… Ah! mais!…» Il éperonne et galope, le sabre en main. «Cahujac, à votre poste. Dragons… Feu!… C'est ça… Encore deux par terre… Dragons, visez au corps… Dragons, chargez vos armes!… Joue!… Feu!… Trompettes, sonnez le rassemblement… Rassemblement!… Cessez le feu!…» Autour de lui, la bousculade du troupeau s'évertue pour trouver son rang. «Dragons, en ligne!…» Une trombe retentit, défonce le sol en arrière, arrive et passe. Crinières éparses. Lames droites…; c'est le troisième escadron qui aborde l'hésitation des chevau-légers contournant les corps des bêtes mortes. «Dragons, en avant…, pour charger…» Oh! oui, se précipiter dans le mouvement de force qui se lance… Être cela, cette puissance tonitruante, aveugle et folle lancée contre l'insulte du canon et les cailloux de la terre. «À nous, Corbehem!—Flahaut!—Cahujac… Dragons, sabrez!—Ici, mon lieutenant… les voilà.—Gardez-vous à gauche…—Dragons, taillez les lances!» Pareils aux figures d'une tapisserie, les chevau-légers ondoient, flottent, courent, se plissent, s'étendent, s'éclipsent devant l'horizon lointain et bleu, reparaissent, voilent le soleil. Le galop danse sur la terre, projette les pierrailles, tape le sol. «Sabrez à droite…» Les voix se déchirent et se répètent: «Han! Han!» crie Flahaut, dont la crosse de mousqueton se lève et s'abaisse, se relève rougie. «À moi!» appelle Nondain, qui fait cabrer son cheval et le dresse contre une pointe. «Dragons, à droite… Dragons, taillez les lances!» La bouche du capitaine épagneul se double en largeur, après le passage du sabre autrichien qui vient de lui fendre la face. La denture gâtée bâille à travers l'entaille; et voilà que le tueur ricane. Bernard obéit à la démence. Elle le jette derrière l'homme enfui grâce à l'étalon pommelé. Vraiment, c'est lui-même que le sabre adversaire injuria. Il se sent la riposte du capitaine épagneul, ce que veut la bouche agrandie incapable de crier; et il éperonne. Héricourt gagne. Il gagne; les grains de terre fouettent le chanfrein de sa bête. Plonger cette lame brandie au centre du dos vert, par-dessus quoi un oeil effaré redoute dans la tête tournée! Plonger la lame comme le couteau dans la miche, comme les dents au gâteau, comme les ongles au sein de la fille pâmée. Plonger, enfouir la lame légère… «Eh hue donc, cheval poussif, on toucherait la giberne… Hue donc! De l'éperon… Voici les coutures de l'habit, l'usure des omoplates, la graisse au col amarante, la queue de cheveux poudrés qui sautille. Hue encore! Tue, tue! Le schapska découvre le crâne. Trop loin!… Ah! le bandit prépare son pistolet, parce qu'il n'ose volter. Hue la rosse! Un bond, un bond! Un seul bond… Là! Tue!» En la large tache verte, la lame perce, plie, glisse et larde l'homme qui, au hasard, lâche la claque de son pistolet parmi du feu et de la fumée. Le casque choqué pénètre la chair du front. Bernard reste aveugle sur la selle. Les sauts ébranlent son échine, et puis cessent. Le cheval souffle, ses flancs lancent contre les bottes…
À travers les larmes, le picotement des paupières, voici le triomphe d'apercevoir le vaincu traîné par les étriers, jusqu'à ce que le schapska, pris au caillou s'arrache du menton. Ensuite, la queue de cheveux, saisie par la ramille du roncier, y reste accrochée. Et l'étalon pommelé s'évade, libre de cavalier. Comme il semble grand, le chevau-léger…
Mort!… Bien mort… Ses gants noircis par la bride… La poitrine amarante immobile… La peau déchirée du crâne gris… Bouche rasée, livide… Deux dents y ternissent. Les bottes étaient presque neuves. Un gros. Entre la culotte et la veste, le bourrelet de chair enfle la chemise très propre. Il devait prendre soin de mille riens… Trente-cinq ans. Assez vécu. Tête de cocu. Et le sang? Pas de sang?… Pas de sang. Ses poches doivent contenir de l'argent, car les aiguillettes et la torsade de son grade paraissent en or fin. Bernard le plaint.
Mais on appelle. Héricourt mesure l'escadron qui s'amasse, dans la prairie vide d'adversaires. Corbehem et Flahaut gardent six chevaux de prise. Ils annoncent leur bénéfice. Les Gascons achèvent de ficeler sur sa monture le corps du petit cadet de Bergerac, dont les genoux maigres bossuent la peau de culotte. Et les autres rient, s'essuient, retirent leur casque, les pieds hors des étriers. Marius déclame. Les Tourangeaux murmurent. Arrive le colonel, sur un cheval gris. Ses bottes restent peintes en rouge par le sang de la bête pie. «C'était chaud, mes enfants!… En route… Silence!»
Au gré des petits chemins, la colonne vague, prudente, et parfois s'arrête. Il tonne de toutes parts. Les feux de salve déchirent l'étoffe de l'air. Plus de papillons aux ronciers. Bernard ne recouvre pas l'aise de sa tête meurtrie par la balle qui frappa le casque. Il lui semble qu'ayant prisé du poivre il éternua trop fort; et cela pique intérieurement son crâne. D'autres souffrent aussi qui lavent des balafres à leurs joues, qui emmaillotent leurs mains. On vide les gourdes.
Lui cependant voudrait savoir ce que devient la bataille. N'est-il pas vainqueur de l'homme laissé à terre. Il désirerait agir encore, prouver son excellence par d'autres morts d'adversaires. Où incline la chance? Personne ne sait. Le capitaine aux oreilles de chien, qui porte soigneusement sa tête liée de toiles, ne peut même pas regagner l'arrière des lignes, tant l'on ignore où l'ennemi chevauche.
Au sortir d'une combe, on retrouva les géométries des bataillons. Tout se poussait à l'ouest du pays, sur les pentes boisées montant au village. Les demi-brigades de la division Lorges escaladaient, éparpillaient des tirailleurs contre un front d'artilleries fulgurantes, d'où coulaient encore des colonnes autrichiennes. Celles-ci descendaient des ruelles jusqu'aux vergers. Et c'était là un choc énorme d'infanteries qui fourmillèrent, enveloppées de tumulte et de feux.
Mais, du nord jusque les bois du sud, la cavalerie française se repliait au pas. L'attaque de l'aile droite manquait. Seulement les hussards, les chasseurs et les dragons avaient nettoyé le terrain devant Moesskirch. La place demeurait nette jusqu'au ravin qui borde le plateau supportant la ville. De là les projectiles arrivèrent. Ils remuaient le sol et poussaient les pierres dans les jambes des chevaux. L'écorce des arbres éclatait. On se hâta. On repassa la position de l'artillerie française. Plusieurs canonniers étendus, face contre terre, faisaient l'éternel somme à côté des affûts en morceaux, des roues brisées, des chevaux morts Les vingt pièces autrichiennes tirant à l'ouest du village avaient détruit immédiatement la batterie. L'effort de la division Lorges tendait à conquérir ces hauteurs, qui commandaient le champ de bataille.
Les dragons ne firent qu'une brève halte dans les bois. Ils défilèrent entre les bataillons du général Montrichard, qui, émus par la canonnade, attendaient, en silence, derrière les faisceaux, le mouvement de la division Vandamme encore en route à l'extrême droite pour déborder le plateau de Moesskirch. Les tambours battaient sourdement la caisse, quelques hommes restaient assis sur les fougères, la tête dans les mains, beaucoup tâchaient de dormir étendus, d'autres brossaient leurs bicornes. Ils ne parlaient pas. Cependant, au passage des dragons, ils questionnèrent, anxieux: «Le canon vous balaye aussi?—Pas tant. Nous venons de ramener leur cavalerie…—Pourquoi rentrez-vous, alors?—On ne peut pas tenir sous le feu. Le cheval du colonel a été emporté.—Vous êtes balayés, quoi?—On te dit que non, sacré Gascon. Salue des vainqueurs.—Qui reculent.—Puisque nous allons à l'aile gauche, soutenir la division Lorges, butor! N'y a que la cavalerie pour remettre l'Autrichien à la raison, et redresser l'épaule aux fanfans.—C'est tout de même pas le bétail qui en a gagné, de ça, sur le cuir des Impériaux.—Ni de ça.—Ni ça!» Les fantassins montrèrent encore les bijoux conquis à Stockach sur les officiers du prince de Vaudémont et les écus en poignées dans leurs mains sales. Tous ensemble ils tapèrent leurs poches qui rendirent des bruits d'argent. La rivalité des armes s'exaspéra. Les dragons répondirent. Héricourt supporta mal le ricanement des officiers qui encouragèrent à l'ironie leurs soldats. La démence de la lutte troublait encore ses yeux. L'homme tué par son sabre, les deux dents sous sa lèvre rasée, la graisse débordant au-dessus de la culotte, il ne cessait pas d'en garder l'image présente à l'esprit. Il se savait capable de victoire et d'orgueil. Ses sentiments le glorifiaient. Sur cette image de l'ennemi mort, c'était son caractère qui se dressait, noble, fort. Il regarda deux capitaines insolemment et arrêta même tout à fait son cheval, laissa filer le peloton d'avant-garde. Les deux officiers cessèrent de rire, mais leurs lèvres se pincèrent. Bernard regarda la méchanceté de ces hommes qui tripotaient leurs fourreaux de cuir, de manière provoquante. Ils les trouvait médiocres et injustes. Il les prévit à terre. Leur graisse aussi déborderait la culotte dans la boursouflure de la chemise blanche. Leurs dents aussi seraient découvertes par le bâillement suprême de la mort. De ses reins à sa nuque la colère frémit. «Quoi donc, lieutenant?» C'était le chef d'escadron élégiaque; il précédait l'état-major régimentaire. Il toucha le cheval de Bernard et le fit avancer. «Rejoignez vos hommes, Monsieur. On va déboucher. Ne vous occupez pas de ces faquins… Allons, j'ai ordre de reconnaître avec vous le terrain.» Bernard garda le silence. Le chef d'escadron continua de dire. À son avis, l'affaire se dessinait mal. Ni Vandamme, ni Moreau n'arriveraient à temps. On ne pouvait mettre de pièces en position. Lecourbe jurait contre Vandamme. Quinze de ses canons avaient été démontés coup sur coup. À gauche la division Lorges reculait. «Il va falloir trotter sous la mitraille, Monsieur. Nous y resterons sans doute. Mais la mort n'est-elle pas la fin des maux? Si l'on pouvait seulement se croire pleuré par de chères larmes sincères. Heureux jeune homme. Vous ne connaissez pas la honte d'être trahi par une maîtresse adorée. À ce moment toutes mes peines se réveillent. Mon coeur saigne. Je pense à l'étreinte criminelle qui la réjouit. Peut-être, à cette heure, favorise-t-elle l'autre de ses transports passionnés; et elle ne pense point à la détresse d'une âme sensible qui s'en va périr de désespoir. Si vous retournez à Paris, jeune homme, allez lui dire ma dernière pensée. Elle se nomme Charlotte Desvignes. Son hôtel est rue du Regard. Vous trouverez ici sur ma poitrine l'anneau de sa chevelure. Promettez-moi de le lui rapporter… Car tout m'avertit que ce jour verra la fin de mes tortures…» L'homme sensible tira cette mèche de son habit et la baisa. Elle reposait dans une poche de satin vert, brodée de paillettes: «Aurélie!» se rappela Bernard. Non. Elle l'intéressait moins que la fureur retenue. Comment ces officiers n'avaient-ils pas lu en sa figure la beauté d'un caractère!… Le chef d'escadron continua l'élégie. Bernard ne l'écouta point.
Ils rejoignirent le peloton. Cahujac insultait l'infanterie. Corbehem assura que les officiers de M. de Nauendorf qu'ils allaient combattre n'étaient pas moins riches que ceux du prince de Vaudémont. Ils reviendraient aussi avec des florins et des breloques de prix. Il leur fallait seulement le courage de vaincre. Flahaut encore s'indignait en abattant sur les fontes ses gros poings. Ah! c'était une même fureur. Marius proposait de revenir en arrière, de charger les insulteurs qui n'osaient pas quitter l'abri des bois, tandis qu'eux, pour la deuxième fois, allaient sortir à découvert. Pitouët, qui reparut alors, renvoyé par le général Lecourbe, exaspéra les autres en contant quels quolibets l'avaient assailli sur la route. Tous évoquèrent leurs exploits. Les Alsaciens vociféraient des injures allemandes. Le colonel ne les calma point. Souillé de sang et de terre, le bras en écharpe, parce qu'il s'était luxé une seconde fois dans la chute, il vint se mettre à leur tête pour cette reconnaissance du terrain. Lui invectiva l'état-major. On le chargeait d'une besogne propre! celle de traverser, dès le premier avantage, les lignes ennemies, d'atteindre les bureaux du monopole impérial pour la navigation du Danube, situés dans un village entre Tuttilingen et Sigmaringen, d'y lever une contribution de guerre, et de fournir l'escorte qui accompagnerait les fonds jusque le quartier général de Gouvion Saint-Cyr, où l'on attendait cet argent pour garantir les délégations de certains fournisseurs. Ainsi l'on allait se battre afin de remplir la poche de ces marchands que ne contentait plus le papier de la République!
Il lâcha les rênes pour se claquer librement la cuisse, communiquer sa colère à l'homme sensible, perdu, lui, dans le rêve, et qui tâtait toujours, sous son habit, le sachet vert.
Nulle vocifération ne s'interrompit lorsque, soudain, le couvert manqua et qu'il fallut gravir en ligne de fourrageurs la pente difficile. Le colonel injuria rudement chacun. Corbehem menaçait les hommes, piquait du sabre leurs chevaux pour les faire courir. Cahujac et les Gascons criaient sans qu'on les entendît, tant hurlait la canonnade dont le bruit uniforme était de temps à autre décousu par les feux de file. Bernard grognait et préparait tout haut les insolences à dire pour le lendemain, où il provoquerait les capitaines. Mais une branche craqua, se déchira, s'abattit le long des pierrailles, parmi sa jupe de folioles neuves. Un boulet perdu l'arrachait. Héricourt revint à la notion du péril. Exaspéré, il galopa, désireux d'apercevoir. Sa bête franchit une montée, et, par delà, ce fut l'aspect de la seconde bataille, entre deux cadavres de soldats; l'un était couché sur le ventre, la tête trouée au-dessus de l'oreille, et la moitié des boutons manquaient à ses hautes guêtres noires; l'autre, sur la croix de ses buffleteries blanches, vomissait encore du sang frais avec une grimace d'enfant blond qui tousse, bien que ses mains inertes restassent sans crispations, et ses yeux écarquillés sans lumière. La fourmilière des infanteries grouillait partout, crachant les éclairs de sa fusillade. Les colonnes françaises, à plumets rouges, reculaient lentement. Des compagnies revenaient en arrière parmi les clameurs des serre-files, aux sons des tambours. Le long du rang, des hommes s'écroulaient soudain d'une pièce dans leurs habits bleus, en perdant leurs bicornes. D'autres quittaient l'escouade et s'asseyaient à terre, pour déboutonner leurs guêtres, découvrir la blessure. En haut d'une charrette rustique, un chirurgien donnait des ordres aux aides hissant sur la paille de la voiture un garçon qui poussait des cris atroces et se débattait, gigotait. Vers ce char à foin se hâtèrent de toutes parts des soldats qui soutenaient leurs bras rompus, qui étanchaient avec la main le sang jailli de leurs faces. C'était une cohue folle de gens à demi nus montrant de loin leurs ventres crevés, les viandes de leurs jambes entaillées, pleurant et se bousculant. Un caporal brandissait le moignon de son bras d'où sautait le sang par les veines coupées, et riait, frénétique, parce qu'il aspergeait ainsi les figures, les épaules. Héricourt éperonna. Bientôt il joignit une bande de combattants. Les poils des poitrines suaient entre les blancheurs de la chemise ouverte. Tous parlaient ensemble confusément, riaient, jasaient. Aux rainures de leurs baïonnettes l'huile rougie découlait. On lui cria des ordures. Il demanda vainement leur colonel, à défaut du général Lorges. Ils haussèrent les épaules, en sautant comme des gamins joyeux, en dansant. L'un toutefois rechargeait son fusil. Alors ils s'empruntèrent leurs épinglettes et leurs tire-bourres, sans prêter plus d'attention au cavalier. Bernard avança. Plus loin, des prisonniers autrichiens se gardaient tout seuls. Assis en rond, ils allumaient leurs pipes, abrités par un talus, et desserraient leurs blancs uniformes. Ailleurs un aide de camp français débarrassait son cheval mort de la selle et de la bride. Il vidait les fontes de menus objets personnels, tabatière, bourse, flacon de liqueur à goulot d'argent, liasse de lettres. Il répondit au lieutenant que l'on ne savait plus où était personne, qu'on pénétrait dans le village, mais que le canon des hauteurs enfilait les rues et qu'on allait en sortir. Il le pria de lui dire son nom, et même de signer un papier témoignant de la perte du cheval, afin que l'intendance lui remboursât le prix. Cependant il assura que la cavalerie pourrait se déployer à droite du village, au milieu d'une belle prairie que l'ennemi n'occupait point. Il offrit d'y conduire les dragons, si on lui prêtait une monture.
Ainsi fut fait: derrière Bernard toute la colonne de cavalerie progressa, sans que le colonel, Corbehem, ou Flahaut, eussent cessé leurs querelles. On côtoya deux compagnies de la 38e demi-brigade qui formaient réserve. Les soldats montrèrent ceux de leurs bataillons engagés en avant et que huit pièces d'artillerie couvraient de mitraille. Dans les jardins du village la fusillade crépitait à toutes les haies, sur les murs. Les plaques de cuivre aux bonnets autrichiens faisaient là de belles cibles. On apercevait dans la rue des tonneaux en tas. «La 67e!» criait-on… Bernard se retourna. D'un fond la demi-brigade arrivait, au pas de course. Tous ses plumets rouges dansaient au même rythme des mouvements; toutes ses guêtres blanches sautaient ensemble les troncs d'arbre, toutes ses basques d'habits volaient pareillement, toutes ses baïonnettes s'abaissèrent. Alors, depuis les bois du sud jusqu'au village, la masse humaine afflua, enveloppée dans une même clameur, penchée dans la même direction, sillonnée par les mêmes passages de la mort. Elle monta, se rua, hurlante. Elle crépita de ses feux. Elle écrasa ses premiers rangs contre les murailles; elle assaillit les maisons, fut entamée par l'artillerie, raclée par les feux de file, défigurée par les salves de mitraille, creusée par un angle d'infanterie blanche qui s'enfonça. Les majors, sur leurs montures, semblèrent comme des îlots emportés par le torrent d'habits bleus, de bicornes à plumets rouges, par la clameur divine qui voulut atteindre la crête suprême. Là-haut, contre la tempête de cette foule, les bois meurtriers soufflaient des nues de fumée blanche et des langues de flamme. Mains crispées aux armes qu'on enfonce, bouches béantes, étincelles des yeux, râles des gorges enferrées, abois des chefs, élan des corps poussés par la force panique de l'élément, figures sexagénaires d'enfants tueurs, narines troussées sur les rictus cruels, cris des baïonnettes tordues contre les os, rosée sanglante échappée de crânes ouverts, pleurs des lâches pourfendus, rires insanes des assassins assouvis, essors des déments, balafres ouvertes comme des bouches neuves à travers les grimaces des figures ahuries: Bernard les voit. Puis, aux appels des ordres, il éperonne, bondit, dégaine, saisi par le galop des dragons, la querelle des hommes, les voix furieuses et la clameur étendue de la Nation. La terre qui tremble fuit vertigineusement sous les sauts de l'escadron. Les casques s'échevèlent. Les chevaux rivalisent. Le ciel se fracasse, l'univers tonne d'une seule colère. Passent les arbres, les prés, les champs, les murs des jardins où pétillent les feux de salve. Le ciel accourt. Les maisons grandissent. Le tonnerre éclaire. Pourquoi le troisième dragon a-t-il une soudaine épaulette de sang sur son habit vert. Quel vent couche à la fois le jeune garçon piqué de taches de rousseur, le noble brun, l'homme à la tête nue, qui vident les arçons et disparaissent. Oh! la rue déserte où toutes les croisées crachent du feu, où caracolent les bêtes sans cavaliers, ou Pitouët de son maigre bras sabre contre la porte close d'une ferme la bonne figure poupine du petit Autrichien blotti derrière sa baïonnette inutile. Un trait de sang raye le joufflu qui s'écroule. Et quel ouragan de fer, de bêtes, d'hommes, de cris, traîne après lui le courage du lieutenant penché, la pointe tendue vers les gaillards blancs qui lèvent la herse de fusils. Cela fulgure. Des chevaux plongent dans le mouvement qui court et s'enfouissent avec les culbutes des cavaliers aux bras battant l'air. D'un grand coup Bernard renverse un homme gros et la vaisselle bouleversée de ses armes. Un fusil claque encore d'une fenêtre à volets rouges. Et voici la libre route, sous les bois ombreux, les sauts blancs des fuyards, à travers les buissons d'où jaillissent les feux espacés. Hop! Hop! Les bois filent. Le tonnerre s'éloigne. Les senteurs des bêtes suffoquent. Les dragons râlent. Les fusillades lointaines pétillent. La route gronde sous le galop. Quelle soif racornit la langue, dessèche les yeux qui voient néanmoins la pièce autrichienne roulant derrière son attelage au milieu des artilleurs bruns. Hop! Hop! Le sabre brûle la main, et le gant colle à la peau. La selle rompt l'échine et les os. Lequel? Le vieil qui assure son tricorne et arme son pistolet, ou l'autre qui fait volter son cheval isabelle. Gare au vieux dont le regard malicieux chatouille l'aisselle. Hop! Le cheval enlevé se dresse contre la claque du coup, et puis rue.
Et le vieil artilleur creuse son ventre pour éviter la pointe qui crève l'habit brun, le jette à terre lui-même, troué comme papier. Hop! Hop! Les bois filent et s'abaissent. Le sol se déroule. Le pays qui tourne fait une couronne autour du galop, autour du cerveau en triomphe. L'air enivre. Le ciel brille. Les faibles fuient. Comme on est fort sous le fouet de la crinière échevelée, au haut du cheval évertué. Si la soif ne rendait pas la bouche pareille au cuir brûlé! On descend sur le pays. Et la maison blanche luit dans les verdures. Ah! le parti qui se sauve! Tricornes dorés, et ses beaux habits blancs doublés d'écarlate, ses chevaux de prix. Hop! Hop! Les pierreries de leurs breloques! Les montres à sonneries! Les florins dans les bourses de soie. Et la valeur des coursiers nerveux! Comme grandissent leurs dos, les chapeaux. Leurs queues de cheveux sont comiques à ballotter en rubans noirs. Corbehem ton charroi de houblon! Pitouët ton imprimerie! Marius tes panoplies! Cahujac tes tabatières et tes bagues! Hop! Hop! Il ressemble à l'insolence de la division Montrichard, celui dont la manche est chargée d'or! La canaille a donc partout une figure qui nargue sans reconnaître l'excellence d'un caractère. Il se retourne. À la bouche, ce pli, le même, insulta les dragons. Ton épée! Jamais! Pas de quartier. Ça t'apprendra à te moquer. Hop! Hop! La Nation couvre le pays d'un seul cri. La lame est longue, et le seigneur avisé. Allons-y du pistolet… Bel homme, Monsieur! Bien des dames roulèrent leurs petits seins nus, certes, sur ton profil qu'écrase le feu enfumé de ce pistolet! Attrape! Encore! De quoi! Pare donc celui-là. Ah! brute… Mais ici… Tu serais content. T'y voici. Ton masque de sang sur ton nez cassé te rend laid, Monseigneur… Tousse, va, tousse. Tords ta bouche qui verdit. Cahujac a fini le sien aussi. La jambe remue avec l'éperon doré.
Quand les dragons eurent mis pied à terre devant un grand mur, Bernard ne les empêcha point de retourner les poches des morts. Sa joie de la gloire l'exaltait, et tout de suite il rit, il se réjouit des tabatières à miniatures, des bourses pesantes, des montres à doubles cuvettes entre les mains des cavaliers déboutonnant les cadavres. Mais rien ne lui donna tant d'aise que la ressemblance du tué avec le plus insulteur des capitaines de la division Montrichard. De sa douloureuse colère les soupirs heureux lui déchargèrent la poitrine. Enfin il respirait sans honte, sans étranglement à la gorge. Là gisait bien le lâche, malgré qu'il eût, au lieu de l'uniforme bleu à revers, un bel et vaste habit blanc doublé de pourpre, des culottes cramoisies engainées dans le bas dépassant les bottes. Certes il parut plus grand; mais c'était le même dédain de la bouche tordue sous le voile de sang liquoreux qui s'épanchait de la plaie nasale, d'une autre ouverte au travers des sourcils. Bernard ne pensait point à la bourse, tant il sentait en lui l'essor du bonheur. Toute haine s'éperdait. Les nerfs se détendirent. Les muscles se débandèrent. Il aspira la fraîcheur. Un Gascon dépouilla, pour lui, le vaincu; et il reçut sa part de riches bibelots. Des dragons tirèrent les bottes des morts et les enfilèrent à la place des leurs. Ils dansaient, les bras en astragales. Ils hurlaient des ordures. L'excitation du combat ne s'atténua point. Marius embrassait son cheval, qui s'effaroucha. Les Marseillais empaquetèrent les tricornes et les habits blancs, trophées à vendre. Ils dansaient avec leurs grosses bottes. Le chef d'escadron seul restait à cheval et contemplait le sachet vert. «Eh bien, la mort ne nous a point délivré?…» lui demanda Bernard. L'homme sensible fit un geste de désespoir, glissa de selle. Aux brigadiers réclamant de la boisson, il conseilla d'enfoncer la porte du grand mur. Par le travers du chemin, les trois cadavres gonflaient déjà leur linge de batiste, et leurs dentelles, leurs culottes cramoisies, leurs bas de soie. Au loin, en arrière, sur les collines, le deuxième escadron restait à cheval, la carabine haute, et d'autres silhouettes équestres pénétraient l'épaisseur de la forêt. Les langues cherchaient une salive absente. Corbehem cassa la serrure. Ce fut un jardin, une courte allée d'ifs. Entre les battants rabattus, les chevaux entrèrent aussi.
Les vedettes installées, les bêtes à l'abri, on gravit un perron, on enfonça un volet… Des cris de terreur s'évadèrent de l'ombre. Vingt femmes à genoux se pressaient. «Trinken!» dirent les Alsaciens.
Rires des soldats qui se gaussent et entrent: «Rosalie, faut pas crier, ma belle…—Hé bagasse, ma chère!…—Pitchoun, voilà ta Catherine!—Bonjour, Cydalise.—Peste, la jolie fille, brigadier!—De ces dames qui m'embrasse?—Les pécores sont grasses du corsage, Dieu me damne!—Cousine, n'eus-je pas l'heur de vous baiser les doigts à Tivoli?—Aux galeries de Bois?—Je te reconnais, ma tante!—Tu me dois un baiser, friponne!—Et à moi.—Allons, ma tante, n'aie pas peur.—Fais-lui un enfant, troun de l'air, un enfant de Marseille!—Et un de Cahors!—Étrangle-moi, fille du Danube, mais il faut que je te laisse un petit parisien!—Bas les pattes, et ris à la France.—Mazette, les tétons de Diane!—Infortunée, viens dans mes bras, je protégerai tes beaux flancs contre cette soldatesque…» Et le chef d'escadron recueille l'infortunée, par les poignets, prestement la dénude, l'étale, écrase de sa pesanteur les cris, les râles, les griffes et les coups de pied. Pitouët étreint une grosse servante qui l'insulte et le couvre de crachats. Cahujac renverse et trousse celle dont se voient seules les jambes maigres. Les cris allemands se croisent. Les Français collent leurs visages de sueur et de poussière aux joues pâles, aux trembleries des lèvres. Les mains noircies arrachent les fichus, cassent les lacets, déchirent les linons sur les épaules apparues. Vingt couples se pressent à terre dans un bruit de sabres, d'éperons, de quolibets, de râles et de baisers tumultueux. «Sacrifions à Vénus, enfant! ta pudeur charmante!» Ainsi, par la bouche de Bernard, s'exprime il ne sait quel souvenir de roman licencieux. En même temps sa droite noue deux poignets frêles de fillette, sa langue boit le sel des larmes jaillies, ses dents mordent la cerise des lèvres, muettes. Sous son attaque, l'enfant fléchit, pâlit, s'affaisse. Lui tombe à genoux près de la victime inerte. La tiédeur, l'odeur, grisent encore son ivresse de gloire: il veut aimer du même élan qui tua.
Les voix se taisent. Un cri cependant d'adolescente déflorée; une lutte sourde, des jurons crapuleux; et les vaincues résignées assouvissent, jusqu'à ce qu'un loustic, annonçant son triomphe, lance le «cocorico» guttural. Des rires répondent. «Vive la nation! il sera de Paris, le chérubin!—De Cahors, ici.—Vive la nation! Il sera de Tours.—D'Arles en Provence, mon bon!—Vive la Nation! De Péronne, en Picardie!»
Du haut en bas de la bâtisse, des corridors, des chambres, des escaliers, des salles et des cuisines, le cri de la France salue sa vigueur. Les dragons trouvent drôle de jeter ainsi la semence de la race au sein des vaincues! Ils se l'annoncent, plus victorieux qu'après la mort des hommes.
Entre ses mèches éparses, la pâle face de l'adolescente marqua seulement une douleur à l'instant où la passion l'entama. Pieusement presque, Bernard recouvre la petite blessée, qui s'éveille, en épouvante. Il regarde les clairs yeux bleus. Il recule et trébuche dans son sabre… Que va-t-elle dire? Rien. Mais sur cette figure il semble que viennent de passer toutes les hontes et toutes les haines. Il reprend son casque, et il s'en va, incapable de paroles ou de joie, peureux de sa voix qui résonnerait. Il emporte l'image de l'enfant aux cils sombres, mince loque humaine affaissée dans sa robe de percale à raies brunes que dépassent les jambes grêles en bas bleus drapés.
Dehors, les dragons se précipitent vers la clameur du trompette. Tout le régiment se range sur la route. Pitouët annonce: «Il y en a de chaudes qui vous attendent! des filles!» Le ciel tremble sur l'orage énorme de la bataille que roule l'horizon d'occident. Les ceinturons se rebouclent sur les culottes ensanglantées. On coiffe les casques. «À cheval! À cheval!» L'homme sensible décachette le pli de l'estafette et lit haut. «L'officier commandant l'escadron conduira son détachement à toute vitesse, sur la rive du Danube, entre Tuttlingen et Sigmaringen. Il s'informera des bureaux de la navigation, les occupera, s'emparera de la caisse et des fonds, qu'il fera mettre dans une voiture réquisitionnée à cet usage, et expédiera le tout, sous bonne escorte, par Tuttlingen, au quartier général du corps Gouvion Saint-Cyr. Il mentionnera par écrit que cet envoi est destiné, selon l'ordre du général commandant l'armée, au payeur de ce corps qui doit verser, le 20 floréal, un acompte de trente mille livres aux fournisseurs de blé militaire représentés, à Bâle, par l'agent de la maison Héricourt.»
«Boire! Boire!» implorent les hommes. Personne n'a trouvé les caves ni la source. «Tant pis! Par pelotons… Au trot… Marche!» Les sabots lèvent la poussière de la route blonde. Les crinières sautillent. Les bidons vides heurtent les crosses des mousquetons. Comme les langues râpeuses grattent le palais sec; l'amour altéra les gorges davantage.
«C'est pour mon père!» pense Bernard qui raisonne malgré la torture de la soif. Là-bas, passé les bois et les pentes, il aura l'or pour les Moulins et l'eau pour sa bouche. La soif! Mais Cahujac lève au soleil le rubis de sa bague armoriée; Marius brandit le tricorne à galons dorés; Corbehem fait de la musique avec la poignée d'or qu'il verse dans ses fontes, alternativement. Les Alsaciens gardent à la main leurs sabres tordus, tant ils tuèrent. Ils ne peuvent les remettre au fourreau; ils comptent les crânes fendus selon le nombre de brèches sur les lames. Pitouët propose à sa bête de le porter au jour de son sacre. Pied-de-Jacinthe écoute, ébahi, l'éloge de Gracchus Babeuf, scandé par le trot dur de la jument jacobine. Elles se voûtent cependant les vertes épaules harassées! La poussière saupoudre les uniformes. Les casques penchent. Les chevaux bronchent. Les bras s'étirent hors des manches crevées. Le silence clôt les bouches sèches, et la salive colle les lèvres.
L'escadron trotte. Les bois se déroulent. Les fantômes des châteaux s'éclipsent dans le paysage enfui. Au loin s'atténue l'orage de la bataille. «J'ai conquis l'or de mon père! la dot de mes soeurs, la fortune de Praxi-Blassans. Mon sabre a conquis la gloire et l'or!» se répète l'âme glorieuse de Bernard, qui revoit le chevau-léger mort dans la prairie. Les deux dents ternissaient sous la grosse lèvre béante. La graisse enflait la chemise blanche entre la culotte et le justaucorps. Et comme il ressemblait au capitaine insulteur, ce noble autrichien que le pistolet abattit. Hé sa montre qui sonne! Quatre heures. Le soleil décline. Les florins de la bourse font mal à la cuisse endolorie déjà par la selle. Gloire! Gloire!
Derrière le régiment, qui porte les brassées d'étendards? Le canon gronde par tout l'occident. Gloire!
Le joyau sur le doigt de Cahujac: Gloire! Le tricorne doré sur le portemanteau de Marius: Gloire!
Les florins qui sonnent dans toutes les fontes: Gloire!
Les taches de sang vierge sur les culottes de peau; Gloire!
Elle avait de bien jolis yeux bleus: Gloire! Des cils sombres sur les yeux bleus: Gloire! Et un petit ventre chaud, comme ventre de colombe: Gloire!
Gloire! Gloire!
La République projette, au bout de sa force, les dragons, griffe léonine sur la proie des campagnes où rêvent les blancs villages, où frissonnent les champs de mai, où brillent les fleurettes. La griffe s'allonge: Gloire!
Voix de la Nation qui tonnez dans le ciel allemand: Gloire!
Étire plus loin ta griffe, République, plus loin, jusque les eaux du fleuve qui abreuve les villes impériales… Gloire! Gloire!
«Au galop!» Gloire!
Abaissez-vous, collines. La Nation passe: Gloire!
Et nous aurons l'or d'Autriche, l'or à l'aigle double, que pèsera dans son trébuchet l'ancêtre aveugle! Gloire! Gloire!
«Gloire!» scandent les sabots des chevaux, les chocs métalliques des bidons et des éperons. «Gloire!» chante à tue-tête l'âme de Bernard Héricourt. «Gloire!…»
Or, l'ombre s'étant alourdie sur les campagnes, ils entrèrent au soir, dans le bruit du fleuve. Les chevaux trempèrent leurs crinières. On remplit les casques. Gloire!
Lui put boire au fleuve.
Délice de se rafraîchir avec l'eau de la terre conquise… Boire la gloire!
VII
Ce fut à Gros-Bois, chez le général Moreau, que, l'an XII, vers la fin de nivôse, Bernard s'émut de cils pareils à ceux de la petite fille violentée pendant la bataille de Moesskirch, en cette maison où leur charge avait abouti. Huit ou dix fois, dans l'intervalle, il avait subi ce brusque assaut du souvenir renouvelé par un regard de passante. Ce l'avait très peu surpris. Il se représentait que les types ne varient pas à l'excès entre les femmes; et, d'autre part, il ne gardait de la rencontre avec l'enfant vaincue que la mémoire gouailleuse d'un accident.
Peut-être, en frémissant pour un sourire craintif, la fille du colonel Lyrisse fixa-t-elle davantage l'attention du capitaine Héricourt, quand ils furent nommés l'un à l'autre. Elle le séduisit d'abord, grande sous un jupon et un mameluk en drap de nuance brique garnis de cygne. Les manches à miton recouvraient ses gants roses, qui ne sortirent guère d'un vaste manchon de chinchilla. Plus charnue, la bouche différait de la bouche allemande; le nez aussi différait. Des cheveux très noirs chargeaient un front bas, grec, à la mode. Au reste, les cils et les yeux ne ressemblaient pas autant qu'il l'avait cru, tout de suite. Cils noirs comme tous les beaux cils. Yeux bleus, verts, gris, indécis. Il attribua le frémissement d'un sourire à l'aspect de la balafre qui, depuis Hohenlinden, lui traversait le visage, bien qu'à l'ordinaire la cicatrice effacée presque n'apitoyât plus. Deux ans elle l'avait enlaidi. À diverses reprises, il avait dû quitter son service de capitaine afin de suivre un traitement. Mais, depuis l'automne, il ne sentait pas le moindre picotis au long de la suture. La cicatrice renforçait le caractère sec et grave de sa physionomie. Enfin la vie s'évadait du souci constant. Il n'aurait plus à craindre une recrudescence, à prévenir les complications, à visiter les chirurgiens, à expérimenter les remèdes. En outre, il se jugeait maître du sort, passé toutes les mauvaises chances. Pourquoi donc sa présence rendait-elle craintive Mlle Lyrisse, qui dissimula sa confusion en embrassant la petite Delphine de Praxi-Blassans.
D'Aurélie était issue cette grasse poupée frétillante et rieuse. «Hé bonjour, ma mie! ma petite mie!… Saluez… De grâce!… Encore.» Avec abondance de détails, la soeur avouait que, durant sa grossesse, Delphine, l'héroïne du livre écrit par Mme de Staël, occupait son coeur. Aussi, l'enfant venue, l'avait-on nommée de la sorte. Hommage à Jean-Jacques, le petit garçon, âgé de dix mois, s'appelait Émile. Pour l'une Aurélie espérait le coeur de Delphine; pour l'autre, une âme large formée selon les préceptes du philosophe. Mlle Lyrisse souriait et devenait aussi rouge que le fond de sa capote coulissé autour de la chevelure et laissant toute nue la nuque d'ambre.
Orgueilleux de cet émoi, Bernard, pour se faire désirer, les abandonna dans le salon où les dames du «Club Moreau», comme on disait à cette époque, promenaient leurs courtes traînes. Il avisa la redingote olive de Praxi-Blassans, qui tournoyait entre les uniformes. Hussards, cuirassiers, dragons, grenadiers, artilleurs, carabiniers, officiers d'infanterie légère, se coudoyaient, déclamant. L'impudence de Buonaparté, qui se faisait offrir le pouvoir héréditaire, excusa leurs discours. Ils affectaient de se rendre en uniforme à la réception de Moreau, comme s'ils tenaient prête, devant les grilles du domaine, l'armée capable de mettre au pouvoir leur ami. Réellement, certains apportaient du camp de Boulogne maintes nouvelles favorables. Les officiers, là-bas, blâmaient tout haut l'entreprise de passer en Angleterre sur les «coquilles de noix». L'escadre britannique noierait tout à deux milles des côtes françaises. Plusieurs assuraient déjà qu'ils ne voueraient pas leurs régiments au désastre. Le colonel Lyrisse, hochant sa tête minuscule du haut de sa taille géante, méprisait avec des paroles sèches les folies stratégiques de Buonaparté.
Il donna vite à Bernard des nouvelles d'Augustin, devenu sergent-major, lui apprit que Pichegru, caché à Paris avec Georges Cadoudal, s'était présenté, par surprise, chez Moreau et tentait de l'unir à leur aventure; ce dont le général ne se souciait point. Héricourt se récria, comme l'y invitaient les intentions devinables du colonel. Il ne s'agissait point de ramener aux Tuileries ceux de Coblentz. Le capitaine voulait que Moreau comptât sur les amis pour lui-même, et non pour les gens de Pitt et Cobourg. Praxi-Blassans soutint qu'on pouvait d'abord faire cause commune. Ensuite on débarrasserait Moreau des royalistes. Mais il souleva des critiques; il inspirait des méfiances, en sa qualité de ci-devant, dont l'agitation perpétuelle, pour utile qu'elle parût, ne plaisait pas à tous. En cet instant, Moreau déboucha d'une galerie. Maigre dans sa redingote bleue, il marchait par grands pas, interrogeant à voix basse un petit homme gras, d'allure anglaise, perdu dans son jabot et qui trottinait sur les hauts talons de ses bottes à revers. Les mouvements de sont chapeau gris, à la main, soulignaient les raisons transmises d'outre-mer.
—Mais, Monsieur, on vous trompe, s'écria le général. L'abbé David n'a pu dire que j'étais des vôtres, ni cet homme que je connais à peine. Ou bien ils auraient travesti mes paroles dans l'intention de faire rémunérer des services imaginaires. Si les gazettes de Londres impriment de pareilles choses, c'est la police du Premier Consul qui les inspire. On veut me compromettre et me perdre auprès des patriotes. Messieurs, cria-t-il, je vous le demande: en est-il ainsi?
La franchise de sa figure, éclairée par les immenses fenêtres, se dressa vers l'attention des groupes qui l'approuvèrent.
—Le général Decaen, lorsqu'il quitta la France pour Pondichéry, au printemps dernier, nous a tous avertis que le Premier Consul espionnait vos actes et tramait contre vous, prononça nettement le colonel Lyrisse.
—Vous entendez, Monsieur Cavendish, la police du Premier Consul est l'auteur des propos qu'on me prête. Devant ces messieurs, je vous le déclare, ces propos n'ont rien de commun avec la vérité. Que le général Pichegru agisse à sa manière. Je ne me mêle en rien à ses espérances ou à ses manoeuvres… Je ne puis que déplorer de voir le Premier Consul employer de semblables subterfuges à l'égard d'un collègue.
—D'un rival, ricana Praxi-Blassans, d'un rival trop glorieux.
—Le vainqueur de Hohenlinden, déclamait un hussard, n'a point à mettre sa popularité au service des souverains déchus. Il occuperait la première place dans l'État, sans autre aide que sa renommée, l'amour de la nation et le dévouement de ses amis. Vous pouvez le dire à qui vous envoie, Monsieur.
Tout pâle, interloqué, le voyageur s'inclinait en tournant son chapeau dans ses mains. Moreau le reconduisit vivement. Une berline à caisse jaune quitta le perron. Le général rentra plus joyeux. Ses yeux vifs dansaient entre les favoris rejoignant ses lèvres sensuelles. On l'entoura. Bernard Héricourt s'indignait de ce que Buonaparté, un soldat, fît mentir ainsi les gazettes étrangères. Et l'honneur? Et la loyauté? On sourit.
—Décidément, plaisantait Moreau, nous ne valons rien pour conspirer. Mais je connais un conspirateur auquel Buonaparté n'échappera pas: c'est lui-même. Il va se perdre dans ses folies.
—Parbleu! il outrepasse la naïveté dans la haine. Il dit partout de notre victoire de Hohenlinden que nulle combinaison, nul génie militaire ne l'avaient préparée!
—Decaen qui y était l'a fait revenir sur cette opinion.
—Decaen a changé peut-être l'opinion de la conscience, non pas celle des paroles, insinua Praxi-Blassans. Néanmoins, général, je regrette que vous n'ayez pas fait le 18 Brumaire avant qu'il revînt d'Égypte.
—Je le laissais ouvrir les voies.
—Il les ferme à présent.
—Général! regretta le colonel Lyrisse, si vous nous aviez écoutés à Wels, quand l'archiduc Charles demanda la paix, nous l'aurions éconduit, nous serions entrés à Vienne en triomphe, et Buonaparté ne s'attribuerait pas si aisément le faux prestige que la mort de Desaix lui a permis de prendre après Marengo.
—Peut-être! soupira Moreau, et il fit quelques pas en considérant les lueurs du parquet.
On se tut. Bernard ressentit une crainte religieuse. Que se passait-il dans ces âmes robustes, cuirassées de hausse-cols, de brandebourgs, ou plastronnées de blanc, d'amarante, dans ces âmes qui avaient tant de fois raillé les ruses de la mort? Ils examinaient Moreau en silence, comme s'ils le plaignaient, comme s'ils redoutaient pour lui le destin. Et cependant les futaies du domaine étaient vastes jusque le loin, les rires des femmes clairs parmi les froufrous du velours, parmi les bruits d'une vaisselle dorée. Le soleil rose de l'hiver empourprait les hautes salles, les blanches carnations des statues, les panses bleues des grands vases épanouis sur leurs demi-colonnes doriques, les têtes en or des cygnes d'acajou supportant les accoudoirs des fauteuils. Dehors, autour d'un grand feu, cinquante postillons, cochers, jockeys, heiduques fraternisaient, les mains à la flamme. Bernard n'osa point respirer. Moreau revint à eux, et, lentement, il dit:
—La conquête de la paix ne valait-elle pas mieux que la gloire d'un nouveau triomphe?
Les têtes s'inclinèrent, et l'on forma des groupes. Il y fut représenté que la foule comprend mal ces belles abnégations. Praxi-Blassans s'approcha de Moreau pour lui exprimer cet avis. Il lui conseilla de ne plus se tenir à l'écart, de se mettre en valeur auprès de Buonaparté, de se montrer avec lui devant le peuple.
—Me lier à lui?… Mais je n'ai rien à lui demander, objecta Moreau.
—Vous devriez cependant le faire, expliqua le diplomate, dans l'intérêt de la patrie…, ainsi que pour l'avantage de tant d'officiers qui ont servi sous vos ordres et qui ne peuvent pas, eux, se passer du gouvernement, soit du vôtre, soit du sien. Donnez-leur l'espoir de parvenir.
Un murmure d'approbation passa sur les lèvres rasées de l'assistance.
—Au camp de Boulogne, ajouta le colonel Lyrisse, on se lasse un peu d'une agitation vaine. Certains finiront par s'adresser directement au Premier Consul, quand ils verront cette lassitude augmenter.
—Que la nation vienne à moi, si elle me croit digne d'elle; mais je n'emploierai pas les artifices du succès pour la séduire.
—Vous continuerez donc à bouder? interrogea Praxi-Blassans, un peu rageur…
Moreau feignit de s'intéresser à la joie des visiteuses, et l'on se dispersa.
Entre les dames félicitant la belle-mère et l'épouse du général sur le prochain résultat de toutes les sympathies, l'objet des conversations ne variait point. Pour la millième fois, Mme Hulot contait la scène de la Malmaison où son futur gendre, convive de Buonaparté, avait découvert, après dîner, sous la pendule du salon, un journal intentionnellement préparé. Le dépliant, il y avait lu: «On dit que le général Moreau doit épouser Mlle Hortense Beauharnais.» Aussitôt il avait remis la feuille à sa place, désireux de ne pas s'expliquer sur ce point… Avec le nonchalant mépris de sa nature créole, la dame en satin blanc dédaignait une telle ruse par la négligence de ses phrases lentes. Autour d'elle les rires luisaient… «Alors, voilà que rentre Buonaparté… oui… Il rentre… Alors il ouvre, en feignant que ce soit au hasard, la gazette…; et voilà donc qu'il dit: «On parle de nous, là dedans!» et puis qu'il lit tout haut la nouvelle… Oui… hé! hé!… Alors savez-vous comment mon gendre s'en est débarrassé, de l'impudence… hé! hé! Il a répondu: «Je ne veux pas me marier, cela porte malheur. Voyez Joubert…» Hé! hé!… À présent, voilà le petit Corse qui crève de dépit!… Ce n'était pas pour son Hortense que le four chauffait, mes bonnes!… Pas du tout… Quelques jours après, avant le départ pour l'Allemagne, le général et ma fille se fiançaient, hé! hé!»
Les invitées de sourire, de se récrier sur l'audace du Buonaparté. Cette Hortense déjà si fâcheusement connue par ses moeurs semblables à celles de sa mère! Aurélie n'en revenait point, déposant sa tasse à thé sur le marbre du guéridon.
—Oui, oui, riait Moreau, il m'en veut parce que je n'ai pas voulu entrer dans sa f… famille!…
—Général, vous seriez cousin des Borghèse, par la Pauline Buonaparté.
—Merci, j'esquive les grandeurs. J'ai mieux.
Il admira sa femme aux yeux bruns, dont les doigts gantés de joyaux traînaient aux plis violâtres de sa robe brillante. Elle agita sa jolie tête alourdie de cheveux en coques. Elle aussi grasseya, timide, contant qu'après Hohenlinden, comme elle s'était rendue à La Malmaison avec sa mère, la Beauharnais s'était permis de les faire attendre. Toutes deux étaient reparties sans la voir. Depuis Joséphine alléguait que, se trouvant au bain dans cette heure-là, elle n'avait pu se vêtir assez vite. Et des suppositions fâcheuses furent insinuées. Les innombrables aventures de Joséphine prêtaient matière à la médisance. Aurélie ouvrait ses yeux curieux de suivre sur les visages la mimique dont s'accompagnaient les paroles et laissait Delphine aux soins de Mlle Lyrisse. Gourmande de scandales, toute à la joie de frémir dans la soie mordorée de sa robe, la jeune mère repoussait machinalement les gentillesses de sa fille. Autour d'elle, arbitre du goût, les jeunes femmes se pressaient attentives à prolonger son sourire, à se récrier ensemble. Par l'anse des brides, les capotes profondes restaient suspendues à leurs bras. D'aucunes pinçaient élégamment la batiste de leurs mouchoirs. Elles présentaient une délicieuse cohue de femmes presque nues dans leurs fourreaux de taffetas noués sous les seins en saillie. Des odeurs tièdes émanaient des épaules, des gorges. Bernard Héricourt les dominait de la tête, le sabre retenu par le pli du coude, contre le plastron, et le chapeau de petite tenue sous le bras. Dans la glace d'un trumeau, il admirait ses mèches collées aux tempes, au front droit, ses yeux naïfs, son nez rigide, la carrure volontaire d'un menton posé sur le col de toile. Il s'estimait heureux, invincible, beau, et glissa doucement jusque Mlle Lyrisse que Moreau complimentait pour l'adresse à verser du chocolat dans une tasse à l'intérieur doré. Ils demeurèrent tous trois contre le trépied d'acajou en marivaudant. La jeune fille ne dissimulait pas le malicieux plaisir de ses cils sombres, qui clignotaient aux paroles du capitaine. Elle s'absorbait dans sa besogne, avec l'évident espoir de cacher les sympathies de ses regards timides. Moreau s'aperçut du manège. Il vanta les mérites de Bernard, le loua d'appartenir au régiment qui, devant Moesskirch, avait percé la ligne ennemie pour courir au Danube et rétablir le contact avec le corps de Gouvion Saint-Cyr. L'homme maigre et gracieusement sévère se cambrait dans sa redingote bleue, aux souvenirs de sa gloire. Il parut s'attrister. Les larges lèvres sensuelles s'écartèrent pour un soupir. Il regarda plus attentivement le camée pendu au ruban de sa montre, et les quitta.
À la lumière de la haute salle, ils se virent presque isolés. Elle se força de paraître à l'aise en rappelant les campagnes de son père et l'histoire de ses cousines lors de l'émigration. Lui poussa vite des galanteries. Sur la nudité de la nuque il convoitait de mettre des lèvres qui eussent humé le duvet brun. Elle ne sembla point se déplaire à l'aspect du visage mâle. Bernard estima que les sombres cils cherchaient sans hâte à éteindre l'expression de regards qui avouaient la satisfaction de prévoir un rêve dont il ne se trouverait pas exclu. D'autre part, il la devinait fraîche de peau, voluptueuse et caressante à la bouche qui savourerait le frisson de cette chair ambrée. Il mesura la capacité du corsage. Un grain de beauté se soulevait avec l'oppression du sein. Ils marchèrent. Elle alla souple et grande, parmi les plis entr'ouverts de l'ample mameluk bordé de cygne. Assise, elle eut le buste élevé, les jambes longues, une grâce particulière de la main qui pût soutenir la fossette du menton. Ses gestes vifs l'animèrent de toute une souplesse. Le prétexte des paroles couvrait mal leur envie de se plaire. Il parla de l'honneur et de la gloire, des Romains, de Scipion et de Moreau, de son beau-frère, Praxi-Blassans; il désigna la redingote olive en agitation au milieu des uniformes. La voix de Mlle Lyrisse était douce, profonde quand elle plaignait ses cousines, Fidélia, Zélie, Florence. Sur leur compte elle savait des histoires «touchantes»; mais Aurélie les interrompait, s'exaltant à propos de la politique. Elle prétendit qu'il n'y avait plus à temporiser. Il fallait que le général se présentât aux troupes, se montrât partout aux côtés des consuls, marquât sa place la première. Ensuite il irait au camp de Boulogne. Elle énumérait ses relations à Londres, et adjura le colonel Lyrisse de convaincre Junot, général des grenadiers, pour qu'il marchât sur Paris. À cette agitation, Mme Hulot répondait selon une attitude noble et un langage trivial.
Fidélia, Zélie, Florence! Que ne faisaient-elles point d'admirable! Bernard continuait à l'apprendre. Elles savaient par coeur les romans. Elles connaissaient les «mystères impénétrables» du sombre château, la méchanceté du vampire et l'histoire du moine renégat, qui, sans le savoir, tue son père à la porte du couvent où le vieillard mendie. Comme tel de ces héros que Zélie vantait, Bernard refuserait-il de reprendre sa parole de fiançailles, si la variole subitement défigurait la promise? Le capitaine assura qu'il imiterait cette constance…, la variole atteignît-elle Mlle Lyrisse. De la voir rougir instantanément, il ressentit une forte gaîté. Elle referma sur sa gorge d'ambre les bordures en cygne de son mameluk. Vainqueur, il la plaisantait dans sa joie militaire, violente et assidue. Elle se défendit gauchement. Il apprit le petit nom: Virginie. On les sépara pour les adieux. Le colonel emmenait sa fille dans un cabriolet chocolat attelé d'une jument isabelle. À l'escalade du marchepied, Virginie laissa voir sur son mollet dodu un bas blanc rayé de cerise. Au pas de course, Bernard eût suivi l'attelage jusque le bout du monde. L'air lui sembla vibrant de son bonheur, car toute l'attitude de Virginie consentait. L'orgueil éclairait en lui. Pareille à une proie timide, ne s'était-elle pas blottie au coin du mur et de la fausse colonne? Ainsi avait-il, au passage du Lech, acculé le quartier-maître autrichien dans un angle de la ferme, pour le prendre à la queue des cheveux, le désarmer et le conduire jusque le cantonnement où manquaient les informations. Chez l'une et chez l'autre, le même geste de rassembler les épaules, les bras, n'avait point protégé leur destin. Il se le rappelait; il triompha, car les Lyrisse possédaient en Lorraine des terres et un château acquis lors de l'émigration des propriétaires, avec l'argent obtenu par l'audace de l'aïeul, aux grandes Indes.
VIII
Bernard et Virginie passèrent dans ce domaine leur premier temps d'époux. Il y dompta la belle stature et les mains rebelles de la jeune femme. Elle riait fort en se congestionnant. Elle n'était point souvent rassasiée d'amour. Les pluies qui finirent l'hiver les emprisonnaient aux grandes salles enguirlandées de moulures blanches, où les statues se drapaient dans les hautes niches de marbre. Dehors, d'autres statues aussi, élevaient des grappes devant l'ombre des massifs dépouillés; et les gouttes du ciel piquaient, en tombant, la surface verdie des bassins. Murailles brunes et humides, les charmilles cernaient partout les pelouses, les parterres, les chemins de sable gras. À deux, ils regardaient luire la pluie.
Sentir ce grand corps chaud dans ses bras, prêtait à Bernard une certitude de force. Il croyait à la puissance de son caractère qui lui avait mis aux lèvres le frémissement d'une si belle chair, et, aux yeux, le décor d'un tel palais. Dans leur chambre, dont les rideaux cramoisis portaient des broderies jaunes, des couronnes et des pipeaux, ils s'éternisaient tout le matin. Le feu de l'âtre pétillait devant leurs ébats que reflétait, en outre, le triptyque de la psyché.
Leur vraie demeure était le lit blanc de la duchesse de Lorraine. Ils aimaient y vivre, dans leur chaleur mutuelle, sous le petit dais rond. De là les rideaux s'étalaient contre la muraille à la façon d'un manteau d'armoiries. Se voir unis par leurs figures amoureuses au milieu des oreillers ne cessa point, ce printemps, de les ravir. Jolis, rieurs, ils s'admiraient, les bras hors les manches. Au matin, les reflets bleuâtres des mèches roulées en cornes courbes prêtaient au visage de la jeune femme une apparence faunesque. La malice fraîche de son sourire invitait à toute la joie, sans réserve ou lassitude. À demi ployées, ses longues jambes enflaient les draps dans la structure blanche du lit, depuis les deux torches d'hymen formant les angles du panneau antérieur jusque les deux plus hauts carquois encadrant, à la tête, le cannage rectangulaire du panneau postérieur. Elle s'amusait à des agaceries, lui chatouillait la plante des pieds avec ses orteils, ou l'entourait de ses bras en se frottant aux joues râpeuses du capitaine, avant la barbe faite. Câline, elle l'enlaçait de sa tiède tendresse. Elle offrait à la dévotion du baiser un bras de galbe harmonieux, une bouche en cerise, des cils sombres, la souplesse tendue de son corps d'ambre, rempli par la frémissante volupté de la chair.
Ils ne faisaient rien autre. Leurs propos n'augmentaient pas la connaissance d'eux-mêmes. Avide et docile, elle s'initiait aux mouvements de l'amour. D'autres préoccupations ne la sollicitaient point, ni lui, tout orgueil de se voir le but de cette ardeur. La gratitude de leurs extases augmentait chaque heure l'affection réciproque. Comment se donnaient-ils tant de bonheur? Ils ne se l'expliquaient point. Langoureux, ils se parlaient du regard pour se dire simplement, toujours, cette tendresse reconnaissante. Elle l'attirait vers ses lèvres. Sa convoitise muette réclamait des jeux nouveaux de volupté. Ils étaient à eux seuls. Les caméristes ne devaient gravir l'étage qu'à l'appel de la sonnette. Ils ne la tiraient point, se réconfortaient d'un en-cas dressé sur le marbre d'une console légère entre les fenêtres.
L'ariette se prolongeait en bas. C'était le violon d'une fille que les Lyrisse nourrissaient, parce que, dans les Hollandes, son père avait courageusement suivi le colonel au péril, jusque l'instant de sa mort sur les glacis d'une place assiégée. L'adolescente avait appris l'art de faire pleurer ou rire les cordes de sa viole; et, tout le matin, on l'entendait ainsi rivaliser avec les modulations du vent, le gazouillis des oiseaux, la voix des pluies battantes.
Devinait-elle que l'amour convulsait deux corps et deux âmes au-dessus d'elle qui perpétuait les sons nerveux de l'instrument? Cela se plaignait comme un désir douloureux. Cela s'étirait comme une femme paresseuse et nue. Cela tremblait comme le feuillage que pénètre la fougue de l'air. Cela dansait comme les chèvres ivres d'herbe. Cela mourait comme le regret d'une émotion lointaine.
À des moments, le son évoquait celui des fifres, et le capitaine se rappelait soudain ce même cri aigu dominant la canonnade, les ordres clamés, les galops, le retentissement des prolonges; ce même cri aigu des fifres à la tête des infanteries qui s'avancent la baïonnette basse, ou l'arme au bras. Les labeurs de guerre, les peurs, les peines, les élans, la gloire, il les souffrait de nouveau par le souvenir rapide; il revoyait les champs d'Engen et de Moesskirch, le cheval pie du colonel, les dents ternes du chevau-léger abattu par son sabre, les périls de la charge à travers les rues du bourg, les longs cadavres des seigneurs tués devant le haut mur, la pitoyable surprise de l'enfant violée à terre dans le couloir vide, et qui restait là avec ses jambes maigres dans des bas bleus drapés. Et la course au Danube ensuite! Et la soif du fleuve! Et les sacs d'argent empilés à la lueur des falots dans le fourgon parti sous escorte jusque les derrières du corps Gouvion Saint-Cyr, où l'attendait le commis de la maison Héricourt, dont les bénéfices venaient de lui valoir une dot équivalente à celle de Virginie Lyrisse, outre ces lèvres savoureuses mordues par les lèvres glorieuses, et le beau corps d'ambre haletant de bonheur à travers le lit blanc de la duchesse de Lorraine.
Héricourt goûtait la grandeur de savoir que sa force avait conquis la richesse et la beauté.
Le violon le lui chantait aux mains de l'orpheline. Bernard et Virginie s'aimaient dans les ondes de cette musique. Leurs râles de joie s'étouffaient. Ensuite, aux trois grains de beauté en triangle sur la joue droite de l'épouse, il posait, pieuse marque de son amour, un baiser chaste.
Car il aimait passionnément, de toute sa santé, le fier garçon habitué à voir les autres hommes du haut de son cheval d'armes. Là encore il avait vaincu. Sur la couche amoureuse, il terrassait la grande fille robuste, liait ses membres dans son étreinte, la menaçait de sa morsure. La rage de sa volupté, il s'étonnait qu'elle différât peu de la rage guerrière. Le suprême bonheur était de sentir se débattre sous lui une vie faible et combattante; et, s'il reprochait à Virginie une chose, c'était de ne feindre pas suffisamment la résistance.
De lui-même il concevait, chaque jour, une opinion meilleure. Nu, dans la baignoire, il contemplait respectueusement son corps fait, la musculature solide de ses membres hispano-flamands, de sa poitrine restée blanche, de ses jambes fines. Au miroir, il jugeait martiale la balafre coupant sa figure sévère encadrée de cheveux «en coup de vent». Il se plaisait au demi-sourire de ses lèvres minces, à la carrure du menton volontaire, et il évoquait les visions rapides des hommes tués par sa force.
Alors la générosité de Dieu, envers lui, l'étonnait. Ils étaient presque siens ce château de briques et de pierre blanche, ces allées d'eau où dormaient les feuilles de nénuphar, ces quatre cygnes naviguant avec ennui jusque la petite cascade écoulée sous la nymphe de marbre étendue au faîte de la roche. Maladif et capricieux, le jeune Lyrisse, son beau-frère, ne vivrait peut-être pas; et lui régnerait sur les bois, les étangs, les vignes, les chimères des gargouilles ouvrant leurs gueules à la bordure des toits pointus, sur les portes de chêne clair aux ferrures ouvrées, que surmonte le chardon de Lorraine taillé dans la pierre du linteau.
Imbu de reconnaissance, il revenait à sa femme endormie entre les carquois et les torches de Cupidon, parce que le sommeil occupait la plupart de ses heures.
Il la trouvait rose, les lèvres en moue; de la sueur sourdait sur la peau mate. Ses mèches roulées en corne de faunesse mêlaient leurs lueurs bleuâtres aux sourcils noirs. Il la contemplait. Il devinait les vigueurs de la gorge dans la batiste entr'ouverte, et ce que les bras pouvaient enclore de rêves. Un élan le saisissait comme lorsque les chevaux de l'escadron couraient ensemble et que les hommes criaient à l'unisson autour de son âme. Des puissances invisibles, des poussées d'attendrissement le lançaient, l'entraînaient, l'enlevaient, et il tombait, étourdi, sur le beau corps aussitôt couvert de ses baisers.
—Dis-moi, Virginie, ce qui t'a plu en moi?…
—Sais-je? Tout.
—Mon allure?
—Oui, ton allure.
—Mon caractère?
—Oui, ce qu'on voit de ton âme sur ton visage, tu respires l'honneur.
Tu es un vrai paladin.
—Merci, coeur!
—Et de moi, qu'est-ce qui t'a plu?
—La crainte que tu semblais avoir de me céder.
—Oui, oui… Tu as deviné juste.
—À Gros-Bois?
—À Gros-Bois… J'ai eu peur de toi, mon grand guerrier, la première fois.
—Et tu te cachais la figure derrière la petite Delphine, droite sur tes genoux.
—Je ne voulais pas que tu devines… Tu as un regard… Aurélie pense aussi que tu as un regard qui… Oh!
—Aurélie!
Il crut rougir. Elle ricana. Mme de Praxi-Blassans vantait son frère depuis longtemps. À la seconde entrevue avec les Lyrisse elle avait décrit le caractère du capitaine, et son physique. Seulement la malencontreuse balafre de Hohenlinden retardait alors les présentations. Il semblait à Virginie que sa belle-soeur avait beaucoup désiré le mariage.
—Elle te redoutait, je t'assure. Tu lui faisais peur.
—Je ne la vois point fréquemment. Elle habite Paris, et mon régiment a fait les garnisons de Toul, Reims, Nancy.
—N'importe. Je suis sûre que tu l'impressionnes encore. Vous n'êtes pas frère et soeur de même mère.
—Virginie…
—Je deviendrais facilement jalouse d'elle. Elle t'évite comme si elle craignait tes entreprises.
Bernard la dissuadait mal, fier de savoir qu'il inquiétait sa soeur de la sorte; mais contrarié d'apprendre que la vertu de sa femme ne reculait pas devant un tel soupçon. Il l'eût voulue plus ignorante de la passion. Il douta de la pureté enfantine qu'il s'était plu d'abord à lui attribuer. Entre eux, dans l'intimité de la nuit, la recherche de certains plaisirs n'était pas sans révéler sinon d'anciennes expériences, au moins des espoirs fortement imaginés au cours de l'adolescence.
Cependant elle chérissait des sensations naïves de toute petite fille, celle de rester des heures, sur un roc du parc, contre lequel se dressait le débris de l'ancien donjon ducal détruit lors des guerres bourguignonnes. Elle pleurait là d'émotion, sans commenter rien de ce trouble, lorsque la lune se levait. Elle tressaillit à l'essor subit d'un oiseau, au passage furtif d'une belette sous le lierre. «Ô mon guerrier!» murmurait-elle, en grelottant contre le bras de l'époux transi par le froid nocturne. Pour rien au monde elle n'eût consenti à quitter la place où elle récitait ses lectures d'histoires fantastiques. Bernard devait aussi lui en conter d'autres. Ensemble ils frissonnaient, se demandant de quel être dépendait l'ombre méditative soudain apparue devant eux, contre un pan de ruines.
Ils se remettaient à peine dans la salle à manger, dont les poutres, peintes de noir à larges filets d'argent et d'armoiries successives, soutenaient au plafond des lustres insuffisants pour éclairer l'espace. Les laquais s'effaçaient dans la nuit de la salle où clignotaient de ci, de là, les flammes des quinquets, où grésillaient les mèches des chandelles coulant sur les candélabres en bronze vert qu'élevaient trois griffes d'aigle aux angles des dressoirs.
Virginie épiait par-dessus son épaule l'approche imaginaire des fantômes. Bien qu'il plaisantât, le capitaine suivait avec inquiétude ce regard. Il évoquait la terreur d'Engen et le vieil officier de chevau-légers, dont les Bretons croyaient la bouche pleine d'incendie. Elle l'amusait par sa mine de fillette ouvrant des yeux peureux, comme si l'Invisible l'eût grondée.
De la petite fille, au reste, la femme se dégageait peu, en dépit de la taille faite et des formes pleines. À cheval, l'après-midi, elle essayait toujours de prendre le galop et de courir, véritablement désireuse de ne voir point son mari l'attraper. De la cravache elle fustigeait la jument blanche. Ils rivalisaient le long des routes. Le voile vert de Virginie flottait au loin, comme les pans de son écharpe et le bout de son amazone brune. Elle boudait si le capitaine, par crainte d'une chute, la rejoignait trop vite. Alors ils rentraient en silence; ils accusaient leurs caractères jusqu'à la minute où une réflexion polissonne du soldat leur donnait la joie réconciliatrice.
Pour ces brouilleries, ils renoncèrent momentanément à l'équitation. Bernard prétendit la peindre. Il fit venir des pastels, des couleurs, un chevalet. À la deuxième esquisse, comme il finissait les cils sombres sur les yeux clairs, il s'étonna de les juger identiques à ceux de l'adolescente prise dans la chevauchée de guerre, et il termina le dessin selon le souvenir de Moesskirch.
Ce fut exactement, avec ses maigres jambes drapées de gros bas bleus, la petite bavaroise, qui regardait fixement devant elle le vainqueur épouvantable. Sa bouche demi-couverte, pareille à un fruit partagé, frisures longues de ses cheveux d'ambre et d'or, l'ovale épais de sa face laiteuse, il les exprima tout à fait, non moins bien que la souffrance tracée par deux rides légères unissant les narines et les lèvres.
Il la dessina sans compassion. Cette pauvre figure ne lui rappelait qu'un plaisir violent aiguisé par la vue des larmes et les gestes de défense. Volupté dans le sang et les pleurs qui lui valait de l'orgueil pour avoir senti plus intensément alors la victoire sur une race dont il pénétrait la chair par le fer et l'amour. Oui: un moment de sa vie.
—Ce n'est guère moi, critiqua Virginie qui se penchait.
—Tes cils, tes yeux…
—Peut-être…
—Ton front, tes cheveux…
—À peine. Je semble petite fille.
—N'étais-tu pas ainsi, il y a cinq ou six ans?
—On m'appelait «noiraude». Là-dessus j'ai le teint blanc.
—Quand tu boudes, ces deux rides se marquent entre tes narines et ta bouche.
—Chez tout le monde aussi.
—Tu ne te trouves point ressemblante à ta figure de quinze ans.
—Un rien, vers les yeux et les sourcils.
—La bouche?
—Non.
—Si fait.
Il s'attarda, se garda de convenir qu'il évoquait, de ses crayons, l'image d'une autre.
—N'importe, consola Virginie, c'est un joli dessin.
—Peuh!
Ils le conservèrent. Ensuite Bernard réussit une miniature au goût de sa femme. Elle parut en un fond de ciel bleu et de feuillages, vêtue d'une robe blanche coulissée au-dessous des bras que couvrait à demi une écharpe orange. Ses cheveux aux boucles pendantes paraient de rêverie la tête inclinée, méditative. Un cercle d'or encadra le chef-d'oeuvre peint sur lame d'ivoire. Elle aima davantage son mari.
Quand la température s'adoucit, ils revinrent à la ruine de la tour. D'après leur désir, l'orpheline s'y cacha pour y jouer sur le violon des mélodies allemandes. Virginie trouvait cela «poétique». Assis tous deux devant l'arcade rompue de l'ancienne porte, ils philosophaient parce que des moineaux habitaient les trous de la muraille. Le lierre tombait en rideau devant le jour limpide. Virginie aimait l'univers, les bestioles, Bernard. Parfois elle se déclarait étourdie, à la suite d'une caresse, et se laissait choir doucement, des larmes aux cils, avec la feinte de s'évanouir. Le capitaine ne s'en effraya point. Il s'amusait beaucoup de ces petites parades que concluait toujours une vigoureuse volupté sans souci de l'herbe humide, ou de la fille restée là, muette, immobile, en robe de bourracan et en marmotte de laine grise.
Que pensait-elle, l'enfant rousse, du bruit des baisers, des soupirs haletants, des étoffes froissées? Elle semblait inattentive. Des accords se suivaient en sourdine qu'évoquaient machinalement ses doigts et l'archet. Elle ne souriait ni ne rougissait, mais droite, au milieu de la sente, elle n'écoutait, eussent-ils cru, que le vent. S'ils la questionnaient sur son âme, elle répondait peu de chose. Elle se disait heureuse ainsi, puisqu'on écoutait attentivement. Un maître de chapelle lui avait appris l'art avant de mourir, lui-même. «Je l'aimais bien, avouait-elle. Il m'a laissé la musique.» Elle ne savait lire ni écrire et retenait seulement les airs exécutés en sa présence sur le clavecin. Envers cette malheureuse, Virginie affectait une sympathie tragique. Souvent, de sa main, elle lui démêlait la chevelure, lorsqu'il venait des visites, afin d'obtenir des compliments sur sa bonté. Le pauvre qui sonnait à la grille attendait des heures qu'elle arrivât du fond des allées munie de pain, de loques, de rogatons. Elle distribuait cela, sur le bord de la route, heureuse d'être vue et saluée pendant cette occupation théâtrale.
Ces allures châtelaines flattaient son mari. Il approuva qu'elle fît construire sous le grand saule un tombeau de plâtre. Il le séduisait moins, qu'elle lût Werther à haute voix. Les histoires de coeur l'intéressaient mal. Aux jours de lecture, il se rappelait mieux ses devoirs militaires. On lui sellait un cheval. Il courait jusque la ville pour échapper aux dissertations sur la vertu de Charlotte. Il retrouvait avec plaisir le quartier de cavalerie, les hommes en culotte de coutil et en bonnet de police, et qui étrillaient le poil des chevaux.
Les conscrits apprenaient le maniement de la carabine, sous la surveillance de l'adjudant Cahujac, verbeux et colérique. Imberbes, hâlés par le soleil, blonds comme le froment mûr, ils abattaient ensemble les canons de leurs armes, une jambe en avant. Pitouët, lieutenant, examinait les bêtes soumises au pansage. Il avait belle mine dans son habit vert, sous le bonnet de police à gland d'argent. Son sabre cherchait le pavage à chaque pas.
—Buonaparté a fait arrêter le général Moreau, murmura-t-il un matin dès que Bernard fut auprès de lui. Vous le saviez, mon capitaine?
—Non.
Héricourt se reprocha son indolence. Il avait parcouru les lettres récentes de Praxi-Blassans, du colonel Lyrisse. Leurs prévisions avaient paru indifférentes à son bonheur d'amoureux. À peine avait-il salué de quelques jurons les phrases qui annonçaient les prétentions du Rival, et le désir de restaurer à son profit «l'empire d'Occident».
—Que savez-vous, Pitouët?
—Motus! Au Café des Nymphes, nous causerons. La police du Premier
Consul a l'oeil sur le quartier.
Et le lieutenant morigéna un cavalier pour la façon dont il coupait les crins de sa monture. Alors survint le chef d'escadron, l'élégiaque officier, qui, s'il ne portait plus dans un sachet vert la boucle de sa cruelle, n'avait point quitté ses mines alanguies ni ses soupirs. Les poches bistrées de ses yeux indiquaient quel prix son âge mûr payait à l'amour. «Heureux mortel! s'écria-t-il. Une épouse sensible et charmante te retient dans ses bras jusque cette heure! Tu vis au sein de la nature, dans le luxe d'un palais… et moi je pleure l'infortune de mes jours. Une maîtresse inconstante ravage ma vie…» Il narra ses malheurs. Lui ne voulait rien savoir de la politique. Il récitait des vers, en précédant jusqu'aux chambrées son capitaine, pour visiter les paquetages, le contenu des portemanteaux, et vérifier l'état des brides. Sans parler moins de sa Mathilde, il infligea des jours de prison au trompette qui avait caché des brochures sous sa paillasse et conservé du lard au fond d'une botte. «Tu vois, capitaine, ces jeunes guerriers n'ont plus de vestes propres, et leurs culottes sont trouées pour la plupart. La nation délaisse ses défenseurs. Moi, je m'étiole dans une paix oisive. Ah! quand donc retentiront les trompettes de Bellone pour que nous puissions conquérir les lauriers qui pansent les blessures de l'âme, ou la mort qui les ferme à jamais…» Cependant le colonel les appelait au rapport. Ils trouvèrent l'ancien postillon étalé sur une chaise, poussif, et qui fustigeait ses bottes de la cravache. Il annonça l'arrestation de Moreau à ses officiers et cria qu'il mettrait aux arrêts quiconque parlerait politique dans la ville. «La police guette, je ne tiens pas à perdre mes officiers… Et tous les jours manoeuvres de régiment! Le boute-selle à six heures du matin, Messieurs!»
Il les emmena pourtant au café. Tous espéraient encore le triomphe de Moreau et que le peuple le porterait aux Tuileries, avant la fin du procès.
Ils en jurèrent trop haut dans la salle blanche que les pipes enfumaient. Les marchands de gazettes apportèrent le Moniteur. On le déplia vivement. Il y était soutenu que Moreau et Pichegru, complices de Georges Cadoudal, avaient tramé un complot attentatoire à la vie du Premier Consul, pour rétablir les tyrans avec l'aide de l'Étranger. Des bourgeois vociférèrent contre les traîtres en reposant leurs chopes de bière. Le capitaine, pour les convaincre, déclara que la feuille mentait. Buonaparté désirait se défaire d'un rival glorieux, le perdait par des accusations mensongères.
—À d'autres!
—Tout le monde connaît les vieilles histoires du 18 Fructidor! Moreau s'est bien gardé jusque là de communiquer au Directoire la correspondance de Pichegru saisie dans les caissons du général autrichien. Ce sont deux têtes dans le même bonnet! Le général Buonaparté a raison. Il faut écraser les ennemis de la Nation, qui sont vendus à l'or anglais!
Furieux, ils brandissaient leurs pipes. Ils se coiffaient, se décoiffaient, battaient les pans de leurs redingotes et frappaient les tables avec leurs tabatières pour appuyer ces opinions. Ils feignirent de parler entre eux, à l'écart des militaires, par crainte d'une querelle. Sans risques, ils étaient heureux de haïr; et ils couvraient d'injures Moreau, ses amis, en s'exaltant.
Héricourt, au contraire, dévoilait toute la machination du Consul. Il abaissait les mérites du «déserteur d'Égypte», il attribuait à Desaix la victoire de Marengo, bataille perdue d'abord par Buonaparté. Il se jugeait courageux de crier jusque sur les gens rassemblés devant la porte. Pitouët lui donna la réplique non sans battre de la cuiller le cassis dans le cognac. «Tu sais, Monsieur, remarqua le colonel, on t'écoute. Et la police?…» Il dévisageait les hommes dans la rue. Des redingotes olive, des redingotes marron s'amassaient en face, des épaules se haussaient; des figures ironiques grognaient sous les ailes des hauts chapeaux se frôlant: «Les militaires soutiennent la conspiration des brigands. On les fera monter tous à la guillotine.—Et ce sera bien fait,» conclut un forgeron qui renoua son tablier de cuir, partit, ricaneur.
Ils entrèrent et s'assirent, commandèrent de la limonade. Pitouët s'appuya sur son sabre pour proclamer que des aigrefins soudoyés par les consuls avaient fabriqué de fausses signatures de Moreau, signatures colportées chez les royalistes de Londres afin de soutirer des sommes à ces naïfs en faveur d'un prétendu complot, purement imaginaire. Mais les bourgeois éclatèrent de rire. Ils jugeaient l'explication comique. «Nous n'en voulons plus des Capets!… Fini, mon capitaine!»
Héricourt s'excita. Fort de la vérité, il voulut la faire entendre. Eux montraient les phrases du Moniteur: «C'est écrit, là, peut-être! Je sais lire, Mossieur, moi!» Et de ne pouvoir en ces cervelles obscures faire luire l'évidence, il enragea. Ni ses coups de voix, ni ses démonstrations ne les affectaient. Rougeauds, les bajoues lourdes, l'oeil malin, ils s'amusaient de le voir convaincu; et, pour en mieux jouir, s'accoudaient sur leurs grosses jambes à l'aise dans de courtes bottes à revers.
Le colonel leva toute sa stature et prit sous le bras les deux officiers, les emmena dans un coin. N'étaient-ils pas fous d'ameuter la population? Il leur indiqua deux mitrons en veste blanche, un perruquier le fer à la main, cinq ou six commères drapées dans leurs écharpes et qui écoutaient, du ruisseau, l'altercation.
Allons, Monsieur, tu sais, il est l'heure de la manoeuvre. Je te commande. Au quartier, je te prie!» Il les fit sortir.
Le capitaine obéit, en pâlissant. Pourquoi Buonaparté, son rival, triomphait-il, contre la justice, l'évidence, contre le génie de Moreau. Ah!… il tapa du talon le pavé humide. C'était l'obstacle de son destin, cet homme! La ville vacilla devant son regard avec les arcades de la place, la statue du grand homme, les pots à feu des façades. En lui tout se révolta. Pourquoi les gens aimaient-ils à ce point l'homme de Brumaire, jusqu'à ne contrôler aucune de ses affirmations, jusqu'à ne pas reconnaître dans ce procès abominable la vengeance d'un émule et d'un lâche. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il interrogeait le ciel grisâtre où planaient les corneilles. L'homme sensible lui murmura: «Votre sang généreux bout dans vos veines. Une sainte fureur vous transporte, vous égare. Modérez votre ardeur. Souriez tristement à l'adversité qui menace la patrie. Volez dans les bras d'une épouse vertueuse qu'alarme peut-être votre absence, et cherchez l'oubli de vos justes colères dans sa tendre étreinte. Je vous dispense de manoeuvrer ce matin.»
Bernard refusa. Il se voulait meilleur, rigide envers soi. Au quartier, il se mit en selle, mena les dragons dans la campagne; il dériva la force de sa colère dans la vigueur de ses commandements, la promptitude de ses voltes, la préoccupation d'obtenir que les cinquante chevaux de ses hommes arrivassent en ordre sur la ligne.
Il avait toujours trouvé dans la violence de cet exercice l'apaisement de ses colères. Comme une meute de vénerie, il dressait sa compagnie, bêtes et gens, heureux de constater l'alignement des troussequins sur la direction de son regard, la propreté des plastrons rouges, des culottes blanches, les lueurs de cinquante sabres, et celles des crosses de mousquetons pendus aux buffleteries immaculées. Les petits plaisirs et les petites infortunes de ses soldats l'intéressaient beaucoup. Il savait que les vaches du père d'Yvon n'enflaient plus; que la mère Tréheuc n'avait pu vendre son varech, que la soeur de Marius entretenait un petit commerce d'épicerie, près de La Joliette, que les moutons de Cahujac multipliaient lentement. Il accordait à Nondain un congé de semestre afin de parer sa vigne, car les parents vieillissaient au village de Touraine. Les conscrits questionnés sans cesse l'informaient de même sur leur sort. Bernard aimait sentir ainsi toutes les provinces de la nation exprimer par des voix leurs peines, leurs espoirs. La Bretagne et la Provence, pays de mer, l'attiraient pour ce que vantaient Marius et Tréheuc. Il s'y promettait des voyages. La compagnie rangée lui valait la sensation du toutes ces races fondues en une même âme, sous l'uniforme d'habits verts, de pompons rouges, de peaux de panthère aux casques formant un seul profil clair. Aussi la moindre piqûre de rouille aux armes, la moindre tache aux culottes, lui semblait une chose néfaste. Cela rompait la splendeur une de la nation, cela souillait le pur idéal de la patrie, et il punissait rigoureusement les hommes coupables d'avoir terni devant son regard la divinité française.
Ce matin-là, il n'épargna point les négligents. Puisque Buonaparté abaissait la morale du caractère latin, à la face de l'histoire, il fallait que chacun exaltât les autres qualités des citoyens, afin de relever par des mérites nouveaux le jugement futur. Vingt fois il fit recommencer une conversion d'escadron sur le pivot de sa monture jusqu'à ce que, à trois reprises, le flot des centaures arrivât sans brisure dans l'axe de son geste et s'arrêtât net, la ligne fixe. Pour quelques pailles oubliées dans les crinières, il envoya l'adjudant Cahujac, qui avait passé l'inspection, réfléchir aux arrêts pendant huit jours. Ensuite, parlant au front de bandière, il prêcha que chaque dragon devait ressentir l'orgueil de préparer les destins glorieux de la République, devait paraître lui-même à tout instant «la noble statue du citoyen vertueux».
Satisfait de sa phrase, il rendit le commandement de l'escadron à l'homme sensible qui, jusqu'alors, avait contemplé l'eau de la petite rivière bornant le terrain de manoeuvres, tandis que son cheval broutait l'écorce d'un saule. Puis, les troupes revenues au quartier, Héricourt fut mettre pied à terre au seuil du libraire, chez qui logeait le lieutenant Pitouët. Il le trouva le nez dans sa paperasse, et qui ébarbait avec les dents sa plume d'oie. Pied-de-Jacinthe épelait dans un livre relié en veau. Ils économisaient sou à sou pour leur imprimerie. D'Allemagne ils avaient rapporté de quoi acheter les presses; mais il leur manquait encore les fonds de roulement. Pied-de-Jacinthe apprenait aussi la composition. Il avait là sa casse sur un tréteau de bois, et, muni de bésicles, il assemblait les caractères, difficilement. Le maréchal des logis était devenu le séïde et l'esclave, en même temps que l'auditeur de Pitouët. Le lieutenant lui récitait l'emphase de ses diatribes, où Buonaparté et Catilina se confondaient sous les épithètes de réprobation. «Nos hommes marcheraient-ils pour Moreau? demanda Bernard.—Ils marcheraient.—Le reste de la garnison?—Les gazettes font du tort. On croit qu'il travaille pour les tyrans…» Le capitaine sentit qu'il n'y avait rien à tenter. Pitouët insulta les soeurs de Buonaparté, raconta des ignominies sur Pauline et sur la Beauharnais. Pied-de-Jacinthe doucement se remit à épeler: «Cé-la-don-ché-ris-sait-la-ten-dre-Syl-vie…» Son gros doigt suivait la ligne… Il y avait encore dans la chambre deux sabres sur leurs clous, une selle et ses accessoires, une cuvette étroite contre un miroir mobile entre deux colonnettes d'acajou, des pistolets d'arçons sur une chaise de paille, et un pot de basilic flétri dans la fenêtre. Le lit de camp souillé de tabac servait d'étal à quelques pipes. Bernard se dégoûta, sortit.
Au retour avec de l'exaltation et des vigueurs, il souhaitait qu'un fils lui naquît, dont l'effort renverserait un jour le mensonge du despote. Celui-là serait comme la statue du stoïque romain. Son exemple entraînerait les énergies latines que la fatigue de révolutions récentes n'aurait point alors préparées à l'avilissement. Quant à lui-même, Bernard pressentit n'être plus que l'éducateur de cette force nouvelle. À elle de réaliser son voeu de justice! De là naquit un élan d'amour qui le saisit en pleine route, le long des champs mouillés, dans l'odeur vive de l'air pluvieux. Il désira tout à coup sa femme autrement. Ce qu'elle lui avait donné jusqu'à ce jour de caresses, de beauté, ne compta plus. Il lui sembla qu'il ne l'avait point possédée d'une façon certaine, que les étreintes dans la structure blanche du lit ducal ressemblaient trop à toutes les étreintes des voluptés passagères. Il comprenait autre chose. En elle, il aimait l'avenir de la race, et la meilleure justice réservée aux gloires des générations futures. Il s'attendrit. Il pensa que, sur cette même route, un jour, son fils, homme, dominerait aussi, du haut de la selle, et dans la noblesse de sa méditation, les perspectives vaporeuses du pays connu par sa mère dès le premier éveil des sensations enfantines. Il piqua sa jument, fou de vouloir aimer tout l'avenir de vérité dans la forme de sa jeune femme.
Il se précipita; il foulait le sol par les quatre pieds sonnants de sa monture. Les arbres s'égouttaient. Le vent plaquait son manteau contre sa poitrine et tordait les mèches de ses cheveux sous le bicorne de ville. La voir! Avide de la voir, il serra les genoux contre la selle. Le cheval s'efforça. Vraiment il ne savait plus si les cimes des seins nourriciers étaient mauves ou brunes sur la poitrine offerte à la joie des baisers. Et les cils sombres éventant des yeux aussi clairs que ceux de la petite Bavaroise prise après Moesskirch! À cette heure passée de la victoire, avait-il senti, plus que dans cette course, la nation vivre en lui? Il ne le crut point. L'élan de l'amour était plus fort que l'élan de la gloire.
De quels bras émus il entoura Virginie, l'ayant rejointe dans la chambre aux meubles blancs de la duchesse. Elle l'interrogeait vainement. Elle écarta peu les gestes et les lèvres. Il la terrassa entre les hauts carquois de Cupidon sculptés à la tête du lit; puis, les yeux clos, il palpita dans une noble étreinte, avec l'idée d'un devoir.
Sa force pénétra la forme et la féconda, tandis que l'amante rougissait en balbutiant des mots puérils. Les couleuvres vermeilles des lèvres s'enlacèrent. Leurs haleines s'épousaient. Elle l'enferma dans l'écrin de ses membres doux et gonfla sa gorge sous les griffes du mâle crispé. Ils furent un corps, une âme puissante, une tiédeur passive et bienheureuse. La pluie et les branches se jetèrent contre les hautes croisées. La nature aussi fécondait la terre de ses eaux fertiles.
La semaine suivante, Virginie ne désespéra plus d'être mère.
Héricourt s'enchanta. Il la chérit davantage, malgré ses paresses dans le peignoir de mousseline verte, noué sous les seins par un ruban rose. Ce qu'elle acquérait de trop viril ne lui déplaisait point. Il supputait les chances de sa race; ils tracèrent la vie du fils, à la lumière des trois bougies qu'unissait un abat-jour circulaire de tôle peinte.
Or, un matin, une chaise de poste écrasa le gravier, puis s'arrêta devant le perron. Ce fut l'apparition soudaine du père qu'Augustin aidait à descendre. Dès la voix reconnue du capitaine, il cria que Caroline et Cavrois le poursuivaient, qu'on fermât les grilles. Il monta vite les marches de pierre, les mains ramant à travers le vide, et tomba sur l'épaule de Bernard pour sangloter. Caroline le chassait des Moulins. Elle s'emparait de tout. Il appelait la mort. Sa vie sainte de laborieux, on la méconnaissait, on l'insultait, chaque heure. On ne lui donnait plus l'argent. Il n'avait sur le dos qu'un habit de velours ridicule pour la saison. «Je ne cherche plus que la mort. Je ne désire que la mort. Je ne suis plus rien, rien, rien… Et la mort ne vient pas!…» Bernard le conduisit devant l'âtre, le fit asseoir. Le père avait vieilli. Les rides blêmes plissaient davantage son front. De petites taches noires ponctuaient la peau flétrie de ses mains, où les veines s'embranchaient, grosses comme des cordes. Tel qu'un sac à demi vide, son ventre roulait dans la veste; et les mèches blanches tirées en arrière par le ruban de la queue découvraient le parchemin livide des tempes. «Oh! Oh!» répétait-il, en levant sa main décharnée; un sanglot d'asthme ronflait dans les fanons de sa gorge.
Son fils eut une compassion infinie. Il se le rappelait jeune, poudré, en habit noisette et qui l'attendait sur la route. De loin le père souriait; car il voyait alors. Il s'avançait vers son fils en rendant le salut aux villageois. Un bonheur évident illuminait son large visage affable. C'était bien cela. Hier. Dix ans… Augustin racontait à voix basse la venue du vieillard au camp de Boulogne, par le coche. Lui, simple sergent-major, ne pouvait offrir à l'aveugle les commodités indispensables. Alors, parce que le vieillard ne voulait point entendre parler d'Aurélie ni de Praxi-Blassans, et que les deux marins naviguaient, il avait pris la détermination de le conduire auprès du capitaine. Le vieillard gémit et se leva. Il ne pouvait plus rester assis, sans douleur. Le voyage et les cahots de la berline avaient accru ses maux. De meuble en meuble, il se traînait. Anxieuse, effarée, Virginie le regarda du bout de la pièce…, elle s'effraya des lamentations…
«Oh, gémissait-il, je souffre comme un enragé… Il ne fallait pas te marier, Bernard. Qu'est-ce que je suis maintenant? Rien… Votre vie remplace ma vie. Je vous gêne… tous, tous… Il n'y a plus qu'à mourir! C'est ma seule pensée!»
Personne ne répondit. Augustin se tenait coi, en tournant son bonnet de police dans les mains. «Mon père!… voyons… vous savez bien… que nous vous aimons!» redit Bernard qui le conduisit jusqu'au fauteuil. En une grande pitié, il se mit à genoux, baisa les mains osseuses. Il accomplit cela, dans le seul désir que son père s'émût à cause de l'orgueil filial abaissé, soumis. Inexorable, le père le repoussa: «Non… non… Laisse-moi! laisse-moi mourir en paix comme un pauvre chien qu'on laisse mourir en paix!» Et il développa ses griefs. Caroline le privait de repos depuis six semaines, en remplissant la maison d'ouvriers qui battaient les murs à coups de marteau. On transformait les moulins, les tanneries. Il ne savait plus un coin de silence où calmer sa fièvre. Un jour il s'était enfui jusque Cambrai, chez les Bénédictins. Caroline l'avait accablé de lettres doucereuses. Dépourvu d'argent, il avait fallu revenir. Elle ne lui en avait plus donné, sous prétexte qu'il se sauverait encore; et les notaires ne pouvaient rien obtenir d'elle non plus. Lui ne supportait pas cette humiliation. Aurélie approuvait sa soeur. Quand il se promenait au bord du canal, Cavrois le suivait, peut-être, pour le pousser à l'eau…, oui, pour le pousser à l'eau.
Augustin protesta, mais le vieillard de crier: «Alors je mens!… Je mens… Dis que je mens, toi! Dis-le…» Sa couperose s'ensanglanta. Les boules de ses yeux, couvertes de taies bleuâtres, saillirent plus fort. De la salive mouilla ses lèvres déformées. Bernard souffrit de le voir souffrir; il enferma dans les siennes les vieilles mains et les baisa de nouveau.
Il eût pleuré. Le père flairait partout la mort. Inconsciemment il la croyait proche, hostile, dans les paroles et les actes de ceux qui l'aimaient le plus.
Au château, il ne supporta près de lui, aux fins de le servir, que l'orpheline, dont le mutisme et les mouvements doux n'énervaient point sa terreur des hommes. Deux jours Bernard le rassura. Le vieillard demandait le soleil. Ses yeux savaient encore l'admirer ainsi qu'une ombre plus rouge, expliquait-il. Il le percevait surtout par la tiédeur de ses joues échauffées. L'adolescente joua du violon. Il parla de sa fille Aurélie, qui touchait de la harpe avec science. Bernard et Augustin les écoutèrent. Quelque chose s'allégea de leur peine.
Quant à Virginie, un mal de dents la tint couchée avec une joue monstrueuse. Humide de larmes, elle se plaignit sans qu'on la pût calmer. Cela rendit de l'inquiétude à M. Héricourt, qui blâma les mariages. Il exigeait que ses enfants lui restituassent sa fortune, puisque rien n'était plus à lui, puisque des femmes inconnues lui avaient pris ses fils, et que des hommes avides lui avaient pris ses filles. Il obtiendrait sa fortune par la loi. Seul, il attendrait la mort, à l'abri de tous. Il le jura en blêmissant. Son notaire agissait.
Le capitaine ne différait point de sa timidité d'enfant à la vue de cette fureur. Il s'imputait à crime de s'être marié. Leur père les accusait justement. Il avait, pour eux, édifié une fortune, apprêté le bonheur du destin, et on vexait son orgueil en lui montrant qu'il ne suffisait plus à l'affection de sa descendance.
—Père, pourquoi ne l'avez-vous pas dit… avant les fiançailles, pourquoi? Je vous aurais épargné cette peine… Pourquoi ne pas l'avoir dit.
—Tu le devinais bien! Ne voyais-tu pas mon irritation qui cachait mon chagrin… Tu n'as voulu rien comprendre. Ni Aurélie, ni Caroline… Vous m'avez tué, tué… C'est indigne…, moi qui vous aimais tant, moi qui ai trimé toute ma sainte vie pour vous…
Des pleurs durs sautèrent de ses yeux morts. Ses pauvres lèvres blanchâtres tremblèrent sur le vide de la bouche. Il ne blêmissait plus. Ses regards imploraient le ciel en larmoyant. Bernard souffrit cette souffrance, de tout son coeur. Il se jugea parricide. Sûrement leur père allait mourir de ce qu'ils avaient commis. Augustin le consola difficilement. Le capitaine répondait:
—Non, il s'est réfugié près de toi, parce que tu n'es pas marié. Du moins il n'y a pas entre lui et toi l'ombre qui sépare, l'ombre qui passe, l'ombre qui crie là-haut comme une chatte en folie…
—Scélérats! Assassins de votre père, Aurélie, Caroline, Bernard…, assassins!
Le vieillard cracha ces mots et toute la salive issue de ses gencives édentées… et puis sanglota tenant ses lèvres closes, par crainte d'une plus atroce hideur de sa face blette. «Oh! Oh!» gémit-il étranglé, en élevant son front douloureux.
Pareil à un enfant que rien n'apaise, il s'éternisa dans sa peine, au fond de la bergère en velours jaune. L'orpheline restait assise sur un carreau, attentive à tout. Vers le soir, Virginie moins malade vint protester de sa tendresse. Elle le chérissait. Ils couleraient tous trois une existence d'heureuse vertu.
—À d'autres!… Vous me détestez… Moi j'ai détesté mon beau-père.
Vous me détesterez. On ne peut que se haïr.
Ils se regardèrent atterrés, sans force. Le vieillard condamnait ses bourreaux. Ils comprirent bien qu'ils l'étaient. De leur joie l'aveugle allait périr. Aucune prévenance ne le persuaderait. Aucune affection ne remédierait. Ils le virent se lever, chanceler sur ses grosses jambes en bas blancs, porter, de meuble en meuble, le poids de ses viscères flottant au sac avachi de son ventre. La mort chargeait déjà ses épaules.
«Je le tue, moi, je le tue!» se murmura Bernard. Il eût voulu subir la torture du remords. Même pas. En lui une stupeur triste se perpétuait uniquement.
—Je n'ai pas compris, se dit-il encore… et je le tue!
—Oh! ne pense pas cela; ne pense pas cela, sanglota Virginie, qui l'avait entendu.
Augustin trouva un apaisement. Il avait découvert un trébuchet; il demanda des louis, des écus, les déposa sur la table de marbre: «Voici. Bernard vous remet de l'argent sur ce qu'il vous doit. Comptez vous-même!» Las, M. Héricourt s'assit dans la bergère; ses vieilles mains effleurèrent les pièces. Il les caressa. Il marmonnait. De temps à autre il tirait ses bas jusqu'à la jarretière d'un geste encore vif. À la faveur du silence, l'orpheline fit renaître l'âme du violon.
Les deux infortunés vécurent ensemble.
L'aveugle se put distraire par l'ouïe, par le tact; et, lentement, le désespoir de M. Héricourt s'atténua.
Par malheur, il fallut que débarquât tout à coup Aurélie, effarée, dans sa redingote anglaise au dos large. Le Moniteur annonçant la sentence et la mort du duc d'Enghien terrorisait la capitale. Praxi-Blassans avait tout de suite mis sa femme dans une chaise de poste avec la petite Delphine, afin de lui éviter les émotions que la police du Premier Consul pourrait bien valoir à ceux qui recevaient ostensiblement les amis de Moreau.
—Ma c.ère, ma c.ère, pleurait Aurélie… au milieu de ses malles et de ses cartons. Imagine-toi! Un lourdaud pris avec Georges raconte que les conjurés s'inclinaient devant un bel homme qui venait aux réunions. Il le décrit comme ci et comme ça… Buonaparté se dit: «C'est Enghien-Condé…» On envoie à Ettenheim un aide de camp, lequel apprend, on ne sait d'où, qu'Enghien faisait des absences secrètes. Voilà Buonaparté convaincu! Ni une, ni deux, ma c.ère! Ordre au général Ordener de passer avec les grenadiers à cheval de la garde sur les États de l'électeur de Bade. On arrête le duc dans sa maison. On enferme ses papiers et sa personne dans une voiture, et on le conduit à Strasbourg. Les cavaliers ont fait quatorze lieues en dix heures, aller et venir! Et puis, au galop de Strasbourg à Vincennes! Il y arrive le lendemain de son arrestation à onze heures du soir. Aussitôt la Commission militaire qui l'attendait l'interroge. Elle le condamne à deux heures du matin. À quatre heures et demie on le fusille. Eh bien, à neuf heures on confrontait le lourdaud avec Pichegru, à la Conciergerie, et le lourdaud de s'écrier: «Voilà l'homme devant qui tout le monde s'inclinait à la réunion…» Là-dessus, cette pauvre Mme Ordener court chez M. de Greschen, se jette à ses genoux tout en larmes, supplie le diplomate allemand d'intervenir en faveur de son mari, auprès de qui de droit, s'il y a des suites et un procès; car le général ne prévoyait point, en arrêtant le duc, que c'était pour le tuer. Elle crie que l'honneur de son fils sera perdu à cause de cela… Et puis le chien du duc, un amour de pauvre chien chéri!… Il l'avait suivi jusqu'au terrain d'exécution. Le duc l'a recommandé aux soldats, en disant: «Je ne vois ici d'amis avec moi que mon chien… C'est le seul vrai qui me reste. Qu'on ait soin de lui…» Mais le pauvre chien ne veut plus quitter Vincennes. À Paris… on demeure stupide… Je sais par ouï-dire qu'à la mort de Louis Capet la sensation fut petite auprès de celle-ci. Hier soir, à l'Opéra, il n'y avait pas vingt personnes pour applaudir Mme Gardel dans La Dansomanie!
—Praxi-Blassans n'en avait rien appris?
—Pas ça. Talleyrand et le Grand Juge lui-même ignoraient tout.
Buonaparté a machiné l'abomination avec Réal et son Fouché… Je meurs.
Donnez-moi du café au lait…, un massepain… Oh! je vais avoir un
petit étourdissement…
Elle l'eut. Elle fléchit sur les genoux, abandonna ses bras étendus à Virginie et à Bernard; ferma les yeux… Ils la soutinrent. On apporta du vinaigre. Son chapeau polonais de velours marron inclina de côté. Les servantes lui frappèrent les mains. Elle reprit ses sens et fondit en larmes. Son mari allait être arrêté, fusillé. Elle appela «Gaëtan» et demanda les sels anglais de son nécessaire qui était resté dans la chaise.
Le Rival! Héricourt eût voulu contre lui porter la mort, ou la recevoir. Pourquoi le sort favorise-t-il ainsi ceux qui violent les règles élémentaires de l'honnête et du juste? Alors tout ment, les exemples illustres des grands citoyens, l'enseignement de l'histoire, la tradition romaine, les livres des philosophes! Ô l'étoile de ce Buonaparté parvenu grâce aux amants de la Beauharnais et s'affermissant par l'assassinat, la calomnie, toutes les trahisons, aux bravos de trente millions d'esclaves! Il évoqua les figures des bourgeois à l'aise qui ricanaient de sa ferveur envers Moreau… Augustin s'indignait aussi. Au camp de Boulogne, la révolte se lassait. Les officiers accusaient Moreau de n'avoir pas obtenu les avantages décernés par Buonaparté à ses compagnons d'Égypte et d'Italie. Ne voulant rien recevoir du Corse, il compromettait l'avenir de ses amis. Il eût pu exiger des places, des honneurs, des commandements, et, en situation première, déverser les mêmes faveurs sur l'armée du Danube. Trop orgueilleux, il s'était tenu à l'écart. On lui reprochait de satisfaire un amour-propre égoïste au détriment de ceux dont les fatigues, les risques et le sang lui avaient acquis la fortune. Prêt à repartir pour le camp, Augustin promit à peine d'y protester.
—Ah! Ah! fit Bernard étonné de son frère, et il lui saisit le poignet.
Tu passes à l'autre, toi aussi?… Réponds.
Le grand garçon balbutia. Il brossait les galons de sergent-major sur sa manche bleue. Moreau avait-il donné des ordres? Lui ne savait rien, d'ailleurs. Le général Junot le protégeait, Oudinot aussi. Il suivrait ses chefs. Que pouvait-il, petit sous-officier, contre la discipline? On disait que le peuple de Paris délivrerait Moreau. Alors il marcherait avec son régiment… L'heure du départ, au reste, le pressait. Secrétaire, provisoire à l'état-major de sa division, il ne pouvait plus prolonger son absence.
L'aîné se contenta de le regarder en pleins yeux: «À ton aise!» Augustin haussa les épaules: «Allons, adieu, mon frère. Écris-moi plus souvent. Tu ne m'écris rien. Cavrois me donne des conseils, lui!—Il ne faut prendre conseil que de soi-même.» Afin que leur séparation fût plus cordiale, ils reparlaient de leur père et de sa manie qui les attrista. La présence d'Aurélie fit craindre un nouvel effarouchement du vieillard, une autre fuite. Ils se quittèrent anxieux devant le cabriolet et le cheval rouge attelés pour conduire le jeune homme au bureau de la diligence. Les lanternes jetaient deux rayons. Ils éclairaient au passage les branchettes des haies, la mousse des arbres.
Cette visite de son frère où il avait paru si loin de leur ancienne amitié laissa de la détresse à Bernard. Ce n'était plus l'enfant studieux qui admirait le houzard et le priait de redire ses aventures, ni l'échappé de la maison arrivant avec les chariots de fournitures sur le Rhin, saisi par la fièvre nationale, mais un homme dissimulant sa conviction et qui pensait à une vie inconnue de sa famille, une vie différente, égoïste, que le flegmatique Cavrois préparait.
Auprès du père tranquille dans le pavillon du sud, Bernard se calma. Le vieillard consentit à rire de ses petites habitudes, de ses boutades en les racontant. Il avait rabroué celui-ci et molesté celle-là. Il se jugeait impudent. L'orpheline souriait aussi. Elle, jusqu'alors muette, se mit à rappeler les menues espiègleries de son enfance, en s'animant. Et ils riaient tous deux, très amis, pendant qu'il tirait ses bas au-dessus de la jarretière. Il croquait des pastilles avec elle. Sans qu'il la vît, ils se connaissaient très bien, entre les lumières des quinquets. Il la traita de «drôlette» et pria son fils de commander, pour les repas, certains plats sucrés agréables à sa gourmandise, du vin blanc mousseux. Bernard le crut heureux et guéri.
Dans la bibliothèque, Virginie luttait contre son mal de dents pour faire à Aurélie les honneurs. Celle-ci, mignonne et agitée, ne cessa point de craindre le désastre de Praxi-Blassans. Sur un sofa la petite Delphine dormait en boule dans ses robes blanches et contractait ses poings minuscules contre la lippe de sa lèvre humide. Ils causèrent à trois de Buonaparté et de la mort, jusque l'heure où ils conduisirent Aurélie, pâle de fatigue, dans sa chambre. Au lit, avant que Bernard eût pu lui parler, Virginie, épuisée par l'agacement de la douleur nerveuse, s'endormit de suite, ronfla. Le capitaine veilla seul dans la haine de Buonaparté.
Virginie dormait. Il se retourna sous les couvertures. Son pied frôla les jambes douces, chauffées déjà par le lit. L'épouse enlisée dans le sommeil n'était plus qu'une masse tiède, à peine vivante, et pelotonnée de telle sorte qu'elle reprenait la forme de ces coquilles marines flottant au bout des algues, parmi les transparences obscures des eaux. Il évita d'y toucher encore.
Vers le milieu de la nuit, après une courte somnolence, il crut entendre une marche étouffée dans le corridor. Cela venait depuis l'appartement d'Aurélie, par elle choisi tout voisin, à cause de ses peurs, bien qu'une chambrière couchât auprès. Son frère pensa qu'elle s'effrayait du vaste château, de la pluie, des cris du vent dans la cheminée. Deux braises achevaient se ternir entre les cendres des bûches. Il écouta les soupirs rares et profonds d'une respiration contenue. On s'arrêta. Des étoffes bruissèrent contre la porte de la chambre, et puis tout se tut, sauf les soupirs. Que faisait Aurélie? Peut-être s'inquiétait-elle de Praxi-Blassans. Il convenait de la rassurer. Il remua. Elle souffla doucement: «Bernard!» En robe de chambre et en babouches, il fut jusque la porte, l'ouvrit devant une soeur qui grelottait à l'air froid, malgré sa douillette matelassée d'ouate. «Virginie dort?—Elle dort. Vous avez eu peur?—On a marché dans le parc!—Ne craignez rien. Des maraudeurs, quelquefois, viennent ramasser les branches que casse la bourrasque, mais la maison est bien gardée. Un domestique couche dans le vestibule, et les gens d'écurie dans les communs.—Tu ne dormais pas non plus. Mon père m'inquiète. Il refuse toujours de me recevoir?—Il faut lui éviter les émotions. Demain je lui parlerai. Aurélie, vous allez prendre froid.—J'ai si peur, seule au milieu de cette grande chambre. Delphine dort dans son berceau. Derrière le paravent, la servante ronfle comme une brute. Je me sens trop seule, Bernard. Et ce vent qui secoue la maison. Les portes gémissent. Le bois craque. C'est à mourir de peur. J'ai poussé les verrous… Quand le rideau tremble contre la fenêtre, je n'ose pas y voir.—Entrez, dit-il.» Ils chuchotèrent. Virginie ne bougeait pas, roulée en boule, et ses hanches gonflaient le drap. «Mon pauvre frère!» murmura l'autre. Bernard pensa que cette lamentation visait le malheur de la famille frappée par l'infortune de Moreau et la démence de l'ancêtre. Il tenta un geste de tristesse, parla de Praxi-Blassans trop habile et trop indispensable à Talleyrand pour ne se tirer point de cette fâcheuse affaire. Mais Aurélie tenait à son idée: «Elle dort toujours ainsi?—Elle dort beaucoup, répondit-il. Les rages de dents la fatiguent. Elle dort comme une enfant, comme Delphine.—Moi je veille avec Gaétan. Nous nous consolons ensemble. Je ne la comprends pas de dormir ainsi quand elle te sait malheureux, à cause de notre père.—Ce n'est pas son père. Et puis, dans sa position…—Tu l'aimes?—Oui, elle est bonne, et quelle belle fille, Aurélie, si vous saviez!—Ah! Elle n'a pas la taille fine.—C'est vous qui me l'avez choisie. Je la trouve parfaite.—Elle ne manque pas d'esprit?—Elle a beaucoup de sens.—Oui… Enfin! Tu es content, Bernard?—Nos habitudes s'accordent.—Qui ne s'accommoderait de toi?—Oh!» Elle murmura de grands éloges. Le colonel raffolait de son gendre, au reste, comme le petit beau-frère Edme Lyrisse, qui laissait là ses jeux pour étudier afin d'entrer vite à l'École de cavalerie, puis d'en sortir dragon. Praxi-Blassans aimait ce «caractère romain» que le soldat cultivait en lui. Elle-même l'avait toujours jugé d'une séduction dangereuse. N'eût été le lien de soeur à frère elle l'eût redouté pour le repos de son coeur. Aurélie baissa les yeux.
Ils demeurèrent sans paroles quelque temps. Drapé dans sa robe de chambre, Bernard s'accouda sur ses genoux et regarda le pétillement du feu ranimé. Au fond de soi, il avait toujours pensé à cette heure qui maintenant sonnait tout un carillon d'espérances maudites. Virginie respirait trop fort en rêvant sous les couvertures, loin d'eux, à cause de la vaste chambre. Sa soeur haletait en silence. Oui, ils s'étaient rencontrés comme des âmes étrangères, un jour, au tournant de l'enfance. Il l'avait désirée. Elle avait craint la force de ce désir. Contre cela ils luttaient encore. «Je regrette de t'avoir marié, soupira-t-elle.—Pourquoi?—Le sais-je?» Elle se recroquevilla sous la douillette que couvraient ses cheveux répandus. «Gaétan s'occupe de choses trop hautes, reprit-elle, et sa voix tremblait, s'étouffait. Il ne m'appartient jamais. Il ne partage pas mes peines. Notre père me renie, à présent. Il restait toi. Et je t'ai marié. Alors je n'ai plus personne que la petite Delphine, et celui qui va naître, qui frémit entre mes entrailles.. Mais jusqu'au jour où mes enfants atteindront l'âge de savoir, je vieillirai solitaire. Pourquoi t'ai-je marié? Tu te rappelles? Autrefois, ton affection m'effrayait; puis cela s'est calmé, quatre ans, puis cela est revenu, cet automne, quand ta blessure se cicatrisa. Je te mariai. Plains la pauvre Aurélie. Plains-là…» Elle secouait la tête.
Lui ne sut dire. Il sentit bien qu'elle ne proposait rien d'infâme, qu'elle ne rappelait rien de criminel, mais seulement l'intimité possible d'une affection entre leurs deux âmes sympathiques, attirance dont elle avait, courageuse, à deux reprises, écarté le péril, par la présence suscitée de la grisette Zulma, par celle de Virginie.
Il comprit l'effort moral de cette frêle créature encore à demi zézayante. Contre soi Aurélie avait héroïquement combattu, avant de vaincre sans bruit. Elle n'avait pas discuté le devoir. Elle avait grandi moralement. Près d'elle, il estima tout amoindri son «caractère».
Depuis si longtemps il ne la désirait plus. Apparence dédoublée d'Aurélie, la grisette avait rassasié le jeune homme d'une chair pareille, d'une grâce peut-être analogue. Et ce qui restait aimable en la soeur se distinguait entièrement de la beauté sensible.
Le contraire advenait pour elle. Mûrie, un peu lassée de sa tumultueuse existence, elle s'attendrissait soudain au charme ancien de leurs affinités indécises. Elle s'en troublait davantage que jadis. Le malaise d'une équivoque épouvantait la quiétude de sa vertu; elle souffrait de voir une autre femme se confier à la vie de son frère.
Ces intuitions traversèrent l'esprit de Bernard, qui ne les fixait pas aisément. Il s'effraya du crime entrevu. Quelque orgueil en outre s'insinuait à conquérir ainsi la douleur d'une telle femme admirée de son adolescence. Cependant les résultats de sa perfection l'attristèrent. Il se crut fatal, selon la mode des personnages de romans. «Vous lisez beaucoup, Aurélie. Ces lectures vous tourmentent;» assura-t-il. Elle secoua la tête. Lui se rappelait avoir vu René, le livre de M. de Chateaubriand, sur le guéridon de sa soeur, lors d'un séjour récent à Paris. Les imaginations des écrivains gâtaient l'esprit des femmes. Dans ce livre-là, un inceste fraternel s'accomplit. D'ailleurs tous les volumes racontaient des histoires aussi «fatales». En récompense de son succès littéraire, M. de Chateaubriand venait d'obtenir le secrétariat d'ambassade à Rome. Le capitaine hésitait à mettre la conversation sur ce point. Avec le sens d'effleurer le crime imminent, il cita le nom. Aurélie détourna la tête. Elle regardait l'ombre, loin de la chandelle, au-delà du lit où la dormeuse ne cessait pas de gémir doucement. Pour éviter la moindre allusion au roman, elle vanta par une seule épithète le Génie du Christianisme, s'embrouilla dans la phrase, et se tut.
Il pouvait donc la convaincre de leur pensée secrète. Virginie remua, découvrit les bras, en soupirant. Ils attendirent qu'elle les aperçût. Sa grande figure coiffée d'une tignasse noire se retourna. Elle ouvrit les yeux et, pendant une minute, eut de la peine à se rendre compte des deux formes. Ses regards s'effarèrent. Elle chercha son mari près d'elle. «Aurélie a peur…,» dit-il. Virginie riait. Elle eût voulu se rendormir; mais résista. Sa tête retomba sur les oreillers: «Tu as eu peur, ma pauvre Aurélie… Et de quoi, de quoi?» balbutia-t-elle. Mais bientôt elle s'arracha du sommeil. Ils causèrent.
De cette scène, le lendemain, le capitaine Héricourt ne retenait rien qu'une joie vaniteuse. À table, entre les deux amies, il goûtait les délices du pain, du vin, de la nappe blanche, des mets abondants. Tout lui parut splendide et bon. Son appétit s'enthousiasmait des sauces, de la volaille. La soif vidait de grands verres. À l'écurie, il admira ses chevaux, les postiers gris, charnus, aux croupes rondes, le cheval d'armes bien musclé et large d'encolure, la jument de chasse trapue, légère aux jambes. Il fit défiler ses bêtes devant les femmes.
À travers son lorgnon d'écaille Aurélie examinait, haussant les sourcils délicatement peints. En amazone de drap vert, Virginie fut maussade, parce que le médecin défendait l'équitation.
Un temps Héricourt ne parla point de cette arrivée à son père, qui ne voulait voir ni bru ni fille. Enfermé dans son pavillon, le vieillard ne laissait pas ouvrir aux visiteurs autres que son fils. Il avait repris son occupation habituelle de peser les écus au trébuchet. L'orpheline jouait du violon ou contait des histoires puériles, dont le père Héricourt riait en cachant avec ses mains ce qu'il savait hideux sur son visage: la bouche molle tout édentée. Son fils le crut momentanément guéri de l'humeur noire. Il le promenait au soleil faible du printemps. Il l'entourait de soins. La fragilité de cette raison lui inspira beaucoup d'attendrissement. Il écrivit à des chirurgiens illustres afin de savoir si l'on pouvait rendre la vue, et se promit de le conduire à Paris lorsque la santé du vieillard serait entièrement bonne. Il se voyait ensuite dans le Midi, que vantaient ses frères les marins, sur une terrasse de villa, entre l'épouse, mère d'un enfant vivace, et le père clairvoyant, heureux d'éterniser son repos devant les eaux bleues de Provence.
Espoir qui valait le charme d'une émotion sincère. Il entretint de cela les deux infortunés; il guettait leurs sourires. La petite serrait la main du vieux comme si elle eût craint d'en être éloignée. L'affection de cette enfant devenait touchante, à l'égard de M. Héricourt. Elle lui gardait sa part de gâteau et demeurait en travers des portes pour empêcher qu'on n'entrât au pavillon, si l'oreille n'avait point reconnu des voix amies. Les rancunes contre les filles et la bru, elle sembla finir par les admettre, les appréhensions aussi, Bernard n'obtenait plus facilement des avis sur le sommeil, l'appétit ou les paroles de son père. Le silence de la compagne se défiait. «Aurélie me poursuit dans les allées du parc, dit une fois M. Héricourt. Je n'irai plus.» Son fils le dissuada de cette imagination. Mais le vieillard affectait un sourire d'ironie douloureuse dans sa face plus blême, et il tirait nerveusement ses bas sur les grosses jambes tendues. «Ta soeur me fait suivre… J'ai reconnu un pas sautillant. Ne me démens pas, hein! Je ne veux pas qu'on me démente! Alors je suis un menteur, moi?… un menteur? Si l'on me suit encore, je m'en irai; et, cette fois, vous ne me retrouverez pas! je le jure! je le jure!» Il frappa la table du poing et secoua la tête. Ses rides se rassemblèrent entre les mèches blanches et grises.
De ces paroles Bernard avertissait Aurélie rompant le sceau des lettres parisiennes. Les événements se précipitaient. M. de Chateaubriand donna sa démission à l'ambassade de Rome; il refusait de servir les meurtriers du duc d'Enghien. Mais le Sénat, par une supplique, voulait obtenir que le pouvoir fût héréditaire dans la famille du Premier Consul, afin de ne pas permettre aux conspirateurs de troubler, après un crime accompli, la vie régulière de l'État. Praxi-Blassans louait toutefois Buonaparté de réunir autour de lui les émigrés, les royalistes, les prêtres revenus en foule. On attendait un sacre. Les gazettes imprimaient les expressions Empire d'Occident et Empire des Gaules. Il y avait aux Tuileries des «dames d'honneur». Cependant l'entourage hésitait encore à requérir le titre suprême pour le vainqueur de Marengo. On eût aimé que l'initiative vînt du Tribunat, compagnie réputée fort indépendante. Quant à lui, Praxi-Blassans, il perfectionnait, avec Talleyrand, la surveillance secrète de l'Europe. Depuis la mort du duc d'Enghien, les cours étaient dans la stupeur. Lui croyait à une alliance entre la Prusse et la Russie. Augustin passait lieutenant sur la recommandation du général Oudinot, qui allait acquérir pour l'usage de son corps divisionnaire les cuirs de Caroline Cavrois. Les farines des Moulins Héricourt remontaient déjà jusque le quartier général d'Ostende par les navires de Dunkerque. L'arrangement financier des échéances avait plu au général; en retour, il attachait le jeune homme à son état-major.
Ces nouvelles étaient pénibles au capitaine. Aurélie le plaisanta sur la fortune du Rival; mais elle augmentait ainsi les froissements intimes du caractère blessé. Il souhaita la reprise de la guerre, l'invasion en terre anglaise, les étapes sous la pluie et l'angoisse du combat. Virginie, décidément grosse, vomissait, dormait, se défigurait. Au quartier de cavalerie, le colonel imposait silence aux tentatives de propos politiques. Pitouët lui-même se taisait, désireux d'un grade meilleur; et Pied-de-Jacinthe s'étant, grâce à lui, perfectionné dans la lecture, l'orthographe, allait devenir adjudant. Ensemble, à l'entresol du libraire, ils étudiaient la géographie, couchés sur des cartes du pays britannique. Officiers, leurs prises rémunéreraient mieux l'espoir de compléter l'achat de l'imprimerie. Sous les ondées de germinal, les recrues en manteaux conduisaient les chevaux à l'abreuvoir, évoluaient par pelotons humides, brossaient les pelages des barbes piteux attachés aux anneaux des murailles. Dans la rue, Bernard rencontrait aux vitres des cabarets, derrière la fumée des pipes, leurs figures paysannes épanouies entre les cols rouges de l'uniforme et les bonnets de police. Aux éclaircies, ils traînaient maladroitement leurs sabres et leurs bottes sur les trottoirs, taquinaient les servantes hâtives, attrapaient dans leurs grosses mains les angles des tabliers.
De ces rustauds, le capitaine s'acharnait à faire des hommes audacieux, agiles. Telle une meute de jeunes chiens balourds, ils s'empêtraient d'abord dans leurs harnais, ils se bousculaient avec les croupes des chevaux, ils prenaient la droite pour la gauche et clignaient des yeux à la menace de la punition. Sévèrement, Héricourt les assouplissait, redressait leurs échines et déliait leurs membres. C'était sa joie de les voir peu à peu s'emboîter dans le peloton entre les anciens soldats, puis relever la tête, en regardant droit devant eux. Si, dans la rue, il apercevait deux dragons en belle allure, roides sous l'habit sanglé, dans la culotte blanche et les bottes à l'écuyère vernies, il se félicitait d'avoir ainsi transformé les brutes informes et maladroites des provinces lointaines. Sous la lumière des casques, le balancement des crinières noires, les visages paysans perdaient leur rondeur niaise. Ils s'affinaient, plus mâles, s'ombraient de moustaches. Le guerrier latin ressurgissait du paysan grossi par la glèbe. Il se faisait un être de force, d'élégance, d'honneur. Avec le plaisir du statuaire pétrissant la glaise pour créer des dieux, le capitaine métamorphosait les soldats pour composer de sveltes statues équestres, fières de leur habit à doublure écarlate et du bruit militaire les suivant avec le cliquetis des éperons choqués au sabre. Cette oeuvre le rendit heureux. Derrière les trompettes en justaucorps rouge, qui, du haut des chevaux blancs, clamaient la gloire joyeuse de l'escadron, il aima paraître à la tête du troupeau claquant le pavage d'un bruit de fer. Héros, droits et solides, tel son caractère, ils se succédaient le long de quatre files cuirassées de buffleteries où pendaient le mousqueton et la giberne. Il les sentait comme les bras de sa force volontaire et les cent faces de son courage actif. Ne les avait-il point façonnés à l'image de l'idéal romain, ces Décius casqués de métal, et sonnant la guerre devant les physionomies égayées des marchandes, qui, les mains aux hanches, accouraient au seuil des boutiques.
Le régiment gagnait les routes, s'ennuageait de poussière. Le chef d'escadron parlait aux oiseaux de son coeur sensible, à Bernard de sa nouvelle maîtresse, aux lieutenants de ses aventures passées. Vers un détour de la route, on apercevait l'ancien postillon énorme, pesant sur une grande bête pie achetée en Angleterre, pour remplacer celle tuée à Moesskirch. La graisse enflait partout l'uniforme. Ses bajoues retombaient sur le col rouge. Il criait qu'on fît silence, qu'il punirait les bavards et les idéologues, et, par goût de sa profession première, il examinait une à une les montures de l'escadron, faisait courir à part les animaux nouvellement acquis. Dans une prairie, les autres escadrons se rencontraient. Alors commençaient les jeux du carrousel, le saut des obstacles en ligne, les dédoublements de files, les voltes de pelotons, les courses d'essai, les poursuites par cavaliers, tout un exercice de vie robuste, où le cheval n'était plus qu'un ensemble de membres indistincts du corps soudé à la selle, le servant, et multipliant les forces humaines. Les centaures aux têtes lumineuses folâtraient.
Après ces manoeuvres, Bernard rentrait, muni de bonne fièvre. Lassée par la fatigue physique, son exaspération ne s'impatientait plus contre Virginie, maladive, assise sur la chaise longue, et tenant haute sa poitrine forte. Les yeux aux cils sombres souffraient de la lumière intense, du tapage: Delphine frappait le crâne en bois d'une marionnette contre l'angle d'un meuble, avec l'obstination de la punir. Fine et mélancolique, Aurélie parcourait un roman de Ducray-Dumesnil. De vive voix, elle analysait les épisodes où de pauvres enfants abandonnés découvrent des protecteurs riches qui les mènent jusque l'aisance, puis les restituent à l'amour de leur mère. Virginie s'apitoyait. Des larmes d'émotion ruisselaient sur ses grandes joues. «Vous êtes une bonne femme!» disait Bernard attendri de la voir en pleurs; et il n'était pas sans la préférer au sec égoïsme d'Aurélie, qui jugeait l'oeuvre seulement pour vanter l'imagination féconde de l'auteur et mépriser le style. Il écouta de la sorte gémir une collection de volumes contenant des familles vertueuses persécutées par le crime, menacées par des séducteurs sans scrupules, récompensées enfin par les satisfactions des coeurs purs que contente une vie simple et frugale.
Il reprit ses crayons, son chevalet, la sépia et les feuilles de papier jaune, et tenta, dans maintes esquisses, le portrait de Delphine en chérubin. Deux ailes à la craie parèrent la petite figure joufflue, ses cheveux d'or léger. Ils s'extasiaient ensemble sur les ressemblances. Aurélie étouffait sa fille de baisers. En feuilletant les études des cartons, elle découvrit, certain jour, l'image de la petite bavaroise assise à terre contre un mur, les jambes écartées, et la figure saisie par la navrante expression d'un reproche au spectateur. «Ça n'est guère moi, remarquait Virginie, qu'en penses-tu, ma chère?—Ce n'est pas toi, mais ce sont tes yeux.—Bernard prétend que je devais être ainsi, vers quinze ans. Tu trouves, toi?—Tu étais plus forte, plus grande. Et tes longs cheveux épais, donc!» La soeur songea, puis: «Bernard, donne-moi ce dessin, veux-tu? Si, si… donne-le moi.—Donne-lui donc, appuya Virginie. Pourquoi pas?…» Le capitaine ne résista guère, ayant réfléchi qu'aucune raison valable ne justifiait la crainte d'un regret. Parmi les brève amours de la guerre, parmi les brutalités des garnisons qu'importait le souvenir d'une? Cependant cela lui déplut un peu.
Quand Virginie fut en sa chambre, Aurélie, qui touchait de la harpe, continua de la faire vibrer, en sourdine, pour dire:
—J'ai le portrait de celle que ton coeur aime.
—De Virginie?
—Non. Tu as épousé Virginie, parce que ses yeux te rappelaient les yeux de cette petite fille.
—À d'autres, ma soeur! En voilà des inventions!
—Je le sais; je le sens. Tu aimas cette figure, cette attitude.
Il haussa les épaules, et se mit à rire. Vraiment non, il n'aimait pas cette enfant prise au hasard, dans l'enthousiasme de la bataille, afin de ne pas étonner ses camarades, en agissant d'autre sorte qu'ils n'agissaient. Son esprit travailla. Il se rappelait mal l'émotion d'alors. Elle criait, elle se débattait. L'instinct de lutte l'avait surtout excité à la vaincre, à l'étendre, à disjoindre la contracture des membres. Il s'était aperçu du visage, des cils sombres sur les yeux clairs, seulement après l'acte, quand il s'était vu debout devant le reproche douloureusement ahuri de la fille assise contre la muraille. Alors l'ordre appelant les soldats lui avait enjoint de partir sans qu'il eût à consoler d'une caresse, ni à prolonger la honte de sa présence. Car il aurait eu pitié et remords pour cette faible que sa force dévastait.
—Pitié, remords, consolation… répéta sa soeur quand il eut avoué.
—Sans doute: un peu de pitié, un peu de remords, le désir de consoler… Oui, j'ai ressenti, un court instant, le désir de la consoler.
—Tu l'aurais aimée si tu l'avais consolée. Homme sensible, tu regrettes en vain de ne l'avoir pas consolée, car tu as senti, cet instant-là, combien tu l'aimerais si tu la consolais…
—Peut-être…, sourit-il.
—Voilà comment tu te souviens de ses moindres traits, comment tu as réussi le dessin de cette figure pleine de reproche et de douleur, Bernard! Voilà comment tu as épousé Virginie qui a des yeux pareils aux yeux du reproche.
—Vous brodez, ma soeur.
Elle ne répondit pas; elle pinça plus fort les cordes de la harpe, elle appuya sur la pédale; l'instrument pleurait.
—Aurélie, les romans vous gâtent l'imagination, ma chère…
Elle continua de faire se lamenter les sons. La petite Delphine déchirait le ventre de sa poupée et restait soucieuse, à cause du son répandu, des lambeaux inertes.
—Delphine, ma petite mie!…
—Maman!
—Tu as fais mal à ta fille… C'est vilain.
L'enfant rejeta loin la marionnette détruite, tandis que sa figure joufflue marquait un dédain impérieux.
Bernard médita sur ce qu'Aurélie prétendait comprendre de cette aventure. S'il était demeuré, consolant la vierge profanée, peut-être une liaison eût suivi, un amour. Cependant aucune passion n'avait eu d'empire sur le caractère. Il attribuait l'amour à une faiblesse d'esprit dont il s'estimait incapable. Avant le goût pour sa femme, il n'avait connu que de vagues sentiments envers Aurélie, les simples joies sensuelles dues aux prévenances des filles mercenaires. Il lui semblait difficile d'admettre qu'il se fût changé en faveur de l'enfant niaise. Certes il gardait d'elle un souvenir précis; cela tenait à ce que la scène était unique dans sa mémoire: les femmes blotties dans la maison; l'ardeur des dragons échauffés par la charge, ivres de courage, de peur, d'émotions violentes, de gaietés formidables compensant l'angoisse du combat; ces cris éperdus de femelles bousculées, troussées, dévêtues; ces luttes; ces clameurs de «Vive la Nation», qui annonçaient chaque triomphe de mâle fou; tout cela lui restait à l'esprit comme un spectacle irréel de théâtre. Aurélie répliqua paisiblement:
—Tu étais l'acteur.
—Acteur?
—En aimant cette fille étrangère, tu exprimais la fougue de la République victorieuse; et tu te souviens de l'instant où tu vécus le plus de vies, celles de tous, l'instant le plus passionné de ton âme agrandie par toutes les âmes.
—Ah! ma pauvre soeur, vous rêvez pathos…
Il se remit à ses dessins. Virginie rentrait.
IX
Averti que la porte du pavillon restait close et que, de l'intérieur, on ne répondait pas au heurtoir, Bernard, transi par l'appréhension d'une catastrophe, ne trouvait pas, au saut du lit, ses effets. Son père gisait, mort, suicidé. Et l'orpheline? Que devenait-elle?
Virginie tâchait de sortir du sommeil et de comprendre en bâillant. Il la laissa, descendit l'escalier de pierre, quatre à quatre, courut le long des vestibules. Il redouta de forcer la porte, de se trouver seul devant les cadavres… Il appela, en passant, son jeune beau-frère, Edme Lyrisse, arrivé depuis dix jours. Edme, joli par sa figure rosée, ses dents brillantes, ses longs cheveux, ses yeux un peu clignotants, répondit vite à l'appel, coupa l'explication et ameuta les domestiques. Ses ordres maîtres criés avec rage réclamèrent la seconde clef du pavillon. Tous deux attendirent contre la porte de chêne que le chardon de Lorraine illustrait en relief. Le jeune homme frappa du pied, manoeuvra le heurtoir. «Mon père! mon père!» pensait Bernard en grelottant malgré le soleil du matin qui dorait à peine les pointes bourgeonnantes des arbustes. Il en voulut à cette lumière différente de son deuil. Quel désespoir avait poussé le père au suicide? Lui, Bernard, était donc un mauvais fils, un scélérat? Oui, il était un scélérat, puisque le père mourait par sa faute, là. Son pauvre père, son pauvre père! De quels soins il avait formé les caractères de ses enfants, de quels travaux leur fortune, sans jamais jouir, lui! L'emmener en de longs voyages vers Stamboul, après l'avoir guéri de la cécité: c'était donc impossible? Pourquoi avoir attendu? Bernard grelotta plus. Ses dents claquaient. Il imagina le corps de son père avec une blessure de pistolet à la tempe… Le pauvre cher homme, dont le vieux visage s'était tant de fois rajeuni au moment de lui sourire! Edme parlait, rassurait. Le vieux, selon lui, voulait qu'ils s'inquiétassent, pour récriminer, pour dire tout son grief. «Non, non!» murmura Bernard. L'angoisse l'étrangla. Les domestiques arrivèrent avec la clef. Edme passa devant et fut à la chambre où l'aveugle s'enfermait. La porte céda. Le lit était vide, non défait. Les domestiques se répandirent dans les pièces. Personne. M. Héricourt était parti.
Bernard s'assit, en respirant. La sueur mouillait son front. Oui, le vieillard était parti, tout à coup. On retrouva l'eau de la toilette; les pantoufles, la jupe ordinaire de l'orpheline, qui avait choisi dans sa garde-robe des vêtements chauds, sans doute en vue du voyage. Le manteau de M. Héricourt manquait aussi, comme les pièces d'or du trébuchet, les écus. «C'est moi qui ai dû le faire partir, avouait Edme. Il ne m'aimait pas. Il criait hier à la fille de verrouiller la porte; il disait à mes gens que je le suivais au parc pour le jeter dans la pièce d'eau. Il voulait changer de chambre et coucher à l'étage, car les fenêtres du rez-de-chaussée, facilement, peuvent, disait-il, livrer passage aux assassins.» Ils visitèrent les pièces. La détermination du départ avait été subite et fébrile. Les habits couvraient les meubles; la poudre à coiffer restait sur la console; une bouteille, quelques débris de volaille, du café dans deux tasses, la viole de la fillette, occupaient la table de la salle. Virginie qui survint, traînant les pieds, blâma ce désordre. Aurélie pleurait:
—Faut-il qu'il souffre de ses peurs imaginaires pour fuir ainsi! Ah! malheureux vieillard!… Tu ne goûteras donc point le repos. Tu erres comme un homme maudit de Dieu…, sans jouir seulement de la lumière du jour…
On fit des recherches dans le bourg, à la ville. Elles furent vaines. Le même chagrin unit davantage le frère et la soeur. Virginie souffrait à la denture. Edme emplissait la maison de fureurs. Ses longues mèches flottaient sur sa redingote de velours. Assis, il jouait avec les glands de ses bottes, ou dépiquait la dentelle de ses manchettes. Il invita soudain au château le colonel, Pitouët, l'élégiaque chef d'escadron, l'adjudant Cahujac, qu'il avait rencontrés à l'exercice, où il était venu voir son beau-frère. On déboucha du Champagne. Le jeune homme déclama des vers, faisant tinter les rimes. En compagnie des dragons, il partait pour la ville, et fêtait, deux jours, les filles des bouges. Virginie vomissait fréquemment.
Bernard et Aurélie se rapprochèrent. Quand retentissait la cloche de la grille, ils craignaient une nouvelle, et demeuraient cois l'un devant l'autre, jusqu'à ce que les eût détrompés la servante.
—On le rapportera sur une civière, ce malheureux vieillard!
—Dieu fasse qu'il ne se veuille pas noyer, Aurélie!
—Il ne pouvait aller loin avec le contenu de sa bourse.
—La petite, elle, doit tenir à la vie.
—Mon Dieu! il meurt en ce moment peut-être, au bord d'une route.
—Il aimait Praxi-Blassans autrefois. Vous vous rappelez comme il imposait silence pour qu'on écoutât son gendre lorsqu'il parlait?
—Oui Bernard. Il aimait Virginie de même.
—Moins. Il a toujours détesté Cavrois. J'aurais dû ne pas me marier.
—Ni moi.
—Vous, ma soeur!
—Ce qui accroît l'âme des uns meurtrit celle des autres.
Ils ne se consolaient pas. Bernard imaginait son père gonflé par les gaz de la corruption et flottant, cadavre hideux, entre deux eaux, au barrage de l'écluse, sous les roseaux arrachés des rives; ce père qui l'avait conduit, enfant, le long des fleurs fraîches, qui lui avait appris les constellations du ciel, qui l'avait attendu, bienheureux, au retour de l'école, ce père qui s'adorait jadis, dans un habit neuf, et qui râpait en sifflotant sa carotte de tabac!
L'idée de cette mort épouvantait le fils. Il évoqua ceux dont il avait mesuré le corps étendu par le sabre sur la terre conquise. Des fils, des filles, des soeurs, des frères avaient donc aussi pleuré ceux-là. Une telle réflexion lui parut indigne d'un homme. Il voulut l'écarter. Aurélie la devina et la dit. Ce lui donna une commotion:
—Nous sommes donc le même esprit?
—Je crois, mon frère…
Il la jugea présomptueuse. Mais leur pareille tristesse les rendit indulgents. Ils ne jouirent pas des premières feuilles qui verdirent, de l'eau qui s'éveilla dans les bassins pour mirer le pur bleu du ciel ou l'éclat solaire. Caroline écrivit qu'elle n'avait point vu le père, que, s'il se réfugiait quelque part, ce serait à Dunkerque dans la petite maison de leurs frères aînés, les marins, Il les aimait mieux à cause de leur célibat, de leur simplicité extérieure. Aurélie se blâma de n'y avoir point pensé. D'ailleurs une deuxième missive de Caroline leur apprit qu'un tabellion de Dunkerque la mettait en demeure de verser à leur père, solidairement avec les autres frères ou soeurs, une somme de cent cinquante mille livres, prix demandé des moulins et des tanneries. Ils en conclurent qu'il habitait le port. C'était une menace de ruine. On s'arrangea pour lui envoyer, à tout hasard, dix mille livres. Virginie s'en indigna plusieurs jours. Praxi-Blassans engagé dans les restaurations de son château, en Comtat-Venaissin, ne disposait pas d'argent. Il fallut avancer la part d'Aurélie. Or Edme dépensait beaucoup. Il achetait des chevaux, les revendait, entretenait en ville deux merveilleuses, jouait avec le colonel et l'élégiaque, qui gagnèrent toujours. On dut indemniser une servante totalement dévêtue au milieu du jardin, par gageure. Ses lévriers mordirent un enfant qui fit payer la blessure. Afin de ne pas entendre le vacarme, Bernard passait le temps à la caserne, inspectait bottes, les selles, les brides, les carabines, les doublures de manteaux, le poil des chevaux, les lueurs des sabres, causait politique avec Pitouët, devenu prudent.
Au retour, il aimait dormir près de sa femme tiède au lit, et dont l'accueil amoureux ne se lassait point. Mais il trouva que les pores de la peau se relâchaient laidement au visage; elle n'avait pas les mains fines comme Aurélie. La peine de savoir le père en souffrance redevint sa préoccupation unique. Il lui importa peu de savoir que le tribun Curée proposait d'offrir au Premier Consul le titre d'empereur. La protestation de Carnot parut inutile contre la chance fatale du Corse.
Sans pouvoir rien changer aux choses, Bernard déplora cet avilissement. À peine si quelques-uns contredirent quand Pichegru fut assassiné par les gendarmes dans sa prison. Buonaparté évitait ainsi la défense du général et ce qu'il eût révélé aux débats publics de la cour d'assises. Héricourt craignit pour Moreau. Comme le Rival triomphait de la justice, de l'honneur, du bon sens! Bernard confondit toutes ses peines. Il tâcha surtout de revivre la douleur que souffrait le vieillard. Il l'approuvait. Il se condamnait. Il haïssait la lourde Virginie, cause partielle de ce mal. Pour la grande femme, belle de stature, pour les cils sombres sur la niaiserie des regards clairs, pour le luxe prêté du château, des charmilles verdissantes, des statues immobiles, il vouait au désespoir le père faible, aveugle, dépouillé.
—Oui, pourquoi? reprenait Aurélie; pour l'intimité d'un mari rageur, affairé, absent et jaloux, pour l'orgueil de réceptions somptueuses, et d'un titre, pour les douleurs de la maternité…, ô mon père, je vous réduis au pire chagrin.
Elle pleurait. N'osant le dire, ils admettaient que leurs vies menaient la mort contre l'homme à qui elles étaient dues.
À cheval, courant les routes, par le travers des pluies, il se résigna peu. La fraîcheur de l'air ne délassait pas ses tempes. Une fois il aperçut Edme qui riait sur un poney roux et secouait les mèches de sa tête, parce qu'une fille assise entre les corbeilles chargeant son âne l'insultait. Bernard fit un détour qui l'écarta de l'adolescent, de ses amis. Mais il regretta davantage son union avec les Lyrisse. Toute exubérance de vie navra ses heures.
Le petit Émile, fils d'Aurélie, arriva sevré, dans les jupes d'une Bourguignonne. Pâle et lourd, il s'étonnait peureusement. Il ignorait sa mère, criait lorsqu'un geste le séparait de sa nourrice, stupide créature bovine, d'ailleurs vaniteuse de cette préférence. Et Aurélie se désola. «C'est le châtiment. Mon fils me punit parce que mon père souffre…» Il fallut que Bernard entreprît de la consoler: «Je n'aurais pas cru que des fibres si solides nous attachassent à nos parents.»
Son caractère manquait donc à la perfection promise. Le père condamnait avec justice. L'effort d'une jeunesse était brusquement démenti. En outre un sénatus-consulte conférait à Buonaparté le titre d'empereur. Cela dépourvut Bernard de son énergie. Recevant, un jour plus tard, la lettre qui brisait sa carrière, il cacha son trouble. Sans communiquer le message, il continua de parler à Virginie sur les mécomptes de la grossesse, conseilla de la marmelade à sa soeur, remplit de cognac le verre tendu par Edme glorieux d'un exploit de braconnage: un chevreuil blessé, rejoint difficilement à la course.
Le capitaine se satisfit presque d'un châtiment qui rachetait, devant le sort, son irrespect filial. Buonaparté triomphait définitivement de lui, parce qu'il était criminel envers le vieil aveugle.
2e DIVISION
BUREAU DES ÉTATS-MAJORS ET DES TROUPES À CHEVAL
LE MINISTRE DE LA GUERRE,
À Monsieur Dessling-Héricourt, adjudant-major, capitaine au 23e régiment de dragons.
_Je vous préviens, Monsieur, que par arrêté du 27 floréal, le Premier Consul a décidé que vous cesseriez les fonctions de l'emploi d'adjudant-major que vous occupez au 23e régiment de dragons, et que vous serez rayé du tableau de l'armée.
Vous voudrez bien vous conformer à cette disposition et vous retirer dans vos foyers. En m'accusant réception de cette lettre, vous me ferez connaître le lieu que vous avez choisi pour votre résidence.
Je vous salue._
Signé: BERTHIER.
Pour copie conforme:
le Sous-Inspecteur aux Revues,
Bon Leduc.
Le destin rayait la vie. Il sembla naturel à Bernard que Buonaparté, cet ennemi à peine entrevu, petit, gros de la poitrine, court de jambes, les cheveux noircis par la pommade, les yeux fixes comme des vitres, que cet ennemi personnel devenu l'Imperator, successeur des Césars, affirmât une suprématie en abolissant les ambitions légitimes d'un émule.
Monté dans la bibliothèque, il referma violemment la porte sur Edme, qui le suivait, et se mit à rire nerveux, furieux. Ah! Ah! Il avait offert son sang pour la nation, et on le biffait, tel un malfaiteur, des cadres de l'armée! Ah! Ah! Et son père agonisait, par la faute du mariage, en le traitant de voleur. Ah! Ah! Il saisit son chapeau, le jeta contre terre, et le défonça. Mais il ne put refuser d'ouvrir à Virginie, qui sut pleurer à la porte. Entre ses larmes elle insinua des reproches. Le colonel Lyrisse gardait son grade, lui! bien que Moreau l'eût favorisé.
Bernard ne répondit rien. La colère de sa femme s'acheva dans les vomissements.
L'autre courrier apporta une lettre du diplomate, qui rassurait. Le capitaine Héricourt avait eu l'imprudence de soutenir ses opinions dans les cafés. Sur les rapports de police, Buonaparté dépité d'apprendre que les amis de Moreau se remuaient et qu'on n'arracherait pas aux juges la sentence capitale voulait interrompre la propagande en frappant partout. Mais plusieurs radiations ne devaient être que temporaires. Praxi-Blassans le savait. Agir vite, obtenir un certificat des officiers du régiment, un autre du maire, solliciter Oudinot et Junot par les Cavrois, dût-on avantager encore les revenus des généraux acheteurs de farines au compte des corps cantonnés entre Arras et Ostende; voilà ce qu'il convenait de faire dans l'intérêt de la famille. L'Empereur aimait particulièrement Junot, qui avait gagné par le jeu les trois cent mille livres indispensables au voyage d'Italie et à l'équipement de l'état-major: car, en compensation de ses noces, Buonaparté avait reçu le commandement de l'armée des Alpes, mais sans argent. En récompense Junot avait été choisi comme aide de camp, puis nommé général. Or Augustin lui portait, chaque semaine, les messages d'Oudinot, Praxi-Blassans assura que tout s'arrangerait en usant des Cavrois; les chefs de corps ne pouvaient plus leur refuser grand'chose. Virginie décida que son mari partirait le soir même pour Arras. Elle parla de haut: «Votre faute me donne le droit de commander et de prévoir à votre place!» déclara-t-elle. Bernard la poussa dehors et s'enferma jusque l'heure de la chaise de poste. Edme se chargea de faire signer les certificats par ses amis les dragons et par le maire, dont il entretenait à demi la femme.
Aurélie, quelques instants plus tard, se fit reconnaître, en discourant par le trou de la serrure. Son frère brûlait des lettres. Elle l'aida. D'abord il restait silencieux, marchait, bousculait les choses. Soudain il éclata en récriminations contre sa femme, âme basse, qui ne comprenait point son dévouement à la justice d'une cause.
Elle dormait, mangeait, souffrait des dents et de sa grossesse. Outre cela, que valait-elle? Il ne comprenait plus le caprice de son mariage. Et le jeune beau-frère débauché, braillard, ivre, stupide, qui s'installait en maître dans ce château prêté au gendre en attendant les arrérages de la dot! La remonte, en Alsace, du régiment de cuirassiers absorbait les ressources du colonel Lyrisse. Il y pourvoyait de sa propre bourse, avec l'espoir de regagner la faveur du Corse.
Bernard referma si violemment le cylindre du secrétaire que le thuya se fendit. Ce ne l'empêcha point de se tourner contre la soeur qui lui avait jeté Virginie dans les bras. Célibataire, il vivait heureux parmi ses chevaux, ses hommes, ses traités d'équitation, ses camarades et ses maîtresses d'une nuit. Le père n'agonisait point de douleur, alors!
—Certainement, je me reproche ce mariage, murmura la soeur. Je ne te l'avoue pas maintenant pour la première fois.
Elle baissait encore les yeux. Il se souvint de la nuit où, réfugiée dans la chambre, sous prétexte de peur, elle l'avait surpris par l'équivoque de leur conversation. Il la jugea vicieuse. Brutalement, il affirma:
—Les meilleures valent la pire!
Aurélie ne put s'empêcher de pâlir. Il haussait les épaules; il entassa du linge dans son portemanteau; il appela son domestique pour l'ordre de décommander la chaise. Il ferait la route à cheval et gagnerait ainsi quinze heures.
S'évader de la famille et fuir les habitudes de Virginie, lui semblèrent heureux. Il n'écoutait pas Aurélie, qui lui conseilla de suivre exactement les avis de la sage Caroline. Il méditait de partir au loin, peut-être en Amérique, d'y reprendre du service. Et l'idée de ne plus appartenir à l'armée soudain le désespéra. Il n'accomplirait donc plus la besogne admirable de transformer les lourdauds en guerriers superbes; d'emboîter les âmes dans les âmes, de façonner l'esprit de l'escadron différent de l'esprit individuel, de le préparer aux enthousiasmes de la guerre et aux ivresses de la gloire. Lui-même ne serait plus l'honneur!…
Il tapa du pied. Il fut à la fenêtre chercher un conseil dans l'aspect du parc. Les allées d'eau se ridaient autour des feuilles de lenticules. Les façades des charmilles se doraient de lumière. Un paon traînait sa robe autour d'un bassin. Des pigeons roucoulaient sur la tête du Neptune étendu contre les rocailles, sa rame de pierre à la main. Les blanches nymphes, d'un geste gracieux, cueillaient une flèche au carquois de leur épaule, en retenant l'essor du lévrier sur le piédestal. Des boutons d'or et des marguerites se mêlaient aux champs de gazon. Les profondeurs des chemins finissaient dans une ombre bleuâtre, qui ne lui suggéra rien. «Mon père me maudit, me fuit. Les chefs me rejettent de l'armée. Ma femme me punit, et ma soeur me proposerait aussi bien le crime dont elle croit capable mon caractère!… Mon caractère! ah! ah! mon caractère!… Je compromets la fortune de la famille en indisposant les sicaires du Corse. Pourquoi le sabre de Hohenlinden n'a-t-il pas mieux entamé mon front?»
Il regarda la cicatrice, devenue une simple ride creuse. Il pensa se tuer, quand il aurait atteint une autre ville. Mais le colonel et Pitouët furent annoncés.
Avant de descendre au salon, il dépouilla son uniforme, les larmes aux yeux, et revêtit une redingote brune, à boutons d'ivoire, qui cacha, jusqu'aux bottes à l'écuyère, sa culotte de peau. En bas, il trouva les deux mains tendues du gros colonel: «J'ai voulu venir, tu sais, Monsieur. Ils peuvent me rayer, aussi, s'ils osent. Je suis venu, moi-même, et le lieutenant… Voici le certificat signé par tous les camarades, par ton ami, Monsieur, moi, s'il vous plaît… Et on peut s'embrasser, n'est-ce pas, quand on a reçu le feu ensemble à Moesskirch, à Naumbourg, à Hohenlinden… Embrassez votre capitaine, lieutenant Pitouët… Nous sommes le même coeur sur la même main… Eh bien voilà… Autant que je le puis, je déclare que vous êtes un brave homme, capitaine Héricourt, et les soldats m'ont prié de vous faire leurs adieux…»
Ému, malade, le gros homme secouait les mains de Bernard, en bredouillant. Il but un grand verre de bordeaux qu'on apportait avec des biscuits sur un plateau. Cela le remit. Il voulut écrire directement à Junot. «Buonaparté est le plus vil des tyrans!…» répéta Pitouët, en dessinant du doigt sur la table; mais il attaqua la réserve de Moreau, la qualifia de «faiblesse coupable», déclara que, si Buonaparté régnait, on le devrait à l'hésitation du général. Héricourt vit bien qu'il exprimait l'opinion commune. Tout le monde accusait le vaincu, afin d'excuser la soumission au vainqueur. Le colonel annonça que Pitouët, proposé comme capitaine, prendrait le commandement de la compagnie Héricourt. Un orgueil brilla dans les yeux du folliculaire. Cependant il affecta la modestie: il n'acceptait qu'à titre d'intérim la fonction. Courageux, Bernard vida son verre à la santé des trois galons neufs.
Toutefois il partit moins navré, ayant lu le témoignage de ses camarades qu'il emportait dans son portefeuille.
23e RÉGIMENT DE DRAGONS
_Nous, soussignés, attestons à tous ceux qu'il appartiendra, faisons savoir que M. Bernard Dessling-Héricourt, adjudant-major audit régiment, s'est comporté en officier d'honneur pendant tout le temps qu'il a servi avec nous, qu'il s'est distingué pendant la guerre de la Révolution, qu'il a en toutes circonstances montré beaucoup d'attachement au Chef suprême de l'État et qu'enfin sa conduite morale et ses connaissances militaires lui ont mérité l'estime et l'affection de ses camarades qui, aujourd'hui, s'empressent de lui rendre ce témoignage de gratitude.
Nous le prions de recevoir nos regrets bien sincères sur la perte de son emploi et sur son éloignement; nous n'oublierons jamais ce qui l'a fait se distinguer parmi nous.
En foi de quoi nous lui avons délivré la présente pour lui servir et lui valoir ce que de raison._
Nancy, le 2 prairial, l'an Ier de l'Empire français.
Signé: Lejausif, Gumetot, capitaines; Dugard Cadoste, Pitouët, lieutenants; Méan, Perdu, Bron, Desravins, Landrin, Brimon, sous-lieutenants; Bridault, adjudant-major; Cormont, chef d'escadron; Roty, colonel.
Bernard récupéra de la confiance. Des coeurs nobles admiraient son caractère, en dépit du dictateur, et risquaient la disgrâce pour écrire leur sentiment. Il fut glorieux de susciter une telle sympathie, celle du colonel venu lui apporter, en tenue, ce document, de manière officielle, avec les galons, le sabre, les épaulettes. Le voyageur se rappela ensuite le costume civil de Pitouët, revêtu à cette occasion. Il en sourit.
La route fut charmante à parcourir. Les blés grandis ondoyaient jusque les bois de l'horizon. Aux villages, l'éclat des jardins égayait les yeux. Les maisons neuves éclairaient tout de leur crépi blanc. Quatre ans de paix intérieure avaient rendu l'aisance aux campagnes. Les lourds percherons traînaient des charrues neuves. Le bétail affluait autour des abreuvoirs. Les jeunes mères allaitaient les nourrissons en filant la quenouille aux seuils enjolivés de vignes vierges. Les maisons de poste regorgeaient de voyageurs réclamant les chevaux de relais; des cortèges de chariots énormes écrasaient les cailloux derrière les quadriges de grandes bêtes grises agitant la sonnette de leurs colliers. Non loin des broches, dans les auberges, les abbés en redingote brune renchérissaient, la bouche pleine, sur leurs aventures d'émigration. Bénissant le Concordat, ils vantaient leurs nouvelles cures. Les dévots des villages leur donnaient chair lie. Des nobles, servis par des vieillards tremblants, mangeaient au coin de la table, en leurs nécessaires d'argent bossué, des panades peu coûteuses et des fruits secs. Auprès d'eux, les marchands de biens enrichis parles confiscations nationales versaient l'or de leurs bourses en cuir vert le long de la nappe, entre les bouteilles antiques, et le plat où rissolait encore la dinde gibbeuse, témoin de marchés conclus, d'arrhes transmises. Les manches des redingotes couvraient à demi ces mains, qui conservaient les traces de travaux rustiques habituels à leurs doigts ayant l'aubaine de la Révolution. Des militaires se lisaient le Moniteur annonçant les péripéties du procès Cadoudal, l'entrée des troupes françaises sur le territoire anglais de Hanovre, et dénonçant la troisième coalition formée par la Prusse, la Russie et la Suède, à l'instigation des amis de Pitt, avec l'or de la perfide Albion. Une aise générale parait les figures. Tous choquèrent le mécontentement de Bernard: les marchands de biens qui essayaient de la chansonnette pour fêter leur griserie, les prêtres et les nobles qui vantaient les sinécures obtenues, les capitaines qui énuméraient les forces de la Grande Armée, escomptaient les victoires prochaines, ou se flattaient d'appartenir à la nouvelle Légion d'honneur. Lui mangeait vite, tout botté, durant l'échange des chevaux de poste et la translation de son portemanteau sur une autre croupe de jument normande. Il ne s'arrêtait que tard dans la nuit pour dormir parmi les cris du foin bourrant la paillasse, malgré le trot des souris à la recherche des taches de chandelle, leur mets nocturne.
À l'aube, il enfourchait de nouveau la bête, évitant le compagnon de route, quelque bavard d'opinion contraire. Il laissait disparaître les maisons des villages, les filles agaçant le postillon, le troupeau qui balance les cornes, le groupe d'ouvriers en route vers le travail des villes, la caisse jaune de la diligence et son attelage tumultueux, le couple de soldats partis en semestre, le bonnet sur l'oreille et la guêtre poudreuse. Dans son habit de printemps, toute la France en éveil riait à sa richesse. Le vent doux de Prairial caressait les tiges d'avoine et de seigle. La face des bois s'égayait du frisselis des feuilles. Dans les herbes chantaient les insectes. Pareils à des montagnes de neige, les gros nuages s'étageaient dans l'azur.
«Ah! pensait le voyageur, voici ton corps fleuri, terre sacrée de la République, et voici tes villages clairs, la fraîcheur odorante de tes bois. Mille traces de pas actifs marquent la poussière de la route. Comment peux-tu te réjouir, Nature, lorsque la tyrannie foule les lois humaines…, lorsque mon caractère s'avilit jusqu'à courir mendier le pardon, pour avoir voulu la justice?… Faut-il donc devenir des brutes joyeuses qui acceptent tout ce qui ne gêne pas leur vice?… Vous n'avez point parlé ainsi, Caton, ni toi, Brutus!»
Après bien des champs, des bourgs fardés de chaux neuve, des guérets et des jachères, après des chevauchées solitaires dans l'ombre des forêts à légendes, Héricourt atteignit, un soir, les environs d'Arras. «Salut, ville de mes pères! murmura-t-il… La ceinture des remparts protège toujours tes maisons autour du beffroi que surmonte le Lion de Flandres dressé pour tenir entre ses pattes la hampe du soleil… Les gueules des canons s'inclinent dans les embrasures des glacis. La baïonnette du factionnaire oscille entre les chaînes du pont-levis; et les grèbes nagent parmi les roseaux des marais qui baignent tes murs de défense… Salut, ville… où j'ai pleuré mes premières larmes, où j'ai ri mes premiers rires, où mes lèvres ont effleuré pour la première fois les lèvres chaudes d'une enfant timide… Je reviens à toi, chargé de plus de douleur… Et cependant ton carillon m'accueille avec la même ariette des cloches… Les visages de tes maisons ont à peine jauni. Mon coeur a vieilli bien plus… Arrête, pauvre cheval las, modère ta hâte. Laisse mon esprit s'attendrir. Les sauterelles jettent leur dernier cri hors du gazon. Deux silhouettes amoureuses s'étreignent sur le chemin de ronde; et les tambours de la retraite ébranlent l'air. Ah! batailles, gloires, drapeaux conquis!… Nous t'avons montrée à l'Europe, Espérance de la Liberté!… Espérance! Je n'ose pas entrer dans la ville qu'annoncent les odeurs de grains et de tanneries apportées par le vent. Il me semble que je passerais inconnu devant les yeux des façades; et que cela me causerait une angoisse… Allez-vous reconnaître votre ami, tuiles moussues des toits, battants des pompes sur les citernes, bourgeois graves à califourchon sur vos chaises de paille, ménagères en tabliers de cotonnade, grisettes aux fanchons mal nouées…»
Le jour tombait. Le marteau d'une maréchalerie battait encore le fer par grandes stridences, derrière la poterne. Le cavalier s'engagea le long du pont-levis, dans l'eau marécageuse, les grenouilles coassèrent. À tire d'aile un vol de corbeaux rentra des champs. Les cimes des hauts peupliers grandis au fond des fossés n'atteignaient point le faîte des contrescarpes élevant leurs terrains herbus jusqu'aux greniers des maisons étroites. Le pas du cheval résonna sous les détours des sombres voûtes où tonnait l'écho de tambours proches. Et, hors de l'ombre, ce fut un essaim d'enfants joyeux autour d'une branche. Ils précédaient la marche de retraite, deux rangs de petits gars en uniforme qui battaient la caisse à l'ordre du tambour-maître maniant sa canne guillochée. Les clairons ensuite embouchèrent leurs cuivres. La fanfare emplit l'air, réjouit les figures simples penchées entre les pots de jacinthe et de réséda. Une bande d'ouvriers en veste, en bas bleus, suivaient les bicornes des soldats; des filles se bousculèrent, pincées par des farceurs. Maintes exclamations en patois s'échangeaient. Il plana une odeur de pain frais, de bière mousseuse, de tabac humide; et tout s'engouffra dans la rue, sous les enseignes pendantes, les bottes rouges du cordonnier, la touffe de gui de l'herboriste, les panonceaux du notaire, le tableau en zinc de l'hôtellerie, le tonneau ciré du brasseur, le fer à cheval du forgeron, le coeur énorme du marchand de pain d'épices. L'enfance de Bernard sonnait en lui avec toute cette joie publique. Il revit la fontaine où il lançait de petits bateaux, l'épicier vendeur de gros canons en bois et de marionnettes suspendues parmi les paquets de chiendent. À la place de la lingère Héloyse, le bureau des Droits Réunis était installé sous une pancarte indicatrice. Mais il respira la même odeur de corne brûlée à la porte de Roussel, le maréchal qui ferrait en ce moment un gros cheval rouge ficelé dans l'échafaudage de bois. Bernard allait. Les boutiquières rabattaient les auvents contre les devantures. Des vieux se saluaient à grands coups de tricornes. Dans la rue Ernestale, la confiseuse dit: «À c't'heure ch'est le fieu des Héricourt, le ptiot Bernard Héricourt; comme il est grand. Il a épousé une demoiselle de Paris… Comme ch'a pousse, ma mère!» Il salua en souriant. La petite Place lui apparut, encadrée de ses maisons assises sur les colonnes trapues des arcades, et que terminent des faîtes à gradins. En sa dentelle de pierre la maison de ville dressait la tour du beffroi. De partout les cloches sonnèrent une demie… La flamme d'un réverbère clignota. Il y avait de la paille à la porte d'un mort. Au coin de la rue des Trois-Visages, le veilleur lança son premier cri nocturne.
Réveillez-vous, gens qui dormez,
Priez Dieu pour les fidèles trépassés!
Huit heures et demie!
«T'as menti!» répondit une aigre voix de fillette perpétuant la plaisanterie séculaire, à l'abri d'un porche obscur. De fait, la ville s'apprêtait déjà pour s'assoupir. Des gens bâillaient sur les seuils; des amis se quittèrent à la porte du cabaret. Se tenant par le bras, des grenadiers en goguette occupaient la rue et tiraient les pieds-de-biche des sonnettes. Avant qu'il eût gagné la porte Méaulens, le silence berçait déjà les sommeils. De dernières lampes s'éteignaient. Un chien flairait le ruisseau. Bernard pensa coucher à l'auberge et reculer l'heure de voir Caroline. Néanmoins il dépassa les remparts, le pont-levis, il reprit la route entre les ormes et laissa la ville endormie dans son nid de fortifications.
On ne l'attendait pas encore aux Moulins Héricourt. Longtemps il dut frapper à la porte cochère encastrée dans les hauts murs crépis de frais. On avait remis dans sa niche l'antique Vierge de marbre décapitée par les Jacobins; trois agrafes de fer rattachaient maintenant le cou aux épaules. C'était une sorte de palladium que les générations successives des Héricourt respectaient pieusement. Enfin des pas craquèrent sur le sable. On retira les barres intérieures, un meunier entrouvrit et le reconnut: «Entrez, M. Bernard!» Sur le perron, Cavrois élevait une lampe: «C'est Bernard, je crois!… Venez donc, Caroline!—Oh! mon frère! mon pauvre frère!» s'écria-t-elle, en joignant les mains, et ses bras tendirent son écharpe. Le beau-frère rassura de suite sur l'état de M. Héricourt. Bien qu'on eût de ses nouvelles par intermédiaire seulement, il devait être au mieux dans la maison de Dunkerque. «Mais, toi, toi, reprit Caroline, tu as perdu ton grade… Comment as-tu fait? Ah! mon Dieu! Et ta femme?… Aurélie?… Entre. Défais ton manteau. Tu coucheras dans ta chambre… Lise, mettez des draps dans le lit de mon frère… Augustin a vu le général Oudinot… Cavrois a vu Junot qui donnera un papier aussi… Mon Dieu, que de malheurs! Et le père, hein? Comment est-il parti de chez vous? Miserere nobis, Domine!… Veux-tu des oeufs et du jambon; c'est cela… Approche du feu… Joseph, fais descendre le tire-botte!… Ah, mon petit Bernard, pourquoi as-tu conspiré? À quoi ça nous avance, hein?
—Mais je n'ai pas conspiré, dit Bernard.
—Quos vult perdere Jupiter dementat, cita Caroline, usant de son latin, «Le Ciel rend fols ceux qu'il veut perdre.» Tu avais bien besoin de blâmer l'Empereur. Tu aurais dû penser à nous autres. Si le général Junot avait eu peur et nous eût enlevé les fournitures?… hein? Nous serions tous dans le baquet, avec cent mille livres de cuir sur les bras… La ruine. Di, avertite omen! Mon Dieu, écartez ce présage!»
Elle se signa.
Les servantes étalaient la nappe à carreaux, apportaient le pain, les fourchettes, la bière moussant au bord d'un broc en terre cerclé d'argent massif. La salière était une nef d'argent, aussi munie de ses mâts, de ses voiles, de son château d'arrière. On y puisait au moyen d'une petite pelle de vermeil. La moutarde remplissait la hotte d'un bonhomme en porcelaine bleue. Bernard reconnut au fond de son assiette la tombe de Mirabeau vernie en brun sous un saule pleureur. Il donna des nouvelles de Virginie, en reçut qui concernaient la fortune de Praxi-Blassans occupé à se créer d'innombrables sympathies, en rappelant des émigrés, en les pourvoyant d'emplois administratifs. Il réconciliait l'ancien régime et le nouveau.
Cavrois le loua beaucoup. Cet homme froid, le visage posé sur les mousselines de sa cravate, expliquait la situation générale en peu de phrases très ponctuelles. Aux Relations Extérieures, il s'occupait du personnel des ambassades. Sur le caractère de chacun il gardait un jugement net qui prévoyait les attitudes, les conversations et les actes du personnage diplomatique, leurs conséquences dans les cours étrangères, amitiés probables, antipathies certaines, le résultat des unes et des autres au point de vue de l'influence française et du succès. Ainsi, féru de certaines qualités mondaines propres au général Junot, il lui faisait visite dans l'intention d'apprendre si le poste d'ambassadeur à Lisbonne s'accommoderait de ce caractère. Ses opinions étaient précises. Il croyait que Pitt rentrerait au gouvernement, qu'une coalition secrète s'achevait entre l'Angleterre et la Russie, que le Pape viendrait en personne sacrer Napoléon Buonaparté empereur d'Occident, à l'exemple de Charlemagne. Héricourt sourit. Cavrois fit de même; mais le capitaine ne sut point si le beau-frère se moquait de lui, du Pape ou du Consul.
Le lendemain on présenta Dieudonné Cavrois, âgé de deux ans, à son oncle. Bernard favorisa d'une pièce d'or cet enfant, à grosse tête pensive, image de Caroline, et dont les yeux laiteux, émerveillés par la redingote à pèlerine du voyageur, s'écarquillaient démesurément. Déjà il montrait de grosses jambes d'homme, un ventre de financier, des joues considérables, et mangeait des panades copieuses. En cornette tuyautée, et en camisole de calicot, une écharpe verte aux épaules, Caroline versait de la cassonade dans les bols de café au lait, avec une cuiller de vermeil usée par les bouches de plusieurs générations. Son mari coupait les tranches d'un grand pain rond, les beurrait, attentif à ne point blanchir de farine sa redingote brune élimée aux manches et fatiguée vers les boutonnières. Dieudonné engloutit en silence. Bernard ne sut que dire. Tout le froissait de cette économie. Les peintures en grisailles des murs s'effritaient. Des lézardes traversaient le plafond. Les dorures des bols subsistaient à peine. Il y avait sur les assiettes des taches désagréables, indélébiles, comme d'une maladie de peau affectant la faïence. Par les fenêtres il aperçut des hangars nouveaux, édifiés jusque le milieu du jardin. Caroline accaparait le transport des charbons. Les coups de maillet et le grincement des scies à l'ouvrage dénonçaient le travail préparant les charpentes des bateaux qui distribueraient le combustible le long de la Scarpe. Caroline prêtait sur les dépôts de charbons qui attendaient dans ses hangars leur transport. Elle énuméra ses entreprises, celle-ci, celle des cuirs, celle des farines, celle des péniches fabriquées à Dunkerque pour le passage du détroit, lorsque l'Empereur jetterait, en Thermidor, 150.000 hommes sur la côte d'Angleterre. Muet, calme, Cavrois l'admirait, bien qu'elle eût enlaidi davantage. Le type germanique de sa mère, l'Autrichienne, s'alourdissait aux joues, prenait de la carrure au front, où se collaient des cheveux sans épaisseur. Bernard comprit l'habitude acquise par Cavrois, retenu la majeure partie du temps à Paris, dans les bureaux, et qui laissait en Artois sa femme, pour la voir cinq ou six fois l'an, peu de jours. Cependant elle était bien la soeur d'Aurélie, une soeur massive et dolente. «Mon Dieu! tu as perdu ton emploi, Bernard!…» Elle rappela d'autres preuves anciennes d'insubordination. Pour arborer un drapeau tricolore, lorsque la République l'avait importé dans Arras, n'avait-il pas, au retour de l'école, taillé une robe rouge d'Aurélie, une robe bleue de leur mère, sa robe blanche à elle? Sérieusement elle le reprocha. On l'avait vu mener une bande de polissons qui chantait l'hymne des Marseillais derrière ce drapeau; et cela quelques décades avant que le père Héricourt, pour avoir refusé de couper la queue de sa chevelure, fût mis en prison. Quelle vie triste alors! personne ne connaissait, aux Moulins, la cachette de l'argent. Bernard se souciait bien de ça!…
Parmi ces plaintes, il retrouva les intonations de sa femme. Chacune le méprisait. Et quels tracas il donnait à tous. Humant son tabac, avec science, Cavrois lisait la protestation des officiers, le certificat du maire. Il ne savait comment obtenir l'apostille de Junot, sinon, peut-être, à la minute où il lui ferait entrevoir l'ambassade… Et il se leva, se mit à marcher. Le capitaine méprisa les jambes maigres du commis serrées dans une culotte bleuâtre; un bouton terni la fermait au-dessus de la cheville en bas chinés. Ses escarpins de fabrication grossière criaient sur le carrelage de la pièce. Il prisa plus énergiquement. Caroline bouscula les servantes; on arracha Dieudonné à son écuelle d'argent pour laver sa figure barbouillée de laitage. «Mon Dieu! quel sale!» fit encore Caroline de la même intonation qui avait blâmé son frère. Héricourt se jugea non moins odieux que le bébé goinfre.
Dans le jardin, le charbon noircissait les sentes et craquait sous la botte. Il s'élevait en monceaux partout. Les plants de rosiers n'existaient plus. En outre les hangars cachaient la prairie. Bernard comprit la fuite de son père.
Il passa l'après-midi dans la ville pleine de grenadiers et de voltigeurs qui musardaient le long des boutiques. À la porte d'un café, il reconnut un camarade de l'armée du Danube, promu chef de bataillon. Leurs souvenirs s'échangèrent. Héricourt cacha sa disgrâce. Il dit quitter le service parce que sa femme allait devenir mère. Il s'occuperait des moulins Héricourt, dont la direction dépassait les forces de sa soeur: «Ah! ah! fit l'autre; heureux mortel, tu vis au sein de la prospérité. Plutus pourrait-il prêter cinquante livres à l'amant malheureux de Bellone?» Bernard s'exécuta. Ils sortirent ensemble et gagnèrent la promenade des remparts. À leurs pieds, la ville, ses petites maisons de briques, ses volets verts, ses rues étroites sillonnées d'un ruisseau, ses églises entourées d'un vol de corneilles, ses places herbues, ses clochers en lamentations, les cris du marteau mordant le fer sur l'enclume, impressionnèrent leur mélancolie. Toute cette vie humaine, la somme de tant d'efforts, se confondait dans les clameurs du fer et la gronderie des tambours qui rythmaient quelque part la marche d'une compagnie. «Tu te rappelles, le tambour dans la forêt, à Hohenlinden, le matin?… Cristi, on gelait! Mais le soir on avait chaud!—Ce pauvre bougre de Moreau!—Pourquoi diable marche-t-il avec les ennemis de la nation, à cette heure?—Tu le crois aussi.—C'est un traître. L'ambition le dévorait. Il enviait Buonaparté. Il a cherché un appui au dehors pour obtenir le consulat. Il n'a pas craint d'appeler à son secours les pires adversaires de la liberté.—Tu te trompes…» Ils discoururent. Des officiers les croisèrent. On se saluait. Bernard échauffé déclara son admiration pour Moreau, puis avoua sa radiation provisoire, vengeance du Rival. «Pourquoi?… dit l'autre. Tu as conspiré avec les brigands, toi! toi!… Et tu me serres la main, sans me prévenir, et tu te promènes avec un honnête homme, sans l'avertir. Et on nous a rencontrés ensemble!… Si on fait un rapport, je suis cassé… moi! Et je n'ai pas de fortune, moi! Scélérat… Vous avez menti, Monsieur, d'abord. Quant à votre argent, le voici… je ne veux rien d'un brigand, d'un traître à la Nation. Casimir Lanthérol n'est pas à vendre, Pitt et Cobourg missent-ils à cela la fortune de l'Angleterre. Sachez-le… Demi-tour!… Demi-tour!…»
Suffoqué, le capitaine se raidit. Aussitôt la stupidité de cet homme, la menace de son geste l'exaspérèrent. De la fureur se dressait en lui, cherchait une issue, enflait les nerfs, les veines, poussait le sang au coeur, jaillissait des yeux. L'autre frappait les parements de son uniforme pour attester son honneur devant deux capitaines arrêtés à ses exclamations: «Un brigand!… Un brigand de Georges qui m'a offert de l'argent pour me corrompre!… Le voilà son argent, l'argent de Pitt et Cobourg…» Il montrait à terre les deux louis et les deux écus. Bernard essuya en cette insolence toutes les insolences déjà subies, celles des bourgeois, celles des passants, celles des Cavrois, celles de la France réjouie du printemps impérial. Par cet homme gras et vif, tout lui criait la haine, l'outrage, tout insultait à son caractère, publiquement. La foi de ces gens démentait sa vie. Il ne vit plus rien qu'une figure ronde et pâle crachant l'insulte entre des favoris crépus. Alors il leva la main sur ce Lanthérol, et s'avança, plein de démence, désireux de frapper, de détruire. Des cannes s'interposèrent: «Messieurs!…» Dix hommes les entouraient, militaires, civils… Lanthérol se taisait, droit, les poings fermés, la lèvre tremblante. «C'est un ancien capitaine de dragons… balbutiait-il enfin… On l'a rayé des cadres de l'armée pour conspiration dans l'affaire des brigands…—Je suis un ami du général Moreau; glorieux de cette amitié… Je n'abandonne pas ceux que frappe le malheur ou l'injustice… Je me nomme Bernard Héricourt… Quelqu'un parmi vous veut-il me servir de second? Je suis le gendre du colonel Lyrisse commandant le 20e régiment de cuirassiers…» Un vieillard se présenta. Il connaissait le colonel Lyrisse, savait le mariage. Un lieutenant de grenadiers les assista… Deux capitaines acceptèrent de représenter Lanthérol; et le quatuor entama des pourparlers. Héricourt s'écarta.
Il gravit la banquette d'infanterie et arpenta le gazon. La campagne claire frissonnait au loin derrière le rideau de peupliers. «Enfin,» pensa la colère du jeune homme. Malgré ses efforts, il eût voulu frapper de suite. Il percevait une telle fureur dans son âme que, sûrement, elle vaincrait, irrésistible. Ses dents inférieures essayaient de broyer les supérieures, tant elles se serraient. Il souffla. L'indignation et la rage secouaient ses muscles frémissants. Lui, lui, accusé de corruption, de traîtrise, lui!… Ah! Il en eût voulu rire, vraiment; mais les nerfs n'obéissaient point à sa volonté incapable de raison, hormis de celle qui prépare les coups mortels. Lui, lui, un traître!… Ah! Il croisait les bras. Il marchait. Les images survenues d'Aurélie, de sa femme, de Caroline, il les bouscula loin de son attention, revint tout de suite à cette figure ronde et pâle entre des favoris crépus qu'il balafrerait avec son sabre, qu'il exterminerait, qu'il anéantirait, afin que jamais plus cet homme ne pût répéter sur terre qu'il avait accusé de traîtrise et de corruption le caractère de Bernard Héricourt. Non. Il ne le pourrait plus bientôt…, certainement. «Le sabre, oui, répondit Bernard, à ses témoins. Qu'on aille en chercher à la citadelle…» On le fit descendre par des sentiers difficiles, jusqu'au fond du fossé. C'était un terrain plan, solide… Des artilleurs apportèrent une bêche; ils tracèrent les limites au-delà desquelles on ne pourrait plus rompre. Ces détails l'intéressèrent. Il désira que le sort plaçât l'adversaire le dos au mur de la contrescarpe, en sorte que le corps se détacherait bien contre la pente de briques. Ainsi aurait-il pour but d'acculer Lanthérol à ce mur, de l'écraser entre le fer du sabre et la matière. Au reste, les deux places étaient bonnes. Il essaya un moulinet avec sa canne. Lanthérol parut entre ses témoins, et s'assit sur une pierre, en affectant de bâiller.
Les sabres n'arrivaient pas. À coups de pied les artilleurs chassaient les pierres et les tessons, écrasaient les mottes. L'arène devint nette. Bernard étudia sa respiration, expira l'air, l'aspira, en mesure, régla le souffle. Il se crut joyeux comme, aux jours d'enfance, lorsqu'il préparait à son camarade une brimade malicieuse. La théorie des feintes et des coups de banderole occupait toute sa mémoire. Il remarqua cependant les boutons d'or et les marguerites dans l'herbe. L'autre, un fantassin, saurait peu manier l'arme de cavalerie. Il le vit qui se débarrassait de son ceinturon, de son épée. Il ouvrait son habit aux parements blancs, son gilet. Les armes arrivèrent dans une serge que portait un adjudant d'artillerie. Un chirurgien suivait. Le vieillard ami du colonel Lyrisse mesura les lames fraîchement affûtées. Autour les témoins s'assemblèrent. Lanthérol dépouilla son habit et sortit de son linge pour laisser voir un torse poilu. Bernard retira sa redingote, détortilla sa cravate noire, enleva sa chemise. Quand il en sortit, chacun tenait sa place réglementaire. Il avança jusque la ligne centrale tracée par la bêche, et se dressa en une attitude qu'il voulut noble. Ses yeux s'impatientaient de l'attente. Enfin il reçut le sabre, l'empoigna, l'assura dans sa main. Ce lui parut d'une légèreté fabuleuse. Son adversaire essaya trois moulinets faciles qui n'étaient pas d'un incapable. Mais Héricourt se sentit plus haut que le chef de bataillon, plus alerte aussi. Vaincre, il le désira de tout lui-même. Il avait suffisamment pâti, jusqu'à ce jour, du Rival. Il l'atteindrait dans cet homme au front chauve, dont les cheveux ne partaient que de l'occiput et des oreilles pour s'unir en queue. Le crâne d'ivoire sollicitait le coup: ce serait là que Bernard frapperait après avoir attiré la lame adversaire en dehors par une feinte au flanc. Il vit l'homme, chanceler déjà, le crâne ouvert. De même en fut-il aussitôt, après trois paroles des témoins, deux pas en avant, une parole encore, un silence entre les officiers aux habits bleus et le vieillard coiffé d'un chapeau gris, qui joignait les pointes, sa canne sous le bras, les breloques pendant au long de sa culotte de velours jaune: car Héricourt visa le crâne, attendit le commandement, pensa qu'il tenait là, sous son arme, le vil Buonaparté, opposa la garde à un coup porté en tête, et son sabre fila par dessous, menaçant les côtes à droite, vers où revint la lame adversaire abaissée; mais alors un preste dégagement ramena le sabre de Bernard dans la ligne intérieure, l'éleva d'un élan, puis l'abattit jusqu'au choc; il dut sauter en arrière pour ne pas recevoir dans la poitrine le coup de Lanthérol qui trébuchait…, qui tomba. Bernard vit encore la stupeur des soldats immobiles à dix toises, celle des témoins, avant qu'ils ne bougeassent, ahuris par la rapidité du combat. Ils accoururent et s'accroupirent devant le blessé, qu'ils retournèrent sur le dos. Le sang commença de rougir la fêlure, au front partagé. «Peste! Monsieur, murmura le vieillard, vous faites vite.» Bernard contint son bonheur puéril. Il eût dansé. Il lui sembla que, le mauvais destin gisait là dans le corps de l'homme étourdi, dont le vent agitait les poils sur la poitrine hâlée. Maintenant il allait réussir en tout. Le soleil était beau, les arbres gracieux, l'air frais, les fleurettes resplendissantes. Il se sentit libre, bien qu'il se garrottât le cou dans sa cravate. Le vieillard racontait ses jeunes exploits accomplis à côté du colonel Lyrisse, au régiment de Vendôme-Cavalerie. Le chirurgien réclamait une civière. Héricourt et ses témoins saluèrent avant de partir.
Il ne l'étonna point que Cavrois lui remît, au soir, le document sollicité du général Junot, toutes choses devant désormais se conclure heureusement, encore qu'il eût garde de se vanter devant Caroline et son mari au sujet du duel. Sur le papier bleuâtre une vignette représentait des barils de poudre, des ancres, des affûts, des armes, des écouvillons, des boulets, des sacs, un mortier et des bottes de paille:
GRENADIERS DE LA RÉSERVE
_Au quartier général, à Arras, le 7 messidor an XII de la
République
J.-A. Junot, général de division, commandant les grenadiers de la
Réserve,
Certifie qu'il n'est jamais parvenu à sa connaissance aucun rapport contre M. Bernard Dessling-Héricourt, capitaine adjudant-major au 23e régiment de dragons, ni pour sa conduite, ni sur aucun propos qu'il ait pu tenir contre le gouvernement_.
Junot.
Caroline le pressa de joindre Augustin et de se faire présenter à Oudinot pour en obtenir une pièce analogue. Bernard décida de partir le lendemain avant que le bruit de la rencontre se fût propagé. Les duels, fréquents parmi les militaires, n'émotionnaient point outre mesure. D'ailleurs Lanthérol, au dire du chirurgien, pouvait guérir; le cerveau n'était pas entamé. Mais, en apprenant les motifs de la querelle, Junot se fût repenti d'avoir attesté la sagesse politique du capitaine Héricourt.
Le soir, il ne quitta point la soeur qui le morigénait à cause de ses dépenses. Il n'économisait rien. Elle le devinait. Le colonel Lyrisse ne versait pas la dot. Il importait de faire valoir les terres dépendant du château en Lorraine, puis de refréner le luxe de Virginie. Vivait-elle dans le luxe, elle qui montrait sa robe de cotonnade, sa grosse écharpe tricotée? Ils devaient songer que sur le bénéfice des moulins, des tanneries, de l'entrepôt à Dunkerque, des bateaux à charbon, la part de chacun était juste un septième. Si le père poursuivait la procédure, et s'il fallait lui remettre la gestion du bien, ce bénéfice se réduirait au tiers en peu de mois. Praxi-Blassans arrêterait nécessairement la reconstitution de son domaine héréditaire en Vaucluse. Mécontenter l'irritable diplomate, c'était peut-être rendre son influence moins active en faveur des Moulins et Tanneries Héricourt. Talleyrand avait promis de descendre en Vaucluse, à l'automne. De cette visite à Blassans, un bien considérable résulterait sans doute pour la famille. Il importait que chacun aidât le beau-frère, et, pour ce, laissât une part de son revenu à l'entreprise.
Du casier, elle tira ses livres. Elle lut les chiffres, en se lamentant: elle soupçonnait les comptables, les agents, l'homme de confiance à Ostende, les rouliers et les haleurs de chalands. En outre les frères de Dunkerque voulaient armer en course la goëlette pour courir sus aux navires de commerce anglais. Ils espéraient de bonnes prises. Cela ne lui inspirait aucune confiance.