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La Force: Le Temps et la Vie

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À ce moment, les grenadiers d'Oudinot s'ébranlèrent, envahirent les champs de droite et se dirigèrent du côté des bois, par où Bernard avait prévu qu'on tournerait la position de l'ennemi. Ce fut un muet passage de milliers d'hommes humides, inclinant leurs têtes sous le poids des bonnets à poil, voûtant le dos sous le sac gonflé, foulant la terre meuble de leurs pieds boueux. Les chefs de bataillon dominaient de la selle cette marée lente et progressive, qui bientôt recouvrit le sol de ses masses régimentaires agglutinées autour des aigles brillantes. À l'ombre du ciel, il n'y eut plus qu'un élément formidable, muet, immense, dragons à gauche, grenadiers à droite, étendus jusqu'au cercle de l'horizon gris. La fusillade crépitait toujours au loin près de la pointe d'un clocher aperçu entre les peaux de panthères de deux casques. À la suite d'Oudinot, dont les joues fraîches étaient rouges, Augustin trottait en manteau, fit signe à son frère qui le vit à peine. Pour le major, rien ne l'intéressait plus, sinon la crainte de ne pas savoir et de ne pas vaincre.

Enfin le général de la brigade donna ses ordres très vite, la tête levée sous le grand chapeau bordé d'or. À gauche, les régiments inclinèrent. Comme la pluie cinglait, on galopa les yeux clos; des jets de boue frappèrent les chevaux et les casques. Les fers claquaient les flaques. Un premier feu de salve craqua; un autre. Héricourt repassait dans sa mémoire les instructions transmises. L'escadron du vicomte prendrait les devants. Le sien pousserait avec la compagnie Corbehem sur la gauche. L'élégiaque terminerait l'avalanche.

À côté du cheval pie écrasé par le poids du colonel, Bernard éperonnait fiévreusement et tâchait aussi de contenir l'exaltation de son inquiétude. Surtout il voulait voir. Rien. Il n'apercevait rien que les manteaux blancs souillés, que les croupes boueuses, que cent crinières noires secouées à la nuque des casques. Parfois, entre le corps écarlate d'Edme et l'encolure de son cheval blanc, il reconnaissait le flot des bonnets à poil sur les colonnes de grenadiers déjà lointaines. Puis un cahot rejetait Edme contre l'encolure, Edme et ses yeux avides dans sa figure blêmie. Soudain, parmi les casques en avant, bien des casques se mirent en profil. Les premiers escadrons se déployaient. Vers la gauche et vers la droite, des masses s'éclaircirent, se tendirent, s'élancèrent. Des voix répétaient les cris des ordres. Les trompettes signalèrent les mouvements. Un coup de canon tonna. Les manteaux dégrafés tombèrent des épaules, y revinrent roulés en bandoulière, pour cuirasser la poitrine et le dos d'un boudin de drap. Un bourg et un double clocher surgirent, au loin, entre les dragons divisés. On côtoya une haie d'épines, des potagers défoncés, les dos de maisons basses aux poutres brunes. Un dernier rideau de cavalerie s'envola vers la droite. Alors la fumée blanche des feux d'infanterie devint visible, avec les éclairs de la fusillade, les herses de baïonnettes tendues au long desquelles couraient des essaims de dragons gesticulant, culbutant, se repliant et s'appelant.

Héricourt mesura les deux faces visibles d'un carré profond édifié sur les guêtres noires de neuf bataillons ennemis. Le bronze des canons bayait aux angles. Des escadrons prolongeaient en dehors les faces d'infanterie. Poitrails lumineux des cuirassiers, lances des chevau-légers.

Entre eux et sa cavalerie sautait le grand cheval noir de Murat, qui proférait des choses indistinctes au milieu des officiers réunis vers la chabraque en peau de lion, la polonaise de velours et le chapeau doré. Près de là s'agitèrent le grand schako de Cavanon, son plumet rouge. «Dragons!» hurla le major. Les sabres glissèrent hors des fourreaux. Murat se précipitait. Les gueules des canons vomirent de la lumière et s'embrouillèrent de fumée; un rouan s'écrasa contre terre, tel un fruit mûr, et le cavalier fit panache, resta étendu, évanoui. La compagnie d'élite bondissait, inclinant ses bonnets à poil, derrière ses lames. Les adjudants-majors jalonnèrent le terrain, en avant des premiers escadrons; ils élevaient la main. Tumulte, cris, haleines oppressées, visages tout à coup vieillis par la peur, furieux galop des chevaux, bruit du fer, tonnerre crépitant: la démence jaillissait de la foule. Mille rages saisirent Bernard voulant pointer son sabre dans l'une des poitrines où naissait le désir de sa mort. La terre sautait aux arçons, enlevée par les grenades, qui éclatèrent, amputèrent du sabot plusieurs bêtes trébuchantes. Autour d'Edme livide, et les yeux clos, les mains appuyées aux fontes, les conscrits s'abandonnaient au torrent. Des secousses convulsives déformèrent la pâleur des visages inscrits dans les jugulaires de cuivre. Bien qu'aphone, Cahujac insultait les soldats assourdis, qui éperonnèrent au hasard. Vertigineusement le sol coula sous l'élan des pelotons. Avec un tintamarre de ferrailles heurtées, un homme s'effondrait tout à coup, les mains au visage sanglant. Les boîtes à mitraille lancèrent une grêle lourde qui fustigea de plomb les bêtes écorchées. Cependant les Français pénétrèrent la nue fumeuse. Cent baïonnettes se dardèrent contre les chevaux dressés dans les brides, crevèrent leurs poitrails, plièrent, repoussèrent les fusils des fantassins qui culbutaient sur le dos, les semelles en l'air battu par leurs jambes noires. Les bêtes ruèrent. Des fontaines de sang jaillirent de leurs ventres. Elles rejetèrent leurs cavaliers, s'enfuirent, furent assommées à coups de sabre par les rangs successifs de dragons qui les abordaient, les franchirent, s'éparpillèrent au milieu du vaste carré autrichien, où subitement un autre se trouva formé, baïonnettes tendues. Son deuxième rang mit en joue et se couvrit d'un éclair rouge. Edme perdit les étriers, oscilla, eut juste le temps de sauter du cheval qui se roula en hennissant, sous les baïonnettes ennemies, bouscula, disloqua leur herse, embrasure par où s'enfoncèrent les géants de la compagnie d'élite. Leurs sabres abattus ensemble hachaient les plaques de cuivre, les épaules blanches, les mains crispées aux fusils, les faces effarées, les bouches béantes, les nez bleuis, immédiatement barrés d'une fente saigneuse.

Le major avait vu Edme disparaître dans la horde répandue des dragons, et la pensée rapide de sa femme, du colonel, le navra. Mais il ne put secourir l'enfant. Fous de peur, de courage et de bruit, les cavaliers continuèrent de s'entasser. Les capitaines retenaient difficilement leurs hommes pour qu'ils ne se précipitassent point contre ceux qu'arrêtait l'ennemi. C'était une confusion titanique. Mille duels se jouaient partout. Les Français perdirent la force de l'élan. Ils tournaient, le sabre haut, autour des fantassins, défendus par la longueur de leur arme, et qui, rapides, multipliaient les volte-faces, lançaient aussi dans les naseaux des bêtes maint et maint coup de baïonnette qui les faisaient ruer et désarçonner le dragon. On ne cria plus. On lutta, silencieux. Des centaines de fantassins en habit blanc, en hautes guêtres noires, piétinaient le sol, couraient, pointaient leurs armes, paraient avec le bois des fusils les coups de taille, se retranchaient par groupes de cinq à six derrière les corps des chevaux, rechargeaient fébrilement leurs armes. Tel dragon, en rampant, dégageait sa jambe du poids de sa monture en agonie. D'autres, debout, cherchaient des yeux un secours; d'autres, assis à terre, coupaient la tige de la botte pour mettre à nu la blessure du jarret.

Le souci de rétablir la communication du régiment avec la brigade inquiéta surtout le major. Il n'apercevait que les gens de ses escadrons. Les bonnets à poil de la compagnie d'élite lui semblèrent enfoncés presque dans la deuxième ligne autrichienne. Cahujac insultait les siens qui, trottant autour, tapaient les fusils à coups de sabre, sans grand dommage pour l'ennemi, tandis que les chevaux recevaient des coups de baïonnette adroits au poitrail et aux jambes. Corbehem accueillait au milieu de la réserve les éclopés, les démontés. Tout l'escadron de l'élégiaque, réuni sur la gauche et chargeant les carabines dont il préférait l'usage à celui du sabre, avançait au pas contre la face intérieure du carré autrichien, au-delà de laquelle on apercevait un bataillon d'Impériaux en marche, hérissé de fusils. S'en allaient-ils? Manoeuvraient-ils pour tourner le régiment pris? Bernard piqua des deux, fut à Corbehem chargé de la communication. Le capitaine montra ses pelotons qui évoluaient en arrière pour la maintenir. Une cohue d'Autrichiens cherchait le passage entre eux. Mais, en désordre, elle affluait, refluait, audacieuse quand les pelotons restaient immobiles, éperdue si Nondain entraînait au trot vingt cavaliers contre les tirailleurs.

Plus loin, le major entrevit les arrière-gardes des autres régiments: pelotons détachés, patrouilles à la poursuite des fuyards. La plus grande masse d'hommes était certainement l'autrichienne. Sans doute, les trois escadrons avaient entamé les lignes, et les brigades de dragons continuaient leur charge sur les faces de l'immense carré, l'enveloppaient, sans le franchir, cherchaient la brèche. Lui se heurtait à des réserves intérieures très puissantes, qui le mettraient en péril s'il ne parvenait pas à les rompre.

«Mon cousin! Major!…» Le sous-lieutenant Gresloup trotta. Il avait la botte déchirée par une balle. Une basque de son habit vert manquait. Cahujac l'envoyait pour savoir que faire. Partout les compagnies d'Impériaux se reformaient, bloquant la compagnie d'élite et l'étendard. Les chevaux n'en pouvaient plus. Les hommes s'énervaient. Fallait-il sonner au ralliement? Edme n'était plus là. Bernard piqua des deux. Essoufflé, las, Gresloup ne put en dire davantage. Il leur parut que le carré s'agrandissait énormément. L'élégiaque et son escadron devenaient tout petits dans la fumée de leur tir. Ceux-là ne tremblaient point. Le péril était à la seconde ligne autrichienne, contre laquelle Cahujac rassemblait encore une fois sa compagnie et celle des sapeurs. L'adjudant-major Marius brutalisait les peureux et tapait à coups de plat de sabre les croupes de leurs chevaux. «Dragons de Moesskirch et de Hohenlinden! Dragons de Neubourg!» clamait le gros colonel, sous qui ployait le cheval pie, savonneux d'écume! «Dragons de Moesskirch et de Hohenlinden!… Laisserez-vous l'étendard aux mains de ces crapauds-là?…» Les hommes ne l'écoutaient point, l'air maussade et furibond. Tous les chevaux renâclèrent. Le sang tombait goutte à goutte des naseaux. À cinquante pas, les Autrichiens coupèrent la cartouche; ils rechargeaient, rapides… Par delà, les bonnets à poil et la compagnie d'élite n'étaient plus que des fantômes, au sein d'un nuage strié d'éclairs, où les sabres hachaient une résistance invisible…

Bernard Héricourt se porta devant deux compagnies. Le suivraient-elles?… Il vit les Autrichiens verser la poudre. À moins d'entraîner l'escadron avant la décharge, c'était la retraite, ou même la panique. Des conscrits hagards regardaient si, derrière eux, l'espace demeurait libre. Or, derrière eux, c'était encore l'approche de l'ennemi, mal contenu par les pelotons de Corbehem… Bernard se crut le plus fort, bien qu'il ne raisonnât point: «Notre premier escadron refoule les ennemis. Regardez à droite. Rejoignons-le en passant sur le ventre de ces gens-là… Ils n'ont plus de gargousses pour leurs canons!» Lui ne comprenait pas qu'ils hésitassent. Une rage énorme excitait ses nerfs. La fortune lui serait arrachée s'il n'enfonçait pas la deuxième ligne. Il eût aussi bien chargé ses hommes qui rassemblaient, en tremblant, les rênes.

«Maréchaux des logis, surveillez les rangs…» On entendit les sous-officiers armant leurs pistolets pour faire justice du premier fuyard. Le major enleva son turc, devant le front: «Dragons, au galop!…» Cahujac rentra dans le rang; le colonel aussi, qui dégaina. Les souffles enflaient les poitrines. «Marche!» Bernard pesait sa lame légère au poing. Il se dressa, se retourna. L'escadron suivait. Les Autrichiens croisèrent la baïonnette, hâtivement. Il en avisa deux; le plus petit s'appuyait au plus grand; ensemble ils formaient une seule bête craintive tendant les pointes, une bête boueuse et soufflante avec deux têtes exsangues aux yeux vitreux. Bernard rendit la bride et enfonça d'un coup double les éperons. Son cheval fit un saut qui les emmena loin de terre et lui coupa l'haleine. Ils retombèrent sur des cris, des corps croulants, aux trousses d'un gaillard en fuite, jetant son fusil pour serrer les coudes et précipiter sa course dans le pré envahi d'une foule démente que refoulait l'élan de Cahujac et de son cheval blond, de vingt Gascons hurleurs. Les sabres se relevèrent rouges, tordus. «Dragons!… Moesskirch!… Hohenlinden!» hurlait toujours la voix rauque du colonel. D'un geste, il décapita le frêle gamin rattrapé, dont l'uniforme s'empourpra d'effilés de sang, dont la tête pendit à un morceau de viande rabattu sur la poitrine. «Ne tape point, idiot, criait en allemand un brigadier alsacien, et je ne taperai pas… Ne tapez plus… Jetez vos fusils… À quoi bon se faire du mal… C'est fini, c'est fini. Jetez vos fusils… Ne tapez plus…» Le mufle grinçant sous le casque, il n'en assommait pas moins ceux que le conseil persuadait trop vite. «Hardi, dragons!… Sabrez à droite…,» commandait Héricourt, en joie, allégé de toute crainte par la victoire, et jetant au hasard le coup de sa lame sur les bonnets noirs, sur les épaules blanches, sur la fuite affolée des Impériaux. Contre eux parut en outre le retour de la compagnie d'élite. Elle rapportait son aigle intacte au milieu des bonnets d'ourson à plumets rouges.. Pitouët fouetta du sabre les fuyards. Il y eut un remous, un moment terrible.

Étouffés dans la cohue que serraient les deux forces à cheval, des Autrichiens expirèrent sans combattre, la langue noire. Ils levaient au ciel leurs grimaces de mort et leurs mains crispées. Réunis, les dragons s'arrêtèrent.

Les Autrichiens survivants tombaient assis dans la boue, devant les chevaux écorchés des vainqueurs.

Alors Bernard contempla toute la réserve de cavalerie stationnant à droite et à gauche, sur une ligne régulière. Elle prolongeait la force de sa brigade, à droite, jusque les bois de l'horizon, où les grenadiers d'Oudinot formaient un peuple immobile. À gauche, derrière la gronderie intermittente des canons, les colonnes autrichiennes battaient en retraite sur Ulm, averties désormais de leur sort.

«Mon trompette?…» demanda Bernard. Personne ne l'avait vu, ni de ceux qui respiraient à pleins poumons, ni de ceux qui imbibaient d'eau les plaies du pauvre cheval gris, ni de ceux qui regardaient au jour le trou du manteau, ni de ceux qui recomptaient les menues choses mises en leurs poches et dont ils avaient craint la perte dans la bagarre. Le major le crut pris ou mort, ce garçon si joli, si farceur. Comment l'aller redire à la division Nansouty, où le père bivouaquait? D'ailleurs, le colonel appela. Un coup de baïonnette avait crevé sa bandoulière et froissé l'une des côtes. Tombé de cheval en voulant éviter le horion, il s'était, de plus, luxé le bras. Le torse nu, pendant que le chirurgien le bandait, il injuriait, assis sur son manteau, les conscrits et leur stupide hésitation. Les replis du ventre débordaient la culotte. Son brosseur lui frictionnait le bras avec du cognac. De l'autre main, il désignait les soldats qui, le casque pendu au coude et le sabre traînant, s'empruntaient leurs bidons. «Vois-tu, Monsieur, ces sacripants-là mériteraient de faire l'étape à pied, devant les trompettes et l'habit retourné. Ce n'est pas digne de porter l'uniforme! On les gâte trop aussi. Le régiment n'est pas une nourrice! Tonnerre de sang!… Ils m'ont perdu vingt-deux chevaux. Ils se cachent derrière. Ils appuient sur le mors pour se faire un bouclier de leur monture… Ah! je vais leur en faire voir, moi, du pays… Major, faites donner l'avoine, et je passe la revue des fistons… Gare au premier qui…»

Bernard le laissa. Il ne jugeait point très mal ces jeunes gens. Cinq étaient morts, huit fortement blessés, quatorze autres légèrement, sans compter ceux contusionnés par les coups de baïonnettes et les coups de crosses, les balles perdues. Mais la compagnie d'élite vivait en liesse. Elle ne s'était engagée tant que pour tuer un colonel et ses officiers d'état-major régimentaire, dont elle avait retourné les poches. Les vétérans se distribuaient les pièces d'or et les bagues. Dans leurs courroies de portemanteau ils bouclaient des paires de bottes magnifiques, des paquets de vêtements. Quand Bernard repassa le lieu où ils avaient combattu, il retrouva neuf cadavres dénudés, avec d'horribles balafres aux ventres. Il cherchait Edme à travers le plateau jonché de fusils, de gibernes, de schakos et de bicornes, de petits papiers qui avaient été les enveloppes des cartouches. En certains endroits, le piétinement des soldats avait défoncé la terre. Des chevaux abandonnés agonisaient, relevaient leur lourde tête qu'ils laissaient ensuite retomber avec résignation. Le major reconnut la jument blanche dépouillée de la selle, de la bride et de la chabraque verte. Tout auprès, en sa crinière écarlate, l'enfant restait étendu. Son beau-frère se blâma de ne rien ressentir qu'une compassion verbale à l'égard de Virginie et du colonel Lyrisse. Ne fallait-il pas qu'il pérît des hommes pour cette immense besogne de glorifier la Nation libre?

Il arrêta sa monture. Les mouvements respiratoires animaient le corps, certainement: «Edme!» appela-t-il. L'adolescent sortit de ses bras une figure en pleurs…«Eh bien! Edme?… Vous êtes blessé, mon petit?..—Je ne sais pas.—Où souffrez-vous?—Partout, je suis tombé. Ils m'ont frappé à coups de crosse dans le dos.—Pourquoi n'appeliez-vous pas? La compagnie Corbehem, du moins l'une de ses patrouilles a dû passer ici.—Je n'ai vu personne. Je croyais qu'on me laisserait là…» Il se mit debout. Ses reins et ses jambes lui faisaient mal. Il boita, et, tout à coup, se reprit à pleurer, sanglotant. «Edme! Voyons! Vous êtes un homme, mon garçon, de l'énergie! saperlotte… je vais descendre de cheval, vous le monterez… C'est votre selle et votre fourniment?—Oui, j'ai désharnaché ma jument pour qu'elle souffrît moins avant de mourir.—Edme! À cheval, mon enfant!… Où avez-vous mal?—Partout.—Alors ça va bien. Buvez un peu de cognac…»

Bernard le soupçonna d'avoir fait le mort, peut-être afin de déserter. Il l'affermit en selle, et ils regagnèrent les lignes du régiment. Le major ne demanda jamais d'explication sur cette crise de faiblesse. D'ailleurs le chirurgien dut panser les épaules du trompette bleuies par les coups de crosse. L'enfant s'était évanoui après la chute de cheval. Avait-il craint qu'on ne l'oubliât? Avait-il redouté de mourir, par peur de blessures imaginaires? Ce fut ce qu'il avoua plus tard.

On se remit en marche le long des prisonniers que les escortés emmenèrent sur la rive gauche du Danube, Edme reçut le cheval d'un homme tué.

Huit jours, le régiment s'embourba, par les chemins unissant de petits villages pauvres. Une seule grange y abritait cent hommes. Les uniformes s'abîmèrent; les manteaux s'effrangeaient et pourrissaient à cause de la pluie. Lannes et Ney acceptèrent mal de passer aux ordres de Murat. Les divisions bataves de Marmont laissèrent leurs chaussures dans la glaise. Napoléon vint et visita les bivouacs, les positions. Il paraissait triomphant. Il arrêtait les soldats en route pour leur démontrer sa victoire acquise dès le premier coup de canon. Aux pauvres gens fourbus et cuirassés de fange, il déclarait, maintenant son cheval au milieu de leur cercle attentif: «Soldats, je suis content de vous. Le général Mack et ses quatre-vingt mille hommes nous appartiennent. Le maréchal Soult est sur l'Iller devant l'ennemi. Le maréchal Davout est à Dachau, prêt à nous porter aide ou à soutenir le maréchal Bernadotte, qui vient de rétablir notre ami l'Électeur dans sa capitale, Munich, et qui marche au-devant des Russes, et qui pousse devant lui l'arrière-garde du général Kienmayer, rejetée par vous loin du Danube. Ici la division Mahler a enlevé les trois ponts de Gunzbourg. Ma garde est à Weissenhorn. Nous réunirons cent mille hommes entre Ulm et Memmingen, sur un espace de dix lieues… Vous êtes des soldats victorieux. Montrez à l'Europe que les Français savent venger promptement les injures faites à leurs drapeaux. Des insensés vous provoquent pour une guerre injuste. Faites-leur sentir le poids de vos armes invincibles…»

Il pérorait en désignant des points vagues, à l'horizon qu'on n'apercevait pas derrière la tombée de neige fondue. Mais, en son regard fort, les soldats lisaient la certitude de vaincre. Ils redressaient l'échine, malgré le quadruple poids de vivres chargeant leur dos, celui des armes, des munitions, des fagots assemblés pour les feux de bivouac, malgré la boue où ils enfonçaient jusqu'aux jarretières, malgré l'eau dégouttant par les visières des schakos, les poils des grands bonnets, les cornes des chapeaux verdis. Le troupeau bossu reprenait sa marche en excitant la commisération des mères bavaroises, qui regardaient cela de leurs balcons couverts par les toits avancés. D'autres bataillons arrivaient contre l'empereur. Lui, répétait les mêmes phrases brèves, déclamées vite avec un geste trouant la pluie vers les directions mystérieuses. Et il semblait à tous ces hommes exténués que l'air s'emplissait, sous sa main, de légions triomphales, accourues pour leur gloire, leur fortune et leur joie. D'un coup d'épaule, ils rehaussaient la bretelle du havresac sur leur dos en voûte. Ensemble ils criaient: «Vive l'Empereur!» et puis, à la voix du sergent, repartaient, avides de péril, curieux de leur courage à l'épreuve, déjà fiers d'une prochaine apothéose. Lui galopait plus loin. La silhouette engoncée diminuait vite parmi l'essaim d'état-major aux manteaux ruisselants que les chevaux secouaient.

—Ah! lançait Cahujac, quel homme, tout de même, celui-là. Il n'a pas peur.

—On perd son «quant-à-soi», dès qu'il parle, ajoutait le colonel.

—Il vaut bien tous les rois, jugeait Corbehem. Il les joue. C'est un plaisir.

—Moi, avouait Tréheuc, sa parole m'entre par le gosier et me descend jusque l'estomac.

—Et puis il nous aime. On voit ça sur sa figure, remarquait le lieutenant Ulbach, en caressant son grand crâne d'ivoire carré, tout chauve.

—Et que de gloire il donne à la République, mon bon! riait Marius. La
Nation grandit tant depuis qu'il la mène.

—C'est un homme dur, condamnait l'élégiaque, C'est la mort qui fauche…

Le sous-lieutenant Gresloup restait immobile dans la contemplation de la silhouette presque disparue.

—Je regarde, murmura-t-il. Je crois toujours que sur cette grosse redingote grise une face de dieu ou de diable va se retourner et se transfigurer comme au mont Thabor pour nous éblouir de lumière, ou nous cracher du feu.

—Pourtant il a trahi ses croyances, les nôtres, en vue de son ambition.
C'est un pauvre esprit, contesta Bernard.

—Il continue l'oeuvre de Robespierre. Il abaisse les monarques et les tyrans, protesta Pitouët.

—C'est un fier soldat, dit Cahujac, en tous cas.

—Et qui sait commander aux peuples, dit le colonel.

—Il est la force de la Nation, assura Corbehem; le bras de la Liberté.

—Je ne sais pas ce qu'il est, ni ce qu'il fait, mais il vous retourne le coeur, dit le maréchal des logis.

—Avec lui on se sent courageux, fort, et puis tout; et sans lui, on n'est rien, marmonna le brigadier Yvon.

—Il est la mort; et nous l'aimons parce qu'il finira peut-être nos douleurs, soupira l'élégiaque.

—Il est la gloire, dit Edme…, et il fait de nous des gens que leurs actions enchantent. Il vous grandit à vos yeux.

—Il est la chance, dit Bernard; et nos intérêts le suivent.

—Il est l'exemple, dit Ulbach. On veut l'imiter.

—Bah! fit Gresloup, cherchez tous! Vous ne trouverez pas. Il est le
Destin, et nous roulons dans le torrent qui le mène aussi.

—Fataliste.

—Le fatalisme, c'est la philosophie du soldat… Qui prend la main?

Ils recommencèrent à jouer dans la grange qu'éclairait le triste jour entré par le porche ouvert. Au dehors les bataillons défilaient toujours, la nuque basse, le dos chargé. Beaucoup de soldats s'appuyaient sur des bâtons afin de glisser moins souvent dans la boue; et ils regardaient avec envie les officiers de dragons jetant des cartes sur les écus, ou se versant la bière d'un pot de grès bleu.

Avec les chefs d'escadrons, le colonel faisait une partie de bouillotte. Il aimait peu parler, en méfiance de son esprit rustique. Le maniement des cartes donnait des prétextes convenables au silence qu'il imposait volontiers, car la peur de la politique lui avait aussi fait découvrir cet ingénieux moyen de clore les bouches folles. Le vicomte perdait souvent. L'élégiaque avait de la veine. Le colonel jouait très bien. Bernard compensait les pertes en forçant les mises. Ce fut leur grosse occupation en dehors du service. Pendant ces heures-là, les bottes suspendues à des ficelles séchaient devant les feux de paille.

Mais le soin des chevaux accaparait presque toute la vie. On manquait de fers. Les caissons qui en contenaient n'arrivèrent pas, à cause des mauvais chemins. Il fallut en acheter dans les fermes et les rétrécir. Sous les hangars, la forge de campagne s'installait au premier moment de la halte. Monté sur quatre roues, le grand soufflet activait le feu, et bientôt les marteaux, maniés par de robustes Limousins, retentissaient sur l'enclume. Or l'humidité des étables abîma la corne des sabots. Ce fut une nouvelle maladie qui incommoda les animaux, dont la plupart étaient affligés d'écorchures à l'endroit de la selle. Autour des bêtes, chacun s'employait, instruit par la faconde du vétérinaire, un ancien herboriste. Pitouët s'adonnait à l'étude des cartes et y contraignit Marius, l'adjudant-major. Mais ceux-ci exceptés, tout le monde soignait les «jambes du régiment», comme disait le colonel. Au milieu de cette dure besogne, on apprit les héroïsmes de la division Dupont, postée sur la rive gauche du Danube. Ses deux régiments de cavalerie, trois d'infanterie et quelques pièces de canon avaient repoussé d'Harlach soixante mille Autrichiens, qui tâtaient la ligne d'investissement en l'espoir d'une retraite par la Bohême. L'extraordinaire attitude de ces régiments avait induit l'ennemi dans l'erreur de croire que la grande armée occupait en force le pays au nord d'Ulm. Au contraire, Ney, pour obéir à Murat, y avait installé sans appui, malgré son sentiment et celui de Lannes, la seule division Dupont. On sut vite tous les détails de l'altercation entre les deux maréchaux et comment des amis les avaient à grand peine empêchés de se battre. Napoléon, revenu d'Augsbourg, donnait tort à Murat, prescrivait de rétablir le pont détruit d'Elchingen pour enlever les hauteurs de la rive gauche, qui commandent les approches de la citadelle.

L'ordre de marche arriva le soir, au beau moment de la partie de bouillotte. Le colonel jura, formidable. Il venait d'envoyer les animaux malades à la remonte du corps, afin qu'on les échangeât contre quelques-uns de ceux pris aux chevau-légers de Latour. Ainsi la moitié d'un escadron au moins se trouvait sans montures.

—On laissera les sapeurs…, dit l'élégiaque.

—C'est ça. Il y a un fleuve à passer, Monsieur… Tu as du bons sens… Mon coeur! va… Sapristi… Si je me doutais qu'on passerait ce fichu fleuve… On devait se battre ici, sur l'Iller.

—Napoléon a changé d'avis.

—Dites que les Autrichiens changent d'avis,

—C'est par leur gauche qu'ils manoeuvrent, et non plus par leur droite.

—Alors on ne se bat plus à Memmingen dans deux jours?

—Non, à Elchingen, demain…

—Capitaine Pitouët, vous étudierez la carte du terrain depuis le couvent d'Elchingen jusque la ville, rive gauche du Danube.

—Il faut arriver avec les sapeurs et la compagnie de pont.

—Notre brigade passe la troisième.

—Le pont sera construit à ce moment-là.

—On peut en commander un autre. Et alors?

—Les hommes malades?

—On les évacuera sur Augsbourg.

—Les chevaux des voitures n'ont plus de fers.

—Faites marcher la forge toute la nuit, s'il le faut.

—Qui a l'état des escadrons, capitaine Corbehem?

—J'ai celui de mon escadron, pas les autres.

—Les états sont-ils tenus en règle? Combien d'hommes indisponibles?
Pourquoi êtes-vous en retard pour ces états?

—Je comptais les faire écrire demain… Ce n'est pas ma faute; l'empereur s'est trompé sur le mouvement des Autrichiens.

—Lieutenant Gresloup, montez à cheval et courez jusque la remonte; vous tâcherez de reprendre nos chevaux ou ceux de l'échange.

—Il me faut un ordre écrit, mon colonel.

—Ah! que le diable les étouffe! Il leur faut des ordres écrits pour ramasser un rond de crottin!

—L'état-major l'exige.

—Je ne suis plus colonel, alors, mais gratte-papier. Major, écrivez l'ordre, je le signerai.

—Tous les hommes ont leur épinglette? Punissez les maréchaux de logis, s'il en manque une seule…; vous entendez. L'empereur et le prince Murat…

—J'ai huit hommes sans bottes dans ma compagnie…

—Qu'est-ce qu'ils en ont fait, ces bougres-là. Ils les ont mangées?

—Non, ils les ont brûlées en les oubliant près du feu.

—Bon, alors je deviens savetier, moi? Trouvez-les, vos bottes, où vous voudrez. S'ils n'ont pas de bottes, je vous flanque quinze jours d'arrêts, Monsieur; ça t'apprendra.

Et dans la minutie de ces détails innombrables qui consumait la vie de chaque heure, les officiers s'embarrassèrent jusque le milieu de la nuit. Les maréchaux des logis écrivaient à la hâte les ordres qu'on expédiait aux détachements cantonnés dans les hameaux voisins.

Autour de la grande ferme, logis du colonel, la compagnie d'élite stationnait dans deux métairies moindres. Pitouët, son capitaine, la surveillait peu; le service des cartes et des plans l'occupait davantage. Le sous-lieutenant porte-étendard était un vieux soldat grisonnant, qui ne se souciait de rien, sûr d'obtenir, en faveur d'héroïsmes passés, l'indulgence entière. Le lieutenant Mercoeur y commandait surtout. C'était l'ancien hussard qui avait combattu jadis aux côtés de Bernard Héricourt. Échappé des forteresses de Bohême, il avait, au retour, obtenu des grades, de l'avancement, l'autorisation de servir dans la troupe du major, avant le départ de Boulogne. Duelliste formidable, il décimait les compagnies des régiments rivaux. Au sien même, nul n'osait lui tenir tête. Lorsque le lieutenant Gresloup eut ramené du quartier général les chevaux de la remonte échangés contre ceux malades, il quitta le convoi et les deux brigadiers commis à sa garde afin d'aller rendre compte de sa mission. Quelques soldats d'élite, admirant ces animaux, les réclamèrent pour leur compagnie et les prirent au bridon. Narguant les brigadiers, ils en appelèrent à la justice de Mercoeur, qui déclara raisonnable de restituer les bêtes les plus malades de son escadron contre celles ainsi confisquées et aussitôt alignées dans les étables des deux métairies. Même il ajouta que, si le sous-lieutenant Gresloup ne se croyait pas satisfait, lui, Mercoeur, se chargeait de lui apprendre les principes de la complaisance en deux temps, quatre mouvements. Coiffé d'un bonnet de police vert à gland d'or, les bras croisés sur la poitrine, le sabre battant les bottes, il enjoignit de déguerpir aux conducteurs.

Cela rendit le colonel furieux contre la compagnie d'élite et contre Héricourt, chef de l'escadron. Mais Bernard aimait le courage de Mercoeur. Il remit à plus tard sa sentence, ayant, dit-il, d'autres chiens à fouetter, pour l'heure… Les brigands de l'élite ricanèrent de voir les figures maussades, lorsqu'au petit jour le régiment se rassembla devant leurs métairies. Grandis par les bonnets d'ourson enguirlandés de tresses rouges, empanachés d'écarlate, ils profitaient de leurs bons chevaux, surtout précieux un jour de bataille. Les autres soldats murmuraient, disant: «Que faire sur cette bique; elle bronche tous les quatre pas.—La mienne a des boulets écorchés. Son échine n'est qu'une plaie.—Comment pourra-t-on charger?—Vraiment, on se fiche du militaire.—Avec ça que les chefs font tout si bien.—L'Empereur s'est trompé, puisque l'on change de direction, à cette heure.—Si la division Dupont a repoussé les Autrichiens toute seule, c'est aux soldats qu'on le doit. Nous ne sommes pas des tourne-talons autrichiens.—Nos généraux peuvent bien respecter le militaire.—Les colonels aussi peuvent respecter leurs dragons.—Je n'aime pas l'injustice…» Mais le major ne fit aucune attention à leurs plaintes. Il plaça la compagnie de pont en tête, suivie de la compagnie d'élite, puis les deux escadrons; et les six cents chevaux s'ébranlèrent, devant les Bavarois du village, qui tendaient à l'averse du matin leurs parapluies écarlates.

Comme on arrivait au Danube, le général fit arrêter le régiment au pont d'Elchingen; il n'en restait plus que les chevalets. Derrière, toute la division se rangea. Le jour se levait mal. On était au milieu de Vendémiaire. Cependant la pluie cessa. Les soldats de Ney, Lannes et Murat, en colonnes denses, se massèrent, avec peu de bruit, dans le brouillard. On entendait l'eau clapoter. Les hommes appuyaient le menton sur leurs fusils en songeant.

Peu à peu le jour éclaira l'autre rive.

Après une verte prairie, la colline d'Elchingen s'y dressa, couronnée par le mur blafard d'un couvent. Le village y échelonnait des rues en gradins. À mesure que la lumière croissait, on distingua les fenêtres des maisons. Des lignes humaines se déplacèrent. À l'abri d'ouvrages de campagne, marqués par la couleur de la terre fraîche, grouillait une nombreuse infanterie qui entrait, sortait, se cachait derrière les jardins, descendait au fleuve. On vit les artilleurs ennemis traverser la prairie, détacher les pièces de leurs avant-trains, manier l'écouvillon et le refouloir. Ils allumèrent les lances à feu et restèrent à leur poste, immobiles. Un vent léger retroussa les plumes de leurs tricornes. Seule, l'eau limoneuse et lourde les séparait du tertre où les dragons attendaient. Les officiers se groupèrent autour du colonel, qui croyait devoir faire entrer dans l'eau les sapeurs à cheval pour établir les travées du pont.

—Tu sais, Monsieur; on en laissera des braves gens ici.

Tous hochèrent la tête, en souriant par ironie à leur possibilité de vivre. Gresloup s'enfermait, dans son manteau. Il était vert. Bernard le lui dit.

—Oui, répondit le jeune homme, je ressens, pour la première fois, la peur. Le silence de ce peuple de grenadiers et de dragons me terrifie. Tous ces gens pensent à la mort, comme moi. Ils se donnent des raisons pour se résigner. Ils affectent une mine de deuil grave. Voyez ces petits paysans de l'infanterie légère, qui se roidissent, les talons joints, bien qu'on soit au repos. Ils veulent paraître résolus à tout, et cependant ils pensent à des parties joyeuses, le dimanche, dans leur village, à une tendresse de la mère ou de la maîtresse. Le vent froid les glace. Nous, au moins, nous espérons de la gloire, des honneurs. Aussi bien, la mort terminerait nos maux imaginaires. Mais eux qui vivent pour boire, manger, dormir, aimer grossièrement et s'enivrer! Quelle pensée les encourage? Craignent-ils seulement les gendarmes et la fusillade, s'ils fuyaient? Ou bien le désir d'être grands devant eux-mêmes par la victoire suffit-il à les convaincre?

—Je crois qu'ils ont le même sens de l'honneur qui nous fait aussi résister aux tentations de la crainte. L'honneur conseille de rester ici, devant ces bouches de canon, malgré les frissons nerveux du corps.

—Oui, je suis curieux de me voir agissant contre tous les instincts de la conservation. Il me semble divin de relever la tête, tandis que mon pied tremble sur l'étrier, en attendant la première décharge. Peut-être va-t-elle disperser mes membres, me jeter sanglant et douloureux dans cette fange de la rive; mais l'effort d'affronter cela m'exalte l'âme sans que je puisse exprimer comment.

—Moi, qui ai déjà combattu, j'ai sur vous un avantage. Je sais que peu seront frappés, malgré le fracas et les désordres de la bataille; et je demeure presque certain que je ne tomberai pas. Pourquoi cette certitude est-elle en moi? Je l'ignore. Je demeure presque sûr de ne pas mourir ici, quel que soit le destin. Me voici tout à fait calme, soucieux seulement de bien conduire les escadrons. Je pense cependant à ma chère femme, à mes soeurs que j'aime, à de petits enfants dont je souhaite voir la gracieuse jeunesse. C'est pour eux, pour leur fortune et l'honneur du nom, qu'ici je me tiens au milieu de mes soldats en regardant grésiller la flamme du boute-feu dans la main de l'artilleur autrichien. Ils penseront à mon exemple, si je meurs; et je ne puis croire que de l'autre monde je ne les verrai pas admirer mon souvenir. Cela me satisfait.

—Et puis vous allez voir, lieutenant, cria Cahujac, comme c'est beau l'ivresse de la gloire. Vous galoperez avec nous, sans autre raison que le plaisir de vaincre.

—Sans doute, on revit la joie des vieux ancêtres qui se précipitaient sur la proie.

—Mon Dieu, dit Edme, je ne rêve jamais de ma mère. Elle est morte il y a si longtemps! Cette nuit elle est entrée. Je couchais au château de Lorraine. Elle m'a dit de lui ouvrir sa chambre, parce qu'elle voulait revêtir une robe neuve. Moi, je la savais sortie du tombeau pour une heure à peine, je savais que dans une heure la mort la reprendrait, et que ce serait, pour elle, un effroyable désespoir de mourir encore. Je l'entendis dans sa chambre aller, venir. Elle dépliait la robe, elle la mettait, elle approchait du miroir qui garnit le trumeau. Je me dis: «Si elle reste trop longtemps contre la glace, l'heure passera; elle verra ses joues se décomposer, ses yeux se ternir, ses narines se pincer, ses mains pâlir. Comme elle s'épouvantera!…» Je m'épouvantais à l'avance de cette épouvante. Enfin elle sortit, pimpante dans sa belle robe, traversa ma chambre et s'en fut, toute gaie, comme pour se rendre à une fête… Cela veut dire que je ne mourrai pas aujourd'hui non plus. Elle est venue m'en avertir, n'est-ce pas?

Le trompette avait les larmes aux yeux et du sourire attendri sur les lèvres. «Mon père n'occupe jamais mes songes…,» pensa Bernard; et il fut très triste.

—Cela est sûr, dit Mercoeur, les rêves ne mentent pas, la veille d'un coup de chien. Trompette, tu resteras dans ta peau!

Il éclata de rire. Mais une rumeur s'éleva des champs d'hommes alignés. Les guides de l'Empereur parurent, sous les vols de leurs pelisses écarlates. Ils trottaient large, le pistolet au poing. Ils grandirent. Leurs bêtes frôlèrent les dragons. L'Empereur s'avançait très vite. Ney chevauchait à sa droite. Un rictus convulsif secouait la figure du maréchal suivi par la horde des généraux, des colonels, hussards, cuirassiers, dragons, artilleurs, aides de camp adjoints à l'état-major. Murat fut au-devant de Napoléon, qui, arrêté, regarda dans sa lunette les hauteurs fourmillantes d'Elchingen. On se trouvait sur une légère élévation du terrain, derrière laquelle s'amassaient encore des régiments de cavalerie. L'Empereur calcula le nombre des adversaires. De sa main grasse et belle il comptait en frappant les doigts contre sa cuisse, l'un après l'autre: «Il y a là vingt mille hommes!» assura-t-il; et il nomma la division Dupont, dont le sort l'inquiétait. Bernard n'entendit guère ses paroles. Murat secouait la tête et agitait la main droite en retenant de la gauche son cheval impatienté.

La culotte blanche serrée sur ses cuisses nerveuses, la poitrine cuirassée de plaques et de décorations, le maréchal Ney ne cessa de dévisager son émule. Conciliant, Lannes souriait à l'un et à l'autre. Murat défendit sa thèse, en indiquant les eaux troubles du Danube et les points de l'horizon. Ney se rapprocha de lui, botte à botte, et lui saisit le bras. Spectateur ironique, Napoléon les examinait. Ils se parlèrent dans la figure. Les plumes blanches de leurs chapeaux s'emmêlaient. Le cheval de Murat tâcha de finir la dispute en polkant. Son maître lui infligea un violent coup de bride qui le fit fléchir sur les jarrets. Le rictus convulsif tordait la bouche méchante de Ney. Murat voulut déclamer qu'il avait obéi aux ordres de l'Empereur, qu'il n'entendait rien à tous ces plans de commis, que, pour lui, il faisait ses plans en face de l'ennemi, sous les balles; et par cette affirmation, il semblait prétendre que son courage surpassait celui des autres. Napoléon mit pied à terre et les traita de «grands enfants», puis se fâcha, leur enjoignit de faire silence. Ney tenait toujours Murat par la manche. Il lui serra fort le bras: «Alors, venez donc, prince, venez faire vos plans, avec moi, en face de l'ennemi!» D'une secousse l'autre se dégageait. Ney piqua des deux et descendit au galop jusque la rive, avec quelques aides de camp. À peine y fut-il que les pièces autrichiennes flambèrent, tonnèrent. Il poussa son cheval dans le fleuve; la mitraille fit voler des éclats de bois en touchant le premier chevalet du pont. Cent fantassins couchés le visèrent de l'autre rive. Les balles traçaient des sillons dans l'eau entre les jambes de son cheval. Un adjoint d'état-major et un sapeur tâchaient de mettre la première planche sur le chevalet. L'officier grimpa le long de la poutre à la manière des singes. Il appuyait sur les clous ses bottes à l'écuyère. Blafard dans sa barbe blonde, le sapeur aidait maladroitement, gêné par le poids du bonnet d'ourson qui menaçait de lui couvrir les yeux quand il se baissait. Il le releva d'une main, poussa de l'autre la planche que tirait de son mieux l'adjoint, juché en haut du chevalet. D'autres gens entrèrent aussi dans le remous qui rejaillissait sous l'éraflure des balles. Un paquet de mitraille cribla les madriers; un autre: et, comme plusieurs soldats entraînaient de nouvelles planches, le sapeur à la barbe blonde se trouva subitement sur une seule jambe; le sang pleuvait de l'autre cuisse, moignon déchiqueté d'où pendirent la viande et des lambeaux de drap. Il lâcha son bonnet à poil pour s'affaisser dans la vase. Sans plus s'occuper de lui qui hurlait effroyablement, les autres dressèrent les poutrelles que l'officier d'état-major attirait à lui, qu'il plaçait méthodiquement, en dépit des balles arrachant le nez de l'un, renversant l'autre d'une formidable pichenette, trouant des mains, crevant des schakos. Le maréchal appelait toujours des hommes; les sergents poussaient les escouades à coups de crosse dans le sac. Il y eut une bousculade. Des soldats hésitèrent et se débattirent, se refusèrent au péril. Furieux, Ney leur cria qu'ils étaient des lâches, indignes de leur uniforme; et lui-même s'exposa davantage. L'eau submergea ses bottes. Mais deux caporaux encore s'affaissèrent l'un sur l'autre, en râlant. Leurs schakos seuls dépassaient la surface liquide. Alors cinq officiers quittèrent la compagnie au bord du fleuve, et, abandonnant la rébellion des soldats, coururent jusqu'au chevalet, l'escaladèrent, s'équilibrèrent sur les premières planches du tablier qu'ils achevèrent de joindre. À ce moment, une batterie française commença le feu contre les artilleurs autrichiens, leur culbuta quelques servants. L'exemple des officiers entraîna des voltigeurs, qui atteignirent aussi le tablier en y portant des matériaux; car le maréchal Ney demanda les noms de ceux parvenus en haut et les nota sur son carnet, promesse ostensible d'honneurs, d'avancement.

Ce geste du maréchal sauva tout. La compagnie entière se rua dans le fleuve, bouscula les peureux. Quelques-uns le frappèrent. Des poings patriotes mirent en sang les figures timides. En une minute, les bois réunissant les deux chevalets furent couverts d'une cohue active, qui s'empressa de hisser d'autres planches, et dont une partie tirait des salves contre les Autrichiens. Ce fut une agitation héroïque. Les travailleurs s'insultaient, besognaient, repoussaient les cadavres de ceux atteints; les tireurs chargeaient en hâte. Des corps tombaient à l'eau sans intéresser personne, chacun ne songeant qu'à finir vite le labeur pour se venger de l'ennemi. La rage exaspéra ceux qui recevaient des blessures légères, mais douloureuses, qui enveloppaient dans le mouchoir leurs doigts amputés d'une phalange, ou qui saignaient d'une écorchure au sourcil. Presque tous furent frappés. Ils montraient le poing aux ennemis, dont le tir ne se ralentit pas. Ney continua de proclamer à haute voix les noms de ces héros fébriles aux capotes bleues, qui, le fusil en bandoulière, poussaient les poutres de travée en travée, parmi les culbutes suprêmes des camarades atteints et les jurons de ceux portant la main à leurs oreilles ébréchées, à leurs joues ouvertes, à leurs jambes traversées.

—Hein, l'honneur? disait Gresloup à Bernard. Pour un pauvre grade ou une décoration, les voilà deux cents qui affrontent la mort.

—Et dire que nous restons ici sans bouger, nous autres, gronda Mercoeur.

—J'enrage de voir les nôtres massacrés, et de ne pouvoir sabrer ces artilleurs, leur courir dessus au galop, jura Edme, tout pâle de colère, les yeux agrandis.

Bernard aussi frissonnait de contenir sa fureur. Il s'empêchait à peine de crier des encouragements aux voltigeurs du 6e léger. Il eût voulu leur offrir mille conseils sur la manière d'arranger les poutres et de riposter à l'ennemi. Il eût voulu bondir au milieu d'eux afin que la rapidité de la besogne triplât. «Ah! si on nous avait laissé faire avec nos sapeurs, le pont serait fini! On défilerait déjà,» grommelait le colonel, dont les bajoues tremblaient de colère sur son haut col rouge; à chaque homme tombé, il ne retenait plus un geste de fureur.

En bas, les grenadiers du 39e, une compagnie de carabiniers, poussaient doucement leurs officiers vers le fleuve en vociférant, les cous tendus. Tout le monde parlait, au mépris de la discipline. Les soldats discutaient entre eux. La plupart prétendaient franchir le fleuve à la nage. Même les carabiniers menèrent leurs alezans dans l'eau jusqu'au poitrail, cela d'autant mieux que les tirs ennemis convergeaient tous maintenant sur les travailleurs du pont. L'armée entière admirait les gestes d'un jeune lieutenant qui assurait, au moyen de cordes, la jonction des poutrelles. Bel homme, vif, élégant, il sautait avec adresse les intervalles béants, enjambait les morts et ficelait les planches. Son audace enchanta.

«—Est-il superbe, l'animal, disaient les soldats.—Rien ne l'arrête.—Regarde, il a l'air d'être au jeu de paume.—Il n'a pas froid aux yeux.—Vois donc, il protège les hommes en les cachant avec ses épaules.—C'est crâne.—Moi je l'aime, cet homme-là.—Et moi donc.—Ça vous donne envie d'être jolie fille pour l'embrasser.—Il ne doit pas manquer de femmes, sûr!—Je ne voudrais pas amener la mienne ici. Je serais plus vite cornard.—Aïe donc; il a baissé la tête à temps. Voici l'autre qui tombe.—Les canailles! Ils tirent sur son hausse-col. Le cuivre fait point de mire.—Gare la bombe!—Sacré nom, il l'a échappé belle!—On se mange le sang à rester là comme des harengs dans le tonneau.—Au moins, lui, il se remue.—N'empêche, ils ne sont pas beaucoup ceux qui restent auprès.—C'est leur sacré canon qui les démolit tous.—Vlan, encore un qui plonge! C'est du manger pour les poissons.—Il ne bronche toujours pas, le lieutenant!»

Presque seul, et couvrant de son corps bleu les soldats qui lui passaient les matériaux, il réussit, après plusieurs essais qui tinrent anxieuse l'attention des régiments, à fixer une poutre sur l'avant-dernier chevalet. Comme il riait aux acclamations répétées par cinq mille voix viriles, il parut brusquement sans tête, et s'effondra en rougissant les eaux où il vint choir. Aussitôt un seul cri de fureur jaillit des poitrines. Tous les fusils tonnèrent aux mains françaises. Le pont se noya de fumée. Une clameur panique s'étendit sur les dix mille têtes militaires en attente et secoua l'âme de Bernard, qui, d'un grand coup de poing, frappa ses fontes: «Nom d'un nom!» La colère de l'armée centupla. Elle s'élançait du pont où l'activité devint démence dans le nuage opaque. Elle émut les innombrables figures des bataillons. Tous les plumets s'agitèrent. Toutes les voix hurlèrent. Le grand corps se sentait atteint au coeur, dont toutes les forces venaient de chérir le beau lieutenant courageux. On ne sut quel clairon sonna la charge. À la suite des voltigeurs du 6e rués par deux planches vacillantes sur l'autre rive, les grenadiers du 39e coururent comme une seule bête velue de ses bonnets à poil, hérissée de ses baïonnettes, entraînant ses officiers trop faibles et les carabiniers qui avaient mis pied à terre. Cette vivante avalanche ébranla les poutres, qui craquèrent sous son poids roulant. Affolée d'une rage unique, elle passa le fleuve, qui rejaillit sur les cadavres précipités, elle sauta dans les eaux de l'autre berge, atterrit, pour culbuter enfin le tonnerre et les éclairs.

Certain du succès, Napoléon répondit insolemment à Lannes que la fureur des hommes gagnait aussi. Le maréchal reprochait à l'empereur ses complaisances pour Murat, qui avait disparu, et dont l'impéritie nécessitait ce passage du fleuve sous le feu meurtrier.

On entendit qu'il traitait de «pantin» et de «sauteur en liberté» le beau-frère de l'Empereur. Mais le cours impétueux des bataillons ne s'arrêta plus. Il cacha le groupe d'état-major, où l'on se menaçait en s'insultant. Toutefois Héricourt put encore entrevoir Napoléon qui se décroisait les bras et jetait de rage son chapeau. Un général courut le ramasser, tandis que Lannes marchait à grands pas en levant les bras au ciel. Dans la fureur de tous, l'altercation demeura secrète. La cavalerie de Ney martelait les bois du pont, aux mugissements de ses mille colères. Elle passa. Elle prit terre, elle s'engouffra dans les carrés autrichiens de gauche, et balaya la prairie.

Bientôt les hauteurs d'Elchingen pétillèrent d'une fusillade illimitée. Le 6e léger, les 39e, 62e et 76e régiments enlevaient l'amphithéâtre du village, maison par maison. La montagne soufflait les tonnerres de sa nombreuse artillerie. Des petits nuages ronds enflaient, s'élevaient, se déchiraient pendant que l'écho des explosions roulait dans les régions basses du ciel.

Impatient, Héricourt assista de loin. Sa division ne passa point le fleuve ce matin-là, mais il vit, tout le jour, les forces françaises défiler sous son régiment, avec la même fureur énervante. Murat demeurait introuvable. Le soir seulement, après bien des convois d'artillerie et les voitures de la compagnie Breidt, alors que l'orage de la bataille commençait à s'éteindre, on arriva sur l'autre rive, dans la petite prairie: elle n'était plus qu'un marécage de fange. Maniant pioches et pelles, les prisonniers autrichiens creusaient des fosses pour les morts qu'on enterrait tout nus, dépouillés déjà par leurs camarades et les rôdeurs de l'armée. Une vieille femme traînant un âne attelé à une brouette recueillait les bottes de dragons et les chaussures d'infanterie. Pour un liard ou deux, les Autrichiens les arrachaient aux jambes raidies des cadavres.

La division garda trois mille prisonniers, foule blanche de paysans styriens et moraves qui se réjouissaient bruyamment d'avoir trompé les chances de mort. Assis autour de grands feux, ils mangeaient du lard cru et fumaient leurs courtes pipes de soldats; en demandant aux dragons alsaciens s'il était vrai qu'en France ils remplaceraient, au travail de la terre, nos conscrits. Vaguement ils redoutaient un servage qui se prolongerait, toute la vie, sous une autorité féodale. On ne les détrompa guère; ils s'en alarmaient.

Déjà le fleuve rejetait au rivage les soldats du 6e léger tués à l'affaire du pont. Avec des râteaux de faneuses, les prisonniers tirèrent les corps de l'eau; la vieille ramena de ce côté son âne traînant la charrette pleine de souliers et de bottes. Toute la nuit, elle rôda dans les environs des bivouacs. Edme voulut lui adresser un coup de carabine. On la voyait boiter dans l'ombre. Couvertes de leurs grands manteaux, les sentinelles veillaient sur le repos fiévreux des hommes. Le bruit vint à travers Elchingen, par l'intermédiaire des artilleurs, que la bataille recommencerait au matin; et ce fut alors une nouvelle fureur contre la ténacité de ces Impériaux toujours vaincus, et qui faisaient payer de tant de morts leur défaite inéluctable. On dormit peu dans les manteaux. Les voix du canon se répondaient sur les hauteurs. Rendus inquiets par les murmures du fleuve, les chevaux se battaient le long des cordes; quelques-uns rompirent leurs attaches, en sorte que, toute la nuit, les alertes se succédèrent. Sur le pont cahotaient à la file des caissons régimentaires, des voitures de cantiniers, des attelages d'artillerie et des forges mobiles, qui allaient rejoindre le corps de Ney, qui précédait ceux de Lannes et de Murat.

Au petit jour, Bernard gelé se mit en selle pour apprendre que l'archiduc Ferdinand, sorti d'Ulm avec sept mille chevaux et un corps d'infanterie, avait forcé les lignes de la division Dupont, puis rejoint les Autrichiens de Werneck, empêchés par la bataille de rentrer dans la place. La faute de Murat et de Napoléon compromettait l'excellence du premier avantage. On prétendit que l'archiduc, tombé sur les dépôts et les bagages de l'armée, avait enlevé les postes de communication, une partie du trésor impérial, la moitié des équipages de camp, une foule d'isolés, de malades et de traînards. Le colonel s'indigna.

—Hein, Pitouët, le voilà ton empereur, mon garçon… Il ne couvre même pas ses bagages, et il laisse couper sa communication… Heureusement que Soult a enlevé Memmingen et ses cinq mille hommes de garnison: nous aurons peut-être comme ça une deuxième place d'appui avec Augsbourg… Nous voilà bloqués au milieu de la Bavière à cette heure… Les Austro-Russes nous menacent à l'est, l'archiduc Ferdinand au nord, Mack à l'ouest, et si le prince Charles revient d'Italie par le Tyrol, nous l'aurons au sud… Eh bien! moi, j'ai toujours dit que ça lui arriverait un jour ou l'autre, à ton empereur, cette affaire là! Ça ne réussit pas éternellement de se fourrer entre le loup et le renard.

—C'est la théorie de la manoeuvre d'armée enlignes extérieures, expliqua le major.

—Hé! Je m'en f… bien de sa théorie, et de ses lignes extérieures, Monsieur!… Voilà où nous en sommes… à présent… Des rats pris dans une ratière. C'est mon avis.

—Praxi-Blassans me disait à Strasbourg que nous trouverions ici la fin de nos triomphes.

—Il m'a l'air d'un malin, tu sais, Monsieur, ton beau-frère. C'est mon avis, à moi, hein?

Le long des rangs, la nouvelle se propagea, s'exagéra: «L'empereur?—Sait-on?—Le trésor de l'armée est pris.—La communication est coupée.—À Munich, les Russes assiègent Bernadotte.—Ecoute-le.—Il dit que les coureurs de l'archiduc Charles ont été vus à la descente du Tyrol par l'arrière-garde du maréchal Soult.—Les troupes de Mack reprennent l'offensive contre le plateau. Nous allons y marcher.—Tenez, voilà le corps de Lannes qui défile par colonnes sur la gauche.—Ça y est. Nous sommes f…—Chacun son tour.—On va pourrir dans les prisons de Moravie.—Ou sur les pontons anglais.—Tu peux écrire à ta famille, Jean.—Moi qui voulais devenir vice-roi.—Et moi connétable!—Oh! les Corses, c'est traître.—On l'a bien dit, en Brumaire.—Vous n'avez pas voulu croire.—Les tyrans ramènent Capet et sa clique.—Les patriotes paieront les violons!—Ça va être notre tour d'aller crever de fièvre à Saint-Domingue, comme ceux de l'armée du Rhin.—Ce bandit de Buonaparté en a-t-il fait périr, là-bas, des braves qui aimaient trop la République!—Des cent mille hommes, que je te dis.—Voilà ce que c'est.—Fallait pas le laisser faire.—Bon, le canon qui recommence à gueuler.—Où çà?—Sur le plateau, après le couvent d'Elchingen!—Les Autrichiens qui attaquent!—Parbleu ils nous savent bloqués!—Regarde-moi cet aristo dans la calèche! Il ferait mieux d'étudier ses cartes et d'assurer le service des reconnaissances!»

Dans une large voiture de campagne, les généraux de la division prirent les devants au trot d'un attelage qu'un postillon conduisait. Ils feignirent de ne rien entendre, de paraître attentifs à ce que l'un regardait dans sa lunette, dont il allongea les cylindres. Leurs chevaux d'armes, derrière la voiture, trottaient aux mains de chasseurs d'élite haut panachés d'écarlate. Il y eut des ricanements de colère, aux bouches des bas officiers, un long murmure des soldats ensevelis dans leurs grands manteaux. C'était un singulier véhicule contenant deux banquettes de vis-à-vis, reliées au milieu par une autre tout étroite, sur laquelle s'étalaient cartes et plans. Un adjoint d'état-major occupait la quatrième place avec de gros portefeuilles en piles sur les genoux. Deux fourgons clos suivirent. On entendit à l'intérieur un bruit de vaisselle dansante. Aussi les quolibets partirent de tous les rangs.

—Ne cassez pas les bouteilles, les marmitons, ça gâterait la volaille.

—Bois un coup à la victoire des Autrichiens!

—Silence dans les rangs! cria Bernard indigné…

—Colonne, en avant!

Les chevaux mâchèrent le mors, et la division s'ébranla… On gravissait la pente d'Elchingen. Les premières maisons parurent trouées par les bombes, et ne tenant plus qu'à l'aide de leurs croix de poutres. Les prisonniers avaient seulement rejeté les morts sur les côtés des rues tortueuses. L'eau des ruisseaux refluait contre leurs faces vertes, noyant leurs chemises jaunes et leurs poings, serrés par la douleur des agonies. Bien peu avaient encore leurs uniformes; plus un n'avait de chaussures. Les détrousseurs de cadavres étaient passés. Des culottes et des basques d'habit, toutes les poches sortaient à l'envers. Nulle âme vivante ne se montra. Des chattes miaulaient sur les toits, lamentablement; quelques chiens flairaient le sang sur les corps nus de petits rustres gras, de citadins aux visages fatigués, de colosses formidables tombés d'une masse, d'enfants chétifs que la mort avait rendus sévères, et dont elle avait mouillé les mèches sur les tempes creuses.

«Tiens, mon vieux, voilà comme sera ta viande tantôt!» se disaient les dragons. Ou bien ils plaisantaient les choses mobilières en évidence dans les maisons démantelées; la robe de femme jetée sur une chaise, le plat oublié, la bouteille vide au coin d'une table, l'horloge de bois continuant son tic tac à l'angle du mur lézardé, les dépouilles des moutons abattus dans une cour et qui emplissaient une charrette avec les os et les intestins laissés par l'appétit repu des maraudeurs. Plus haut, les Guides de l'empereur se tenaient à la tête de leurs chevaux bridés. Ils prétendirent que Murat et lui avaient une entrevue dans le couvent d'Elchingen; et l'on sortit du village pour occuper un plateau boisé. Sur les ondulations de gauche, les masses d'infanterie attendaient derrière les faisceaux, autour des voitures de cantines, tandis que, par les chemins, se succédaient des caissons régimentaires et des attelages d'artillerie allant au bruit du canon. Lugubre, il tonnait par coups distincts.

On resta là beaucoup de temps. On trottait d'heure en heure pendant une demi-lieue. La réserve de cavalerie s'assemblait. Le soleil finit par percer les nuages. Il éclaira les casques d'un peuple de dragons en ligne. À un moment, on aperçut, entre des bois, les trois tours de la cathédrale d'Ulm dans un fond où crépita tout le jour de la fusillade, où se précipitèrent, à midi, les détonations des pièces. «Voilà, voilà! Napoléon jette Lannes et Ney sur les pentes qui approchent la citadelle, déclama Pitouët, ravi. C'est un fameux homme tout de même! Si l'ennemi nous entoure d'une bague de fer, comme vous dites, il va d'abord briser le chaton.»

En effet, les infanteries peu à peu s'écoulèrent par les ondulations de gauche vers les fonds et la ville. Des convois les remplacèrent: les voitures grises de la compagnie Breidt, les équipages d'état-major, les charrettes des petits trafiquants qui portaient chacune un baril d'eau-de-vie, et des femmes en haillons enveloppées de châles, accroupies sur le siège, derrière les croupes des mules.

«L'idéal d'un peuple! L'eau-de-vie et les filles, le rêve et l'amour,» dit l'élégiaque.

On avança davantage l'après-midi quand le canon se fut mis à gronder par devant. Et le bruit courut qu'on marchait au secours de la division Dupont engagée avec les troupes de l'archiduc Ferdinand ou du général Werneck. Cela rendit toutes les inquiétudes. Le colonel reçut l'ordre de prendre une allure rapide, et l'on dépassa les unités de cavalerie, qui attendaient les ordres à la tête des chevaux. Les officiers, assis sur leurs manteaux, interrompaient leurs causeries pour avoir des nouvelles qu'on ne pût leur donner. Le major prit la tête avec son escadron. Le colonel trottait ensuite devant la compagnie d'élite et les sapeurs. La troupe de l'élégiaque fermait la marche. Mais lui demeura près du major pour démontrer à Edme comment les impénétrables forêts de Germanie s'étaient, depuis les allégations de Tacite, éclaircies. Edme gardait le silence, soucieux de la bataille qui les entourait sans qu'ils vissent rien. Aux monts dominant Ulm, l'artillerie aboyait, furieuse, derrière la gauche. En face, plus loin que les bois où l'on trottait, des détonations se rapprochèrent, et ils finirent par tomber sur un poste de voltigeurs loqueteux, encroûtés de boue, qui appartenaient aux régiments légers de la division Dupont. Ces hommes annoncèrent qu'on tiraillait depuis la veille contre le corps isolé du général Werneck. L'ennemi semblait alors vouloir se retirer par Nordlingen. Ils étaient là pour observer la route. Les pauvres gens se battaient depuis six jours contre des forces cinq fois supérieures. Ils n'en pouvaient plus. Quatre dormaient dans l'herbe et ne se réveillèrent pas. Les dragons offrirent de l'eau-de-vie pour tremper le biscuit qui cassait les dents des autres. Il y en avait quelques-uns de blessés. Des mouchoirs à carreaux bandaient leurs mâchoires sanglantes et des mains crevées.

Ils profitaient cependant de la halte pour nettoyer leurs fusils et redresser leurs baïonnettes.

Plus loin, on reconnut les pelisses blanches au dos des vedettes du 1er hussards. Ils allaient doucement, selon le pas de leurs petits chevaux poilus, le long des arbres. Leur capitaine, jeune homme qui buvait dans une timbale de vermeil prise à l'opulente cantine de son porte-manteau, expliqua tout de suite la bataille, au moyen d'une éloquence inépuisable. De son ongle admirable, et sur la carte de Pitouët, il marqua les positions de l'ennemi, le trajet accompli depuis cinq jours aux environs d'Ulm pour empêcher vingt-cinq mille Autrichiens de forcer l'investissement. Il indiqua la route, et la direction. Ses chefs tâchaient de déborder légèrement la droite ennemie.

L'approche du péril rendit à Bernard cette fièvre guerrière dont il aimait souffrir. Rien ne lui sembla plus mériter son attention. Courir à la tête de ses hommes et parvenir juste au point cherché par les hussards; dominer alors la marche de l'archiduc Ferdinand, cela devint la seule chose qui méritât de vivre. Il craignit que le soir ne s'assombrît avant qu'il le pût et lança la compagnie Cahujac à travers bois. Gresloup resta près de lui avec vingt chevaux. Ulbach et ses Alsaciens filèrent droit sur un village afin d'interroger les habitants. Les habits verts eurent vite diminué dans l'encaissement du chemin creux.

«Oh! disait-il à Edme, comme c'est attachant de confier ainsi son désir à l'obéissance de vingt soldats qui le réalisent. Songez à ce qui se passe aujourd'hui, à la grandeur de ce jeu. Enfermés, ce matin, dans un cercle de mort, nous le brisons ce soir par une manoeuvre étendue sur dix lieues. Comment ne pas se croire un seul corps, dont le bras gauche, Ney, Lannes, abat, tandis que la poitrine, la division Dupont, refoule, et que nous, l'élan le plus lointain de l'armée, nous courbons la main droite pour fendre le cercle en deux parties: l'Autrichienne de Werneck et de l'archiduc, la Russe encore maintenue par Bernadotte à Munich. Comprenez-vous, Edme, la grandeur de cet effort, et comme il est magnifique de le réussir.—Oui, major,» répondit Edme; mais il mordait ses lèvres afin de ne pas gémir, tant étaient endoloris ses reins que secouait l'arçon depuis douze heures.

Au village, Ulbach avait pris seize blessés autrichiens dans une charrette; de loin, les dragons avaient tué les chevaux. Ces pauvres diables avouèrent que l'archiduc les précédait à peine de trois heures. Ils s'étaient attardés peu de temps pour recommander aux paysans leurs moribonds. Autour d'eux et des Français, les rustres du village voulaient vendre de la bière et des saucisses, du pain. Ils tendaient la main, désireux qu'on y plaçât l'argent d'abord. Un vieux dételait les chevaux morts afin d'obtenir le bénéfice de l'équarrissage.

Les Autrichiens l'injurièrent; mais les paysans prirent parti pour le vieux et dirent que l'empereur Napoléon lui donnerait droit, qu'au surplus les Impériaux avaient dérobé animaux et charrettes à des gens de Bavière, qu'ils étaient des voleurs, que les Français les pendraient tous. Un enfant jeta du crottin à la figure d'un prisonnier. Ses camarades éclatèrent de rire et l'imitèrent. En une seconde, les blessés furent couverts d'épluchures, contusionnés par les tessons. Les moribonds hurlèrent. Rasée de tous ses doigts, une main rouge protestait. Un gamin grimpa dans la voiture, puis frappa du bâton ceux qui ne pouvaient se mouvoir. Ce fut Edme qui mena son cheval dans la cohue; il distribua des coups de trompette sur les têtes des brutes qui criaient à tue-tête: Hurrah für kaiser Napoleon! Le lieutenant Ulbach dut faire protéger la charrette; il ne livra les chevaux tués qu'à la condition de nourrir et d'abreuver les Autrichiens. On dut aussi employer la force pour obtenir des logis. Très tard Cahujac revint avec des indications excellentes, que Pitouët nota le long de ses cartes étendues sur une vaste table, éclairées par d'atroces chandelles puantes. Leurs flammes, à trembler sans cesse, fouettaient d'ombres tragiques la figure du colonel chevauchant une chaise de bois, et qui ronflait bruyamment, endormi par les discussions de Bernard, de Gresloup et de Pitouët, relatives au chemin des escadrons. L'élégiaque écrivait des lettres. Dehors c'était un immense piétinement de chevaux, les appels des patrouilles, les rires des soldats, croyant à leur victoire, après l'appréhension de la défaite.

La journée du lendemain fut une promenade joyeuse.

Autour des noirs sapins, le soleil d'octobre illumina les bois d'or et de cuivre. Les chevaux foulaient, alertes, une terre battue par les pluies récentes, ensuite séchée, une terre bonne au sabot. Sous le chaume des villages, les balcons de bois contenaient des femmes. Les méfaits des Impériaux indignaient de vieilles paysannes se désolant sur la place de leurs meules brûlées. Elles souhaitèrent le triomphe de La France, qui châtierait les incendiaires. Sous les pieds des bêtes, les lièvres sautèrent du sillon, fuirent entre les colonnes, qui les saluèrent de cris et de jurons. Des compagnies de perdreaux jaillirent aussi de la terre, s'éployèrent à tire-d'aile, se posèrent loin pour repartir à la nouvelle approche des pelotons. On s'animait à cette chasse vaine. Edme réserva des pierres dans ses fontes; il les lançait contre les lièvres éperdus, puis courait sus aux chevreuils détalant à travers le buisson. Ses joues s'empourprèrent. Mais les bêtes disparurent vite. L'immense chevauchée française retentissait partout, en bruits de forces trottantes, en tumulte de conversations farceuses, en chansons. Les soldats reprenaient l'hymne national qui avait conduit au combat les armées du Directoire. Maintenant cela devenait la voix de leur énergie triomphante:

     Veillons au salut de l'Empire,
     Veillons au maintien de nos droits.
     Si le despotisme conspire,
     Conspirons la perte des rois!
     Liberté, que tout mortel te rende hommage!
     Tremblez, tyrans, vous allez expier vos forfaits!
     Plutôt la mort que l'esclavage,
     C'est la devise des Français!

Ceux de la compagnie d'élite eurent bientôt pendu à leur selle des choux magnifiques cueillis dans un champ. Les Gascons de Cahujac enlevaient des grappes aux ceps. La grande joie, ce fut un troupeau de porcs abandonnés dans un chemin creux par les fuyards et qu'on poussait à coups de pointe devant les rangs de la compagnie Corbehem.

Roses et fangeuses, sanglantes, les brutes désespérées grognaient avec des voix d'enfants ronfleurs. Elles titubaient aux ornières, se bousculaient entre les talus du chemin, formaient une seule masse culbutante, que les pelotons laissaient en arrière, bien à regret. Car les maréchaux des logis pressaient la hâte. Mais tout à coup un commandement d'arrêt fit que la compagnie d'élite se trouva proche du troupeau.

Plusieurs soldats glissèrent de selle. Ils saisirent aux oreilles les animaux hurleurs, les retournèrent sur le dos et leur enfoncèrent le sabre dans la gorge, pendant qu'un camarade agitait de bas en haut la patte de l'épaule, afin que tout le sang se répandît. Deux ou trois, à genoux sur la palpitation de chaque victime, les égorgèrent proprement, sans pitié pour des agonies sifflantes. Ils les saignèrent, les fendirent, les dépecèrent et garnirent leur arçon d'une nouvelle conquête, tandis que, devant eux, défilait un escadron d'artillerie à cheval qui emmenait ses batteries vers la droite.

Plus tard on trouva des chariots abandonnés par l'ennemi et contenant des cuves de vin gris. Tous les bidons se remplirent.

On allait toujours. Pleins de rustres épeurés, les hameaux furent comme des pierres que l'inondation atteint, couvre et dépasse. Les paysans comptaient les têtes de cochon pendues aux selles, les choux et porreaux liés dans les courroies du portemanteau, les chèvres que la corde attachait au troussequin et qui suivaient en bêlant le trot de cavalerie, les volailles gloussant au fond des bissacs. Enfumés par leurs longues pipes à fourneau de porcelaine, ils regardaient cette prise de leur sol, les mains au pont des culottes, sans rien dire.

Les dragons refoulèrent devant eux toutes les bêtes de la terre. Les essaims d'abeilles rousses fuyaient aux ruches, les colombes aux pigeonniers, les perdrix aux emblavures lointaines, les lapins aux bruyères des bois. Des milans, au ciel, faisaient de grands cercles avant de se précipiter sur les lièvres momentanément blottis.

—Voyez, major! dit Edme, nous rabattons le gibier pour l'épervier qui plane. Tenez le voilà qui s'élève avec sa proie morte!

Tous les yeux humains regardèrent.

L'on alla. La soif râpait la langue. Les crinières dansaient sur les encolures des chevaux, au bout des casques. Le soleil redescendait à l'occident, lorsque Augustin et son joli cheval rejoignirent les dragons. Il reliait à leur division la brigade de cavalerie Treillard du corps Oudinot. Les grenadiers allaient paraître.

—Ah ça! mon frère, vos hommes tiennent étal de fruiterie et de charcuterie sur leurs selles. Nous ne ramassons que des blessés et des prolonges vides, nous autres.

Bernard s'informa des opérations. Ney, Lannes tenaient les hauteurs qui dominent la citadelle d'Ulm. Jaloux de leur victoire, Murat jetait les colonnes aux trousses de l'archiduc. L'amie d'Augustin ne pouvait pas suivre le mouvement. Navré, il craignit qu'elle n'eût été surprise au moment où les Impériaux avaient coupé la ligne de communication. L'espoir de son mariage ne le quittait point. On avait échangé les bagues. Il montra le brillant énorme qui chargeait le mince anneau d'or. Ayant admiré, l'élégiaque cita des phrases de Goethe sur l'amour.

Plusieurs dragons réussirent à cerner un lièvre qu'Edme poursuivait.
L'animal fut se tapir entre les sabots de son cheval. Il le cueillit.
Tenue par les pattes de derrière, la bestiole se débattait. Il l'assomma
contre sa botte en lui heurtant le crâne.

On passa les odeurs fraîches d'une forêt. Les chevaux trébuchèrent dans les sentes montueuses. Comme on en sortait, on vit le sol nu du plateau couvert de lièvres et de lapins qui fuyaient de toutes parts. Une harde de chevreuils bondit, aux premiers dragons aperçus. Bientôt ce fut un grand cerf qui galopa les oreilles en arrière, et la tête lourde de ses bois. Edme piqua des deux, avec les Gascons de Cahujac. Les chevreuils sautèrent une souche; le cerf rejeta sa ramure sur le dos et fila. Les éclaireurs poursuivirent, franchirent l'arbre, culminèrent à une crête, dévalèrent un talus, tombèrent dans un chemin creux où mugissait un boeuf résistant à la corde que tiraient plusieurs Tyroliens, le fusil en bandoulière. Des chevreuils et du cerf, les croupes s'éclipsèrent entre les sapins. Or les dragons entouraient les tyroliens surpris, qui mirent les mains devant les naseaux des chevaux afin de ne pas être renversés. Ahuris les uns et les autres, ils s'empressèrent de dégainer, de saisir les fusils. Stupide, le boeuf bavait au milieu du chemin. Edme finit par tirer son sabre. Cependant il n'osa, crainte de représailles, frapper l'ennemi qui restait là, sans user de sa baïonnette, les yeux inquiets, et le nez blanc. Brusque, le cheval du trompette fit un écart, en même temps que l'un des Gascons lâchait les brides, bousculé en selle, et que vingt coups de feu tonnaient, sur l'autre crête du chemin, successifs. Edme s'affola. Il serrait la bride… Il cria: «Bernard!… Bernard!» Son cheval dansait, encensait, ruait… Une autre salve éclata; et le Tyrolien au nez blanc lança la baïonnette vers Edme, qui eut seulement de la promptitude pour creuser la hanche, aussitôt percée d'une froide déchirure. Le Tyrolien visait l'un des Gascons. Ses camarades s'adossèrent à la crête pour tirer aussi. Au bout du chemin, toute une bande d'hommes verts surgit, cria, descendit, l'arme au poing. Le jeune homme ferma les yeux.

Les coups de feu éclataient dans sa tête, et il avait très froid à la hanche que déchira cruellement chaque soubresaut du cheval. Pourquoi le laissait-on sans secours? «Bernard!» Il rouvrit les yeux à demi, se reconnut au milieu des Gascons, dont l'un disait: «Hé! descends donc que, mon bon; descends! Ton cheval en a, té!» Edme enjamba la selle et sauta. Du rouge gouttait précipitamment du ventre de la bête. Rageuse, elle se dressa sur les jambes de derrière. Edme lâcha la bride, car son gilet aussi s'ensanglantait. «Mon Dieu!… Mon Dieu!» Il craignit de voir sa blessure. Si elle lui paraissait mortelle?… La peur lui gela la face. L'air alors se troubla. Les dragons vibraient à ses yeux comme la lame du diapason qu'on éprouve. Subitement le paysage, le chemin, la forêt, s'enfuirent vers l'angle étroit du tableau qui rougit, s'assombrit, noircit… Malgré la neige d'or répandue partout, le blessé sentit encore le choc de la terre, quand il tomba.

Cahujac, le trouvant ainsi, le crut mort. Il le fit porter sur le revers du talus, parce qu'on attendait une batterie à cheval qui monta la côte au galop dans le claquement des fouets et le tintamarre des ferrailles. Les roues jetèrent la fange sur la figure du trompette, qui ne remua point. Les Tyroliens rentraient sous bois. Il eût fallu de l'infanterie pour les y forcer. Cependant l'escadron de l'élégiaque mit pied à terre, descendit dans le chemin creux, remonta l'autre crête pour soutenir la batterie de deux pièces que disposaient les artilleurs actifs, embarrassés un peu par leurs sabretaches, leurs pelisses et leurs bonnets de poil.

L'élégiaque, ayant distribué les pelotons de sa 1re compagnie sous le couvert, revint au trompette et le contempla du haut de son cheval. «Pauvre enfant, murmura-t-il, un père infortuné va pleurer ta jeunesse sitôt fauchée par un implacable destin… Mais, que vois-je? Ton sein palpite. Tu respires! Tes yeux s'ouvrent, étonnés de renaître à la lumière. Ah! cher ami, que de joie pour mon coeur!» Il glissa vite de selle, bien que le premier coup de canon éclatât, semant la mitraille dans les branches qui de toutes parts tombèrent. Edme reprit ses sens. «Pose ta tête, enfant, sur le sein d'un ami; tu souffres? C'est là ta blessure. Le fer a seulement transpercé la chair extérieure… Tu vivras, cher Edme, pour consoler un père!» Il le releva, prit dans sa fonte un mouchoir qu'il imbiba, et en frotta la plaie. Le jeune homme regardait avec inquiétude, tout étourdi, ayant de la peine à se tenir sur les bottes. Il ôta son casque et sourit. «C'est peu de chose…» Appuyé sur un sabre, il marcha jusque le cheval, qui se calmait aux mains d'un Gascon. On le hissa vite en selle, car un second coup de mitraille secoua l'air; la pièce recula contre le pointeur; une décharge générale de l'escadron à pied tonna presque aussitôt. L'on vint dire que les Tyroliens disparaissaient sous le couvert. Cahujac rallia ses hommes et gravit le chemin creux déserté, en même temps que la 1re compagnie de l'élégiaque fouillait le bois. En selle, Edme se déclara brave. La blessure cuisait à peine. Il prétendit rejoindre le major Héricourt au sommet du terrain. Remonté dans la bruyère, anxieux de rencontrer un chirurgien, il n'y trouva que le vétérinaire, espèce d'herboriste minutieux que la réquisition avait enrôlé un beau jour, et qui, depuis les guerres de la République, accompagnait la cavalerie, enchanté de cette existence mobile. Celui-ci eut vite pansé le cheval et rassuré le trompette sur la blessure, séton anodin qu'il oblitéra. Grâce à lui, Edme put regagner la tête du régiment à la lisière des futaies. On ne tira plus. Les escadrons dépassèrent les bois, partout. Les batteries à cheval cahotaient sur les ornières des chemins. Les hommes étaient silencieux, l'arme prête, et les officiers tâchaient de voir au loin, dans la vallée, l'ennemi vers qui continuaient de fuir les lièvres à queue blanche, les compagnies de perdreaux.

Le trompette rejoignit son beau-frère à la cime de la pente que couvraient les régiments accourus. Bernard soupçonna le jeune homme de quelque supercherie; l'autre dut faire voir sa blessure, celle de la bête. Mais l'infanterie d'Oudinot, qu'on attendait, laissa paraître alors ses grenadiers d'avant-garde, et le major, ressaisi par les devoirs de sa charge, ne s'occupa plus que de l'action.

Il dominait une petite plaine d'éteules. Les bois roux recommençaient plus loin, après une ondulation que l'arrière-garde ennemie occupait. On discerna les hussards courant derrière les colonnes de l'infanterie, qui s'arrêtait autour d'un village sis à la partie médiane de la position, et qui, rapide, crénelait à coups de pioche les murailles des vergers. Près la ruine d'un antique château, s'installait une batterie de huit pièces. La cavalerie ne pouvait guère l'aborder. Peu à peu, devant le front des dragons, les grenadiers se répandirent en tirailleurs, annoncés par la fuite d'une famille de daims qui traversa la moitié de l'éteule et s'arrêta lorsque le mâle eut découvert les Autrichiens. Alors il rejeta ses bois sur les épaules et bondit légèrement vers la droite, par où les batteries à cheval cherchaient à descendre, chassant le cerf et les chevreuils qui s'étaient réfugiés aux derniers buissons du chemin creux. Le cerf et le daim arrêtés se regardèrent, les oreilles tendues, puis, ensemble, avec tous les faons, tachetés de neige, ils filèrent, éperdûment, du côté opposé. Sous leurs sabots, plusieurs vols de perdrix prirent un essor lumineux. Des lièvres sautèrent du gîte et coururent le long des ornières. Les échines fauves des renards s'aplatissaient. En face, une famille de sangliers déboucha, poursuivie par des artilleurs impériaux, et fit lever d'autres lièvres, voler des perdrix en lignes, des râles isolés, lourds, qui versèrent dans des touffes d'orties.

Traquées depuis la veille dans leurs bois, chassées par les fusillades de leurs retraites et de leurs bauges, les bêtes se trouvaient prises au milieu d'hommes menaçants. De partout elles s'attroupèrent. Cent chouettes effarées par le jour battaient des ailes contre les sapins. Une armée de perdrix alertes piétait devant les premières sections de grenadiers survenus, l'arme au bras, et les guêtres boueuses. Les éteules se couvrirent d'animaux divers glissant entre les fétus, les herbes folles. Des lièvres se blottirent à l'abri des mottes. Des sangliers galopèrent en grognant, à l'inverse des daims, des chevreuils et du cerf qui tournaient devant les lignes opposées des soldats. Cependant les grenadiers se multiplièrent à l'issue des routes, des sentes, des chemins, à la cime des crêtes, à la lisière des futaies. Grandis par leurs bonnets à poils, ils se dressèrent, se réunirent, relevèrent leurs sacs alourdis de vivres, formèrent une ligne d'hommes bleus à buffleteries blanches, à guêtres encroûtées de terre. Une deuxième ligne se développa devant les chevaux arrêtés des dragons. Des officiers inspectèrent les fusils que les baïonnettes complétèrent. Il y eut un silence des hommes. Seuls, les chevaux mâchèrent leurs mors. Oudinot parut, et son ventre en boule, cahoté dans la culotte blanche par l'allure de son coursier. Des tambours battirent. Des clairons sonnèrent. À droite, les batteries à cheval dégringolèrent avec le troupeau d'alezans, qui secouaient leurs artilleurs. Un ordre se répéta, les officiers dégainèrent; la quadruple ligne bleue s'ébranla d'une masse qui inclina ses bonnets à poil et ses tresses blanches vers les fumées tonnantes des canons autrichiens.

«Vive l'Empereur!» se répondirent les lignes. D'un essor formidable, les perdrix épouvantées se levèrent et tournoyèrent, les cerfs bondirent, les chevreuils, les daims, les renards s'échappaient, les lièvres déboulèrent… La panique des bêtes se rua dans la fumée que les bataillons autrichiens soufflaient avec des éclairs rouges. Cent grenadiers ployèrent un genou, tirèrent. Des perdrix furent précipitées, ailes décloses. D'autres chavirèrent, reprirent l'équilibre, et filèrent droit contre les vibrations de l'air que brisait la canonnade.

Un nuage blanc couvrit les bataillons qui pétillèrent d'une fusillade rapide, et dans cette nue, plus dense à chaque minute, parurent maintes fois les andouillers des cerfs.

Clairons et tambours activaient la charge. Les lignes bleues se ruèrent, hérissées de fer. D'un bout de la plaine à l'autre s'éploya la même acclamation, et les baïonnettes furent brandies. Cependant, sous une décharge des canons autrichiens, les quatre lignes se disloquaient. À l'ordre de Cavanon accouru, le colonel commanda le galop du régiment pour combler la brèche humaine. Edme emboucha la trompette, sonna, furieux de sa blessure, excité par le désir de chasse.

De prestes fanfares répondirent. Les ordres criés se répétèrent, et le régiment s'élança derrière le cheval noir de Cavanon, qui agitait un cimeterre bleu.

Bernard, les genoux serrés aux flancs de son turc hennissant, conduisit. Cahujac et Corbehem réitéraient les ordres. Le trompette dégaina; toutes les lames sautèrent au bout des poings. Six cents chevaux galopaient en trois lignes doubles contre la fumée tumultueuse où bondissaient les ombres des chevreuils. Le major vit, un instant, Caroline et Virginie devant la table de Sainte-Catherine, le petit Dieudonné se barbouillant de panade, les yeux de sa Denise, les cils d'Édouard, la mélancolique beauté d'Aurélie qui le regarda dans une chambre de Strasbourg, où elle s'arrêtait de lire pour voir au mur un spectacle imaginaire dont elle s'attristait évidemment. Toutes trois l'apercevaient-elles, héroïque, les épaulettes battantes et la crinière au vent, qui fonçait contre la mort, aux côtés du colonel apoplectique, d'Edme criant à tue-tête une chose que personne n'entendit? Devant, gisaient des cadavres bleus à buffleteries blanches, un blessé levant les bras comme pour repousser la charge de ses pauvres mains terreuses, que franchit le cheval pie du colonel aux joues écarlates. La silhouette de Cavanon et sa pelisse rouge, et son plumet géant, et son cimeterre bleu apparus, disparus tour à tour dans les fumées tonnantes! Et le turc sauta de coin. Hures féroces, hirsutes, vingt sangliers, hérissant leur crin, se mêlèrent aux chevaux. Devant eux fuyait le cerf, et son col recourbé sur l'échine, sa croupe abrupte… Des plumes claquèrent les yeux de Bernard. Un oiseau tombait. Les dragons traversèrent toute une compagnie lasse, et cognant les casques de leurs ailes. Pêle-mêle avec les sangliers, derrière le cerf; des perdrix aux joues, aux épaules, ils entrèrent dans une rue de village et ne purent atteindre les blonds garçons dodus qui lâchaient au hasard leurs coups de feu, à l'abri des charrettes, du haut des balcons, à l'encoignure des porches. Le passage des balles cingla. Les casques tintèrent au choc. Inconscient, Héricourt aspirait l'air, ouvrait les yeux. Son turc tapait la terre d'un galop ferré. À ses trousses, l'escadron s'engouffra. Cahujac râlait de rage. Corbehem commandait. Les maisons coururent aux côtés des yeux. Elles crachaient du feu, des balles, des cris, derrière les matelas mis aux fenêtres. Tout à coup, après un angle de mur, on retrouva la libre campagne pleine de chariots qui se hâtaient, de berlines attelées à des mules, de fourgons embarrassés entre eux. À travers des luzernes, le colonel guida le régiment. Les trois escadrons accomplirent une grande courbe aux cris des lieutenants, le sabre en l'air. Le galop fut retenu. Les mors scièrent les bouches, et l'on se mit au trot vers le convoi encombré d'un troupeau de boeufs. Ils meuglèrent au cerf pourchassé qu'abattit le Tyrolien vert assis au cul de la charrette. Bien qu'on tirât entre les roues des caissons et à travers les capotes des berlines, les dragons sabraient les perdrix tourbillonnantes. Or les sangliers enfoncèrent le troupeau de boeufs, le chargèrent, le fendirent, l'éventrèrent, tandis que, de sa lance, un chevau-léger, vert et amarante, écartait les vingt monstres noirs boutant la défense aux jambes des vaches et des veaux. Mais l'élégiaque, ayant fait mettre en joue par son escadron en ligne, les conducteurs jetèrent leurs carabines. Vaches, veaux, boeufs, cochons fangeux, gros soldats crevant de leurs formes pleines les collants blancs de l'empereur d'Autriche, chevau-légers aux grands schapskas, artilleurs bruns, tribus de moutons gris à museaux noirs, dames épeurées au fond des berlines, et qui serrent leurs cassettes contre leurs seins, officiers orateurs se démenant sous leurs vastes bicornes ornés de glands à graines d'épinards, tout cela fut cerné, pris, à la joie bruyante des Gascons, des Marseillais, qui bousculaient le bétail, les rustres blonds, comme les jours de foire à Toulouse, à Beaucaire. Les mines enluminées des allemands leur donnaient matière à facéties. «C'est frais comme un poupon.—Des yeux de lait.—Par ici, mon gros. Jette ton coupe-chou! C'est ça.—Est-il gras, le blondin!—Ça doit être bon à manger, ce lard-là!—Si on en faisait rôtir une cuisse, avec des perdrix autour!—Et des choux pommés!—Quel fricot!—Je vois déjà la graisse qui rissolerait dans le poêlon.—Dis, Mein Herr, tu n'es pas tenté de te manger à l'ail?—Piqué de lardons?—Servi à l'oseille?—Quel veau pour le dimanche de la fête à ma soeur, pitchoun?—Avec des pommes de terre à l'huile.—Des endives.—Nous avons bu tout ce que donne ce pays, le vin gris, et la bière, et le café au lait. Nous avons mangé ses boeufs, ses porcs, ses volailles, ses gibiers, ses légumes et son blé. Il n'y a que ses hommes que nous avons lardés, sans que notre estomac achève de manger la richesse de cette terre!—On s'en léchera les babines, mon bon! C'est dit!—Par quatre, grands veaux! rangez-vous par quatre. Quatre! Vier! Compte mes doigts, imbécile! Un, deux, trois, quatre…!»

Paisibles et résignés, les Autrichiens obéirent, bourrèrent leurs pipes et marchèrent sans armes, au centre du bivouac formé par les trois escadrons. On donnait l'avoine aux chevaux décoiffés de leurs têtières. Des cuisiniers alertes embrochaient les perdrix et les lièvres sur les baguettes de carabine. D'autres plumaient, dépouillaient de leurs fourrures les lapins sanglants. Au haut de lances prises aux chevau-légers, on piqua les hures de sangliers et les andouillers des cerfs. Une odeur de rôtisserie plana sur les groupes de dragons en veste de coutil, qui sortaient de leurs bottes sanglantes, qui bandaient de linges leurs écorchures, qui vantaient leur gloire devant la flamme d'or échappée aux fagots et aux bois des chariots détruits.

XIV

Dès lors ce fut le même galop de chasse à travers les plaines de Nordlingen et le Haut Palatinat. Charrettes pleines de matelas, de coffres, de valises, troupeaux à la suite de l'armée, porcs et boeufs, hauts carabiniers de l'archiduc empêtrés dans leurs armures de bronze, Tyroliens en guêtres jaunes, en vestes vertes, infanterie autrichienne coiffée de mitres, passèrent aux mains des dragons de Murat, de la division Dupont et des grenadiers d'Oudinot. À Neresheim, le colonel confisqua une berline bleue attelée de gros mecklembourgeois; il s'y étendit avec Pitouët, et les cartes. À Nordlingen, lorsque le régiment de Stuart se fut rendu, les calèches de son colonel échurent à Bernard. Il y fit asseoir Edme, dont la blessure s'enflammait un peu; et s'y reposa. La compagnie d'élite montait des bêtes couvertes de volailles pendues par les pattes. Yvon, brigadier, s'appropria quatre montres munies de leurs attaches en or et de breloques en pierreries. Le maréchal des logis Flahaut vendit à un juif six chevaux d'officier général capturés avec leur escorte, moyennant sept mille livres; il envoya l'argent au notaire de son village pour l'acquisition d'une ferme. Le butin du lieutenant Mercoeur, dissimulé sous quelques bottes de paille, occupait trois tombereaux. Pitouët fit suivre le régiment d'un cabriolet jaune où il entassait dans un coffre les écus réquisitionnés auprès de chaque bourgmestre, à condition que la compagnie d'élite ne séjournât point dans le village. Ivres de vin, de bière, de cognac, les dragons chantaient à tue-tête, lorsque les bêtes marchaient au pas. Ils dévoraient à belles dents des poulardes froides; ils jetaient les os à la tête des paysans accourus sur le bord de la route, agitant leurs vastes tricornes, demandant lequel était: «Kaiser Napoléon!»

Une nuit, les dragons trottaient à gauche du chemin; les voitures des officiers et la batterie à cheval accompagnaient la brigade. À droite, en ligne de compagnie, afin de parfaire l'enveloppement du corps fugitif, marchèrent les grenadiers d'Oudinot, débarrassés de leurs sacs pour cet effort de vitesse. Les premiers, ils aperçurent à la lueur lunaire un parc de voitures embourbées en plein champ et abandonnées par la cavalerie de l'archiduc. La première compagnie prit aussitôt le pas de course, défonça une haie, escalada les roues des véhicules.

Les bonnets à poil s'agitaient au bout des statures gesticulantes, et toute la marée d'hommes envahit les chariots, les recouvrit de sa masse qui grouilla. On entendit les crosses défoncer les caisses. Une torche s'alluma, permit devoir les casques des dragons accourus, qui abordaient l'autre flanc du parc. Les officiers montèrent à cheval; ils approchèrent du tumulte. Les soldats pillaient des chaussures. Quelques-uns déboutonnaient leurs guêtres, jetaient au loin leurs souliers boueux et, sur les linges sanglants de leurs pieds, ils enfilaient le cuir neuf. Dans un caisson ils trouvèrent des registres qu'ils enflammèrent. Ces flambeaux à la main, ils fouillaient les bagages des commis et des officiers autrichiens, dépliaient les chemises, déroulaient des bas, s'adjugeaient brosses et miroirs. Au sommet des chargements, beaucoup, joyeux, se dépouillèrent de leur capote et changèrent de chemise. On voyait des bras en l'air, des têtes immergées dans du linge à jabots de dentelle. D'autres découvrirent des barils et se couchèrent, la bouche ouverte au jet de vin.

À cause de leurs chevaux, les dragons pouvaient garnir des paquets. Ils collectionnèrent les culottes de peau et les paires de bottes, les nécessaires d'argent, les vestes de soie. Cela s'accomplit en une cupidité rapide.

—Vite… vite, commandèrent les officiers.

—Laisse-les, Monsieur, va, les pauvres diables! opina le colonel.
L'état-major n'est pas sur notre dos.

—Mais, colonel, nous retardons la marche.

—Regardez, major, ils ont trouvé des jambons.

Les grenadiers y mordirent à même. Quelques dragons en voulurent; mais les fantassins sautèrent sur leurs baïonnettes, protestant contre les bombances de la cavalerie passée la première en tous lieux, et qui ne laissait rien aux gens de pied. Les sergents défendirent leurs hommes. On se menaçait de part et d'autre.

À l'ordre du major, Edme emboucha le cuivre. Les querelleurs se séparèrent, et l'activité du pillage redoubla, dans l'obscurité revenue, car les registres, un à un, s'éteignirent. Mais jusqu'au loin, de nouveaux bataillons recouvraient les files de chariots, se satisfaisaient de chemises, de souliers, de guêtres, s'abreuvaient aux tonneaux, bourraient de salaisons les poches de leurs capotes.

Quand le matin arriva, les compagnies marchaient sous un poids de vivres. La gaieté du vin illuminait les yeux et les visages bruns. Le rire courait le long des lignes. Heureux des encouragements, des claques amicales sur l'épaule, les chevaux rythmaient, avec les flottements de leur crinière, le pas des escadrons. Les cavaliers de Cahujac capturèrent un commis d'intendance oublié en arrière et qui se reposait chez un paysan. Stupéfié de les voir, il assura que l'archiduc vainqueur emmenait, outre le trésor de Napoléon, plusieurs centaines de prisonniers conquis dans les dépôts de route. Selon lui, les Impériaux manoeuvraient sur les derrières de l'armée française afin de l'étreindre dans un cercle d'armes. L'archiduc Charles remontait par le Tyrol. Les Russes étaient à Munich; Mack contenait Lannes, Ney, Murat, Soult sous les murs d'Ulm. Eux-mêmes allaient se joindre aux troupes prussiennes qui redescendraient sur le Danube.

Habit bleu et culottes jaunes, coiffé de son grand tricorne, plastronné d'un petit gilet sale, chaussé de bottes pointues, il parlait ainsi à Bernard Héricourt, qui n'imagina plus la victoire. Le colonel admit ces appréhensions. Gresloup conduisit le captif dans une voiture jusque celle des généraux; et les officiers quittèrent leurs véhicules, les firent ranger au bord du chemin, se remirent ena selle.

Autour d'un hameau, l'infanterie blanchâtre fut aperçue qui gardait des bagages encore, des caissons d'artillerie, des fourgons de régiment. Comme on se disposait à la charge, elle mit en joue hors de portée et se couvrit de feux. Les grenadiers se déployèrent, le dos bas sous les jambons ficelés à leurs sacs. Héricourt arrêta ses dragons. Mais les Autrichiens formèrent les faisceaux, puis s'approchèrent, les mains levées, sans armes. Ils se rendaient. Ils s'assirent, tranquilles, dans le fossé de la route, et débouclèrent les havresacs pour manger leur pain. On délivra dans une ferme trois cents voltigeurs de Soult, enlevés sur la ligne de communication et qui pensaient l'ennemi victorieux. On les arma de fusils autrichiens; ils menèrent, au Danube, leurs gardiens de la veille. On trotta plus avant. On ramassa des traînards endormis au milieu des luzernes, sur leurs sacs, étendus entre les roues des avant-trains abandonnés. Toute une bande de cuirassiers jouait aux cartes devant leurs animaux fourbus. Beaucoup harassés, le visage gris de poussière et les pieds nus, demeuraient insensibles, adossés aux murailles. Des chevaux mousseux d'écume tremblaient. Leurs flancs lançaient. Des cavaliers sans bottes cuisinaient de maigres soupes dans des marmites suspendues à l'âtre de pauvres chaumières. À mesure que l'on avança, cette foule se multipliait. De ci, de là un sergent cherchait encore à réunir ses soldats, un maréchal des logis forçait les siens à maintenir les chevaux que soignait le vétérinaire. Mais la plupart attendaient les dragons autour des cantines et criaient en allemand qu'il ne fallait plus les faire marcher. Démaillotant les pieds saigneux, ils les arrosaient d'eau. Quelques-uns se traînèrent jusque le chemin pour contempler les soldats de Napoléon, sans pouvoir dire s'ils les croyaient vainqueurs ou vaincus. Selon eux, l'archiduc Ferdinand manoeuvrait pour rejoindre les Russes en Bohême: il gardait toujours six mille chevaux avec lui; les Français battaient en retraite par leur ancienne ligne de communication. Alors les grenadiers de rire, malgré la fatigue qui vieillissait leurs figures poudreuses.

Bernard Héricourt ne devinait plus le sort. Évidemment cette cohue de gens lâches, fiévreux et malades, n'indiquait pas une force triomphante; mais chaque armée laisse ainsi des traînards en grand nombre. Désireux d'opérer une jonction imminente, l'archiduc pouvait fort bien consentir le sacrifice des impedimenta, des éclopés, de ses mauvaises troupes. Toutefois le général Werneck avait, disait-on, capitulé la veille, avec huit mille hommes d'infanterie. C'était un bruit. Le colonel prétendit que Murat essayait de rompre le cercle d'enveloppement sur son point faible, que l'archiduc allait réussir une jonction sur le territoire prussien d'Anspach, et qu'alors, reprenant l'offensive, avec des troupes fraîches, il rejetterait, au Danube, la réserve de cavalerie, Oudinot, Dupont, Lannes et leurs divisions, réduites à rien par cette course de quatre jours et de quarante lieues.

—Tu verras, Monsieur, ce que je te dis. Regardez, major, si ce n'est pas un malheur! Nos bêtes sont sur leurs boulets, parole d'honneur!

On allait toujours. Certains paysans, conducteurs de carriole, achetaient aux traînards leurs cuirasses, leurs bottes, les chevaux fourbus, les uniformes. Ils attiraient du fond de la campagne des misérables grelottant de fièvre, qui se dépouillaient de leurs habits en échange de peu de monnaie. Malins, les rustres marchandaient, puis regagnaient leur argent pour l'eau-de-vie d'un tonnelet mis au cul de la carriole. Ils se redressaient, dans leur habit de toile doublé en drap vert et garni de gros boutons de métal. Au trot de poneys grisons, il en arrivait encore qui se saluaient, soulevant leurs chapeaux triangulaires. De moins cossus trafiquèrent à pied.

Plus tard, des cris attirèrent les éclaireurs, qui découvrirent au milieu d'un jardin une nuée de ces rustres. Ils assommaient à coups de gaule des Impériaux, mal défendus par leurs sabres courts. Pendant l'algarade, leurs garçons coupèrent les traits des attelages militaires dont ils dérobèrent les bêtes en les fouettant à tour de bras. Les dragons mirent la paix entre les pillards et les soldats. Ceux-ci se plaignirent: on ne payait point leurs chevaux, sinon de quelques kreutzers, somme dérisoire. À cela les paysans répondirent en ricanant que c'était trop pour les ennemis du «grand empereur Napoléon». Bernard Héricourt fit protéger les Autrichiens contre ces sauvages, qui coururent ailleurs, et vociféraient leur colère. Furieux, il fit blâmer les soldats de vendre les animaux confiés à leurs soins et déclara que, s'il ne tenait qu'à lui, on les fusillerait sur-le-champ. D'ailleurs il les obligea de s'atteler aux avant-trains et de les tirer à la suite des colonnes.

—Ces brigands n'ont pas le moindre sens de l'honneur militaire, déclamait-il indigné. Ils cherchent à profiter du malheur général. Lesquels de ces paysans ou de ces soldats du train méritent le moins d'être passés par les armes? Encore les Bavarois se vengent-ils de leurs envahisseurs!… Et voyez, ceux-là me regardent, stupidement, comme si je leur parlais de choses extraordinaires. L'honneur! oui, l'honneur! Tant qu'il n'y aura pas d'honneur parmi vous, vous continuerez à être vaincus! Vous entendez…

—Bien. Major, dites-leur ça. Ils en ont besoin…

Une voix de capitaine autrichien approuvait au milieu des captifs. Elle leur traduisit la semonce; la plupart se turent comme des enfants grondés et regardèrent ailleurs. En allemand, l'un grogna: «C'est bon pour les officiers tout ça; on leur donne des grades et des pensions, mais, pour les pauvres soldats, l'honneur est de boire et manger d'abord.»

À ces mots les dragons alsaciens l'insultèrent de mille injures germaniques, puis le frappèrent du plat du sabre, parce que d'autres répondaient avec aigreur. Cela rétablit le silence. Vingt gros garçons blonds se résignèrent à traîner les affûts par la corde.

L'honneur! Bernard Héricourt s'enorgueillissait de le sentir plein lui. Il méprisa ces pleutres, qui déchargeaient leurs fusils hors de portée, simulaient un combat, alors qu'ils se livraient à quelques dragons épars. Droit à cheval, il dominait la colonne d'ennemis désarmés. Devant ses dragons, il discourut. Ces hommes ne se battaient point pour le drapeau de la Nation, qui représente l'esprit d'une liberté, mais pour les armoiries de leurs monarques et la fortune de quelques princes. C'étaient des valets en armes, non des citoyens que passionne l'affranchissement des peuples. Il se félicita de commander à des hommes libres. Pour l'honneur, il les savait tous décidés à subir la gloire de la mort.

On alla. Il s'admirait maître de son courage, de celui qui animait ces dragons collés à la selle depuis quatre jours, ces grenadiers maigris piétinant à travers tant de labours, le dos voûté, les mains ballantes, la fièvre aux tempes, soutenus par l'énervement de la fatigue et de l'ivresse. Ils souhaitaient la rencontre qui finirait la marche. Ils haïrent l'ennemi, cause de tant de souffrances. De méchantes flammes éclairèrent les yeux. Beaucoup se disputèrent sans raison, comme s'il eût été urgent de donner à leur irritation un motif immédiat de bataille.

Ils commencèrent à maltraiter les Autrichiens, qu'on rencontrait toujours, pieds nus, sans habits, sans havresacs, dépouillés par les bandes de paysans bavarois. Des horions bleuissaient leurs visages. Ils grelottaient dans la campagne rase qu'écorchait la bise d'octobre. Mais elle soufflait aussi sur les crinières des cavaliers répandus jusque les confins du ciel, sur, les bonnets à poil des grenadiers étendus jusqu'aux lisières des bois.

Soudain les dragons chantèrent la première phrase d'un couplet; elle se propagea de la gauche à la droite, dans l'infanterie. Comme s'ils répondaient au discours de Bernard, leurs trois mille voix acclamèrent l'idée libre de la Nation:

     Du salut de notre patrie
     Dépend celui de l'univers;
     Si jamais elle est asservie,
     Tous les peuples sont dans les fers!
     Liberté que tout mortel te rende hommage.
     Tremblez, tyrans, vous allez expier vos forfaits!
     Plutôt la mort que l'esclavage:
     C'est la devise des Français!

Et il parut à l'orgueil du major que sa force unique éveillait ces trois mille héroïsmes. Il fut le dieu qui se voit créant.

—Bernard, dit Augustin, et il mit sa jolie bête blanche au pas du cheval turc; nous voilà sur le territoire d'Anspach. Les Prussiens nous ont refusé le passage accordé à l'archiduc. Murat les fait rompre par les hussards de Dupont. Nous ne sommes plus en pays allié, mais en territoire ennemi. Écoute?… Tu peux lever une contribution sur la ville où cantonnera ton régiment ce soir.

—Pourquoi lever une contribution?

—Pour Caroline. Elle est dans tous ses états. M. Récamier va faire faillite; et elle est engagée de plus dans les spéculations d'Ouvrard. Lis cette lettre.

C'était une lamentation. Des chiffres exacts, précis, indiquaient trop l'échéance de la catastrophe. Bernard se navra. Virginie vivait auprès de Caroline, ainsi que la petite Denise; elles subiraient le contre-coup des ennuis. Il se décida mal à bénéficier de la guerre.

—Il faudra que je donne un reçu?

—Tu te couvriras en faisant distribuer aux maréchaux des logis quelques aunes de coutil destinées aux culottes de petite tenue. Il existe une fabrique de cette fourniture dans la ville.

—Je n'ai pas caractère pour ça.

—Veux-tu un ordre? Cavanon le fera signer par Murat.

—Et si j'ai des ennuis avec l'état-major.

—Nous rembourserons. Je me marie, c'est décidé. Ma femme rembourserait. Je t'en donne ma parole d'honneur. Ah! si je commandais un escadron, moi, je serais vite riche. Mais, mon cher, tout le monde agit de la sorte! Tu ne sais pas le cortège de voitures que le corps traîne sur les routes! Allons en parler au colonel.

Ils l'abordèrent qui sommeillait dans sa calèche, à demi recouvert par les cartes de Pitouët. D'abord Augustin lui remit l'ordre de cantonnement. On s'expliqua. Le colonel jugea la chose très simple. Il fut entendu que la réquisition monterait à cinquante mille livres, que le colonel en toucherait dix mille, Pitouët dix mille, et le major trente mille; mais que celui-ci prélèverait dix florins en faveur de chaque maréchal des logis qui signerait le reçu majoré pour fourniture de coutil de troupe.

—Il ne faut pas, Monsieur, que Madame ta soeur reste dans l'embarras, tu sais… Ah non! Ils nous font assez courir pour que nous prélevions nos nécessités. Murat s'en fiche. Il signera tout… Major! Entre gens d'honneur… Il y a bien dans ce trou-là cinquante boutiquiers capables de verser chacun mille livres?… Eh bien! alors, pourquoi pas, je vous le demande, major? Est-ce que l'archiduc n'a pas enlevé le trésor de l'empereur…?

—Les hussards de Dupont l'ont repris ce matin.

—Ah! c'est bon signe. S'il a laissé reprendre le trésor, c'est qu'il est f…, l'archiduc!

—Nous le tenons!

—Eh bien! Monsieur, dis ce que tu voudras. Mon empereur, c'est un lapin!

—Les soldats aussi.

—D'accord…

Le colonel se leva sur les coussins, et geignit. La graisse de son estomac débordait son habit déboutonné. Avec satisfaction il regarda les colonnes du régiment. La fatigue ou la maladie n'en avaient pas moins distrait plus de cent hommes, et le tiers au moins suivait dans des voitures, des carrioles, des demi-fortunes et des cabriolets. La file de ces véhicules s'allongeait en arrière, jusqu'au bas de la côte que les éclaireurs achevaient de gravir, à gauche, que les grenadiers, à droite, couvraient à demi de leurs doubles lignes bleues.

Les officiers de dragons formaient une cavalcade un peu lasse; on fumait la pipe silencieusement. Augustin et le major leur annoncèrent la reprise du trésor impérial et la défaite certaine de l'ennemi. Cahujac fut joyeux, Corbehem digne, Gresloup indifférent, Nondain satisfait, Ulbach glorieux, Mercoeur plaisant.

Enfin, comme l'après-midi s'avançait, on se montra les pinacles d'une église gothique, un amas de petites maisons aux visages de plâtre traversés par des poutres grises. C'était le lieu du cantonnement. Avec son allure paisible, la petite cité ne semblait pas préparer la résistance. Le son clair d'une cloche d'argent tinta précipitamment. Des chariots rentraient au pas des boeufs. Pitouët assuma le commandement de la compagnie d'élite et projeta son premier peloton vers les arbres dénudés d'une promenade. Une bande de gamins accourut voir les Français. Le colonel avait prescrit de tirer à la moindre apparition d'uniforme pour justifier la demande d'indemnité par un simulacre de combat. Augustin s'impatienta. Embarrassés de cinquante enfants sages qui regardaient les carabines, les soldats du peloton s'arrêtèrent. La cloche d'argent sonnait le tocsin. Assemblait-on la milice? Le reste de la compagnie s'approcha, ensuite la seconde. Le vicomte tout à gauche, isolé selon sa coutume, ne comprenait pas bien les ordres de son capitaine Pitouët, mais il ne s'en souciait guère. Autour de la ville régnait une fosse étroite remplie d'eau vaseuse, que des ponts enjambaient. Ils n'étaient même pas détruits. Le peloton envoya un cavalier sur l'un. Il le franchit, entra dans la ville entre deux bornes de grès unies par une chaîne que son cheval sauta. Alors il enjoignit à un gamin de décrocher la chaîne; et la compagnie d'élite fit sonner les trompettes en pénétrant au trot. Le vicomte s'isolait entre les deux compagnies. Le colonel sur son cheval pie, la cavalcade d'officiers et le piquet du drapeau suivirent, tandis que les grenadiers enfilaient la place par des voies latérales.

Bernard regarda les petites boutiques où se réfugiaient des femmes en bonnets de velours brodés de paillettes d'or, et garnis d'ailes de linon, surchargés de ruban. Elles mesuraient avec effroi les bottes plus hautes que l'étal des légumes et des grands fromages. Dans les innombrables plis de leurs grosses jupes, elles recueillaient la terreur des petits enfants.

Au porche ogival de la vieille basilique, les dragons parvinrent en même temps que les compagnies de grenadiers débouchant par les ruelles. Augustin avisa le mendiant qui se tenait au parvis et le pria d'aller quérir le bourgmestre. Quelques instants plus tard, un grand homme maigre se présenta, vêtu d'un habit noir à longs pans, de culottes et de bas noirs, muni d'une épée et d'un vaste tricorne qu'il tenait à la main. Il salua:

—S. M. l'empereur, commença le colonel lisant un papier écrit par Augustin, mécontente que le territoire d'Anspach, dont fait partie cette ville, ait livré passage aux ennemis de la France et violé sa neutralité, frappe les habitants d'une contribution de vingt-cinq mille thalers, que vous aurez l'obligeance de verser dans une heure au major du régiment. Voici l'ordre.

—Votre Excellence, bredouilla l'homme qui parlait très mal le français, cela ne se peut pas.

—M. le bourgmestre, retirez-vous avec les conseillers dans la salle de vos délibérations. Si, avant une heure, la somme n'est pas versée, la réquisition sera opérée par les dragons… Et préparez-moi des billets de logement pour deux mille cent soixante-dix hommes, dont les fourriers vous donneront le détail. Capitaine Ulbach, choisissez deux dragons parlant la langue du pays et accompagnez monsieur. Vous me rendrez compte des mesures prises…

Le bourgmestre s'inclina, partit sous la surveillance du capitaine alsacien.

—C'est fait, Monsieur, ton affaire, dit le colonel joyeux, en élevant sa grosse jambe par-dessus le troussequin, afin de descendre.

Le major s'indigna contre Caroline. Elle eût pu directement lui adresser la demande. À peine, dans sa dernière lettre, Virginie avouait-elle les malheurs que les Négociants-réunis subissaient en Espagne. Cela compromettait le crédit de Vanlerberghe, le fournisseur général, par suite les avances énormes consenties aux intendances des corps. Bernard passait donc pour un imbécile aux yeux de tous. Virginie ne l'aimait pas. Sa lettre n'apportait de consolant que les dires d'Aurélie envers le «caractère». Comme il allait pouvoir les humilier par le cadeau de la somme due à l'amitié de son colonel, de ses camarades, au courage de ses dragons. Augustin ne pouvait la fournir, le joli coeur, satisfait de sa figure aplatie en profil, de favoris frisés, de cheveux collés au front par longues mèches ondulées. Au milieu de la place, le jeune adjoint d'état-major se cambrait dans son uniforme sombre, légèrement rehaussé d'or par les boutons, les aiguillettes, et tranchant sur la robe blanche de l'arabe aux naseaux rosés. Le chef du bataillon de grenadiers lui parlait humblement, malgré ses cheveux gris et sa croix neuve, son vaste bicorne galonné. On mesurait la différence entre le bel animal et le gros alezan du pauvre officier supérieur.

Bernard quitta sa monture, s'assit en un banc de pierre, sous les tilleuls, près la fontaine de gracieux fer forgé. Toute sa joie de vivre soldat, qu'il goûtait passionnément, exclusivement au reste, cette préférence de Caroline la gâtait. Il se jugea moins heureux que les jours passés à chérir la belle allure des hommes, la vigueur des chevaux, le respect que lui marquaient les inférieurs et le colonel, à s'étourdir de cris, de fatigue, de bataille et de vin. Et si, de plus, l'état-major reprochait la levée d'argent?

Une seconde, la pensée l'effleura que cette réquisition pouvait devenir blâmable, malgré le droit de la guerre. Murat cependant agissait de même pour le compte de son état-major, à l'exemple des autres maréchaux. C'était la récompense des chefs, comme les chevaux et les dépouilles des morts étaient celle des soldats. Quand on risque sa vie, chaque jour, il semble juste que des avantages compensent le péril. Cavanon, au dire d'Augustin, achetait, avec l'or des réquisitions d'Anspach, tous les chevaux de prise que la réserve de cavalerie traînait après soi. Il les revendrait le double ou le triple à la remonte, quand la campagne serait plus avancée, quand il faudrait pourvoir aux pertes d'animaux survenues dans les escadrons. L'empereur avait pris 100.000 francs sur le trésor d'Ulm, en faveur de Ney, qu'on allait faire duc d'Elchingen. Lui-même approuverait une combinaison, permettant à l'un de ses fournisseurs militaires de continuer son office. Augustin avait raison. Cela, d'abord, était la faute de l'Angleterre qui ruinait l'Espagne, en arrêtant les galions du Mexique, et tarissait ainsi la réserve d'or dans les caisses de la France. Payés par «la perfide Albion» pour s'allier aux Austro-Russes, les Prussiens pouvaient bien restituer 50.000 livres.

À l'autre extrémité du banc où il réfléchissait, le vicomte, assis, lisait en grec l'Iliade. Incidemment, Héricourt le pria de lui dire si l'usage des réquisitions pécuniaires était, à son avis, légitime.

—Mais je crois, M. le major, qu'on n'en a jamais usé autrement, répondit-il. Ne convient-il pas qu'une armée subsiste en pays conquis? Le divin Homère, que voici, marque suffisamment combien cet usage était habituel aux Grecs, qui s'allouaient aussi les femmes des vaincus. Nous sommes moins barbares de moeurs, encore que moins admirables dans notre langage poétique.

Cela dit, le vicomte s'inclina, et, croisant les jambes, se reprit à lire fort attentivement.

Bernard chassa les idées sottes. Afin de se distraire, il fut inspecter l'escadron. On donnait l'avoine. L'herboriste-vétérinaire renouvelait le pansement des chevaux abîmés. Il s'informa de la blessure d'Edme. D'une boîte en fer-blanc, qui ne quittait pas la bandoulière pendue à son dos, le guérisseur tira des simples merveilleux pour calmer l'irritation des plaies et pria qu'on les fît infuser à l'intention du jeune trompette. Aimable, frétillant, il soignait les doigts écorchés des hommes, les maux de dents, les entorses, ou réchauffement produit aux cuisses par le contact prolongé de la selle.

À pied, les dragons traînaient leurs bottes, en écartant les jambes comme si le cheval se dandinait encore sous eux. Ils se frictionnaient les reins à travers les basques vertes de leur habit. Au contraire, les grenadiers, en nombre sur les bancs de bois qui précédaient le seuil des petites maisons, se délassaient les pieds, étendaient le jarret, grattaient leurs guêtres encroûtées de terreau. La plupart trempaient un dur biscuit dans du cognac et mangeaient cela, ravis de ce qu'ils avaient pu prendre à l'ennemi: lui-même l'avait d'abord enlevé aux Bavarois. Ils se montrèrent leurs chemises neuves et des pièces d'argent, réclamèrent des femmes.

Héricourt n'attribuait plus les scrupules qu'à une manie de sévérité, lorsque le funèbre bourgmestre lui compta la somme par-devant le colonel, Augustin qui s'intitula délégué de l'état-major, les capitaines Ulbach et Pitouët. Ils signèrent le reçu que prit le magistrat timide et muet, résigné à ne protester point dans une ville dont les rues ne suffisaient plus à contenir les files de chevaux et les rangs de gaillards en armes. Le soir même, 25.000 livres partirent par courrier à l'adresse diplomatique de Praxi-Blassans, qui, de Strasbourg, subventionnerait l'échéance de Caroline.

Ce fut le lendemain, après avoir dépassé les tours de Nuremberg, que l'on rencontra l'archiduc Ferdinand dans les plaines qu'arrose la Regnitz. Dès le matin, Cahujac avait recueilli de plus nombreux traînards et des fourgons entourés d'animaux fourbus, puis essuyé, sans dommage, le feu des dragons autrichiens qui reculaient toise à toise, et au pas de leurs bêtes trébuchantes.

L'escadron de l'élégiaque, à distance, les refoula de son tir exact.

Bientôt il fallut s'arrêter, car, derrière le rideau des tirailleurs ennemis, une innombrable cavalerie s'agitait, sans prendre le trot; et le régiment d'avant-garde ne pouvait suffire à la lutte. De Nuremberg, les brigades françaises sortirent, se déployèrent au-devant des Autrichiens, qui disposaient leurs lignes. Ce dura quelque temps, les chevaux français ne valant guère mieux que ceux des adversaires.

Envoyé par Murat pour guider les trois escadrons dans un chemin qui mènerait sur le flanc de l'ennemi, Cavanon tourna le dos au champ de bataille, et l'on s'engagea par les ruelles d'un village. Edme en fut heureux, apaisé. Les murs des jardins enfermaient des maisons de plaisance. Aux lucarnes, maintes et maintes paysannes agitaient les ailes de linon ornant leurs coiffures pour branler la tête au spectacle de la bataille lointaine.

Casques clairs et panaches au vent, deux multitudes de centaures trottaient l'une à l'autre derrière les chevaux blancs des trompettes. Des groupes métalliques se détachaient, galopaient, se choquaient avec une grande clameur, restaient un instant mêlés, se dénouaient, abandonnant un semis de bêtes mortes et d'hommes éperdus. On voyait aussi courir entre les colonnes plusieurs batteries à cheval, leurs artilleurs sauter brusquement à terre, décrocher les avant-trains, s'emparer de l'écouvillon, du refouloir, du seau. Le pointeur empoignait les leviers de l'affût, roulait un peu la lourde pièce, se reculait en tenant son sabre. L'homme de droite posait la lance à feu sur la lumière du canon, qui dardait sa langue de flamme dans une fumée grossissante. Ensuite le tonnerre ébranlait les petites vitres enchâssées de plomb aux étages avancés sur l'appui de colonnes en bois. Au fond des porches, se réfugiaient les femmes en bas rouges et qui joignaient leurs vieilles mains noueuses; elles ne provoquaient plus le rire d'Edme, ni de Mercoeur.

On eût dit d'une rencontre irréelle là-bas entre des pygmées fabuleux vêtus de couleurs vives et de métaux.

Puis les arbres d'un grand parc cachèrent la fantasmagorie. Le régiment marcha silencieux; les trois colonnes serpentèrent entre les maisons obliques et ventrues, les vergers aux pommes de corail, où de grands garçons en bas rouges écoutaient la canonnade, les mains passées dans leurs larges bretelles vertes.

Cavanon expliquait au major son espérance de le conduire vers les bagages précieux de l'archiduc, qui évacuaient par la route de Bohême. Là, tout au moins, on couperait la retraite; plus tard les grenadiers d'Oudinot devaient rejoindre et appuyer.

À mesure que l'on s'éloignait, le bruit de la bataille décrut. Quelques détonations éclatèrent encore, successives; mais la clameur des hommes, le tumulte des charges ne parvinrent plus aux oreilles qu'avec la voix confuse du vent. Les pipes de la compagnie d'élite s'allumèrent.

Longtemps on chevaucha derrière le plumet du baron. On faisait un détour. Aucun ennemi ne fut rencontré. Les paysans, au seuil des maisons, s'étonnèrent de la chabraque en peau de tigre, sur le cheval noir de Cavanon, des crinières écarlates aux épaules des trompettes, du gros colonel et de son étalon pie. Ils redoutaient les figures narquoises de la compagnie d'élite et ses bonnets panachés de rouge. Ils adorèrent la force visible de ces vainqueurs en apparat qui foulaient la terre d'Allemagne.

En vain les dragons trottèrent. L'ennemi ne fut pas troublé de ce côté-là; ils durent revenir à Nuremberg au milieu d'une victoire qu'ils n'avaient pas remportée. L'archiduc échappa cependant avec deux mille chevaux.

Au retour, on parcourut les routes encombrées par les convois de douze mille prisonniers, de cent vingt canons, et de cinq cents voitures, butin officiel. On poussait cela sur Wurzbourg et le Rhin. Deux jours plus tard, on apprit la reddition d'Ulm et la captivité de sa garnison. Le général Mack avait remis son épée à l'empereur.

Dès lors la chevauchée fut plaisante à travers la riche Bavière. Le régiment marchait parmi les populations acclamantes. De toutes leurs cloches les cathédrales chantaient sa gloire. Il connut les accueils des vieux donjons pavoises de drapeaux tricolores. Agités par toute une foule de bonnes gens à longues pipes, mille tricornes saluèrent sa prestance. La fanfare enthousiasmait les grasses filles aux seins arrondis dans des corsets noirs lacés sur des jupes à mille plis, et qui ont les tresses de leurs cheveux blonds roulées autour d'épingles en argent. Les villes, anciennes et belles, encloses dans le vert anneau de leurs remparts, l'aimèrent. Les vieilles rues penchaient les visages de leurs maisons grises pour mieux chérir, par des yeux allemands, le joli brigadier-trompette qu'était Edme, fier de la blessure reçue, de son grade et de son habit.

On alla. Bernard coucha dans bien des lits étroits amollis de plumes et dépourvus de draps; il s'y reposait quand même, sans perdre, durant le sommeil, la sensation du cheval qui balançait son corps. Il vida les bols de café au lait, qu'il n'aimait guère, mais où son appétit plongeait des tranches de pain bis fort beurrées. Il mangea du bouilli et de la choucroute rance dans de petites salles propres que décoraient les gravures représentant la Niobé, l'Apollon, qu'éclairaient de petites fenêtres voilées de toile grise. Quelquefois il regretta de tout son coeur Virginie et le lit de la duchesse de Lorraine, l'affection d'Aurélie et les yeux de sa petite Denise, lorsqu'il apercevait leur nuance sous les paupières d'une belle Allemande au type grec tricotant devant le seuil de sa maison, une longue aiguille dans les cheveux.

D'une lettre, Caroline le remercia. Elle échappait enfin aux catastrophes. Virginie souffrait trop de sa denture pour écrire à chaque courrier.

Il la jugea négligente, se consola, le soir, dans les bras mercenaires de filles au teint frais, à la peau douce et frileuse, qu'il faisait rire à cause de son mauvais allemand.

Mais l'image de son père obsédait encore sa mémoire. Il s'avouait complice de cette mort, criminel. Cela lui mettait l'angoisse à la gorge. Il s'irritait contre sa ridicule inclination pour Virginie. Sans elle, il eût été le consolateur du vieillard, mieux que les frères marins avec leur esprit grossier. Pour la niaiserie de ces yeux clairs aux cils sombres, le «caractère» avait failli. Bernard ne se pardonnait point. Il arpentait sa chambre à grands pas. Il songeait au cher cadavre qui pourrissait entre six planches dans le sable du cimetière, à Dunkerque, et que pleurait l'éternelle lamentation de la mer.

Donc, Virginie, pour tout regret, se contentait de dormir, Caroline de gagner, Aurélie de gémir, mélancolique, en lisant; lui seul se souvenait. Il pensa qu'avec tout l'argent acquis dans le commerce des fournitures militaires on aurait pu consulter un chirurgien capable de rendre la vue au père, s'il eût vécu… Quelle joie pour le vieillard de retrouver la lumière! Il eût accompli des voyages. Il eût visité le turc, comme il l'avait souvent désiré. Bernard s'attendrissait à l'illusion de ce bonheur. Tout pleurait en lui, de remords, d'irritation contre l'injustice du destin. Quel autre plaisir c'eût été que d'entendre Virginie ronfler un an à ses côtés, après la besogne d'amour!… Oh! ces yeux bleus et bêtes, ces cils sombres! Était-ce par eux que se vengeait la petite Bavaroise de Moesskirch?

Ce doute lui fut une obsession. Les romans d'Anne Radcliff, les histoires fantastiques allemandes expliquaient alors, avec minutie, les envoûtements et la double vue. Ces choses singulières pouvaient bien advenir… Cependant il se révolta contre cette idée, il écarta cette folie de croire à quelque puissance occulte. Seule, la force du caractère commande. Si la petite servante de Moesskirch avait laissé au coeur de Bernard un goût singulier pour les yeux clairs et les cils sombres, ce n'était pas elle pourtant qui avait tué le vieil Héricourt.

Caroline, dans une autre lettre, manda qu'elle n'appréhendait plus rien: la crainte de nouvelles victoires empêchait les spéculateurs de jouer à la baisse; les obligations du trésor regagnaient toute leur valeur; la famille possédait en partie des biens considérables que l'on achèverait certainement de payer, si la chance des troupes françaises continuait de garantir le crédit de l'État.. La gloire était fructueuse.

Héricourt remercia son «caractère». À l'exemple des Romains, tel que les Scipion et les César, il allait conquérir le monde. Oh! c'était une grande chose qui exaltait son émotion. À Munich il lut, les larmes aux yeux, le bulletin de Napoléon. «Soldats de la Grande Armée… En quinze jours, nous avons fait une campagne; ce que nous nous proposions est rempli… Cette armée, qui avec autant d'ostentation que d'imprudence, était venue se placer sur nos frontières, est anéantie… Soldats, ce succès est dû à votre confiance sans bornes en votre Empereur!… Mais nous ne nous arrêterons pas là: vous êtes impatients de commencer une seconde campagne. Cette armée russe, que l'or de l'Angleterre a transportée des extrémités de l'univers, nous allons lui faire éprouver le même sort…»

Oui, il était impatient de recommencer une campagne. Les troupeaux d'Autrichiens bousculés par son cheval depuis vingt jours ne lui fournissaient plus une émotion grandiose. Il fallait plus de péril pour ressentir plus d'orgueil.

Sur un pont de l'Isar, il rencontra le colonel Lyrisse, dont l'effusion paternelle fut considérable. Ensemble ils mangèrent excellemment dans les tavernes. Edme se réjouissait de vivre, ayant combattu.

Les sujets d'équitation exceptés, le colonel ne parut guère loquace. Aux vertus des chevaux il attribuait la victoire d'Ulm acquise sans bataille importante, par la seule rapidité des marches. Sa distraction était de revenir à la berge de l'Isar pour inspecter les animaux que menaient boire les corvées de cavalerie. Il vanta l'équipage de Malvina van Brooken, l'amie d'Augustin Héricourt, car elle attendait, dans Munich, un jour propice aux fiançailles. Le soir, elle reçut dans sa maison louée à un marchand. Lumineuse et blanche, toute flexible en un fourreau de mousseline turque brodé d'une guirlande de rosés au bas, elle accueillit les officiers. C'était une salle de couleur chocolat, un atrium romain peint à la détrempe de centaures et de nymphes sur les panneaux encastrés de fausses colonnes ioniques. Les théières bouillonnaient au faîte de trépieds en bronze vert. Trois domestiques en livrée marron et en culottes de peluche jaune passèrent les rafraîchissements. En dépit des empressements du colonel-général Cavanon, elle réserva ses grâces pour Bernard, membre présent de la famille, et lui mit sous les narines la fraîche odeur de son corps. Elle avoua de la passion envers Augustin et son esprit malicieux. Lui, fat, souriait du haut de l'habit sombre, les mains derrière le dos, tour à tour sévère ou sardonique, à l'exemple de Praxi-Blassans.

—Votre frère est un idéal, un idéal! répétait-elle… À cheval, il est aussi un idéal, avec ses grandes bottes, et sa culotte blanche… C'est polisson de dire ça, en français?

—Mais non, Madame, pas le moins du monde…

—Vous aussi, vous avez un bel uniforme, et le baron, il semble un colosse vert; et le grand colonel Lyrisse, donc… et le joli trompette, votre beau-frère, je crois. Tous les Français ont de belles cuisses. C'est polisson de dire ça?… Aimez-vous Ossian, major. J'en raffole. Cela nous pénètre de beaux sentiments; doutez-vous?

Elle voulut réciter un passage. On fit silence. Elle fermait à demi ses paupières violettes de femme à trente ans; et déclama en anglais, les dents sur ses lèvres minces qui sifflaient, en étendant ses beaux bras nus, en renversant sa gorge, et puis tomba, comme exténuée, dans un fauteuil à la Voltaire, bas sur pieds, haut de dossier, y étala la robe froissée contre ses belles hanches.

Bernard l'eût mieux aimée maîtresse qu'épouse. Il prévit les malheurs conjugaux d'Augustin, séduit malgré tout par la fortune de la dame. Elle-même fit apporter les tables de bouillotte. L'on commença de remuer les cartes et l'or. La partie fut importante. Elle vidait de petites bourses de soie rouge pleines de louis, de frédéricks et de guldens, en éclatant de rire, si elle gagnait. Les officiers jetèrent leur or aussi. Ils en avaient dans toutes les poches, à cause de cette poursuite de l'archiduc. Le colonel Lyrisse perdit beaucoup; cela fit que Bernard n'osa point lui réclamer encore les arrérages, toujours impayés, de la dot.

On apporta le souper. Malvina multipliait ses déclarations. Qui n'était pas militaire n'était pas un homme. Jamais elle n'avait pu chérir son mari, faute d'un uniforme qui avait toujours manqué au pauvre navigateur. «Un soldat glorieux ne peut être laid.» Elle but à la victoire française et aux héros de l'empereur. Ils levèrent ensemble leurs flûtes de Champagne, ravis que «la beauté applaudît au courage»! comme l'exprimèrent les remerciements que l'élégiaque développa.

Et tous enviaient Augustin déjà maître de ce luxe, car il appela les laquais par leur nom, fit les honneurs. Afin de s'allier l'esprit morose du frère, il vanta les navires de la veuve et les spéculations de Caroline, laissa deviner une association probable. Il en avait écrit. Malvina ne discutait point cet avantage. Son sourire pirouettait lorsqu'elle déclarait ne rien comprendre aux affaires d'argent: «Je suis une originale, moi! en ce que je suis! L'idéal et le sentiment!… Les chevaux et les héros. Voilà mes amours! Buvons à mes amours, Messieurs!» Son oeil la promettait à chacun. Elle paria suivre l'avant-garde, qui, sous les ordres de Murat, allait prendre la route de Vienne. Elle prétendit assister à des batailles. Ses connaissances sur les races de chevaux étonnèrent le colonel Lyrisse, dont la minuscule tête, prétentieuse et digne, se coupait d'un sourire macabre divisant sa face jusqu'aux oreilles.

—Vive l'Empereur, Messieurs, cria Cavanon! vive l'Empereur, qui nous vaut les grâces d'une si belle amie!

—Oh! que je voudrais voir le grand Napoléon! s'écria-t-elle.

—Vous l'avez vu.

—Je voudrais qu'il me parlât!

—Nous arrangerons cela, dit Cavanon, si vous le permettez.

—Quand je rencontrai Augustin Héricourt pour la première fois, confessa-t-elle, j'eus cet espoir qu'il me ferait un jour parler à l'Empereur. Cher Augustin, chassez la vilaine pensée de croire que ce fût là mon unique intention en vous favorisant de mon amitié. Cependant il faut bien dire que, dans l'uniforme qui vous rendait si gracieux, je voyais un peu le conquérant des Pyramides!

—Vous êtes digne d'être Française, Madame! dit Cavanon; et je bois douze coups de Champagne en l'honneur de vos douze beautés.

—Douze!

—Pour les deux astres des yeux… Hop! et hop!… Pour les deux colombes qui palpitent dans le corsage, hop! et hop!… Pour les deux mains d'albâtre…

Debout devant la nappe, il continua. Elle admirait évidemment l'ampleur de ses épaules sous les torsades d'or, et le visage sanguin recouvert d'une toison frisée, et les lueurs orageuses des regards. Héricourt attendit qu'Augustin se lâchât. Au contraire, l'adjoint d'état-major semblait fort content de ce que sa maîtresse prît plaisir au spectacle de beaux hommes victorieux.

Sa main cachait peut-être un sourire, peut-être un bâillement. Elle écouta les littératures de l'élégiaque, les maximes de Gresloup, qui tâchait de détruire l'enthousiasme de la jeune femme envers l'empereur: «Si l'armée de Mack n'est pas sortie d'Ulm, Buonaparté le doit à la magnifique audace de la division Dupont; six mille hommes en ont contenu puis rejeté vingt-cinq mille contre la citadelle. Sans un pareil exploit, l'armée autrichienne tout entière quittait la place, coupait nos communications et tombait sur notre flanc. C'était le désastre, uniquement dû à la faute grossière de notre empereur. Dupont répare cette faute, accomplit des merveilles d'héroïsme et de génie. Napoléon ne le nomme même pas dans le Bulletin de la Grande Armée…, parce que son prestige impérial diminuerait auprès de tous.—La faute est celle de Murat,—Murat ne faisait qu'obéir à ses ordres!—Allons, Monsieur, ne t'échauffe pas, conclut le prudent colonel. Il a l'étoile. Il a l'étoile!»

Malvina revint à Bernard, dont la dignité un peu froide la gênait certainement. Elle loua son uniforme vert et blanc. Augustin entraînait dans une autre pièce les invités.

—Il vous déplairait fort que votre frère se mariât, demanda-t-elle?

—Mais non.

—Quelle sorte de femme souhaiteriez-vous qu'il choisît.

—Celle de son goût qui l'acceptera.

—Quelle femme ne voudrait de lui? Son avenir est splendide; sa raison est celle d'un homme mûr; sa famille est du meilleur ton, si j'en juge par le colonel, son fils et vous.

—Madame.

—Oui, oui, vous avez une allure généreuse, noble… On vous obéirait sans réfléchir. Vous ne pouvez commander que des choses grandes.

Elle continua de le flatter, lui parla de Virginie, qu'elle savait un peu niaise, toujours malade; d'Aurélie comme par ouï-dire. N'était-elle pas soeur du major, et d'âme toute pareille au point que, par une manière de miracle, leurs enfants avaient les mêmes yeux. Là-dessus elle s'attendrit avec des réticences, puis murmura, rêveuse, un nouveau passage anglais d'Ossian. L'impertinente allusion à des sentiments qu'il oubliait lui-même, par vertu, choqua Bernard Héricourt. Aurélie avait-elle confié davantage à leur frère? Et lui, déloyal, avait-il insinué des calomnies? Il sentit le rouge lui gagner le front. Sa main se crispa. Son coeur battit sourdement. Il attendit que la veuve l'accusât en pleine franchise. Mais elle atténuait seulement l'éloge d'Augustin. Elle le croyait fat (péché d'adolescence), fort ambitieux (elle y veillerait si leur sympathie se prolongeait). Brusquement, elle se fit astucieuse, regretta vaguement que le major fût déjà marié. Augustin n'était qu'un enfant. Comme elle eût souhaité un amour d'âmes solides, sûres… Elle s'alanguit en sa chaise, ferma les yeux, feignit de pleurer. Autrefois incomprise de son mari, elle cherchait un soutien dans l'existence. Ah! si quelqu'un voulait la défendre, elle et sa fortune, contre les embûches, quelqu'un… Elle laissa comprendre que le major deviendrait cet homme-là:

—On devine en vous un caractère… Il me semble que c'est un bonheur pour moi que votre frère nous ait fait connaître l'un à l'autre.

Bernard cédait à la suggestion de la voix légèrement virile et rauque. Malvina fleurait telle que l'orange fraîche. Il se plut à cette odeur. Il espéra que la jeune femme ne s'en tiendrait pas aux promesses de ses yeux spirituels; qu'un jour viendrait, pour elle, de s'offrir. Bien qu'il repoussât l'idée de trahir Augustin, cela lui valut une vengeance bonne à savourer contre les insolences du gaillard.

Malvina savait que les frères marins conduisaient leurs navires en tous les points du monde. Elle désira qu'ils prissent connaissance de ses intérêts dans Sumatra. Caroline, si elles devenaient amies, ne pourrait-elle l'aider à l'administration de sa fortune? Et puis elle raconta de drôles d'histoires sur les amours javanaises et la passion des Malais. À s'entendre conter leurs plaisirs, elle frémissait de toute l'échine; et les yeux spirituels caracolaient; et les narines souples se convulsaient un peu. Devant elle, comme à la bataille, comme sur la route de guerre, Héricourt se donnait, sans réflexion intérieure, aux spectacles qu'elle lui présenta de multiples personnages mimés par ses yeux actifs, son échine frissonnante, ses mains adroites, ses dents qui mordaient les lèvres minces.

—Cette femme comprend que je l'aime, chantait-il en rentrant à son logis, le soir.

Il s'endormit, le coeur en fête.

XV

Aux termes du pari, elle rattrapa dans sa calèche le régiment parti à travers les forêts illustres de Hohenlinden, vers les rives de l'Inn, et la rencontre de Kutusov, des Russes. Murat commandait l'avant-garde: dragons et cuirassiers d'Hautpoul, grenadiers d'Oudinot. Le corps de Lannes appuyait leur force. La calèche olive roulait sur ses hautes roues, derrière les deux chevaux mecklembourgeois agitant les grelots de leurs colliers.

Qu'à la première étape Malvina pût suivre Augustin, se rendant au corps de Lannes jusque Braunau, qu'elle le fît aisément sans autre signe affectueux qu'une pression chaude de la main, cela rendit Bernard stupide. Il l'avait crue éprise de lui au point de reculer ce mariage, et de ne vouloir plus se séparer. Du moins, à l'instant matinal du départ, il constata qu'en son esprit cette foi s'était implantée obscurément et que sa déception restait immense. La coquette riait au fond de sa vaste capote en velours bleu, ramassait sur ses jambes, contre le froid, le casimir brun de sa redingote de voyage, et rabaissait les mitons des manches sur ses gants verts. Elle rit plus. Le postillon arrangea les pèlerines de son carrick; il attendait que la portière de la chaise se refermât. Bernard espérait encore une parole qui compléterait la signification malicieuse du rire. «Fouette postillon!» dit Augustin; et Bernard dut se jeter en arrière pour éviter la roue. «Au revoir, mon frère. Bonne chance pour ton étendard!» criait le jeune homme ironique. Il n'y eut même pas une main agitée à la portière, ni un oeil à la petite vitre carrée trouant le panneau postérieur de la voiture au-dessus de la grosse malle bridée sur les ressorts. Très vite, tout disparut derrière la maison la plus lointaine du hameau.

«Comment, se disait Bernard, je souffre, et ma respiration est oppressée? Au diable, la coquine! Il ne me manquait plus que d'être amoureux comme un moutard.» Il revint au camp, parmi le tumulte du réveil. Les capitaines se rencontraient au seuil des maisonnettes et se plaignirent des rats qui avaient ému leur repos. On bouclait les ceinturons. Dans la clairière, les dragons achevaient leur toilette, debout contre les feux ranimés du bivouac. Les uns ciraient leurs fourreaux de sabre; les autres se peignaient les cheveux; certains surveillaient la soupe mijotant à la surface des marmites; un groupe en bas de toile et en savates, drapé de manteaux, la tête nue, trempait du pain dans l'eau-de-vie de la distribution, tandis que la plupart, blottis en pleine paille, ne se décidaient pas à sortir de cette couche et regardaient tristement leurs bottes boueuses et leurs armes humides qu'ils devraient fourbir.

La rage du major s'exaspéra de cette fainéantise. Ne suffisait-il point que son frère le bernât, qu'il eût écrit, la veille, à Virginie, à Caroline d'absurdes louanges sur la fiancée et conseillé vivement de se réjouir pour ce mariage avec l'aventurière de Hollande? Faudrait-il en outre que ces garçons rendissent le régiment ridicule, par leur crasse et leur abrutissement. Héricourt se précipita, distribua les injures et les punitions. «Ils ne méritaient pas de servir dans une armée glorieuse. Rien ne les touchait donc, ni la grandeur du devoir, ni le souvenir de Hohenlinden?» Il dispersa les feux à coups de botte. Il se soulageait comme s'il dispersait ainsi le pire destin. L'ironie de son frère et la malice de la dame continuaient leur moquerie devant son imagination, bien qu'il pressât les hommes, assis en manteaux sur la paille, d'enfiler leurs culottes. Les bras en l'air, beaucoup, dociles et rapides, endossaient leurs habits verts, ou sanglaient leurs cols de crin. Il s'attendrit alors: il aima subitement Virginie, la bonne épouse amoureuse… qui peut-être le trompait aussi…

Ce n'eût été que justice. Il la crut incapable cependant de trahison, alors qu'il risquait de périr à la guerre, pour créer un nom héroïque. La loyauté interdisait de telles déchéances à la fille du colonel Lyrisse. Et alors il la plaignit de cette candeur; il se déclara chenapan; il se dit qu'il mentait à la vertu, à son «caractère», à tout ce que son père avait espéré de lui. Le souvenir du défunt le reprit intensément. Oui, le vieillard avait eu les justes motifs d'un désespoir mortel. Il avait prévu.

Bernard continuait de parcourir les bivouacs, en sa forte colère; il redressait les statues humaines. Elles se levaient toutes à sa voix, se roidissaient, se caparaçonnaient de gilets de peau, de drap vert et rouge. Partout on pliait les paquetages. Des gens coururent, portant sur la tête la selle, la chabraque et le portemanteau. Il les suivit. Autour des chevaux la hâte était grande. Les mains pressaient les éponges sur le poil lissé. L'entière affection des hommes s'adressait à leurs bêtes. Au défaut de familles et de joies sûres, ils soignaient les animaux, dont la vitesse, dont la vigueur les sauveraient de la mort. «Oui, bicquot, mon vieux… là… oh… là!… n'aie pas peur, mon gros, on va partir.—Viens mettre ta cravate, Cyrus.—Tourne, tourne donc, pommelé.—Oui, ma chatte, ma fille, donne ton petit nez de velours que je te passe la bride.—Va, va, tu auras l'avoine, à la halte…—Et ton pied, comment se porte ton pied, Cydalise, ma grise?—Bobo, ma bonne?» Leurs voix se faisaient paternelles. Ils embrassaient les naseaux velouteux. Ils offraient de la cassonade, dans le creux de leurs mains, aux grosses langues avides des juments. Appelé par les uns et les autres, l'herboriste vétérinaire s'empressa le long des cordes où s'alignaient leurs alezans. Il examina les sabots et les écorchures des échines, rassura les hommes. Héricourt accusait, furieux de voir tant de chevaux malades. Il se prit de commisération pour ces bêtes dont les plaies vives supporteraient le poids de la selle et du dragon. Mais la compagnie d'élite possédait des montures valides, dont chacun brossait les queues et les crinières.

Néanmoins, le régiment massé par escadrons, à la lisière des bois, consola par sa belle allure l'humiliation du déçu. Brossés, cirés, raccommodés avec art, les dragons présentèrent trois lignes doubles de poitrines rouges, de faces hâlées, de casques lumineux. Plus loin, les litières de paille marquaient, autour des feux éteints, le logis de cinq cents hommes actuellement garnis de buffleteries blanches et juchés sur leurs chevaux alezans, gris, bais, noirs, aux chabraques vertes.

À la clameur des fanfares, les trois colonnes s'ébranlèrent par la forêt germanique. Le tapis roux des herbes amortissait le pas. De partout arrivait le bruit des feuilles craquant sous la marche de cavalerie. Isolé, avec son trompette, dans une broussaille, Héricourt sentit l'armée entière autour de lui. Ne pouvait-il accomplir d'héroïques choses, revenir auprès de Malvina, qui le dédaignait prématurément, ainsi que le subtil Augustin.

L'imagination de leurs propos se gaussant de lui l'énerva. Il les voyait dire et se chérir. Il enviait son frère qui, peu à peu, dans sa haine contre les intrigants, prenait la place de Napoléon, devenu, lui, une force de la nature à laquelle il convient de se résigner sous peine de puérilité ridicule. Augustin suivait les mêmes voies sans porter l'empreinte géante d'un fatalisme. Qu'il épousât l'aventurière riche et plus âgée, afin d'accroître la fortune de la famille, sa part, qu'il vendît, sa jeunesse, sa prestance martiale au désir de cette femme, qu'il obtînt de vivre, aide de camp, au milieu des états-majors où l'intrigue aide et mène jusqu'aux grandeurs, tout cela semblait à Bernard l'imitation de manoeuvres utilisées déjà par Buonaparté. Alors pourquoi se croire inférieur à ce frère? Pourquoi ne pas se contenter de l'honneur? Il souffrit de ne pouvoir franchement répondre. Quelques heures, il se promettait d'acquérir aussi les méthodes de l'intrigue. Mais il se heurtait à son ignorance évidente des moyens. En d'autres moments, il se raidissait contre la tentation de méfaire, et il pressentait une vie médiocre nantie d'un orgueil moral insuffisant pour ses appétits de gloire, de fortune. L'impuissance de se résoudre causait une rage. Il ne pouvait atterrir au triomphe que par l'héroïsme du devoir. D'ailleurs le plus fort régiment de l'arme était au service de ses intentions. Près de lui il ne trouvait que la suffisance de Pitouët, imbu de savoir géographique, la tristesse de l'élégiaque, le banditisme de Mercoeur, le mépris du vicomte, les grossières timidités du colonel et la goinfrerie bruyante de Cavanon. Parmi les inférieurs, Marius était un étourneau, Cahujac, hâbleur, avait besoin de conseils, Nondain manquait trop d'initiative. Le cousin Gresloup n'aimait point de coeur le métier des armes. Il assistait aux spectacles de la guerre comme à une représentation d'opéra. Unique, le capitaine Corbehem, froid, sévère, courageux dans le péril, lui donnait de la confiance. Or, si rapide était la marche, et si nombreuses les minuties de l'art, que le major n'eut guère le loisir de montrer sa bienveillance à Corbehem, tandis qu'il molesta les autres officiers avec rudesse.

Dans la Haute Autriche ils allèrent, curieux des Alpes bleues aperçues par les heures lucides, quand les bois s'échancraient sur les horizons de la droite. On traversa des plaines heureuses. Maintes bandes d'oiseaux se levèrent des sillons. Les petites villes baignaient dans les boucles des rivières. Au son des chutes d'eau actionnant les roues des moulins, le régiment traversait de petites venelles propres, qui fleuraient comme le sucre, les épices et la farine fraîche. On ne rencontra point les Russes. De position en position, ils se retiraient. Au lieu de risquer le sort avec soixante mille hommes contre cent cinquante mille Français en victoire, mieux valait, pour Kutusov, rejoindre derrière Vienne soit l'armée de Pologne, soit l'archiduc Charles, si, laissant Masséna en Italie, ce prince heurtait le flanc de Napoléon par le Tyrol, la Carinthie, la Styrie, après avoir culbuté Marmont à la cime des Alpes, Bernadotte à mi-côte, Ney sur les contreforts. Ceux-ci couvraient, de trois corps, l'aile droite de Napoléon, soutenus en outre par l'armée d'Augereau, vainqueur à Bregenz, du général Jellachich vainement échappé d'Ulm.

Or il parut à Bernard que les ennemis, en rétrogradant toujours, emportaient avec eux, dans le mystère de leur marche, la gloire de son destin. Les atteindre eût été aussi toucher l'heure de triomphe qui l'eût exalté splendidement. Alors il eût pu dédaigner la fourberie de Malvina, les lamentations de Caroline, écraser la forfanterie d'Augustin, répondre aux accusations de sottise, de prodigalité, réjouir la charmante Aurélie par le bonheur certain d'Édouard et de Denise, récompenser la vertu soumise de sa femme par la magnificence de leur état.

Il chercha les Russes, avec toutes les forces de ses six cents chevaux, avec toute l'attention, la fougue et la ténacité de ses six cents hommes.

L'ennemi fuyait toujours.

On marcha. On contourna les monts. On passa les ruisseaux sur des ponts de bois. On poursuivit le Temps à travers les bois d'or et de cuivre, entre les sapins noirs de la forêt germanique.

À Ried, le soin de charger une arrière-garde échut au 1er régiment de chasseurs; à Lembach, le seul corps de Davout combattit. Le major s'excitait contre la nonchalance des éclaireurs. Cahujac exténuait en vain ses Gascons et ses chevaux. On ne capturait que des chariots vides ou des mules fourbues. Ils entrèrent dans Lintz sans avoir vu la capote grise d'un grenadier russe. Les enfants, à la porte de l'école, admirèrent les dragons réunis sous la colonne de la Trinité, vieux monument de victoire autrichienne contre les Turcs. Au bout des rues, l'escadron retrouva les eaux rapides du Danube. Le vicomte mit les sapeurs au travail de reconstruire les ponts détruits. Au loin, les rochers abrupts, chevelus de forêts, élevaient au ciel les ruines des châteaux. La cavalerie resta dans l'eau tout le jour. Puis on quitta la ville. La meute de Cahujac fut lancée. On ne rencontra point l'ennemi aux bords de la Traun. Bernard crut reconnaître, avec sa lunette, la chaise de Malvina, parcourant la rive gauche du Danube. Les colonnes profondes des grenadiers y attendaient le rétablissement des ponts. Le cours divisé du fleuve était plein d'îles plates et forestières. À demi-nus, les soldats du génie élevaient les madriers au-dessus du courant et tiraient, par grappes, les cordes des poulies.

Sur les rives de l'Ems, l'ennemi avait brûlé le pont. On en trouva seulement les restes, un soir, après avoir franchi les rues de la ville aux toits rouges groupés vers la cathédrale grise. Le major poussa les dragons dans l'eau afin de mesurer la profondeur; et ils commencèrent à se passer des planches, des poutrelles.

Héricourt revint en arrière pour hâter l'élégiaque s'attardant à dévorer des galettes chaudes dans une boulangerie minuscule, peinte en vert pomme. Au débouché de la rue, sur la berge, la corpulence du colonel et de son cheval pie cachait la perspective. Edme entraîna sa bête par la bride jusque dans un corridor où se bousculaient des laveuses en jupe rouge, et les bras nus.

Devant l'église, les Gascons et Cahujac, harassés de la course, bougonnaient ensemble. Quant à la compagnie d'élite, elle avait disparu sous prétexte d'aller reconnaître le château sis au milieu d'un parc splendide que baignait le confluent du Danube et de l'Ems. Plus loin que la rive gauche toute claire, rocheuse et couverte de sapins, Héricourt visa dans sa lunette les colonnes d'Oudinot qui serpentaient. Une fumée blanche s'arrondit. Il tonna. L'artillerie tirait par-dessus le fleuve contre les Russes, que les dragons n'apercevaient pas encore, étant séparés d'eux par une colline.

Cela mit l'impatience, au coeur de Bernard. Il retourna jusque la rivière. Tous les chevaux du régiment s'y abreuvaient au milieu des cris humains. Le major blâma le vicomte: le travail n'avançait pas. «Monsieur le major, je ne puis faire mieux, répondit poliment l'autre. Il nous faudrait des soldats du génie et des machines. Nous manquons de tout.» À ce moment, on dressa deux poutres, liées en angle et portant une poulie. Héricourt surveilla les manoeuvres. À grands coups de maillet, vingt hommes en corps de chemise et en savates calèrent les madriers. Une grappe de soldats se pendit au câble de la poulie. La planche monta dans l'air. Le major désespéra d'une manoeuvre plus rapide et mena son cheval hors la ville. Bientôt il joignit un bataillon de grenadiers et une batterie venus par chalands, de la rive gauche, la nuit, afin de remonter l'Ems à la recherche d'un passage. Cette force, quelques heures auparavant, n'avait pu empêcher les hussards russes de brûler le pont. Héricourt s'étonna.

Le chef de bataillon imputait la faute aux artilleurs, qui n'avaient point fait diligence. Pâle, les yeux caves, il se désolait: «La première fois que le général Oudinot me confie une mission, Major!… Et voilà… Quel guignon! On voyait les hussards russes courir avec la paille enflammée. Ils n'étaient pas dix… C'était facile de les couvrir. Eh bien, non! Les quatre pièces ont pu tirer seulement deux fois. Le rideau de fumée a enveloppé le pont… Tenez, voilà encore les feux de leur bivouac.» Maigre jeune homme, il arrangeait machinalement la crinière de sa monture. Le désespoir mouilla ses yeux. Comme Bernard, il pensa que l'ennemi emportait dans sa fuite leur chance de vivre glorieusement. À quelle chère figure songeait-il, cet inconnu dont les lèvres amères s'étiraient. Héricourt l'encouragea mal, le conduisit avec sa troupe jusqu'à la petite ville où pénétraient les colonnes d'Oudinot.

—Malvina est partie directement pour Vienne, dit Augustin à son frère une heure plus tard. Nous l'y reverrons.

—À quand le mariage, richard? grogna le major.

—Quand les Russes voudront bien s'arrêter. Ils fuient comme le vent.

Murat et Lannes poussèrent plus d'hommes dans le fleuve, dans la rivière. On travaillait, la nuit, à la lueur des falots. Revenue d'exploration, la compagnie d'élite contait que les Russes avaient entièrement pillé le château du seigneur autrichien, ne laissant que les murs. Elle en était pour sa promenade. Le lendemain, dès l'aube, la rivière fut passée; la poursuite recommença. Au milieu des éclaireurs, et l'âme tendue vers le désir de la proie, Héricourt menait le régiment. Cavanon parfois le rattrapait, au galop de son cheval noir. Mais le soin consciencieux du major ne permettait pas le loisir des propos. Le baron transmettait les ordres de l'état-major à l'avant-garde et repartait, disant: «Héricourt, mon cher, vous vous donnez un mal de tous les diables! À quoi bon?… Personne ne le voit… Pour les remerciements qu'on vous donnera!… Un de ces matins, vous recevrez une balle d'un traînard qui aura envie de vendre le cheval turc… Au revoir, mon cher… À tout à l'heure… Croyez-moi. Ménagez-vous!»

Bernard courait à droite et à gauche, dissimulait Corbehem dans le creux des chemins, jetait l'essaim de Cahujac sur les hauteurs, constituait avec les Alsaciens d'Ulbach un centre actif, présent partout. Tréheuc et les Bretons formaient en fourrageurs une ligne étendue de regards marins, habiles à découvrir l'espace.

L'ennemi continuait de fuir. On l'apercevait au faîte des monts, tel qu'un mouvement noir et ténu qui s'effaçait. Pour dépasser les éclaireurs de Cahujac et les exciter ainsi à plus d'audace, le major gravit au galop la pente d'une colline, trouva brusquement, à la cime, plusieurs cavaliers barbus, qu'il ne reconnut pas: schakos jaunes, dolmans verts, larges pantalons bleus. Ensemble ils chantaient, ne l'ayant pas aperçu, un air barbare et joyeux, sans veiller sur leurs petits chevaux roux qui paissaient l'herbe, la bride au col; et plus loin, d'autres groupes de gens pareils stationnaient, épars. Les fumées de leurs pipes montèrent au-dessus d'eux. Quelques-uns resserraient les sangles. Deux, étendus dans l'herbe, examinaient au loin la marche de Cahujac. Le coeur de Bernard tressauta. C'étaient les Russes. Il pensa vite; il pouvait fondre sur ceux qui ressanglaient leurs bêtes; il les capturerait. Edme, d'ailleurs, le rejoignait ainsi que le sous-lieutenant Gresloup et l'adjudant-major Marius. Ivre d'orgueil et de vengeance, il les appela d'un vaste geste. Quatre ils étaient contre un groupe de huit garçons occupés à se réjouir. Dégainant, il piqua des deux, et le turc bondit. Au bruit du galop, les schakos jaunes se retournèrent, montrèrent des mufles naïfs, effrayés. Déjà le major les atteignait, brutal, désireux de triomphe et de mort. Leur sous-officier tira le pistolet de sa fonte. Deux s'échappèrent. Bernard bouscula les autres, malgré le bruit d'une lame abattue contre son casque, précipita le grand blond qui tâchait d'avoir son sabre, assomma celui à longs cheveux qui mettait la botte dans l'étrier, qui retomba en criant. «Barine!… Barine… Batouchka…» Celui-là se roulait à terre, les poings aux tempes, tandis qu'Edme, au hasard, balafrait de son arme une épaule verte, fendait le drap et la peau, tandis que Marius faisait, d'un coup de banderole, sauter, comme une fleur de sa tige, le poing maniant une lame: «Té donc!» Le Russe considéra son moignon éclaboussé de rouge, et, arrêtant son cheval, il se prit à hurler, très ridicule, sous le grand schako jaune.

Eux se regardèrent, surpris de la vivacité des actes. Ils se virent maîtres d'un homme gémissant à terre, d'un autre à cheval, qui arrêtait de la main gauche le sang épanché de son moignon. Gresloup leur manqua. Était-ce lui, le dragon à genoux, dégrafant à la hâte son habit, son gilet… Ils approchèrent. Gresloup secoua la tête: «J'ai reçu, balbutia-t-il, un fameux… un fameux coup…» Il dénuda son épaule et pâlit, à la vue de l'échancrure qui ouvrait la viande de sa mamelle depuis l'aisselle jusqu'au sternum. Une grappe de sang déborda, coula… «C'est peu de chose,» assura Bernard. L'attitude de l'ennemi l'inquiétait plus, car, dans un ravin au bas de la hauteur, une courte fusillade crépita, en arrière. Oudinot en sortit, l'épée au poing, suivi d'Augustin, ralliant à son chapeau levé en l'air le pas de course des grenadiers épars. Ils étaient minuscules, au loin, dans l'air doux et humide. Sa transparence laissa voir, devant, et adossées contre les sapins de noires futaies, plusieurs lignes d'infanterie grise en marche. Entre elles, sur une vaste clairière franchie par la route de Vienne, des canons bayaient, parmi le fourmillement des artilleurs, des cavaliers, des attelages amenant les caissons. Héricourt appuya sur la bride, fit volter son cheval. Derrière Cavanon, apparut Murat, avec les Alsaciens d'Ulbach, que suivit aussitôt le régiment entier, colonel en flanc. Vêtu de fourrures, Murat réclamait à grands cris des indications précises relatives à la route et ses abords. À quoi servait la cavalerie, si elle ne renseignait pas les généraux. «Voyons, major, interrogez donc les prisonniers. Pourquoi faire des prisonniers, si vous n'en tirez pas des avis. Regardez-moi…! Vous tombez tout à coup dans l'ennemi, sans savoir qu'il est là, que ses forces garnissent toute la forêt. Quel est ce village où il appuie sa gauche? Personne ne le sait… On ne m'avertit de rien! Ce village…?

—Oede, dit Pitouët, et l'autre où s'appuie la droite se nomme Amstetten.

—Vous êtes sûr, capitaine?

—Mon général, voici la carte.

Il déploya celle qu'il tenait sur ses fontes et que criblaient des indications à l'encre.

—À la bonne heure, fit Murat. Quelle est l'épaisseur du bois? C'est marqué; bon… Il fallait me prévenir, major, m'envoyer cette carte.»

Le cheval du prince piétinait autour du lieutenant Gresloup qui étancha le sang de sa blessure et tâcha de se reculer, puisqu'on ne le remarquait pas. Bernard permit à la rage de frémir en lui. Quoi donc! son habile développement par pelotons, qui couvrait le front de l'avant-garde, qui avait embrassé et surpris les vedettes russes, cela ne signifiait rien, devant un nom géographique émis à propos par le capitaine Pitouët. Furieux, il regarda son sabre faussé et les corps à terre des ennemis.

—Vous entendez, major: Oede et Amstetten… Eh bien! vous allez avec l'escadron couper la route qu'on voit d'ici… Quant à vous, capitaine, restez auprès de moi, puisque vous connaissez le pays… Et les prisonniers?

—L'un est évanoui, mon général… L'autre est mort, répondit Marius.

—C'est bon… Faites descendre les escadrons… Chassez-moi les schakos jaunes jusque la route…

À l'abri du régiment, toute la division se forma sur la crête. Les doubles lignes des escadrons s'échelonnèrent. Murat les parcourut.

—Dragons…! cria le gros colonel, en promenant son cheval pie au long de la compagnie d'élite…

L'ordre se prolongea, se répéta; les chevaux s'élancèrent, abandonnant
Gresloup agenouillé sur l'herbe, demi-nu, le casque à côté de lui.

On s'éboula de la hauteur jusque la route basse. Les essaims de hussards moscovites s'envolèrent. Héricourt pensa qu'il allait atteindre enfin les larrons de sa gloire. Ses dents furieuses se serraient. Quel mépris l'emportement de Murat avait marqué pour lui! Et Cavanon qui n'avait point protesté, ni le colonel, alors que, de toute évidence, les dispositions du major, enlevant de revers le petit poste russe, avaient permis aux deux brigades de parvenir sans être aperçues sur le champ propre à la charge. Ironique Augustin, tu avais donc raison, comme la malicieuse Malvina, comme le colérique Praxi-Blassans, comme la récriminante Caroline, comme la piteuse Virginie! Bernard Héricourt n'était qu'un brave homme, incapable de grandes choses. Il pensait ainsi, le sabre à la main, malgré les sursauts du cheval turc, et le tonnerre du galop roulant à sa suite vers les infanteries qui grandissaient le long des bois noirs, vers les bronzes luisants des batteries, autour desquelles s'empressèrent des nains agiles.

On envahit la route qui sonna. L'infanterie russe occupait les étages de collines, autour de la clairière vaste, emplie, derrière les canons, par des masses humaines. Héricourt prévit que la décharge de mitraille tuerait beaucoup de ses chevaux. Il regarda ses hommes qui déjà se blottissaient à l'abri du sac à fourrage, levaient des yeux timides sous la visière du casque et serraient leurs jambes derrière les fontes. À la gauche, les pelisses bleu ciel des 9e et 10e hussards montèrent d'un talus avec la souplesse des chevaux gris; puis ce furent les dolmans verts, les brandebourgs blancs des chasseurs aux schakos enguirlandés de tresses, aux chabraques volantes, sur les flancs des bais bruns. Partout la cavalerie française accourue des vallées aborda la large route, vers l'amphithéâtre de la forêt. Entre leurs canons, les derniers hussards ennemis s'écoulaient rapidement.

Edme souffla: «Nous sommes innombrables,» et l'on courut mieux. L'élan éperonné des bêtes saisissait aussi les âmes. Il sembla que tout le pays, les champs, les crêtes, les petits bois, s'animaient, se transformaient en une cavalerie multicolore poussant les mufles de quatre mille chevaux vers la forêt de fantassins aux capotes grises, vers les gueules ouvertes des canons. Bernard Héricourt se grisa du bruit, de l'air, du péril. Il s'essoufflait, mais il admira son attente de la mort qui ne tremblait pas. À quoi bon la vie d'un caractère, méconnu par tous, par toutes? Que la mort le fauchât, ou que, triomphant d'elle, il resplendît, tel qu'il se voulait, par-dessus l'injustice des rivaux. Il cherchait aux visages des soldats les signes du courage. Ils n'en donnaient aucun. Muets, rigides, confiés au galop des bêtes folles, ils allaient droit devant; force inconsciente pour leurs consciences qu'elle dirigeait.

Héricourt imagina les yeux de sa fille et d'Édouard, le sourire d'Aurélie, les rangs de l'armée au camp de Boulogne, sa marche à travers les provinces de la forêt germanique par laquelle ils avaient poussé les troupeaux d'hommes, de bêtes, les cohues prisonnières; il sentit que c'était le même élan qui l'enlevait encore contre les lignes moscovites. Alors la compagnie d'élite le dépassa, lui cacha tout de ses bonnets à poil, l'éblouit de son aigle dorée.

Il vit encore les yeux sanglants d'Edme, la bouche hurlante de Cahujac, la croupe énorme du cheval pie, emmenant le dos du colonel, et tout se déchira de l'air; derrière lui, des chevaux s'effondrèrent avec les cris des hommes renversés. Le tonnerre secoua le sol. Il parut que les forêts craquaient de tous leurs arbres. Comme d'immenses coups de fouet cinglèrent les casques et les poitrines. Des balles cognèrent les os. Il l'entendit, voulut aller outre. Edme criait en brandissant la trompette. Les jambes d'un cheval furent fauchées, et le dragon jaillit en avant presque sur l'espace où ruaient les pelotons de la compagnie d'élite entre les pièces crachant de longs feux rouges. Héricourt aborda un tourbillon d'hommes et de bêtes, sans joindre de l'ennemi autre chose qu'un visage tranché qui oscilla et finit par choir avec le corps sous les chevaux. À gauche, les pelisses bleues des hussards français volaient au dos des coureurs. Verts et blancs, les chasseurs se précipitèrent; et le choc vint aux dragons par la droite que domina soudain une vague de casques bleuis, à chenilles noires, de cuirasses sombres, de grands alezans aux naseaux crispés, de lattes énormes qui s'abattirent et sonnèrent contre les casques des Alsaciens. La haute stature de Corbehem entraîna une horde de centaures agiles qui sabrèrent, les yeux clos et les dents jointes, la tête détournée. L'élégiaque, à son tour, droit sur les étriers, à la tête de son escadron, escalada les cuirassiers russes qui s'emmêlaient, se cognaient et croulaient. Il les recouvrit de sa troupe alerte. La clairière reparut dans le cirque de sapins étages. On se regarda, rouges et haletants, déchirés, troués sur des chevaux saigneux. La meute du major avait coiffé l'artillerie russe.

Triomphant, il s'arrêta. Le devinait-elle, si noble, la triste Aurélie qui, dans Strasbourg, épiait l'avenir, sans doute, aux yeux clairs du petit Édouard? Le devinait-elle si fort, l'ironique Malvina, qui se moquait loin de lui sur la route de Vienne? Le devinait-elle si puissant, la craintive Caroline, occupée entre les livres et les sacs d'écus? Le devinait-elle si magnifique, la pileuse Virginie, berçant le sommeil de leur fille, qui avait clos, à cette heure, ses cils sombres?

Il lui sembla que ces quatre imaginations de femmes l'évoquaient. Il lui parut impossible que leur pensée, à cet instant, ne fût pas pleine de lui. Son caractère l'emportait sur les obstacles de la nature, sur la haine des hommes. Il se sourit.

Edme sonna joyeusement. De toutes parts les dragons revinrent aux sabres levés des lieutenants qu'admiraient les artilleurs russes assis contre les affûts de leurs pièces conquises. Au delà, sur la route, leurs hussards, en pelotons échelonnés, arrêtaient, de leurs feux, la poursuite. Les éclairs se tordaient devant les groupes de tireurs fantômes dans la nue fumeuse. Par les bas-côtés de la grand'route, la fuite galopa des cuirassiers russes aux cimiers bas garnis de chenilles noires. Quelques-uns, à terre, quittaient leurs chevaux moribonds.

Masqué de pâleur, l'élégiaque ramena l'escadron. De sa gorge le sang moussait à travers la toile d'un bandage, gouttait, descendait plus noir sur les revers de son habit. Les hommes parlaient précipitamment entre eux, se montraient les hussards russes et le tir ennemi, emmêlaient leurs brides, flattaient leurs chevaux atteints d'estafilades, étanchaient, sur le pelage, les résilles de sang. «As-tu vu, disaient-ils, comme ils tiennent, pitchoun!—C'est d'autres gars que les Autrichiens.—Et une belle poigne!—Ce pauvre Sorel!—Le grand Russe lui a fendu la tête jusqu'aux oreilles.—Encore un qui ne boira plus de vin gris.—Bah! faut bien mourir, un jour.—On leur a montré tout de même ce que c'est que des dragons français.—Regarde l'aigle. Elle brille.—J'aurais bien voulu que la payse me vît aplatir le mangeur de chandelles.—Pauvre Coco, mon bicot, il t'a écorché l'épaule, le pendard.—Patience! mon gris. L'artiste va te panser, mon chéri.» Arrêtés, ils s'empressèrent autour de leurs bêtes, les épongèrent. L'élégiaque fit signe qu'il ne pouvait plus parler. On apporta, pour lui, une civière, et on l'emmena du côté des voitures. Il partit, balancé par les quatre hommes comme un cadavre déjà, le poète d'amour.

Les moscovites n'interrompaient pas leur tir.

Et les étages de la forêt entière se couvrirent aussi de détonations, quand les chasseurs tentèrent de l'assaillir. Chaque sapin lâcha sa flamme. D'une seule voix roulante les arbres se défendirent et crachèrent la mort.

En vain les chasseurs, par pelotons, voltigeaient. La colère de la forêt les enfuma, les repoussa, en culbuta qui tombaient de leurs chevaux à genoux. On les vit trotter, hésitants, par les sentes, au flanc des talus. Une bise de fer les cingla, fit sauter les montures et chanceler les hommes, sans que l'ennemi parût hors la bordure des sapinaies.

Murat rejoignit. Il parcourut la ligne des dragons, vint au régiment de tête, s'arrêta… «Dragons de Hohenlinden!… Vous avez été dignes de votre histoire,» déclama-t-il. Mais, à cause de la fusillade, seuls quelques-uns l'entendirent, et parce que beaucoup aussi lavaient avec l'eau du bidon leurs égratignures ou celles des animaux. Arrivé devant le major et le colonel, Murat dit encore: «Je vous félicite… Vous commandez le meilleur régiment… C'est là le cheval turc du colonel Lyrisse?… Il n'a rien? Tant mieux… Car c'est une belle bête…, une belle bête, vous savez, major! Mes compliments…» Il s'éloigna en détournant la tête, comme au regret de ne pouvoir mieux apprécier les formes de l'animal.

Bernard réprima l'amertume de son sourire. Moins que le turc, il intéressait Murat, dont il assurait au moment même la victoire et le prestige.

Il ne répondit rien au colonel, qui frottait ses grosses mains gantées de peau, espérant: «Voilà une parole du prince, au moins, une parole aimable… Peut-être qu'on ne va plus avoir tout le temps l'état-major sur le dos, tu sais, Monsieur, hein?… Il a dit que le régiment était le meilleur!»

Mais alors les grenadiers d'Oudinot étendirent leurs avant-gardes sur la route. Augustin cria du haut de sa jument fine et blanche: «Bernard!… C'est nous qui enlevons la forêt. À ton tour de te reposer, mon frère…» Il remua sa jolie main et suivit la direction prise par les chasseurs, en appelant les bataillons de son bicorne agité. Vraiment il sembla commander le général de brigade qui obéit à ses gestes et répéta sa voix, tant que débouchèrent les colonnes. L'arme au bras, les soldats rigides redressaient leurs bonnets à tresses blanches. Ils cherchaient à voir. Leurs visages vieillirent en approchant des bois furieux qui tonnèrent plus. Juste devant les escadrons, la clairière élargie découvrait le cirque de collines forestières d'où bondissaient les feux.

Peu à peu les masses d'infanterie s'épaissirent, s'amplifièrent, se déployèrent entre les dragons et la cavalerie russe qui reculait. Murailles successives, elles cachèrent les shakos jaunes et les dolmans verts, les petits chevaux. Contre la futaie tonnante, les flots de grenadiers montèrent, par colonnes bleues hérissées de baïonnettes et velues de hautes coiffures.

Ce fut un combat entre les hommes et la forêt. Deux fois les hommes se ruèrent à la verte face des sapins dardant la mort. Deux fois leurs lignes se rompirent, s'émiettèrent, reculèrent et retombèrent dans la route. Là des chariots enlevèrent les blessés criant sur la paille rougie que piétinaient les chirurgiens, qui retroussaient leurs manches pour forer les chairs souffrantes.

La cohue bleue des grenadiers se rassembla, se coucha, souffla; puis les officiers, à un coup de clairon, se levèrent, et, l'épée haute, poussèrent de grands cris. Une troisième fois le flot de grenadiers déferla contre la foudre éclatant par mille coups à la face des sapinières. Disloquées, ébréchées, sillonnées, leurs vagues se ruèrent, pénétrèrent la ténèbre verte et fumeuse, la percèrent de leurs bataillons inclinés, la traversèrent de leurs forces mobiles, l'envahirent d'une formidable rumeur qui se prolongea jusque le soir parmi les crépitements des fusillades et les abois sourds du canon. Au crépuscule, la forêt germanique était violée.

Et l'ennemi continua de fuir, le lendemain.

Les dragons chantèrent:

     Ennemis de la tyrannie,
     Paraissez tous, armez vos bras;
     Du fond de l'Europe avilie
     Marchez avec nous aux combats!
     Liberté, que ce nom sacré nous rallie.
     Poursuivons les tyrans, punissons leurs forfaits!
     Nous servons la même patrie:
     Les hommes libres sont Français.

Le major découpla sa meute de Gascons, lança les Alsaciens. Elle parcourut les sentes, elle visita les chaumières, elle admira le nombre des cadavres russes mitrés d'or, étendus dans leurs capotes grises; elle recueillit les hauts cuirassiers aux armures de bronze, les fantassins à bérets verts que parait la blancheur d'un plumet raide et qui jetaient leurs armes avec le dépit de se rendre. Ils s'exprimaient vivement au moyen d'une langue incompréhensible; ils paraissaient tout de suite joviaux et doux.

Ce n'était pas encore ceux-là qui lui dérobaient la possession de la gloire, mais d'autres, plus loin, à l'abri d'autres forêts, derrière de nouveaux monts. La rage de Bernard le harcela menant la fatigue des hommes et des chevaux. La fièvre cerna les yeux. Les malades quittèrent la selle et s'assirent au bord des chemins dans l'attente des fourgons. Les blessures se rouvrirent sous les linges boueux et salis… Les animaux maigrirent davantage, et leur poil se ternit tout à fait. On alla. L'ennemi fuyait toujours, insaisissable. Où Bernard trouverait-il enfin la résistance qu'il vaincrait, pour devenir l'homme des triomphes historiques, celui que les foules acclament, à l'ordre de qui les soldats meurent et que la jeunesse imite. Il ne la rencontra ni dans les châteaux en ruines dominant la plaine, au faîte des grands rocs, ni le long du fleuve rapide que bordent les échines boisées des monts, ni derrière les cités blanches endormies au bord des larges eaux sous la tutelle de la cathédrale, ni dans les champs bruns qui s'approfondissaient au revers des montagnes, ni dans ceux qui se bossuaient au dos des collines. On alla. Le froid gerçait les lèvres. Dans leurs vastes manteaux blancs qui recouvrirent les croupes de leurs montures, les dragons furent un peuple de silencieux assassins, ruminant la haine contre ceux qui faisaient endolorir leurs reins, saigner leurs blessures, accroître leur soif. Un jour, à Saint-Poelten, on crut les atteindre, les invisibles. L'armée entière de Kutusov brilla tout un midi, par lignes métalliques sur le plateau lépreux, derrière ses attelages d'artillerie rangés. Comme les corps de Lannes et Murat n'étaient pas en force, l'ordre fut de ne pas tenter l'attaque. Héricourt crut cependant que l'armée accourrait se joindre dans la nuit. Le lendemain, on sut que les Austro-Russes franchissaient le Danube à Krems, et l'on se remit en route à travers les monts et la forêt. Les chevaux marchèrent.

Mensonge de Malvina, compassion d'Aurélie, sévérité de Caroline, plaintes de Virginie, méchanceté d'Augustin, vous ne pouviez donc être jointes et terrassées sous la figure et dans la personne de l'ennemi qui, de sa défaite, de sa mort paierait la victoire et la noble vengeance du caractère? Bernard eût pleuré. Augustin, lui, s'enchantait du paysage, du large fleuve coulant au fond de rochers en abîmes, parmi des rives abruptes, noires de hauts sapins érigés d'étage en étage sur le gris froid du ciel. Il nommait les burgs et les faits de l'histoire, les riches abbayes au milieu de leurs parcs, entourés de métairies. Il espérait, à Vienne, Malvina, leur union. Il ne la vantait point. Ambitieuse, légère, frivole, il la croyait ainsi. Mais la fortune atténue bien des imperfections. Mieux vaut être trompé par une belle femme que par une laide. Du moins il supputait des compensations intimes, non méprisables, qu'il énumérait au rire d'Edme, joyeux encore d'une course à la victoire, où le péril s'évitait sans cesse. On rencontra des villages à demi brûlés. Les paysannes en pleurs fouillaient les décombres. Leurs bonnets de fourrures à la main, les laboureurs suivaient des bières balancées par des brancards. Des fillettes, à la suite de viols, agonisaient sur les paillasses. Le feu avait noirci partout les murs. Car les Russes avaient passé chez leurs alliés. Ce peuple acclama les dragons libérateurs. Les chirurgiens français pansèrent les plaies, soignèrent les maux, au nom de l'empereur. L'on alla. Les fantômes des châteaux surgissaient devant les hauteurs. Les filles en robes rouges poussaient des brouettes de foin. Les christs étendaient leurs bras de bronze contre la grande croix des carrefours. Que de paysages se déroulèrent, tragiques, dans les vaux de la sombre forêt, jolis autour des blancs villages environnés de houblonnières, paisibles vers les prairies où ruminaient les troupeaux de boeufs blonds, grandioses, lorsqu'au bas des côtes apparaissait la lumière du fleuve embrassant les îles aux vastes pâturages, baignant les caps de rocs hérissés par la multitude des bois en or.

Comme les pieds des chevaux possédaient le sol d'Autriche! Comme les yeux des hommes se repaissaient du pays de conquête, malgré la fièvre et la cuisson des plaies! On alla. Le casque du major lui pesa tel qu'une visière de plomb. Râpées par la selle, ses jambes étaient deux douleurs jusqu'aux semelles froides. Le vent chassa la poussière dans les paupières piquantes. La taille lasse se coupait contre le ceinturon. On descendit, et les cailloux roulèrent sous les pas des bêtes dans le ravin. On monta, et la glaise glissa sous les fers, tout le long de la pente. À chaque hésitation du cheval, le ceinturon coupait, les cuisses brûlaient, le casque cognait le front, la migraine secouait une cervelle de plomb dans le crâne chaud; l'échine se brisait; et l'odeur moite de la bête en sueur navrait l'odorat.

Héricourt souffrit tant qu'il ne s'inquiéta point lorsqu'on lui apprit la mort prochaine de l'élégiaque, le mal du cousin Gresloup. La guerre n'épargne point les faibles. D'heure en heure on voyait verdir les joues creuses de Cahujac. Corbehem vomissait. Le colonel devenait tour à tour écarlate et violet, comme si l'apoplexie le voulait étrangler à cheval. Solitaire, le vicomte s'évanouit sur l'arçon.

On alla plus loin.

Après le rideau éclairci d'un bois, ce fut, d'une hauteur, la vue blanche et grise d'une immense ville étendue le long du fleuve, pleine des touffes rousses de ses jardins, couverte de ses dômes, de ses clochers, enflée de ses basiliques et de ses églises. Géante nouvelle, sa rumeur troublait le brouillard d'argent. Ses fumées s'effilaient dans l'air terne… «Vienne!» Les dragons s'arrêtèrent. Les chevaux soufflaient. Les hommes haletèrent.

Bernard contempla. C'était là ce qu'ils étaient venus chercher depuis les sables de Boulogne, à travers les campagnes françaises et la grande forêt germanique; c'était cette ville, sa clameur confuse dans les vapeurs de l'automne, auprès du fleuve blanchâtre enserrant des îles plates. Les uns et les autres, ils se regardaient afin de pressentir leur émotion, en face du joyau de pierre brillant au pied de la montagne où culminait l'écume tumultueuse de leur cavalerie. Par dix mille yeux, la France mesurait sa conquête. Frontons des palais, tours jumelles des églises, ravines des rues bleuâtres. Devant ces remparts, les Turcs s'étaient arrêtés sans pouvoir franchir l'enceinte. Et l'on se dit que les soldats de France, pour la première fois, feraient connaître à ses filles le drapeau d'une victoire étrangère.

«Tonnerre! répétait le colonel…, ça vous retourne le sang de se voir ici.—Est-ce aussi grand que Paris?—C'est plus que Bordeaux.—On va coucher dans des lits, mon fils.—S'il y avait le port, ce serait Marseille. Seulement, à Marseille, il y a le port.—As-tu trotté, mon pauvre Coco de bicquot?—Ça ne fait rien; c'est bon à penser qu'un jour nous raconterons ça chez nous.—Ma mère, qué grandé ville!—Les Français sont des héros!» Ils ne firent rien autre que se rire de toutes les bouches heureuses. On trempa du biscuit dans l'eau-de-vie du bidon. Ils ne s'apercevaient plus, sales, boueux, rapiécés, enveloppés de linges sanglants. Bernard retrouvait en eux ses statues héroïques; et il frémit de croire que les quatre têtes de femmes réfléchiraient, quelque jour, au moment alors vécu devant les rumeurs de la ville. «Elle est plus belle que le visage de Malvina, cette capitale, murmura-t-il; et voici que je la posséderai bientôt avec la force de mon peuple!»

Vraiment c'était son peuple, ces deux divisions de dragons qui le suivaient depuis le Rhin, qui s'étendaient à sa droite et à sa gauche, qui soutenaient l'élan de ses meutes gasconnes, alsaciennes, bretonnes, tourangelles, provençales, champenoises, picardes et beauceronnes, ses meutes de races différentes devenues une seule meute française, une seule force latine vouée au désastre des Germains et des Huns, de toutes les races barbares. «Décius, Scipion, César, Constantin!» Il murmura leurs noms, se connut leur âme devant les splendeurs de la cité de Pannonie. L'imperator marchait derrière les aigles. Lui était le maître de cavalerie. «Ô grandeur romaine, ressuscitée après quinze siècles d'esclavage sous la féodalité franque et germanique!» Il l'enseignait à Edme, ravi de s'apprendre fils des Gallo-Romains.

Et l'ordre vint. On n'entrerait pas dans la ville. On courrait aux ponts du Danube. Abandonnant Vienne, l'ennemi fuyait en Moravie. Il venait de battre sur la rive gauche le maréchal Mortier acculé dans Dirnstein avec les divisions Josan, Dupont. Espérant que les quarante mille Russes, désireux de faire mettre bas les armes à un maréchal d'empire, s'attarderaient, l'Empereur envoyait à la hâte son avant-garde pour les prendre à revers.

On alla. Par subterfuge, le grand pont du Danube fut livré, Murat, Lannes et Oudinot ayant persuadé aux commandants autrichiens la conclusion mensongère d'une armistice. «Bah! ruse de guerre!» répondit le colonel aux blâmes de Bernard, qui n'admettait pas l'utile tromperie. On alla plus avant. Comme ils avaient eu Vienne à leurs pieds, les soldats ne doutaient plus de la victoire certaine et définitive. Ils supportèrent la fièvre, la fatigue. Les fers des chevaux martelèrent les planches des ponts, par-dessus la majesté limoneuse du Danube. Les colonnes de prisonniers défilèrent à rebours. Les champs fléchirent sous les pas des bêtes. Dix mille grenadiers d'Oudinot couvrirent l'espace, à droite, jusqu'aux forêts de l'horizon. Des compagnies entières, qui revinrent de piller Stockerau, où étaient les magasins de la cavalerie autrichienne, s'affublèrent de pelisses écarlates, contre le froid qui devint vif. Beaucoup se firent traîner dans les caissons des chevau-légers à la suite des colonnes; tour à tour, les détachements s'y reposèrent. Le colonel, le major, Edme, profitèrent d'une vaste calèche à caisse jaune prise dans une villa des environs de Vienne. Le gros homme dormait tout le temps. On occupa des villages moraves enfouis aux plis des montagnes; on coucha sur des lits peints d'ornements bleus et dorés. De bons vins blancs réconfortèrent les courages et mirent de la joie aux yeux, bien que la pluie ne cessât d'alourdir les manteaux, les crinières des casques.

Edme et Bernard parlaient quelquefois de la famille. Ils s'inquiétèrent un jour de leur délaissement. Edme lui dit:

—Je pense comment je me suis vu enrôlé à la suite de peccadilles; cela me paraissait une punition terrible. Abandonner les jolies filles, les bons repas, la liberté, pour se soumettre, pour, à chaque instant, risquer la mort de faim, de froid, de maladie, ou celle des blessures… Abandonner Virginie qui me donnait tant de bonnes choses, quitter le château de Lorraine, et dormir dans la paille que les souris traversent! Maintenant il me semble que je ne mènerai plus d'autre vie, jamais, par goût. Cependant je suis fatigué; la cicatrice de ma blessure pince. Je ne puis jouer qu'avec de grosses paysannes sales. Je me lave rarement. Je pue le cuir et le poil mouillé. Quand me nommera-t-on maréchal des logis? Augustin, lui, est dans les honneurs, mais moi? Je me plais cependant au milieu de ces grands gaillards, bons enfants et farceurs, qui ne songent à rien qu'à leur tabac, n'aiment que leur cheval et se grisent de gros rires. Regardez-les. Ils sommeillent, la pipe à la bouche; ils se tapissent sous leurs manteaux, comme des colimaçons dans la coquille. Ils ne redoutent pas de malheur. Les autres plaisantent là-bas parce que Lorilleux a encore perdu sa blague. Cela les rend gais. Il est si comique, Lorilleux, quand il cherche sa blague. Tous savent que Ternisien la lui a dérobée. Ils s'amusent de savoir ce que Lorilleux ne sait pas. Cette même farce recommence tous les jours, et tous les jours ils y prennent le même plaisir. Les lubies de la jument que monte de Camors leur donnent une autre satisfaction, à moins que ce ne soit l'ivresse grave de Coupeau, qui ne veut pas être regardé s'il se croit saoul. Rien de cela ne me répugne, tant je me sens à l'aise au grand air, tant je me réjouis de dominer mes petites peines, de ne plus craindre la pluie, le froid, ni la boue, ni le danger. Je me crois hors de la nature humaine et plus fort que mes instincts. Je me juge noble, audacieux, je m'approuve, j'admire ma forte animalité. La certitude d'appartenir à la force qui vaincra m'enchante à un tel degré que j'oublie tout le reste.

—Vraiment, reprit Bernard, mon plaisir consiste à être la vie de ces cinq cents vies qui trottent. Les dragons prolongent mes gestes; les éclaireurs de Cahujac étendent mes regards. La compagnie Corbehem appuie ma résistance; l'escadron des tireurs centuple deux fois mon adresse. C'est d'être accrue de tous ceux-là que se réjouit ma personne. Je suis comme le plongeur qui vient de rester longtemps sous l'eau, le souffle comprimé, et qui, remonté à la surface, respire à pleins poumons. Ma vie s'élargit de leurs vies. Quelle occupation compense cela dans les habitudes de la paix?

Ils allèrent encore. Ils regardaient l'air, les monts boisés, les dix milles grenadiers fourmillant à travers les sentes, descendant les pentes, escaladant les hauteurs, assemblant leurs lignes bleues, ou les disjoignant, derrière les batteries sourdes des tambours. Augustin vint avertir des prévisions. On allait atteindre la ville de Znaïm, avant Kutusov; on le couperait ainsi de l'armée descendue par la Pologne. Comme les Autrichiens d'Ulm, quarante mille Russes seraient pris entre le Danube, Vienne, les monts de Moravie impraticables à une armée, et le corps de Lannes. Il croyait que tout allait finir là. On rentrerait triomphants à Vienne; il épouserait Malvina Van Brooken. Il promit à Edme des chasses superbes, en France, et des fêtes, toute une existence de luxe généreux. Bernard souriait, indifférent peu à peu. Si cette Hollandaise préférait le serin d'état-major à lui-même, il n'irait point la chercher. Méprisant, il la défendit des critiques d'Augustin, qui ne s'illusionnait pas.

À Hollabrün, le bruit d'un armistice courut. Kutusov s'avouait pris. Il capitulerait. On s'arrêta trente-six heures derrière la petite ville, à gauche du faubourg de Schöngraben, dans l'un des châteaux autrichiens qui s'érigeaient en tous les lieux propices. C'était une bâtisse basse et vaste, au milieu d'un parc que des métairies bornaient. Une vieille dame y reçut gracieusement, regretta de n'avoir point de champagne, qu'elle croyait être le vin ordinaire des Français. Il y avait des salles si hautes de plafond que de petits oiseaux nichaient entre les poutres, pépiaient et voletaient. Les chambres contenaient des horloges énormes incrustées d'ivoire, des panoplies d'armures rouillées, des épinettes vermoulues. On servit un sanglier entier avec ses défenses, sur une planche de chêne cru, creusée de rigoles pour la sauce. Poudrés à frimas, les domestiques portaient des souquenilles cramoisies et des culottes de toile jaune. On vécut là, débottés, contents. Les dragons dormirent étendus sur la paille des granges. Les courbatures se guérirent. Le régiment ronfla vingt heures de suite, les têtes entre les poings, les pieds nus. Là ils apprirent la mort de l'élégiaque et la nomination de Pitouët à sa place. Celui-ci endossa vite l'uniforme neuf. Il parlait avec vénération de Murat. Son teint hâlé, ses traits tirés et devenus sévères lui donnaient plus d'importance. Il critiqua la manière de parquer les chevaux, puis développa tout le plan de la campagne qu'il fallait entreprendre contre la Prusse, dont l'émissaire parvenait à Vienne pour demander raison du passage des Français sur le territoire d'Anspach. À son avis, la reine de Prusse était folle et le roi ridicule. Il croyait savoir que Talleyrand, avec ses collègues, se rendaient à Vienne aussi. Il forma des voeux pour le voyage des Praxi-Blassans sur un ton de courtoisie récemment apprise. «Ah bien! commandant, répétait le colonel ébahi!… Vous en dégoisez des phrases. Peste! mon bon. Tu profites auprès des princes…» Pitouët daigna sourire, et il affecta de se mettre à l'étude, étala ses cartes, des livres, des mémoires. Quant à l'élégiaque, on se contenta de le pleurer avec des: «Le pauvre garçon!—C'est bête, la mort!—Et nous aussi, va!—Enfin!—On n'est pas plus mal, sans doute, de l'autre côté. On se repose.—Les femmes lui f… la paix, du moins!—Ton, ton, ton, taine, ton, ton.—Il y en aura-t-il une seulement qui le regrettera?—Peuh!»

Le surlendemain, à trois heures de l'après-midi, tout à coup, on entendit battre la générale. Les aides de camp galopèrent le long des haies. Un coup de canon ébranla les vitres des grandes portes-fenêtres. Bernard se précipita sur le perron. Edme emboucha son cuivre, et le boute-selle fut sonné par les autres trompettes à tous les coins du parc. On vit les hommes surgir de la paille, à la porte des granges, et enfiler leurs bottes précipitamment. D'autres passèrent, la selle sur la tête, la bride au coude. Les maréchaux de logis injuriaient en bouclant leurs ceinturons. «Mein Gott?…» gémit la vieille dame, qui boucha ses oreilles et descendit au sous-sol. Des fenêtres on apercevait les positions des Russes, appuyés sur leur droite à un ravin et sur leur gauche à la forêt. Au centre, une batterie et des ouvrages en terre rouge défendaient leurs forces. De cette batterie, un petit nuage enfla, s'éleva, grossit, se dilua… L'armistice était rompu. L'orage de la bataille se propagea vite derrière la ville, tandis que des briques s'écroulaient déjà dans le faubourg de Schöngraben. Les grenadiers prirent le pas de charge afin de gagner le découvert.

Tout le jour, les dragons restèrent à l'entrée du faubourg, en réserve. L'infanterie donnait. Vers cinq heures arrivèrent les premiers convois de blessés, en des brouettes que traînaient des paysans coiffés de fourrures, sous la surveillance des caporaux. Un lieutenant n'avait plus de mâchoire inférieure, ni de langue, tenait la tête en arrière pour ne point frotter les lambeaux de ses joues contre le drap irritant du col. Les revers blancs de son habit portaient des plaques de sang. On eût pu compter les dents supérieures gâtées, toutes noires, dans la viande de la bouche qu'un coup de sabre avait partagée sans doute au moment d'un cri. L'homme vivait encore, et il se ramassait sur lui-même, contractant les jambes, tandis que ses mains rouges recueillaient les vingt morceaux de chair pendus à ses pommettes.

Le défilé ne discontinua plus. Dans les charrettes, les soldats pleuraient, tels des enfants, pour un ventre ouvert, une main brisée, un nez enfoncé, une jambe trouée par les balles austro-russes. Les moribonds s'agriffaient aux manches des autres. Leurs blessures rendaient certains attentifs et réfléchis. Soudain l'un poussait un cri de bête battue, fermant les yeux. Ceux en agonie regardaient blanchir, mourir leurs mains étalées au long des capotes bleues. Ils avaient perdu tout courage. Ils invectivaient l'empereur, l'appelant: «Bourreau, canaille corse, étrangleur de la République!—Faut-il que je sois bête.—C'est bien fait pour moi, au lieu de déserter?—C'était facile pourtant, idiot!…» Ils regrettaient leur pays, leurs parents, le repos des chaumières… Au long d'un haquet, recouvert de paille, un chef de bataillon n'avait plus que son habit ouvert sur sa chemise, car ses deux jambes velues, emportées aux genoux par une bombe, saignaient à travers les linges du pansement. Celui-là regardait fixement la croupe du cheval et serrait les dents, les poings, comme pris de rage contre l'atrocité du sort. Un à un, haquets, camions, brouettes et chariots s'engagèrent dans la rue de Schöngraben. Les projectiles ennemis commencèrent à effondrer les toits de chaume, parce que les colonnes de grenadiers et le train d'artillerie ne cessaient de la parcourir.

Le major vit Edme pâlir, qui considérait l'homme aux jambes enlevées. Il pensa nécessaire de porter les escadrons loin du spectacle démoralisateur; et l'on se retira plus loin, dans une petite prairie fangeuse. Silencieux, ils s'immobilisèrent dans les guérites chaudes des manteaux, à la tête des montures.

L'orage de la bataille gronda, se développa, ébranla les nues du ciel et fit vibrer les oreilles. On ne se parla point. Les chevaux s'émouchaient de la queue. Bernard faisait les cent pas devant les lignes en pensant à la petite Denise, qu'il imagina sur les genoux de sa mère, à l'activité de Caroline, qui avait abîmé de son charbon les jardins des Moulins-Héricourt, car la prairie morave ressemblait, parmi son entourage de peupliers nus, à celle de l'Artois. Comme il comparait les arbres, il vit une fumée légère grandir au-dessus de Schöngraben, entraînant de rouges étincelles, et bientôt un grand nuage de fumées tourbillonnantes s'évada. Une flamme d'or et de sang se dressait, se dardait. Le chaume des toits s'incendiait.

Dès lors le feu s'échevela davantage et tendit contre le ciel un immense rideau lumineux, qui ronflait en s'étalant. Les fumées furent rabattues vers la prairie. Les dragons toussèrent. Il volait des flammèches. Les chevaux s'épouvantaient. Mais on ne put d'abord changer de place; les colonnes de grenadiers se rendant au feu comblaient les routes et les petits champs, entre les caissons verts de l'artillerie.

Le jour baissa vite en ce crépuscule de novembre. Seul l'incendie éclairait les figures furieuses des fantassins muets et qui attendaient, l'arme au bras, le signal de la marche. La nuit ne vint pas interrompre la canonnade; mais on dut reculer en arrière de Schöngraben et d'Hollabrün, autour de quoi l'on se battait toujours, dans les rues pleines d'incendie, de poutres roulantes, de cris effroyables, que poussèrent des blesses lapés par la flamme. Plus tard les chasseurs à cheval, qui allaient, à gauche, tourner l'ennemi, annoncèrent que l'armée de Kutusov défilait derrière le corps Bagration, qu'elle échappait à nos armes, que les hauteurs de Schöngraben appartenaient presque à l'infanterie russe. Il fallut allumer des feux de branches pour le bivouac.

À ce moment, une odeur de grillade envahit l'air, le satura. Edme eut mal au coeur. Les blessés rôtissaient dans les maisons en flammes. On le comprit. Il répugna d'avouer que l'on respirait une atmosphère chargée de graisse humaine. Le lendemain, quand on traversa les décombres fumeux de la ville, Edme et Bernard reconnurent le malheureux chef de bataillon: sur les mains, il avait rampé hors d'une petite épicerie, jusqu'à ce que les flammes issues de la boutique eussent atteint les moignons de ses cuisses. Les deux fémurs, sortis des chairs charbonneuses, restaient pris dans une mare de graisse jaunâtre figée autour du cadavre tordu. Les mains avaient creusé la terre.

On croisa des files de prisonniers russes, aux visages roses, aux yeux
d'enfants naïfs, aux narines ouvertes. Enfui derrière les troupes de
Bagration, Kutusov joindrait ses divisions à l'armée de Pologne et aux
Autrichiens de Kienmayer. Des officiers apprirent cela.

Et partout, sur les seuils, au-dessous des poutres rongées par le feu, gisaient des corps recroquevillés et noirs, rétrécis à la taille d'enfants, sauf les grosses têtes, qui semblèrent des boules de charbon friable.

L'horreur fut telle que les dragons ne se parlèrent plus. Ils se pinçaient les narines à cause des émanations. Des soupiraux et des fenêtres, des murs effondrés entre les meubles disjoints et boursouflés par les cloques du vernis, la même senteur d'ignoble grillade humaine montait. Le régiment prit le trot à travers les étables et les tas de paille qui flambaient encore. Les chevaux évitèrent les corps presque nus des grenadiers de Kiew. Déjà leurs visages se violaçaient entre les jugulaires maintenant leurs hautes mitres dorées sur leurs cheveux à la poudre.

L'on alla par les campagnes, de village en village, à la suite des Russes qui brûlaient tout. En longs cafetans blancs, des paysans pendaient aux branches basses des arbres, la langue hors du visage violâtre, déjà becquetés par les corbeaux. Au sommet de leurs collines, les châteaux fumaient de l'incendie. Les filles se sauvaient; leurs lourdes tresses battaient sur le dos des corsages galonnés. Ensuite, les Français reconnus, elles versaient le vin blond des cruches dans des tasses multicolores, qu'elles apportaient, contant les misères subies, les meurtres des parents, les viols des femmes et des adolescentes. Certaines finissaient par offrir leurs bouches au baiser d'Edme s'inclinant. Beaucoup d'entre elles appartenaient à des familles protestantes exilées par les édits de Louis XIV jusqu'en Moravie. Les escadrons trottèrent. Héricourt lançait les meutes d'Ulbach et de Cahujac par les villages entrevus dans les creux de ravins, à travers les sapinaies sombres. On prévit l'approche d'une grande bataille. Tous les champs s'encombraient de compagnies en marche. Si le major se retournait en selle, il apercevait une écume d'hommes entre les nuées grises et les échines des coteaux. Des régiments descendaient les pentes derrière le groupe de leurs tambours. Les attelages d'artillerie sonnaient le long des chemins. Les cuirassiers aux armures ternes foulaient, par troupeaux, les emblavures. Des gorges, les colonnes débouchaient avec pelotons d'état-major. Les aides de camp jalonnaient les carrefours, se renseignaient, la main à la corne du chapeau verdi, et devenus graves, hâlés, maigres. Les doigts de pied moulaient le cuir des bottes.

On alla. Rien n'intéressait, sauf la guerre. Les soldats eux-mêmes discutaient le plan de Bagration, la patience de Kutusov et les qualités de Murat, de Lannes, d'Oudinot. Augustin parvenait presque tous les jours jusque son frère. Il lui dit une fois: «Bernard, je crois que tu me gardes rancune, et pourtant je t'aime bien. Oui, oui. J'admire sincèrement ton caractère. Je t'assure, quand mon service m'appelle auprès des éclaireurs du corps, j'éprouve de la satisfaction. J'accours à franc étrier. J'ai hâte de te revoir. Cependant tu ne me conseilles pas, tu t'enfermes dans ton orgueil. Cela te nuit auprès des chefs. Mais je te comprends, moi. Seulement je n'ai pas la force d'être pareil à ton courage moral. J'ai besoin de briller, de triompher vite. Les victoires de l'esprit sur l'instinct et l'ambition ne me suffisent pas. Si tu voulais, si tu voulais, Bernard, tu pourrais me transformer. Mais tu ne veux pas. Je te semble un enfant barbare… Cela m'attriste. J'ai reçu une lettre de Caroline. Est-il vrai que Virginie va rejoindre Aurélie à Vienne, avec la petite Denise? Les deux paires d'yeux vont donc se réunir sur les genoux de leurs mamans… As-tu remarqué, mon frère, comme les Bavaroises et les Moraves ont les yeux de Denise, d'Édouard… Tu as dû rapporter cette impression de Hohenlinden, hein… L'âme des vaincus a passé dans l'âme de la race victorieuse, peut-être aussi…»

L'aîné sourit, car il percevait le manège du courtisan qui le flattait en parlant des petits: «Va, va, mon garçon, je ne m'opposerai point à ton mariage, ni à la richesse que tu attends. Tant pis pour toi s'il t'arrive du malheur ensuite… Tiens, regarde: Ulbach et ses Alsaciens ont couru d'instinct à ce village qu'entourent les houblonnières, et les gascons de Cahujac à ce hameau vers lequel grimpe le vignoble. Vois donc les Bretons qui pêchent avec une branche et une ficelle dans la rivière. Yvon rejette une tanche qui frétille sur l'herbe près du moulin dont leur patrouille explore les devants. Comme chaque race obéit à son goût particulier. Corbehem et ses Flamands marchent en silence, peinés par la disette.

«Sais-tu quand on aura du pain? Tous ces pauvres diables se démènent. Ils ont faim vois-les donc, Edme. Ce régiment est comme une araignée qui a tendu sa toile. Les patrouilles rayonnent du centre jusque les bois de sapins. Les dragons fouillent les plis de terrain. Pas un coup de feu. Oh! cet ennemi qui recule toujours, qu'on ne peut atteindre nulle part!—Moi aussi, répondait Edme, j'ai envie de l'atteindre. Il me semble qu'alors nous n'aurons plus froid, ni faim, et que nos bottes seront rapiécées. Ils emportent dans leur fuite toutes nos chances de bonheur, les Austro-Russes.—L'empereur le sent comme nous, ajoutait Augustin, en caressant l'or terni de ses aiguillettes. Voyez comme de partout l'on se rassemble. Tenez, là-bas, les hauteurs se garnissent de chariots, de forges mobiles, de voitures, de fourgons. Les chefs hâtent la marche du bagage.—La vie s'augmente de toute la vie qui se concentre dans les corps exaltés de cent mille hommes.—On est sûr de soi. On éprouve les coudes contre les coudes. On est un seul soldat confiant, un seul soldat qui se couche sur le pays morave, qui l'absorbe, qui mange ses poissons, qui boit son vin et sa bière, qui aime ses grosses filles mamelues déjà violées par les uns et les autres. Les petits garçons d'ici apprendront facilement le russe, l'allemand et le français, dans les écoles. Chaque peuple laisse de son sang aux progénitures qui germent dans le ventre des femmes.—Et chacun laissera beaucoup de son sang aussi au pied des vignes qui porteront les grappes de son vin blanc.—Qui a du pain ici?—Personne de nous.—On fait halte?—Oui.—J'ai faim.—Et moi! Il me semble que je mâche du cuir.—On a droit à un demi-biscuit trempé dans l'eau.—C'est l'ordinaire depuis trois jours.—À la guerre comme à la guerre, mes enfants!»

L'armée se put repaître à Brünn, ville pleine d'approvisionnements, que les Russes ne jugèrent pas utile de défendre. L'Empereur y tint son quartier général. En dépit du froid et du mauvais temps, les rues se remplissaient à chaque heure d'officiers cherchant les nouvelles et désireux de se montrer avant la bataille pour y obtenir un poste d'importance, ou fixer leur souvenir dans la mémoire des maréchaux qui vivaient là somptueusement. Ce n'étaient que chevaux de sang aux mains des ordonnances, calèches suspendues, voitures de campagne attelées à quatre. Les grenadiers et les cavaliers des compagnies d'élite montaient la garde devant toutes les portes cochères. Au milieu d'une cour de hussards et de dragons, d'adjoints à l'état-major, Murat paradait. Augustin s'exaltait à ce spectacle. Il s'avoua fier de traverser les rues populeuses devant l'admiration des bourgeoises coiffées de toiles d'or et vêtues de pelisses blanches, chaussées de bottes en cuir rouge. «C'est beau d'être les triomphateurs,» disait-il au major plus indifférent.

Lui, ponctuel, se rendait jusque le bourg où campaient les escadrons au repos. On y attendait les traînards, les recrues envoyées du dépôt de Béthune. Il inspectait méticuleusement les bandoulières de carabines, les faisait blanchir. Il veillait à ce que les hommes réparassent leurs vêtements, et se contentait seulement s'il trouvait les pelotons assis on tailleurs à l'abri des hangars, leurs habits sur les genoux et l'aiguille à la main. Le maréchal des logis Rougon présidait à ces travaux. Dans une grange, on radoubait les bottes. Ailleurs on rapiéçait les culottes de peau et les gants à crispin. Partout on étrillait les chevaux, on pansait leurs échines, on ferrait la corne. Les marteaux de la maréchalerie tapait l'enclume. On égalisait les crins des queues à coups de tondeuse. Pour les soins des bêtes, le colonel demeurait lui-même dans ce village aux maisons de planches goudronnées; leur rez-de-chaussée soutenait à l'extérieur des hangars couverts, et des toits à porcs. Le gros homme se promenait là, en bas bleus, en manteau de cheval, le bonnet de police enfoncé jusqu'aux bajoues. Il s'appuyait sur une canne. Il gourmandait les soldats. Devant le village coulait un petit ruisseau dont les recrues cassaient la glace, au matin, afin de recueillir l'eau de la lessive. Trois cents chemises de troupe pendaient à des ficelles, sous les hangars bas.

Le soin de réparer les statues et de compléter leurs rangs n'absorbait plus toute l'attention d'Héricourt. Il souffrait beaucoup de l'estomac, des reins. Cela le rendit morose, non qu'il sacrifiât à la douleur sa sérénité habituelle, mais parce qu'il redouta de ne pouvoir achever la campagne et, par là, de manquer les occasions de gloire. Il approchait de la trentaine. Il n'était pas encore colonel. Cela le remplissait d'amertume. À cet âge, le Rival commandait l'expédition des Pyramides.

Le major songeait à l'avenir d'une vie au coin du feu, s'il lui fallait quitter le service devenu trop ingrat, passé une certaine époque, pour qui n'obtient pas les hauts grades. Vraiment il n'aimait pas Virginie. Certes il la tromperait; elle lui rendrait la pareille. Ils divorceraient. Il prévit les misérables phases de ce conflit. Comment s'arranger de Virginie, molle et trop soumise à des malaises, de Caroline désagréable à voir, et toujours grognante. La seule évocation du petit Dieudonné Cavrois valait un dégoût nouveau. Les Praxi-Blassans l'auraient mieux séduit; mais la mélancolie de la soeur ne lui était pas moins pénible que la crainte de pécher criminellement avec elle. Sans savoir les raisons, il s'imputait la cause de cette tristesse. Il ne s'était pas montré bon envers elle. Il aurait dû lui offrir ce que ne prodiguait pas l'irascible et l'actif diplomate: une affection constante, définitive et sûre. L'étrange miracle des yeux d'Édouard, identiques à ceux de la petite bavaroise de Moesskirch, n'annonçait-il pas l'influence qu'un frère eût pu avoir sur l'existence d'Aurélie? Elle l'avait sauvé du suicide, elle, par l'entremise de sa belle-soeur.

Et cependant il ne se crut pas le courage d'accomplir ce devoir. L'énergie des sentiments lui manquait. La mort de son père l'isolait complètement, le respect envers le vieillard ayant été sa plus forte inclination. Depuis lors il n'avait voulu que la gloire. Elle se dérobait. Il prévit bien qu'elle ne viendrait pas à lui en ce même paysage où finirait sans doute la grande bataille des nations, latines contre la slave et la germanique.

Roides, les pentes du plateau lépreux descendaient, jusques les étangs, à droite, étangs ternes, larges, embarrassés de roseaux et qui reflétaient un ciel gris, traversé par des vols d'oiseaux migrateurs. Ce mont de Pratzen représentait de profonds ravins semblables à des plaies mauvaises où vivaient, blottis, d'affreux villages en bois. En s'échappant de maisons engluées de glaise contre le froid, la fumée noire des feux de tourbe souillait l'air. À mi-côte, la roue d'un moulin tournait sous le barrage du ruisseau huileux. Un vieil homme en bonnet de coton péchait à la ligne. Ensuite la hauteur pierreuse s'adossait à l'horizon gris. Des chemins y serpentaient entre les terres maigres et les silos du vignoble. Plus loin, vers la gauche, le plateau s'abaissait jusque la route d'Olmütz coupant une plaine onduleuse et triste, très vaste. En-deçà de la route, à un coteau, cinq mille Français en veste fouillaient de leurs bêches, de leurs pioches, entamaient des tranchées profondes, rejetant une terre plus rouge, fraîche, plantant des palissades, abaissant des chevaux de frise, élevant des rectangles de terre. Plus loin, en arrière, les grands bois de pins adossés aux collines de Bohême fourmillaient de tout un corps d'infanterie, qui se retranchait également. Vers le coteau on traînait les pièces d'artillerie lourde. C'était une activité folle et joyeuse, que rythmait sans cesse le roulement des tambours.

En face, plusieurs essaims de uhlans et de cosaques couraient, le long du plateau, de village en village, sortaient, galopaient jusqu'au ruisseau couvrant les bivouacs de cavalerie, échangeaient parfois des coups de feu inutiles avec les soldats du 11e chasseurs, qui faisaient le service d'avant-postes. À certains moments, tout rentrait dans le calme de l'attente.

Bernard Héricourt s'attachait au paysage. Son âme déçue des sentiments et de la gloire jouissait d'être morne ainsi que lui. Le caractère savourait là un repos, une douceur amère, en laquelle il se complut.

Revenu de Vienne, tout guéri, Gresloup l'approuva d'aimer ce lieu. Ensemble ils demeurèrent des heures, pensant à la misère des ambitions illusoires, des vaines passions.

—Tout fuit toujours, mon cousin, affirmait le lieutenant après ses récits d'amour.

—Tout fuit, oui, répondit Héricourt.

—Et la vie pourchasse.

—Nous poursuivons l'ennemi qu'on n'atteint jamais.

—On n'atteint pas…

Bernard décrivit Denise, Édouard; il confia son espoir d'admirer leur chance que ses armes préparaient, outre l'activité de Caroline et l'intelligence de Praxi-Blassans.

—Oui, tout sera beau, si vous réalisez… Évidemment, il faut songer aux heures de joie que la descendance pourra connaître, si nous les avons amenées. Il faut se marier; il faut engendrer.

—Je crois, dit Bernard.

Il évoquait la robuste famille romaine, l'effort latin qui avait fondé la gloire de la Ville, l'âme de la Ville, et le triomphe des Quirites.

—César prévit-il que Buonaparté, un jour, réaliserait son rêve de latiniser la Germanie? Et voilà ce rêve accompli, sans doute. Nous marchons sous les aigles mêmes qui conduisirent les légions et les centuries. Lorsque Varus poursuivait comme nous l'insaisissable ennemi, pensait-il que nous achèverions sa poursuite?

—Et peut-être ne l'achèverons-nous pas; mais nos arrière-petits-fils l'achèveront. Le monde acceptera d'obéir à l'idéal gréco-romain, que le christianisme vulgarise. M. de Chateaubriand le démontrait naguère.

—Oui, mon cousin. Il ne faut pas limiter à notre pauvre vie l'effort des races et du temps.

—Le temps épuise la vie des hommes et la vie des races.

Ils aimèrent, plusieurs matins, philosopher ainsi au pas de leurs chevaux, sans trop se soucier des pluies battantes, ni du sifflement d'une balle que la patrouille russe adressait. Augustin les rejoignit, un jour, sur sa jolie bête blanche maniérée.

—Malvina est à Brünn. Elle apporte des nouvelles de Virginie, d'Aurélie, de Denise, d'Édouard, de Praxi-Blassans. Elle fait déjà bon ménage avec eux. Nous nous marions dans un mois, si les boulets moscovites n'interviennent point d'abord, annonça-t-il, en souriant avec une certaine appréhension.

—Saluons l'homme heureux, mon cousin.

—Oh! oui. Une fiancée belle, amusante et très riche. Voilà ma vie faite. Ma vie est faite, répéta-t-il.

—Ma vie est faite, soupira Gresloup; mais pas de la même sorte.

—Et moi aussi, dit Bernard, ma vie est faite.

—Allons, allons, hommes chagrins, tas de Werthers et de Renés!.. Ce n'est pas tout. Il faut poursuivre!

—Poursuivre le cavalier qu'on n'atteint jamais et qui emporte avec lui, votre espoir…

—Bah! bah! nous avons toujours atteint les Austro-Russes. Ils vont danser, et voici la salle de bal… L'Empereur, cet après-midi, inspecte les dragons. Je venais t'en avertir, Major. Oudinot est arrivé guéri de la blessure reçue à Hollabrünn. Il paraît qu'on me nomme capitaine, Bernard!

—Parbleu!

En effet, Napoléon passa la revue dans le village, au bord du ruisseau. Murat l'accompagnait. Ensuite ils firent former le cercle aux officiers. L'Empereur avait grossi. Un sourire camarade découvrait ses belles dents. D'abord il prédit que le colonel serait promu bientôt général de brigade. Le gros homme ne put remercier. À demi mort d'émotion, il leva la main vers son casque. L'Empereur remarquait: «Ah! ah! Major, c'est là le cheval turc du colonel Lyrisse? Tout le monde en parle. Quelle superbe bête, Major!… Le chef d'escadron Pitouët?…» Celui-ci releva la tête. Napoléon le félicita pour sa connaissance de la carte et ses travaux dont le prince Murat l'entretenait souvent. À cela, le régiment devait de belles manoeuvres, notamment près d'Amstetten, où l'on avait pu envelopper les vedettes de l'ennemi avant de l'assaillir.

«Pardon, voulut protester Héricourt, c'est moi qui fis envelopper les vedettes.» Il se contint. L'Empereur ne le voyait plus, mais recommanda l'étude aux officiers supérieurs. Il laissait entendre que les grades ne seraient décernés qu'aux plus instruits. Ensuite il complimenta le capitaine Cahujac et lui promit la Légion d'honneur pour sa conduite à l'affaire d'Amstetten… Le lieutenant Gresloup fut également loué. L'Empereur continua. Sa redingote était couverte de boue, et ses bottes de craie prise aux pierres remuées dans les terrassements.

Héricourt refoula un sanglot. Donc le cheval turc méritait seul des éloges; lui n'était rien, lui qui avait façonné les huit cents statues du régiment.

—Major, dit l'empereur, il vous manque beaucoup d'hommes.

—Quelques-uns; mais ils rejoignent, Sire.

—Vous devriez avoir six cent trente dragons, reprit-il après avoir consulté son carnet.

—Sire, plusieurs sont restés malades à Hollabrünn. Je sais qu'ils sont en route pour rejoindre.

—Mais ils devraient avoir rejoint. Je ne veux pas tolérer ces absences. Le tiers du régiment fait défaut. Les détachements du dépôt ont dû boucher les vides à Munich et à Vienne… Alors?… C'est vous que je rends responsable…

Le major ne bougea point. Il se roidit. Le Rival fronçait les sourcils et le regardait fixement aux yeux.

—C'est cela!… On s'occupe de ses chevaux de prix, et on ne s'intéresse pas à l'effectif du régiment… Vous rendrez compte de cela, Major; je vous l'assure… Colonel, vous veillerez sur cet officier et vous m'adresserez un rapport.

—Sire!… à Hollabrünn…, insinua le colonel.

—Qu'est-ce que ça signifie…? Désormais je renverrai dans les dépôts les officiers qui me présenteront de pareils effectifs… Si nous n'étions pas à la veille d'un engagement, le major retournerait au dépôt de Béthune.

Le Rival s'excitait, furieux, en agitant une main grasse et blanche. Murat, consterné, se tint coi. Napoléon finit par s'éloigner au trot de son arabe en haussant les épaules sous la redingote grise toute crottée.

—Monsieur, tu n'as pas de chance, tout de même, gémit le colonel.

Toutefois le rêve de devenir général l'empêcha de plaindre plus longtemps Héricourt. Il lui promit la succession de son grade.

Le major souffrit de rage. Rentré à Brünn, dans son logement, il se jeta sur le lit pour crier à l'aise, ébranler le bois à coups de poing. Un billet de Cavanon réussit à l'apaiser un peu: Murat avait représenté plus tard à l'empereur l'injustice de tels reproches. Il n'y serait pas donné suite.

Cependant Bernard ne se consola point. Le Rival l'avait humilié. Il s'emporta contre le destin, conta sa peine au colonel Lyrisse, qui le retint à dîner avec Cavanon, Edme, Augustin, Malvina tout en velours jonquille. Bavarde et satisfaite de soi, elle n'intéressa guère. Héricourt lui dit brutalement qu'il laissait aux enfants la société des femmes, puis se retira de bonne heure. Cavanon l'excusa et fut galant.

Dans la nuit du surlendemain, on lut devant les escadrons, à la lueur d'une chandelle cachée aux patrouilles de l'ennemi par un manteau étendu, la proclamation de l'empereur, affirmant une prochaine victoire. Les dragons étaient passés du centre à la gauche, au flanc de la route d'Olmütz, non loin du coteau, garni de dix-huit canons, que le 17e léger avait promis sur l'honneur de défendre jusqu'à la mort.

Le corps de Lannes séparait les dragons de ce coteau. En arrière, les cuirassiers d'Hautpoul et de Nansouty constituaient une réserve. En avant, les chasseurs de Kellermann couvraient la droite de Lannes, car on savait que, dans la plaine onduleuse, quatre-vingt-deux escadrons russes et autrichiens allaient prendre place.

Impatient de se ruer, de contredire Napoléon par l'évidence de sa bravoure et de ses manoeuvres tactiques, Héricourt rageait encore. Au souvenir de sa vie manquée, de sa gloire perdue, il serrait les dents, il frappait l'air d'un bras fou. Toute la nuit, il parcourut les bivouacs, compta et recompta les hommes. Il en était arrivé le soir même. Il n'en manquait plus dix. Assister à une grande bataille était un mirage pour ces âmes qui, depuis quatre mois, trottaient à travers les Allemagnes, pillant, tuant et s'enivrant.

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