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La Force: Le Temps et la Vie

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Jusqu'à cette dernière plainte, Bernard n'avait écouté que de l'attitude. L'orgueil nourrissait la fièvre de son esprit. Il admirait sa prestesse à férir, la sûreté de sa parade, l'exactitude du geste dégageant le sabre et l'élevant d'un coup pour lui donner la force d'une pesanteur. Quel lucide courage! Et l'autre écroulé sans vie! Comme sa volonté tuait vite. Comme elle avait tué à Engen, à Moesskirch, à Hochstedt, à Hohenlinden!… Comme elle lui avait valu de triompher en guerre, en amour: Virginie! Un être nouveau allait surgir de cette belle chair; un être qui perpétuerait cette puissance de vouloir. Lui-même allait reconquérir son grade; mais si la chose semblait difficile, pourquoi ne point s'unir à la croisière de ses aînés? L'aventure deviendrait favorable, lui sur le pont. Caroline avait toujours récriminé ainsi. Bonne, elle veillait pour les autres, soignait le bien, pourvoyait aux dépenses, tranquillisait les créanciers. Autour de Cavrois elle édifiait une fortune énorme, sans rien prendre pour elle qu'une graisse précoce dont jouissait déjà Dieudonné bavant son laitage, assis sur une fourrure, au milieu des lettres d'un abécédaire en bois peint.

Le mari ne souffrait pas de cette négligence, ni des savates éculées aux bas des servantes, ni des tabliers sales sur leurs robes à fleurs, ni de l'air chargé de parfums de vaisselle venus par le corridor. Les chats griffaient l'étoffe des meubles délabrés. La jolie pendule en lyre que le soleil de cuivre animait de son balancement derrière les cordes dorées, on l'avait recouverte d'un globe en verre. Pendule où l'heure avait sonné des départs pour la guerre, pour les noces, pour la vieillesse, pour la mort, pour la vie, depuis vingt-cinq ans, elle répétait son calme tic tac qui mesurait la doléance de Caroline.

—Si vous allez jusqu'au camp d'Ostende, dit Cavrois, vous devriez, Bernard, vous arrêter à Dunkerque. M. Héricourt vous souffre mieux que ses filles ou ses gendres. Peut-être se laisserait-il convaincre d'arrêter la procédure.

—En même temps, tu parlerais à Joseph et à Robert pour cet armement de la goëlette. Nous ne sommes pas dans une situation à risquer tout. Je sais bien que ça les fait endêver de ne pouvoir plus entreprendre de voyages, parce que les Anglais bloquent les ports… Tout de même, mieux vaut patience que violence… Ils perdraient la goëlette et les deux bricks; et ils iraient sur les pontons de Plymouth… Voilà ce que je leur prédis… Tu entends, Bernard?

Elle cita quelques vers d'Horace qui blâmaient l'imprudence des marins. On servit le souper. «Allons, Cadine, ma fille, trotte, va chercher le vieux bordeaux pour mon frère, il doit partir de bonne heure… Tu sais, les bouteilles du troisième rang, dans le caveau…» Dieudonné se barbouilla de graisse. Il rongeait lentement; le regard de ses gros yeux ne quittait pas la physionomie encore nouvelle de son oncle qu'il dégoûta. Bernard eut envie de partir immédiatement. Il comprenait que rien, dans cette maison, ne changeait plus. Le tic tac de la lyre noire à cordes d'or rythmait le calcul, l'ordre, l'économie, les froides espérances du commis aux Relations Extérieures, qui ne désirait même point l'avancement, heureux de regarder du «fond de son trou», disait-il, se fatiguer les ambitieux.

«Repassez à Paris, au retour. Il sera bon de nous voir, au cas où vous n'obtiendriez pas la réintégration. Praxi-Blassans vous trouverait peut-être quelque chose, une mission. Moi, de mon côté, je cherche.»

Il ne s'expliqua point davantage. Sa bouche sans lèvres se referma et ne se rouvrit plus que pour boire, manger, en gloussant de satisfaction. Caroline parlait des mines d'Anzin et d'Aniche où elle engagerait des fonds. On creusait de nouveaux puits aux environs de Béthune. Dieudonné renversa son assiette et s'inonda de panade. On dut fuir au salon. Les meubles disparaissaient sous des enveloppes de serge. Le lustre restait voilé. Des fruits mûrissaient à terre, le long des plinthes. On servit de l'eau de pomme à Caroline et du vespetro. Cavrois bâillait. «Bonsoir, dit le capitaine. Il faut que je me mette de bonne heure en selle.—Bonsoir, mon frère! Fais un bon voyage! Mon Dieu! dire que tu as perdu ton emploi et que les généraux auraient pu nous retirer les fournitures!… Que ça t'apprenne, hein? Qu'est-ce que ça te fait, l'empereur, le roi, ou un autre?… Va, va, tout ça…» Elle n'acheva point sa phrase, mais courut à un meuble dont la housse lui parut fraîchement déchirée, puis appela les servantes, Bernard monta jusque sa chambre pendant qu'elle les grondait.

À Dunkerque, il s'installa dans l'auberge. Ses frères aînés lui étaient des âmes étrangères. Plus âgés de cinq et six ans, ils avaient, de bonne heure, couru les mers, pendant qu'il étudiait la mathématique. Rarement ils venaient aux Moulins, y demeuraient une semaine, un peu balourds, et fumaient, taciturnes, ou bien contaient des histoires fabuleuses d'Eldorados. Ce qu'ils pratiquaient dans les voyages, leur cadet ne le savait point. Tantôt ils ramenaient des cargaisons de céréales, aux temps de mauvaises récoltes; tantôt ils rapportaient des charges d'ivoire, d'huile, de bois précieux, d'épices; tantôt ils débarquaient du sucre, du rhum, du café, des peaux de bêtes fauves. Bernard méprisait leur ignorance et leur gêne devant les visiteurs. Le goudron avait noirci leurs ongles, les cordages raclé leurs mains, les liqueurs fortes enroué leurs gorges. Ils gardaient le roulis dans les jambes. Souvent ils s'étaient aperçus de l'antipathie que marquaient envers eux les soeurs, Bernard et Augustin. Fils du premier lit, ils n'aimaient guère les filles du second. Ils devaient avoir accueilli le père avec satisfaction dans leur demeure située le long des remparts maritimes. Ils se prévalaient sans doute de le soutenir contre l'ingratitude des autres enfants.

Pour ces motifs, Bernard jugea prudent de ne point se rendre droit chez eux. D'abord sa présence eût pu effaroucher le vieillard. Ensuite les marins auraient tenu à lui faire toutes sortes de reproches, à lui interdire, peut-être, le seuil; car ils n'avaient point prévenu la famille à l'arrivée du fugitif. Préférant les rencontrer sur le port, il se mit à la recherche de la goëlette, des deux bricks le long, de l'estacade où s'alignaient les bâtiments, allégés de toute cargaison depuis que la mer redevenait un lieu de bataille. Entre les monceaux de barils vides, les collines de cornes arrachées aux buffles de la pampa, les caisses attendant l'heure favorable d'un arrimage, plusieurs matelots en groupe causaient de leur sort fâcheux. Ils le renseignèrent. On armait la goëlette, décidément. Il dut avancer vers la fraîcheur plus grande de la mer encore invisible, mais qui déferlait derrière le rempart et la perspective des mâtures, des gréements, des toits, des magasins. Ses narines aspiraient l'odeur salée de l'air et des eaux. Attelés à l'affût d'une caronade, des matelots en culotte de grosse toile qui tiraient l'énorme pièce vinrent le distraire de sa pensée, redoutant l'entrevue prochaine avec son père. Les hommes criaient: «ho! hiss!» les reins tendus, les jambes arc-boutées; les roues basses de la machine sautaient les bosses du pavage, écrasaient l'herbe et les pissenlits de la chaussée. Derrière, munis d'un levier, d'autres gens aidaient la besogne. Quand ils se relevèrent en sueur, Bernard reconnut Joseph sous la vareuse bleue et le bonnet de drap. «Bonjour, mon frère.—Tiens, c'est toi!… Attention, les garçons… tire à bâbord… à bâbord… hôô… hiss… Une… hooo, hiss… deux… Tu vois, on est au travail…» Il s'arrêta comme à regret… «Alors?… Tu viens manger un morceau par ici?… C'est vrai… On rassemble des cent mille hommes sur la côte. Le petit gris croit qu'il va passer la mer à cheval… Toi aussi, tu passes la mer à cheval?… hein, mon fieu?—Et le père?—Il ne va pas bien. Tout ça le secoue, tu comprends. Je crois pas qu'il aimerait te voir… Il est chez nous avec une petite fille. Il ne manque de rien, ni la petite. Il y a encore du biscuit dans la soute et du tafia dans les fioles… La petite le garde. Il se fait moins de bile… Tu ferais bien de lui f… la paix, mon garçon… Voilà mon avis… hein?» Il se frappait les mains pour en secouer la rouille et la poussière. «Allons voir La Belle-Ariadne.» Bernard protesta contre l'idée de son frère. Ces façons l'accusaient d'ingratitude. Il donna des explications comminatoires sur les folies séniles de M. Héricourt, tandis qu'ils parcouraient le pont de la goëlette gratté, lavé ainsi que celui d'un navire de guerre. Les calfats goudronnaient l'extérieur, suspendus à des cordages. Autour des deux mâts, les pistolets d'abordage, les mousquets, les sabres et les haches garnissaient des cercles en fer. On enchaînait le canon à l'avant; le bronze fourbi reluisait. Aux premières ouvertures que fit Bernard afin de partir avec ses frères, Joseph le dissuada. «Tu sais, pour la course, il faut de vrais matelots. Je vais armer les deux bricks aussi, mais je n'emmène que de vrais matelots, des durs; ça les connaît, la toile et la barre… Tu serais un marin à cheval, toi, mon fieu; un marin à cheval, ah! ah!…» Il éclata de rire, trouvant l'image comique. Toutefois il consentit à persuader le père de souffrir une rencontre avec le voyageur sur le môle, après dîner.

Les yeux brouillés par l'émotion, Bernard aperçut à l'heure dite Joseph et le vieillard qui venaient à lui. Le père marchait mal; il portait une redingote bleue que gonflait son ventre flottant. Les dentelles des manchettes cachaient ses mains; plus près, une mine assez bonne colorait le visage. Bernard avança vite: «Père, comment vous va?—Aussi bien que… possible…» répondit M. Héricourt, mais il ne put se retenir de pleurer. Des larmes noyèrent le voile des pupilles bleuâtres, et la bouche s'ouvrit de coin contre la gencive édentée. «Pourquoi, mon père, pourquoi, vous méprendre ainsi sur nous?—Oh! oh!» gémit péniblement le vieillard, et le sanglot s'étrangla dans la gorge. Il le comprima, s'arrêta pour trouver un mouchoir dans sa poche et s'essuya les lèvres. De toute cette douleur, malaisément contenue, le fils ressentit les affres. Sans que M. Héricourt prononçât un mot, Bernard prévit ce qu'il dirait de lamentable. «Ne parlons point de ces choses. Ne parlons point de ces choses…, mon père. Laissez-moi seulement vous répéter que mes lettres étaient véridiques. Je vous aime, Virginie vous aime, et tous nous vous aimons. Rien ne peut contre cela!» Ils se prirent les mains. Joseph plaisantait: «Allons! il ne vous mange pas, vous voyez bien! C'est un bon garçon.—Oui! reprit Bernard, mes pauvres soeurs sont tristes de ce que vous croyez. J'ai vu couler les larmes d'Aurélie.—Moi aussi, moi aussi, j'ai pleuré, moi!…» cria M. Héricourt, et il levait au ciel ses pauvres yeux morts. «Oui, oui, je pense que vous souffrez, mon père, et pourtant où est le crime?—Le crime! mais c'est le luxe d'Aurélie, ses fêtes qui échappent à mes yeux aveugles, c'est la gaieté de Virginie, c'est ton amour à son égard qui me délaisse. Le crime, ce sont les nouveautés des Cavrois qui changent mon oeuvre, qui démentent mes pensées. Va, va, retourne à tes chevaux, à ton cher argent, à tes folies. Laisse-moi dans ma nuit comme tu m'y laissais hier. On se marie parce que ma vieillesse répugne à votre joie. Vous cherchez des figures agréables qui rient et qui voient. Caroline amasse par peur de ma vieillesse, qu'on croit inhabile à gérer le bien. Vous me criez tous que la mort accourt, en vous séparant, en vivant d'autre sorte que moi. Notre sainte existence, notre noble existence de travail commun est finie, et je n'ai plus qu'à finir à mon tour… Entre vous et moi, vous mettez des sentiments et des habitudes qui nous rendent plus étrangers que les coutumes différentes des peuples. Va, mon fils, va. Toi qui coupais les robes de tes soeurs pour fabriquer le premier drapeau tricolore de la Ville, tu sollicites la clémence de cet empereur, aujourd'hui; je le sais. Je ne comprends plus, je ne vous comprends plus personne, ni Praxi-Blassans qui sert un tel maître, ni Cavrois qui renie la République, ni toi qui n'as su sauver ton général, ni Caroline qui soudoie les intendances pour leur vendre nos marchandises. Et ma nuit ne vous comprend pas.»

Cependant ils l'apaisèrent. Il dit sa demeure, son existence nouvelle fortifiée par le vent de mer, la délicatesse et la fraîcheur du poisson, l'affabilité des marins, ses fils. «Invitons le frère à dîner, pria Joseph.—Non, non, pas aujourd'hui. Ne me fais pas mentir si vite à mes idées. Sa présence me rappelle trop encore qu'il appartient à une autre famille, à d'autres gens, à d'autres habitudes, et qu'il se détourne de moi… Puisqu'il doit repasser ici, je le reverrai à son retour. Lorsque Caroline aura rendu mon bien, je jugerai si je puis vous comprendre. Son fils craignit de ne le revoir plus; mais Joseph consola. Le père semblait heureux dans leur maison. Il reprenait des couleurs. Il pouvait suivre l'étendue des jetées sans fatigue; et chaque jour il allongeait la promenade. Pourquoi contrarier sa manie. Avec eux, il se rétablirait; la santé morale et la santé physique lui reviendraient à la fois. Alors on se réconcilierait tous. On pourrait le conduire à Paris chez un médecin célèbre, qui peut-être guérirait ses yeux. Il fallait seulement attendre l'automne. «Au revoir, mon fils, va trouver Augustin et le général Oudinot, je t'attends au retour… Au revoir embrasse-moi… mon fils…» Bernard mit les lèvres sur la vieille joue toute fraîche de l'air marin. Par une petite rue latérale, M. Héricourt et Joseph disparurent, les adieux faits. Ils lui laissèrent une immense tristesse, le remords d'un crime. La décrépitude et l'angoisse du père étaient dues à leur vie nouvelle, la vie d'amour, la pauvre vie d'amour, où ronflait Virginie entre un mal de coeur et un mal de dents.

À Ostende, il apprenait ceci d'Augustin. Toutes les semaines, Oudinot recevait de leur père des lettres dénonçant ses fils qui le dépouillaient, et suppliant le général d'intervenir auprès d'eux. Oudinot avait flétri le jeune homme d'une forte semonce, puis l'avait renvoyé au peloton pour instruire les recrues de la dernière levée. Dès lors il sembla difficile d'obtenir une apostille au certificat des officiers. Augustin ragea. Ils s'exaspérèrent ensemble. Leur avenir militaire dépendait d'une lubie sénile. Ils incriminèrent les marins qui auraient pu raisonner le vieillard. Augustin emmena son frère chez des amis flamands aux environs de la ville. Parmi les chaudrons de cuivre luisants, les faïences bleues, les meubles de chêne poli, s'évertuaient deux cousines fort accortes; la cadette y joignait d'être jolie, ce qu'apercevaient mal les maris, associés-brasseurs. Dans son frais habit bleu à revers blancs, Augustin se fit valoir. Il avait de beaux yeux gris, une taille de fille, des jambes droites. Le bicorne convenait à son profil étonné de jeune garçon fiévreux. Il habitait là, dans une chambre dominant le potager et ses cloches à melon, ses plants de poireaux. Fièrement, il expliqua combien peu lui coûtaient nourriture et logis: la plus jeune des cousines lui voulait du bien. Pour en témoigner, elle n'acceptait pas d'argent. Il payait l'hôtesse de prévenances amoureuses, lorsque les maris charriaient au loin les tonneaux de bière ou les sacs d'escourgeon. Il montra sa bourse pleine, des fleurs fanées, un ruban de jarretière en satin rose, et, dans son portemanteau, tout un trousseau de linge fin, don de l'hôtesse. Héricourt, suffoqué, lui représenta la bassesse de cette conduite. Mais Augustin n'admit pas le blâme. Ses camarades agissaient de même. Lorsqu'on possédait une figure avenante et la vigueur du mâle, bien sot qui n'en profitait point. Les dragons en usaient comme les fantassins, apparemment. Le capitaine se récria. Augustin riposta qu'on était mal venu à lui chercher noise, au moment où lui-même se compromettait auprès d'Oudinot pour la cause d'un ami de Georges et des brigands… Dans les garnisons de la côte, tout le monde reconnaissait le crime de Moreau… Pâle de colère, l'enfant crachait des injures. La folie du père, la conspiration de Bernard embarrassaient son destin. Il ne le voulait pas. Quant à sa conduite, elle n'intéressait que lui seul.

Le bruit des voix fit monter les femmes qui entrèrent sous prétexte d'apporter quelques boissons. Petite, grasse et brune, la plus jeune s'effara: «Mignon, qu'est-ce qu'il te fait… qu'est-ce qu'il te dit? Mignon?…» L'aînée non moins grasse jusqu'aux plis du cou: «Vous savez, Monsieur, il ne faut pas le gronder, parce que nous l'aimons bien, venez souper d'abord…» Afin d'éviter une querelle, Bernard descendit à table. Augustin et sa maîtresse parlèrent de leurs amis, hussards du corps Oudinot, qui ne tarderaient pas. L'aînée tenta de conquérir Bernard, dont elle comblait l'assiette de viande et de pruneaux. La poitrine épaisse débordait le décolletage d'une robe de moire qui ne couvrait point les bras. Cette gorge vivait comme deux visages frais et joviaux. Il eut la convoitise d'y mettre les lèvres, ainsi que l'y incitaient les plaisantes oeillades roulées entre les brides des paupières blondes. Sans doute eût-il obéi aux instincts si la servante n'eût apporté des lettres. L'une, de Joseph, invitait Bernard, au nom de leur père, à ne point manquer de le revoir. La seconde était la réponse d'Oudinot à la demande d'audience. Froidement un secrétaire écrivait que le général, acquis à d'autres soins, regrettait de ne pouvoir accueillir les visiteurs, mais qu'il tiendrait compte d'un mémoire lui expliquant le but de la démarche. Sans parcourir davantage la missive de Virginie où il n'était point question d'affaires, Bernard quitta la table en fureur. Augustin l'excitait. Ce refus d'audience marquait le résultat des épîtres adressées au général par M. Héricourt. «Ah non!… C'est trop. C'est trop, criait le jeune homme. Écris-lui. Écris-lui que tu n'iras pas à Dunkerque, qu'il brise notre carrière. Nous avons usé de douceur. Usons de sévérité, maintenant. Ce vieux fou nous perdrait tous deux.» Ils discutèrent les termes. Ils fixèrent ceux-ci. «Mon père. Vous me pardonnerez si je ne me rends point aussitôt vers vous, comme vous me le faites mander par Joseph. Mais l'état de colère où m'ont mis vos lettres au général Oudinot qui détruisent tout espoir, pour moi, de rentrer dans l'armée me laisse craindre de ne vous parler point avec le calme et le respect que je vous dois. Souffrez que ma visite soit retardée. Votre fils respectueux, Bernard Dessling-Héricourt.» Ils hésitèrent un peu avant de cacheter. Le capitaine cédait à la crainte de paraîtra faible devant le courroux de son frère, qui énumérait avec raison les malechances dont ils allaient pâtir. L'un et l'autre attendirent de leurs bouches le conseil de ne pas expédier. Bernard le comprit; mais il n'osa le prétendre. Augustin refusa de se départir de sa première attitude, par amour-propre. «Ce lui donnera sujet à réflexions. Il ne recommencera plus, et quand tu passeras par Dunkerque il sera bien aise de composer. Envoyons la lettre». Caroline ne voulait-elle pas de même résister à la démence du vieillard aigri? Bernard laissa son frère cacheter. Le jeune homme sortit pour ordonner que l'on portât ce message chez le maître de poste. Durant sa courte absence, le capitaine, retiré dans sa chambre, y lut les deux autres lettres. Virginie annonçait que les misères de la grossesse diminuaient pour elle, tandis qu'Aurélie en souffrait à son tour. À deux elles parlaient du voyageur, elles l'accompagnaient dans son pénible exode: «Il nous semble que votre fierté doit subir des épreuves pénibles, mon cher mari. Du moins, si je pouvais vous rejoindre. Nous ne sommes pas riches. Mon père ne reçoit pas le remboursement des avances faites pour la remonte de trois escadrons. Votre régiment va, dit-on, rejoindre le dépôt à Bapaume, en Flandre. On annonce par ici que toute l'armée sera rassemblée dans les camps de Boulogne avant l'automne. Praxi-Blassans écrit à votre soeur qu'il convient que vous demeuriez sur la côte. De grands événements se préparent, et votre réintégration s'imposera si l'Empereur héréditaire passe outre le détroit. Pardonnez-moi, je vous en prie, mes paroles de colère, au moment de votre départ. Il y a en moi votre vie, comme dit votre soeur; et pardonnez à cette vie-là. Je vous embrasse, Bernard, en épouse tendre et fidèle.»

Caroline conseillait aussi, sur l'avis de Cavrois, de ne pas quitter les camps, de se rendre à Boulogne. Un entrepreneur y construisait, pour le compte Héricourt, des canonnières, des péniches et des chaloupes à l'espagnole, des prames à trois mâts destinées au passage des troupes. Le capitaine vérifierait les travaux de charpente, les devis; il activerait la besogne afin que leur maison encaissât le plus des vingt-sept millions concédés par l'État aux constructeurs de ces bâtiments. Caroline lui envoyait un peu d'argent chez le banquier de Boulogne. Aussitôt Héricourt pensa rédiger son mémoire à Oudinot. Des éclats de rire, des cris de femmes chatouillées l'attirèrent en bas. Deux hussards bleus racontaient que les maris des cousines dormaient ivres, sur leur haquet au milieu de la route. Les militaires avaient dételé et emmené les chevaux, en sorte que les brasseurs resteraient là-bas jusqu'au matin dans la paille chaude. Les femmes riaient aux larmes. Augustin rentra. «Puisque ces messieurs honorent Bacchus, nous autres, livrons-nous aux plaisirs de Vénus!…» déclama-t-il, saisissant aux seins la femme brune qui se renversa sous le baiser. Un hussard éteignit les chandelles. Bernard profita du tapage pour s'esquiver à la faveur de l'ombre. Il fut écrire dans une auberge son mémoire à Oudinot, y coucha, et repartit le lendemain, après avoir serré la main de son frère, sur le champ de manoeuvres couvert de grenadiers en évolutions. Augustin, auparavant, lui avait répondu:

«Achève ton sermon, va. Le père blâme nos manières, dis-tu. Sa vertu ne l'empêchait pas de verser, aussi bien que notre soeur, des pots-de-vin aux mestres de camp, sous Capet. J'ai vu les reçus. Et Joseph, Robert? Sais-tu comment ils profitent lorsque la croisière dure? Ils échangent les pacotilles sur la côte de Guinée contre les nègres qu'ils vont revendre aux planteurs des Antilles. Voilà pourquoi ils ramènent à Dunkerque des cargaisons de sucre et de rhum, de café qui valent dix fois le prix de la pacotille. Ne te fais pas de bile, mon pauvre grand! Adieu. Je remettrai moi-même le mémoire au général… Nous ne serons pas trop de deux dans les états-majors, si nous voulons aider Caroline… Ne te fais pas de bile. Soyons de joyeux garçons, sapristi!… Et vive l'Empereur!» Pirouettant sur les talons, l'enfant était revenu vers les soldats, le rire aux lèvres.

Les premiers jours, à Boulogne, ne furent pas heureux, malgré l'approche ensoleillée de messidor sur les argents de la mer; quand, le travail de vérification fini, Bernard se retrouva en pleine activité guerrière. Or il ne prenait plus part à cette oeuvre, qu'il aimait, d'anoblir les rustauds, de créer des âmes chevaleresques et des corps athlétiques. Avec cette chair de Provence, de Bretagne et de Picardie, il ne composerait plus la vigueur française de la nation. Il ne réunirait plus, sous le seul fronton des casques en ligne, les énergies disciplinées des jeunes hommes. Lorsque passait un escadron revenant de manoeuvre, il s'arrêtait, et ses yeux se mouillaient. Par crainte de compromettre les camarades, il ne voulut pas se lier avec les capitaines droits en leurs uniformes, et arrogants. Oudinot gardait un silence sévère. Nulle réponse n'arriva, d'abord. Mais Héricourt ne reprochait plus rien à son père. Il se haïssait plutôt à cause de la lettre cachetée par Augustin. Une autre écrite de Boulogne à Joseph n'obtint pas de nouvelles. Et cela fit plus accablante une tristesse qui attendait. Il espéra son régiment. Il ne le pouvait voir avant des semaines. Ce furent de longues promenades sur la plage. «Que pense-t-il, le pauvre vieux? À cause de moi, il se tourmente; il étouffe un sanglot; il se voit infirme, abandonné, seul. Peut-être les marins sont-ils partis. Pourquoi? Pourquoi? S'il avait voulu nous permettre de le chérir, nous lui aurions préparé des jours gais. Notre affection eût choyé sa vieillesse. Comme il doit craindre tout, dans cette maison de Dunkerque. Quelles angoisses! quelles transes! Et j'ai écrit cela, moi!» Entre les préoccupations multiples de la vie extérieure, ce remords ne cessait pas. Une seconde personne s'installait en lui qui l'accusait toujours. Il écrivit encore, implora une entrevue. «Je ne veux plus de rapports avec vous que par mon notaire,» fut la seule phrase inscrite par une écriture tâtonnante à l'intérieur du pli que le fils reçut.

Un vrai désespoir le navra. Il ne supporta plus la présence des hommes, se retira dans sa modeste chambre de la cité haute. À sa fenêtre il apercevait la descente de la ville jusqu'à la mer et le fourmillement des soldats autour du camp. Le canon tonnait à midi. La retraite sonnait le soir. La diane, au matin, ébranlait les minuscules carreaux quadrillant sa fenêtre. Jusqu'au loin sur les dunes, il grouillait un peuple en armes. Les ivresses des artilleurs insultaient les rues proches du rempart. De sveltes hussards à pelisses blanches, des chasseurs aux brandebourgs d'argent, d'autres coiffés de grands talpacks évasés par le haut et portant des plumets immenses, se réunissaient sur les bastions afin d'apercevoir le mouvement national du peuple armé, ce peuple qu'il avait espéré conduire aux triomphes historiques. Était-ce pour cet espoir qu'il lisait encore les ouvrages du mousquetaire Dupaty de Clam: La Science et l'Art de l'équitation démontrée d'après nature, le Traité de la Cavalerie? Manie que tout cela. Le Rival, l'Empereur, ce Rival comparé par les évêques à Cyrus, Moïse, César, Auguste et Charlemagne dans les mandements affichés à la porte des églises, Napoléoné Buonaparté se substituait à Héricourt dans son propre rêve, le réalisait à sa face. En l'honneur de Napoléon l'artillerie tonnait, les cloches chantaient, les prêtres psalmodiaient, les soldats se multipliaient, cohues grandies par les bonnets à poil, blanchies par l'éclat des buffleteries, la propreté des culottes, ou parées de brandebourgs nouveaux, de bottes luisantes, de jugulaires métalliques, ou bien agitant le tumulte des sabretaches, des sabres courbes, des éperons stridents. Les bataillons débouchaient des rues derrière des géants qui menaient le rythme terrible des tambours, derrière les sapeurs barbus, en tabliers de cuir blanc, la hache sur l'épaule. Les plumets des colonels les rendaient hauts comme les Titans. L'infanterie légère se pliait, se resserrait, s'étendait, se projetait, se déployait, courait et s'amassait en lignes au long des dunes noircies de tout ce monde. Les tentes se succédaient devant la mer entre les jardins provisoires dus à la patience de soldats horticulteurs. Les baraques des officiers étaient peintes de couleurs fraîches. Au milieu des batteries s'élevaient de petits monuments en terre dédiés à la Gloire, témoignages de l'enthousiasme militaire. La joie goguenarde des figures magnifiait encore le bruit des hommes. Et, parmi ce peuple ivre du désir d'être grand, Bernard n'était rien qu'un homme flétri, relégué au fond d'une chambre avec du remords et de la détresse, souvent de la honte. Il examina ses pistolets.

Parfois il relisait les anciens numéros des gazettes qui contaient l'assassinat de Pichegru, étranglé dans le cachot par les Mameluks du Consul désireux de silence, puis la condamnation de Moreau à deux ans de prison, enfin la mort de Cadoudal. Bernard, au cours du procès, avait conquis l'espérance de l'acquittement, puis d'une indignation populaire. Les Parisiens s'étaient agités. Il avait fallu menacer le jury. Tous avaient cédé devant le Rival. Ce fut une autre ruine de l'esprit d'Héricourt. Il pensa que le canon du pistolet s'applique vite au fond de la bouche, que l'on tombe étourdi, d'un coup, dans le tonnerre de la détonation, jusqu'au repos définitif, loin des gloires criminelles.

C'était cela que le père appelait «une vie de fête», c'était cela qu'il reprochait, c'était de cet insolent bonheur qu'il s'écartait afin de mourir solitaire, afin de mourir d'angoisse, afin de mourir d'affection trahie.

Le fils enfouit sa tête dans les mains et sanglota comme un enfant. «Mon père! Mon père!… Pourquoi, mon père?»

Faible, seul, malheureux, il avait besoin du sourire que le vieillard lui décernait autrefois en consolation. Et rien, rien ne venait plus.

Il y eut un crépuscule atroce, certain jour. La mer de mercure s'alourdissait autour de la cité pleine de voix triomphales. Le soleil de sang rougissait de sa lumière les dunes et le grouillement infini des hommes. Un bandeau de nuages bâillonnait le ciel. Les tavernes flambaient dans la ville basse engorgée de soldats, de chansons, de cris de fauves. Le roulement de mille tambours retentissait à tous les points de l'horizon, descendait vers le port, à travers l'écho des rues, s'amplifiait à l'approche des bassins. Vers la forêt des mâtures, cela retentissait lugubrement. Cela retentissait aux entrailles de Bernard étendu sur son lit dans l'obscur, et qui songeait au vieillard, là-bas, plus au nord, au vieillard jugeant son fils.

La retraite se rapprocha. Les gamins chantaient la Marseillaise. Les trompettes éclatèrent. Les vitres tremblaient. Le tumulte secoua la maison. Le capitaine laissa courir un sanglot dans le bruit formidable. Soudain il parut qu'on heurtait la porte de la chambre. Oui. Sans doute la servante apportait une lettre. Comptant sur la nuit pour cacher son désordre, il se leva, fut ouvrir.

—Bernard!

Deux bras à son cou, une lèvre à ses yeux:

—Bernard! Tu pleures! Ah! j'ai bien senti que tu souffrais. J'ai bien senti que je t'aimais…

—Virginie!

—Oui. Tout me disait, là-bas, ta peine. Aurélie me le disait aussi. Alors je suis venue… Bernard. Pourquoi pleurer? Bernard! Bernard! Je t'aime, moi, moi! moi!… Qu'est-ce que ça fait, puisque je t'aime et que je pleure aussi…

Elle l'entourait de sa chaleur. Elle sanglotait… Ils restèrent ainsi, dans le tumulte abominable de la Vie et de la Mort qui passaient avec la voix guerrière des tambours…

Elle l'aimait, Virginie! Ils s'aimaient certainement. Cela datait de cette heure crépusculaire qui engloutit peu à peu la féroce lueur du jour.

Ils ne s'aimaient donc point avant? Ce n'était rien, leurs étreintes, leurs caresses, leurs voluptés malicieuses, leurs promenades dans le parc, leurs mains unies au soir, derrière la ruine du donjon. Rien?… Non rien auprès de ce dont vibrait maintenant l'époux, auprès de ce qu'il savait frémir en elle de tendre, de douloureux, de craintif et de dévoué. «Toi?—Moi!—Nous…» Les lèvres sur les lèvres, ils demeurèrent, l'un contre l'autre, à tressaillir.

Il cherchait la comparaison de sentiments anciens. Rien n'égalait cela, ni l'instant de leur rencontre à Gros-Bois, ni les madrigaux des fiançailles, ni la nuit nuptiale. Cet amour-ci naissait de pitié envers lui, de reconnaissance envers elle. Leurs chairs, moulées l'une à l'autre, devenaient la chair d'un seul être qui s'apitoyait à la fois sur lui malheureux, sur elle confiante, qui se remerciait de se confondre pour s'abriter en soi. Ils savouraient le charme d'une seule pitié mutuelle pour cette douleur pareillement subie en l'identité neuve de deux émotions.

—Comme tu es bonne, tendre épouse, qui souffres de mon chagrin, toi qui accours de si loin pour consoler.

—Ne souffres-tu pas de la peine que ton père endure à cause de nous?
Nos trois coeurs crient vers Dieu et implorent la même miséricorde.

—À travers ma douleur tu souffres de sa peine… Comme il est doux de savoir que ton coeur sensible m'appartient à cette heure.

—Il est bon de s'attendrir, n'est-ce pas?

—Oui… Oh! nous nous aimons…

—Nous nous aimons…

Elle cachait sa tête entre l'épaule mâle et la joue penchée. Ses cheveux se dénouèrent et les enveloppèrent de leur tissu doux. Non, rien n'égalait, parmi les amours, cette heure de passion. Cependant, s'il avait pu, après la bataille de Moesskirch et le viol de la fille allemande, accueillir la pitié alors venue à ses yeux, à ses lèvres, lorsque l'ordre militaire l'avait séparé d'elle, il pensa tout à coup que d'un pareil amour il aurait chéri l'autre, sans doute. Oui, les symptômes de la même émotion l'avaient envahi. Il en reconnaissait le souvenir lié à celui des cils sombres sur les yeux clairs de l'enfant profanée. Il lui parut qu'entre le temps de guerre et cette présence nouvelle de l'amour sa vie n'était que lacune.

Il lui parut aussi qu'il restituait à ce souvenir sa dette de pitié, de douleur et de passion.

—Oh! que nous nous aimons!

—Laisse-moi voir tes cils sombres et tes yeux clairs, Virginie?

—Tu veux?

Reflet de la lune, la mer éclairait la ville. La nuit allait finir. La jeune femme n'avait pas encore retiré son manteau à triple collet, ouvert seulement sur sa robe de voyage. Elle se rappela sa malle, le postillon et sa chaise restés à la rue.

—Tu es venue en poste?

—Oui, je désirais te voir vite.

—Qui t'a donné l'argent du voyage?

—Aurélie. C'est elle qui m'engageait à partir. Ta soeur nous aime bien, tu sais. Quand on a connu la condamnation de Moreau, elle ne m'a plus laissé de répit. Elle a emprunté sur ses bijoux et les miens.

—Aurélie?

—Oui. Elle disait: «Je t'assure qu'il est malheureux, mon frère!… Il souffre de la peine que le père endure à cause de nous tous.»

Bernard retrouvait la phrase que la naïve Virginie avait récitée d'abord. C'était l'âme d'Aurélie qui le rejoignait dans le corps de l'épouse, qui le consolait, par cette bouche charnue énervée de passion.

—Va, va, tu es aimé, mon Bernard!…

Vraiment elle prononçait le nom en grasseyant, comme si, cinq ans plus tôt, elle eût parlé à la mode des Incroyables, elle aussi. Il remarqua:

—Tu as presque la voix d'Aurélie, maintenant.

—Tu trouves?

Légèrement vexée, elle feignit de rire.

Mais, au lendemain, ils goûtèrent tout le bonheur de l'amour, toute la fraîcheur de la mer, toute la splendeur de messidor.

Héricourt, qui se défiait des croyances chimériques, écarta l'image d'Aurélie. Sa femme l'enthousiasmait avec sa belle joie franche, qu'amusaient les danses du flot et la parade des soldats. Ils regardaient l'appareillage des bâtiments. Tantôt ils musardaient parmi la bonne odeur de bois neuf, dans les chantiers de construction; tantôt, blottis au creux de la dune, ils écoutaient rugir les eaux en se chérissant. Elle lui rappela des philosophies faciles, et que ni l'or ni la grandeur ne rendent heureux. Toute joie réside dans l'amour. Elle le prouvait. Ils mâchaient la même fleurette et suivaient du même regard le vol des oiseaux. Pour leurs bonnes heures, ils regrettaient le grand lit ducal, au château de Lorraine. Ils aimèrent Jean-Jacques, la nature, leur petite maison à contrevents bruns. Hors la ville, ils en louèrent une pour quelque temps. La bourrasque jetait le sable, parfois, jusque les vitres encadrant les moirures immenses de la mer, où les voiles oscillaient, de plus en plus petites, vers l'horizon. À l'intérieur, il y avait un sofa cramoisi, des crédences grises, le pastel d'un jeune homme poudré, la main dans son habit bleu, des chaises à médaillon, une épinette avariée, puis un grand lit de fer clos de rideaux blancs, dans la seconde pièce, après le vestibule rempli de mouettes et de cormorans empaillés. Le propriétaire naviguait. La vieille servante tricotait en silence, l'oeil attentif derrière ses besicles rondes. Elle ne montrait qu'avec religion les lances de sauvages, leurs boucliers de paille et de cuir, leurs liasses d'amulettes, et les livres de sciences naturelles qui décoraient les tablettes d'une troisième salle.

De tout le bruit militaire, on n'entendait là que les coups de canon saluant le lever et le coucher du soleil, midi.

Là Bernard et Virginie parlèrent de leur fils. Leur amour resplendirait sur la beauté de sa face. Il accomplirait ce que son père ne rêvait plus d'accomplir. Afin de participer à cette gloire certaine, ils souhaitèrent une vie longue; car lui commanderait. Ni l'un ni l'autre n'en douta. Nulle opinion ne les divisait. Aux fruits de leurs corps vigoureux et doux, ils se rassasiaient de force, de joie, d'espoirs.

En imitant ses mines anciennes de fillette grondée, Virginie était sûre de l'attendrir. Le charme d'une faiblesse féline et puérile l'attirait de suite aux bras de l'épouse. Il embrassait les sombres cils et les yeux clairs, au souvenir d'une autre faiblesse violentée. Riant, il avait envie de tristesse; et ce mélange d'émotions était un délice d'amour.

Une lettre arriva: «Mon frère, le médecin sort de la maison. Le père est très malade; mais il ne lui convient pas encore de te voir. Je te préviendrai quand le moment sera venu. Joseph.»

La grosse écriture écrasée sur la pâte verdâtre du papier signifiait évidemment l'imminence du malheur…

—C'est moi qui le tue, moi…, mon pauvre père!

—Ne répète pas cela, Bernard…

Virginie se ruait à cette bouche, comme si la peur d'une parole néfaste épouvantait son destin. Lui ne voulut que s'anéantir dans la douleur. Tout le château des fibres nerveuses s'ébranlait en son crâne, autour de ses os. Son père ne le demandait pas! Il pensa courir à Dunkerque. Mais leur subite présence ne pouvait-elle pas annoncer trop clairement la mort au vieillard et le faire succomber aussitôt, lui qui aimait tant vivre, qui riait si fort, avec la petite orpheline, de ses manies, de ses boutades. Surtout Bernard redoutait de comparaître devant le moribond qui lui pourrait dire: «Vois ce que tu as fait de moi qui t'ai donné, en même temps que la vie, la possibilité de la gloire et de l'amour. Voici que tu m'as tué en trahissant mon affection pour une femme, et du luxe ambitieux, comme Aurélie m'a tué afin de s'unir à un noble, et Caroline afin de s'enrichir par l'influence de son mari. Pourtant, ai-je été mauvais envers vous? J'ai passé les heures de la vie à créer la fortune dont vous seuls deviez jouir, et non moi. J'ai renié mes convoitises, j'ai maté mes instincts, j'ai ignoré mes passions dans le but que rien ne fût dérobé qui pût servir votre jeune force, un jour. Et voici: Je meurs de désespoir, parce que vous m'avez délaissé avant l'heure, moi, mes idées, pour d'autres gens et des modes nouvelles. Vois mes rides, Bernard, les taies de mes yeux, les taches noirâtres de mes mains, écoute gémir l'oppression de mon souffle, regarde la détresse de ma face. C'est toi, toi, ce sont tes soeurs qui ont tué, en faisant comprendre pourquoi je ne suffisais plus à vos coeurs. Vous m'avez renié, écarté. Des ombres étrangères ont surgi entre vous et moi… Pourtant j'aurais pu vivre encore. Mes membres étaient robustes; aucune maladie n'affectait mes organes. J'aurais pu vieillir longtemps entouré de vous que j'aime… Oh! vous me repoussez de l'existence que j'encombre, impotent, aveugle, radoteur… Eh bien! c'est fini. Je succombe. Triomphez, assassins qui étouffez mon chagrin avec le poids de l'ingratitude… Ah! je vous aimais… je vous aimais, moi!… moi!»

Le fils l'imaginait sur la couche d'agonie, avec les pauvres mains osseuses tendues pour accuser, et sa bouche molle, édentée, crachant la malédiction, et, son regard cherchant, à travers les taies blanchâtres, le secours d'un autre soleil riche en clémences, en pitiés, en gratitudes filiales. Il entendait le sanglot gloussant sous les fanons de la gorge flasque. Il se complut dans l'horreur de cette hallucination, jusqu'à ce que la fatigue physique l'étendît aux côtés de sa femme endormie déjà comme une enfant paisible, au bruit de la bourrasque jetant le sable de la dune contre les volets clos.

Ce ne fut pas le choc du sable, mais un heurt et une voix qui réveillèrent le frisson peureux de Bernard assoupi. Un poing d'homme ébranlait la fenêtre du dehors… «Mon capitaine!… Votre père n'est pas bien… Il faut venir!—Oui, oui,» balbutia le fils en se précipitant vers la croisée, qu'il ouvrit de ses mains tremblantes. Enveloppé d'un manteau, le voyageur attendait. «Je suis le second de M. Joseph. Ça ne va pas chez lui à cause de votre père. Voilà sa berline… je vous attends…» Le fils glacé chercha les mots d'une question. Il sentit que son père était mort et que le marin ne le disait pas. Virginie ne comprenait rien, croyait à des voleurs… «Mon père, mon pauvre père! Oh! mon pauvre père!» répondit-il. Le vent fit reclaquer le volet. La mer était mugissante. Bernard introduisit l'annonciateur. «C'est fini? Oui… non, non!» L'homme ne voulait rien dire… On le laissa. «Je l'ai tué. C'est fait. Je l'ai tué,» murmura Bernard cherchant ses habits qu'il ne trouvait plus. Mais il remerciait le sort de ne pas comparaître devant la sévérité du vieillard vivant. «Je l'ai tué comme j'en ai tué d'autres!»

Quelles heures de nuit, d'aube, de jour passèrent aux vitres salies de la lourde voiture! Virginie le tenait entre ses bras. Il sanglotait, par saccades; elle pleurait doucement sur cette détresse. Il s'étonna lui-même de tant de chagrin. Son père était vieux et dément, après tout. Qu'avaient-ils fait qui ne fût selon la loi des choses? Les jeunes vont à la jeune vie, les vieux à la décrépitude, au délire, à la mort. Et cependant une peine physique, le chagrin du corps, de sa chair, l'emportait sur la raison, comme si la chair, fille de la chair en agonie, avait, pour ne pas se consoler, des motifs meilleurs que ceux de l'intelligence, fille de leçons étrangères. Les saccades de sanglots lui laissèrent peu de répit avant d'atteindre, le soir, Dunkerque et la maison d'angle auprès du rempart. La lumière se filtrait par les fentes des contrevents, entre le passage des ombres. Il sut là que M. Héricourt vivait encore. Ses frères descendus lui dirent que le malade persistait à ne le pas recevoir et se déclarait trop faible pour supporter le trouble d'une telle entrevue.

Puisque son père discutait ainsi la visite, la mort ne l'attaquait pas. On avait voulu effrayer. Ses frères peut-être servaient le caprice du vieillard, qui imposait une épreuve. Bernard soupçonna Joseph, qui ne se résignait point à les introduire dans la singulière petite maison. Blond, ventru, bonhomme, Robert parlait de l'état du ciel, des coussins de la berline et de la vitesse du cheval, comme si tout cela existait à l'heure de la mort. Les mains derrière le dos, Joseph hochait la tête. «Il est si faible! si faible!… Il ne peut plus se lever. Pourtant hier je lui ai encore lu la gazette. Il a ri. Le médecin ne sait pas; il dit que ça peut aller quelques jours… Il n'ose rien promettre. La petite veille, avec Calebasse, notre négresse, que nous avons ramenée des Guinées… Il veut toujours manger des oranges, le pauvre homme, mais ça ne lui vaut rien… Allons entrez, Madame notre belle-soeur, vous verrez une cabane de matelots…»

Ils entrèrent tous dans une grande pièce nue. Virginie ne savait quelles paroles fournir. Robert avoua que l'orpheline excitait le père contre ses filles et ses brus. En un coin de la pièce, l'escalier tournait vers les solives du plafond. On entendit marcher, en haut, et des plaintes de voix inconnues. Les marins se balançaient sur leurs jambes en regardant le carrelage du sol. Une négresse dégringola les marches. «C'est la Gri-Gri, ce n'est pas Calebasse,» expliqua Robert, et il rit de toute sa face rasée. Inquiète, l'Africaine rôda, dans les coins, à la recherche de vaisselle. Elle admirait le manteau, les trois pèlerines de Virginie; elle rassembla contre ses grosses mamelles un madras jaune et sang. «Allons Gri-Gri, commanda Robert, salue Madame… Ah! elle est rusée! Et ta soeur Banane? Elle est là-haut. Allons!… ah! ah! Dents blanches! Vilaine tignasse: là-bas, elles y mettent du suif… Drôle de mode! n'est-ce pas? Bernard! Te rappelles-tu, mon frère, quand tu venais voir vêler la vache, derrière les Moulins…?» Une autre négresse glissa pieds nus le long de la rampe. «Ah! c'est Clotilde, celle-là…» Clotilde ouvrit ses grosses lèvres noires pour sourire, et puis chuchota des mots bizarres vers Gri-Gri penchée sur une caisse qui servait d'armoire. Les marins ne parlaient plus du moribond, mais ils renseignaient Virginie sur les défauts et les vertus des quatre négresses présentes, glissant, pieds nus, silencieuses, telles que de souples diablesses vêtues d'indiennes qui collaient aux membres agiles. Bernard eût voulu qu'on se tût ou qu'on parlât du malheur, uniquement. Les marins ne pensaient pas de même. Ils s'empressaient autour Virginie, lui montraient un oeuf d'autruche, des morceaux d'ivoire, la prièrent de soupeser. Cela fit que Bernard crut moins à la proximité de la mort. Ses frères auraient-ils ainsi joué?

Soudain les négresses regrimpèrent à la vis de l'escalier, disparurent. Le gros Robert monta lui-même pour prendre des nouvelles. Afin d'éviter le bruit, il n'avait point de souliers; ses pieds énormes en bas gris tricotés firent geindre les planches des marches. Bernard craignit que son père ne le demandât. Il se jetterait au pied du lit et lui baiserait la main. On se réconcilierait. On guérirait l'aveugle. Quels bons jours d'affection ensuite… Mais Robert revint, l'air hébété: «Il a passé!… dit-il… Le père est mort!—Oh!» hurlait la chair de Bernard, encore que la stupeur de son esprit voulût interroger. La chair se tordit, fut secouée de sanglots, s'écroula sur les genoux. Virginie le soutenait. Joseph répéta: «Voyons, garçon, voyons, Bernard, du courage, frère, allons…» Ils le portèrent, le hissèrent par l'escalier. Il était une chose endolorie, secouée de spasmes. Il se trouva brusquement face à face avec son père rigide, étendu les yeux plus creux, les narines pincées, la bouche sévère, les mains pareilles à la cire du gros cierge qu'allumait la négresse avertie d'avance.

De nouveau sa chair s'écroula sur les genoux. Ses mains cachèrent le trouble de la figure déformée par l'expulsion pénible des larmes. L'intelligence se résignait, sereine. Mais le corps ne se résignait pas. Il était une autre personne que la raison. Personne instinctive, sensible, passionnée, mieux capable de comprendre que la chair du mort était la source de sa chair, qu'elle-même, un jour, se pétrifierait aussi, vide d'âme volontaire, après avoir été l'organe d'amour et de douleur.

—Allons, frère, bois un bol de grog. Ça remet un homme… Non? Tu as tort.

—Frère, tu devrais boire du grog. Ça te donnerait courage. Mange un morceau toujours.

Le corps souffrait trop. Au contraire l'esprit avait épuisé sa peine. Il s'attristait davantage, avec philosophie, sur la brièveté de l'existence. Ces dernières semaines, tout le chagrin s'était exténué en prévisions. Une navrance acceptée persista seule. Le corps continua de gémir, de se tordre, et de sangloter, à chaque souvenir d'autrefois, à chaque évocation du père aimable ou heureux. L'esprit plaignait le corps et s'étonnait presque de la torture.

Alors le fils comprit à quel degré il était la chair de la chair, et de quel lien, supérieur à ceux inventés par la poésie, la race retient la race.

La mort venue, l'être qui tremblait, mystérieux encore, aux flancs de l'épouse, serait-il secoué de mêmes sanglots? Bernard se réfugiait dans les bras de Virginie, il cachait sa tête dans les jupes. Elle pleura sur lui, doucement, parmi des paroles consolatrices d'amoureuse. Lui songeait à sa vie intérimaire entre celle, finie, de l'ancêtre, et celle, prochaine, de l'enfant. Il allait transmettre au descendant le courage et le rêve de l'aïeul, courage et rêve transformés un peu par ses propres courages et par ses propres rêves, par la culture minutieuse de son caractère méconnu. La descendance le justifierait.

—Frère, il ne faut pas rester ainsi, l'estomac vide Pourquoi?

… Jusqu'aux funérailles Bernard tâcha de consoler sa chair fiévreuse et son coeur sanglotant. Il clama le Miserere du fond de son âme au Christ de cuivre levé sur la draperie noire dans le choeur de l'église. Il crut qu'il enterrait sa jeunesse, quand la bière descendit au fond du trou creusé entre les marguerites du gazon. Ah! son enfance qui titubait, son adolescence qui chantait, sa jeunesse qui espérait! Tout cela tombait dans la pelletée de terre choquant le bois sonore, tout cela que son père avait averti, dirigé, égayé, comblé de biens. Les marins eux-mêmes eurent les yeux humides; le lieutenant Augustin pâlit, malgré ses parfums; Caroline soupira sous les tuyautages de sa coiffe de deuil. Ensuite l'on partit silencieusement vers une autre vie, que l'image du vieillard n'occuperait point.

Quelques matins encore, les réveils furent sinistres. L'épouse consolait le pauvre corps recueilli dans sa douce chaleur. Peu à peu, elle cachait la mort avec la fraîcheur de son sourire.

X

Au château de Lorraine, ils préparèrent l'existence pour la venue de l'enfant. Thermidor, puis Fructidor brûlèrent les feuilles. Praxi-Blassans avait rejoint Aurélie malade de sa maternité attendue. Tendrement il la soignait, lorsque sa correspondance énorme lui laissait du loisir. Il recevait le soir des espions qui surveillaient l'esprit des petites cours allemandes.

Parti trois jours après Bernard, en Prairial, Edme Lyrisse, depuis, voyageait au loin, séducteur d'une demoiselle, dont la mère, désespérée, trépassa.

Au milieu de Vendémiaire seulement, Bernard voulut entretenir, seul à seule, Aurélie du voyage qui avait amené sa femme à Boulogne, en Messidor. Ils allaient sous la charmille. Le soleil, trouant la verdure roussie de la voûte, faisait des taches pâles sur le sable. Praxi-Blassans gagnait alors la Suède, muni d'instructions pour empêcher l'alliance entre ce pays et l'Angleterre. Mélancolique, la jeune femme se plaignit de rester seule, quelques mois encore.

—Et nous?

—Oui, sourit-elle.

—Et moi?

Elle ne répondit que par le même sourire; elle s'avoua lasse. L'écharpe orange qui cachait sa taille n'empêchait point les frissons. Son petit visage, tiré des narines aux lèvres, portait une teinte laiteuse. Des taches rousses cernaient les yeux. Les longues mitaines de soie tricotée ne s'appliquaient plus jusqu'au coude contre la maigreur des bras, mais se plissaient partout Une dentelle cachait sa chevelure ternie.

—Asseyons-nous, dit-elle.

Elle posa son réticule sur la pierre du banc et se mordit les lèvres, à cause d'une souffrance plus vive.

—Chère Aurélie! plaignit le frère, qui la soutint…

Ils restèrent un peu sans parler. Les oiseaux se chamaillaient à travers les ramilles. De gros dahlias pourpres achevaient de se flétrir. Les pommes d'or brillaient aux branches alourdies.

—On accueillerait mieux la mort en automne, ce me semble, dit-elle.

—Ce me semble aussi. Mais pourquoi parler de la mort?

—Oui: pourquoi?… Nous avons tué notre père… Que reste-il de remords à nos amours?

—Peu de chose. La nature poursuit son oeuvre en nous donnant l'oubli.
D'autres vont naître.

—Nous n'avons pas la pitié longue.

—Vous en avez eu beaucoup pour moi, Aurélie, cet été…

Il s'arrêta. Elle attendit. Jusqu'alors il n'avait pas osé dire sa croyance à un sentiment d'affection très vive qu'elle aurait inspiré à Virginie, pour lui. Le frère avait craint l'équivoque de ce propos, et qu'elle ne fût embarrassée par cela que leurs paroles n'eussent jamais exprimé. Il retira sa main qui soutenait la jeune femme entre les épaules. Il reprit alors, plus sûr de sa voix:

—Vous m'avez envoyé l'amour, quand vous m'avez senti près de la mort.
Je vous en remercie, ma soeur.

—Je l'ai envoyé l'amour?… Oui, je pressentais d'ici la douleur. Tout manquait sous tes pas, homme infortuné!

—Par une autre bouche, par une autre âme, vous m'avez envoyé votre affection, là-bas, près de la mer.

—Oui, je te l'ai envoyée, Bernard; et tout mon coeur aussi.

—Virginie m'apporta votre voix, et votre coeur battait dans son coeur naïf. Je l'ai bien compris.

—Merci, mon frère, merci de m'assurer que tu l'as bien compris…
Merci.

Il redouta de montrer son émotion, comme elle montrait la sienne; il se pencha et, sans la toucher de ses mains, posa les lèvres sur la soie tricotée de la mitaine; il ne releva point la tête avant que l'oppression d'Aurélie se fût apaisée. Et alors il regarda directement le soleil.

Silencieux, ils demeurèrent ainsi. Nul de leur geste n'effleurait l'autre. Ils contemplaient l'astre déclinant au bout des arcades que faisaient les troncs et les branches taillées des charmes. Beaucoup plus tard, elle dit:

—Le même sang qui charge mes veines m'a fait pressentir le chagrin dont s'enfiévrait ton sang. Notre père m'avertissait par la vertu mystérieuse du sang que lui doit notre race.

—Sans doute, nous sommes le même sang.

Il ne comprit guère ce qu'elle voulait entendre par là, sinon qu'elle rappelait, peut-être, leur lien fraternel, pour écarter une idée autre de leur affection; et ils revinrent au silence. Les deux âmes évadées de leur corps se mêlaient dans la forme belle du paysage, devant leurs yeux saisis. Il sembla que les parties les plus subtiles de leurs êtres comblaient l'espace, depuis les pelouses et les eaux endormies jusque la courbe élancée du ciel.

Deux heures ils furent, consciemment, l'univers et la joie de son automne doré. Leur silence ne se rompit pas. Leurs regards ne se cherchèrent point. Ils admirèrent.

Au 19 brumaire de l'an XIII, Virginie mit au monde une fille. Comme sa mère, elle eut de sombres cils et des yeux clairs pareils aux sombres cils et aux yeux clairs du fils enfanté par Aurélie le mois suivant, dans l'alcôve où restait pendu le dessin de Bernard, qui représentait la douleur de la petite Allemande, après Moesskirch.

—Ma bonne, tu pensais trop à moi, durant ta grossesse, s'écria Virginie! Ton fils a mes yeux. Je veux mourir si je ne t'aime pas toujours comme tu m'aimes; toujours, tu sais…

Elles s'embrassèrent, le coeur gros d'un bonheur obscur.

Remises de couches, l'une et l'autre rentrèrent à Paris. Bernard n'aima guère la petite Denise, dont les cris emplissaient l'hôtel de la Cité d'Antin. Le colonel Lyrisse y recevait beaucoup dans le salon aux tentures de drap rouge bordées de noir. Des cariatides soutenaient les angles du plafond, sur des bras musculeux, joints derrière leurs têtes crépues, d'Atlas, d'Hercule, de Chiron. En haut de leur piédestal, les muses de plâtre bronzé soulevaient noblement les draperies de leurs tuniques. Par malechance, la nuit de la rue morose obligeait, dès cinq heures, à la lumière des lampes; or l'odeur d'huile chaude donnait à Virginie maint prétexte de migraine.

Serait-ce Denise, petite chair noire et criante, qui vengerait Héricourt du Rival, devenu l'Empereur Très Chrétien, après la cérémonie du sacre? Virginie, obstinément attachée à des traditions, nourrissait elle-même. Autour de l'enfant pendue au sein grossi, les amies bavardes se penchaient avec mille cris joyeux, surprises de voir à la fillette des mains, des yeux, une bouche.

Héricourt préféra les heures passées dans le cabriolet du colonel. L'élan du cheval perçait le rideau de neige fondue. On s'arrêtait aux boutiques, devant les maisons les généraux, des inspecteurs aux revues, des commissaires des guerres. On était reçu par des hommes raides en uniformes chamarrés, et qui portaient la nouvelle croix de la Légion d'honneur. Ainsi connut-il le baron de Cavanon moulé dans son costume vert de chasseur à cheval. Sur les cuisses, un sextuple trèfle tracé par des galons d'argent, la pointe en bas. La tête massive s'appuyait aux broderies métalliques du haut col éraflant les bajoues. Le plancher criait sous les bottes à glands et à éperons dorés; le fourreau en cuivre du sabre courbe enchâssait des camées d'agate. Malgré cette magnificence, il sourit affablement de la mésaventure politique qui navrait le capitaine et promit de le faire réinscrire sur les contrôles de l'armée. Lui avait conquis ses grades, avec Joubert, Masséna, Desaix, en Italie, d'Arcole à Marengo. Il se haussait pour convaincre le grand colonel Lyrisse, racontait de drôles d'histoires sur Augereau, qui réquisitionnait, dès l'entrée de ses troupes dans les villes étrangères, toutes les voitures de luxe et les vendait à son profit, en France. Plus tard les officiers supérieurs avaient imité leur chef, en sorte qu'on ne trouvait plus à prix d'or aucune berline en Lombardie, tandis qu'à Grenoble et à Lyon on les achetait au quart de la valeur. Grâce à ce commerce, le baron avait acquis une superbe collection de peaux de tigres agrafées à ses murailles. C'était son orgueil. Cela devenait aussi des chabraques pour ses chevaux, des chancelières sous les tables; il se promenait au milieu de cela, lui trapu, robuste, galonné d'argent, ligotté de sardines, de cordons et d'aiguillettes.

Cité d'Antin, il parut à plusieurs reprises accompagné de la baronne de Cavanon, tout imbue du vieux régime et qui venait en chaise jusque le salon, comme le Mascarille de Molière, vêtue d'une robe et d'un casaquin de soie carmélite, les cheveux poudrés et enguirlandés de petites roses; un ruban de velours rouge au col. Envers Praxi-Blassans qui promettait de lui faire rendre ses domaines, la dame quadragénaire gardait une reconnaissance; elle appelait tendrement Aurélie «bichette»!

Plus gracieuse qu'en aucun temps, depuis ses relevailles, celle-ci, à cause d'une certaine pâleur, s'embellit encore de la mode qui permit aux cheveux châtains de friser par boucles changeantes autour des tempes et du front, vers les nuances de ses yeux diserts. Aux plis violets d'une simple robe en velours, son corps flexible et menu révélait des lignes heureuses. Elle supportait mal les assiduités du colonel Chabert et du commissaire ordonnateur Hulot d'Ervy. Praxi-Blassans l'aimait mieux. Attentif à la séduire, il devenait considérable. Rue Saint-Honoré, à la Cité d'Antin, se pressait un monde de ci-devant qui sollicitaient les grâces du nouveau régime, d'émissaires étrangers qui préféraient ses élocutions nettes aux embûches spirituelles de Talleyrand.

Certain d'un avenir de restauration, il se proposait de rendre au roi une France reconstituée par l'administration et la victoire unissant Provençaux, Gascons, Celtes, Picards, Lorrains et Flamands en une race idéale qui venait d'acquérir sa faculté de cohésion par leur besoin général de liberté. Talleyrand s'appropriait cette théorie. On disait facilement que Buonaparté faisait l'intérim entre la Convention et la monarchie, qu'il facilitait la transition, que ce titre d'Empereur reviendrait à la couronne. Le cardinal Fleury n'avait-il pas failli l'obtenir pour Louis XV. Sans l'opposition de la Prusse, c'eût été chose conquise. On poursuivait la négociation.

Cela satisfaisait les gens raisonnables. Rien en somme ne disparaissait des traditions girondines, rien ne s'opposait à ce que l'Empereur-Roi, succédant au général corse, n'acceptât son héritage. Ce titre d'Empereur-Roi, les diplomates désiraient beaucoup l'établir. Il s'agissait de faire couronner Napoléon à Milan, comme roi d'Italie. Ils y travaillaient. Au XVe siècle, les Praxi-Blassans, enfuis de Constantinople lors de l'invasion turque, s'étaient réfugiés dans le comtat-Venaissin, en terre papale. Ils tenaient des Pontifes leur titre et le domaine de Vaucluse. Leurs relations de famille liaient Paris à Rome, où quelques-uns servaient encore.

L'époux d'Aurélie avait, d'après leur correspondance, rédigé les rapports qui inspirèrent la conduite du cardinal Fesch, lorsqu'il obtint de Pie VII le voyage en France pour imposer la couronne impériale à Buonaparté, et cela malgré la pression des cabinets d'Europe, malgré l'argent de l'Angleterre.

Depuis lors, Praxi-Blassans menait bien des choses, et, en particulier, l'affaire de l'Empereur-Roi. On le voyait en butte aux obsessions de monsignori verbeux, sourieurs, de petits nobles florentins vieillis par les angoisses de l'intrigue. Il était rare que Talleyrand ne vînt pas traîner son pied bot aux réceptions d'Aurélie, ou du colonel Lyrisse. Avec le tabac, il puisait dans sa tabatière les mots d'esprit, se dérobait par des plaisanteries souvent grivoises aux indiscrétions des émissaires étrangers, et revenait près d'Aurélie, de Mme Héricourt pour énoncer quelque madrigal à la Boufflers, puis disparaître subitement. On n'entendait plus le rythme irrégulier et lourd de son pas. Alors l'inquiétude des Italiens amusait les jeunes femmes. Après ces réceptions, les deux ménages et le colonel Lyrisse soupaient ensemble gaiement, si Cavrois ne se présentait point, dans sa vieille redingote brune, et portant un dossier sous le bras. Aux Relations Extérieures, il centralisait les messages d'agents spéciaux attachés aux ambassades sous un titre officiel, mais dont la mission était la surveillance du personnel et le recueil des impressions. Souvent il avait reçu dans la journée des nouvelles mystérieuses; il développait sa paperasse entre les assiettes, sans parler trop, sauf pour dire ses motifs de croire à la véracité d'indications obtenues de gens qu'une défaillance avait mis en son pouvoir. Son triomphe était de placer, à l'ambassade de Portugal, Junot, qui devait de la reconnaissance aux fournisseurs de troupes, tandis qu'à Lisbonne le représentant du pape, ruiné par les princes italiens, se vengeait d'eux en les trahissant. Par le Portugal, on saurait tout de Florence, de Milan, de Rome, de Venise, des menées de l'Autriche.

À manier ainsi les âmes soudoyées par les fonds de la police, Cavrois méprisait les hommes. Rien n'amusa Bernard comme d'aller, au milieu du jour, le visiter dans son antre du Ministère, de la part de Praxi-Blassans. Au milieu d'un bureau où l'on accédait par des labyrinthes de corridors lépreux, après cinq escaliers en colimaçon, le fonctionnaire, vêtu d'un vieil habit déteint, recevait à l'abri d'un secrétaire énorme, dont il abaissait vivement le cylindre afin de cacher les liasses. Froid et muet, le menton posé en ses cravates de mousseline, il lissait d'un geste patient les barbes de sa plume d'oie. Derrière lui s'ouvrait parfois une porte basse; l'on apercevait alors une longue soupente où vingt commis lamentables expédiaient des minutes, à la lueur d'un brasier, dans l'âcre fumée du bois humide. Volontiers Cavrois enseignait alors à son beau-frère les exigences secrètes de la diplomatie, qui tentait de maintenir la Prusse en neutralité dans la coalition réunie par l'Angleterre. Il souriait aux indignations contre Buonaparté; il affirmait que le principe de l'État seul intéresse, et que les instruments humains de l'État, politiciens, généraux, n'ont qu'une valeur transitoire, dont la moralité ou l'immoralité importent peu au destin des peuples. «L'honnête homme est maladroit, souvent malheureux, parce qu'il n'utilise pas, dans la lutte, les ruses des méchants qui forment la multitude. Celle-ci l'accable. Il serait désastreux pour les peuples que l'honnête homme les entraînât dans sa maladresse et son infortune. La chance d'un coquin peut au contraire leur assurer une gloire prospère, aux applaudissements des nations séduites par la force, alors même qu'elles se mentent en invoquant la justice et la liberté. Pour nous, Bernard, que la nature n'a point doués de malice suffisante, le mieux est d'accepter les crimes naturels aux énergiques, aux hommes de proie, et de les servir, dans l'intérêt de la patrie qu'ils augmentent. Contentons-nous de rester assis au spectacle, sans prendre naïvement parti contre le traître en faveur de l'innocente héroïne. Admirons les agencements et les surprises du drame. Manions même quelques ficelles. Mouchons les chandelles, s'il nous plaît de voir les coulisses et les dessous. Mais ne sifflons point comme le butor du parterre. Rions entre nous dans l'arrière-salon de la loge. Notre cher Praxi-Blassans ne prend-il pas un plaisir délicat, s'il prépare, pour M. le Comte de Lille, ce que Napoléon croit acquérir au bénéfice héréditaire de son bon frère Joseph ou des enfants à venir? M. de Talleyrand ne se peut-il joliment égayer en voyant l'Empereur entiché de ces institutions féodales que, jacobin, il blâma d'abord, rétablir, sur notre conseil, les hautes charges de la couronne, s'entourer d'un grand écuyer, d'un archi-chancelier, de maréchaux, nommer son frère Louis prince et connétable, quereller sa soeur Élisa, ses frères Jérôme et Lucien pour leurs mariages indignes d'une situation nouvelle et sublime. Arrangeons-nous afin d'entrevoir et de sourire… C'est le meilleur de la vie.»

De fait, le pauvre homme ignorait les autres plaisirs. Caroline refusait de joindre des subsides aux maigres appointements. Il ne changeait guère d'habit; et, comme il aimait les bons plats, il s'invitait, timide, chez Aurélie ou chez le colonel Lyrisse, admirateur de cette formidable fourchette. Rue du Bac, Cavrois emmenait Héricourt, le soir, dans son logis, trois vastes pièces meublées de sièges anciens et tapissées de livres. Une vieille femme borgne y époussetait au hasard le merveilleux secrétaire de Boule, et des tableaux de Van Dyck, de Velasquez, que ses parents avaient rassemblés, ainsi qu'une collection d'ivoires. La fortune, aux mains de Caroline, nourrissait maintes souscriptions dans les affaires de charbonnages, qu'elle assurait devoir rendre mille pour un. Il la laissait agir avec sa curiosité malicieuse de spectateur suivant le jeu d'une marionnette. Il l'appelait «La Fourmi». Elle le dédaignait manifestement comme les autres membres de la famille, excepté Praxi-Blassans, l'homme aux influences utiles. Celui-ci non plus ne vivait d'autre chose que de labeurs. Dès six heures du matin, il travaillait à des rapports, dans sa bibliothèque. À dix heures il était au Ministère, ou aux Tuileries derrière Talleyrand, ne reparaissait qu'au dîner de quatre heures, las et content de sa réussite quotidienne. Il portait bien ses quarante ans d'homme nerveux, vif et ricaneur, agité par l'imminence du triomphe. Les plaques d'ordres nombreux illustraient déjà son frac, les jours de gala. L'Europe, ses mille personnages de marque, la géographie des minimes duchés, les politiques des cours, les intérêts des villes et des banques, les tempéraments des souverains, le passé des hommes considérables, occupaient sa mémoire, son esprit et ses paroles au détriment de toute joie simple. Il ne s'intéressait pas aux maladies des enfants, ni aux pertes pécuniaires. Les combinaisons du cabinet de Vienne le détournaient de craindre la coqueluche de Delphine. Il apercevait moins les beautés d'une toilette neuve ornant la forme fine d'Aurélie que les résultats de la nouvelle alliance conclue entre l'Angleterre et les Russes. Il ignorait le temps, la pluie, la neige, connaissait seulement le verglas à cause de ses chevaux, qui marchaient moins vite et laissaient sa voiture en route.

Vers quatre heures, il commençait le repas en silence, tant l'absorbaient encore ses préoccupations. Insignifiant, aimable, le colonel Lyrisse offrait une opinion sur l'élève des chevaux en Devonshire. Les choses de son régiment lui donnaient beaucoup de tracas. Il consultait le capitaine, qui se passionnait aussi pour la forme des selles et les vertus équestres des Gascons opposées à celles des Tourangeaux. Virginie médisait de telle ou telle visiteuse, de Mme Grand, l'épouse civile de Talleyrand, que tout le monde interrogeait sur son lieu de naissance, parce que, très sotte, elle avait coutume de répondre: «Je suis d'Inde», étant née d'ailleurs vers les bords du Gange, puis venue jusqu'à Paris, après bien des aventures dignes d'être contées par Restif ou Crébillon. Il avait fallu la manie matrimoniale de Buonaparté pour unir cette innocente à l'extraordinaire intelligence de Talleyrand. Lui soutenait l'avoir choisie de la sorte, parce que, si une femme d'esprit compromet parfois son mari, une bête ne compromet qu'elle-même. C'étaient aussi maintes histoires sur le compte de générales issues des basses classes sociales et qui tout à coup, servies par les victoires de leurs maris, coudoyaient l'ancien régime réconcilié avec l'Empire, mêlaient, en souvenir du temps où elles portaient le bavolet derrière leur étal, le jargon de la rue au langage fleuri des petites-filles de Célimène. En outre, Aurélie discutait joliment sur la mode.

—Mon c.er, vois-tu, disait-elle à son frère, le mérite d'une femme est au juste de savoir composer un tableau par le moyen de sa personne attifée de la belle manière, et l'arrangement de sa demeure. Je voudrais que Gaëtan trouvât toujours chez lui un petit chef-d'oeuvre de cabinet d'estampes.

—Je le trouve, Aurélie! Je le trouve, répondait le diplomate en lui baisant les doigts.

—Vous me flagornez, mon c.er. Vous n'aimiez ni ma coiffure à la grecque, ni mes repentirs; et maintenant vous n'exécrez pas moins les patères du salon que les camées de la tenture en péplum.

Ils riaient ensemble. Aurélie n'était point triste, à l'exemple des femmes fatales que les romans décrivent. Cependant elle ne se dispensait guère d'une mélancolie qui seyait à son charme frêle. Les grandes conceptions de son mari l'isolaient un peu. Virginie s'occupait de sa petite Denise, l'enfant grasse et brune qu'on lui apportait toutes les heures à nourrir; et parfois elle suspendait à l'autre sein le fils de sa belle-soeur, Édouard. Les yeux pareils des deux petits s'étonnaient de la lumière, des sourires et des gestes, avec la même expression grave qui mettait en joie le colonel, Bernard. Praxi-Blassans dînait à la Cité d'Antin pour fuir les solliciteurs encombrant son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Les deux familles s'arrangèrent de cette vie commune à l'abri des fâcheux. Et ce furent de très bons soirs jusqu'au printemps. Émile et Delphine crevaient des tambours, cassaient leurs trompettes, renversaient leurs timbales, pleuraient et chantaient tour à tour dans une pièce voisine, sous la garde de la vieille Margaret Tréheuc, la mère du dragon, ruinée par l'incendie de sa ferme en Morbihan. Les Héricourt la gageaient.

Au spectacle paisible de ces deux femmes, douces et gaies, de leurs jolis enfants, Bernard se demandait ce que son père avait pu haïr en cela, disant: «Il y a des formes étrangères entre nous.»

Il examinait son chagrin, sans découvrir ce qui avait détruit le bonheur du vieillard. Comment ne pas aimer ce laborieux Praxi-Blassans, dont chaque gloire nouvelle faisait pâlir d'orgueil Aurélie? Comment ne pas accepter sa philosophie perspicace? Le capitaine évoqua la dure énergie du père, celle qui pliait tout à son désir de fortune: femmes, enfants, ouvriers, domestiques. Les deux mères, la sienne, l'Autrichienne, celle des marins, et l'autre, celle d'Aurélie, de Caroline, d'Augustin, étaient mortes à la tâche prescrite par la sévérité du fondateur. Le contraste, pressenti entre cette autorité de droit divin et l'indulgence du nouveau temps, avait-il heurté les convictions du père dur aux autres et à soi-même, du père qui avait conquis les premières richesses à la course de son brick pourchassant les navires anglais et barbaresques, les secondes au temps des biens nationaux, et les dernières au fort des campagnes entreprises par la République dans le pays batave? Pressentait-il aux âmes de ses filles, de ses gendres, un autre besoin que celui de gagner honnêtement, avec l'aide des lois successives, un besoin nouveau de jouir par l'apparat des actions, besoin qu'il n'avait pas ressenti et qui humiliait son âme simple? Le père s'étonnait tant de voir Aurélie indépendante, un mari docile à son égard, et Caroline accaparant la fortune de Cavrois afin de réaliser mille desseins de spéculation!

—Oui, approuvait Aurélie. C'est cela. Nous avons, nous autres, un besoin plus grand d'aimer et de savoir.

—Nos enfants s'aimeront davantage et se pardonneront plus.

—Oh! oh! ricana Praxi-Blassans, ne croyez point cela. Des siècles passeront avant.

—Des siècles et des guerres, ajouta le colonel Lyrisse.

—Oui, mais la guerre mêle les peuples, dit Cavrois qui entrait, avec son ami Bridau de l'Intérieur. En se tuant, les hommes apprennent à se connaître, eux, leurs idées. Que l'Empereur conquière l'Europe, et un jour l'Europe cherchera l'égalité révolutionnaire, dont nos soldats savent au juste le nom.

—Nous ne demandons que la gloire, protesta le colonel Lyrisse, en dressant sa haute taille et sa tête minuscule. Il faut des lauriers… il faut des lauriers à la nation pour qu'elle se respecte et progresse dans la vertu, en admirant l'exemple de ses héros.

—Voilà mon avis, soutint le sévère Bridau. Il faut de la gloire aux peuples pour qu'ils prennent d'eux-mêmes une idée grande, pour que cette idée donne à chacun la conscience de son devoir envers la nation.

—Vous obtiendrez mieux que vous n'espérez, Messieurs les héros! répétait Cavrois qui déplia son portefeuille de maroquin.

—Travaillons à empêcher la guerre, conclut Praxi-Blassans, et il se rapprocha des papiers.

Travailler! Les deux hommes voyaient là le but unique de vivre. Ni les plaisirs, ni les amitiés, ni l'amour ne gagnaient sur leur travail. Entre eux, Héricourt éprouvait quelque honte de son inutilité. Il leur servit spontanément de secrétaire. Il allégeait les besognes de Praxi-Blassans, dans l'espoir de contribuer à la réussite.

—Mon c.er, lui demandait Aurélie, pourquoi te démènes-tu et cours-tu partout? Repose-toi. Tout à l'heure tu devras partir pour les camps. Jouis de ton loisir.

—Tu ne sais pas, ma bonne, la raison de toute cette ardeur, ripostait Virginie; il croit que tu es ambitieuse, et il veut que ton mari devienne ministre. C'est gentil, hein?

La soeur se mit à rougir, à pâlir, et, bien que, depuis le jour de l'explication au château de Lorraine, rien ne se fût renouvelé de leur émoi, Bernard fut très content. Elle comprenait le mobile de son effort. Mais il sortit tout de suite. Dehors, son caractère pensa: «Défends-toi contre la tentation du crime. Sois seulement glorieux d'un si bel amour.»

À quelque temps de là, un officier sarde, le major Brandini, nuisit à Praxi-Blassans, qui déjouait ses manoeuvres dans les ministères et venait de faire avorter son essai diplomatique. Cet homme allait partout, disant qu'au surplus c'était un ami de Moreau et de Pichegru, que son beau-frère, le capitaine Héricourt, avait conspiré jusqu'à se faire casser, que tous deux avaient des attaches équivoques. Ces bruits vinrent aux oreilles de l'Empereur, qui gronda Talleyrand.

La situation de Praxi-Blassans parut fâcheuse. Les mémoires de ses plans étaient tous aux mains du ministre et en voie d'exécution. On pouvait, sans péril, le casser aux gages ou l'expédier en quelque mission désagréable. Or l'affaire de l'Empereur-Roi était celle qui devait lui assurer l'avenir. Très contrit, Héricourt fut trouver le baron de Cavanon. Cet ami le détourna de provoquer Brandini: un duel eût seulement transformé la chose en scandale. Mais il conseilla de voir l'Empereur, de solliciter la réinscription sur les contrôles de l'Inspecteur aux Revues, de lui expliquer le cas et de réclamer justice. Cavanon promettait d'obtenir une audience à l'improviste, en le présentant d'abord comme son secrétaire et ami. Bernard demanda quelques heures pour réfléchir.

Avant ce jour-là, il s'était refusé à toute démarche personnelle. L'idée de prendre une attitude humble devant Buonaparté le révoltait trop. Il sauta dans un cabriolet, rentra chez lui. Virginie achevait de mettre son manteau de deuil pour conduire la petite Denise chez sa belle-soeur.

—Que faire?

—Mon pauvre, mon pauvre Bernard!… Et Aurélie! Elle aime tant son mari. S'il perdait sa position!… Ah! Elle en ferait une maladie… Mais toi, toi… Moi je t'aime, tu sais. Pense à nous d'abord. Je ne désire pas te voir partir pour la guerre, moi! tu sais, vraiment!

Cette parole le décida. Son caractère n'admit point le prétexte de la vanité personnelle, pour se dérober au devoir du soldat. Brutus eût sacrifié sa rancune à la grandeur de Rome et à l'honneur de marcher sous les enseignes des légions. L'amitié, le patriotisme et la gloire, la reconnaissance envers les sentiments d'Aurélie: tout plaidait. Il ne s'endormirait pas dans la mollesse de l'existence. Il ne resterait pas le seul inactif de la famille.

Le Rival!… Comme il recouvrait l'horizon de son ombre! Comme il ôtait-pour toujours à Bernard la chance de mener les armes de la République au triomphe! Le rêve de jeunesse sombrait. Le soldat se roidit. Il ne pouvait compromettre l'avenir de Praxi-Blassans, ni détruire les espérances formées par Aurélie en faveur de cet Édouard, le fils spirituel de leur sensibilité, le fils qui avait les mêmes yeux que la petite Denise, que la fillette bavaroise, que Virginie. Donc il se soumettrait. Ne devait-il pas à cette soeur admirable la vie même, la vie de l'amour suggéré à sa femme? Il se soumettrait devant le Rival, ce coquin dont la chance apprenait à l'Europe, avec la gloire de la Nation, l'excellence de la liberté.

Margaret Tréheuc portait Denise quand ils sortirent. Virginie donnait le bras à Bernard. Ils parcoururent d'abord la Chaussée d'Antin. On les bousculait un peu à cause de l'étroitesse des trottoirs et de l'affluence des voitures. Les élégants appréhendaient de mettre au ruisseau les bas de soie que leurs escarpins découvraient jusque la cheville où se liait le pantalon collant. Du fond de vastes capotes en velours, les femmes distinguaient mal. Entre leurs repentirs, les visages y restaient enfouis; tels les beaux fruits au fond des corbeilles. Certaines portaient des casquettes roses à visière de taffetas, et le capitaine dut craindre de piétiner leurs traînes. Cela lui valut de l'impatience. Seul il marchait plus vite, plus à l'aise. Il chercha une raison de laisser Virginie. La lenteur de la promenade exaspérait sa colère intérieure de vaincu. Car il était vaincu par le Rival. Il solliciterait. Il obéirait. Il mourrait sans doute pour Napoléoné Buonaparté, Empereur et Roi. Afin que le Rival acquît définitivement ce titre en gardant à son usage l'habileté de Praxi-Blassans, Bernard Dessling-Héricourt lui sacrifiait son amour-propre et la conscience d'une supériorité morale. Ainsi le Corse conduirait la Nation à la remorque de son étoile, tandis que l'honnête homme malheureux et inhabile servirait la chance du coquin, par amour d'une liberté qu'il voulait avant tout glorieuse aux yeux du monde. Et il en serait ainsi.

Le voyant énervé, Virginie préféra le retour à l'hôtel. Elle s'affalait, l'embrassait, tout aimante. Le colonel Lyrisse encourageait à la démarche. C'était, selon lui, le devoir militaire de faire abnégation de son amour-propre et de sa liberté mentale au bénéfice de la patrie. Vainqueur d'Arcole et des Pyramides, l'Empereur était, après tout, un général, un supérieur hiérarchique. La discipline, seule force des armées, ordonnait au soldat la soumission. Cette servitude consentie était une grandeur. Après dîner, le colonel sortit pour prendre rendez-vous avec le baron de Cavanon; ils mèneraient ensemble le capitaine à la revue matinale de la garde sur la terrasse des Feuillants.

Virginie emmena Bernard dans leur chambre. Elle chercha par des caresses à l'apaiser, à le faire sien, à détourner sa tristesse d'être vaincu vers les joies d'être amant. «Tu ne m'aimes plus. Je ne suis rien pour toi. À quoi penses-tu lorsque tu m'embrasses. Où es-tu? Loin de moi?… Bernard?—Virginie?—Dis à quoi tu penses. Tu réponds à mes caresses, sans y songer. Par-dessus mon épaule, que regardes-tu?—Rien.—Tout ce qui n'est pas moi.—Toi aussi.—Par hasard. Je ne suis qu'une intendante de ta maison, la mère d'un enfant criard; et tu te flattes de rejoindre l'armée, parce que cela peut t'éloigner de moi. Je le sens bien: je te fatigue de mon affection. Elle ne te fait pas plaisir. Tu serais content de la guerre qui te dispenserait de feindre un peu d'amour. Je t'en prie, Bernard, dis, dis-moi ce qu'il y a entre nous?—Il y a la mort, entre nous.—Oh! non! non! C'est trop horrible. Ne dis pas ça.—Qu'y faire? que veux-tu faire? Il y a la mort entre nous, désormais, toujours. Il n'y a plus un baiser que je ne me reproche comme si je recommençais le parricide, chaque fois.—Est-ce ma faute à moi?—Ce n'est pas ta faute, ma pauvre fille, ce n'est pas ta faute. Mais je ne peux plus t'aimer, ni m'aimer.—C'est injuste, Bernard; c'est injuste!—Sans doute. Innocente, tu expies le crime de la destinée. Mais, à cause de toi, j'ai accompli une action mauvaise, dont la certitude me tue.—Comment aurions-nous deviné cela?—J'aurais dû le prévoir. Il y a le visage de la mort entre nos visages. Et vois: tout va mal. Moreau exilé! Le Corse triomphant! Mon beau-frère et sa famille compromis par mon attitude. Moi, moi, obligé de me soumettre devant cet homme parvenu grâce à toutes les infamies, moi qui serai tué pour sa gloire, demain, dans dix jours, dans dix ans, pour sa gloire qui est celle de la Nation.» Il rit terriblement et se cacha la tête dans les oreillers. «Bernard, Bernard, je t'aimerai, moi, quand même, moi, moi!» Elle pleurait; elle finit par dormir; ses sanglots renflèrent.

Courageux, revêtu de son uniforme, le casque en tête, Héricourt se trouva, le lendemain, aux Tuileries, dans le jardin où se succédaient les lignes de grenadiers, l'arme au bras. L'escadron multicolore des Mameluks occupait la longueur d'une allée encore humide de la pluie matinale. Guêtres noires, la capote bleue close sous la croix des buffleteries blanches, les fantassins battaient le sol de la semelle. Un groupe de généraux et de colonels inconnus conversait au milieu du quadrilatère de bonnets à poil. Quelques-uns se promenaient en faisant sonner aussi leurs bottes à l'écuyère ou leurs demi-bottes à coeur; et leurs oreilles piquées par la bise de Ventôse, ils les cachaient dans les broderies dorant les hauts cols de leurs habits sombres, de leurs dolmans écarlates ou bleus. Il y avait de somptueux hussards à pelisses blanches fournées d'astrakan, des cuirassiers en manteaux gris, des chasseurs verts à brandebourgs d'argent, la sabretache aux mollets, des géants surmontés de bonnets à poil que terminaient d'immenses panaches rouges, des fantassins coiffés de schakos évasés, mais étriqués dans des habits justes, et munis d'épées fines en gaines de cuir. Les hausse-cols brillaient sous les mentons ras. Des bicornes vastes chargeaient des têtes maigres et pensives. Un homme au large dos, serré dans un spencer écarlate que traversaient des coutures d'or, que bordait de la zibeline, gesticulait, étendait les mains gantées à crispin blanc. D'autres, plus simples dans des habits noirs serrés sur leurs poitrines osseuses, une plaque de brillants au coeur, des aiguillettes d'or passées à la boutonnière, marchaient silencieux et contemplaient les miroirs de leurs bottes. Cavanon en désigna plusieurs. À la fin de leurs noms, c'était la sonorité célèbre d'une victoire, l'évocation d'un héroïsme. Ils acceptaient eux, par abnégation envers le destin national, de servir le coquin dont la chance glorifierait les drapeaux. Bernard ne pouvait-il pas les imiter, avec une âme pareillement saine. Le colonel Lyrisse le lui répétait. Le capitaine se résigna.

À la gauche des compagnies, les petits tambours de quinze ans avaient des frimousses rougies par le froid. Tout à coup ils rejoignirent les talons avant l'ordre que grognait une voix rude. Les baïonnettes se redressèrent d'un bout à l'autre, sur la terrasse des Feuillants. Les sabres des Mameluks sortirent des fourreaux avec un long crissement; les gourmettes s'agitèrent; un tambour-major leva sa canne enguirlandée: les cuivres crièrent; les caisses retentirent. Une explosion de joie triomphale sortit des bouches d'airain. On battait aux champs. Derrière les grilles, mille figures parisiennes se hissèrent entre les poings agriffés, dans la rue où les voitures s'arrêtèrent. L'Empereur parut.

Bernard l'examina parmi les officiers, d'état-major et quelques fonctionnaires en habits brodés. Trapu, l'air inquiet, il s'avança vite vers le groupe des généraux. Ses bajoues s'enfonçaient dans le col qui serrait la courte nuque. Il avait un menton bleui par le rasoir, creusé d'une fossette remuante, des lèvres minces et dédaigneuses, un nez pâle. Le vent retroussait sur sa culotte blanche la doublure en soie grise de sa redingote. Plus près, il fut un simple bonhomme engoncé. L'oeil scrutait à droite, à gauche. Il éleva les doigts à la hauteur de son bicorne sans galons. Les généraux et les colonels formèrent le cercle. Il murmura quelque chose. Un colosse casqué d'argent leva la main. Les tambours se turent. Les claironnades expirèrent.

Il pénétra dans le cercle; et, par habitude militaire, il sembla vérifier si toutes les mains tombaient dans le rang, si tous les talons étaient joints. Les poings derrière le dos, il commença: «Je vous recommande les premiers conscrits de l'Empire… On a levé soixante mille hommes. Il faut les instruire promptement… Vous allez rejoindre vos corps… (Il s'arrêta, dévisagea.) Le génie du mal cherchera en vain des prétextes pour mettre le continent en guerre… Il faut être en mesure, cependant. Que tous les hommes aient leurs épinglettes, et chaque caporal son tire-bourre. On oublie trop les petites choses… (Il chercha, se rappela.) Chaque homme doit avoir deux paires de souliers neufs au magasin. En cas de départ, il en aura une aux pieds et une dans le sac… Les cavaliers manquent de gants. Je n'aime pas cela… Il faut des gants. On trafique sur les chevaux. J'ai donné des ordres pour que cela n'arrive plus… Cela n'arrivera plus, hein?…»

Il tournait à l'intérieur du cercle, en tapant du talon; il disait les choses dans l'ordre où les présentait sa mémoire, par phrases brèves de camarade bourru. Malgré son torticolis naturel, il levait les yeux vers les colosses de la cavalerie, sans craindre la médiocrité de sa taille. Bernard le vit arriver sur lui, la tête en avant, comme une pierre lancée. L'Empereur le dévisagea, passa. Derrière son dos, ses mains nues et potelées se tripotèrent. Il continua, la voix basse:

«Tout le monde trafique. Je n'aime pas ça. On trafique sur les fourrages, sur les selles et sur les brides. On trafique des réquisitions. Il n'y a plus une voiture dans le Milanais. Lannes aime l'argent. Augereau aime l'argent et s'en procure par des moyens que la probité ne peut approuver. Vous aimez tous l'argent. On rançonne les municipalités. On indispose les populations. Prenez garde. J'y mettrai bon ordre… Au camp de Boulogne, les soldats pillent les navires naufragés… Je ferai restituer, tout, tout… On accepte que les fournisseurs corrompent les commissaires… Tout le monde vole. Désormais chaque bataillon aura son caisson de pain, et je rendrai les chefs de brigade responsables…»

Les yeux à terre, il tourna quelque temps encore dans le cercle. Ces hommes chamarrés, glorieux, qu'il traitait de voleurs, ne bronchèrent point, ne s'étonnèrent pas. Fixes, ils regardaient droit devant eux, immobiles comme de simples grenadiers. Héricourt pensait à l'énorme fortune rapportée d'Italie par ce Buonaparté, enfui là-bas dans un équipage impayé, à tout l'argent qui avait récompensé le coup de force de Vendémiaire, et enrichi les frères, les soeurs du cadet corse. Sans doute, Napoléon réfléchit à ses propres faiblesses, car il se laissa sourire et pinça l'oreille d'un vieil homme un peu ridicule sous le kolback enguirlandé de galons d'argent. L'Empereur songeait à une autre chose très lointaine. Il oubliait ses «voleurs», qui, les talons joints, restaient là, sous leurs brandebourgs, leurs plaques de brillants, leurs chamarrures, leurs plumets, tout leur appareil de gloire. Il regardait le ciel où coururent des nuages grisâtres et que traversèrent des pigeons.

Soudain il parut se rappeler le lieu, les gens, s'arrêta dans le milieu du cercle, et prononça d'une manière emphatique la phrase préparée d'avance: «Le génie du mal cherchera en vain des prétextes pour mettre le continent en guerre…»

Son regard perça les consciences. Une de ses jambes tremblotait. Il ne sembla point mécontent des attitudes. Il récita son mémorandum: «Le major général reçoit les rapports des commandants de division… Les inspecteurs aux revues sont responsables des mutations et de l'avancement… On n'a point assez d'aides de camp dans les états-majors. Choisissez des jeunes gens instruits pour cette fonction. Il faut des capitaines instruits dans la cavalerie pour le service des reconnaissances. Achetez des chevaux à l'Étranger plutôt que chez nous. N'épuisons pas les réserves de chevaux en France… Il faut être en mesure… Retournez dans vos garnisons. Soignez mes conscrits… Il faut toujours être en mesure, comme si nous devions entrer demain en campagne. Bientôt j'irai en Italie passer des revues, et ensuite sur les côtes de l'Océan… Je veux de la probité… Il ne faut pas que les cours étrangères puissent mettre dans les gazettes que nous sommes des bandits… Allons… je vous dis au revoir. Partez tous le plus tôt possible. Faites diligence. On a réformé beaucoup de vieux officiers. Rejoignez de suite…»

Brusque, il tourna le dos, un dos carré tendant la redingote grise qui tombait jusqu'aux bottes; et il se dirigea vers les compagnies. Elles présentèrent les armes. La horde des généraux et des colonels suivait, sans un murmure, impassible. Elle longea les haies d'hommes, leurs poitrines bleues, les bandoulières blanches des fusils. Les tambours battaient aux champs. Statues immuables, les soldats regardaient devant eux un point de mystère. Bernard craignit que la mauvaise humeur du Buonaparté ne desservît sa cause. Ni Cavanon ni Lyrisse n'osèrent le rassurer. Humbles, silencieux, ils suivaient le petit homme engoncé dans la redingote et dont les mains potelées essayaient, derrière son dos, la souplesse de leurs ongles.

La revue passée sans anicroche, l'Empereur prit à un chambellan une liste qu'il parcourut des yeux. À pas lents, il revint alors vers le groupe des généraux, et tout à coup marcha sur Cavanon, la tête en avant comme une pierre lancée.

—Aimez-vous toujours les peaux de tigres?

—Oui, Sire…

—Et c'est ce jeune homme, Colonel, votre gendre?

—Oui, Sire.

—C'est bon. Où êtes-vous né, capitaine?

—À Arras.

—Vous êtes marié?

—Oui, Sire.

—Combien d'enfants?

—Une fille, Sire…

—Quelle dot eut votre femme?

—60.000 livres.

—Vous avez de la fortune?

—Oui, Sire: les moulins Héricourt.

—C'est bon.(L'Empereur sourcilla.) Le général Oudinot garde votre frère dans son état-major. Vous avez fait campagne?

—Stockach, la campagne du Danube. Une blessure à Hohenlinden. (L'Empereur grogna.)

—On dit que vous êtes une mauvaise tête. Je n'aime pas les mauvaises têtes. Le général Moreau était coupable. J'aurais voulu le sauver. Vous êtes jeune, vous croyez les hommes meilleurs qu'ils ne sont; j'ai la preuve écrite de sa trahison… La preuve écrite… Je l'avais lorsque Decaen est parti pour l'Inde. J'ai voulu attendre. Moreau fut averti… Enfin! Mon aide de camp, qui l'a reconduit à la frontière d'Espagne, avait ordre de le ramener à Paris s'il voulait me promettre fidélité…

Bernard s'étonna que l'Empereur sentît le besoin de se justifier devant le pauvre capitaine en disgrâce. Napoléon parlait sourdement. La fossette de son menton remuait. Certes il regrettait toute cette affaire fâcheuse. Il contempla ses bottes, haussa les épaules, comme s'il accusait le seul hasard. Et cependant on savait avec quel despotisme le Consul avait requis des juges une condamnation, les obligeant à revenir sur le premier verdict qui acquittait, les gardant prisonniers au tribunal jusqu'à la soumission devant les ordres du général Savary. Il sourcillait toujours, l'esprit ailleurs. Brutalement il dit:

—Vous promettez d'avoir une bonne conduite politique?

—Oui, Sire… (L'Empereur n'entendit pas la réponse. Il admirait l'uniforme extraordinaire de Cavanon.)

—C'est bon… Eh bien! colonel Lyrisse, le Trésor vous rembourse-t-il vos avances sur la remonte…?

—J'attends toujours, Sire…

—Notez cela pour Caulaincourt, dit l'Empereur à un secrétaire…

—Allons… Et vos peaux de tigres, général…? Je veux que vous m'en donniez une… ah! ah!… Vous me devez ça…

La fossette s'effaça du menton volontaire, et l'Empereur montra le rire de ses belles dents, comme s'il voulait faire allusion aux voitures réquisitionnées en Lombardie…

—Je suis confus de cet honneur, répliquait Cavanon. Votre Majesté aura sa peau de tigre.

Napoléon continua de rire en s'éloignant. Bernard respirait à l'aise. Il sut presque gré au coquin de ne point jouer à la noblesse, mais de rester dans son rôle un peu trivial de chef de bande. L'Empereur continuait de satisfaire aux suppliques de ses «voleurs» et de rire à leurs réponses. Entouré d'eux, il traversa tout le jardin jusqu'au perron des Tuileries. La horde bruyait à ses basques. Surpris de n'avoir pas souffert davantage en le nommant «Sire», en écoutant la remontrance, Héricourt ne le quitta plus des yeux. Napoléon recevait les courbettes, les révérences et le titre de Majesté comme un qui sait ce que vaut la mascarade, qui se croit proche d'en sourire. Cela mettait cette confiance entre les autres et lui. Ses compagnons d'armes le sentaient camarade et favorable; et, s'ils restaient à distance, ce semblait être par une convention de jeu.

À mieux réfléchir, Bernard pensait avoir lu dans ce visage, au sujet de Moreau, toute une digression muette: «En somme, vous n'êtes pas dupe, et vous savez bien ce qui se passa. Que voulez-vous? on agit comme on peut. Ce n'est pas si commode. Je ne suis pas un dieu. J'emploie des moyens de pauvre homme. Je ne suis pas la vertu. Je suis moi, un soldat triomphant qui poursuit l'ambition simple de refaire l'empire de Charlemagne, puisque les choses tournent assez bien. Voilà tout… À ma place, qui sait ce que vous feriez? Il faut que je suive mon étoile. Je suis le résultat des forces, l'instrument du hasard… Acceptez-moi si vous ne pouvez faire autrement.» Certes l'Empereur avait dissimulé cela sous les phrases de son bref réquisitoire contre Moreau. Et Bernard inclina vers l'indulgence, cette indulgence à laquelle Cavrois l'avait convié, à laquelle conviaient le baron de Cavanon et le colonel Lyrisse, qui vantèrent la reconstitution administrative de l'État, la gloire donnée aux forces républicaines victorieuses des monarques, par le petit homme engoncé dans sa redingote grise.

Les grenadiers évoluèrent, accomplirent des changements de direction, et des mises en ligne.

XI

Au camp de Boulogne, Héricourt emporta cette indulgence.

Nouveau, le régiment achevait sa formation.

D'anciens officiers rappelés, plusieurs nobles revenus d'émigration le commandaient. On s'y tenait sévèrement, avec un sens de la discipline que les demi-brigades de l'an VII ne comportaient pas. Bernard s'en arrangea fort. Cérémonieux, étrangers encore les uns aux autres, les capitaines se faisaient mille politesses; tous jouissaient de quelque fortune. Il sembla que l'Empereur eût voulu rendre à sa cavalerie le prestige d'élégance et de belles manières qu'elle gardait sous le roi. On soigna l'uniforme, les gants. La peau des culottes et du gilet devint l'objet de discussions minutieuses. Que les dragons l'emportassent sur les hussards et sur les carabiniers, par l'aisance des manoeuvres, l'impeccabilité de l'appareil, cela marquait le but des ambitions.

On ne parlait point politique, mais on poussait à l'extrême les théories relatives à la beauté du cheval. Chacun posséda des bêtes de race. Le colonel Lyrisse envoya un hongre turc à son gendre, ce qui le mit au meilleur rang des officiers notables. On cantonnait dans une petite ville de la Somme, groupée vers l'abbaye de Saint-Leu. Les marchands firent venir de Paris des vernis spéciaux pour les bottes, du tripoli d'Espagne, des gourmettes d'argent. Leurs quelques boutiques exposaient à profusion des harnais de parade, des peaux de panthère véritable pour les casques, des éperons dorés, des boutons de vermeil. Le colonel Corvin de Brumières avait en or les armatures de son fourreau de cuir. On parfumait à la bergamote la crinière des casques. Les trompettes reçurent l'ordre de chevronner les manches de leurs tuniques avec des rubans de soie. On dînait dans la salle de la meilleure hostellerie, et de façon succulente. Les officiers de grades différents ne frayaient pas. Les capitaines assumaient la besogne d'instruire les trois escadrons, dont les chefs se préoccupaient mal, fort empêtrés par les réceptions dans les domaines voisins.

Frais émoulus des écoles, après un séjour de huit mois, les lieutenants ne savaient rien, tâchaient de se maintenir en selle. On les envoyait à la promenade. Bernard menait sa compagnie en bonnet de police et en veste, à travers la campagne. Du matin au soir il redressait les tailles, haussait les cous, dégageait les mentons de leurs cravates, rectifiait la position des jambes le long des étrivières, faisait saillir les poitrines, rentrer les dos. Il exposait les hommes au soleil, à la soif, à la pluie, à la faim, à la boue et à la poussière, partageant lui-même ces incommodités. Il voulut que sa meute d'hommes fût la plus prompte à bondir, à se diviser, à s'éparpiller en fourrageurs, à s'assembler en pelotons, à pivoter en ligne, à s'allonger en colonne, à faire face sur la droite, puis sur la gauche, en avant et en arrière.

Au bout d'une décade, la fièvre de son art l'avait ressaisi. Il parachevait les cinquante statues équestres de sa compagnie, cinquante gaillards dociles et impérialistes, ahuris d'être conviés à la gloire française et désireux d'y contribuer. La tâche était facile. En un mois, ces jeunes gens bottés, culottés, parés d'habits verts, de buffleteries blanches, casqués de cuivre étincelant, méprisèrent le fantassin poussiéreux, le hussard fanfaron, le cuirassier bête, et se prévalurent des victoires, prochaines dans cette Angleterre où l'on aborderait au moyen de péniches.

Quatre Parisiens étonnaient les autres, parce qu'ils avaient vu passer Buonaparté au carrousel. Deux maréchaux de logis avaient suivi le héros en Égypte, salué le Sphinx et les Pyramides, conquis les chevaux des Mameluks. Une dizaine de Lillois écoutaient, non sans vénération, ces vantards. Ils regrettaient de n'appartenir point à un régiment déjà célèbre par ses exploits. Tels hussards qui avaient mangé les raisins de Marengo, tels hommes d'infanterie légère qui s'étaient bruni le visage dans les plaines d'Arcole, tels cuirassiers d'Hautpoul qui avaient abreuvé leurs chevaux dans le Danube surprenaient l'admiration des recrues attablées sous les guinguettes, et dont les rires s'éteignaient subitement à l'entrée des victorieux. À cause de sa balafre, Héricourt les eut confiants et assidus. Ils s'efforçaient de le comprendre. Bientôt ils manièrent la baïonnette comme de vieux grenadiers, surent marcher en ordre d'infanterie, déchirer vivement la cartouche avec les dents incisives, bourrer. Leurs chevaux furent les mieux tenus. Ils eurent le pelage limpide. Bernard commanda de bons centaures rapides et adroits. Avant Pâques, il fut mis à la tête de la compagnie d'élite que distinguaient des épaulettes rouges et la garde de l'étendard; il se posta derrière l'état-major régimentaire. Quand l'inspecteur aux revues fit sa tournée, la chance voulut que le baron de Cavanon, adjudant général, secondât. Cavanon parut, montant un cheval noir, muni d'une étoile blanche au front. Sa selle était sanglée sur une peau de tigre aux griffes dorées. Il portait son costume de chasseur vert, une pelisse rouge, un bonnet à poil surmonté d'une gerbe de plumes blanches. Le colonel et lui se plurent beaucoup. D'après leurs instances, le capitaine d'armes rédigea d'excellentes notes concernant Héricourt. Un quadragénaire grognon, coiffé jusqu'à la racine des oreilles par l'énorme chapeau à deux cornes dont le gland se balançait devant ses narines, l'inspecteur aux revues, douta de tels mérites. Il flaira la faveur, et, le premier jour de son examen, déclara que les capitaines commanderaient à tour de rôle le régiment. On commença par le chef de la compagnie d'élite, qui dut se placer à la gauche, puis étonna par ses manoeuvres. L'inspecteur apostilla les notes. Dix jours après, Bernard reçut un brevet de chef d'escadron. L'influence de ses beaux-frères lui fit reprendre place dans son ancien régiment. Sans doute l'Empereur voulait-il témoigner qu'il ne gardait pas rancune à ses adversaires amendés. Avec une extrême satisfaction, Bernard salua, dans Saint-Omer, le capitaine Pitouët, les lieutenants Cahujac et Corbehem, son élégiaque collègue, plus vieilli, un sien cousin, le jeune Gresloup sous-lieutenant, les maréchaux des logis Tréheuc et Nondain, l'adjudant-major Marius. Des figures inconnues s'encadraient parmi les anciennes. Le colonel l'embrassa. Il soufflait fort en parlant, la lippe dehors. «Ah! Monsieur, en voilà du nouveau, tu sais! Le chef d'escadron et le lieutenant-colonel, ce sont des retours de Coblentz! Il n'y a pas de mouchoir assez brodé pour moucher leur nez Demande au capitaine Pitouët. Et ce pauvre Pied-de-Jacinthe! On lui fend l'oreille. Il s'établit imprimeur à Tours. Nous formons brigade ici. On a le général sur le dos, et les adjoints! et l'aide de camp colonel! Tu verras ça. Et l'inspecteur aux revues, donc! Il paraît que je ne sais pas écrire mes rapports. Il me flanque un poil, à moi… Acceptez un verre de champagne, Monsieur… Et ça met le nez partout, dans les fourrages, dans les cuirs. On rectifie mes comptes… Pitouët est un bon homme, heureusement. Il m'arrange ça. Je le ferai passer à la compagnie d'élite… Allons, je suis plus content… On taillera l'Anglais, tout à l'heure?… Suffit, pas un mot. Si on dit ci, si on dit ça,… bing! un poil de l'état-major!»

Il secoua sa grosse tête qui s'argentait. Dans la culotte de peau son ventre ballonnait. «Je suis bien content, Monsieur. Si tu veux, tu m'aideras… Moi je ne comprends rien à leurs comptes, à leurs manières… Enfin j'aurai moins de tracas, si vous voulez, major… Si vous voulez?»

Craintif, il regarda de coin, comme s'il redoutait le refus de Bernard, et pâlit de joie à la réponse. Immédiatement ils se divisèrent la besogne. Le colonel s'occuperait de la remonte, Pitouët des fournitures, Héricourt du soldat. L'élégiaque se fardait les joues un peu blêmies par l'abus de l'amour et passait le temps à mourir de la cruauté d'une dame.

Alors Bernard développa l'activité de son être multiplié en six cents hommes, dont il magnifia la prestance, dont il endurcit le courage. Six centaines de statues antiques casquées de bronze chevauchèrent à son geste, progressèrent et s'arrêtèrent, formèrent des lignes, couvrirent la campagne et se resserrèrent en colonnes que cachait sa main tendue devant le regard. Le sang des provinces s'exalta. Il sentit la Nation frémir d'impatience, et d'audace. Les voix d'airain claironnèrent leur désir de triomphe. Il oublia la tristesse de l'amour et de la mort, la mélancolique Aurélie et les yeux clairs des enfants nés au souvenir de la même figure bavaroise.

Or Napoléon fut couronné, à Milan, empereur-roi; Eugène de Beauharnais promu vice-roi d'Italie; Praxi-Blassans décoré, doté d'un nouveau domaine en Vaucluse, d'une pension impériale; Cavrois élevé au rang de chef de division dans son Ministère. La famille vint prendre du loisir aux Moulins Héricourt.

Bernard s'y rendit, grisé par la splendeur de son oeuvre et ce miroitement des armes sous lequel s'unifiait la force de la France. Il laissait l'ambition déclamatoire de ses camarades, un tumulte de fête aux camps; il trouva le charbon de Caroline qui débordait les nouveaux hangars. Les arbres du jardin avaient disparu comme l'herbe des prairies, comme le lit de la Scarpe recouverte par les files de chalands halés au moyen de lourds quadriges. Les chemins et les sentes restaient noirs de houille. L'odeur acide des tanneries attaquait l'air. Abrutis par la fatigue, des meuniers dormaient au fond du saut-de-loup. Il entra dans la cour. Le jeune Dieudonné Cavrois rongeait un pilon de volaille, et Delphine de Praxi-Blassans battait avec une pelle son petit frère Émile, qui cria. Aucun d'eux ne reconnut l'oncle; effrayés, ils s'enfuirent en pleurant. Ce fut, au seuil, la laideur de Caroline, l'élan de Virginie pâle, éplorée, qui l'entraîna jusque leur chambre, ferma la porte et l'étouffa de baisers humides. Et de geindre alors sur son amour méconnu, sur des infidélités probables, sur la peur de la guerre. Il la jugeait grossie, encore. Elle dégageait un parfum de beurre et de caramel. Plusieurs effusions conjugales les réconcilièrent dans la modeste chambre aux boiseries lézardées. Deux lambrequins de vieille soie s'élimaient aussi devant les impostes des fenêtres quadrillées. Les dossiers en médaillons des fauteuils retenaient un cannage déteint. Le temple minuscule de Vesta sur ses quatre colonnettes d'albâtre enfermait un cadran de cuivre dont les aiguilles ne tournaient plus. Enfin Virginie, rassasiée de plaisir, ronfla, les paupières battues, la hanche en l'air.

Son mari eut, avec dégoût, de la pitié. Avivé par les habitudes reprises au camp, son désir d'action s'irrita. Il se rappelait le matin de l'avant-veille, le galop à la tête de ses dragons, dans la fraîcheur de l'air; quelle différence avec l'obligation de galanterie qui le tenait immobile, mal à l'aise, auprès de cette bête chaude endormie, stupide. À pas de loup, il redescendit.

Dans la salle basse, Caroline assurait les besicles de son père autour de ses grosses joues blêmes. Elle attira Bernard contre le secrétaire taché d'encre et lui montra les livres. Il fallut qu'il vérifiât. Pour fournir les armées de pain, de cuir, pour multiplier les chalands à charbon et les péniches de l'Empereur, pour aider au forage de nouveaux puits de houille, on engageait l'avenir. Elle compulsa des actes, additionna. Dans deux ans, si nulle catastrophe n'advenait, elle aurait rendu décuple l'héritage du père. Mais il fallait de l'argent, tout l'argent. Que chacun économisât, que chacun demandât le moins possible à la caisse commune. Comment Bernard pouvait-il acheter encore un cheval, puisque le colonel Lyrisse lui avait envoyé le turc. Virginie dépensait trop, en allées et venues, Aurélie en toilettes. Ne pouvaient-elles pas voyager par le coche et non dans leurs chaises de poste? Elle comptait sur Bernard pour faire entendre raison à ces folles. Et quand le colonel paierait-il enfin les arrérages de la dot? De ses mains qui gardaient des traces d'engelures, elle caressait aux genoux sa robe de laine graisseuse. Une cornette de deuil enchâssait sa figure blême, au parler prudent, plein de citations latines. Dans son réticule pendu au coin de la bergère, les clefs sonnaient dès le moindre frôlement. Les écus gonflaient, autour d'elle, les petits sacs de toile à voile noués d'une corde. Elle se lamenta, car on n'avait point de nouvelles de la goélette ni des frères partis le lendemain des funérailles. Le brick la Méfiance appareillait pour leur recherche. Et si les bateaux se perdaient tous deux! Qu'aurait dit le père encore vivant? À l'idée du père, Héricourt l'imagina tapant de sa canne le pavé de Dunkerque et disant: «Vous m'aurez tué de chagrin, tous, pour rien, pour rien.» Il l'avait tué pour rien, en effet, pour Virginie! Comme il détesta la lourde femme dont la salive, en haut, mouillait l'oreiller. Au souvenir du défunt, Caroline mordait sa lèvre inférieure, enflait ses yeux hors des paupières, implorai, les mains jointes. Bernard la revoyait telle que les deux mères, la sienne, celle d'Aurélie, mortes à la peine sous l'autorité du fondateur. Vraiment elle prolongeait leurs vies par sa vie inquiète et rapace. Tout à coup il craignit que Denise ne lui ressemblât plus tard. «J'ai vu ma fille à peine en arrivant, dit-il.—Elle est au verger avec Aurélie et les enfants.»

À l'ombre du pommier en fleurs, Aurélie assise levait un doigt sévère, à l'intention de Dieudonné, qui salissait le livre d'images ouvert sur les genoux de la jeune femme. Bouche bée, Delphine admirait l'Hercule vainqueur du lion; Émile attirait le volume de ses petites mains griffantes. Aux bras de la nourrice amusée du double poids, Édouard et Denise apprenaient à rire, du rire que la paysanne répétait en les secouant, en approchant les yeux clairs des cils sombres.

De les reconnaître ainsi, chauves, frais, les yeux pareils aux yeux d'autrefois, le père s'émut. Les embrassant, il se demanda quel mystère providentiel l'avait jadis poussé vers la petite bavaroise, comme si, de toute époque, il eût été prévu qu'il engendrerait une fille aux yeux clairs, aux cils sombres, lui de regard grisâtre et changeant.

—Ils sont beaux, nos enfants! dit Aurélie.

«Nos enfants…» Il pensa qu'elle eût ainsi parlé d'enfants issus d'une union entre eux, puis se ravisa: la phrase ne signifiait précisément rien de criminel. Or le teint de la jeune femme se colora; elle feignit d'arranger les collerettes pour dérober sa figure.

—On dirait frère et soeur, hannon? opina la paysanne.

Aurélie ne répliqua rien. Du silence les gênait; sous le fichu de deuil, dans la robe noire, le sein tressautait. Elle blêmit soudain, se mordit les lèvres. Seules ses oreilles demeuraient rouges. Bernard entendit le tocsin de son propre coeur aussi. Des corbeaux croassaient dans les profondeurs du ciel. Une cloche d'église sonna l'Angélus. Aurélie se signa. Ne sachant qu'exprimer de leur trouble, il feignit de respecter le silence de l'oraison, et s'écarta.

Virginie survint; il la prit contre sa poitrine, les yeux clos où l'image d'Aurélie remplaça la réalité de sa femme heureuse qui se pelotonnait.

Ensuite il fallut saluer Praxi-Blassans, Augustin, alors en garnison dans Arras avec Oudinot: «Ah! conspirateur, tu rengaines tes lubies, mon frère!» Praxi-Blassans, vieilli, arrivait de Rome. «Vous voilà content, Monsieur le chef d'escadron?… Ah! nous avons eu quelque peine à vous remettre le pied dans l'étrier!… Vous y voilà, néanmoins. Trêve de remerciements. Je vous dois aussi quelque chose. Je sais ce que vous a coûté la démarche aux Tuileries. Je ne l'oublierai point, parole d'honneur… Ah! ah! Eh vous croyez descendre bientôt en Angleterre?… Monsieur? Nenni! Allez voir si j'y suis. Les Anglais nous combattront sur le continent dans la peau des Autrichiens et des Russes, voilà mon avis, Monsieur!… À table! Caroline va gronder, saperlipopette…, et, quand Caroline me gronde, Monsieur, je perds la tête, parole d'honneur. Je n'ai l'habitude de contredire que l'Empereur, les cardinaux et les diplomates; il est plus facile d'avoir raison d'eux! Mon bras, Mme Héricourt? Vous accaparez votre mari, ce me semble?… C'est un bien joli dragon! Peste!…»

Aurélie se trouva devant Bernard; elle posa la main sur la manche du capitaine. Il balbutia:

—Les fleurs des pommiers tombent déjà.

—Oui, déjà…

—L'été, maintenant…

—Bientôt Messidor. Et ce sera une année près de finir…

—Vous êtes glorieuse de votre mari?

—Oh! oui! les enfants profitent de la situation du père, n'est-ce pas.
Il faut vivre pour les enfants et le siècle à venir.

—Pour soi, aussi.

—Oh! pour soi!… pour soi!… Peut-on jamais vivre pour soi?… jamais… jamais vivre pour soi…

Elle ravalait un sanglot. Il serra doucement la main menue dans le pli de son coude.

—Aurélie!

Ils se regardèrent, des larmes noyaient leurs yeux. Ils se détournèrent ensemble.

—Aurélie!

—Bernard!

—Nos enfants…

Sa voix chevrotait. Elle lui serra le bras et redit.

—Oui, oui, nos enfants…nous marierons nos enfants. Promettons-le!

—Nous verrons s'aimer Édouard et Denise… un jour.

—Nous les verrons…, un jour, le jour de notre bonheur.

—Dieu pourrait-il ne pas donner cette consolation?…

—Non, il ne le pourrait pas, Aurélie…, ou il ne serait pas la justice.

—Ah! je n'ai plus confiance…, moi…

—Et pourtant la Providence n'est pas sans faveurs pour nous.

—Certainement, mais…

—Ne parlons pas davantage…, supplia-t-il fiévreux.

Encore une fois, son caractère redouta leur aveu de cette affection que n'entachait point le désir de chair, qu'animait seul un sentiment obscur et profond. Ils se turent. L'âme d'un violon pleurait derrière le bocage, C'était un nocturne que le père aimait. Ils entrevirent l'orpheline là qui jouait, solitaire, assise en un banc de bois; qui jouait, se rappelant une tendresse morte. Depuis le départ des marins, Caroline avait recueilli la jeune fille.

Ils l'écoutèrent jusqu'à ce qu'on les appelât du perron. Autour de la table les enfants gazouillaient. Sûr de son beau visage, Augustin contait déjà ses fredaines et sa force, usait fréquemment d'un petit peigne d'or pour ses courts favoris blonds. Il vantait l'Empereur à l'excès, montrait l'Europe aux pieds de la France, expliquait le moyen de parvenir, grâce aux amitiés, aux prévenances dont il comblait les gens de haute situation, grâce à sa déférence envers les chefs qui le choyaient.

—Tout le monde m'aime, déclara-t-il, les dents découvertes.

—Comme une jolie femme, dit le moqueur Praxi-Blassans.

Augustin rougit et s'indigna. Il se conduisait mieux qu'Edme Lyrisse, arrêté par la police dans le département de Jemmapes, pour avoir assommé l'amant d'une fille de joie. Le colonel venait de le faire engager et l'expédierait à Bernard, afin qu'il le menât sans faiblesse. Augustin, lui, allait être titularisé comme lieutenant adjoint à l'état-major. Oudinot lui confiait, tout. Il exagéra cette familiarité du général envers lui.

Caroline l'interrompit. Elle lui refuserait tout argent et mettrait dans la gazette un avis aux usuriers. Cela lui parut plaisant. Il rit au point de dégrafer le col écarlate et les revers blancs de son habit… «Va, ma vieille Line, je te ferai prendre encore mille sacs de blé par l'intendance, et tu me devras des épingles.»

Elle dut convenir qu'il opérait habilement sur ce point-là. La conversation tournait aux affaires. Les marchandises anglaises ne pénétraient plus en France. Il importait de ravir aux maisons de Londres la clientèle des objets en cuir. L'abondance nouvelle du charbon justifiait aussi l'entreprise d'une fonderie. Praxi-Blassans y poussait Caroline. Il croyait à la guerre. L'État aurait besoin de fer, surtout de fers de chevaux pour l'artillerie qu'on augmentait. On chargea le major de s'enquérir, et il ne put réserver à la méditation sur Aurélie les pensées de son silence interrompu.

Virginie se l'attacha pendant tout le reste du séjour. L'occasion d'une rencontre avec la soeur, seul à seule, ne se présenta plus. L'effarouchement de leur vertu les empêcha de se prévenir. Ils ne savourèrent que la douceur de rire ensemble aux yeux clairs et aux cils sombres des deux enfants portés sur les bras de la paysanne joyeuse. L'épouse s'insinuait entre eux; Bernard l'eût haïe si, certain soir, après quelques brutalités de paroles qui dénoncèrent cette irritation, il n'eût respiré, dans leur chambre, le parfum ordinaire d'Aurélie, qui, elle-même, en avait oint sa belle-soeur. Il comprit l'avertissement. Aurélie exigeait que l'épouse fût aimée; elle rappelait l'heure de désespoir où elle avait envoyé au frère son amour consolateur, exalté dans l'âme de Virginie. Il se remit à chérir sa femme pour l'amour de l'autre. Ainsi n'auraient-ils point à se reprocher le soupçon même d'une chose vilaine.

Il n'emporta de ce temps que la fraîcheur d'âmes exquises. Aux camps, il se crut entouré de leur influence bienfaisante, Aurélie, Virginie, n'était-ce point le même être âme et corps, esprit et sens en deux aspects également aimables?

XII

Leurs images lui embellirent les heures quand l'été brûla les visages, couvrit les chevaux d'écume et roussit les feuilles des chênes. Des ordres arrivèrent. On se mit en route à travers les moissons blondes. Les escadrons s'enveloppèrent de la poudre des chemins. Messidor fît éclater les teintes des coquelicots et des bleuets. Les pavés des routes sonnèrent sous les fers du régiment. Les trompettes crièrent de la gloire aux villages réveillés.

Et puis ce fut sur les dunes le fourmillement rythmique des foules militaires. La force de la France s'assemblait sur les collines de sable. Les plumets de cent mille schakos fleurirent l'air. Il papillonnait des hussards à pelisses roses, à pelisses blanches, à pelisses rouges. Il trottait des escadrons de chasseurs verts aux omoplates brodées. Il galopait des régiments de dragons aux casques de bronze, aux buffleteries blanches. Il s'alignait des brigades de cuirassiers lumineux. L'infanterie légère toute bleue, l'infanterie de ligne, blanche au poitrail, noire de guêtres, convergèrent en lignes étincelantes, sous les feux changeants de cent mille baïonnettes remuées ensemble.

Le soir, il restait une ivresse de lumières, de cris, d'admiration pour la beauté nationale, un triomphe d'en être et d'y avoir paru sous les couleurs du régiment. On vidait maintes bouteilles de bière en louant sa vigueur, en attestant son nouveau courage. Les tambours annonçaient au monde la puissance des hommes levés pour une moisson de lauriers. Le lieutenant Gresloup, le petit Edme, colérique et charmant sous l'habit vert du dragon, venaient prendre Bernard dans sa baraque, et ils allaient par les rues de Boulogne, afin qu'il leur montrât les héros des victoires acquises.

Ceux-ci passaient, magnifiques et loquaces, ou sévères et taciturnes, quelquefois menus et simples, sans faste, l'air de commis dociles sous leurs grands bicornes traversés d'un galon, piqués d'une cocarde. Chez le baron de Cavanon, qui tenait table ouverte, Héricourt racontait ses batailles. Les jeunes yeux semblaient dire: «Moi, je t'égalerai!»

Edme eut son premier duel avec un carabinier qui se moqua des nouveaux escadrons encore indemnes du feu. On tirait au sort les champions des régiments rivaux. Bernard assista. Au premier choc, l'enfant eut l'épaule entaillée par la lame du géant, une petite épaule blanche de fille, qui s'était d'instinct haussée pour protéger la figure; mais l'autre reçut la pointe d'Edme en plein flanc et fut transporté à l'hôpital. Edme s'enorgueillit. L'honneur de l'escadron dépendait de lui. Il traîna le long des rues un sabre tumultueux. Bernard s'enchantait de cette vie bruyante sans se lasser de parfaire les statues équestres de ses dragons, statues droites et, nobles, au caractère romain. Et l'Empereur, arriva parmi les saluts des canons, les batteries graves des tambours, l'alléluia des cloches, les clameurs des ordres répétés devant deux cent mille hommes attentifs à l'apparition de l'Annonciateur des triomphes.

Devant la mer illuminée par le soleil de Thermidor, cent trente mille fils de la Révolution présentèrent les armes au César, qui rassemblait leur puissance contre les descendants des Vikings. Les étages de voilures inclinaient les corvettes anglaises sur l'horizon. À la gauche de quinze mille dragons, hussards, chasseurs, carabiniers et cuirassiers, Bernard haussa le sabre, presque sans rancune contre le Rival. Ne réussissait-il pas merveilleusement, ce Corse, à épouvanter le monde de la féodalité franque, germanique et scandinave, en levant contre lui, pour la défense de la tradition latine, les forces provençales, basques, gasconnes, angevines, tourangelles, lorraines, picardes, hispano-flamandes, bretonnes, unies dans l'espoir de créer avec leurs coeurs divers une nation libre à l'image de la patrie romaine asservie quinze siècles par ces barbares, affranchie d'hier, à Valmy, Jemmapes, Arcole, Hohenlinden et Marengo?

Il se résigna. Il accueillit le présage. Elles pouvaient retentir, les fanfares de cavalerie et les musiques régimentaires! Ils pouvaient tonner les tambours et sonner les clairons. Elles pouvaient se hérisser les baïonnettes vers cet homme court, chevauchant contre la pente de la mer entre les nombreux essaims de généraux empanachés, d'aides de camp écarlates et dorés, de soldats d'élite grandis par les bonnets à poil, par les plumets géants.

L'orage des tambours couvrait le bruit du flot retiré; il secoua le coeur de Bernard comme pour le mettre en éveil, lui faire comprendre ce que l'intelligence obscure des peuples jadis alliés à Rome acclamait dans ce bandit heureux.

Sincère, l'enthousiasme éclatait aux mille clameurs des trompettes. La joie des soldats pavoisait mieux le front des régiments que les plis des drapeaux abaissés.

Napoléon trotta vers une éminence, s'y arrêta, profil équestre inscrit sur le versant des eaux. À la suite, l'escadron d'état-major se massa, soutenu par les jambes fines des montures.

Alors les divisions s'ébranlèrent, généraux en tête, toutes musiques chantant leurs gloires. Les figures des conscrits étaient plus radieuses encore que les faces des sergents hâlées autrefois par les vents d'Allemagne et les soleils d'Italie. On défila. Les aigles neuves luisaient au bout des hampes. Les schakos évasés des voltigeurs s'enguirlandaient de tresses blanches, comme les coiffures bestiales des grenadiers. Les compagnies faisaient un seul pas de deux cents guêtres noires, un seul mouvement de deux cents mains gantées. Après les gibernes du dernier rang, venaient les sapeurs de l'autre brigade, barbus, et la hache à l'épaule, formidables derrière leur haut tablier de cuir blanc, puis le groupe des tambours aux bras chevronnés, aux poitrines galonnées, suivant le colosse qui maniait la longue canne.

Mais le bruit des roulements effrayait le cheval d'Oudinot, qui se dressa, retomba, se défendit, tandis que ses hommes marquaient le pas. Entre eux et la musique l'intervalle s'élargissait. Soucieux de ne point faire attendre l'Empereur, ni retarder la marche, le général, boursoufflé par la rage, dégaina et traversa de son épée l'encolure de la bête récalcitrante, qu'on tira du rang, tandis qu'il s'élançait sur une autre. L'animal blessé tomba sur les genoux, jeta ses hoquets suprêmes au passage du corps des «grenadiers et voltigeurs réunis» que menait Oudinot, roide sous le grand bicorne à plumes blanches.

Cet acte émut les officiers. Ils le jugèrent magnifique. Il dénonçait l'énergie nécessaire à qui prétend commander. Nul caprice ne doit troubler l'ordre parmi les rangs des consciences vouées à la seule divinité de la nation qu'incarne la personne impériale. Oudinot donnait ainsi l'exemple, sacrifiant une bête de mille écus à la promptitude d'une marche de parade.

Derrière la fanfare, des dragons, et le piétinement de cinq mille chevaux qui levaient la poussière du sable marin; Bernard, à son tour, défila, fier de six cents statues à casques de cuivre, menées par son geste. On prit le galop vers l'éminence où il aperçut Napoléon, tassé sur soi-même, les jambes écartant les étriers, et la main sur la cuisse, très en avant de son état-major. Il portait bonne mine à la surface de ses joues remplies. Bien que las d'une si longue posture à cheval, il semblait jouir de cette apothéose que lui faisaient l'or du soleil, les clameurs du peuple en armes et les applaudissements de la mer.

Superbe, elle-même invitait au passage en Angleterre, ce jour-là. Récemment les chaloupes canonnières, soutenues par l'artillerie de la plage et la flottille de Boulogne, avaient mis en fuite les navires de M. Pitt. On attendait seulement que la démonstration de la flotte à l'entrée de la Manche eût attiré l'escadre ennemie loin de la côte pour franchir le détroit. Déjà les troupes avaient fini leurs essais d'embarquement. Certaines couchaient à bord des péniches. On avait mis à pied le quatrième escadron des régiments de dragons qui devait conquérir sa remonte sur la terre britannique à l'exemple des camarades en Égypte; sac au dos, c'était un corps de sept mille hommes, capables de combattre, selon les circonstances, à pied ou à cheval. Même Bernard eut de la peine à empêcher Edme Lyrisse d'être inscrit à ce corps qui reçut les cavaliers médiocres. Il fallut qu'il usât de son influence auprès du colonel. Edme, ivrogne et insolent, déplaisait.

D'autre part, Caroline Cavrois n'obtenait pas le remboursement de ses avances en fournitures de blé, de cuir et de chaloupes neuves. M. Vanlerberghe, chargé de ce paiement par la Compagnie des Négociants Réunis, se trouvait pris dans leur déconfiture: les croiseurs anglais arrêtaient les galions espagnols venus du Mexique et qui devaient fournir à la Banque le numéraire. Il fallut que Bernard et Augustin fissent parler à l'Empereur par Oudinot, par le baron de Cavanon. Mais l'intendance n'admit point que l'habile soeur refusât en paiement provisoire les traites signées par les receveurs généraux. Caroline n'ignorait plus que les commis du Trésor passaient, avant l'échéance, chez ces fonctionnaires, leur prenaient l'argent du contribuable contre acquit et le versaient à leur réserve; en sorte que ces traites ne représentaient plus une valeur monnayée correspondant à leur chiffre. On craignit la ruine. Caroline arriva, folle, à Boulogne, les joues enflées, et grelottant de fièvre dans son écharpe. Par chance, les bras qui gesticulaient sur la tour du télégraphe apprirent que les frères marins ramenaient à Dunkerque le brick et la goëlette chargés d'une bonne prise. La vente de la cargaison serait fructueuse, car le sucre et les épices manquaient partout depuis la fermeture des ports aux navires anglais. Caroline tremblait toujours dans la petite maison des dunes, tant elle avait crainte de manquer à ses engagements commerciaux. Augustin la veilla, tandis que Bernard partait à franc étrier pour Dunkerque. Il y trouva le gros Robert couché, la tête dans les linges. Un coutelas ennemi lui avait crevé la joue, lors de l'abordage du vaisseau de Plymouth. Joseph, avec une houssine, excitait l'empressement médical des négresses, et bramait, hurlait, barrissait contre l'infâme Albion qui lui avait brisé un beaupré, troué ses toiles de coups de biscaïens, tué quatre matelots. Il bourra cependant le voyageur de nourriture, puis gonfla vingt sacs de toile avec les guinées, les couronnes, les shellings et piastres, que continuaient d'attendre les armateurs de Plymouth.

En grosse chemise jaunie, Joseph allait et venait par la maison du port, se hissait dans la vis de l'escalier, sur deux grosses jambes culottées lâche à la manière des matelots. Au fond de sébiles, de calebasses africaines, de tambours nègres, de chapeaux de paille marocains, il retrouvait toujours des paquets d'écus. Après, il visita des manteaux et des vestes qui recélaient aussi quelque chose. Du tout il remplit un portemanteau de cuir. Jamais Bernard n'aurait cru ses frères si riches, dans ce taudis puant la cannelle. «Prends ça, et puis ça… On le gâcherait ici. Tu sais, quand on est à terre, on tire sa bordée. Si mon pauvre vieux Robert n'avait pas reçu son compte de ces scélérats, de ces assassins d'Englisches! Ah les canailles, les bandits, les misérables fils de truie!… Ils le paieront, les brigands… Je vais installer une pièce de quatre à tribord, sur la goëlette…, et ils verront si je crache des noisettes!… les mylords!… Canailles!… Bandits! Assassins!…» Il tapait du pied; il montra le poing à une image représentant un homme jovial assis sur un baril et qui fumait sa pipe à l'ombre d'un palmier; son image. Pareilles à des chattes terrifiées par la colère du maître, les négresses se glissaient le long des bahuts.

Cet argent, compté devant Caroline, lui rendit de la force, malgré l'abus des poudres purgatives. Elle se dépêtra des châles où elle suait par ordonnance et, redevenue vivante, put reprendre ses lamentations. Elle exhorta ses frères à gagner vite les hauts grades d'état-major, qui les mettraient en relation plus intime avec les gros personnages de l'intendance, ce baron Hulot d'Ervy, par exemple, qui faisait la fortune des Fischer, les soumissionnaires aux fourrages pour la Lorraine. Il fallait tenir les charbonnages de l'Artois; c'était la fortune de la paix, la fortune perpétuelle; l'argent venu par les fournitures de guerre ne serait qu'un moyen passager d'acquérir celle-là. Assise sur le lit, les cheveux collés par la transpiration, elle expliquait sans fin, se frottait les genoux à travers les couvertures. «Ne riez pas de moi. Vous verrez. Praxi-Blassans croit à la guerre; Cavrois y pense aussi; et ce ne sera pas en Angleterre. On a commandé aux Fischer des quantités considérables de fourrages. J'organise un convoi pour Strasbourg, car le colonel vient d'écrire à Virginie qu'on rassemble là, comme à Mayence, l'artillerie de campagne. Il faut des, victoires à la France pour en finir avec les Anglais et récupérer les métaux mexicains, qu'ils confisquent; sans quoi les traites des receveurs généraux et les billets de banque vaudront bientôt le même prix que les assignats. Qu'est-ce que je ferais, moi, de toute cette paperasse, si les caisses de garantie publique restent sans or. J'ai livré les marchandises. Nous serions ruinés, tous, tous. Tu aurais beau chanter, alors, mon petit Augustin, pour qu'Aurélie te fasse venir l'eau césarienne de la parfumerie parisienne À la Reine des Roses, et toi, mon grand Bernard, pour que la maison du Chat-qui-Pelote t'expédie la batiste où tu fais tailler des chemises fines… Allons mes frères, tuez, triomphez, démenez-vous, devenez colonels, adjudants, généraux… Prenez de l'influence. Il est temps…, grand temps…, je vous assure. Fervet opus!…»

Maintes citations latines terminaient ses discours qu'ils fuyaient pour les fêtes du camp.

Augustin y courait, joli, les bottes luisantes, le mouchoir plein d'odeurs, la taille sanglée dans l'habit bleu aux revers blancs boutonnés d'or depuis les épaulettes jusque la taille. On dînait à la table ouverte du baron de Cavanon, lui, sanguin, magnifique dans son dolman vert, et capable de boire vingt-quatre flûtes de Champagne aux douze coups de minuit. Les convives écoutaient facilement le major, fourni par ses beaux-frères de nouvelles fraîches. Lorsqu'il rapporta les avis de Caroline sur la déconfiture du trésor, et l'élévation du taux de l'escompte due aux croisières des Anglais, tous souhaitèrent la bataille et la victoire: «Mort à l'Angleterre qui ruine la Nation!» s'écria le colonel de Bernard en vidant sa flûte. Cent bras dorés par les galons tendirent leurs calices de cristal, que débordait la mousse rose.

Héricourt s'enchantait du bruit, de la fête, des corps de filles belles offerts à ses baisers dans les bouges de la vieille ville où affluaient les militaires, passé minuit. Sa femme lui devenait une étrangère lointaine, une aventure parmi les aventures. La fièvre de l'armée gravissait en titubant et en chantant les trottoirs de marbre qui montent aux anciens remparts. Les sabres sonnaient contre les auvents des boutiques closes. Des rires barbares faisaient fuir les rats d'égouts. Artilleurs, hussards, dragons, grenadiers et voltigeurs portaient leur envie de vaincre, leur désir de victoire jusque l'étal de l'amour, où s'assouvissait momentanément le délire contagieux de tant de vigueurs réunies en un seul espace. Au milieu de cette cohue dorée, tumultueuse, rieuse, Bernard vivait. Ce n'étaient plus les pleurs de sa femme, les subtilités fatigantes d'Aurélie, les calculs de la triste Caroline, l'érudition du diplomate, ni les froids conseils du chef de division. Au moins tout cela se fondait en une raison de bataille et de triomphe, une raison mystérieuse qui mettait du rire aux lèvres, du désir au ventre, du bruit à la voix. La France, persuadée de sa cause, se ruait instinctivement vers l'espoir de conquête que représentaient, chaque nuit, les sociétés de filles parquées dans les petites maisons des remparts. Et la voix de la mer berçait le rêve de triomphe. Sur des corps bruns de Provençales, sur de blanches Flamandes, sur des Bretonnes à la peau de soie, sur d'alertes Gasconnes, Bernard, Edme et son cousin Gresloup, Pitouët, Nondain, Tréheuc, Cahujac et Marius, apaisaient leur soif obscure de renverser, de terrasser et d'étreindre, que ce fût pour la mort, que ce fût pour l'amour.

Et tout à coup l'ordre vint. Les trompettes sonnèrent le boute-selle. Les roues d'artillerie retentirent sur les pavages. Des statues équestres s'alignèrent devant leurs officiers ravis de les reconnaître hautes, nobles sous les casques de cuivre, sur les chevaux peignés. «On part.—Adieu, toi! On se retrouve à Strasbourg.—Nous boirons un verre de bière.—Edme, à ton rang!—Chacun doit avoir deux pierres à fusil dans la giberne.—Cahujac, visitez les gibernes!…—Les brigadiers ont tous leur tire-bourre?—Capitaine Pitouët, faites rouler l'étendard.—Trompettes, sonnez aux champs! Escadron!…»

XIII

On marcha vers les Allemagnes à travers la Picardie plantureuse, la verte Argonne, les montées de Lorraine. Les escadrons s'enveloppaient de poussière. On buvait les ruisseaux. Aux portes des auberges, les officiers fraternisèrent: «En route pour la gloire.—Bellone nous appelle.—Où couche l'état-major de la division? À Verdun.—Tu marches sous Baraguey-d'Hilliers?—Et toi?—Sous Bourcier.—Moi, sous Beaumont.—Les généraux Klein et Walther nous suivent.—Qu'allez-vous chercher au Danube?—Un grade.—De la gloire!—De l'inconnu.—La fortune.—On dit que l'Empereur dotera les chevaliers de la Légion d'honneur.—De combien?—Cela dépendra des contributions de guerre.—La fortune ou la mort!—Bien dit, mon cousin.» Bernard s'intéressait au lieutenant Gresloup, pâle comme M. de Constant de Rebecque, et qui portait aux doigts des pierres précieuses, aux breloques des camées admirables. Encore que depuis plusieurs mois ils vécussent ensemble pour les manoeuvres, les repas et la débauche, rien ne se décélait de cette âme qu'on voulut croire tragique, en dépit de vivaces attitudes. L'élégiaque chef d'escadron l'attirait à soi. Ils chevauchaient botte à botte, de longues heures, sans rien faire, l'un que soupirer, l'autre que regarder haineusement la nature. Gresloup regrettait qu'on se détournât de l'Angleterre. Il demanda les moyens de permuter afin de franchir le détroit en compagnie du corps expéditionnaire. Héricourt et le colonel l'avertirent que tout marchait vers l'Autriche. Payés soixante millions par Pitt, les Russes et les Impériaux se coalisaient pour la troisième fois. Leurs troupes menaçaient les territoires de l'Electeur de Bavière, notre allié, semblaient vouloir franchir l'Inn pour pénétrer ses Etats. On se battrait encore sur les rives du Danube et dans les forêts bavaroises. «Tu verras, mon cousin, les jolies filles. Des cils sombres sur des yeux clairs…—Comme les filles du pays de Galles, laissa-t-il échapper.—Ah! ah! vous fûtes galant avec les Galloises, Monsieur, insinua l'élégiaque?» Gresloup ne répondit point, mais il montra une tabatière de vermeil qui enchâssait la miniature ovale d'une jeune femme au teint rosé; de grands yeux gris souriaient mieux que sa bouche minuscule. «Moi, dit Bernard, j'ai une petite fille dont les yeux ressemblent à ceux-ci, mais un peu plus bleus.—Mme Héricourt a les yeux de sa fille, rappela le colonel.—Et ceux de son petit-neveu, Edouard de Praxi-Blassans… Dis-moi, cousin, qu'as-tu fait de ta Galloise?—Un mari jaloux la tient enfermée dans une maison de leur pays; il la tue lentement de ses reproches.—Avouez qu'il vous a surpris.—Oui… J'espérais la revoir outre-mer avec l'aide de l'Empereur.—Hélas!…Hélas!…» Le jeune homme pâlit tant que l'élégiaque tendit le bras pour le soutenir, et cette défaillance étonna les officiers. «Comme il l'aime!—Ah! les yeux clairs, les yeux clairs!…» soupira Bernard, qui pensait à Aurélie, dont le fils gardait le regard de la fillette bavaroise prise à Moesskirch. Il chercha des raisons singulières qui le satisfissent. Un jour, Edouard aimerait Denise. Les yeux clairs se promettraient aux yeux clairs. Verrait-il ce jour-là? Verrait-il la joie d'Aurélie? Vivraient-ils, par ces enfants, ce qu'ils n'avaient pu vivre, eux, de leur tendresse? Eprouveraient-ils cet amour attendu par leurs deux coeurs, comme il goûtait aux lèvres de Virginie l'âme secrète de la soeur? Pour ces enfants, réunir les délices de la terre, créer la fortune féerique qui dispense d'inquiétude, de mesquineries, de laideur; il accomplirait cette oeuvre. Il créera de sa force le paradis dont les palmes s'inclineront sur le couple passionné. Sa force tentera les héroïsmes qui soulèvent l'enthousiasme des soldats, qui les enivrent et leur donnent la démence de vaincre.

Il se concevait robuste, maître sur les hommes dont la chanson peuplait l'air. Il se raffermit en selle, planta la main sur la hanche, sourit à son rêve. Les trompettes saluaient de leur fanfare les maisons d'un village; les enfants s'étonnèrent des plumets rouges, des bonnets à poil grandissant la compagnie d'élite, des casques de cuivre aux longues chevelures, des habits verts, des plastrons rouges, des culottes grises, des carabines pendues aux larges baudriers blancs, des chevaux dociles, hochant leurs lourdes têtes et s'émouchant de la queue.

Passé le village, on rejoignit une colonne de fantassins qui se hâtaient dans la fraîcheur matinale. Quatre hommes portaient le cinquième sur un brancard composé de fusils et de capotes. À tour de rôle ils se soulageaient ainsi. Beaucoup boitaient, s'aidant de bâtons: «Paraît que l'Empereur fait la guerre avec nos jambes!—Hé, plaisantaient-ils, conscrit! prête-moi ton biquot; je te laisse mon havresac. Il a du poil aussi, c'est son frère.—Où que tu vas, fiston? Chez Mme La Gloire, chercher un bâton de maréchal pour rapporter à la payse.—Bonne chance, Masséna!—Au jour de ton sacre, Buonaparté!—L'Empereur a promis du bien… À ceux qui se conduiront bien… Dans l'infanterie française, ai, se!—Range-toi, pousse-caillou.—Quand je voudrai, ramasseur de crottin.—Hé, Marius, t'as pas pris ton congé, mon bon?—Et toi?—Moi, je gagne des galons, et je vois du pays. C'est plus drôle que de vendre du poivre en cornet derrière ma vitrine.—Nondain, ma fine, salut sous-officier.—Ah bien! t'es joliment grossi. Je le dirai à ta tante.—Ça me profite le bon air. On crève de la toux, dans le village.—Capé dédiou, adjudant Cahujac, on va se promener, donc, dans les Allemagnes!—Et un fameux voyage, té!—T'as laissé tes vignes, cousin!—Elles feront du vin sans moi. Nous voilà tous conscrits, Najac.—Comment va le métier?—Pas trop mal à mon nez. Je me dégourdis les jambes.—Et Flore?—Elle refuse un promis qui n'a pas été soldat, comme toutes les filles de Gascogne, té.—En Picardie, c'est tout de même, mon p'tiot, ch-ti'-là qui se marie sans avoir porté le plumet, il est bien sûr de l'être!—Vive l'infanterie légère! Qui s'en va-t-à la guerre. Pour arriver tout de-go, à Marengo!—À Marengo!—Tiens, mon herboriste qu'est devenu dragon!—J'ai vendu mon fonds, cloutier.—Et moi, ma roue. En v'à un commerce!—Ça donne envie de cogner quand on voit partir les autres.—Parbleu. On pourra dire qu'on en était.—Et le petit Corse sait bien où il nous mène.—Avec lui on dansera au bal des Triomphes!—Vive l'Empereur, mon ancien!—Vive l'Empereur, conscrit!—Tâche voir de ne pas marcher sur mes guêtres, blanc-bec.—Il fallait te passer de la chandelle sur la plante des pieds.—On en mettra dans les caissons du régiment, si on continue l'allure…»

Partout les fantassins comblaient les routes. Leurs habits couverts de poudre, leurs pieds saigneux, la sueur ruisselant sous les jugulaires de cuivre ne décourageaient pas les figures enfantines des conscrits. Derrière une ligne de faisceaux, tout un bataillon, tombé sur l'étendue, ronflait les pieds nus, les ampoules à l'air. Des charrettes de paysans louées par la bienveillance de quelques-uns portaient les charges de havresacs. Tour à tour défilaient les uniformes bleus de l'infanterie légère, les uniformes blancs et bleus de l'infanterie de ligne, les uniformes rouges et noirs des canonniers suivant leurs pièces de bronze, basses sur roues et tirées par les attelages du train.

Les sergents à chevrons avaient des figures sévères devant la turbulence du troupeau. Mais les jeunes soldats affectaient la crânerie. Aux carrefours des bois, on rencontra des hussards marrons à pelisses bleues, puis des hussards gris à pelisses grises, des hussards azurés à pelisses écarlates, des hussards écarlates à pelisses blanches. Les poussières des escadrons se mêlaient, noyèrent l'infanterie perdue pour ses états-majors qui tâchaient d'y voir, en poussant leurs montures dans le nuage. Et tous ces corps évoquaient leurs titres de gloire, avec le nom d'un général illustre: dragons de Bourcier, hussards de Lassalle, cuirassiers d'Hautpoul.

À mesure que se multipliaient les rencontres, la joie des hommes sonnait plus fort. Les plaines et les coteaux de la Champagne se couvrirent de bataillons apparus au détour des chemins ou descendus des vignes, derrière les caisses à l'épaule des tambours. Le soleil séchait la terre battue par cent mille pas. Les drapeaux roulés dans leur gaine dépassaient les compagnies d'élite. Des chiens tiraient la langue au flanc des colonnes en bonnets de police. Les mules entraînaient les cahots lents des charrettes. Un brouillard de poussière s'élevait au ciel. Les hommes y passaient, tels que d'imprécises cohues d'ombres, seulement révélées par le tumulte des voix ivres. Car la soif devenait grande. Les paysans penchaient leurs tonneaux à la porte des métairies; et les bonnes femmes remplissaient les chopes que se disputaient cent mains sales offrant des sous et des livres, la plupart du temps refusés, aux soldats de l'Empereur, que les Champenois abreuvèrent gratis. «Par ici les enfants.—Tiens, voilà du bon cidre; à la fraîche!—Comme tu as chaud, mon pauvre petit… Il est si jeune! On dirait mon Narcisse!—Ah bien, mon garçon, tu vas devenir général, pour lors!—Ou vice-roi, grand'mère!—Doux Jésus! doux Jésus! que je suis si vieille et que je vois ça, tout de même.—Toi, tu vas à la grande guerre?—Et ta maman?—Elle a encore mes deux frères.—D'où tu viens, comme ça?—De la mer.—Où tu vas.—Sait-on où il s'arrêtera, lui!—Ah! c'est un homme!—Encore un verre!—À la santé de l'Empereur-Roi!—Ouste, les traînards… Veux-tu ramasser ta giberne, roussot; tête de Breton!—Mon commandant!—Que voulez-vous?—Nous sommes, dans le régiment, trente-quatre du pays. On voudrait faire une visite aux parents, puisqu'on passe aussi près.—Avez-vous un sous-officier?—Le maréchal des logis Landry.—Landry? vous répondez de vos hommes?—Oui, mon commandant.—S'il en manque un à Strasbourg, c'est vous que je fais fusiller. Accepté?—J'accepte, mon commandant.—Allez embrasser vos parents, mais laissez vos chevaux à l'escadron.—Merci, mon commandant. En route, vous autres. Faites attention à ma peau.»

On laissa les plaines sèches, les coteaux ornés de pampres. On aspira les fraîcheurs dans la forêt des Vosges. L'infanterie fut dépassée. Aux abords des villages nichés dans les courbes, les lignes de chevaux nus bordaient les murs en pisé des fermes. Les états-majors trottaient autour des berlines emmenant les généraux. Au pas, les chevaux montèrent, descendirent les sentes qui contournaient les roches grises hérissées de sapins. Il passa des troupeaux de boeufs conduits par des gars en culottes et en gilets carrés. Corbehem mangea des fromages succulents, et Flahaut but de la bière forte. Les soldats dormirent dans les granges. Bernard retrouva ses sommeils d'enfant sur les paillasses villageoises, les réveils au chant du coq, dans la chambre basse blanchie de chaux, parmi les armes pendues aux clous des solives goudronnées. Il s'amusa des vieilles gravures que traverse un Juif-Errant en manteau vermillon, ou qu'habite la servante accusée pour les larcins de la pie voleuse. Il fit rire l'aïeul paralysé dans son fauteuil de paille et prêta son sabre au gamin ébaubi de tant de bonheur.

Les conscrits saluaient l'aube de leurs cris gamins. Tous se remuaient, qui blanchissant le buffle avec la pierre, qui grattant ses bottes, qui menant à l'abreuvoir les files d'animaux paisibles. On étrillait les croupes. On brossait les queues. On sanglait les selles. On coiffait les chevaux de leurs têtières. Les Bretons achevaient leur pain. Tréheuc bousculait les retardataires. L'adjudant Cahujac criait ses reproches et forçait les Provençaux à fourbir leurs casques ternis. Marius frappait son sabre contre terre pour attirer l'attention des flâneurs qui plaisantaient la cabaretière, heureux de leur aise en gilet de peau, le gland du bonnet frôlant l'épaule… Les Tourangeaux, méthodiques, coupaient leurs croûtons dans la vapeur de la marmite. Méticuleux, le capitaine Pitouët inspectait les harnais et les boulets des chevaux qu'on amenait par deux sur un rang. De toutes les portes sortaient des hommes enfilant l'habit vert et bouclant leur ceinturon. Les paysans remplissaient, pour le coup de l'étrier, les verres des Lorrains: «Ah! ah! disait l'élégiaque. Voici les sapins noirs et les roches grises, les grands hêtres, les chênes trapus, les défilés tortueux, les ruisseaux rapides qui sautent au fleuve. Héricourt, nous foulons encore les terres germaniques qui boivent, depuis tant de siècles, le sang des races. Sapins mélancoliques, vieux burg juché sur le roc inattendu, toits moussus de la petite ville tassée dans la bague de ses sombres remparts, croix de fer surgie au faîte de l'église blanche, cigognes criardes perchées aux trous des cheminées, tombereaux boueux chargés de foin que traînent les boeufs blonds, et que mène un blond lourdaud; ciels changeants, graviers des routes claires, vous entourerez encore ma tristesse! Votre écho répétera la plainte d'un coeur infortuné. Oberman et toi, tendre Werther, fûtes-vous dans ce pays où s'entretuent les peuples depuis les origines. Quels souvenirs funèbres s'accorderaient mieux avec l'état de mon âme. Ô René, qui aimas Lucile, n'est-ce pas ton crime qui se pleure dans le sanglot perpétuel du ruisseau? Gresloup, Gresloup, mon jeune ami, regarde si ces bois diffèrent de ceux où le cavalier de la ballade entraîne, au coup de minuit, sur la croupe de son coursier noir, la pâle fiancée. Les morts vont vite! On entendra, cette nuit, la chasse diabolique du seigneur poursuivant son frère sauvage. Héricourt, qui laisses une épouse chère, et toi, lieutenant, dont le coeur regrette l'adorée qu'un jaloux torture, dites si d'autres sites conviendraient mieux à notre âme éprise des hasards guerriers où l'on embrasse enfin la chance de la mort?»

Il étreignait son coeur entre les agrafes de son habit. Gresloup baissait la tête. Edme Lyrisse se désespérait avec eux de ses orgueils méconnus. Cependant il apprit à se servir de la trompette. Cela permit de lui faire coudre les chevrons blancs et rouges sur les manches, de mettre une crinière écarlate à son casque. Il remplaça près de Bernard un collègue. Avec le colonel bonasse et taciturne, ils constituaient le groupe précédant la colonne.

En peu de temps ils connurent leurs espoirs. Gresloup prétendait, à l'exemple d'autres lieutenants, devenir maréchal, ou prince afin que son autorité brisât les résistances du mari jaloux. Le colonel demandait à ne pas perdre son régiment qu'on offrirait, craignit-il, à un émigré de beau nom. L'élégiaque cherchait la distraction du péril pour calmer ses chagrins. Edme pensait aux femmes des villes conquises, à la fortune gagnée par le jeu et dépensée en orgies magnifiques. Bernard Héricourt souhaitait une position d'inspecteur aux revues, puis d'intendant général; aidant dès lors aux commerces de Caroline, il centuplerait la richesse de la race, pour le bonheur féerique de sa fille aux yeux clairs, du neveu aux cils sombres, unis dans un amour qui passionnerait Aurélie.

Il voyait cela sûr et proche. Les temps couleraient vite. Les canons tonneraient, de fleuve en fleuve. Les villes ouvriraient leurs portes. Les généraux caracoleraient. Les peuples vaincus défileraient. La Révolution soumettrait le monde. Emporté par une décharge d'artillerie, Napoléon laisserait la place au plus glorieux, à lui, Bernard, dont le caractère romain étonnerait l'histoire. Il ressusciterait Brutus et Scipion, la grandeur de La Ville enfin triomphante sur tous les barbares.

De ce rêve il s'hallucina, déjà maître, entre les pentes des forêts, parmi le tumulte des escadrons dociles à son geste. Les cités qui se déployèrent dans les plaines, à la sortie des bois, il les prévit siennes, pavoisées à ses couleurs, l'applaudissant de leurs cloches. Il chevaucha dans une atmosphère dorée, riche en parfums pris aux gazons et aux arbres. Il se glorifia d'entraîner à ses éperons le bruit du régiment.

À l'entrée dans Strasbourg, comme il marchait devant la division, il eut presque la croyance, en certaines minutes, de triompher pour lui-même. Un concours immense de peuple venu des campagnes comblait les rues. Les voix de la cathédrale annonçaient la liesse des citadins. Les drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres pleines de figures jolies ou amicales. Gracieux, pimpant, Edme, la trompette sur la cuisse, riait aux sourires des filles accoudées le long des balcons, tandis que les camarades soufflaient dans l'airain le salut du régiment aux antiques maisons coiffées de longs toits moussus; leurs rebords abritaient le crépi des murailles que contenaient les croix de poutres visibles.

Héricourt logea dans une demeure vénérable. Minuscules et verts, les carreaux s'enchâssaient entre des chimères sculptées dans le bois des fenêtres. Il mangea de copieuses choucroutes au jambon rose offertes par un vieillard en tricorne, en guêtres de toile, et qui cachait sous les vastes pans de sa redingote des mains frileuses. Coiffées de noeuds de soie noire, ses grasses filles s'empressaient, timides, rouges, et pâles lorsque l'élégiaque caressait du regard leurs rudes poitrines écartant le corset de velours aux broderies de jais. Elles attendaient la venue de l'Empereur. En vue de cette visite, les servantes grattaient le plancher avec un tesson de verre et ciraient les bahuts emplis par l'odeur du pain. Dehors aussi, partout, on nettoyait les façades. Au faîte des échelles, maints artistes redoraient les bêtes héraldiques des enseignes.

Les habits bleus des cuirassiers, les habits verts des dragons, les pelisses écarlates des hussards paraient les corps alertes assaillant les poêles où se vend la bière dans des pintes de faïence à couvercle d'étain. Pour les saluts militaires, les mains s'élevaient à la hauteur des bonnets de police. Des bandes de gamins mal culottés admiraient la magnificence des soldats, heureux et trinquants. Aucune appréhension ne chargeait les mines des conscrits imberbes qu'amusaient le bruit de la guerre et le nouveau pays. Les vétérans menaient les autres aux bons endroits connus de leur mémoire. Tant de fois ils avaient, sous la République Indivisible, passé le Rhin par les ponts des villes, afin de défendre contre les Impériaux leur foi libertaire. Ils montraient la grande horloge aux jeunes Champenois ébahis, qui retenaient leurs sabres, soucieux de ne pas heurter les dalles de la cathédrale. Tous riaient de l'enfant qui frappe la cloche avec son thyrse et sonne le premier quart de l'heure, de l'adolescent qui marque les demies avec sa flèche, du guerrier mâle dont le glaive heurte le bronze pour le troisième quart, du vieux qui le cogne de sa béquille, pour le quatrième. Ils riaient de la mort elle-même et de son os tapant la cloche selon le nombre des heures. Au dehors, les vieilles statues des saintes et des reines les étonnaient par leurs jambes hautes, leurs tailles graciles et leurs visages durs. Ils préféraient le souvenir des compagnes laissées aux boutiques de France.

Le major rendit visite à son beau-père, qui lui fit apprécier l'excellence du pâté de foie gras, des nouilles aux oeufs, et du vin blanc versé dans des hanaps de cristal vert, aux armoiries de couleurs. Cuirassé, le hausse-col d'or cerclant son cou maigre étranglé dans les tours d'une cravate noire, le colonel Lyrisse raidissait sa petite tête capable néanmoins d'absorber d'énormes nourritures. Vers la bouche tout se ridait, tandis qu'au bout de la fourchette, volailles et légumes s'enfouissaient, à l'admiration des capitaines et des majors. Il semblait que la joie de ce monde revînt déjà victorieuse des champs de bataille. Personne ne doutait.

On faisait bombance aux frais du Strasbourgeois ravi. Des mains anonymes déposaient aux logis des officiers telles dindes obèses et tels barils de cognac. Devant ces victuailles, on supputait, le verbe haut, les chances de la carrière. Les appétits, excités par les manoeuvres matinales, absorbaient les viandes, dépouillaient les carcasses de volailles. Le sang et la sauce mouillaient les bouches. Ils ne délaçaient point leurs cuirasses par fanfaronnade de vigueur. Le colonel invita les officiers de dragons à sa table pour obtenir qu'on usât d'indulgence envers son fils, qui se plaignait. Cavanon reparut. Il buvait un mélange de cognac et de bière qui cassait la tête des autres; et, profitant de cette supériorité, il donnait des conseils tactiques, que le petit Edme réfutait, imperturbable, malgré la fatigue de sa voix! «Le métier de général! la belle affaire! Il suffit de savoir quatre préceptes: déployer la cavalerie devant la plaine, l'infanterie dans les bois et le terrain accidenté, l'artillerie le long des pentes. Défendre que l'on stationne sur les routes. Elles ne doivent être occupées que pendant la marche. S'assurer que les hommes emportent avec eux deux jours de rations, et puis laisser faire le hasard et la bravoure du militaire français! Voilà tout!» Tous de rire au jeune trompette, sûr de son fait et que cette gaieté vexa souvent. Pour consolation, on lui versait à boire. On lui souhaitait du bonheur, rasade par rasade. Chacun parlait en même temps que les autres, discutant les mérites et les défauts des absents, distribuant les grades et les croix. En cette époque, les généraux portèrent à la connaissance des états-majors une circulaire qui conseillait de s'abstenir d'allures familières à l'égard des hommes. Vu le nombre des soldats assemblés sur la rive du Rhin, il importait de maintenir l'ordre par une discipline exacte. Les officiers ne pouvaient y réussir qu'en gardant leur prestige absolu et en évitant qu'un inférieur pût contredire les ordres discutés par les propos tenus entre lui et ses chefs en dehors du service.

Les nouveaux promus louèrent fort l'esprit de cette mesure. Tel le lieutenant Gresloup, qui ne desserrait point les lèvres, tel son ami l'élégiaque, dont l'âme littéraire s'accommodait mal des promiscuités. Héricourt et son colonel regrettèrent l'ancien système de fraternité bourrue. Le capitaine Pitouët adopta tout de suite l'arrogance prescrite envers les soldats. La maladresse obligatoire des conscrits avait déjà indisposé contre eux les anciens sous-officiers de 1800, qui tenaient ces inférieurs à distance. Murat prit alors le commandement de la réserve de cavalerie. Il imposa cette attitude, complètement. En polonaise de velours vert garnie de torsades d'or, il parada. Ses jambes vigoureuses s'enfonçaient dans des bottes à coeur. Il portait un chapeau surchargé de galons et de plumes, une écharpe de soie tricolore enroulée depuis les pectoraux jusqu'aux cuisses, et un petit coutelas à poignée d'ivoire dans un fourreau de vermeil enchâssant des miniatures de femmes et des portraits de déesses, le sein nu. Cavanon l'accompagnait partout, muni lui-même d'un énorme cimeterre engainé de cuivre doré. Un schako de cavalerie évasé par le haut chargeait sa tête grasse et gaie, violente aussi. Ils excitaient la dévotion d'un peuple au tricorne flasque et en bonnets de fourrure, en guêtres de toile, l'amour obscur de grosses filles coiffées du noeud de ruban noir. On n'eut guère le loisir de se mieux connaître. Les convois de chevaux achetés en Suisse et en Souabe parvenaient à chaque heure du jour. Il fallait recevoir les animaux, les estimer et en lotir certains dragons à pied. Enfin l'Empereur arriva, fut acclamé, et, derrière lui, Augustin, précédant les grenadiers d'Oudinot pour lesquels il retint le logis.

Revêtu de l'uniforme propre aux lieutenants adjoints à l'état-major, il avait une tenue sévère en son habit boutonné depuis le menton, et sous le haut bicorne. Les aiguillettes et les tresses d'or neuf s'enroulaient à son épaulette. Il affectait mille soins envers son cheval, pour lequel il colportait toute une pharmacie anglaise dans un nécessaire de maroquin.

—Eh bien, mon frère, c'est moi qui te transmettrai des ordres, bientôt.

—Je les attends, mon garçon.

—Pourquoi n'essaies-tu pas d'entrer à l'état-major. Oudinot pourrait te proposer à Murat.

—Tu me protèges, donc?

—Caroline m'y engage. Nous avons besoin de surveiller, à son intention, l'intendance des corps. Elle m'a dît de te rappeler combien il est nécessaire de ne plus perdre ton grade. Praxi-Blassans espère que tu vas en gagner rapidement quelques-uns. Songe que tu as vingt-huit ans, Bernard. À ton âge, Buonaparté était général.

Les jambes noblement croisées, Augustin continua la mercuriale. Il ne voulait pas remarquer l'irritation de son frère. Dédaigneux par sa lèvre rose, il murmurait lentement, jouait avec son épée dont il lissa le fourreau de cuir.

—Tu sais, Buonaparté, ton Rival, comme dit finement Aurélie…

Il prolongea le sourire, afin de marquer mieux la distance qui séparait
Bernard de Napoléon.

—Enfin c'étaient là de petites drôleries; tu es père de famille, mon cher, parbleu! Et jusqu'à présent, en guise de dot à sa fille, le colonel Lyrisse t'a remis un cheval turc. C'est prestigieux. Mais cela marque assez combien tu peux faire fond de ce côté-là.

—Et puis?

—Et puis? Voici. Sur ma prière, Oudinot parlera de toi à Murat. Comme les deux corps d'armée doivent opérer ensemble, les généraux vont, pendant une décade, s'accorder tout ce qu'ils se demanderont afin de rester en bons termes. Sur le champ de bataille, bernique! Ils se laisseront écraser par l'ennemi plutôt que de se porter secours, à moins que l'Empereur n'y veille. Car Oudinot ne se soucie pas d'augmenter la fortune de Murat en l'aidant à la victoire. La gloire de l'un éclipse celle de l'autre. Mais, à cette heure, ils affectent les embrassades et le dévouement. Plus tard, l'Empereur interviendra. Il les terrifie, tous; et il est partout… Or je désirerais…, la famille désire que tu obtiennes une situation dans l'état-major de Murat. Le baron de Cavanon conseillera. Le colonel Lyrisse est dans les bonnes grâces du général de Nansouty. Ne fais pas de fautes, mon frère. Laisse-toi guider. On ne te demande que cela. Ce n'est point difficile. Laisse-toi guider.

—Par toi?

—Par les autres. Tu es un très brave homme; mais tu manques de discernement.

—Augustin!…

—Pourquoi te froisser? Chacun a ses qualités. Toi, tu es honnête, précis, l'homme du devoir. Ce sont les plus belles. Moi je n'ai qu'un grain d'intelligence, et quelque pratique des hommes. Ce sont les pires. Je ne suis pas jaloux de toi, cependant.

—Trêve d'insolences, je te prie!

—Fi donc! Tu te fâches avec un enfant, mon gros Bernard. Paix…
Paix… là… On m'a chargé de t'avertir. Je t'avertis. Voilà…
Abordons un autre entretien, maintenant: les femmes. As-tu pratiqué ces
grosses Alsaciennes? Quelle mollesse de chair, hein?…

Bernard marchait à grands pas. Il sortit de la salle en claquant la porte. On l'estimait imbécile. Caroline et Praxi-Blassans le lui faisaient apprendre. Ah! le pauvre père avait eu raison? Le fils monta dans sa chambre, il s'enferma pour tirer de son habit une boîte plate et ronde: le fond contenait l'image d'un tombeau ombragé d'un saule. Certain artiste spécial avait, selon la mode, réalisé cet emblème, en arrangeant les cheveux du défunt en forme d'arbre et de mausolée. Bernard se pencha sur la relique argentée et l'effleura de ses lèvres. Ce lui communiqua du courage. Que lui importaient les injustices ou la moquerie de ce blanc-bec? Il accomplissait le devoir. Il parait son caractère d'une résignation plus haute. Il laissait au sort le soin de lui offrir l'occasion d'un triomphe qui entourerait de bonheur les deux enfants aux yeux clairs, un jour, le jour de joie. Il finit par rire d'Augustin.

L'après-midi, l'Empereur et Murat passèrent la revue de la réserve de cavalerie. Dix mille dragons, six mille cuirassiers et carabiniers défilèrent au galop devant le Corse engoncé dans son habit bleu. Une foule illimitée assista. Les bateaux du Rhin avaient conduit des gens de Coblentz et de Bâle. L'Alsace entière acclamait. Des vieillards tremblants agitaient leurs tricornes; et les larmes scintillaient sur leurs figures. «Je ne serai pas mort sans l'avoir vu,» se disaient-ils, contents, rajeunis. Les femmes ressentaient une stupeur. Elles l'auraient cru plus grand. Les enfants demandaient à leurs mères s'ils deviendraient empereurs aussi. Des jeunes gens discutaient sur sa ressemblance avec César et sur la résurrection latine. Souffrant de toute son âme, immobile, à la tête de son escadron, le sabre contre la hanche, le major entendait cela. Le soleil brûlait ses épaules. La crinière du casque chauffait sa nuque. La température du cheval dégageait de rudes parfums. Soudain il aperçut son frère caracolant près d'une calèche, attelée de deux chevaux blancs, dont l'un portait un jockey vert et rose. Une très jolie femme y souriait, vêtue de mousseline jaune, avec une ceinture mauve, et, sur ses boucles châtaines, un réseau rose à fleurs violettes. On sut que cette dame, divorcée d'un riche armateur de Hollande, suivait Augustin depuis le camp de Boulogne, pour voir la guerre, dans ses équipages.

Mais, avant la nuit, Bernard reçut l'ordre de franchir le Rhin avec son régiment.

À la suite de Talleyrand arrivé derrière Napoléon, il put toutefois entrevoir Praxi-Blassans, Aurélie, entre leurs valises, dans la cour d'une vieille maison soutenue de piliers noirs. Aurélie, en houppelande anglaise, lui donna ses deux mains à serrer, puis lui montra les yeux clairs d'Édouard, qui trépignait, criait de joie sur les bras de la nourrice… «Voici un brigand qui servira les Bourbons, Monsieur, assura le diplomate, je vous le promets. Je ne pense pas que vous reveniez, cette fois, vainqueur. Le général Mack vous attend sous Ulm avec les Autrichiens. De la Pologne, les masses russes descendent en Moravie; leurs avant-gardes dépassent Vienne. S. M. l'empereur de Russie décide le roi de Prusse à l'alliance. La reine Caroline, à Naples, vient d'obtenir, malgré mes avis, le retrait de nos troupes hors de ses États… Les Anglais débarqueront avant peu pour vous prendre à revers en Lombardie, où Gouvion-Saint-Cyr et Masséna, abordés sur l'Adige par l'archiduc Charles, feront mauvaise figure. La fortune de votre Rival s'écroulera dans le Danube; parole d'honneur! On l'y poussera du nord, de l'est et du sud. Il a les points cardinaux contre lui… Vous assisterez à de belles batailles… Voici des lettres que j'écrivis à votre intention. Prenez-les, je vous prie. Au cas où l'on vous ferait prisonnier, vous les expédieriez aux amis que j'ai dans toutes les cours d'Europe, selon le lieu où l'on vous internerait… Vous voilà remis en selle, par bonheur. J'espère, Monsieur, que vous apporterez moins de chaleur dans vos discussions publiques, à l'avenir… Il faut de la prudence, et il convient d'être réservé dans un siècle aussi changeant Demain dément hier. Voyez Napoléon. Il obtint d'être sacré par le pape et va rétablir le calendrier grégorien. Aux jours du malheur, il trouvera des appuis dans l'Église et conservera, pour le moins, une lieutenance générale au service du roi… Arrangez-vous de manière à ce qu'on se souvienne, dans six mois, ou plus tard, que Napoléon vous a cassé et que vous êtes un chef d'escadron heureux à la guerre. Le roi maintiendra les grades des bons officiers qui servent la France. Il l'a solennellement promis, Monsieur, je vous en donne ma parole… Virginie vous embrasse. Votre Denise est adorable… Le baron de Cavanon vous fera nommer colonel… Mais je crois que votre lieutenant vous appelle…—Adieu, Bernard, mon frère; embrassons-nous!…—Aurélie, du courage! mon enfant. Saperlipopette. Regardez si votre frère a la mine d'un garçon qui se laissera tuer… Allons!… Adieu!… Adieu!… Aurélie! ma chère!»

Bernard s'émut un peu de la voir pleurer; il sortit vite de la maison. Son orgueil pensa: «Elle m'aime. Si je ne simulais pas l'indifférence, elle serait incestueuse. Elle souffre. C'est une pauvre femme. Je devrais la haïr; et cependant je souhaite aussi ce qu'elle attend de moi… Mais mon caractère saura rester vertueux.» Le cheval attendait à la porte. Gresloup le pressa de partir; car il manquait du biscuit dans les caissons, malgré les ordres précis de Murat; et beaucoup d'hommes n'avaient reçu du pain que pour deux jours, au lieu de quatre. Or l'on parlait de marches forcées à travers les routes de la Forêt-Noire. Toute la réserve de dragons répandue en divers points couvrirait le passage du parc d'artillerie, déroberait à l'ennemi les mouvements des corps Soult et Davout, qui passaient le Rhin à Spire et Manheim, afin de tourner secrètement, au nord, les Alpes de Souabe, et joindre, dans les plaines de Nordlingen, Bernadotte avec Marmont descendus de Hanovre et de Hollande. On toucherait ensuite le Danube au-dessous d'Ulm, sur les derrières de Mack dès lors séparé des Russes qui s'attardaient en Styrie.

Fiévreux, Gresloup expliquait le plan général qu'il venait d'apprendre. Le souci du devoir militaire effaça la tristesse du major. Il galopa vers le colonel des dragons descendus au fleuve. Là ce fut une querelle, avec les autres chefs d'escadron, à cause du biscuit. Le capitaine Pitouët, ayant communiqué les ordres, s'en lavait les mains. Impatientés par les cris, les chevaux des officiers ne voulurent point tenir en place; ils piaffaient, dispersaient le groupe qui mêla les jurons à ses colères. Enfin on détacha un piquet et deux caissons pour aller jusqu'aux magasins d'intendance compléter le chargement. Il fut décidé que l'escadron, mal muni de pain, resterait en arrière. Mais le général qui survint, sans rien résoudre du problème, déclara que tous les escadrons marcheraient à leur rang. Ceux qui n'auraient point leurs rations entières serreraient le ceinturon. Il imposa silence, et la colonne s'ébranla pour passer le fleuve à son tour.

Sans que l'idée de la soeur amoureuse le hantât plus, une joie infinie enchanta Bernard, qui s'imaginait l'âme des deux cent cinquante mille hommes, échelonnés depuis la mer ionienne, sud italien, jusque les bouches de l'Elbe, nord germanique. Tel qu'une vague de ce grand flot humain, gonflé d'idées libres et de désirs glorieux, il avançait au trot de son cheval turc, parmi les dix mille dragons de Murat, occupés à paraître devant tous les débouchés de la Forêt Noire et renforçant ainsi l'erreur de l'ennemi, qui, d'Ulm, étirait ses tentacules de cavalerie à travers les gorges hérissées de sapins.

Derrière eux, la garde impériale et le Ve corps de Lannes (divisions Suchet, Gazan, grenadiers d'Oudinot) tenaient la route de Strasbourg à Stuttgard, comme si l'armée tout entière allait descendre au Danube par le midi de la Souabe, alors que les marches dérobées des IVe, VIe, IIIe corps tournaient, au nord, cette région, le Rhin ayant été franchi entre Lauterbourg et Manheim sous les ordres de Ney, Soult, Davout.

Bernard Héricourt s'amusait de savoir cela, de ne le laisser point deviner aux uhlans, dont les lances dépassaient partout les plis de terrain.

Il reconnut les houzards hongrois dans le val qu'une maison forestière désignait aux investigations des éclaireurs. C'étaient de maigres hommes aux joues creuses, avec des pelisses en peaux de loup, et, des kolbacks verts garnis de plaques argentées. Les deux partis s'arrêtèrent. On arma les carabines. Le sous-lieutenant Nondain fut envoyé à la tête de huit dragons jusque la maisonnette de bois qu'élevait un soubassement de pierres blanches. Vingt houzards se détachèrent aussi de leur escadron. Comme ils se trouvaient plus loin, ils n'arrivèrent pas les premiers. Nondain et ses hommes s'abritèrent au balcon de bois du chalet, tandis qu'un bras nu de femme attrapait, de l'intérieur, l'auvent pour l'abattre contre la lucarne… Un petit enfant cria sur le même ton qu'Édouard de Praxi-Blassans. Quatre détonations successives interrompirent la voix frêle. Les dragons tiraient. Les houzards s'arrêtèrent. Un d'eux, les mains sur la figure, toussait en se tordant. «Oh! dit Edme, comme il crache du sang, celui-là!» Les yeux du trompette grossirent, ahuris, ses lèvres blanchirent et tremblèrent! En vain, il voulut, à l'ordre de Bernard, sonner le ralliement. Il bêla dans le cuivre. Presque aussitôt le capitaine Ulbach et ses Alsaciens parurent, puis le lieutenant Cahujac déboula d'une pente glaiseuse avec ses Gascons bavards. Gresloup arriva seul, portant la mine d'un homme à peine éveillé, curieux de tout, étonné du jour, de la clairière, des houzards répandus par groupes alertes, qui cernèrent au large la maison.

Et le troupeau entier de dragons dévala du couvert, arrêta ses chevaux aux injonctions des maréchaux de logis, Tréheuc et Flahaut, qui les alignèrent. Les conscrits effarés tendirent le cou. Ils commencèrent à emmêler leurs brides, en dépit des semonces du lieutenant Corbehem. Lui leur indiquait les têtières trop lâches, les boucles détachées, les buffleteries mal tendues, comme à la parade dans la cour du quartier. C'était une habitude copiée sur celles du major Héricourt, son exemple. Bernard compta ses deux cents hommes «Dragons!…» Il dégaina. De tout jeunes se roidirent. Il attendit que les cimiers des casques fissent une seule ligne de cuivre. Autour de la maisonnette, les coups de feu crépitèrent. Les houzards en approchaient, tiraient. Dans le val, de toutes parts, les Hongrois descendirent, au trot de leurs petites bêtes pommelées. Ils se rassemblèrent au bas de la côte et partirent au pas, en ligne, la carabine haute. Les huit hommes de Nondain lâchaient coup sur coup. Il convenait de les secourir. On en vit quatre mettre pied à terre et pénétrer dans la maison. Les cris de l'enfant retentirent quand ils eurent commencé le feu par les volets entr'ouverts. Deux autres les rejoignirent, puis un. Le lieutenant restait avec un seul homme devant les chevaux que visaient les houzards des premiers groupes. Une bête échappa, blessée, dans, les bois. Les autres furent abritées derrière le mur.

Héricourt cherchait le moyen de rompre la ligne ennemie. Verts et rouges, les houzards gardaient une allure orgueilleuse et s'approchaient vite, argentés sur les coutures, flanqués de trompettes à tricornes qui montaient des chevaux blancs. Le major feuilletait en imagination les traités de cavalerie, revoyait les gravures et les plans; cela ne lui apprit rien… Il regarda ses hommes coagulés en une seule force muette, roide, plastronnée de rouge, palpitante. Le vent d'automne éparpillait les crinières des chevaux et les crinières des casques… Il eut peur de son hésitation, et, soudain, se décida, pour ne point rester immobile, alors que les coups de feu, plus rares, dans la maison, indiquaient la fin des cartouches. Edme épiait ses gestes avec angoisse. Le major se dressa, trotta devant le front, cria: «Près de la maison, je commanderai halte. Vous prendrez votre temps. Vous viserez bien… et ils s'en iront… Dragons: en avant!…» Le bruit de sa voix impérieuse lui rendit l'audace.

Les hommes serrèrent les genoux, avalèrent leur salive. «Marche!» La ligne se précipita, échevelée; et les houzards d'avant-garde se replièrent sur les flancs de la masse hongroise, qui trottait derrière les trompettes. On distingua les tresses blanches retenant les pelisses en peaux de loup, les trèfles d'argent sur les culottes rouges, les dolmans verts et les ceintures rayées. Tout à coup un peloton s'arrêta; puis un autre, vingt toises plus loin; et, successivement, les fractions s'immobilisèrent, en apprêtant leur tir.

Parvenu contre la maison, Héricourt, aussi, commanda la halte. Il recueillit Nondain et ses hommes. L'un avait le coude disloqué par une balle. On banda la blessure. Le dragon jurait que cela se remettrait tout seul, par crainte évidente de l'amputation. Il refusait le chirurgien. Alors Corbehem montra les deux autres escadrons de leur régiment qui s'avançaient aussi dans le val pour soutenir. Les houzards ne bougèrent plus.

Les cavaleries s'observèrent, sans un coup de feu. L'une et l'autre avaient l'ordre de ne point s'engager inutilement. D'ailleurs le terrain valait peu pour la charge.

Edme respira. Le sang recolora ses lèvres. En étanchant la sueur de leurs faces, les conscrits plaisantaient, parce que leurs chevaux tâchèrent de brouter.

Au loin, des dragons trottaient, s'assemblaient. L'adjudant-major, Marius, vint dire qu'on mettait deux pièces en batterie dans le bois, et que cela suffirait. Au premier boulet qui vint, dans le tonnerre, labourer les herbes devant les chevaux blancs des trompettes hongrois, leurs troupes commencèrent abattre en retraite. Peloton par peloton, elles remontèrent les pentes du val et s'effacèrent dans les bois.

Edme trouva dans le chalet une pauvre femme pâle, qui étouffait les cris du nourrisson serré contre sa poitrine. Derrière un bahut, elle se dissimulait peureusement. «Bernard, cria-t-il, si vous pouviez voir! Ce petit Teuton a les yeux clairs d'Édouard et de Denise. Et les mêmes yeux clairs…» Il voulut prendre l'enfant aux bras de la bûcheronne; mais elle parut si épouvantée qu'il les amena l'un et l'autre sur le balcon de bois. Bernard reconnut les yeux que son souvenir avait imaginés tant de fois, qu'Aurélie avait conçus. Il s'enorgueillit, la plaignant. On donna quelque peu de monnaie d'argent à la pauvre femme, qui apporta des jambons, de la bière. Marius mangea. Corbehem but. Les soldats vidèrent leurs bidons, et la gaieté se communiqua le long du rang.

On repartit. Le major expédiait des patrouilles dans les ravins, aux cimes des talus, par les sentes tortueuses. Il se comparait au coeur qui, par les artères, rejette le sang vers les extrémités du corps. Centre des escadrons, il lançait ainsi la vie française à travers la forêt germanique.

Près de lui, le colonel sommeillait en selle, suivi d'un cheval de bât portant les cartes. Pitouët, imbu de son importance, nommait les carrefours et les fontaines, désignait les villages dans les directions que prenaient les groupes de dragons au trot, sous les voûtes de verdure roussie.

Pommelés, alezans, noirs, gris, jaunes, les chevaux s'en allaient par quatre, huit ou dix, portant leurs cavaliers blancs et verts, attentifs. Les bois s'animaient de toute une chasse prudente. Entre les rideaux de hêtre, les sapinaies, les bouquets de chênes, des meutes se glissaient, s'évanouissaient, transparaissaient derrière un buisson, brillaient par leurs casques au milieu des bouleaux.

Le soir on bivouaquait autour des chevaux, devant d'énormes feux qui trompaient les reconnaissances ennemies. Toute une semaine, la réserve de cavalerie manoeuvra de la sorte. Ses marches habiles persuadèrent l'état-major du général Mack que la grande armée traverserait de haut en bas la Forêt Noire pour l'atteindre à l'ouest d'Ulm. À la faveur de ces démonstrations, Héricourt affermissait le courage des conscrits. Ils s'étonnaient, heureux que la guerre consistât en ces seules chevauchées agréables dans l'or de la forêt d'automne. Edme se réconciliait avec l'art tactique. Pitouët lui apprit à lire sur les cartes, en lui expliquant de quelle manière Napoléon imposerait aux tyrans d'Europe l'idée vertueuse et libre des Jacobins. Frêle comme une femme, et les idées changeantes, Edme s'amusa de l'appétit de Marius, de la faconde de Cahujac qui s'échauffait au récit d'exploits magnifiques, de la soif de Corbehem avisé, malicieux, capable de découvrir les fourrageurs autrichiens là où chacun n'apercevait qu'un troupeau de bétail. L'élégiaque lui contait ses amours difficiles. Gresloup le prévenait de ne pas croire au bonheur. Il était si joli, le trompette, dans son habit chevronné de blanc et bleu, sous la crinière rouge qui s'éparpillait aux brusques mouvements de sa tête rieuse.

Bernard devint fier de l'avoir près de lui. Murat étant survenu, un midi, s'arrêta pour complimenter. Les longs cheveux châtains du maréchal flottaient sur la polonaise écarlate couturée d'or… «Ah! dit-il, voilà donc le turc, major, dont le colonel Lyrisse vous fit présent. Parbleu, c'est une belle bête. Quelle encolure et quelle finesse d'attaches!… On va fendre l'air avec un animal pareil… Et c'est là le fils du colonel?… Très bien, jeune homme. Redressez-vous encore. Là, n'ayez pas la mine d'un bossu, je vous prie. Allons, demain ou après-demain, nous ferons boire vos chevaux dans le Danube. J'espère que les conscrits égaleront la gloire de leurs anciens. Souvenez-vous que votre étendard a été à Hohenlinden. Il nous faut une autre victoire pour son aigle, mes amis.» Il piqua des deux; et son cheval d'armes, tout noir, caracola sous la peau de lion qui servait de chabraque. Edme, blême d'enthousiasme, cria de toutes ses forces, avec les camarades: «Vive l'Empereur!» Murat disparut, entraînant son état-major de hussards, de chasseurs et de dragons, grandis par l'éclat neuf de hauts plumets.

Or, immédiatement, l'ordre vint de gagner à toute vitesse le nord et la route de Stuttgard. Les trompettes sonnèrent le ralliement. Les sentiers rendirent les patrouilles accourues, réunies, alignées. Les colonnes se composèrent en un bruit d'airain. Plusieurs milliers de chevaux s'ébranlèrent au grand trot, emportant les dragons et les crinières secouées de leurs casques. La Forêt Noire retentit de cette chevauchée plus formidable que celles des légendes. «Ah! Ah! disait l'élégiaque. Comme les morts de la ballade, nous allons vite. Le vent gronde entre les ifs, les feuilles mortes fouettent nos visages essoufflés. Oh! Oh! ces cadavres de feuilles sèches, lieutenant, toute la vie… ça… N'est-ce point les enveloppes de notre coeur séchées par la mélancolie des amours déçues?» Il n'y avait pas moyen de le renvoyer à son escadron, depuis qu'il connaissait Gresloup. À ses capitaines, il laissait le soin de conduire les soldats. Il trottait en tête du peloton que dirigeait son ami. Ensemble, ils analysaient leurs coeurs selon le hasard des suffocations produites par les rapidités de la course.

Jusqu'au loin, on voyait des régiments accourir des vallées, descendre des crêtes, issir des clairières. Un mouvement tumultueux passait, informe, dans les colonnades de sapins. Les pieds des bêtes martelaient la route, dont les cailloux rejetaient les étincelles. Parfois, sur la droite, l'écho du canon roulait, s'abîmait dans les profondeurs, ou bien une courte fusillade déchirait l'air. On se heurtait aux files de voitures régimentaires, surmontées de leurs toits aigus, aux caissons de biscuits, aux capotes en cuir des cantines que tiraient de maigres biques fouettées par des commères en dolmans de hussard, et coiffées de madras. Cela s'arrêtait devant les convois de l'artillerie à cheval cherchant leurs divisions. Il y avait déjà des blessés accroupis sur les avant-trains, avec un membre emmailloté. Des cortèges interminables de chevaux pris aux uhlans, piaffaient, piétinaient, s'affolaient parmi les injures et les coups des dragons à pied les menant par la longe. À la lisière des bois, les gardes du duc de Wurtemberg protégeaient contre la maraude le gibier de leur maître, tandis que des gens du pays installaient au bord du buisson des buvettes en plein vent et sollicitaient, au passage, les voltigeurs d'Oudinot, dont les capotes étaient grises de poussière.

On coucha dans des villages bruyants; le soir, les protestantes chantaient le choral de Luther pour détourner de leur pays les fléaux. On salua de loin des cités garnies de remparts, on parcourut des plaines couvertes de meules en dômes, on franchit d'autres montagnes forestières.

Un frais matin d'octobre éclaira subitement des plaines peuplées de bétail et traversées de ruisseaux; le capitaine Ulbach désigna, dans le fond des perspectives, la tour qui dominait une ville bleuâtre flanquée de donjons: «Nordlingen.» On était en Bavière, au lieu même désigné pour la jonction des six corps d'armée. De toutes parts, les dragons débordaient le bois et dévalaient par les pentes. Dans l'essaim de l'état-major, apparurent la polonaise écarlate de Murat, la peau de lion étalée sur le cheval noir. Alors les trompettes des régiments sonnèrent ensemble une même fanfare annonçant la force des Latins aux vertes prairies, aux éteules blondes qui se succédaient sans fin jusque les vapeurs de l'horizon. En cette terre fructueuse, Turenne et Condé, jadis, avaient vaincu. Héricourt renouvèlerait leur gloire. Il crut entendre le cri joyeux des légions gallo-romaines, lorsque des milliers de voix proclamèrent: «Vive l'Empereur!»

Car déjà la victoire se décernait. On répéta que Mack et les Autrichiens étaient tournés dans leur position d'Ulm, que l'on se précipitait sur leur arrière-garde, que le fourmillement noir aperçu contre l'horizon, c'était le corps de Soult, en marche aussi vers le Danube. Dans sa lunette, le colonel reconnut les pelisses des hussards attachés à ce corps.

L'armée posséda la plaine. Les sabots des chevaux foulèrent le sol spongieux des prés. Il y avait des lignes de peupliers grêles, des saules étronçonnés au bord des ruisseaux. Et les pies s'envolèrent. Il semblait à chacun que son effort triomphait. Bientôt, à droite, le corps du maréchal Ney se profila entre des ondulations du sol, et l'on appuya de ce côté, le dos à Nordlingen. Tout le jour on se hâta. Les chevaux balançaient leurs crinières. Murat courait le long des colonnes; le plaisir de l'action illuminait sa longue figure brune. Il expliquait aux majors ceci: Mack se laissait surprendre. Sinon l'Autrichien fût venu chercher la bataille dans cette plaine de Nordlingen, en s'appuyant au Danube; cela ne l'eût guère écarté de ses magasins, indispensables aux armées peu mobiles des impériaux. En forçant la marche, on le cernerait, puis on courrait aux Russes de Kutusov, et on les culbuterait avant qu'ils fussent rejoints par l'armée de l'empereur Alexandre encore attardée en Pologne. Ainsi les Austro-Russes seraient battus en trois fois, séparément, par des forces doubles ou triples, si le cavalier se donnait la peine de pousser sa monture et si le fantassin ne ménageait pas ses jambes.

On fit à peine rafraîchir les chevaux, quelques instants, sur les rives des ruisseaux qui inclinent au Danube. Edme et l'élégiaque enchantaient les capitaines par le récit de leurs frasques. Et le rire aigu, le rire féminin d'Edme chassait les oiseaux des arbres. Au soir, on entendit la fusillade dans l'est, les colonnes du maréchal Soult, au moins la division d'avant-garde, devaient atteindre le fleuve et tenter de le franchir; tandis que Ney et Lannes descendaient à l'ouest sur Ulm, derrière la réserve de cavalerie. «Bon! pensa Bernard, les obligations des receveurs généraux vont gagner de la valeur. L'argent d'Autriche alimentera bientôt les caisses du Trésor. Caroline pourra mieux accroître le crédit des Moulins Héricourt. Édouard, Denise s'aimeront dans la richesse. Aurélie et moi nous assisterons à ce bonheur.» Il s'attendrit.

La nuit, le régiment s'arrêta dans un grand bourg. Mille Bavarois y acclamèrent les dragons qui délivreraient leur pays de la brutale invasion autrichienne, car leur prince avait dû s'enfuir à Wurtzbourg devant les cavaliers d'Autriche. On savait déjà que Bernadotte et Marmont le ramenaient vers sa bonne ville de Munich. Le bourgmestre avait fait préparer une table énorme, sur des tréteaux dans sa grange. Les officiers y prirent place avec leur trompette. Ce fut bombance. Les sauces coulèrent jusqu'au gilet blanc du colonel. Edme chantait à tue-tête, et les paysans ébahis regardaient, par les fenêtres, le joli garçon à l'habit juste, et qui lançait des vocalises. Seul, Pitouët quitta la table de bonne heure, pour étaler ses cartes sur le parquet d'une chambre, à la lueur des chandelles, et bientôt il fit appeler le major. À deux ils étudièrent l'accès des ponts qui passent le fleuve à Donauwerth et à Münster; ils établirent la marche rapide des escadrons par les prairies et les chemins de traverse. Gresloup, Cahujac, à la suite d'une reconnaissance, déclarèrent que la division Vandamme occupait le pont de Münster et que, le lendemain matin, le maréchal Soult attaquerait le pont de Donauwerth, que défendait un bataillon à peine.

Après une nuit fiévreuse et une matinée de courses sous le ciel gris, on commença de descendre au fleuve par des pentes rocheuses et des ravins. Bientôt on aperçut le large cours de ses eaux glauques embarrassées de roseaux. Murat, qui trottait en avant, fit demander le major du régiment le plus proche avec deux escadrons. Bernard Héricourt emmena celui de l'élégiaque, et l'on atteignit le pont de Münster, à deux lieues de Donauwerth. L'infanterie de la division Vandamme campait là. En habits blancs, les prisonniers de la veille grelottaient autour de grands feux. Non loin, un petit soldat frisé introduisait le couteau dans la gorge des moutons liés aux quatre pattes, échancrait le cou des brutes insensibles, dont le sang, jailli par grosses gerbes, tombait dans la poêle à frire d'un artilleur à genoux. C'était le troupeau de l'ennemi, qu'on accommodait pour la ratatouille française. Une douzaine de carabiniers autrichiens pelaient les pommes de terre, sous l'oeil malin d'un sergent qui se promenait les mains dans les basques de l'habit. Quand il reconnut le piquet précédant l'escadron, il cria qu'ils arrivaient trop tard au fricot. Le major lui demanda le chemin du pont; toute la berge était couverte de soldats occupés à décrotter leurs guêtres, de corvées portant des marmites pleines d'eau puisée au Danube, et de conscrits pansant les ampoules de leurs pieds saigneux. «On ne passe pas, mon commandant,» dit le sous-officier, et il appela la garde qui prit les armes, accourut se ranger.

—Comment, on ne passe pas?

—Ordre du maréchal Soult et du général Vandamme. Le pont est réservé au défilé du IVe corps.

—J'ai ordre du prince Murat de faire franchir le Danube à mes deux escadrons.

—On ne passe pas, mon commandant. J'observe la consigne.

Le sergent empoigna son fusil, et, délibérément, il se posta dans le travers du chemin. Les soldats de la boucherie, ceux qui soignaient leurs ampoules ricanèrent: «Fallait pas arriver en retard!.. Quand on a quatre jambes et le fourniment sur le bidet, on marche lus vite.—De quoi, de quoi?… On leur donnerait notre pont.—Attends un peu, on va leur zy faire voir, aux ramasse-crottins.—Hardi, sergent, tiens bon!—Qu'ils passent à la nage.—Les chevaux, ça sait nager.—Ouste! à l'eau, les poulets d'Inde!…—Fais ton plongeon; picotin!—Tu n'auras pas de ratatouille non plus, mon fiston.—À l'eau les dragons!—À l'eau!—À l'eau!» Ils montraient la nappe liquide et ses remous autour des herbes. Un convoi encombrait le pont, Héricourt cria «silence!» aux cavaliers qui ripostaient et demanda qu'on transmît sa requête à un officier supérieur. Quelques minutes plus tard, un chef de bataillon confirma l'ordre. Sûrement le maréchal Soult s'opposerait au passage du IIIe corps par Münster, tant qu'il n'aurait pas lui-même assuré le défilé de ses propres troupes à Donauwerth, dont l'ennemi voulait détruire le pont. Or un général de brigade, attiré par les cris des fantassins, arrêta son cheval. S'étant informé, le vieillard rasé, aux lèvres minces, se détourna vers Bernard: «Major! faites-moi la grâce de retourner auprès de votre régiment… Allez, je vous prie.»

Il piqua même son grand cheval bai pour venir sur Héricourt, qui savait l'état-major de Murat derrière ses dragons. Il en avertit le général.

—Je vous dis de partir, major…

—J'ai l'ordre d'attendre ici le prince Murat, mon chef direct.

—Que m'importe! Partez, ou je fais piquer vos chevaux par les baïonnettes.

—Aux faisceaux! crièrent les lieutenants.

Les fantassins se levèrent et boutonnèrent les capotes en courant à leurs armes, qu'ils saisirent. Une compagnie s'aligna.

—Mon général! protestait Bernard.

—Arrière! major, arrière! Faites faire demi-tour à vos dragons.

—Permettez-moi, mon général, d'envoyer une estafette au prince Murat.
En attendant la réponse, mes escadrons doivent rester ici.

—À votre aise; mais reculez, reculez… Je ne veux pas de communication entre les deux troupes… Reculez.

—Oh! fit Edme dont la colère rougissait la figure.

—Qu'est-ce? demanda le général, et il passa contre le front de quatre cavaliers, sa housse frôlant les genoux des chevaux.

—Apprenez que le IVe corps du maréchal Soult a droit au respect! Je ferai respecter mes fantassins…

—Mais, objecta Héricourt, l'urgence de notre mouvement est évidente, mon général. Il s'agit d'occuper le pont de Rain sur le Lech et de couper ainsi les Autrichiens de leur communication avec Augsbourg.

—Et après, Monsieur?

—Le moindre retard peut faire échouer la manoeuvre.

—Cela vous regarde… En tous cas, ce ne sont pas vos deux escadrons qui s'empareraient d'une ville.

—Mais ils en reconnaîtraient les approches. Nous avons de l'artillerie à cheval derrière le régiment.

—Murat! Voilà le maréchal Murat! annoncèrent les dragons.

Furieux, il brandissait une houssine.

Cavanon galopait auprès de lui, botte à botte…

—Qui donc refuse le passage? questionnèrent-ils, en arrêtant leurs bêtes.

—C'est vous, général? glapit Murat.

—Les ordres du maréchal Soult…

—Je m'en f… Vous êtes un sot. L'empereur veut que la cavalerie occupe de suite les routes de la rive droite. Retirez vos hommes et faites débarrasser le pont.

—Je ne puis le faire sans ordre.

—Je vous le donne, moi, l'ordre…

—Au surplus, voici le pli du major général, dit Cavanon.

—Le général Vandamme…

—Assez!

Cavanon poussa son cheval sur les bouchers, qui se bousculèrent dans les viandes, qui renversèrent le sang de la poêle.

Murat soufflait de colère. Il agita ses longues boucles sur son manteau de velours; puis, tendant le doigt vers les rangs de fantassins:

—Compagnie!… par le flanc gauche… marche!… Dragons, en avant, marche!…

Les lieutenants hésitaient; mais ils répétèrent l'ordre, en voyant les soldats l'exécuter d'eux-mêmes. Silencieux, le général porta la main à son bicorne. Les dragons passèrent. Devant eux, Cavanon balayait la route en trottant contre les fantassins. Ils n'admiraient pas moins sa chabraque en peau de tigre que les plumes d'autruche au chapeau de Murat. Un quart d'heure plus tard, le chemin appartenait aux seuls escadrons, qui franchirent vite la largeur du Danube et s'élancèrent dans le pays d'Ulm. À la voix du major enorgueilli, Edme sonnait le signal des mouvements. On trottait dans un pays plat, semé de métairies à toits de chaume. De l'une, comme Tréheuc s'en approchait à la tête de quinze hommes, les premiers coups de feu furent tirés; le vent dispersa les flocons de fumée blanche. Edme s'énerva, l'oeil mobile et la parole prompte. Il troublait son beau-frère attentif, qui, devinant Murat à la tête du pont, appliquait de savantes manoeuvres. Bientôt il s'échangea des coups de feu autour des fermes. Les dragons ripostaient. Il commença de pleuvoir. L'escadron de l'élégiaque s'étalait en éventail sur la droite et fusillait les groupes apparus d'habits blancs. Excité Cahujac emmenait sa compagnie à la découverte. Le capitaine Corbehem contenait la réserve. Quand on aperçut le reste du régiment sur la rive gauche, on marcha plus vite. Des chevaux s'abattirent dans le peloton de Tréheuc. On voyait les mains des fusiliers impériaux poussant la baguette au canon de leur arme, derrière les haies. On descendit le cours du fleuve.

Edme se trémoussait sur la selle: deux balles avaient sifflé. À la troisième, le jeune homme enfouit sa tête entre les épaules. Son beau-frère le réprimanda, s'offrit en exemple, l'échine droite. On tirait de trop loin. Il fit remarquer comme les projectiles passaient à distance. «Je sais bien, je sais bien, répéta l'adolescent… Je suis stupide!» Son dos frissonna.

Pourtant le spectacle n'avait rien de sinistre dans cette campagne grasse, gazonnée, où les dragons semblaient des veneurs heureux de trotter à la pluie fraîche, par les sentes, sur les côtés des talus, de caracoler autour des fermes nichées au coeur de bois roussis. Maintes bandes d'hommes en habits blancs jouaient, semblait-il, aux barres dans une vaste éteule. Ils couraient, l'arme à la main, mettaient un genou en terre, lâchaient un flocon blanc du bout de leur fusil, et puis revenaient en arrière tout en coupant la cartouche, en versant la poudre, en bourrant.

Cinglés par la pluie, ils clignaient des yeux. La terre salissait leurs guêtres noires, leurs habits courts et leurs culottes collantes. À droite, l'escadron de l'élégiaque dépassa vite les pelotons du centre, qui descendaient la pente d'un vignoble. De la gauche, le sous-lieutenant Flahaut amenait du renfort. Un cheval sans cavalier trotta, ralentit, s'arrêta et se mit à brouter l'herbe. À la cime d'un talus déjà lointain, Cahujac et ses hommes s'élancèrent, la crinière volante, les chevaux galopants. Ils sursautaient en selle. L'un culbuta par-dessus sa bête écroulée, et aussitôt se releva sur les mains. Ces cavaliers s'enfouirent dans un pli du terrain, d'où s'échappèrent, à l'autre extrémité, une vingtaine d'Impériaux. Ceux-ci débouclaient leurs havresacs et les jetaient; ceux-là lançaient leurs fusils dans le buisson. Certains, essoufflés, s'assirent à terre. Il y en eut huit ou dix, pour s'arrêter autour d'un junker, charger leurs armes, et attendre, la baïonnette tendue, un péril qui ne se présenta point. Cependant des groupes plus nombreux d'infanterie autrichienne se dirigèrent vers la ferme que cernait Tréheuc. Deux patrouilles s'assemblèrent, qui en recueillirent une troisième grossie bientôt de soldats isolés. Un officier à cheval gesticula. Et l'air tout à coup se déchira sous un feu de salve qu'une section tirait contre les premiers chevaux de l'élégiaque rabattant cette foule éparse sur la ferme et le Danube.

L'escadron qu'il commandait, ayant débordé la position de l'ennemi, attaquait maintenant à revers.

—Edme, l'avant-poste est à nous! dit la joie de Bernard.

—Voyez, voyez…

—Notre ligne de cavalerie se referme sur eux. Comprenez-vous pourquoi j'ai fait dépasser la ferme au loin sur notre droite sans tirer un coup de feu, et pourquoi j'ai fait bousculer par le capitaine Cahujac les patrouilles, de ce côté-là?

—Oui, oui, les voilà pris entre nos hommes et le fleuve, d'une part. Le deuxième escadron qui rabat sur nous va les enfermer dans un triangle.

—La compagnie Cahujac, remarquez-le, est le sommet de l'angle formé par nos deux escadrons.

—Oui. Et Tréheuc bloque le lieu de ralliement, la ferme, où tiraille leur gros.

—Voyez comme ces gaillards-là courent. On dirait de petits oiseaux effrayés qui se heurtent aux grillages de la volière!

—Un qui tombe, là.

—Et l'officier à cheval, comme il se démène! Voilà ce que coûte d'abandonner un poste en l'air. Leur colonel ne mérite pas les galons de caporal.

—Comment auraient-ils pu faire?

—Ils ne pouvaient rien faire. Nous sommes trop nombreux.

—Il me semble que les escadrons sont deux mains géantes avec lesquelles nous ramassons un essaim de guêpes. Heu! heu! Les fuyards viennent sur nous… Faut-il dégainer, Bernard?…

—Restez tranquille…

—Celui-là, le premier, il court. Tiens, le voilà qui chancelle, qui tombe à genoux; il s'étend, il se tord à terre.

—Un blessé…

Ainsi qu'en un carrousel bien mené, les quadrilles de dragons évoluèrent au grand trot, les carabines hautes. Les fuyards aperçurent la réserve du capitaine Corbehem, changèrent de direction; et le major s'amusait d'Edme, alternativement blême et rouge. «Trompette; ne saluez pas les balles… Tête haute, je vous prie! Tête haute, s'il vous plaît!» Le jeu de voir les meutes de cavaliers poursuivre les Autrichiens aux abois les excitait tous deux. Évidemment les hommes de chasse s'affolaient. Blancs, boueux, cherchant à gagner la ferme, ils crachaient de leurs cent fusils une colère diffuse et vaine.

Les cavaliers de l'élégiaque tiraient derrière un nuage de fumée dense que la brise déchira malaisément, qu'elle emportait au Danube, par delà, vers la division de dragons réunie, entière, sur la rive gauche dans l'attente du passage, et qui cachait à cette heure l'infanterie de Vandamme. Le major et son trompette approchaient de la ferme, large bâtisse trapue, enclose par un verger où grouillèrent l'ennemi, son agitation, ses manoeuvres. L'officier à cheval tâchait de rallier les fugitifs, qui commencèrent à jeter leurs armes et à lever les bras vers les Français.

—Il faut leur dire de se rendre, Edme. Trompette, sonnez au parlementaire, pour le lieutenant Ulbach.

Quand Edme eut fini de sonner, un clairon autrichien répondit de la ferme, et le feu partout s'apaisa. Quelques coups partirent encore isolément. Les trompettes de dragons se parlèrent. On arrêta les chevaux. L'officier autrichien parut considérer l'angle de cavalerie qui l'acculait au fleuve. Il tourna son cheval: on vit un gros petit homme sur une forte bête de couleur rousse. Un clairon s'attachait à la chabraque pour suivre en boitant le pas de l'animal. Héricourt prit une noble attitude et défendit à Edme les moqueries. La pluie noircissait les habits blancs des deux vaincus, crottés en outre jusqu'aux épaules. «M. le chef d'escadron, dit en très bon français le gros homme, je m'en remets à votre générosité. Voici mon épée.» Il eut quelque peine à la tirer du fourreau.

—Veuillez me donner votre brevet, Monsieur, ou un papier confirmant votre grade, demanda Bernard.

L'homme chercha dans ses fontes, en tira un portefeuille, et tendit une liasse de messages militaires.

—Vous appartenez bien au corps du général Kienmayer?

—Oui, Excellence.

—En ce cas, veuillez vous rendre au pont de Münster.

—Capitaine Corbehem, faites escorter Monsieur; je pense que le prince
Murat l'entendrait avec plaisir.

—Mais les termes de la capitulation? demanda l'Autrichien.

—Vous êtes prisonniers, armes et bagages, je pense… Voyez, Monsieur.
La résistance ne vous servirait pas.

—Ah! M. le major, c'est une bagatelle, une bagatelle, je vous assure, d'être commandés comme nous le sommes!

Il soupira, remit son portefeuille de maroquin dans sa fonte. Il haussait les épaules et soufflait.

—Dites à votre clairon de sonner au rassemblement, pria Bernard.

Le garçon déboucha son cuivre, qui était engorgé de boue, et y souffla une douzaine de sons rauques. On gagna la ferme devant laquelle un junker alignait ses fantassins. À l'ordre du gros homme soupirant, ils joignirent les faisceaux, firent par le flanc droit et marchèrent, sans armes, à la berge du Danube. Là ils restèrent debout, silencieux, embarrassés de grosses mains sales. Quelques-uns allumèrent leurs pipes, enhardis par la figure bénigne du sous-lieutenant Nondain.

Comme on attendait l'escadron de l'élégiaque pour lui remettre en garde les prisonniers, Edme s'étonna de ces ennemis dont il avait craint les balles. C'étaient donc ces quatre-vingts rustres pacifiques encroûtés de boue et sentant la vase des marécages. Aucune honte de leur défaite ne les troublait. Entre eux ils rirent et s'étirèrent, délassés. «Nous allons en France, à Paris? demandaient-ils en allemand à un dragon alsacien. Dites, nous allons voir Paris et votre empereur Buonaparté, et la cathédrale de Strasbourg? On nous donnera du champagne, mon gros renard. En France, il y a des fontaines de champagne au coin des rues. Pas vrai, Monsieur le dragon?» Cette espérance de voir Paris, l'empereur, et de boire du Champagne, leur valait de bonnes figures heureuses. L'un annonçait qu'il allait écrire à sa tante la «chance» de sa capture. Ils escomptaient les joies promises du voyage en France, avec animation. Ils interrogèrent sur les jours de marche et les points d'étapes. Plusieurs coupèrent en tranches un pain noir et les couvrirent de saindoux qu'ils salèrent. Ils se mirent à manger debout, plaisantant, insoucieux des six ou huit blessés que leurs camarades ramenèrent sur les brouettes de la ferme, et qui tâchaient de s'endormir, les yeux fermés.

Il advint que le sous-lieutenant Gresloup envoyé par Cahujac avertit que d'autres Impériaux occupaient les champs plus loin. Un appui devenait indispensable. Aussitôt la compagnie Corbehem reforma sa colonne et trotta, confiant les prisonniers aux soldats du deuxième escadron, qui rejoignirent.

—Ils sont contents, les scélérats, de se trouver pris, dit Edme à l'élégiaque.

—Infortunés! Ils n'ont donc pas laissé dans leur chaumière une amie tendre et chérie?

Le trompette éclata de rire, s'éloigna. Sur le cheval pie, leur gros colonel arrivait à la hauteur du major, sa droite flanquée par les bonnets à poil de la compagnie d'élite, que dirigeait un Pitouët sévère, anxieux.

—Ah! Monsieur! Tu as fait déjà des prisonniers, major!… Murat nous ordonne de courir… Ecoute… La fusillade… C'est la compagnie Cahujac…

—Je ne crains rien pour elle. Un lieutenant y est avec une partie de nos Alsaciens, et les Gascons… Ces gaillards-là enfonceraient à cinquante un régiment d'Impériaux!…

—Et la compagnie Corbehem, qui la commande, à cette heure?

—Notre adjudant-major Marius. Ses Marseillais animent le flegme des Tourangeaux et des Flamands… Ce sont des rangs solides. Cahujac chasse et traque. La compagnie Corbehem enfonce ou résiste.

—Très bien, Monsieur le bon major. Vous connaissez les hommes. Et le deuxième escadron?

—Un peu froid; mais notre ami, l'homme sensible, exerce admirablement au tir.

—Voilà ce que l'on gagne à fréquenter Cupidon, archer de l'Olympe…, assurait Edme, fort à l'aise malgré le crépitement des feux, cachés par un petit bois.

—La compagnie d'élite?

—Des lapins, tous! major, Pitouët sait lire la carte. Il a de l'intelligence pour eux. Quant à l'autre compagnie dont vous avez fait des sapeurs et des pontonniers, je ne sais pas ce qu'elle peut valoir au feu.

—Nous le verrons à l'instant, mon colonel… Trompette, sonnez au deuxième escadron.

—Tu as raison, major. Il y en a, cette fois…

Ils dépassaient un petit bois de chênes roux, après la cime atteinte d'une ondulation de terrain. Un autre aspect de la plaine apparut où six énormes meules de froment protégeaient des tireurs nombreux. Les fumées des fusils flottaient partout, enflaient, se délayaient. De meule en meule des hommes courbés coururent. Un peu de soleil illumina les plaques de cuivre à leurs bonnets courts; puis ils se dérobèrent. Des officiers agitèrent leurs chapeaux en proclamant des ordres… Plus loin qu'eux, l'eau du Lech miroitait, baignait l'amas de maisonnettes blafardes, pour lesquelles le pont de Rain enjambait la rivière. Avant qu'ils pussent s'y retrancher et endommager l'ouvrage d'art, le major pensa qu'il fallait y parvenir. Les pelotons de Cahujac piaffaient inutilement à distance des meules… L'audace de cette compagnie comptait pour rien devant un feu soutenu. Il fallut déployer au galop l'escadron de l'élégiaque vers les meules et précipiter la compagnie d'élite par l'extrême droite. Le colonel expédia ses ordres.

Le cheval pie marqua le centre d'une manoeuvre qui lança vers la gauche les tireurs au galop de l'élégiaque et, à droite, la compagnie d'élite suivie des sapeurs. Ces deux forces lièrent les tentatives hésitantes dues aux pelotons de Cahujac, que le colonel, le major et le lieutenant Marius, avec cinquante chevaux, rejoignirent, doublèrent. Le flot à crête de cuivre envahit l'apparence de la plaine, fonça vers les meules entourées d'éclairs et de fumées tonnantes. Edme éperonnait, heureux de se croire plus fort que la peur, en dépit de quoi l'emportait le bond du cheval rivalisant avec la course des bêtes lâchées.

La meute s'éploya sur l'espace des terres brunes, au geste d'Héricourt anxieux de prévoir si le feu de l'élégiaque porterait, si les soldats d'élite se rueraient avant la nouvelle décharge, si la compagnie Cahujac envelopperait la meule centrale, derrière laquelle les Autrichiens rechargeaient. Pour que le galop se hâtât, il invoquait à la fois du geste l'audace gasconne, la fermeté flamande, l'orgueil alsacien, la fanfaronnade provençale, l'obstination bretonne exaltés dans les soldats verts et blancs qu'agitaient les sursauts des montures. À droite, l'escadron de l'élégiaque dépassa le flot, comme on l'avait prévu selon la pente favorable du sol. Il ralentit sa course, se fixa. La salve creva l'air au-dessus des chevaux effarés et piétinants. Devant les meules, des Autrichiens culbutèrent, un peu avant que la compagnie Cahujac les couvrît de son essor qui franchit leur ligne, sabra les baïonnettes tendues, tandis que les bonnets à poil des dragons d'élite épouvantaient à gauche une cohue de fuyards se terrassant pour lui échapper. Tout rouge, droit sur les étriers et sa trompette brandie, Edme hurla: «Vive l'Empereur!» au milieu des rustres en habits blancs, qui levèrent leurs mains vides. Pêle-mêle, avec une débandade de gaillards blêmes, d'officiers livides, sans chapeau, arrachant, de rage, leurs épaulettes, on passa les défilés des meules, on engloutit les jardins que défoncèrent les sabots des pelotons, on s'engouffra par le pont de vieilles pierres noircies, on inonda la petite ville où les bourgeois fermèrent bruyamment leurs portes sous les enseignes gothiques et les balcons de fer rouillé. Seuls, des chiens aboyèrent aux vainqueurs claquant de leurs fers les cailloux de la place désertée.

On souffla, bienheureux. Quel fluide de courage avait émané des dragons ensemble pour affoler leurs âmes? Ils se reconnaissaient au coin des ruelles, joyeux, comme si des ans avaient séparé leur camaraderie. «Colardeau!—Mon frérot!—Tu y es!—Martin!—Victoire et mort à l'Angleterre!—Où boire?—Mon bidon est à toi.—Vive l'Empereur.—Eh bien! conscrit, tu n'es pas mort?—Ni toi, l'ancien?—Ton cheval saigne.—Où ça? Rengainez vos sabres.—À boire, ville du diable!—Cogne à l'auvent!—Allons, tête de Juif!—On ne te mangera pas, marchand de saucisses! Il ne comprend pas.—Montre-lui un écu, il comprendra. Un écu de militaire français, ça vaut vingt frédéricks d'or, honnête grippe-sou!—Ta bière!—Ton schnaps!—Ouvre ta masure, sacré nom!»

Leur tumulte noyait l'étroite ville. Les sabres heurtaient les fenêtres, les éperons griffaient les murailles, et les chevaux broutaient les feuilles des branches qui retombaient à l'extérieur des jardins. De la main, pourvu qu'ils se tinssent droits sur les étriers, les grands garçons touchaient les pots de fleurs perchés aux balcons. Par de tortueuses ruelles, des joyeux firent grimper leurs bêtes, en choquant les heurtoirs qui retentissaient à l'intérieur de maisons muettes. Et la pluie chantait partout, et les files de prisonniers aux habits blancs noircis par l'averse montaient toujours, sous les quolibets des dragons.

Relevé par l'infanterie du maréchal Soult, le régiment retourna vers Ulm, le lendemain, sans rien perdre de sa fiévreuse gaieté. Il sembla que ce serait ainsi toujours, que toujours les foules autrichiennes formeraient des troupeaux de captifs pour la gloire de la cavalerie française. Loyal, Bernard remerciait Napoléon de cet art militaire qui les faisait vainqueurs d'abord, avant toute action. Pas de prisonnier qui ne confirmât la certitude: on trottait sur les derrières du général Mack; et le corps d'Augereau venant de Brest allait le prendre en tête, par Bâle et Huningue. Les estafettes annonçaient que l'empereur était à Donauwerth; Ney marchait sur Ulm; Lannes passait le Danube avec les grenadiers d'Oudinot pour soutenir la réserve de cavalerie destinée à se répandre sur le pays entre Ulm et Augsbourg. Le général autrichien Kienmayer fuyait sur Munich, emmenant le corps d'arrière-garde. Le maréchal Soult remontait le cours du Lech jusqu'à la ville d'Augsbourg, coupait toute communication entre Munich et Ulm. Les six corps de la grande armée séparaient définitivement les Autrichiens, en Bavière, des Russes en Styrie. Une masse de cent cinquante mille Français s'était brusquement établie dans la vallée du Danube, le long de son cours et derrière les affluents de la rive droite.

D'heure en heure le major apprenait l'une de ces chances et la faisait connaître aux soldats. Edme plaisanta. Sous leurs manteaux, les dragons allaient à l'aise dans la campagne pluvieuse, avec le sens de leur beauté maîtresse. Ils ne s'inquiétaient pas de la boue sautant jusque l'arçon, ni de la vapeur émanée des chevaux humides qu'ils caressaient avec des tapes sur l'encolure, qu'ils encourageaient de mots affectueux. Reconnaissantes, les bêtes s'ébrouaient. Puis, dociles au mors, elles pointaient les oreilles lorsque des détonations isolées au loin accueillaient la division dont leur régiment formait alors la queue, soutenue par les grenadiers d'Oudinot et le corps de Lannes.

Augustin profita de la concentration à l'est d'Ulm pour venir voir son frère. Il montait un cheval de robe blanche pareil à ceux qui traînaient la calèche de son amie. Il parla d'un mariage probable. La dame possédait d'importants domaines aux colonies hollandaises. Il énuméra ces biens, et les vaisseaux marchands qu'il rêvait de mettre au service de Caroline. La veuve s'entendait mal, croyait-il, aux grandes affaires. Il venait d'apprendre que Murat préférait le major Héricourt au colonel, d'esprit trop inférieur. Il citait aussi des lettres de Caroline, satisfaite des commandes que le corps de Lannes lui faisait. Pour la réserve de cavalerie, elle fournissait le cuir de dix mille bottes qui descendait par charrois et par bateaux jusque le Rhin. À Strasbourg, les Praxi-Blassans s'en occuperaient.

Il savait tout, connaissait tout: les desseins de Napoléon, les manigances diplomatiques de l'empereur Alexandre auprès du roi de Prusse, et comment les chirurgiens venaient de tailler, en tirant un plein verre de pus fétide, le goître de la reine. L'ambassadeur français, M. de Laforest, ayant révélé à droite et à gauche cette fâcheuse opération, la jeune femme, furibonde, poussait son époux à l'alliance avec les Austro-Russes, en sorte que, si la bataille devant Ulm et sur les bords de l'Inn ne déterminait pas promptement la victoire, on risquait de voir les armées prussiennes tomber sur le flanc, sur les derrières des premier, deuxième, troisième corps, qui passaient le Danube entre Neubourg et Ingolstadt. Fin politique, il redoutait l'aventure, hochait sa jolie tête et passait le peigne d'or dans ses courts favoris, puis admirait la vitesse de Napoléon, blâmait son frère de l'avoir méconnu, lorsque la fusillade se propagea plus vive dans les nuages gris, à l'horizon de casques et de crinières, de buffleteries croisées. Les adjudants-majors galopèrent. On vit passer Murat. La boue frangeait son manteau vert et la chabraque de peau de lion. Tout le mouvement de cavalerie s'arrêta. Tandis que les grenadiers, derrière, restaient en place, la batterie de l'arme protégée de la pluie sous un pan de capote bleue.

On piétinait un large chemin, empli de flaques d'eau. Le vent apporta des nuages de fumée grise; et l'odeur de poudre parfuma les narines qui flairèrent. Edme resta patient, sa figure se tendit, le souffle faillit lui manquer quand il sonna l'ordre du colonel faisant préparer les armes. Augustin murmura: «Voilà Mack qui s'aperçoit de nos intentions.» Et il serra la main de l'aîné, silencieux, pour rejoindre au grand trot l'état-major, en maintenant son bicorne contre l'effort du vent.

La fusillade crépitait, gagnait sur le front de la cavalerie telle, une pièce d'artifice qui s'allume par un bout et bientôt flambe jusqu'à l'autre extrême. Anxieux, le major dressa la tête pour deviner le sens de l'engagement. À droite, vers le Danube, c'étaient de vastes étendues de terres labourées vides de tout homme. Une herse abandonnée, loin, servait de perchoir aux corneilles. Des bois noirâtres s'érigeaient au fond, et la bataille pétillait à gauche, beaucoup plus loin que les trois divisions de cavalerie, alignant leurs murailles humaines parmi la pluie grise.

Les capitaines vinrent aux renseignements. Le sec Cahujac et son cheval blond, Corbehem aux larges épaules, et sa jument pommelée, Pitouët sévère, phraseur, cavalier médiocre, qui récita l'enseignement de la carte, le nom du village attaqué: Hohenreichen. Derrière, il indiquait Wertingen, bourg qui couvrait un vaste plateau capable de contenir une force imposante d'infanterie.

—Eh bien, dit Héricourt, s'il en est ainsi, Oudinot devrait conduire ses grenadiers sur les bois, à droite, là-bas. Il tournerait sans doute la position.

—Tu crois, Monsieur?… fit le colonel, effrayé de leur audace et de leur fièvre.

L'état-major le houspillait tant qu'il finissait par se croire dépourvu de bon sens. Il n'osait plus la moindre initiative. Le vrai colonel était Bernard, que cette fonction flattait. Oublieux du mariage qu'annonçait Augustin, de ce qui n'était point le devoir militaire, il inspecta de l'oeil la première compagnie aux éclaireurs hardis, la seconde pleine de soldats résistants et solides, l'escadron de l'élégiaque aux tireurs savants, la compagnie Pitouët faite d'hommes cruels, balafrés de durs rictus, et qui redressaient leurs bonnets à poil d'où l'eau gouttait sur les manteaux blancs. Les outils de sapeurs pendaient aux selles de la dernière compagnie, où s'effaraient des figures hagardes de paysans limousins. Héricourt prépara les combinaisons de déploiement qui mettraient, à la place utile, les tireurs, les éclaireurs, les sapeurs. Cahujac et ses hommes ne valaient pas grand'chose contre un carré de fantassins résolus qu'aborderaient au contraire sans hésitation les vétérans hargneux de la compagnie d'élite. Corbehem était capable de recueillir avec un sang-froid imperturbable la déroute des escadrons ramenés par des forces supérieures; de protéger leur réunion. Il marcherait en arrière et sur le flanc. Cahujac pousserait les sapeurs entraînés par la compagnie d'élite et fournirait le deuxième élan, que suivraient les tireurs de l'élégiaque, troupe moyenne, au moral influençable. Le chef du premier escadron était un ci-devant, muet, froid, dédaigneux et neutre, soumis à son capitaine Pitouët, domestique, semblait-il, dont la besogne consistait à prévoir et commander à la place du chef hiérarchique, vicomte de Lancresy, trop né pour se commettre jusqu'à s'occuper de manants à cheval. Le vicomte chargeait à part, tout seul, en chevalier errant, à distance des dragons. Gardant son cheval anglais le plus loin possible du colonel, du major, des capitaines, il tâchait de ne pas entendre les prescriptions: «Capitaine Pitouët, vous avez bien retenu les avis de M. le major? Eh bien! faites exécuter les ordres.»

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