La Force: Le Temps et la Vie
«Te voilà, Macquart.—Oui, mon commandant.—Je te portais déserteur, mon garçon.—Sauf votre respect, mon derrière n'avait plus de peau; mais, quand j'ai su qu'on allait se frotter sérieusement, j'ai mis du suif sur ma personne et me voilà présent à l'ordre.—Je te croyais retourné dans ta famille.—Ah, là, là! ma famille… Un père qui gifle, une mère qui ramasse les sous que je gagne et qui les fourre dans son bas de laine. Et puis, les contremaîtres, à l'atelier, qui vous comptent quinze sous pour quatorze heures de travail. J'en ai assez. Jamais de grand air! Jamais de plaisir! Ici, au moins, on vit, on se sent, on s'amuse, on se cogne. Demain, quand je taperai sur le Russe, ce sera comme si je tapais sur le contremaître qui a séduit ma maîtresse. J'irai de bon coeur; et ça me soulagera. L'armée, c'est là seulement que je respire, moi!—C'est vous, d'Auberive.—Mon commandant, je suis resté malade chez des paysans aux environs de Znaïm. J'avais une migraine effrayante et la fièvre. Le chirurgien du corps l'a constaté. Quand j'ai appris que Kutusov avait rejoint l'empereur Alexandre, j'ai deviné la bataille; j'ai loué une carriole et deux chevaux: j'ai emmené Saccard avec moi, et nous sommes arrivés à temps. Je me suis engagé pour voir une grande bataille. Je ne voulais pas manquer le spectacle. Ce sera beau?—Les trois empereurs s'empoignent.—J'aurai vécu, du moins, si je vois ça. À Paris, on ne vit pas. On boit avec des créatures, on joue bêtement toute la nuit. On s'abîme l'estomac. Toutes les femmes trompent de la même manière.—Et en province, à Plassans, dit Rougon, ce n'est pas drôle non plus de fumer sa pipe toujours dans le même cabaret, du matin au soir. Au moins, à l'armée, on voyage, on voit du neuf.—Et demain, mon commandant, les dragons français démontreront aux Moscovites ce que vaut un homme de Gascogne sur un cheval barbe.» Ils se vantaient en riant. Ils rappelaient leurs exploits anciens. Ils affûtaient leurs sabres! Ils se promettaient leur aide mutuelle au moment du combat. Sur les feux, ils cuisinaient dans leurs marmites des mélanges d'eau-de-vie et de cassonade, dans quoi ils trempaient le dur biscuit. Le bonnet de police rabattu contre les oreilles, à cause du froid, ils restaient accroupis en leurs grands manteaux blancs, au milieu des litières de paille. Quelques-uns dormaient déjà, les pieds au feu et la tête dans leur col, appuyée sur la selle, le long des faisceaux de carabines, assemblant aussi les sabres et les gibernes, les casques et les paires de bottes.
Au toit d'une ferme, Corbehem et Cahujac examinèrent les positions de l'ennemi que marquait la multitude des feux sur le plateau, dans les ravins, aux inclinaisons des pentes. Pitouët les spécifia exactement. On distinguait, dans les masses d'ombres, un mouvement certain de la gauche vers la droite qui confirmait les prévisions de l'Empereur. L'armée russe descendait aux étangs pour couper la retraite sur Vienne et rejeter l'armée française contre les monts de la Bohême.
—Napoléon a deviné leur plan, dit le nouveau chef d'escadron; quel homme de guerre!
—Et, s'ils coupent la retraite sur Vienne, que ferons-nous?
—Murat tournera leur droite; alors ils nous auront dans le dos.
—Mais Bagration, qui est devant nous, empêchera de les tourner.
—Lannes enfoncera Bagration…
—Et Murat la cavalerie autrichienne…
—Les vainqueurs pris à revers seront coupés de la Pologne.
—À moins que nous ne soyons pris entre les troupes de Pologne et celles-ci.
—Cela dépend du hasard de la guerre, chantonna Gresloup… Voyez donc, Major, ces multitudes de feux qu'on sent doués de conscience, personnels… Ne dirait-on pas un peuple d'êtres féeriques qui s'agitent dans notre «morne paysage», comme les idées en nous, et sans plus de sagesse…
Mais Héricourt n'était pas d'humeur à philosopher. Il s'affirma qu'en cette plaine à demi disparue parmi le brouillard naissant il accomplirait le lendemain une grande chose. Elle l'élèverait au-dessus du Rival contraint à l'admiration. Elle imposerait au coeur des hommes l'émotion d'un enthousiasme. Que serait cette chose? Il l'ignorait encore. Il entrevoyait une manoeuvre du régiment qui le porterait jusqu'à la cime du plateau, cette masse d'ombre illuminée de cent mille points, animée d'une rumeur. Il entendit hennir au delà de la route d'Olmütz les chevaux des hussards de Pawlograd. Il se rappela la bande de junkers qu'il avait vus dans la journée rire et boire, puis casser leurs verres après avoir porté à la santé de quelque personnage. Il frapperait du sabre, bientôt, ces jeunes gens imberbes aux joues roses; il éteindrait l'éclat de leurs regards naïfs et bleus, au nom de la force latine et de la liberté républicaine.
À cet instant, un tumulte de voix françaises troubla le songe. Les cris de «Vive l'Empereur!» se dégageaient du fracas. Il vit des torches de paille et de sapin courir au poing des cavaliers galopants; tous les rangs des divisions Suchet, Caffarelli, quittaient leurs litières, dont ils arrachaient le foin pour le tordre en forme de brandons, l'embraser. Ce geste se propagea le long des lignes. Deux murailles infinies d'hommes illuminants se dressèrent afin d'éclairer le Rival, qui, au milieu, parut. Après lui, les torches de paille s'éteignaient, comme si la présence impériale uniquement eût enflammé les troupes.
À leur tour, les dragons se levèrent, se dirent le jeu; ils amassèrent la paille et l'allumèrent, en répétant leurs vivats pour la proclamation qui annonçait la victoire. Lui vint, la main en l'air, et galopa devant les visages tendus qui vociféraient, unanimes en leur confiance nationale.
—Esclaves, murmura Gresloup!
—Non pas, contredit Pitouët, ils s'acclament eux-mêmes; ils saluent la fortune de la Nation dans celle du camarade qui la rend glorieuse avec lui.
—Ave Cæsar, morituri…
—Vive l'Empereur! hurla Corbehem, qui haussait sa large poitrine en manteau blanc barré d'or.
Tout court sur un grand cheval, l'Empereur passa exalté par les cris énervant au loin le peuple de soldats réunis autour des feux. La fumée des torches masqua son visage. On ne reconnut que sa main: elle se levait; elle s'abaissait en remercîment.
—Oh! gémit Edme, avec une convoitise douloureuse, que je voudrais ressentir ce que cet homme ressent à cette heure!
—Épouse la maîtresse d'un Barras, assassine ses adversaires, répondit Gresloup, et il te donnera peut-être le commandement de l'armée d'Italie, jeune homme, si tu es, comme celui-ci, un mari complaisant et un sicaire docile.
—Taisez-vous, mon lieutenant, je vous en prie. C'est trop beau…
Jusqu'au loin l'acclamation se perpétua, et les figures de soixante mille hommes s'éclairèrent au passage de l'escorte, pour l'étonnement de la nuit.
Ensuite l'armée se recoucha devant les feux, rieuse, comme après la victoire.
XVI
Parmi les officiers, quelques-uns dormirent seuls plus d'une heure. La joie fébrile des hommes combattait aussi leur repos. Toute la nuit on entendit des rires, des appels. On faisait bombance autour des feux; on plaisantait la mort avec un coeur résigné à s'émouvoir devant le spectacle de la ruée gigantesque, pour salaire du péril; c'était la rumeur d'une foule en liesse.
À plusieurs reprises, une musique régimentaire joua des airs graves de Grétry. Alors les voix du peuple se turent, écoutèrent l'âme de la nation, qui, lointainement, derrière ses lignes, ses masses, rappelait aux hommes le génie de leur race et son obscure mission de gloire.
—À l'ordinaire, murmura Gresloup, tous ces gens n'aimeraient qu'une fanfare brutale et vive; ils n'écouteraient cette harmonie que par discipline, sous la solennité du drapeau. Vous n'entendez plus, Edme, un rire, une insulte, un cri, à cet instant. L'esprit de tous est devenu subitement un seul esprit attentif et mieux doué pour croire avec gravité. Voilà tous ces petits commis de boutique, ces laboureurs et ces pâtres de France en soudaine possession de l'intelligence que seule connaît, d'habitude, l'élite des citadins. Je ne sais pas ce qui me touche le plus, de la beauté de cet art ou de la magnificence de ces milliers d'esprits qui s'unissent, qui renforcent par cette communion leur génie afin d'admirer l'âme profonde de leur race, de la chérir, d'accepter, pour sa suprématie, la mort de tout à l'heure.
—Vous parlez toujours de mourir, répliqua Bernard. Bien peu s'en occupent, allez. La plupart espèrent ce qu'ils boiront demain soir, le repos de la caserne et l'invincibilité certaine de leurs bras…
—Voyons, lieutenant, quoi: nous sommes des Français de la Grande Armée, hein? Est-ce que tu ne sens pas qu'on va les bousculer un brin, les Austro-Russes… Je te demande un peu, il n'y a que les pleurards qui mangent le pruneau de plomb…; et le colonel fit retentir sa grosse joie.
Hëricourt ne pensait pas mourir. Il excitait au fond de lui une rage secrète. Derrière ce mont du Pratzen illuminé de feux, et qui sembla se mouvoir lui-même par des milliers d'ombres en marche vers la droite, vers les étangs de Menitz, il découvrirait enfin un pays libre d'humiliations et de peines, où il pousserait, triomphateur, son cheval turc, devant l'enthousiasme des soldats et les drapeaux inclinés. Car il suffisait de pourfendre les visages russes, de bousculer les grands chevaux gris surmontés de colosses aux armures de bronze, il suffisait d'abolir l'ironie d'Augustin en chaque figure ennemie, la malice de Malvina, la mollesse de Virginie, la rancune de Caroline, la tristesse d'Aurélie et l'injustice du grand Rival. À force d'héroïsme, il écraserait ces forces mauvaises qui contrariaient son énergie, qui utilisaient pour cela les corps russes, les armes autrichiennes, les canons impériaux. Mais les six cents dragons, formes de sa volonté, balayeraient cette fois la résistance du destin dressé contre son bonheur. Il eut envie de confier à un ami ces pensées. Il se rapprocha du silencieux Corbehem. Celui-ci fumait à demi sommeillant, près d'Ulbach endormi dans son manteau, à l'abri d'une toiture de paille soutenue de piquets. Héricourt dit: «Capitaine Corbehem, je vous aime mieux que tous les autres officiers du régiment, et j'aime vous le dire, cette nuit, vous toucher la main… Les autres se battent pour des raisons particulières; vous, pour l'honneur de l'armée et de votre escadron. Vous êtes un homme d'honneur véritable. Il en reste peu. Je me sens heureux de vous assurer que, si demain le sort nous favorise, je m'efforcerai de vous être utile par la suite.» Le capitaine ne répondit rien; mais, dans ses yeux bleus, au bord des paupières rougies, une larme troubla son regard sévère. Ces deux hommes qui n'avaient point échangé, au long de six ans, la moindre phrase étrangère à leur service, se comprirent aussi liés par leur estime réciproque que deux époux par un amour ancien, sincère et passionné.
Bernard lui révéla toute son existence. Corbehem était né, dans une grande ferme de Flandre, domaine de sa famille depuis le XIIIe siècle. Il subsistait du manoir un donjon qui servait, à cette heure, de pigeonnier en haut, de fournil en bas. Laboureurs, brasseurs et chasseurs, soldats aussi, les ancêtres s'étaient humblement succédé. Il ne put rien conter d'illustre sur leur vie. Il aimait le grand air et les exercices du corps. La guerre lui valait cela. C'était toute son âme de fort mangeur, aux pommettes sanguines. Il ne souhaitait rien qu'agir avec ses larges épaules, boire à la mesure de sa vaste bouche, de sa panse arrondie; puis ne pas dévier d'une ligne hors la route d'honneur que, l'illusion de son adolescence avait tracée. «À mon avis, mon commandant, la seule chose que les infortunes ne peuvent atteindre, ni l'inimitié des hommes, c'est l'orgueil intérieur, celui qui souffre et blâme lorsque nos actes veulent démentir l'idée du bien, celui qui s'enthousiasme lorsque cette idée et nos actions s'accordent parfaitement. Tout le reste est sujet à l'erreur, à la faiblesse. Et voilà!—Oui, oui, reprit Héricourt; c'est la seule vérité. Mais j'ai besoin que cet orgueil intérieur, comme vous dites, devienne évident et public.—Moi non, répondit simplement Corbehem; et cela fait que je vis plus heureux.»
Délégué par Murat, Cavanon assembla le régiment, aux dernières heures de la nuit. Près de lui, le chef d'escadron Pitouët, muni de ses paperasses, renseigna sur le terrain qu'on ne distinguait pas. Seulement une immense rumeur persistait, une rumeur aux mille yeux de feu, et dont les ombres se mouvaient d'un point à l'autre de l'horizon noir. On entendit les cortèges d'artillerie descendre du Pratzen vers les étangs dans un même roulement sourd, qui, parfois, s'arrêtait, et que couvraient parfois des clameurs brèves.
On se mit en selle. Cavanon prévint les officiers de leur devoir, leur rappela qu'ils couvraient la droite du corps Lannes, les divisions Suchet, Caffarelli, qu'ils suivaient les chasseurs de Kellermann, que les quatre mille cuirassiers d'Hautpoul et de Nansouty les appuyaient en arrière, que Soult, à leur droite, pousserait les bataillons contre le centre russe, qu'ils avaient à combattre l'aile droite ennemie, infanterie de Bagration, cavalerie du prince de Lichtenstein, que les soixante-quinze pièces établies sur la colline, renforceraient le mouvement.
Droit à cheval, le gant sur la cuisse à trèfle d'argent, il déclama ses instructions. L'on s'engageait dans la plaine. Les hommes firent silence. Les cuirs craquaient. Le régiment défila par des éminences de terrain, où le profil maigre de Pitouët apparut toujours, éclairé du falot tendu par un dragon devant les notes et les croquis. Il en expliquait au baron l'importance. On marcha une heure, puis les lignes s'arrêtèrent, se fixèrent dans la nuit; des falots avec des ombres équestres coururent. Le froid du matin donna l'onglée, et les hommes mirent pied à terre pour battre le sol de leurs semelles. Brusquement le canon tonna sur la droite; une seconde fois; et, dans un fond, la fusillade crépita, telle une friture que secoue la ménagère. Héricourt flaira l'air, tendit l'oreille. Il crut sa rage invincible. Il se trouvait alors entre son escadron et celui du vicomte disparu dans le collet du manteau. Mercoeur dit aux hommes de l'élite: «Voilà le bal qui commence et la musique. On va s'étriller proprement, mes fistons. Coupeau, tu peux achever ton fromage. Il est permis de lâcher une agrafe… et de desserrer la boucle…» Les bonnets à poil se penchèrent. «Paraît que les chevaliers-gardes ont promis de balayer la cavalerie française. Ce sont des jolis coeurs pour les demoiselles des seigneurs russes.—Faudra voir à faire pleurer les dames de Saint-Pétersbourg!—On leur cassera le nez à ces muguets.—On leur étalera les tripes.—On leur retournera les poches.—Et leurs dames viendront après recoller les morceaux.—Bon, voilà l'orchestre qui grogne!—Silence dans les rangs!» L'orage de la bataille s'éployait vite à travers le matin. Edme tâchait de voir aux interstices de la futaie humaine. L'état-major de la division parcourait la route d'Olmütz, papillonnait autour de la voiture de campagne, où trois généraux, debout sur les banquettes, examinèrent, à travers les tubes articulés des lunettes, l'échiquier de la cavalerie répandue sur la plaine dans un soleil d'hiver, qui troua les brumes. Ils agitaient leurs mains gantées de daim; les estafettes partirent au galop vers les couleurs des fanions.
À gauche de la route, les schakos de la division Suchet formaient un long champ de plumets rouges, depuis les verts sapins des collines moraves jusque l'éminence aux batteries. Là, des retranchements étaient garnis par l'uniforme bleu de l'infanterie légère. Sur les talus, dans les ravins, le long des pentes, fourmillait une foule tumultueuse, active, bandée par les lumières des baïonnettes en ligne, et qui marchait derrière le trot des officiers montés, levant parfois l'épée pour les changements de direction qu'annoncèrent les clameurs répétées des ordres.
En arrière de la route, fort loin, un mur d'acier brillant était la masse des cuirassiers d'Hautpoul et de Nansouty, tandis qu'en avant, et à gauche, les sacs fauves, les buffleteries blanches, les hautes guêtres noires de la division Caffarelli s'éloignaient au rythme de huit mille pas foulant la terre meuble des emblavures. «On se croirait à une revue, dit Edme.»
Rien d'abord ne se révéla de l'ennemi que la propagation de la canonnade le long du Pratzen vert et gris, écorché de ravins où siégeaient de petits villages ternes à toits de chaume autour de leurs églises, dont les bulbes couverts d'ardoises étincelaient au soleil rose.
Et ce dura, de la sorte, longtemps. On avançait au pas des bêtes en ligne de bataille. Un large espace séparait Héricourt, Cavanon, le colonel, Pitouët, des chasseurs à cheval qui précédaient. Une de leurs colonnes en uniformes à galons blancs gardait aussi la droite.
—Par delà cette colonne, avertit Cavanon, attendent quatre-vingts escadrons russes et autrichiens sur deux lignes. Et, cette colonne dispersée, ils nous chargent!
—Oui, grogna Pitouët, on va produire du gâchis. Les chasseurs seront refoulés sur l'infanterie et la bousculeront.
—Pourquoi n'attaquons-nous pas, demandait le colonel. Quels lambins! Regarde-les donc: Messieurs les généraux qui font les grands bras sur leur calèche…
—Sans doute Lannes veut d'abord gagner le plus possible de distance sur la route d'Olmütz, expliqua le major; il ne veut pas s'attarder ici.
Il arrêta son cheval turc pour se retrouver au niveau de Corbehem, qui dirigeait l'escadron de tête, à sa place; et ils avancèrent en silence quelque temps. Ils se regardaient, le sourire aux yeux.
On alla. Bernard courut d'un escadron à l'autre, amoureux de ses belles statues, vertes et rouges. À peine un rictus crispait-il les faces amaigries, hâlées. Cependant le vicomte parut légèrement pâle devant la compagnie d'élite, à distance de Mercoeur, dont la face méchante reniflait l'air et dont scintillaient les yeux cruels. Cahujac plaisantait les soldats, tiraillait sa bride, criait de brusques injonctions, disant au major: «Moi, ça m'amuse. Je suis très content, moi, nous allons secouer ces imbéciles de Russes…, hein, mon bon, tonnerre!…» Le nez de Marius blêmit, encore que lui-même, tout affairé, les regards mobiles, s'essoufflât au grand trot du cheval qu'il menait, adjudant-major, de la tête à la queue de la colonne, car les trois escadrons gardaient inexactement leurs distances. Il craignit qu'un changement de front sur la droite ne pût s'exécuter à l'aise, en cas d'attaque par le flanc. La canonnade empêcha le major de le rassurer par des raisons suffisantes. «On dirait qu'on décharge du bois dans une cour de la rue du Bac, pour les feux de Brumaire,» observait Edme à la minute où, soudain, les chasseurs verts et blancs de l'avant-garde défilèrent au galop, s'éclipsèrent à gauche, démasquant la division Caffarelli, qui parut avec les tresses blanches et les panaches rouges de ses schakos évasés, l'arme en joue vers les lances innombrables de uhlans noirs. Cent de leurs chevaux culbutèrent, ruèrent, tombèrent, sous la foudre des feux de salve; tandis que l'air se troublait de cris; que la terre se couvrait d'uhlans ressurgis de leur chute.
Presqu'aussitôt le flot des chasseurs revint à la charge, par les intervalles des bataillons, et submergea le désordre des Autrichiens, qui se ralliaient en hâte autour de leurs chefs. L'infanterie rechargeait.
Alors il parut à Bernard que toutes les pentes du Pratzen glissaient dans la plaine. La hauteur s'écroulait au fracas d'escadrons galopants, d'artilleries trottantes, en avalanches de cuirassiers de bronze, en nappes de régiments hérissés du bois des lances. Le Pratzen dévala contre l'armée française, comme si les feux qui enfumaient les villages eussent rompu sa cohésion matérielle. À droite, où pétillaient les fusillades enveloppant les colonnes amies, ennemies, elles s'abordaient et se pénétraient à travers les rues incendiées, les courtils ravagés, les champs recouverts par les nues blanchâtres des canonnades. Et, comme si le cataclysme eût rejailli jusqu'à Bernard, les uhlans échappés aux salves de la ligne Caffarelli et fuyant les chasseurs se rejetèrent aux dragons, qui les regardaient accourir, sombres d'uniformes, la lance basse, les figures inquiètes et vociférantes derrière les cous tendus de leurs petits chevaux gras. Quand on put distinguer les cuivres de leurs schapskas et leurs parements jaunes, les uhlans se ralentirent, s'arrêtèrent, éperdus d'être au milieu des troupes françaises, puis se groupèrent en un troupeau sage, qui gagna timidement la route d'Olmütz pour se rendre. On le laissa.
Un peu plus tard, le régiment côtoya l'infanterie, qui serrait l'arme au bras contre les revers blancs des habits sales. Déjà les figures étaient grises de poudre tirée. Roides, les yeux avides et les paupières sanglantes, les soldats marchaient, balançaient leurs mains gauches, avançaient la même guêtre noire sur deux mille jambes nerveuses. Les chefs regardaient au loin, sévères et la bouche crispée, derrière les petits tambours battant la caisse d'un rythme égal. Héricourt aima ceux qui s'efforçaient de paraître héroïques, le visage illuminé par les illusions de quinze ans. Il les dépassa. Presqu'aussitôt parurent les schakos jaunes, les dolmans verts, les amples pantalons bleus des hussards russes aux flancs de bêtes poilues. Leurs essaims agiles se ruaient, grandissaient. «Dragons au trot…,» cria le colonel… Cavanon dégaina le cimeterre sans quitter l'ennemi des yeux. À la suite de Cahujac, qui parcourut le front de bandière en hurlant, à la suite de Corbehem élevant ses épaules et sa face grave, le premier escadron prit une allure rapide. Les lèvres blanchirent, les joues se ridèrent et s'affaissèrent; les bouches s'ouvrirent; le régiment haleta de six cents figures soudain protégées par les lames livides des sabres.
Cavanon galopait d'abord et levait, comme une enseigne, le cimeterre bleu, qui sautait au faîte du corps écarlate et vert à chaque secousse de la croupe animale.
Avec le vicomte solitaire et bravant l'espace de son visage pâle, le colonel retint Héricourt, car les essaims des hussards moscovites s'évanouissaient, tout à coup, à droite, à gauche pour découvrir un flot immense de cavaliers blancs qui les absorba. Monté sur un alezan magnifique, l'un bondissait d'abord, la tête inclinée dans le bicorne à panache; son bras étendu avec l'épée maintenait de loin un mouvement de conversion qui se répandit sur la gauche française et menaça d'envelopper.
Au cri du colonel, à son geste, l'escadron de Pitouët ralentit le trot pour faire face à gauche et prendre une nouvelle ligne de bataille, oblique à celle du front. Mercoeur formait en colonne la compagnie des bonnets à poil, qui, entre les deux escadrons, trotta sous l'aigle radieuse. Les deux forces coururent s'emboîter l'une à l'autre, parmi l'orage effroyable de l'artillerie, vers l'écroulement continu du Pratzen. Nouvelles avalanches de cavaleries lumineuses, de clameurs, de galops tonnants: Bernard s'enivrait de courir à cela.
L'homme au panache devait être un général autrichien. Des glands d'or battaient sa poitrine couverte de décorations. On distingua sa bouche large, qui criait sans qu'il tournât la tête. Ses aides de camp galopèrent aux extrémités de la ligne casquée de bronze. Ce fut lui que Mercoeur désigna de suite. «À qui la bourse de ce particulier, mes fistons? m'est avis que son canard vaut bon!… Allons-y donc… Au trot accéléré… Marche!» Les bonnets à poil s'inclinèrent sur les encolures des alezans. L'aigle se blottit entre eux comme pour mieux s'élancer.
Seul des chefs d'escadrons, le vicomte, isolé, courait à droite de l'élite, en écartant ses longues jambes blanches.
On se rapprochait, les hommes pressèrent les chevaux. En dépit de l'ordre leur refusant le galop, les bêtes rivalisaient de vitesse, tiraient sur le mors. On discerna les figures autrichiennes, les hausse-cols des officiers, les efforts des animaux écumants, ceux d'un rouan grêle piqueté de gris qui amenait un homme mince à l'habit rouge, galonné aux manches, Bernard voyait tout, écoutait tout, anxieux du choc, joyeux de l'élan, fier de ce que, malgré ses intestins peureux, il allait accomplir. Rien ne l'empêcherait, ni la crainte d'Edme retenant son cheval, et perdant les rênes, ni l'épouvantable chute de la montagne toujours glissante avec ses multitudes militaires qui semblaient entraîner dans leurs cours les incendies des villages, et les bouquets de bois nus, ou de verts sapins. Il lutterait contre la terre, il taillerait la colline, il escaladerait la hauteur, il enlèverait ses statues jusque l'horizon pâle, à travers les fumées opaques et les foudres partout crachées.
À cent pas devant, posé sur les obstacles, Marius, de la main, indiquait la direction aux guides, cependant que Pitouët, en selle comme sur un fauteuil de bureau, vérifiait encore la similitude du terrain et de la carte épinglée à ses fontes.
Il y avait sur l'arène du labour plusieurs mottes herbues. Héricourt avisa l'une. Là se heurteraient les deux forces. Là commencerait l'action de gloire qui le rendrait admirable pour Malvina, Augustin, Virginie et ses soeurs, pour le Rival lui-même. Il se prévit généreux et pardonnant leurs sarcasmes. Là commencerait le carnage du destin adversaire, du destin tout à coup personnifié dans ces géants aux montures rousses et blanches.
Il galopait, entre la compagnie d'élite et la compagnie Corbehem, à vingt bonds du général au panache, et de son fort alezan. «L'atteindre! pensa Bernard, le saisir, le ramener captif.» Il éperonna son turc. Dix officiers entouraient le chef qui gesticula, pour des signes à son aile gauche en retard. Bernard compta près de lui Edme et Corbehem, le maréchal des logis Tréheuc, deux soldats gascons… Il leur montra le groupe. Ils rendirent la bride, galopèrent en un tourbillon, les lames hautes. Edme ferma les yeux, lâcha son cheval… Avide, Bernard ne distingua plus le péril qu'entre leurs casques, leurs épaulettes, les crinières flottantes des bêtes, jusqu'à ce que, clameurs et fracas sabordant, on fut contraint d'éviter les mufles de chevaux qui se précipitaient avec les hauts corps blancs des cavaliers autrichiens. Vers les bicornes de l'état-major ennemi, Bernard, habile, poussa le turc de telle sorte que ses hommes, Edme et Corbehem, séparèrent de sa ligne le chef. En même temps, le major ahuri reçut à gauche la claque d'un pistolet qui lui asséna un coup dans la buffleterie de la giberne, mais, à droite, ironique, il donna du fer dans le bras d'un vieillard peureux qui le menaçait. Puis l'avalanche autrichienne déborda. Chevaux fous, hommes dressés et sabrant, feux de pistolets; Bernard n'en bouscula pas moins, avec Corbehem, le général qui chancelait, et pointa sa lame contre le panache. L'adversaire se détourna, enfouit la fine épée au poitrail du turc, avant de s'écrouler sur le vigoureux alezan abattu par le pistolet de Tréheuc. Le turc rua, sauta, hissa Bernard, stupide, dans les airs par-dessus la plaine de casques, d'épaulettes, d'échines métalliques, de crinières secouées; l'immergea, désespéré, dans la multitude éparse des chevaux autrichiens, où il dut, rageur, parer de la garde les coups qui grêlèrent sur son casque, qui bâtonnèrent ses épaules, qui tranchèrent sa peau douloureuse. Les bouches vociféraient, les mains abattaient les armes, retenaient les brides, les bottes froissaient sa botte. En ruant, le turc élargit le cercle des agresseurs; il s'envola de nouveau avec Bernard étouffé, par-dessus la plaine des casques et des épaules, ensuite retomba, fendit le dernier rang, renversa un cheval sur l'épouvante de l'autrichien écrasé; gagna le large d'un espace. Des hussards isolés tournèrent bride à la vue du major.
Il s'en étonna. Sa terreur ne savait plus rien. Était-il vaincu, victorieux, blessé à mort, ou simplement contusionné?… Sûr de périr, il regarda difficilement en arrière. À sa piste, un groupe de crinières françaises, de plastrons cramoisis, de manches vertes et de sabres relevés, abattus, traversait les habits blancs, refoulait leur effort, leurs cris, bousculait leurs gros chevaux. Le turc s'arrêta, trembla sur les jambes; ses flancs lançaient. Une mare rouge s'étalait qu'un jet de sang augmenta. Certain que la bête se résignerait à la chute, Héricourt voulut descendre; une douleur atroce dans l'épaule l'empêcha d'appuyer sa main au pommeau de selle. L'animal chancela plus; le major vida les étriers et suivit l'inclinaison lente de la bête, qui se coucha contre terre sur la flaque, souffla de ses naseaux crispés. Debout, Bernard ne put bouger; tout son corps lui fit mal. Le chaud liquide, du sang coulait dans ses manches, au long des coudes; et il se vit en loques. Son casque enfoncé par mille coups écrasait les sourcils, cerclait la tête d'une souffrance aiguë. Une épaulette pendait sur la poitrine. La dragonne du sabre enlaçait le poing engourdi, insensible, inerte. Rapidement il connut le piteux état de sa personne. De la main gauche il parvint d'abord à desserrer vite la dragonne et récupéra l'usage de son bras. Alors la peur s'évanouit; il se retourna complètement. Seul, à cinq cents pas de la bataille! De toutes parts, la cavalerie trottait parmi les nuages de poudre que le vent apporta du plateau. «Que faire?» Si terrible était la canonnade qu'il s'entendit mal penser. Sans monture, il ne pouvait revenir au combat. Il allait être prisonnier. Dix uhlans venaient à lui, de loin, au grand trot. Il se pencha. Ses reins furent coupés par la douleur; cependant il arracha les pistolets des fontes… puis jugea bon de feindre la mort pour ne pas être pris, et s'assit en hurlant, s'étendit contre la terre qui sentait l'eau, la fraîcheur; attendit, contracté. Les uhlans passèrent bavards, inattentifs à la ruse du major… Ce ne les surprit point, ce corps français, dans leurs lignes. Les traînards regardaient ailleurs, sans doute, où tourbillonnait la bataille. Héricourt se rassura. S'il pouvait ne pas être captif, ne pas rester le personnage que moquaient les soeurs, sa femme, Augustin, que punissait le Rival! Le turc remua les jambes, dressa la tête, implora son maître: «Selim!» L'animal parut comprendre et tenta un mouvement. Le major saisit la bride, tira. Le cheval racla la terre de ses sabots, se mit enfin sur les genoux, et retomba. Il saignait moins au poitrail crevé par l'arme du général autrichien. Son maître façonna machinalement une boule de terre qui boucha le trou. Le blessé hennit humainement.
«J'ai perdu mon cheval, se dit Bernard, et toutes les chances de triompher…» Bien que peu de minutes se fussent succédé, il lui parut qu'il gisait là depuis des heures. D'autres cavaleries s'écroulaient de la montagne. Toutes dérivaient sur la droite française contenue par les bords d'un petit ravin qui l'isolait de leur action. «Comment ne suis-je pas encore prisonnier? Les Autrichiens m'ont vu tomber. Ils me croient tué et me laissent pour combattre.» Les croupes des chevaux se bousculaient toujours, plus loin de lui encore, à sept ou huit cents pas. Plusieurs hommes sortirent de la mêlée en boitant, en tenant leurs têtes nues. Quelques-uns tombaient assis… D'autres le regardèrent sans approcher. Chacun songeait à soi; et l'aspect de son uniforme en loques, de son cheval en agonie, ne tentait pas les convoitises. On le ramasserait plus tard avec les autres, l'engagement fini.
Aussi bien il estima que les Autrichiens ne l'emportaient point facilement. Le nombre des éclopés quittant la bagarre augmenta. Des remous se produisirent dans la foule d'habits blancs et de chevaux gris. Sur un point elle se boursoufla. Un homme s'en fut au galop de sa bête ruisselante de sang depuis le garrot jusqu'au paturon. Un second le suivit, qui détachait son casque d'une main en trottant et le jeta, pour essuyer la blessure de sa face coupée. Ensuite deux, trois, dix s'échappèrent, qui s'accrochaient à l'arçon. Puis d'autres tournèrent bride plus près, arrivèrent. Bernard les haït. Haletant, il se retrancha derrière le cheval et reprit les pistolets. Ils ne le remarquèrent point. Le troupeau s'affolait. Maintes faces blêmes, grimaçantes, se criaient de fuir. Un gros capitaine levait les bras en l'air pour les convaincre; il galopa, les rattrapa, les frappa de son fouet à tort et à travers… Deux accoururent vers le major, qui les redouta. Leurs sabres pendaient aux dragonnes. Il importait qu'il ne manquât point les chevaux. Haineux et cruel, il visa. Mais, quand ceux-ci l'eurent aperçu, ils l'évitèrent, en brochant à coups d'éperons leurs bêtes. Presqu'aussitôt, pêle-mêle dans une nouvelle cohue d'habits blancs, les bonnets à poil de la compagnie d'élite apparurent, avec des sabres rouges et des faces bestiales, à la poursuite du même général panaché, de ses officiers en bicornes. Ce groupe prit à droite pour joindre ceux de ses escadrons qui tenaient toujours. Sans voir le major, le noble autrichien piqua des deux un cheval enfourché au hasard, une bête blanche de trompette. Bernard s'agenouilla derrière le turc qui mourait. L'âme pleine de joie craintive, déjà glorieuse, il lâcha ses deux coups de pistolet au flanc du coursier ennemi: «Toi, je t'aurai!» De fait, homme et bête culbutèrent. Entraîné par l'élan, l'essaim d'officiers les dépassa, suivi par Mercoeur et ses hommes aux bouches crispées de convoitises féroces. Ivre de triomphe, Héricourt marcha vers le général, empêtré dans les étrivières, une jambe prise sous la masse écumeuse de sa monture. «Votre épée, Monsieur… je suis le major de ce régiment.—Ia, ia…, Herr Major… ma jambe casse; je vous prie… Ich bitte, Herr Major…» Mieux que cette parole allemande et française, le geste indiqua son désir d'être tiré de la mauvaise position, et l'aise presque souriante aussi de n'être pas tué; car le sabre de Mercoeur hachait les épaules et la tête d'un officier effrangées de sang; les doigts de la main levée pour garantir sautèrent amputés, tombèrent encore gantés de blanc noirci aux phalanges supérieures. Il y eut à terre quatre petits boudins de peau sanguinolente, et en l'air une paume où jaillissaient de minces gerbes rouges. La canonnade ne laissa point entendre ce que hurla cette figure furieuse.
De toutes parts, les dragons franchissaient la ligne Austro-Russe. Plusieurs cosaques mêlés à la charge, des hussards à schakos jaunes galopaient éperdument, harcelés par Cahujac et ses Gascons, par les Alsaciens, qui entraînaient des chevaux de prise, à leur troussequin. Le cimeterre bleu de Cavanon, son haut schako écarlate luisirent. Du général ennemi, qui avait défait son bicorne, et dégageait sa jambe, en rampant, Héricourt ne s'occupa guère. Il s'enthousiasmait, radieux, en admirant le vicomte, seul, et le menton haut, férir les épaules blanches, s'entourer sans cesse de l'éclair de son arme envolée. En allemand, Ulbach criait aux Autrichiens de ne plus frapper, qu'on les épargnerait aussitôt. Mais la colère enivrait les hommes. En vain la voix du colonel commanda le ralliement des pelotons. La rage exaspéra le rictus des faces, la violence des bras, la crispation des jambes aux flancs éperonnés des chevaux. L'habit déchiré depuis la nuque jusque le ceinturon, Edme bondit, sur un cheval peint de sang. Le major appela et se fit reconnaître. Le jeune homme accourut, arrêta sa bête, qui tremblait: «Ah! Bernard! Bernard!… Sont-ils f…, hein?… J'en ai jeté deux à bas de cheval…—Tu n'es pas blessé?… Sonne au ralliement, sapristi! Que le régiment marche à droite, et leur aile sera prise entre les deux brigades… Sonne donc!…» Edme emboucha le cuivre, ayant fait volte-face, et beugla de toutes ses forces. Alors, dans la cohue des centaures, les visages se retournèrent. Mille figures terreuses les regardèrent de leurs yeux vitreux ou enflammés. Bernard comprit qu'on s'étonnait admirativement de le reconnaître. Il se contempla, lui, ses loques d'uniforme, son épaulette pendante, sa culotte tachée de rouge, ses mains toutes poisseuses du sang des bras, lui, entre les deux masses des chevaux morts, lui, ayant à ses pieds le général autrichien qui gémissait, rampait, traînait ses croix, ses aiguillettes et ses plaques contre la terre gelée, qui se lamentait de toute sa tête grise, tandis qu'à la droite les cavaleries blanches en déroute regagnaient l'abri du ravin, par un immense galop circulaire retentissant avec la ferraille de six mille sabres.
En effet à gauche, derrière les pelotons de sapeurs, l'escadron Pitouët trottait en ligne, pour réponse à l'appel du trompette, et dessina le mouvement qui eût coupé la retraite aux cuirassiers.
Comme il avait vu les hauteurs du Pratzen descendre contre la force française, avec le trot pullulant des peuples slaves, germains, tchèques, hongrois, Bernard Héricourt vit alors se retirer sur l'horizon le plateau remportant l'incendie de ses villages et le fourmillement de ses races. Le major crut qu'il venait de vaincre la montagne, ainsi qu'il avait, près d'Amstetten, vaincu la forêt tonnante.
Et ce fut un immense orgueil qui éblouit ses yeux, rafraîchit sa bouche, éteignit ses douleurs.
Pacifique, le régiment s'alignait dans la plaine vide de cavaliers blancs, de cosaques chevelus et de hussards aux schakos jaunes. Par monceaux, à terre, des bêtes achevaient de mourir. Des blessés assis caressaient leur mal. Des chevaux boitaient en hennissant. Malvina, Virginie, Aurélie, Caroline, que pensaient-elles de Bernard, si elles le devinaient ainsi embrassé par l'enthousiasme du gros colonel, et les mains serrées par Cavanon à bas de son cheval noir? Les quatre visages se penchèrent en la mémoire du major: boucles châtains d'Aurélie et ses beaux yeux pensifs; malicieux regards de la perverse Malvina; bouche de Virginie que torture l'angoisse de la volupté; bandeaux plats de Caroline aux joues grasses. Le croyaient-elles ainsi félicité, admiré, glorifié par les propos fiévreux des dragons, qui se le montraient sanglant de sa gloire?
Et les brigades qui n'avaient point donné dépassèrent la halte du régiment. Les officiers de ces frais escadrons examinaient à terre les victimes, leurs poings crispés, leurs yeux ternes au ciel, les habits ouverts sur les lèvres humides des plaies, les moustaches fendues avec les narines et le menton, les semelles glaiseuses des bottes aux pieds des morts, et ceux des cadavres qui semblaient dormir simplement, dépourvus de blessures apparentes, et ceux tordus par les spasmes de l'agonie, et ceux dont les mains eussent arraché le col, si elles avaient survécu, pour aider le passage du souffle étranglé, et le dragon dont la langue veineuse pendait entraînant jusque le ventre la mâchoire inférieure tranchée depuis les oreilles.
De cela, Bernard, presque dévêtu, se souciait à peine. Il tendit ses bras aux chirurgiens, qui lavèrent les entailles, les bandèrent. «Ah! Monsieur, répétait le gros colonel, tu as tout percé. Nous suivions ton casque. Tu es un soldat.—Ami, renchérissait Cavanon, Murat n'apprendra rien que de ma bouche. Je veux qu'il le sache par moi; ce sera ma gloire…» Il se remit en selle, disparut au galop parmi les escadrons qui envahissaient de leurs lignes métalliques et tumultueuses le quart de la plaine acquise, cependant que les bataillons de Caffarelli et de Suchet, à gauche, débordaient à leur tour, avec les tresses blanches de leurs schakos évasés, leurs plumets rouges, les rythmes de dix mille jambes en guêtres noires, les remparts mobiles de leurs poitrines aux buffleteries croisées. Contre eux quarante voix de canons russes aboyèrent aussitôt. Bernard renfila les loques de son habit par-dessus les bandages des bras; mais il ne put coiffer du casque les compresses de son front. Sur un nouveau cheval équipé vivement avec le harnais pris au corps du hongre turc, deux dragons le hissèrent, suspendirent à l'arçon le cimier bosselé, troué, fendu, la crinière hachée de coups de sabre. Malgré le plomb brûlant de sa cervelle, les cuisantes déchirures de ses bras et toute la fêlure de ses os, le major put se tenir roide, à la tête du régiment reformé.
Penser à quelque chose, il le pouvait mal. Du coeur lui montèrent des bouffées de triomphe que l'angoisse d'un tourment physique interrompait aussitôt. La bataille bourdonnait, criait et tonnait sans rien apprendre à ses oreilles lourdes de sang. Il eût voulu répondre à Gresloup l'avertissant de la mort de Corbehem, au général autrichien enfin tiré de la masse du cheval et qu'on soutenait par les bras, à Edme éloquent, qui gesticulait, la fièvre sur les pommettes, au colonel qui étanchait du mouchoir la sueur de sa tempe, au vicomte qui salua d'une phrase laudative, en éventant sa grande figure empourprée sous le casque dont pendillait la jugulaire rompue, à Murat enfin accouru dans le désordre de ses boucles noires, et qui déplorait à haute voix la perte du cheval turc, qui modérait le sien tout mousseux d'écume. «Dragons du 23e régiment, déclama-t-il soudain, je salue en vous les plus braves gens de la cavalerie française. J'aime vous saluer de ce titre sous le feu de l'ennemi que vous venez d'enfoncer. Je vous embrasse dans la personne du major Héricourt. Le premier, il vous donna le noble exemple. Vous l'avez imité, Dragons du 23e, l'histoire se souviendra de vous. Vive l'empereur!»
«Vive l'empereur!» braillèrent en une longue ovation les soldats loqueteux, qui brandissaient leurs mains sanglantes et boueuses en une liesse énorme de se voir saufs et de croire finie la bataille.
Alors Murat conduisit son cheval près celui du major. D'un bras doré par vingt galons, le beau-frère de l'empereur entoura le cou de Bernard, qui trembla d'orgueil, qui sentit l'émotion brouiller ses yeux, s'essouffler dans sa poitrine, qui reçut l'accolade de joues râpeuses alternativement frottées contre ses propres joues. Murat songeait évidemment à autre chose, tandis qu'il balbutiait: «L'empereur, Monsieur, vous remerciera mieux que moi… et comme il convient…» D'un chatouillement de l'éperon il porta plus loin sa monture devant les lignes; l'état-major suivit… Quelques figures encore se retournèrent, admirèrent Héricourt immobile, à côté du gros colonel, des chefs. L'adjudant-major Marius expliquait de quelle façon il avait participé à l'héroïsme, en menant son cheval derrière le hongre turc, par le travers des ennemis.
«Je ne me rappelle point cela, se dit Héricourt; et je suis demeuré seul un bon moment, quand Selim est tombé… Ce bougre doit mentir. Allons! Je ne suis même pas blessé grièvement. Murat m'embrasse; et le Rival devra me rendre justice. Humiliez-vous, Malvina et vous, soeurs, épouse… Me voici devenu celui de mes espoirs. Je serai général, je commanderai, je triompherai pour moi-même à mon tour… Oui, oui!… Corbehem est mort. Qu'y faire? Il faut se résigner. C'est la plus belle fin… Le voici dans son manteau, le sabre déposé sur la poitrine… Allons: on tourne à droite… Comme ces petits tambours d'infanterie marchent vite derrière la canne du maître. Ils n'ont pas peur du canon. Ça sent la poudre. Tout l'air en est parfumé. L'artillerie rage… Bon! Voilà les tambours culbutés. Ce pauvre-là n'a plus qu'un bras, et il regarde les jets de sang au moignon… Nous marchons aussi contre ces feux de batterie! Il serait bête de mourir à l'heure où je vais enfin recevoir le fruit de mes peines. Si je me réfugiais aux ambulances. Non: je me présenterai devant le Rival, l'habit en loques, les manches ensanglantées, la tête bandée. Il faudra bien qu'il se repente alors… Bigre! j'ai mal aux cuisses, aux épaules, à la tête. Chaque coup de canon ébranle mes tempes… Et cependant je n'ai vu aucun de ceux qui me frappèrent. Je fermais les yeux tandis que les sabres m'assommaient. Mon cheval a tout fait. Il m'a enlevé du milieu des Autrichiens. Il a bousculé leurs bêtes. Il a enfoncé de son élan leurs pelotons. Blessé à mort, furieux de souffrir, il a tout jeté par terre; et moi j'étais inutile sur son dos. Ai-je frappé de mon sabre quelqu'un. Je ne me souviens pas… Aussi bien, j'ai tué à coups de pistolet la monture de ce général qu'on emporte, qui a la jambe rompue…»
La douleur dispersa les réflexions. Le régiment côtoyait la queue des colonnes qui refoulaient les forces de la montagne. C'était une confusion de gens effarés, courant de-ci de-là, vers les tombereaux garnis de paille où les chirurgiens besognaient sur des corps hurlant, gigotant, saignant. Une odeur de poudre et de suie emplissait l'air enfumé. Des bataillons, l'arme au pied, attendaient leur tour en chauffant la peur au pâle soleil. Dans les villages, les généraux renseignaient les estafettes. Des compagnies entières avaient la bouche pleine de pain. On disait l'ennemi battu au centre, mais victorieux sur la droite, aux étangs de Telnitz. Les dragons s'y rendaient pour soutenir. Déjà ils atteignaient le ruisseau qui avait servi, les jours précédents, à laver leur linge. Les bords n'en étaient plus que fange, tant les troupes y piétinaient depuis le matin. Sur la pente du Pratzen, parmi les vignobles et les haies, dans un nuage continu de fumée grise, on devina les mouvements des corps à la lueur des baïonnettes, et les positions de l'artillerie aux langues de feu dardées par les pièces. Vingt incendies assiégeaient le ciel de leurs vastes flammes. Les cohues humaines, entassées dans les ravines, escaladaient les pentes avec de puissantes clameurs, ou crachaient des feux de file, qui allaient découdre au loin la soie de l'air.
De là descendaient d'interminables colonnes de prisonniers en capote grise, qui montraient leurs mufles gras dans du poil, des sourcils épais, de gros nez retroussés, physionomies naïves d'enfants barbus et loquaces. Mais on voyait l'agitation de leurs lèvres sans rien entendre, tant grondait la canonnade.
Chaque secousse du cheval eût arraché un cri à Bernard. Il ne craignit plus rien que les ornières de la route où les bêtes bronchaient. Le peuple de soldats cachait tout de ses uniformes, noyait les villages et les bois, grouillait dans les creux, s'étageait sur les côtes. Des marées d'habits bleus et de schakos à tresses blanches affluaient, enflaient au-dessus des collines, s'aplatissaient dans les combes, couraient, s'arrêtaient, se fixaient en lignes bientôt reparties, en colonnes qui pénétraient les nuages et le crépitement, qui déferlaient contre les hameaux, qui refoulaient le pullulement des Russes et la montagne vers l'horizon bleuté.
Les attelages d'artillerie passèrent au trot enlevés par les chevaux du train, suivis par les canonniers au pas gymnastique dans les stridences de ferrailles, de pierres écrasées, aux cris des chefs.
—Eh quoi! mon commandant, demanda Gresloup, nous ne verrons pas la bataille? Cet énorme choc qui broie les Germains et les Huns, contre les Gallo-Romains, Attila contre César, ne sera-t-il pour nous qu'une bousculade de cavalerie. Nous courons toujours en arrière. La fumée cache le spectacle. Les hommes recouvrent le pays. Il n'y a de visible que des soldats pâles, qui défilent comme dans une manoeuvre, qui sortent des haies et des villages, descendent des coteaux et montent des vallées pour entrer dans le chaos des nues blanchâtres, dans ce tumulte incompréhensible…
Ils allèrent… Les aides de camp galopaient. Les colonnes piétinaient, en ordre. Le tonnerre continu assourdissait. Dans les champs, il y avait, à l'abri de charrettes culbutées, des groupes de soldats se soignant les uns les autres, accroupis entre leurs havresacs ouverts. Plus on avança, plus il parut que le Pratzen, enserré par deux lignes crépitantes de feux, se revêtait partout de troupes françaises. Entre les déchirures des nuées blanchâtres, des brigades entières se découvrirent, minuscules, qui se répandaient devant les essaims d'état-major. On nomma ceux du maréchal Soult, des généraux Saint-Hilaire, Thibault, Vandamme, à chaque tourbillon d'étincelles et de fumée, à chaque draperie de flammes coiffant les villages gris enfoncés dans les ravins.
On allait toujours. On contourna des hameaux pleins de troupes joyeuses qui proclamèrent la victoire, qui offrirent des morceaux de pain aux dragons affamés. On longea le ruisseau de Goldbach. Les chevaux s'abreuvèrent dans une anse bourbeuse; on retira, quelques instants, les casques. On repartit. Le vicomte récitait tout seul des vers iambiques qu'il scandait le doigt en l'air. Les yeux d'Edme fouillaient le paysage, dont Pitouët désigna savamment les lieux, points d'attaque pour nos divisions, points de résistance pour les corps russes. Il nommait les généraux ennemis, indiquait la retraite de Kollowrath et celle de Kutusov, derrière le Pratzen. Il assura que l'on allait prendre à revers Buxhoewden, Langeron et Doctorow. Ceux-ci débordaient le corps de Davout appuyé par sa droite aux étangs de Telnitz, de Menitz et de Satschan, par sa gauche et son centre au château de Sokolnitz, où la division Friant luttait depuis le matin. Pitouët savait tout. Il questionna chaque traînard assis, les pieds nus, au bord du chemin, chaque blessé rapportant son bras dans un mouchoir sanglant, chaque cantinière attendant la permission de gravir vers la bataille avec sa carriole, chaque aide de camp affairé, en quête des états-majors, et qui brutalisait un cheval humide, fumeux, et qui exagérait les nouvelles en gesticulant. On allait encore. Les blessés se rencontrèrent plus nombreux dans la rue d'un village. Ce fut un cuirassier d'abord, la tête emmaillotée d'une chemise rougie; il déclara que Friant se retirait: à Sokolnitz tous les Russes et les Autrichiens de Kienmayer lui tombaient sur les bras. Quant à l'homme, un biscaïen l'avait à demi scalpé. Il réclamait un chirurgien. Après ce furent deux soldats d'infanterie légère, l'un boitant, appuyé sur son fusil, conduisait l'autre aveuglé par un bandeau. Ils croyaient aussi que les Austro-Russes coupaient la route de Vienne, au-delà de Telnitz et de Menitz, qu'ils entouraient le corps de Davout. «Si le Petit Gris ne leur joue pas un tour de son sac, nous irons pourrir chez les Russes…»
Plus loin, dans le cimetière, entre les décombres du mur, une seule pièce de huit tirait servie par cinq canonniers noirs de poudre, fébriles, qui enfoncèrent les gargousses avec un manche rompu de refouloir. Un être sans culotte, sans guêtres, et traînant des souliers au bout de ses grosses jambes velues, apportait dans un seau de bois une boue liquide qu'il lança contre le canon fumant. «Il sera encore trop chaud pour y toucher…,» dit-il, et il retira son habit d'artilleur, dont il enveloppa la culasse. En chemise sale, il enfourcha l'affût, pointa. Bernard reconnut alors au schako que l'homme était sous-lieutenant; Pitouët lui demanda des nouvelles: «Ah! je ne sais rien, moi…; on m'a mis ici avec une pièce… je fais mon service… D'abord je ne vois rien, rapport à la fumée…; hein! quelle fumée, tout de même!… j'ordonne de mettre le feu à la chapelle pour faire croire que nous sommes en nombre ici… Mais ça ne veut pas flamber, c'est du bois humide… Les soldats du train y sont encore à allumer les fougères… Ah! tenez, en v'là tout de même un peu de flamme qui sort… Allons, le boute-feu… avance à l'ordre…» Il se releva de l'affût. On ne put rien obtenir de lui. Il semblait stupide et sourd, au milieu de soldats noirs, qui regardaient de loin, en se hâtant, les cadavres de leurs camarades couchés sur les pierres de tombes… «Mon commandant, si vous suivez la ligne, vous seriez gentil de dire au chef de la batterie de m'envoyer des grenades et des boîtes à mitraille; on n'en a plus… on n'en a plus, des grenades et des boîtes à mitraille… hein? des grenades, et des boîtes à mitrailles…» Comme un idiot, il répéta, voulant prévoir l'usage de ces munitions. La foudre de la pièce le fit taire. Il se retourna. Les hommes déjà poussaient les roues. Alors le ronflement de l'incendie se développa, attira les regards au faîte de la chapelle soudain agrandi de fumée noire, de jets d'étincelles, d'une flamme spacieuse tirée par le vent. Du porche, les conducteurs sortirent, jetant leurs tisons; ils coururent aux dragons pour leur demander du pain ou quelque autre nourriture. L'homme en chemise s'était remis à califourchon sur l'affût.
L'idée du pain que refusèrent les dragons dépourvus arracha Bernard à la torpeur. La salive moussa contre ses dents. Il sentit surir sa langue; puis toute la bouche. Il eut faim; il accusa l'air vif, la marche qui le tenait en selle depuis trois heures du matin. Sa montre marquait deux heures du soir. Chacun avait consommé sa ration avant et après le choc des cavaleries. Autour de lui, la même question avait évoqué le même appétit; et les dragons se plaignirent du manque de vivres… Bientôt ils redevinrent muets, car on s'entendait mal dans le fracassement de l'air qui portait aux narines, aux lèvres, un goût salé de cendres et de poudre. Le major se rappela les dures angoisses de la faim que, dix ans plus tôt, il avait subies, houzard, lors de la retraite sur le Rhin, à la suite de Jourdan. Oh! ce pain volé par le pandour aux bûcherons alsaciens, ce pain pour lequel s'étaient battus les hommes, ce pain sur lequel il était tombé, qu'il avait dévoré en silence, feignant de rester évanoui après la chute de la monture. Il souhaita revivre cette minute ancienne d'assouvissement.
Comme il l'imaginait, il souffrit moins aux bras, à la tête bandée de linges. Il rattacha son épaulette. Il se représenta le fournil des Moulins-Héricourt, et la pâte chaude du ceugné, un gâteau de Noël, qu'on cuisait en cérémonie. Ah! si l'on tenait la victoire, comme la prospérité des Moulins s'accroîtrait, comme la fortune de la famille préparerait un beau destin à la descendance aux cils sombres, aux yeux clairs, dont la chère Aurélie voulait, l'union bienheureuse.
Serait-on victorieux, ce soir? Héricourt se délivra de l'engourdissement. Il tourna la tête sur le col de crin. Il examina les statues équestres. Rigides, mais inquiets, les hommes dégrafaient leurs habits, comme si le combat devait être immédiat. Ils flattaient leurs chevaux, dont les oreilles se dressèrent à une décharge plus formidable. On se rapprochait de la mort embrassant la droite de l'armée. Huns et Latins se pressaient vers les étangs de Menitz, que Pitouët montra parmi les fumées. Pour lui, les Russes de Buxhoewden passaient le ruisseau de Goldbach; ils emplissaient le val entre le château de Sokolnitz et Telnitz. «Bon, dirent les soldats: nous mangerons la cartouche avant la ratatouille.—Va falloir encore taper les schakos jaunes et les habits blancs.—Si j'avais le ventre plein.—Les Russes vont t'envoyer un plat de prunes.—Eh! gare à tes dents.—Dieu! que j'ai faim.—L'émotion creuse l'estomac.—Tiens demande à l'artilleur son gâteau.» Ils rirent. On abordait une batterie qui tâchait de s'établir à mi-côte. Actifs, les hommes tiraient les gargousses du caisson brusquement culbuté sur sa roue rompue, tandis qu'un conducteur, projeté en avant du cheval aplati contre terre, allait répandre le sang de son ventre sur les pierrailles où il hurla, sans perdre le fouet.
«Dédoublez les files,» commanda Mercoeur! Les chevaux obéirent aux mors en faisant craquer les cailloux. Les sabres heurtèrent les éperons. Un éclatement de fer tournoya, faucha des ronces, projeta des pailles jusqu'au chef de la batterie, que secoua son cheval atteint, dressé, battant l'air des jambes antérieures.
En colonne, le régiment gravit la hauteur que l'artillerie occupait de bas en haut. Genoux à terre, un bataillon d'infanterie, prêt à soutenir, se blottissait. Ses hommes arrachaient machinalement les orties, sans percevoir qu'elles égratignaient les mains. Silencieusement ils s'acharnaient à cette besogne mécanique, peureux de voir ceux qui tombaient la face en avant, puis se trémoussaient, en insultant, de leur râle, la mort, ceux qui se couchaient tout à coup, serraient les poings et grimaçaient, en vomissant du rouge sur les revers jaunis de leurs uniformes, ceux qui enfonçaient précipitamment la main sous leur gilet, et regardaient, de leurs yeux ternis, le vide, ceux qui juraient pour un doigt enlevé à leur paume sanglante, pour un trou crevant leur joue, pour la fêlure de leurs os qu'on entendit craquer au choc d'éclats de mitraille. Car, du plomb, du fer criblaient les ronces autour d'eux, fustigeaient les orties, écornaient les pierres. En face de la colline, les canons russes installés crachèrent la mort. Le colonel conduisit à droite ses dragons, qui envahirent une jachère couverte de fumure; les pas des chevaux s'assourdirent.
On alla. On ne parlait plus. Il n'y avait de bruit que le tintement des armes, le cri des cuirs neufs, perçus à peine dans la trombe de la bataille. On aspirait la poudre et la cendre. On longea des compagnies qui revenaient du feu, débraillées, les visages gris de poudre, les mains écorchées, les baïonnettes tordues, les guêtres terreuses, les culottes brunies par la diarrhée de la peur. Et tous ces gens parlaient, se reprochaient trop de hâte, peu d'élan, tutoyaient leurs capitaines… «À votre tour, crièrent-ils aux dragons… Allez-y voir.—Les cosaques enfoncent tout.—Les chasseurs corses ont tiré sur nous.—Nous sommes coupés de Vienne.—Le colonel a la tête emportée.—Nous nous battions cinq contre vingt.—As-tu vu l'empereur?—Il doit rouler sur la route de Brünn.—Les gros se tirent toujours d'affaire.—Tout brûle par là.—Le pavé roussira la corne des chevaux.—Inclinez à droite, mon commandant. Jamais votre escadron ne passerait.—On s'écrase à Sokolnitz.—Nous redescendons la pente plus vite que nous ne l'avons montée.—On n'en peut plus.—Qui me donne à boire?—Voilà un Napoléon tout neuf.—De l'eau!—Du pain!—À boire!…—Je m'assieds. J'en ai trop tué, aussi!» Ils se couchèrent en masse à l'abri d'un mur de verger; ils essuyaient leurs fronts de la manche, haletaient. En vain Edme annonça la victoire de la gauche, et Pitouët celle probable du centre. Ils n'y crurent pas; ils ricanèrent. Ils déboutonnaient encore leurs uniformes, leurs guêtres, visitaient leurs blessures, qu'ils lavaient avec de la salive étendue sur des mouchoirs à carreaux bleus.
Ce monde en démence refluait jusqu'au hameau désert. Les maisons à moitié démolies alimentaient de leurs poutres et de leurs auvents, de leurs meubles, les grands feux assaillis par ceux qui grelottaient de fièvre. Les tresses blanches des schakos pendaient sur les épaules. Les plumets rouges penchaient, lamentables, brisés, amputés. Un capitaine ne portait plus sur la tête que la visière et le tour de sa coiffure. Un projectile avait enlevé la forme. Lui ne s'en doutait pas, non plus que ses hommes. Il se démena pour en aligner quelques-uns, réconfortait celui-ci, frappait à coups de plat de sabre celui-là, poussait l'autre dans un rang fictif qui se décomposait à mesure. Et nul ne lui représenta qu'au milieu de son crâne une écorchure saigneuse marquait l'effleurement du biscaïen, parce que, seuls, les dragons la pouvaient apercevoir du haut de la selle.
Les chevaux allaient toujours à travers champs, et parcouraient des sentes, aux bords desquelles les soldats éreintés de la division Legrand s'étaient étendus pour dormir, insoucieux de leurs blessures. Les pieds nus et l'habit ouvert, telle section ronflait derrière une meule, en bavant sur les cols rouges, malgré la proximité d'un bataillon en ligne qui exécutait des feux de salves, régulièrement, comme à l'école de tir. Par delà, Héricourt vit, à travers la fumée, des pelotons de uhlans brandir leurs lances.
Peu à peu il s'excita de l'effervescence agitant ses dragons qui criaient afin de s'entendre, qui déterminaient les moyens de vaincre. Tous montraient le corps de Davout en retraite allant garnir les hauteurs au sud de Sokolnitz et Telnitz qui fumaient. Jusqu'au plus loin, on mesura les lignes d'infanterie française. Elles se réunissaient en arrière et, à droite, sur les gradins des collines; tandis que les convois d'artillerie revenaient au grand trot par les routes, avec le bruit des caissons vides.
—Pourquoi sommes-nous ici, demanda le major au colonel?
—Parce que l'aide de camp du maréchal Soult est venu demander du renfort à Murat.
—Par conséquent, nous devrions marcher à la gauche du corps Soult.
Comment sommes-nous au milieu du corps Davout?
—Mais, dit Pitouët, nous ne pouvions pas traverser le Pratzen. L'ennemi l'occupe encore partout. Nous avons fait un détour pour rejoindre ce corps en passant le Goldbach près de Sokolnitz.
—Voilà Buxhoewden entre nous et Soult maintenant…
Pitouët hocha la tête et avoua: «Je crains de m'être trompé…» Le colonel arrêta son cheval net. Il leva les bras au ciel en sacrant.
—Tes papiers, tes cartes, à quoi ça te sert alors, Monsieur? Je l'avais bien dit qu'on faisait fausse route…
—Je ne supposais pas qu'on battait en retraite ici… Je pensais que la route aurait été balayée par Davout, Friant et les dragons de Boursier.
—Monsieur pensait! Monsieur supposait! Eh bien, les voilà tes suppositions…
—Pour rejoindre le corps, il va falloir traverser l'ennemi, à présent.
—Ce sera dur, opina Gresloup.
—C'est qu'encore il assure au général qu'il connaît le chemin, qu'il a cantonné là toute la semaine. Et regardez-moi ces chevaux: ils ne tiennent plus debout!
Le colonel se congestionna. Il crachait, la bouche sèche. Il bredouillait. Héricourt proposa de marcher au ruisseau, de le franchir, de tenter le parti héroïque, puis de se rallier au corps Davout, si l'entreprise paraissait impossible.
—Alors, objecta Pitouët, nous tombons dans les vingt bataillons de
Buxhoewden.
—Peut-être; mais si Lannes, Murat, Soult et Oudinot sont maîtres du Pratzen, comme il semble, ils doivent se rabattre actuellement vers la droite, aux étangs de Menitz, d'après les indications du plan général. Nous pouvons donc rencontrer leur aile, en retournant un peu sur nos pas et en passant le Goldbach en amont de Sokolnitz.
—Obéissez tous au major… Voilà ce que nous ferons. Adjudant-major
Marius, retournez en arrière avec un peloton… Et au trot!
Les escadrons manoeuvrèrent. Bernard ressaisit toute sa force. Plus de migraine ni d'engourdissement, ni de douleur. Il mena son cheval dans le peloton de Marius et partit. Il s'imaginait sublime, à la tête du régiment, le front bandé. N'égalait-il pas Paul-Émile? Tout réussit. On n'eut qu'à longer un régiment léger contre qui les uhlans accouraient de loin, en braillant, en brandissant leurs lances pour tourner bride à vingt pas des baïonnettes, sous les huées françaises: «T'as peur à ta peau, choucroute!—Tu ne veux pas de ma lardoire, mon lapin.—Ah! ah! Quelles gueules!—Va chercher maman qu'elle te mouche!—C'est-y des hommes?—T'as donc rien au ventre?—Approche voir, au moins, cadet!» Mais les uhlans caracolaient à distance, cependant que les soldats indignés leur montraient le poing, lançaient leurs baïonnettes dans le vide, ou, par mille gestes obscènes, leur témoignaient le mépris, à la façon des chiens qui lèvent la patte sur l'immondice. Il y en eut qui, barbares magnifiques, les jambes écartées et l'arme sous le bras, abondamment, à la face des cavaliers timides, urinèrent.
Et les dragons mêlèrent leurs rires aux rages des fantassins qui criaient: «Avoir fait 400 lieues en deux mois pour n'avoir même pas l'avantage de se casser proprement la figure!—Trouver devant soi des canards de cette espèce.—Ce n'était pas la peine de se déranger de la rue des Petits-Mathurins.—Hé! dragon, offre-moi du pain.—À boire!»
Les dragons tapèrent leurs bidons vides. Bernard sentit mieux le goût sur à la bouche. Les intestins s'étiraient et grouillaient. Il se rappela de nouveau le pain du bûcheron, le pain mangé sous les pieds des chevaux, pendant la retraite de l'an IX. Au ruisseau de Goldbach, tout le monde mit pied à terre et s'abreuva, en dépit des uhlans qui voltigeaient, insultaient à coups de pistolet, au loin, sans approcher davantage. L'infanterie ne tira plus sur ces groupes. L'arme au repos, le premier rang veillait à peine, tandis que le second assis se délassait, se déboutonnait, buvait l'eau que le cheval du major traversa. Le froid de l'onde glaça les jambes dans les bottes.
Au débouché d'un pauvre village plein de cadavres en capotes grises, de blessés agonisant, bouches bées, autour de l'abreuvoir dont le liquide était devenu rougeâtre, Marius pensa découvrir les colonnes françaises descendues de Pratzen. Le colonel fit déployer, et les uhlans refluèrent devant les démonstrations de la compagnie Cahujac.
Du plus loin, toutes les sentes se hérissèrent de baïonnettes, se garnirent de bonnets à poil. On reconnut d'abord les grenadiers d'Oudinot, et leur pas accéléré, troupe fraîche, presque sans blessés, à peine boueuse. Les grenadiers à cheval de Bessières apparurent ensuite; ils braillaient, ivres certainement d'une victoire; et ce furent les colonnes aux schakos évasés du corps Soult qui défilèrent dans un champ de trèfle avec leurs plumets hachés par les coups de sabre, leurs havresacs déchiquetés, leurs capotes loqueteuses.
Héricourt et le colonel se trouvaient au rendez-vous, avant le reste de la division. Après des phrases amères relatives à sa prudence méconnue, Pitouët haussa les épaules. Ignorait-il la route, les mouvements tactiques, les plans d'état-major? Au reste, ils s'estimèrent bienheureux d'être repris dans la cohésion de l'armée. Devenue masse française, la montagne glissait à présent, formidable, contre les vainqueurs russes et autrichiens de Telnitz. La force du mont était conquise, depuis le ciel clair jusqu'au bruit du ruisseau tout crépitant des fusillades répétées, tout rouge de reflets d'incendies, tout enfumé. Les dragons saluèrent d'une acclamation les grenadiers dès qu'on aperçut, aux visages cruels, leurs regards fiévreux. Cent lignes rigides aux croix de buffleteries blanches succédaient.
D'une seule force, les divisions marchèrent à la fumée tonnante des marécages, parmi quoi s'agitait une cohue métallique d'infanterie russe, et des troupeaux de cavalerie, parmi quoi s'embarrassaient vingt convois d'artillerie cherchant la route de retraite. Sans un coup de fusil, sans abattre un sabre, par la seule magnificence de leur marche, les Français imposèrent la terreur aux démences des escadrons blancs, aux pas de course de bataillons gris, aux voltes des houzards en schakos jaunes, aux galops affolés des uhlans noirs.
Le major n'éprouvait plus rien que l'orgueil de sa puissance. Les quatre cents statues par front d'escadron trottaient en ligne à sa droite, derrière le cheval pie du colonel, superbe en sa corpulence verte et rouge, la main toujours levée.
Les pelotons s'envolaient devant eux, toute résistance s'éclipsant. Les sillons cessaient de fleurir en flocons de fumée pâle, les mamelons de souffler leurs nues blanchâtres qui se délayèrent partout et découvrirent, avec la hâte des compagnies fugitives, les gestes des aides de camp ennemis aux bicornes couverts de plumes. Du ciel au ruisseau, la vigueur française, haie mouvante de fer et d'hommes, s'étendait, progressait. Elle immergea les incendies des villages, les amas de chevaux morts, les débris des caissons, les pièces enclouées, les chariots à bâches grises, les cris des amputés étendus dans la paille rougie. Elle allait. Elle foula les grands cadavres des grenadiers russes mitrés d'or, doublés d'écarlate. Elle ramassait les traînards boiteux, les officiers sans chapeaux, les petits tambours en pleurs, les poussifs qui jetaient leurs fusils, puis se signaient à l'orthodoxe, avant de s'offrir aux grenadiers joyeux de leur retourner, en riant, les poches. Elle alla; la glace des étangs miroitait au soleil, par-delà Telnitz et Menitz, entourés encore du bruit des armes et du scintillement de la lumière contre les armures en bronze des carabiniers moscovites. On descendit un val plein de fange. On gravit une pente de pierrailles… «Dragon, as-tu du pain? demandèrent les fantassins parvenus à la hauteur des escadrons.—Grenadier as-tu du pain? demandaient les dragons.—Du pain? Voilà deux heures que j'offre une montre en or. Une montre de chevalier-garde à sonnerie et à répétition pour une croûte sèche. Bernique!—Qui veut une tabatière de vermeil avec une belle dame peinte au-dessus, le tout pour une cuiller d'aïoli.—Une épinglette d'or pour une queue d'andouille!—Cette canne à pomme d'émeraude, pour un coin de fromage de Marolles.—Le portefeuille et ce qu'il y a dedans pour une gamelle de bouillabaisse.—Cette bourse de soie et ces beaux frédéricks neufs en échange d'un nougat de Montélimar.—L'épée et sa poignée de jade vert pour une galette de sarrazin.—Cette boucle de ceinturon, or et topazes, pour mes rillettes de Tours!—Ce jeu de breloques, poissons d'or aux yeux de brillants, pour une andouillette d'Arras!—Cette écharpe d'argent tissé, pour un demi-saucisson de Lyon.—Du pain!—Du pain!—Mes dents mangent le vent!» À rappeler ainsi les succulences de la patrie, leurs esprits s'affolèrent. Les soldats criaient ensemble. Ils gourmandaient leurs entrailles rebelles. «On dirait que je mâche du suif.—Les prisonniers n'ont même pas de choucroute dans la giberne!» De telles plaintes se répétaient de ligne en ligne. Les dents brillaient aux visages féroces surmontés par les bonnets à poil, les casques de cuivre, les schakos à tresses blanches, les bicornes à plumes. Un seul mot: «faim» ouvrait les bouches glorieuses, encore salées par le goût de la cartouche. «C'est vrai qu'on a faim,» grogna le colonel aussi. Et les noms de la patrie, des villes natales, revenaient à leurs mémoires dans le souvenir des bonnes choses qu'elles produisent et qu'ils imaginèrent savourer.
On marcha derrière les essaims de hussards aux dolmans rouges et de chasseurs aux culottes boutonnées sur la bande. On enjamba des cadavres en capotes grises. Les narines de leurs petits nez gras ne s'étaient pas pincées dans la mort. Un général de division parut. Dramatiquement, il salua, de son haut bicorne à panache, le régiment de dragons aux casques faussés, aux chevaux saigneux, et son major en culottes tachées de rouge, la tête enveloppée de bandes.
Bernard se crut héros… Mais un seul cri s'évada des statues équestres: «Du pain! Du pain!» cri repris à l'instant par le peuple de grenadiers, l'arme au bras, qui braillèrent, clameur qui passa le long des lignes, arriva jusqu'aux brigades de Soult, celles des hommes en schakos évasés. «Soldats, hurla le général, derrière ces étangs qui brillent au soleil, il y a du pain et de la gloire… Si vous avez faim de pain et de gloire, vous n'avez qu'à les ravir à ceux qui vous fuient!… Par colonnes de bataillons…—Par colonnes d'escadrons, reprit le gros colonel…» car le terrain se resserrait… «Vive l'empereur!» hurla l'armée s'élançant… Alors elle gravit la pente, découvrit, adossés aux vastes miroirs des étangs, une ligne de cavalerie autrichienne, un fourmillement d'artilleurs qui disposait les pièces, une cohue d'infanterie grise massée en colonnes profondes. Cela s'étageait sur un relèvement du terrain, en bel ordre. Cependant qu'au bas les folies de la déroute précipitaient les Austro-Russes vers les vastes miroirs glacés jusqu'où roulèrent les nuages des canons mis en batterie à la gauche française; cependant qu'à droite la division Friant pétillait de tous ses fusils dans une suprême attaque contre Sokolnitz et rejetait vers les immenses lumières pâles des étangs une foule de fantassins mêlée aux troupeaux de cavalerie blanche qui pullulèrent.
L'âme totale de Bernard s'illumina du soleil répandu sur la glace des lacs, sur les armes des multitudes. Il arracha les bandes qui l'empêchaient de voir à l'aise, se rendit compte aussi qu'il devait apparaître plus terrible avec sa face bossuée, balafrée, noire de coups. Ce jour enfin, il s'imposait en exemple pour la vénération des hommes. Et cela lui fut une ivresse qui étourdit ses douleurs, sa faim. Géant vainqueur, il menaçait une proie de dix mille têtes peureuses, qui, en haut de grandes bêtes brunes, se ridèrent et blêmirent, à mesure que le trot français rapprocha les lignes. Quand l'escadron du vicomte, compagnie d'élite en tête, prit la fureur du galop, il n'aborda que des vieillards roux noblement accourus à son choc.
Mais les dragons passèrent. La manche galonnée d'Edme brandissant le sabre le releva tordu, faussé. Le vicomte dédaignait de férir et bousculait de son maigre cheval les adversaires en habits blancs. «Au pain! au pain!» se criaient les soldats, montrant des fourgons derrière le faible rideau de cavalerie. «Au pain! au pain!» Les yeux s'hallucinèrent. Certains de vaincre, les bras frappaient au hasard. En se crispant, les bouches haïssaient les figures autrichiennes soudain rayées de sang. Oh! les mains amputées au fil du sabre, les poitrines blanches trouées à coups de pointe! Une oreille se décolla, tomba. Les dragons s'enivraient de leur faim hargneuse. La chance de vaincre doublait la fureur de voir retardé le repas par les lourdauds allemands. Jusqu'au major un alezan poussa son chanfrein étoilé de blanc, ses naseaux révulsés, son cavalier nu-tête, dont les joues massives tremblaient aux secousses, et qui lâcha l'éclair tonnant d'un pistolet tendu. Le faire mourir, lui, Bernard Héricourt, au moment où il triomphait! La colère banda les ressorts de ses muscles; et, du sabre, il assomma la large tête culbutée avec le corps sur la croupe fléchie de l'alezan. Alors il s'enchanta de manier la lame qui tournait, légère, à son poing, qui l'entourait de lumière vive, qui heurtait d'autres lames, écartait des forces, ensanglantait des faces d'épouvante, bâtonnait de blanches épaules, cognait des casques tintants, saignait les encolures des chevaux. Tout se noya dans les fumées du tonnerre vomi par les canons russes. Dans le chaos, Marius sombrait, avec une seule moitié de figure débordant de cervelle grise et versant une pluie chaude au visage, aux mains de Bernard. Et Treheuc, qui se renversait la main sur le coeur, comme au théâtre, sacrant. Coupeau se trouva presqu'en même temps à terre, sans jambes, tel qu'un nain pâle assis sur un gluant tapis rouge, parmi les viscères du cheval éventré. Plus outre, Bernard mordit l'air, crispa les jambes à la chabraque. Les tricornes des artilleurs ennemis se baissèrent et se relevèrent sur leurs silhouettes empressées, maniant le refouloir ou enfonçant les gargousses. Claque par claque, la mitraille enlevait les dragons. Elle précipita de selle un Flahaut ouvert depuis le hausse-col jusqu'au ceinturon et dévidant par sa chute un éboulis d'entrailles verdâtres. Ceux-ci voilaient de la main le sang de leurs visages enfoncés. Ceux-là s'effondrèrent avec des cris effroyables sous leurs chevaux roulant, les paturons en l'air. Beaucoup retenaient des franges liquides et rouges enfuies de leurs membres. Et ce fut l'action, jusqu'à ce qu'une vague d'hommes terreux grandis de bonnets à poil et dardant mille baïonnettes claires recouvrît d'un ressac, d'une clameur, les pièces enfumées, les étouffât sous une avalanche d'épaulettes rouges, d'habits bleus, de buffleteries blanches, de dos courbés, de gueules croassantes, de jambes en guêtres noires, qui escaladaient les roues et les affûts, de bras bleus qui clouèrent à leurs pièces les artilleurs égorgés.
Plus outre, Bernard, féroce, avançait encore. Il fendit à coups de sabre les épaulettes, il tailla les manteaux roulés en bandoulière, les bérets à pompons blancs: «Aïe donc! Gresloup!…» Tous foulaient une cohue de capotes grises, de gros visages aux petits nez ouverts, aux sourcils saillants. La foule courait, se bousculait, se tassait dans la fange, entre les roseaux unis par la vase des étangs qu'on venait d'atteindre. Plusieurs se débattirent pour se glisser entre les roues des canons enlisées jusqu'aux moyeux. Ils roulaient dans la boue par grappes de gaillards agriffés les uns aux autres, et qui se fouillaient les paupières avec les ongles. Les dragons d'élite sabraient dans la masse, ouvraient des boutonnières dans le drap gris et des entailles dans la chair vive. Edme, brigadier, rassembla un peloton de trompettes autour d'un attelage d'artillerie; il clamait vers le colonel: «J'ai pris la pièce avec ses chevaux, mon colonel; cette pièce est à moi, mon colonel!… Bernard, dites-lui que c'est moi qui ai pris la pièce avec mon peloton!—Entendu, mon garçon,» répondit le gros homme, qui ordonna de refouler au lac une bande de fanatiques gesticulant, les yeux hors la tête. Le major se retourna, vit s'enfoncer à travers la glace rompue les armures des carabiniers russes et leurs grands chevaux roux. Puis les dragons s'étant retournés avec lui, un mugissement de triomphe salua le spectacle apparu.
Jusqu'au loin, la multitude refoulée par le canon de la garde impériale bordait les étangs de Telnitz, de Menitz et de Staschan. Elle titubait, glissait, elle battait de ses vagues humaines quelques attelages d'artillerie et les chevaux des officiers supérieurs. Eux prêchaient du haut de la selle cette multitude labourée ici et là par le boulet moissonneur de têtes, et qui éclaboussait de rouge la frénésie des individus. Leur fuite tentait surtout le passage des étangs. Ceux pressés sur la fange de la digue par les dragons crurent la glace forte, et ils poussèrent avec désespoir les hésitants. Alors les pieds crevèrent la surface, les corps entrèrent jusqu'à la ceinture dans les trous froids. Les gestes persistaient un seul instant entre les glaçons fendus, séparés, où s'engloutirent les cris des âmes. «Hardi donc, commandait Mercoeur. Sabrez! c'est la fin.—Au pain! au pain!—De l'éperon!—Au pain!—Finissons!—Au pain!» Les bonnets à poil enlevèrent encore leurs chevaux, qui renversèrent du poitrail les implorants, ceux qui jetaient leurs fusils, ceux qui se précipitaient à genoux, ceux qui escaladaient les épaules précédentes pour fuir sur un plancher de têtes à bérets verts à pompons blancs, ceux qui se défendaient encore à coups de crosse, ceux qui barraient la digue avec un caisson renversé, ceux qui, hagards de rage, composaient un groupe de damnés aux faces ridées sur les dents jointes, et qui tiraient à brûle-poil dans le chanfrein des chevaux subitement écroulés avec les blasphèmes des dragons.
Tout oscillait devant les yeux d'Héricourt, joyeux de voir sous le sabre s'ouvrir les corps, hurler les bouches, choir les gens pourfendus, s'achever les agonies rageuses. Il posséda voluptueusement la palpitation de cette chair, non moins résistante que celle de la robuste Virginie terrassée sous sa vigueur, aux minutes de leur amour. De son cheval il pénétrait cette vaillance, l'accablait. Telle, sa virilité avait envahi l'épouse. Il lui parut qu'une seconde fois il concevait Denise; à cet instant de gloire elle devrait la fortune et le bonheur partagés par le fils d'Aurélie, sources de la race Héricourt, triomphante à travers le futur des siècles, comme Bernard, alors, triomphait du russe assommé par l'éclair du sabre, le bicorne aplati parmi les crins blancs. Autour du major, ses dragons pénétraient aussi de leurs bêtes la foule pantelante ainsi qu'un sexe vaincu. Du ventre ils aidaient l'élan des montures. Lui était las, bienheureusement las. Les muscles jouaient encore. Les genoux étreignaient la selle. Le bras frappait toujours. Mais sa volonté n'en pouvait plus. Il renonçait à discerner les hommes. Les yeux à demi clos, il continua de forcer la cohue moscovite; il souriait seulement à son orgueil de refouler les chairs en capotes grises, d'épouvanter les timides par l'aspect des écorchures à sa face, par la promptitude ailée du sabre.
Ce dura. Il jouit délicieusement. Tout lui advenait des bonheurs prévus. Quelles cloches allaient sonner sa gloire sur les villes? Quels baisers de femmes allaient mouiller ses lèvres? Quels vins exquis allaient tarir sa soif? Quelles viandes succulentes allaient assouvir sa faim?
Il alla. Ils allèrent. La foule grise piétinait, captive, entre les chevaux des dragons. Au loin les clameurs d'effroi grandissaient. Les étangs gelés engloutirent les armures de bronze des carabiniers moscovites, les attelages d'artillerie avec les chevaux, les conducteurs, les caissons et les pièces, avalés d'un coup, par les mâchoires des glaçons. Mains en l'air, appels, imprécations, pleurs, rages, gestes que fauchaient encore les boulets de France ricochant aux angles des îlots blafards charges d'hommes en masse. Éperdus, ils se déliaient de leurs courroies blanches, de leurs baudriers, de leurs manteaux roulés, se déchaussaient de leurs bottes, dans l'espoir de nager, et puis glissaient soudain le long du mur de glace redressé dans le clapotement des eaux criantes.
—Quelle belle horreur, répéta Gresloup, halluciné par ce grandiose aspect de mort.
Edme ne répondit pas, actif à saisir de nombreux prisonniers dans son peloton de trompettes; prisonniers maladroits, peureux, sautillant afin d'éviter les pas des bêtes saigneuses. Il s'en réfugiait entre quelque vingt carrosses découverts auprès d'une chaumine, et réservés sans doute à l'état-major de Buxhoewden, pour le repos, passé la bataille. Les postillons avaient emmené les chevaux. Derrière les timons agrémentés de lions en cuivre, les soldats russes se protégeaient contre la brusquerie des alezans, et contre les coups de sabre allongés au hasard par les dragons insoucieux de balafrer la résignation d'un visage, de mains suppliantes. Besoin de détruire, afin de constater le changement que la mort apporte dans l'apparence des êtres! Envie puérile de se réjouir en se reconnaissant forts comme une cause!
«Gare donc!—Là-bas.—Cette ligne jaune.—On dirait des manteaux de cavalerie.—Les Autrichiens reviennent.—Ils sont bien mille.—Mille!—Deux mille.—Il y en a dix mille au moins.—Comme ça trotte.—Mon colonel, voyez-vous les Autrichiens?—Malheur! Ils arrivent par la route de Vienne.—Nous sommes tournés.—Ils ont enfoncé Davout.—Bagration nous charge en flanc.—C'est la cavalerie de Kienmayer.—Ou de Lichtenstein.—Ou des deux.—Et les prisonniers qui vont nous tomber dessus.—Gare, toi, mangeur de chandelles… Arrière.—Tiens donc!… Ça t'apprendra. Crève!…—Regardez: ils avancent.—Je les reconnais, ce sont les cuirassiers de l'archiduc Ferdinand!—C'est leurs manteaux jaunes.—Pelotons!… halte!»
Entre les épis barbus des grands roseaux, le major examina ce qu'indiquait la fièvre des cavaliers retenant leurs montures. Il distingua mal d'abord; mais le mouvement d'un immense troupeau ondulait au delà des étangs. «Il faut savoir, dit le colonel. Major, mène au-devant ton escadron.» Edme abandonna les prisonniers, emboucha la trompette. On défila hors des roseaux, on se déploya dans la plaine. On courut au petit trot, les carabines prêtes. Les soldats murmurèrent: «Va falloir recommencer.—Ah! il est loin le pain du général.—C'est pas lui qui casse les dents.—Et mes boyaux qui chantent.» La faim verdissait la maigreur des visages. Il leur vint une colère qui surexcita la fièvre du combat. «Attends-moi: je vas t'en faire des prisonniers. Ils n'auront pas le temps de dire couic.—C'est-il pas canaille, quand on est vaincu, de faire tuer comme ça le monde.—Tant pis pour celui qui tombe sous ma patte.—Hue, cocotte!—Dragons, au trot accéléré… Maarche!» Ils prirent l'élan, firent lever d'une bruyère quelques uhlans démontés, embarrassés de leurs bottes, qui jetèrent leurs sabres et leurs lances, tendirent les mains. Mais les dragons bondirent en fureur et sabrèrent. Une tête fut fendue, un dos traversé, une poitrine trouée, un bras coupé, un ventre ouvert, et les diables retombèrent en hurlant, hachés encore par les soldats du deuxième peloton: «Attrape, cochon. Ah! tu ne veux pas nous f… la paix!—Tue-le, ce plein de soupe.—Tiens, tu ne gueuleras plus, toi…» On courut encore cent toises: «Ils sont dans un chemin creux, les cuirassiers!—Leurs manteaux seuls dépassent ce talus.—Méfiance!—Halte!—Tu vois les casques, toi?—Non, mais c'est une ruse.—Si on leur envoyait des prunes.—Le taillis les cache trop.—Premier peloton: en joue…—Regarde ce que c'est.—Oh! là là.—Des moutons!—Et des gros!—C'est leur laine, les manteaux de cavalerie.—Le voilà le pain de la gloire.—Cours chercher ton gigot, Camors!—En avant, en avant donc, buse!» Leurs éclats de rires se félicitèrent. Les chevaux heurtèrent un troupeau de mille têtes ovines, croûteux de boue. Avec une ivresse de faim, les bouchers sabrèrent, rougirent les laines, décapitèrent, enfoncèrent leurs lames dans les toisons. Le sang giclait jusqu'aux fontes. Bêlant de détresse, le troupeau se précipita, s'escalada, les mufles, sur les croupes, écrasa les corps des égorgés. À deux, les dragons, glissés de selle, enlevaient les moutons, les jetaient sur le sac à fourrage aussitôt sali par les ruisseaux de sang.
Revenus, ils allumèrent de grands feux autour des vingt carrosses; ils en tirèrent les banquettes de velours grenat, de drap marron, de cuir vert, pour s'y étendre. Les casques ôtés découvrirent les visages gris de poudre et leurs cheveux collés par la sueur. Près d'eux, on marchait sur des toisons sanglantes, on glissait sur des noeuds de boyaux; on heurtait des têtes de brebis. À pleines dents les conscrits mordaient la viande charbonneuse. Le jus, en coulant, recouvrait le sang répandu sur les revers des uniformes.
Les escadrons mangèrent, comme Bernard et le colonel assis dans une berline à caisse jaune. Les grenadiers rapportèrent aussi sur leurs épaules les corps d'autres moutons tués. Une odeur de graisse cuite gagna tout l'air. Les brebis rôtissaient sur des baguettes de carabine que des pierres soutenaient, aux deux bouts, dans la flamme d'or. Des étangs, montaient les cris et les plaintes de ceux qui enfonçaient, qui mouraient. Le canon tonnait parfois encore. Tout en rongeant un os, le vétérinaire lava les écorchures des bêtes assemblées le long du cordeau. Partout les lamentations d'agonies humaines alternaient avec le bruit de la graisse rissolante.
—Ah! dit Bernard repu, j'avais faim.
—Moi, répétait Edme la bouche pleine, j'ai fait avec mon peloton quarante-sept prisonniers, dont deux officiers. Nous avons capturé six chevaux, mon colonel, une pièce et ses attelages, un guidon d'infanterie.
—Va, va, mon garçon. Pitouët te couchera sur le rapport, et on te proposera pour un grade d'officier.
—Ah! il y a des vacances, dit Ulbach.
On nomma les morts: le farceur Marius, le noble Corbehem, le paisible Nondain, Flahaut le bon ivrogne et Tréheuc, qui jouait gentiment du biniou.
Héricourt regretta Corbehem, Descendu de cheval, Cahujac annonçait la victoire immense, les deux empereurs d'Autriche et de Russie en fuite, les cuirassiers d'Hautpoul pourchassant l'ennemi, par delà le Pratzen, jusqu'au château d'Austerlitz, où ces augustes personnes, la veille, avaient couché.
—Tu sais, Monsieur, tu es colonel…
Ebloui de sa joie, Bernard riait à tous, au grand vicomte, debout, qui écartait ses jambes fangeuses et chauffait de belles mains maigres, à Mercoeur qui comptait de l'or russe dans son casque, à Ulbach insoucieux des caillots rouges collés à ses bottes et de sa face écorchée depuis la tempe jusque la joue, à Cahujac dont l'habit n'avait plus de basques, à Gresloup en loques, qui ne parlait pas, sa lèvre étant fendue au point de laisser apercevoir la denture jaunie. Bernard riait même au grave Pitouët, seul officier en uniforme correct à peine décousu dans le haut d'une manche, mais qui n'avait plus ni sabre ni fourreau. Bernard riait et mangeait. Ses doigts déchiraient des lambeaux de côtelettes brûlantes. Il absorbait l'odeur de grillade et maints morceaux juteux aplatis sous ses mâchoires victorieuses. Il engloutissait, devant le maréchal des logis, qui, maître d'un os tenu à deux mains, étirait avec ses dents la chair et barbouillait encore sa figure salie de poudre.
Aux pieds des roseaux, les prisonniers russes ronflaient dans leurs uniformes, les jambes pliées et les narines ouvertes, pêle-mêle avec les morts étirés par le spasme suprême.
—L'Empereur!… vive l'Empereur!…
On se précipita. Il arrivait par la digue dans la clameur d'ovations délirantes, au milieu de mains noires dressées vers lui. Des sabres s'agitaient. Des casques furent projetés en l'air. Héricourt s'élança derrière le colonel, en rebouclant son ceinturon et en arrangeant les linges de sa tête… «Vive l'Empereur!» Ce cri ébranla ses entrailles, secoua son coeur, illumina ses yeux. La Nation se saluait elle-même en l'homme prédestiné, la Nation triomphante, la Nation en habit vert plastronné de rouge, en culottes sanglantes, en bottes de boue, la Nation qui pavoisait de son bonheur les cinq cents yeux des dragons amaigris. «Vive l'Empereur!» cria la gorge du major, malgré son âme raisonneuse. Par là il se saluait héros. Il se saluait riche de toutes les richesses de Caroline, accrues et consolidées par le crédit dû à la victoire des peuples latins. «Vive l'Empereur!» Il saluait Rome victorieuse des Huns après la course dans la vaste forêt germanique, de Strasbourg aux collines moraves. «Vive l'Empereur!» C'étaient des bouches graisseuses, une lèvre ouverte qui saigna sur des dents jaunies, une narine tranchée, une bouche agrandie par le sabre russe, des mains à trois doigts seulement, des sourcils ouverts, des fronts balafrés, des cheveux blonds, noirs, roux, collés par la sueur sur les tempes creuses, des épaules houlant de leurs épaulettes écarlates, des poitrines vibrant sous les boutons de métal: «Vive l'Empereur!» Ce cri traversa Bernard d'un frisson qui le précipita tout en avant; et il reconnut le même homme engoncé, le Rival de la terrasse des Feuillants, ses sourcils froncés sur les claires lueurs des yeux caves. «Vive l'Empereur!» Lui portait un habit vert et les épaulettes de colonel. Une plaque de diamants scintillait à sa poitrine épaisse. Son cheval blanc encensa. Il étendit sa main potelée; il sourit de sa lèvre dédaigneuse; il serra son col sous le menton volontaire. À un ordre, les hommes déterraient les piquets, roulaient les cordes, sautaient à cheval, coiffaient leurs casques, tiraient les sabres ternis d'une huile rougeâtre. Les rangs s'établirent. Les bottes frôlèrent les bottes. Les gourmettes cliquetèrent. Du silence s'imposa. Héricourt, contre le colonel et le cheval pie, Héricourt se trouva dressé dans les loques de son uniforme, l'épaulette pendante et la tête entourée de linges.
Les grands roseaux frémissaient. Les cris des moribonds furent entendus.
Parmi la suite de hussards, de cuirassiers, de généraux aux vastes bicornes, d'aides de camp aux schakos panachés d'écarlate, de guides et de grenadiers aux bonnets de poil, la figure carrée de Murat et ses boucles noires dominait mieux que celle, sanguine, du baron de Cavanon, celle, joufflue, d'Oudinot, celle fine, d'Augustin, qui fit des signes à Edme, à son frère. «Il vit encore,» s'étonna Bernard: il avait souhaité pour le jeune homme une fin glorieuse libérant Malvina de ses promesses conjugales. Mais cette rancune n'était plus rien. Elle se fondait dans l'ivresse de la gloire.
C'était donc la chance de l'homme engoncé qui prêtait à la vie de
Bernard Héricourt une heure si belle.
—Vive l'Empereur! s'exclama-t-il, avec l'espoir qu'on distinguerait sa voix.
Comme le groupe avançait, on se tut. Les rangs s'immobilisèrent. Murat dit: «Sire, les dragons de Votre Majesté…» Une estafette arriva, et Napoléon se retourna vers le hussard. Un pli fut transmis. Les chevaux s'arrêtèrent, encensèrent. Napoléon parcourut le message: «C'est bien! donnez trois de mes bouteilles de bordeaux au maréchal des logis? De quel régiment êtes-vous? quel escadron? où étiez-vous à midi?…» Le hussard balbutiait les réponses, honteux de se savoir couvert de boue, avec un kolback défoncé. Murat reprit: «Sire, les dragons de votre Majesté…—Mon cousin, vous donnerez des ordres pour que Kellermann et ses chasseurs aillent bivouaquer dans le village d'Austerlitz.—Oui, Sire.—A qui étaient ces belles voitures, interrogea l'empereur?» Quelqu'un voulut répondre, fut contredit par un grand cuirassier bavard. Un général prétendit que ce n'étaient pas les Russes de Buxhoewden, mais les Autrichiens de Kienmayer qui avaient combattu là. Cavanon soutint que les deux troupes avaient donné; or il ne savait plus le nom du général russe, Doctorow, que tout le monde lui demandait. Murat l'ignorait aussi.
Héricourt eût voulu souffler. Il jugea que ce serait un manquement à la discipline, et se tint coi, roidi, le sabre à la hanche, près de son colonel qui suait, malgré la bise d'hiver. «Bon! raisonna Bernard: s'ils continuent tous à jaser là-dessus, il passera sans rien demander du régiment, ni de moi…?» Maintenant ils discutaient à propos de la cavalerie autrichienne, qui, s'étant trompé de position la nuit, avait dû, le matin, rétrograder jusqu'à la gauche de Bagration et, dans ce mouvement, avait arrêté, plus d'une heure, la descente des infanteries russes. Aussi Davout et Friant avaient pu atteindre les hauteurs de Telnitz en même temps que l'ennemi, au lieu de les trouver occupées par avance, ce qui eût changé le sort de la bataille. Napoléon assura qu'on aurait vaincu cependant. Des irascibles démontraient le contraire, avec une évidente jalousie pour la fortune du Rival, qui défendit l'excellence de son plan.
Au pas, le groupe avançait encore. Napoléon ne regardait point les dragons, mais les étangs et les pentes du Pratzen, où il localisait de la main ses indications impérieuses. Héricourt retint un sanglot d'angoisse. Son régiment n'arrêtait pas l'attention. Il eut envie, de crier sa gloire, les noms des morts, les maux des vivants, la peine de leurs corps, le sacrifice de leurs âmes. La discipline s'opposait. Il demeura muet, rigide, le sabre présenté à la hauteur du menton. En lui tout trembla de ses espérances. Sa colère d'être méconnu imagina le meurtre du Rival, qui parvint devant le colonel, le dépassa, devant le major, le dépassa. Deux larmes voilèrent soudain à Bernard les larges épaules impériales, le col engoncé, le petit chapeau sans galons, la housse de velours pourpre sur la croupe nerveuse du cheval blanc; puis les hussards galonnés de tresses d'or, les armures lumineuses des grands cuirassiers, les uniformes sombres de l'état-major aux panaches blancs, rouges, les turbans des mameluks et leurs aigrettes, leurs vestes soutachées. «Sire, les dragons de Votre Majesté,» répétait désespérément la respectueuse insistance de Murat… Alors seulement l'empereur examina les cinq cents héros haillonneux juchés sur des chevaux sanglants. Il embrassa leurs rangs de son regard ombrageux. «Dragons, récita par devoir sa voix qui s'éloignait, je suis content de vous… Votre régiment, dès aujourd'hui, est un souvenir de l'histoire… Nous avons défait un ennemi insolent… Il y aura des récompenses pour tous… Les deux empereurs de Russie et d'Autriche fuient devant votre aigle victorieuse.» Les saccades de la leçon apprise s'interrompirent. Derrière le sien, tous les chevaux de l'état-major s'arrêtèrent: «Votre major a eu un cheval tué sous lui… Vous avez enfoncé les escadrons du prince de Lichtenstein, vous avez établi la gloire de la cavalerie française. Je porte le 23e régiment de dragons à l'ordre du jour de l'armée…» Les saccades de la voix s'interrompirent encore: «Vive l'Empereur!» clamèrent les hommes d'une seule âme, où l'esprit de Bernard fut ravi. Tous ses nerfs vibrèrent de cette acclamation. Au trot, l'empereur revint, ayant tourné sa monture… On l'entendit recommander à un général la prompte acquisition de drap et de bottes pour faire aux corps les versements d'effets indispensables. Il éperonna, courut sur Bernard, la tête en avant, comme une pierre lancée, mit sa bête au pas: «Major, c'est donc le cheval turc qui a été tué, demanda-t-il?—Oui, Sire.—Ah! ah! c'est bien fâcheux; c'était un beau cheval…» Bernard sentit la sueur lui couler de la nuque aux talons.
Le Rival lui parlait.
Il se souvenait du turc…
Il allait offrir la croix d'honneur…
Cela se lut aux deux regards enfouis dans les arcades sourcilières et qui le fixaient ardemment, comme pour juger l'ancien ami de Moreau…
«C'était le plus beau cheval de la division!… Il eût fait un beau cheval de colonel… Vous le montiez bien. J'espère vous voir colonel sur un cheval pareil à l'autre!»
Le sourire impérial laissa paraître la lueur des dents. L'empereur passa… Bernard n'entendit point ce que répondit l'ancien postillon promu général. Lui ne pouvait plus rien comprendre, sinon qu'il était colonel et que son régiment était porté à l'ordre du jour de l'armée, ce soir de victoire pour laquelle, partout, sur le plateau, dans la plaine, autour des villages enfumés, des étangs rompus, s'allumaient dix mille feux de joie, retentissait le bonheur de cent mille hommes en triomphe.
XVII
Plus tard l'exaltation du major s'apaisait au souvenir de l'importance que le cheval turc gardait dans la mémoire du Rival. «Napoléon me considère comme le simple complément d'un bel animal. Je représente, à la tête de la division… Et voilà tout. Le jugement du petit Augustin sur mon intelligence se confirme encore… Il paraît que je suis un imbécile, Aurélie, toi qui m'aimes si purement, Virginie, pauvre femme, naïvement éprise de ton chevalier, Malvina, et vos yeux sournois qui deviniez sous l'uniforme la puissance de ma membrure?»
Cela ne finit plus de le tracasser pendant quatre jours de chasse sur la route d'Olmütz. Il y recueillit des troupeaux de prisonniers boueux, les chariots pris dans la fange, les caissons d'artillerie arrêtés derrière leurs chevaux morts. Il rêva de s'instruire davantage, d'étonner par son savoir, lui qui, depuis six années, commandait de fait les escadrons soumis nominalement à l'ancien écuyer du duc de Luxembourg! Il se rapprocha du vicomte qui lisait le grec dans de petits volumes reliés en veau brun et jaspés sur tranche, du cousin Gresloup qui philosophait avec tristesse sur les maux de la guerre, sur les deux cent cinquante dragons tués, blessés ou abandonnés à la boue des champs de bataille, à la paille sanglante des ambulances, aux taudis fétides des villageois.
Il les écouta citer les philosophes dont il connaissait au juste le nom. Volney, Condillac, lui révéleraient aussi le monde. Il se promit de lire leurs ouvrages, s'attrista de ne les point connaître. Gresloup parla de Hobbes, de sa maxime: «l'homme est un loup pour l'homme»; parce qu'au milieu d'un bourg où ils entraient, à la fontaine du lavoir, plusieurs dragons menaçaient les enfants moraves capturés devant l'école, et réunis au centre du peloton. De ses doigts en l'air, le capitaine Mercoeur indiquait les centaines de florins indispensables au détachement. Le bourgmestre, impressionné, tout pâle, protestait en vain, par gestes, tandis que la compagnie d'élite refoulait une émeute de femmes, en cafetans. Elles trépignaient de leurs pieds nus, elles se pressaient, elles appelaient leurs fils: «Wilhem!—Prozor!—Rudolph!—Sigismond!» Les pleurs et les cris aigus des petits aux figures rondes leur répondaient derrière les chevaux. Elles levaient au ciel des mains crevassées, des yeux rougis par les larmes que justifiaient aussi bien une vingtaine de cadavres pendus, la langue violette, aux branches d'un chêne, et dont les Russes avaient, selon leur coutume, pris les chaussures. Les pieds roides étaient tout noircis par la fumée des décombres, au bas d'une ferme que l'incendie sournoisement rongeait.
Inexorable, Mercoeur compta l'or et l'argent. Pièce à pièce, les mères, les vieillards décoiffés de leurs tricornes, les hommes suppliants, leur bonnet de fourrure à la main, en jetaient. Les écus, un à un, roulèrent jusqu'aux sabots de l'alezan qui flairait, lui, de sa tête lasse, une touffe d'herbe flétrie. «Il n'y en a pas notre suffisance, garçons, déclara Mercoeur. Piquez-moi un peu les marmots, ça fera délier la bourse des mamans!» Des lames frappèrent les écoliers. Ils grimacèrent affreusement. Leurs yeux bleus s'écarquillèrent de peur. Un sabre lardait de petites épaules. «Attrape, braillard!» menaçaient les dragons. Les florins et les pièces d'or tombèrent de partout en pluie drue, vers les bouches sanglotantes des petits, car les sabres ensanglantaient les joues bises. Des mères repoussaient les croupes des chevaux. Ils ruèrent. Elles écartaient les bottes des dragons. Atteinte par les sabots, une s'affaissa en proférant des cris de chatte qu'on étrangle. Les paysans saisirent des fourches. Mercoeur fit le signe de les mettre en joue. De leurs gros gants roidis par les pluies, les dragons giflaient les visages vociférants des femmes. Ils recevaient des crachats à la figure. Plusieurs enfants, assommés à coups de plat de sabres, s'écrasèrent sur leurs cartables et leurs livres de classe, parmi l'encre en mares des écritoires rompues. Le bourgmestre, grand quadragénaire, maigre, au gilet écarlate, promit tout… «Et du leste, mon bonhomme, commanda Mercoeur. Nous n'avons pas fait six cent lieues de Boulogne ici pour ne pas venger les mille camarades que tes soldats nous ont tués. Tant pis pour toi. Paye avec de l'or, si tu ne veux pas payer avec la peau des moutards!» Il déclamait cela, dans un allemand baroque. Les dragons rirent du baragouin et de toute sa gesticulation menaçante. Mais, à la vue du major, du vicomte et de Gresloup, ils se turent, pour relâcher les petits aussitôt venus dans les bras des mères, qui s'enfuirent, les baisant.
Deux escadrons cantonnèrent dans ce village et les hameaux voisins. Les officiers supérieurs occupèrent un château morave encore habité par le maître du majorat. Deux serviteurs accompagnaient, pas à pas, cet adolescent rachitique soutenu de béquilles, le long des salles remplies de cornues, de matras, de bêtes empaillées, de machines électriques, de fourneaux incandescents, de minéraux sous globe, d'herbiers entr'ouverts, de volumes alignés contre les hauts lambris bruns.
Muet, religieux devant les arcanes de la science, le colonel resta surpris par la taille et le mufle du gorille qu'un socle érigeait au centre du cabinet de physique.
L'infirme accueillit très courtoisement. Il parla tout de suite en français. Gresloup et Pitouët, désireux de se montrer sous une apparence favorable, l'entretinrent aussitôt de sujets scientifiques, tandis que le vicomte citait le latin de Pline, au bout du cinquième compliment. Une surprise éclaira la figure du jeune homme, qui fit, parmi des politesses, une allusion amère aux excès de la conquête.
Gresloup excusa peu les dragons. «Le courage, énonça l'infirme, n'est malheureusement qu'une irritation cérébrale entre la joie et la colère. C'est un optimisme naïf d'animaux vigoureux qui se croient supérieurs pour toujours aux résistances et qui jouissent d'écraser…» Bernard Héricourt supporta mal l'impertinence philosophique. Ce chétif l'étonna, qui osait ne point leur servir de louange, au lendemain de la plus grande victoire. Envisageant les mines silencieuses de ses camarades, il attendait leur réplique. «Peut-être bien…,» balbutia seulement le colonel. On apportait sur un plateau le nécessaire d'une collation… Cela mit fin à l'embarras, d'autant que sept ou huit laquais en souquenille jaune parée d'or s'empressèrent et disposèrent d'antiques ustensiles d'argent usé, à la place de chacun. On mangea des confitures, des volailles froides, des fruits secs.
Le maître du lieu s'était assis dans un fauteuil Voltaire, bas sur pieds, haut de dossier; il les regarda manger avec une curiosité d'enfant que distrait le repas des bêtes dans une ménagerie. Il toussait; il buvait à part, dans un bol de vermeil, du bouillon. Sa voix grêle prescrivit au majordome de changer les vins. À leur sujet ses hôtes le complimentèrent. Il les remercia de leur approbation et voulut pallier sa boutade:
—Aussi bien suis-je heureux de vivre pour voir les forces françaises triompher au bénéfice des Droits de l'Homme. J'imagine que Napoléon, vainqueur des rois, va mettre à profit les loisirs que lui font ses triomphes pour établir le contrat social selon les idées de notre Jean-Jacques? Ne fut-il pas, à ce qu'on dit, l'admirateur passionné de ce philosophe?
—Je crains, Monsieur, que vous ne vous trompiez, répondit le vicomte. Notre empereur nous plaît en ce qu'il a mis fin aux agissements de la folie jacobine, et, par là, réconcilié les Français entre eux. Je ne suis pas, tant s'en faut, le seul à espérer qu'il s'en tienne là, jusqu'à ce que M. de Lille puisse rentrer à Versailles dans ses carrosses.
—Bah? fit l'infirme en secouant la poudre de sa perruque sur le col de sa longue redingote brune…, et il leva les mains au ciel.
—Pour moi, contredit Pitouët, je ne partage guère cet avis. Lorsque les armées françaises auront imposé à l'Europe l'idée républicaine, la Nation, rassurée contre les entreprises des tyrans, ouvrira l'ère de fraternité.
Content d'obscurcir dans cet esprit étranger l'idéal d'un Napoléon philosophe et instaurateur de libertés magnifiques, Héricourt ne manqua point de réfuter posément cette assertion:
—Mon beau-frère, qui appartient à l'entourage de M. de Talleyrand et qui s'achemine, sans doute, avec lui, du côté de Brünn pour régler les conditions d'une paix prochaine, n'estime point ces rêveries. Hélas! elles ne sont que rêveries. L'empereur assurera d'abord la prospérité du commerce pour obtenir de bonnes finances. Il en a besoin. Plus tard, peut-être essaiera-t-il de rétablir la république, après que la gloire et la fortune auront guéri la France de ses convulsions… Plus tard… Plus tard!…
Les lettres de Virginie et de Caroline lui communiquaient sur ce point des certitudes. Il se félicita de l'indignation manifestée par le jeune seigneur du lieu.
—Comment! Se peut-il que, possédant toute la force, Napoléon, élevé par les esprits de la Révolution et qui les admire, ne cherche pas à donner du réel à leurs espérances? Se peut-il qu'il balance entre le soin d'enfanter une liberté immortelle et celui d'imiter les monarques misérables contre lesquels il combat? S'il en était ainsi, votre Napoléon, Messieurs, serait un horrible coquin!… Souffrez que je vous le dise!
—S'il en était ainsi, déclama Pitouët, la Nation se lèverait tout entière contre un traître abhorré pour lui faire expier son crime.
—Peuh! dit le vicomte. Vous vous abusez, mon cher! Les peuples se lassent plus de la liberté que de la gloire. Buonaparté leur donne ce qu'il faut.
—Et à nous donc! riposta le colonel dans un gros rire, en élevant son vidrecome rempli de vin doré.
Ils trinquèrent.
—Du moins l'espérance, soupira l'infirme, ne délaisse jamais le cerveau qui s'attache au savoir. Qui pourrait se défendre de pitié en songeant aux efforts de tant de philosophes et de sages pour améliorer le sort de l'homme? Efforts toujours vains. À Platon qui leur fait entrevoir la vie, les peuples préfèrent Alexandre qui les mène jusque la mort, qui se gorge bestialement et qui crève d'ivresse. Nous cependant, penchés sur les livres, nous cherchons la cause du mal; nous écoutons la matière chanter sur l'athanor en feu, nous consultons le trajet des astres, nous suscitons l'étincelle des fluides subtils sur nos machines… Nous parlons des antinomies. Qu'est cela? Un soldat passe et tue. Le voilà maître… Archimède efface de son sang répandu les figures mathématiques qu'il traça sur le sable; et la brute, essuyant son fer, croit interrompre le jeu ridicule d'un vieux fou…
De son fauteuil, l'adolescent leur parlait ainsi. Ses doigts misérables s'accrochaient aux accoudoirs. Il projetait sa tête, où l'on voyait les veines gonfler sous la peau brusquement rougie, blêmie tour à tour. En sifflant les phrases, il crachotait…
—La force aussi, répliqua tristement Gresloup, la force d'Hercule est une apparence de la nature. Il convient de l'étudier, comme celles de la foudre, ou de l'océan, qui ne tuent pas moins sans discerner. Nous sommes peu de chose pour envisager notre science comme universelle…
—Une fois dans l'histoire du monde, un homme gagne le souverain pouvoir, jeune, glorieux, soutenu par l'admiration de l'Europe. Il sait, par hasard! Il a lu; il comprend les philosophes. Il a vu s'accomplir le plus formidable changement qui ait bouleversé les Etats depuis trente siècles; et il n'achève point d'abord le triomphe de cette justice, que Jean-Jacques, Diderot et M. de Voltaire ont proclamée pour le bonheur des humains?
—Le drôle d'olibrius! jugea Mercoeur qu'on venait d'introduire auprès de ses chefs.
L'infirme se tut, pâlit, trembla. Il fit un signe. Les valets le roulèrent dans son fauteuil hors la salle; et les officiers se remirent à boire silencieusement.
Héricourt réfléchissait. Par les grandes fenêtres, il vit les troupeaux de prisonniers russes, que les dragons, bergers à cheval, poussaient entre les collines. Jusque l'horizon c'était un mouvement immense de lentes foules dominées par les victorieux aux casques de lumière.
—Tout cela, demanda-t-il à Gresloup, toute cette gloire serait-elle donc un crime?
—Qui sait? L'histoire commentera.
—Non, ce ne peut être un crime de risquer sa vie pour l'honneur du drapeau et la victoire d'un grand peuple!
Ce fut l'entrée soudaine d'Augustin qui se jetait aux bras de son frère. Il annonçait l'armistice, la paix certaine, bien que les archiducs parvinssent à Presbourg avec leurs armées d'Italie. Il délirait de triomphe. L'empereur lui donnait la croix.
Les brevets des nouveaux grades arrivèrent le même jour. Or, le lendemain, comme on revenait de la parade où le colonel Héricourt avait été reconnu par l'acclamation des cavaliers, une chaise de poste déboucha du parc, puis une berline verte, et un carrosse. Une main de femme, un visage dans une capote de velours vert, un réticule au bout d'un poignet en mitaine, parurent à la portière de la chaise. «Aurélie!» devina Bernard. Il descendit précipitamment les marches du perron. Déjà le postillon arrêtait l'attelage; et, contre lui, s'épanchait le sanglot de sa femme toute chaude, qui l'étreignit, pleura, tandis que Malvina, quittant la berline, offrait ses doigts aux lèvres d'Augustin…
—Mon héros! mon héros! répétait l'épouse en joie…
Derrière Praxi-Blassans, Aurélie sauta du carrosse. Par-dessus l'épaule de Virginie, Bernard vit la soeur retenir l'élan de son mari, puis chanceler, parce que leurs regards fraternels s'échangèrent. Le sang bondit au coeur du colonel. En même temps, il aperçut Malvina tout occupée de lui. Augustin la renseignait sur les exploits d'Austerlitz. Imaginant tenir l'une et l'autre, Bernard étouffait sa femme contre sa poitrine. Elle murmura: «Tes blessures ne te font pas mal!… Ah! si tu savais!… j'étais avec toi… je pensais: à cette heure il souffre peut-être, seul dans un fossé d'Autriche. C'est un coup de sabre, là?… Mon Dieu!… Tu les as vaincus, toi, toi… Je t'adore, je t'adore!» Elle chuchotait cela dans l'oreille embrassée. Elle ferma les yeux. La lourde gorge s'écrasait sur le plastron militaire. Ses jambes se mêlaient aux jambes qu'elle frôla doucement de son ventre. «Mon frère!… riait Aurélie, dans ses larmes… Edouard et Denise… comme ils t'aiment!» Au nom de leurs enfants, il le sut, elle affirmait son propre amour. Bernard saisit la tête de Virginie dans ses mains. Ses lèvres aspirèrent la bouche conjugale, sans qu'il abandonnât du regard le visage d'Aurélie. De tout le corps, la soeur frémit comme si le baiser l'eût atteinte elle-même, qui souriait voluptueusement. Ses fines paupières battirent. Certes Malvina devinait cette possession des âmes incestueuses. Grave et douce, elle soutenait la taille de son amie, elle épiait les apparences; et ce fut de ce visage malin que le colonel apprit la forte passion dont souffrait Mme de Praxi-Blassans. Il s'enorgueillit. Il aima de toute sa gloire les trois femmes complices pour le chérir. Les paroles n'eussent pu mieux le convaincre que les clartés et les ombres des visages émus.
Au défaut de son attention prise ailleurs, l'oreille de Bernard entendit les louanges bruyantes du beau-frère, qui invita tout de suite Augustin à le conduire devant les flammes d'une cheminée. Pendant qu'ils gravissaient l'étage, Virginie déclara son voyage et la nouvelle richesse de la famille. Voici que, succédant à M. Vanlerberghe ruiné avec les Négociants Réunis, la compagnie des Moulins-Héricourt assumait tous les achats de farines militaires dans l'Artois et les Flandres. Caroline envoyait de l'or! Les trois femmes suivirent le colonel. Loin des importuns, elles prolongèrent un silence où s'expliquaient leurs âmes. «Chacun des baisers, sembla dire Aurélie, que ta lèvre donne à ta femme, Bernard, je le reçois sur ma bouche; et tout frissonne de moi. Ne sais-je pas que tu me les adresses de tout le coeur, homme généreux et sensible. Va, presse sur ta noble poitrine la tendre Virginie. Jadis elle te portait déjà mon amour lorsqu'elle détourna de ton front l'arme apprêtée par le désespoir. C'était moi qui voyageais alors dans sa forme pour me jeter avec elle entre tes bras. Ne te l'avouai-je point, certain jour d'automne, sur un banc du parc lorrain, lorsqu'Edouard tressaillait en mon ventre? Edouard, Edouard a les yeux clairs et les cils sombres de celle que tu eusses passionnément chérie, si les hasards des combats ne t'avaient emporté loin de cette petite Bavaroise, après Moesskirch!… Vois comme l'ardente Malvina comprend la beauté de ce qui nous émeut. Heureux Edouard, heureuse Denise qui réaliserez, quelque jour, l'immense désir de nos esprits, de nos coeurs et de notre seule chair engendrée d'un père admirable. Oui, oui, couvre de baisers la charmante épouse aux paupières closes. Moi, moi, je vis dans son beau corps pour te sentir palpiter de gloire, héros, mon frère!… Et nous restons purs!»
Certes elle disait cela. Toute la mélancolie du sourire l'affirmait, cependant qu'elle mourait de pâleur en ses lourds vêtements bleus, qu'elle penchait sur l'épaule de Malvina une figure délicieuse et pâmée. Elles s'assirent dans la chambre du colonel.
Par l'éclat des yeux clairs sous les cils sombres, Virginie admirait son époux héroïque, riche et vainqueur: «Oh! Bernard, parut-elle murmurer, tu portes avec toi la mort triomphante, et, dans ton étreinte, je pleure de reconnaissance, parce que tu te prépares à semer en mon sein la vie qui triomphera de même. O toi, mystère de l'homme, double visage du dieu qui tue et qui engendre tour à tour, comme la nature même; toi, Bernard, accueille dans ta bouche le frisson de mes lèvres. Broie mes os dans ta force. Terrasse mon corps ainsi que tu terrassais naguère l'orgueil de l'ennemi. Que je sois ensemble ton amante et ta victime, celle qui pantèle, en sanglotant, celle qui peut ignorer si elle crie de douleur ou de jouissance! Oui! Saisis ma gorge dure, pétris mes seins de tes doigts guerriers, cherche-moi sous ma chair, trouve-moi, trouve-moi, sous mes vêtements vains et sous ma chair éperdue. Voici la chaleur féconde de mon ventre pour exalter ta force! ta force! ta force, celle qui vient de coucher les cadavres des races depuis l'occident jusqu'à l'orient de la forêt germanique! Ta force, celle qui remplit avec l'or des dépouilles les coffres de notre maison! Ta force, celle qui crie victoire, avec la joie de cent mille soldats! Ta force qui va procréer en moi une descendance humaine, vigoureuse, et puissante par la richesse, par des coeurs robustes! Va, étouffe mon souffle; écrase ma poitrine contre les aiguillettes de ton uniforme où je flaire l'odeur du meurtre. Tiens, prends, prends ma bouche encore, ma bouche qui mâche le sang de tes lèvres, pareil, n'est-ce pas, au sang répandu? Ma robe te gêne. Tes vêtements retardent notre fièvre. Pourquoi ces vêtements entre nos désirs? Pourquoi la chair et les os, entre nous? Oh! viens, viens, cher époux! Viens jusqu'à ta couche. Ne tarde plus. Qu'importent elle et l'autre? Aurélie aime notre amour. Nous t'avons aimé tant là-bas, dans le verger d'Arras, et dans le salon de Paris, sous la douce lueur des lampes, et dans la chaise de poste qui, courant les routes d'Autriche, devançait l'élan du large fleuve, qui laissait les villes et les forêts derrière le bruit des roues. Nous avons tant conté notre amour à Malvina dans le palais de Vienne; et nous avons tremblé si fort avant Brünn, lorsque nos voitures croisaient les chars pleins de blessés, ces longs troupeaux de soldats russes paissant les racines des champs, sous l'oeil noble de tes cavaliers, mon Bernard! Viens, hâte-toi. Défais ce bouton. Ote l'agrafe. Romps le cordon, pour que mon sein libre jaillisse jusque ta lèvre penchée. Aurélie, goûte le bonheur de notre bonheur… Voici la couche, et je t'aime.»
Bernard eût résisté aux gestes, aux soupirs. Mais ne lui disaient-elles pas ensemble qu'elles voulaient cela, le spectacle de son corps terrassant un corps amoureux. «Superbes époux, conseillait Malvina, ne contenez plus vos feux. Unissez-vous, comme y invite la nature. Laissez nos yeux et nos coeurs trembler de votre joie. Que nos échines frémissent du même désir assouvi par vos transports. Abandonnez-vous, chère Aurélie, à mon bras. Je soutiendrai votre taille. Déjà mes baisers rafraîchissent votre front brûlant. Ecoutons ces soupirs de volupté. Qui pourrait se défendre d'une émotion si aimable! Qui résisterait à tant de beautés qui se dévoilent…»
Toutes deux s'inclinèrent sur le lit où s'embrassaient fougueusement les époux.
Bernard aimait Aurélie.
Ce fut elle qu'il étreignit dans l'épouse, ce fut pour elle que ses dents mordirent une chair devenue anonyme, mais où vibrait l'âme de la soeur chère, mais où râlait l'amour patient et fort de cette âme. Ce fut à elle que les mains de l'époux s'agriffèrent, à l'image de leur passion discrète, contenue depuis des années. Aurélie se débattait faiblement contre les efforts de la rieuse Malvina, qui la retint devant l'autel de l'amour.
Ecartant les plis du mérinos écossais, dont se débarrassa Virginie, Bernard imagina ce qu'il y avait de joliment frêle sous la robe de drap bleu, et le canezou à l'anglaise que portait la soeur. Fermant les yeux, il pensa quel jour il aurait pu la prendre dans le château de Lorraine. Elle se serait alanguie d'abord, aux phrases, puis débattue douloureusement contre les entreprises; et cela certainement eût augmenté le désir réciproque. Il l'aurait convaincue par des supplications et les extrêmes de son ardeur manifeste. Elle se fût aussi détournée pour dégrafer sa ceinture. Il n'aurait point vu le visage durant que ses doigts énervés auraient ouvert la fente de la robe et délivré des manches bouffantes la nacre des épaules. «Ah! ah! aurait-elle murmuré. Je n'en puis plus. Je cède à tes transports, héros; voici mes épaules sorties de la brassière, mais ne cherche pas à regarder ma face de crime, laisse maintenant mes mains cacher mes yeux, ma pâleur, et la volupté de ma honte!» Elle n'aurait plus que soupiré, tandis qu'il aurait saisi de même cette gorge tremblante, qu'il se serait étendu sur cette tiédeur émue de la chair encore voilée par les retroussis du linge. Sous le tissu, la vie d'Aurélie frissonnerait d'attendre l'élan suprême dû à leur longue passion. Bernard s'affolait de son extase. Non, il n'était plus de Virginie sous les lèvres, dans ses bras, contre sa poitrine, parmi leurs souffles. Seule, Aurélie haletait de bonheur. C'était son flanc qui allait recevoir le germe d'un être prodigieux, le fils même qu'ils devaient tous à la mémoire du père tué par leurs égoïsmes. Et le père apparut au souvenir, jeune encore, clairvoyant, tel qu'il avait, un beau soir, attendu le retour de son fils, sur la route d'Artois, le père en habit marron et en veste brodée de satin noir, lui-même, ses bonnes joues couperosées sous la blanche chevelure à marteaux; lui-même, ses perçants yeux gris qui riaient au cher houzard sauf de la grande guerre; lui-même qui admirait, avec la joie de ses grosses lèvres, entr'ouvertes, un enfant martial.
Le fils ralentit sa fougue d'amour. Il voyait le vieillard lui sourire, surpris et fier de sa descendance. Oh! il fallait rendre à la race ce qu'elle avait perdu d'excellent, d'énergique avec l'ancêtre, mort désespéré dans la maison de Dunkerque. Il fallait concevoir une force aussi belle dans le flanc de l'épouse aux yeux clairs, aux cils sombres, une force que désirait aussi l'âme d'Aurélie inclinée vers leur couple, vers le murmure de l'épouse disant: «Viens, charmante Aurélie, viens l'aimer ensemble. Que nos lèvres épuisent le même baiser… Viens!» De son rire vicieux, Malvina persuadait les résistances de son amie; et leurs corps se mêlèrent en une étreinte quadruple. Quel triomphateur il fut, lorsque, sûr d'une paternité nouvelle, Bernard étouffa de son embrassement les pleurs d'Aurélie, le rire de Malvina, le soupir de délices prolongé aux lèvres de sa femme.
Ensuite ils restèrent silencieux. Dans la pièce obscure, ils s'entrevoyaient à peine. La bise avait rabattu les volets. «Comme toutes trois m'aiment et m'admirent!» se répétait Bernard, tandis qu'il réparait dans l'ombre le désordre de ces vêtements, près de Virginie, tremblante encore. Pensive, elle ramenait sur elle les plis de la robe écossaise.
—Vénus vous animait de ses grâces, reprit Malvina, la première, en s'accoudant sur le lit, Mars vous prêtait sa forée. Vous étiez beaux.
—Oh! murmura Virginie, j'ai eu toute ta force en moi, Bernard. Ta force qui tue et qui aime..
Aurélie écartait ses cheveux vers les tempes; elle remarqua:
—Hélas! toutes nos forces qui aiment, tuent aussi.
Son frère craignit qu'elle ne songeât aux suprêmes angoisses de leur père. Il fut triste. Voulait-elle rappeler que le vieillard était mort à la peine de voir triompher trop vite leur avide énergie. Et s'il vivait, ce père, pour entendre sa bru annoncer la richesse, et les soldats la gloire des siens! Oh! pourquoi une fatalité inexorable exigeait-elle en échange des biens nouveaux cette compensation d'un deuil, d'un remords?
La soeur et lui se contemplèrent, sans un mot. Ils savaient flétrie leur seule chance d'amour. Et que faire contre la Faucheuse qui venait d'abolir par milliers les vigoureux espoirs d'hommes jeunes et curieux d'agir? La terre remuée du Pratzen grossissait de tant de cadavres! Les mâchoires de glace ouvertes sur les étangs de Telnitz et de Menitz en avaient tant dévoré! L'omnipotence de la mort ne toucherait-elle pas aussi la coquette Malvina, qui, assise en sa robe de velours jaune, renouait un fichu garni de martre. Ne toucherait-elle pas quelque jour la voluptueuse Virginie qui étirait là, sur ses genoux, de longs gants verts. Ne toucherait-elle pas encore la mélancolique Aurélie et la souple sveltesse de sa taille, inclinée dans les plis sombres du drap bleu, elle-même, là, si jolie entre ses boucles brillantes! Elle répéta:
—Hélas! toutes nos forces aimantes tuent aussi.
Le frère comprit que leur passion secrète, secrète à peine, tuait la joie de vivre, pour la jeune femme. Elle songeait au repos de l'âme détruit à jamais. Comme elle devait se maudire pour n'être point l'étrangère, l'amie sans contrainte, ou la soeur paisible et chaste!
De la savoir douloureuse, il s'enorgueillissait, la plaignant. Certes les aventures de la guerre l'avaient exempté, lui, de bien des souvenirs, de bien des méditations pénibles. La recherche de la gloire avait écarté les préoccupations d'aimer trop ou de compatir. Il s'était cru oublié, méconnu, méprisé par elles trois. Voici qu'il les tenait unies dans le cercle de ses bras. Voici que les trois visages emmêlés par leurs boucles, le rieur, le voluptueux et le triste, s'offraient volontairement à ses lèvres. Pourquoi ne paraissait-elle pas satisfaite de la multiple étreinte, Aurélie? Lui s'admirait à présent dispos, fier, radieux. Il eût voulu descendre auprès de ses amis et de son frère, pour triompher avec des regards vaniteux.
Il estima néanmoins que la peine de sa soeur valait d'être allégée. Il dit, nommant Denise, Edouard:
—Nos forces créent, si elles tuent; et, par là, s'éternisent.
—Que nos enfants vivent donc heureux et passionnés! répondit-elle.
En caressant le porphyre de la commode, elle détournait la tête et ses larmes.
Ainsi que pour reprocher cette tristesse, Malvina concluait:
—Un coeur noble et généreux doit chérir la force et la gloire. Je les aime, comme si j'étais Française!
—Oh! moi, Bernard, je t'aime comme la France aime ses héros, cria
Virginie, qui se glissait entre son mari et l'étrangère.
Sans doute cette exclamation fut suggérée par la fanfare qui éclata sous les croisées après un tumulte de chevaux et d'hommes. Malvina fut ouvrir les volets. Avec la compagnie d'élite, les officiers du régiment se présentaient devant le perron du château. Ils mirent pied à terre. Leurs habits reprisés, les plastrons déteints par les nettoyages, les culottes éblouissantes de craie fraîche les rendaient aussi fiers que les lueurs des casques et des sabres fourbis.
—Eh! dit Bernard, je n'y pensais plus, mes belles! Le général inaugure son grade. Voici la délégation du régiment qui vient le féliciter. Il faut que je me rende auprès de lui.
Empressé de revenir parmi les hommes avec l'impression toute fraîche de sa victoire amoureuse, il heurta dans l'escalier Edme en superbe uniforme de maréchal des logis. Le jeune homme l'embrassa et monta vite près des parentes.
Sur le seuil, l'ancien postillon recevait, au large dans l'uniforme d'un général mort à Telnitz et dont il rachetait l'équipage. Promptement un tailleur régimentaire avait élargi, avec des angles de drap neuf, la taille de l'habit qui se plissait au-dessus de l'écharpe en fils d'argent. Trop courtes, commençaient les basques au milieu du large dos. Mais, entre les feuillages brodés d'or au col, et par-dessus les tours de la cravate noire, les bajoues du nouveau promu reposaient épanouies. Les reflets des grosses épaulettes étincelantes, et l'ombre que faisaient les deux cornes du vaste chapeau noir, se partageaient le visage de l'orateur ému, qui déclama: «Dragons du 23e, j'emporte avec moi le souvenir de votre vaillance. Ce souvenir me suivra dans le tombeau. Servez votre étendard comme vous l'avez toujours servi. Obéissez fidèlement au colonel Héricourt. Il vous mènera dans le chemin de l'honneur et de la victoire. Et maintenant, Messieurs, pied à terre! Allons boire à la santé de S. M. l'Empereur.»
Bien que, depuis l'impertinence de Mercoeur, il demeurât invisible, le maître du majorat avait, à cette occasion, fait ouvrir poliment quatre grandes salles d'enfilade. De hautes glaces dans les trumeaux de bois gris, plusieurs lustres aux mille pendeloques de cristal suspendus très bas, le miroir des parquets, quelques vases géants sur des fûts de marbre, les blanches statues d'agiles déesses ornaient ces lieux de fête. De larges tables supportaient maintes coupes et maints verres, vidrecomes, flûtes à champagne, brocs de Bohême aux armoiries de couleur.
Les brosseurs aidèrent à ranger mille bouteilles poussiéreuses endormies plus d'un siècle au fond des caves, et que les soldats remontaient dans des mannes.
Le nouveau général donnait maladroitement la main à Aurélie, répondait à Malvina, souriait à Mme Héricourt. Cavanon les avait invitées et conduites aux places d'honneur. Comptant les séduire, il couvrait Héricourt de louanges. Auprès du diplomate, l'ancien postillon multipliait de respectueuses prévenances; il exigeait qu'on lui pliât un manteau sur les jambes, devant le feu. Il fit taire les soldats qui plaisantaient dans la deuxième salle. «Ah! des brisquards, Madame la comtesse, des brisquards… Ah! ah! Et qui n'ont pas froid aux yeux… Mais il leur faudrait des manières, oui, oui; et ils en manquent. Tu le sais bien, Monsieur?… hein? qu'ils en manquent… de manières, ah! ah!» Aux figures hâlées de ces maigres hommes les rires accusaient davantage la grimace cruelle qui, par une ride, reliait leurs narines aux commissures troussées des lèvres. Virgnie affirma qu'ils semblaient renifler encore le sang. Le diplomate, enfin réchauffé, disserta: c'était la trace survécue des habitudes préhistoriques, la grimace menaçant l'adversaire de morsure. Dans ses voyages, il l'avait trouvée sur maintes figures de vieux pandours. Tout un célébre régiment, les hussards de Blankestein, portait le même signe. «Mais, général, continua-t-il de sa voix importante, soyez assuré que vous le portez aussi, et vous encore, beau-frère, tout autant que les rois d'Assur qu'on voit à Londres, dans le cabinet de S.M. Britannique, sur les bas-reliefs de Ninive.» Il les mena devant les glaces des trumeaux pour les contraindre à s'y mirer. «À mon passage par Ulm, j'achetai deux dogues, sur le conseil de M. de Talleyrand, qui s'y connaît. Ils ont le même signe. Par ma foi, Monsieur mon beau-frère, vous êtes devenu un bel homme de proie; à l'exemple de vos dragons…, ah! ah!» Il ricanait en se frottant les mains dans ses manchettes de dentelles. Héricourt faillit blâmer cette ironie.
—Son Excellence M. de Talleyrand jouit d'une bonne santé, demanda le général, pour détourner la conversation?
—Très bonne, certes. Et cela lui permet de veiller pertinemment à ses affaires, qui ne vont point mal, je vous l'assure, Messieurs. La ville de Brünn est pleine de charrois qui lui amènent des colis de France et d'Espagne. Son Excellence tient boutique par le moyen d'hommes de paille, à Lintz, Vienne et Brünn. Ballots et caisses arrivent en ses hôtels sous l'allure de colis d'ambassade, marqués de la franchise diplomatique. Ils en sortent exempts de droits, pour remplir les magasins où ses courtiers les vendent à des prix sans rivaux. Cela ruine le commerce de nos ennemis. Voilà comment un grand homme, Messieurs, abaisse les adversaires de sa patrie, en gagnant gloire et… fortune.
Il ricanait. Ses narines aspiraient l'air sans bruit. À la ronde, il passait une tabatière en or, don de l'empereur, qui l'ornait de sa miniature peinte. Edme y puisa.
Chacun se félicitait. Tout d'abord Napoléon avait obtenu de l'Autriche vingt millions, que les payeurs des brigades allaient répartir entre les officiers. Beaucoup, sur cette garantie, avaient pu réussir des emprunts; et ils vantaient leur richesse; ils buvaient, ils se contaient leur gloire, leurs amours violentes, en trinquant. Sauf le vicomte et Gresloup, un peu à l'écart, tous parlaient haut. Ils tendaient leurs assiettes, que les domestiques couvrirent de venaison. Au bout des salles, dans une galerie, la compagnie d'élite entière garnissait une longue table. Déjà près de l'ivresse, les soldats chantaient à tue-tête en agitant des pilons de volailles. Comme les sièges manquaient, d'aucuns s'assirent à terre. Ils s'allongeaient de grandes claques farceuses sur les épaulettes rouges.
—Des brisquards, hein, Madame, quels brisquards! sacrebleu!… répétait le nouveau général à Virginie. Excuse, n'est-ce pas? Ils ont bien travaillé les côtes de l'ennemi! C'est un fameux troupier que le troupier français. Quelle abnégation! quelle endurance! Si vous les aviez vus dans les boues d'Elchingen!…, et ceux qui pataugeaient dans la vase pour dresser le pont!… Il faisait chaud, là, hein, colonel!
—Oui, mon général.
Beau parleur, Cavanon chanta leur héroïsme. Il désignait, au bout des perspectives, tel figure à profil de corbeau, telle mufle encadré de favoris gris, tel nez biseauté par le sabre. Malvina se levait, reculait le siège afin de mieux voir les forts. À un moment, elle monta sur la chaise, apparut en sa chemise de velours jaune. Penchée, les seins visibles, elle envoya le simulacre d'un baiser au maréchal des logis illustre pour avoir serré contre une muraille, par le poids de son cheval, cinq artilleurs autrichiens, qui allaient mettre le feu à une pièce chargée de mitraille. Les gardant sous la menace du sabre et du pistolet, il avait donné le temps aux pelotons de le secourir, de culbuter le canon. À son tour, Virginie se leva. Bernard désignait d'autres braves. Ceux-ci, flattés del'attention, s'enhardirent par mille propos. Ils voulurent porter la santé aux femmes de France! Malvina prétendit choquer son verre de Tokay contre un vidrecome rempli de vin morave et offert par une manche verte galonnée d'argent terni. Elle loua la trogne du sous-officier. Tous les yeux exprimèrent la convoitise d'une si belle chair ample, blanche, parfumée, qui enflait les plis du corsage bas. Virginie trinqua de même. «Merci à vous qui couvrez de gloire le drapeau de mon époux, brave guerrier,» déclama-t-elle, vraiment émue. Deux larmes sincères coururent jusqu'à ses lèvres épaisses: «Généreux Français, reprit Malvina, l'Europe vous admire et suit de tous ses voeux l'essor de vos aigles!—Vive l'Empereur!» répondirent en même temps les soldats pour faire quelque bruit.
Ils épanchèrent du vin sur leurs plastrons bien nettoyés. Ensuite ils retournèrent à leur table dans la spacieuse galerie du fond.
—Mes soldats sont mes enfants, excusait le général bonhomme, ravi que les dames ne fussent pas vexées de toute cette houzardise; mes enfants, Madame la comtesse; oui, des enfants terribles, mais de bons coeurs.
—De grands coeurs, renchérit Malvina.
—Oui, Madame, certainement…
—Et qui viennent de faire une fameuse besogne, cria Praxi-Blassans enfin rassasié (il déposa le couteau et la fourchette); reprit: Par ma foi, je ne m'en étais point avisé; M. de Talleyrand non plus; et cependant il a, Mesdames, je vous prie de le croire, l'esprit judicieux. Aussi bien est-ce un grand bonheur, pour Napoléon, que S. M. le Roi de Prusse ait balancé au lieu d'envahir prestement la Bavière, dans le moment que M. le maréchal Mortier se faisait battre à Dirnstein. M. d'Haugwitz, son ministre, est, à tout prendre, une mazette… Nous l'avons promené de Munich à Vienne, de Vienne à Brünn, puis de Brünn à Vienne, en l'amusant avec des soldats et des politesses. Il n'aime pas moins le vin que les jolies filles. M. de Talleyrand lui a mis dans les draps une manière de bohémienne qui nous a servis. Elle se défendit de l'accompagner en Prusse. Dès qu'on faisait la valise, la pécore tombait en syncope! D'Haugwitz n'a jamais su lui jeter la carafe au visage et sauter dans la chaise. Ces Prussiens ont du sentiment. Il lui jouait du violon, Madame! ah! ah!… ah! Mais c'était nous qui avions payé la colophane… sur le trésor de Sa Majesté… Il arrivera juste à Berlin pour apporter la nouvelle d'Austerlitz… Son roi aura oublié, les serments faits à l'empereur Alexandre sur le cercueil du grand Frédéric, dans les caveaux de Postdam! Voilà M. de Lille obligé, encore une fois, de faire remiser les carrosses qui doivent le ramener dans sa bonne ville de Paris!… Il y a des femmes qui sont de bien fameuses marionnettes, quand on sait en tenir les fils! Je vous l'assure, moi, général!… Votre hôte nous comble! Ce pâté de bécasses est digne de Vatel!
—Je tiens de mon ami Marbot une histoire assez plaisante au sujet de M. d'Haugwitz, reprit Augustin qui ne voulait point paraître inférieur à Praxi-Blassans dans les propos… Marbot! vous le savez, le fils du général mort au siège de Gênes. Il est aide de camp d'Augereau. Il est venu à franc étrier, depuis Bregenz jusqu'à Vienne, pour remettre à Sa Majesté (il sourit) les étendards pris sur Jellachich…
Il continua son discours, narra l'arrivée de M. d'Haugwitz à Vienne, deux jours après la remise solennelle de ces drapeaux; et comment le ministre de Prusse, tout de suite, avait mené tapage, en homme qui tient, dans les plis de son manteau, la paix ou la guerre; comment alors, dès la première audience impériale, Marbot, sur l'ordre malicieux de Napoléon, avait été introduit, avec l'allure d'un homme qui accourt à l'instant de la bataille et avait dit, brutalement, la capitulation des Autrichiens au bord du lac de Constance, puis montré les drapeaux conquis.
—Cela lui rabattit le caquet, Mesdames… Sa Majesté a l'esprit fin.
Il lança des sourires d'intelligence, ici et là, de sa jolie figure légèrement hâlée, ce qui faisait luire mieux les soies blondes de ses courts favoris. Dressé sur les tours de sa cravate noire qui enveloppait les pointes d'un col en fine toile de Hollande, son visage s'inclinait gaiement vers les plaisanteries de sa fiancée aimable envers les convives.
—M'est avis que ce jeune adjoint d'état-major n'usera point de maladresse, opina Praxi-Blassans, penché dans le décolletage de Malvina.
—À quand les noces?
—Nous avons hâte, avoua-t-elle. J'épouse la France avec lui, et je bois aux deux! Messieurs les officiers, qui me fait raison?
On leva les verres.
—Ô couple touchant, soupirait Aurélie, puisse la plus noble passion remplir votre vie de gloire et d'amour!
—Il n'est pas à plaindre, déclara le général en riant très haut.
—Savez-vous, jeune homme, que M. d'Haugwitz faillit enlever votre Malvina?… Oui… oui… Si la bohémienne le tenait aux sens, je crois bien que notre belle Hollandaise le tenait au coeur!
Et Praxi-Blassans ricana en homme qui sait des choses.
—Chère belle, marivaudait Augustin, quel air inconnu respire le barbare qui résisterait à tant de charmes, fût-il blanc-bec ou barbon, capitaine ou ministre… Je ne puis qu'avoir plus de fierté d'être votre choix.
Elle lui tendit la main, qu'il baisa par-dessus la table. On applaudit bruyamment à la grâce de l'un et de l'autre.
Bernard pensa placer un mot; mais déjà le vicomte et Gresloup philosophaient au milieu d'un silence docile. Il blâma sa timidité, puis fut triste. Lorsqu'il parlait un peu, prolongeant le discours, chacun engageait avec le voisin d'autres propos, qui bientôt couvraient sa voix. Nul ne prenait goût à ses histoires de guerre, à ses anecdotes. Il lui fallait conclure devant le sourire obligeant et distrait de la personne la plus proche. Ce mécompte lui échut encore. «Il y a une heure, raisonnait-il, ces trois femmes aimèrent mon être entier. Et les voici, tout attentives pour d'autres, pour ce vicomte qui parle de Coblentz, de M. Pitt, pour ce freluquet de Gresloup qui résume en maximes d'ennuyeuses pédanteries, qui vante les nomans écossais de je ne sais quel Walter Scott. Si quelqu'un m'écoute, c'est ce pendard de Mercoeur, le général. Pitouët me flatte lourdement afin que je l'aide à parvenir. Suis-je donc le sot qu'on dit. Vraiment je le suis. Ma soeur elle-même se dispense de m'entretenir; elle regarde de ses yeux attendris Augustin accoudé sur la chaise de Malvina, comme si elle aimait la physionomie de l'amour plus que moi-même. Praxi-Blassans ignore que j'existe. Edme crie à tue-tête qu'il a culbuté deux fermières moraves, après avoir enfermé le mari et le frère dans une cave. Et tout le monde rit aux larmes. Eh quoi! cette jactance d'écolier est-elle plaisante? Mais pourquoi évitent-ils de savoir l'éloge que je voudrais faire de Corbehem mort pour la richesse de Caroline, la carrière de Praxi-Blassans, le triomphe de Napoléon, pour la France?… Il fut un homme vertueux cependant; un noble caractère. Cela les ennuie… Mieux vaut que je me taise…» Il s'attrista complètement. En vain les oeillades de Virginie lui rappelaient la puissance voluptueuse de leur dernière étreinte. «Colonel, insistait Cavanon, le prince Murat tient à ce que vous remplaciez votre cheval turc. Il me prie de vous en avertir. L'empereur le désire beaucoup aussi. On se raconte même qu'il ne vous donnera point la croix avant la première revue où vous serez monté de la sorte, à la tête de votre régiment.—Oh! renchérit le général, tu sais, Monsieur, tu es le plus beau soldat de la Grande Armée. Tout le monde le pense.—C'est un magnifique cavalier que notre Bernard, jugeait Augustin.—Un bel homme!—Ni grand, ni petit.—Et une assiette en selle!—Un cavalier de vase grec, affirma le vicomte; digne d'orner un bas-relief du Parthénon.—Plutôt une statue équestre du forum, ergota Praxi-Blassans; plus bronze que marbre.—Certainement ajouta Gresloup, je le regardais hier quand on lui a remis l'étendard. Devant l'aigle, il me sembla le divin Auguste lui-même, l'image de Rome!—Mon héros! pleura l'émotion de Virginie.—Mon frère! soupira la soeur.—Mon ami! sourit la perverse Malvina.—Je ne connais pas de femme qu'il n'impressionne, révélait Augustin.—Son cheval et lui composent un seul être.—Un centaure!—L'Elle-même Force, comme eussent écrit les Grecs, cita le vicomte.—La Force, oui, la Force!»
Ils s'extasièrent. Bernard jouissait mal de ces louanges. On le regardait comme une statue de place publique, une chose insensible, un bel objet.
Et il souffrit.
De toute son âme douloureuse, les sanglots à la gorge, il souhaita qu'outre la Force, son fils, conçu tout à l'heure, eût l'Esprit.
Il le souhaita avec la constriction de ses nerfs retenant la rage excitée par l'éloge injurieux des amis.
Et ce fut un moment d'épouvantable gésine où son désir enfanta, peut-être, le sort différent de sa race.
Peut-être…
Car, après l'effort, il s'affaissa sur la chaise, désespéré d'obtenir le succès du voeu. Il se résigna d'un geste à la Force. Il vida d'un trait le hanap de vermeil ancien qu'on avait, par jeu, rempli de Tokay. Mercoeur jura le nom de Dieu pour dire son admiration.
Dès lors, dans son ironie mauvaise envers soi, le colonel Héricourt éclata de rire à tous les propos. Il vit dans un vacillement l'éloquente Aurélie raconter son voyage en Allemagne, et les aventures de la route, Virginie se plaindre des postillons qui versent les voitures dans la boue, Malvina dire comment, grâce au sien, elle avait échappé à la poursuite de chevau-légers autrichiens, qui pensaient la prendre, avec sa berline verte, avec ses bijoux, un jour où elle s'était égarée dans une île du Danube.
«La force! répondit soudain Cavanon. Gardez-vous d'en trop médire, lieutenant. C'est elle qui, à cette heure, enseigne au monde la liberté des philosophes par le signe de nos victoires.—La liberté, ricana Praxi-Blassans! Vous me la baillez belle. Essayez de dire une vérité dans une brochure.—Cette liberté-là, le peuple vainqueur va l'imposer.—Dans un siècle.—Dans un an.—Non, dans cinquante, répliqua posément Gresloup, lorsque l'Europe aura eu le temps d'apprendre, de juger et d'agir. Le temps féconde la vie. Les enfants d'aujourd'hui apprennent. Leurs fils jugeront. Les petits-fils agiront.—Pour ma part, j'espère que M de Lille mettra bon ordre à vos rêveries de jacobins, interrompit le vicomte. Nous reverrons les fleurs de lis sur l'épaule nue des libertins qui traîneront honnêtement le boulet dans les bagnes, comme il sied.—Holà! Quelle rigueur!—En attendant, la Force donne du bien à Buonaparté et à sa famille, Messieurs. C'est toujours cela. Eugène Beauharnais épousera par la force des baïonnettes la fille de l'électeurde Bavière; et sa soeur Stéphanie le duc de Bade! Ce sera marqué au traité que nous discutons à Brünn!—Voilà la maîtresse de Barras mère de vice-rois et de princesses.—Quand le coeur va, tout va.—C'est comme la bâtisse!—Pour les dots, nous arrondirons au détriment de l'Autriche, Bade et le Wurtemberg.—Les Impériaux paient-ils les cent millions qui doivent fournir des revenus aux veuves de la Grande Armée et des établissements aux chefs?—Cela m'intéresse, car je suis porté pour cent mille livres sur la liste.—Peste, baron, l'empereur dore vos lauriers!—«L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.»—Cela vaut mieux que le commerce des voitures prisés dans le Milanais.—J'étais humble charron, je deviens financier!—À Naples, on mettra la cour à la raison, et Joseph Buonaparté sur le trône.—Son frère Louis aura la Hollande.—Il pleut des rois, Messieurs, il pleut des rois!—Buvons à la victoire. Ce vin-ci pétille comme une oeillade sous les galeries de bois!—Donc, conclut Mercosur, chacun a sa part de gâteau. Mes sous-officiers gagnent. Ça va bien. Moi, j'ai quatorze chariots à l'ombre dans une écurie de Vienne, tous remplis de bonnes marchandises: vins, épices, uniformes, selles et harnais, eau-de-vie, armes de luxe, pendules, montres, plus: deux cent soixante-quinze paires de belles bottes. Un juif de cette ville m'a envoyé son fils qui achète le tout. Il vient de se marier et entend monter une friperie dans le quartier central, à l'enseigne du Florin d'argent. Je passe marché avec lui. Je demande licence de retour. Et alors, fouette postillon. En Sologne! Là j'aurai un lot de terre autour de la maison, avant que le marchand de biens ne fasse renchérir. Ça ne vaudra pas les Naples de M. Joseph, ni les Hollandes de M. Louis. On pourra fumer de braves pipes, à l'aise, devant la grande cheminée. Il y aura toujours pour les militaires de la Grande Armée un lièvre tué au gîte, ou une perdrix aux choux avec un verre de vin gris. Voilà, mon général, comment le diable se fait ermite.—Hé, Monsieur, tu ne vas pas laisser le noble métier des armes, je suppose?—La richesse vous enlèverait-elle le goût de l'honneur?—Oh! si on continue de faire campagne, je reprends ma place dans l'escadron. Mais la paix, ça ne vaut rien. Je ne suis pas un officier de garnison, moi. J'aime pas la chose. On a trop d'histoires avec la prévôté. En campagne, je reste votre homme.—Ah! ah!—Voilà qui me plaît. Il ne sait pas feindre, parbleu!—A la bonne heure, capitaine.—Topez-là mon garçon.—Voulez-vous de ce tabac. Il me vient par les galions d'Espagne, quand MM. les Anglais supportent cette fantaisie… Vous savez, beau-frère: si les desseins de l'empereur ne varient point, Anspach passe à la Bavière, en échange du Hanovre que M. d'Haugwitz obtient pour son maître. En conséquence, il n'est plus à craindre que les avoués de Prusse importunent votre état-major pour cette contribution levée un peu lestement, il faut l'avouer, sur les bourgeois de la province. Caroline en a tiré bon profit. Dieu la garde! Nous sommes au point. Je bois à votre santé, ma belle soeur; faites-moi raison, je vous prie.—Ce tokay est un nectar.—J'aime mieux le bordeaux.—Madame, vous riez trop.—Point.—Ceux qui veulent détester le crime aiment à honorer la vertu!—Jurons de vivre libres et glorieux!—La cupidité sait multiplier ses ressources.—Craignez Albion. La vérité sera sur ses lèvres et la perfidie dans son coeur.—Sacrifions à Bacchus notre sévérité. Voici du vin de France.—Je bois dans cet autre le sang de la terre allemande. Notre conquête tient dans mon verre.—Jus de la treille qui me grises!—Foin des censeurs moroses!—Ah! Madame, que votre robe donne congé au polisson!»
C'était Malvina debout qui repoussait dans les plis du velours jaune un sein récalcitrant. Bernard eut envie d'y mordre, d'autant plus qu'elle riait à plein gosier, pour une plaisanterie d'Edme, tout rouge de l'avoir dite. Cavanon la soutenait d'un bras. Virginie se leva, vint se jeter au cou de son mari, qui la devina tout énervée par les coquetteries de la Hollandaise. Aurélie se rapprocha d'eux. «Je suis fort aise, colonel, cria le diplomate, que les hasards de la guerre vous aient complètement épargné. Mme de Praxi-Blassans était dans les transes. Les médecins ne réussissaient pas à la guérir de l'humeur noire. La voilà qui s'anime et qui renaît. Quant à Mme Héricourt, elle a failli crever tous les chevaux de poste pour vous joindre au plus tôt.—Nous t'aimons tant, murmura Virginie. Oh! je l'avais bien deviné jadis: Aurélie t'aime, tu sais, Aurélie t'aime. Elle t'aime…, et je ne suis pas jalouse…, Bernard!»
La soeur baissa les cils; elle remuait un verre vide. Gravement son frère lui prit la main, et la conserva dans la sienne. Il nota combien elle avait changé depuis le jour de Brumaire où ils avaient senti une gêne étrange, causant, solitaires, dans l'hôtel de la rue Saint-Honoré. Et cette Zulma, son image, qu'elle lui avait mise au bras, pour le consoler! Que restait-il de cette merveilleuse, et de ses colliers «à la victime», que restait-il de la jeune femme effarée accourue au château de Lorraine après l'exécution du duc d'Enghien? Il ne restait que la mélancolie même dont ils s'étaient charmés un jour d'automne, sur le banc du parc, lorsqu'elle portait en elle le petit Edouard, fils aux yeux clairs, aux cils sombres, fils pareil à Denise conçue dans le souvenir obstiné de la petite Bavaroise prise après le combat de jadis. N'était-ce point la preuve miraculeuse et tangible de cette affection? Aurélie, trois ans, avait étreint son frère par le corps de l'épouse, disciple de sa belle-soeur pour les voluptés du sentiment. Aurélie était l'âme passionnée, Virginie la chair voluptueuse du même amour qu'admirait Malvina, maligne. Chair et parole de la soeur qui regardait seulement Bernard de ses yeux profonds, Virginie répéta: «Oh! oui, nous t'aimons, homme généreux et sensible, toi, notre gloire!»
Il mesura ce que le destin lui offrait de magnifique en cette heure, dans la vaste salle aux lambris gracieusement sculptés sur la hauteur des trumeaux. L'enfilade des lustres s'alluma, parce que l'après-midi de frimaire s'obscurcissait dans le champ des grandes fenêtres. Les troupeaux de prisonniers russes se bousculaient toujours au dehors, piétinaient, se vautraient sous la surveillance des bergers à cheval, vêtus d'habits verts et casqués de cuivre.
Semblablement il était vêtu, lui, le victorieux, contre qui se pressait un amour extraordinaire en deux belles femmes émues. Et les officiers, les soldats s'émerveillaient de le voir entre elles, d'un bout à l'autre des salles, depuis le nouveau général, bonhomme tout larmoyant de sa griserie, jusque, vers le fond de la longue galerie blanche, la compagnie de Mercoeur, qui cognait les tables à coups de poing, qui bosselait les timbales de vermeil, qui jetait le vin mousseux aux figures des laquais tremblants.
Ces misérables en souquenilles jaunes étaient les vaincus. Ils subissaient la force.
Héricourt sentit la sienne agiter ses muscles et l'énergie joyeuse de son esprit.
Si piteuses parurent les mines des valets. Différaient-ils du troupeau captif et fangeux que les dragons poussaient à travers champs, vers les bastions du Spielberg? Ils ne se révoltaient pas, ils baissaient leurs têtes et leurs catogans poudrés. Ils étaient la faiblesse humble, lâche, servile.
«Mon capitaine, chantait la voix perçante d'Edme, quand j'ai vu le junker braquer le pistolet contre moi, j'ai dégainé. Je me demande encore comment j'ai pu le faire si vite, tiens, comme ça (au bout du bras le sabre sortit du fourreau, brilla par-dessus les têtes des convives). Et vlan! (un lustre atteint volait en éclats de cristal qui s'émiettèrent). Eh bien son kolback a sauté comme ces débris de verre.»
Pitouët objecta. Il préférait les coups de pointe. Comme le lustre se trouvait entamé, rien n'empêcha d'assortir l'exemple à la théorie. À son tour il dégaina, pourfendit, avec les pendeloques, une boule creuse qui acheva de se briser au milieu de la table, sur le goulot d'un flacon. Edme blâma la mollesse de l'estocade. D'une seule poussée il ébranla le grêle édifice de prismes et de lumières qui, projeté vers le plafond, aspergea les buveurs de cire et de bobèches rompues.
Malvina, Virginie, applaudirent à la jeune vigueur du maréchal des logis. Rose et chancelant, son sabre sur la nappe, il jouit du succès. Toutefois Cavanon admettait la suprématie du coup de taille. Son cimeterre bleu, damasquiné d'or, coupa la tige de bronze: tout s'écroula dans un cataclysme de verre et de plâtre, le plafond s'étant lézardé.
Le rire de Malvina fut plus fort que le bruit. Virginie vantait les muscles de son époux. «Oh!» fit Héricourt, modeste. Cependant il savait que son bras puissant accomplirait d'un coup l'oeuvre des trois autres. Il eut envie qu'on le priât d'essayer. Il marquerait encore l'excellence de sa force sur les victorieux mêmes. En tumulte, Cavanon le défia. Le général encourageait. Edme désignait le second lustre. Le vicomte ricanait, ironique. Gresloup haussa les épaules.
Ce geste décida le colonel. Il ne voulut point souffrir qu'on lui donnât des leçons. Praxi-Blassans l'exaspérait aussi en comparant à ceux d'Austerlitz les lutteurs de la foire. Héricourt désira paraître redoutable aux plaisants. Par surcroît, les vapeurs du vin échauffaient ses oreilles. Les yeux d'Aurélie brillèrent autant que la foudre, et ils grandissaient, lui sembla-t-il. Les dents de Malvina l'éblouirent encore. Il fallait être plus fort que Praxi-Blassans, qu'Augustin dédaigneux au bord du sofa dont il arrachait la ganse, machinalement, de l'éperon. Et puis les nerfs de Bernard se roidissaient, vibraient; ses dents s'agacèrent. Tout bourdonnait à ses oreilles: cris, rires et chansons, soupirs de la cornemuse qu'un soldat breton gonflait, les joues rondes, à l'extrémité de la galerie finale; appels de la bourrée que deux Auvergnats, sur un large guéridon de marbre, dansaient, les gestes en guirlande, et tapant du talon. C'était une animation violente des visages congestionnés au-dessus des plastrons rouges, entre les épaulettes qui sautillaient. Ici on s'amusait à rompre par la pression de la main des verres emmaillotés de mouchoirs. Là deux jeunes gaillards valsaient et tourbillonnaient au milieu d'une assistance approbative. Un loustic parisien faisait des propositions lascives à la nymphe de marbre qui s'érigeait blanche et nue, sur un socle. Monté près d'elle, il la saisit à la taille, et lui baisa la gorge. Mais la plupart s'intéressaient au capitaine Mercoeur, qui retroussait une manche et promit de fendre la table de chêne doré soutenue par des faunes accroupis. On discuta pour apprendre si un casque et son crâne offraient plus de résistance. Le colonel recommandait à Mercoeur un coup de revers. Comme l'autre refusait de comprendre, Bernard regarda le second lustre qui pendait jusqu'aux bouteilles, presque. Les lumières scintillantes se confondirent, vacillèrent pour ses yeux troubles. Porter la ruine dans cette grappe de cristaux et de lueurs lui sembla glorieux. Ces chandelles lui riaient à la face; eût-il cru. Elles lui fatiguaient la vue, d'abord. Une avide curiosité lui vint de reconnaître, au lieu de cette clarté, les dégâts et les décombres. Il aurait accompli cela. Il aurait agi, détruit. Et sa force, encore une fois, soumettrait le luxe des vaincus. Trois mois, n'avaient-ils point menacé sa vie de leurs mitrailles, de leurs charges, de leurs fusillades? Par un coup de revers il avait tué le Russe qui, colossal et roux, près de l'étang, abattait contre lui sa crosse. À ce coup le colonel devait la vie présente, la joie du vin, la conscience de triompher, la tiédeur de Virginie à son épaule, la malice prometteuse de Malvina, les regards profonds d'une soeur passionnée, l'attention favorable des hommes grandis par les culottes à pont et les hautes bottes à l'écuyère. Un coup de revers, en plein lustre, et ils l'admireraient évidemment… Ce fut. Cristal et chandelles s'éparpillèrent, choquèrent les murs, roulèrent sur le parquet, dans un bruit formidable de verre et de bronze. La stupeur immobilisa les visages; car Mercoeur n'avait pu fendre la table. Il déclara son essai plus difficile et se vanta de renouveler l'exploit du colonel. «Essayez-donc, capitaine!» commanda Bernard colérique et glorieux, en désignant de sa lame le premier lustre de la galerie. Mercoeur se précipita, sabra, enleva seulement une branche et deux lumières. Une huée constata cette faiblesse, exalta la force du chef. Dressant sur la table son beau corps drapé de velours jaune, Malvina fit mine de couronner le frère d'Augustin. On acclamait. Les mains applaudirent au bout des manches vertes et des parements rouges. Là-bas, la cornemuse soupirait toujours; les Auvergnats dansaient encore la bourrée; le loustic embrassait étroitement la statue de la nymphe. Soudain, tous les dragons d'une table dégainèrent et attaquèrent à leur tour le lustre pendu sur leurs timbales. En vociférant, d'autres les imitèrent. Ils bondissaient avec leurs fourreaux. Ils décrochèrent leurs casques, ils les saisirent par les crins et exécutèrent le moulinet. Un ivrogne creva le sexe d'une Vénus peinte en un tableau mythologique. Avec son poing vigoureux, l'un enfonçait le cannage d'un siège. Celui-ci écartelait les membres d'un fauteuil; celui-là enlevait sur le dos un meuble italien marqueté d'ivoire et d'écaille qui glissa, s'abîma, se fendit contre la mosaïque du sol. Tous éprouvaient le maximum de leur vigueur. Ils se firent émules. Mercoeur assura qu'il enlèverait un laquais allemand à bras tendu. L'homme résistait. On l'empoigna de telle sorte qu'il apparut haussé sur vingt bras robustes, tandis qu'il agitait vainement ses jambes en bas rouges. Ses camarades se jetèrent à genoux dans un coin; ils imploraient. «Bon, bon, grommelait le général, nos gars ont risqué leur peau; ils s'amusent à présent. Ils ont bien le droit, hein?… Laisse-les, capitaine, laisse-les!» L'ancien postillon goûtait cet athlétisme des soldats; il les excita par des bravos. Cavanon lança une pièce d'or au plus étonnant; Malvina un baiser.
Alors ils cessèrent de contenir leur violence. Toute la bande s'amassa contre une porte close que les épaules ébranlèrent. Mufles de dogues, profils de corbeaux, poings hâlés et velus, faces maigres, nerveuses, se collèrent aux battants décorés de pipeaux et de paniers fleuris en relief. Héricourt attendait que la boiserie craquât, sous la pesée des corps verts et blancs. Les jambes se tendaient dans les bottes. Il imaginait leur désir en même temps qu'il voyait leur effort. Il souhaita, pour l'honneur de l'armée, que la porte cédât vite à la vaillance des statues équestres, si jalousement créées de son art.
Les dragons triompheraient aussi de la porte. Il leur fit honte de cette faiblesse qui s'attardait. Enfin la peinture s'écailla. Une longue fissure se prolongea jusqu'au chambranle. Edme et Mercoeur lancèrent un guéridon de marbre, les autres s'étant écartés. Les battants achevèrent de se rompre, crièrent et tombèrent sous les coups de bottes, tandis que la statue de la nymphe, à l'assaut du farceur, s'abîmait. La tête brisée roula dans les jambes aux acclamations de tous. Praxi-Blassans, Gresloup et Augustin entraînèrent dehors les trois femmes. Malvina refusait, applaudissant les coups de poing de Mercoeur; elle riait à l'amoureux de la nymphe qui s'étendit près du marbre. Virginie imitait les gestes, la joie de la Hollandaise trait pour trait. «C'est cela que ton coeur aime, mon frère, murmurait Aurélie: la fureur de ces hommes forts et ta fureur aussi?… Oui je comprends que tu chérisses cette ivresse qui te grandit encore. Tu sors de toi-même. Tes yeux brillent. Ton sein palpite de passion, tu as envie de t'élancer dans l'espace et de détruire aussi. Tu veux vaincre les hommes dans leur oeuvre autant que dans leur corps. Tu veux que la matière crie merci, comme celui que ton cheval foule aux pieds dans l'ardeur du combat! Que tu es bien toi-même, Bernard, mon frère, toi-même, toi que nous aimons, puissant guerrier! Fléau de Dieu!… qui châties l'orgueil des artisans et des philosophes. Voyez, mon cousin, et toi Gaétan, admire mon frère. On dirait, parole, l'ange exterminateur!»
Le colonel n'écouta plus. Courant à la porte, il terrassa par grands coups de botte les débris qui s'opposaient à l'élan des ivrognes. Il les franchit, se loua de sauter avant tous dans un salon désert, et de fracasser du sabre les bras de la Niobée, qui tombèrent lourdement. Une autre porte fut ouverte d'abord. Et l'on reconnut le cabinet de physique où le gorille, empaillé sur un socle, montra les dents. Le monstre attira la colère moqueuse de tous. Ils le renversèrent, le décousirent, répandirent le foin et le son qui l'emplissaient. De la tête et de la peau Edme se costuma. Les dragons rompirent une bouteille de Leyde, croyant qu'elle contenait des feuilles d'or; Bernard, qui poussait à gauche, découvrit une rotonde, un miroir, des cuvettes dorées sur leurs trépieds d'acajou, une commode ventrue, une baignoire de porcelaine; ce fut à qui détruirait le plus de chose dans le moindre temps. Un sofa de soie cramoisie fut aplati sous la danse des hommes lestes, puis déchiré à la pointe des éperons. Certes le colonel Héricourt se manifestait comme le plus fort. Les pendules d'albâtre volaient au revers de son arme. Il enfila les coussins de panne bleue à guirlandes jaunes. Il massacra de minuscules personnages en Saxe qui dînaient sur une étagère; puis revint à la bibliothèque, soudain, pris de rage contre les livres, ces livres qu'il connaissait trop peu et qui le rendaient inférieur aux remontrances d'Augustin, du vicomte, de Gresloup, de ses beaux-frères. Aux bouquins, il devait l'humiliation de sa vie, à ces grimoires ridicules, à ces jouets d'infirmes et de maniaques. Il aima voir les soldats, arracher les pages; mais, par un scrupule obscur, il n'osa lui-même les imiter. Les volumes à tranches pourpres servaient, de balles. À quoi bon les livres où se contredisent les systèmes, où se nient les histoires, où le sublime de l'amour et de la gloire est méconnu par des sophismes. Inconsciemment les dragons comprenaient cela. Ils s'acharnèrent sur les traités de mathématiques et les ouvrages latins des philosophes. La voix de Gresloup s'interposait en vain. «Laisse-les, Monsieur, laisse-les donc, ils s'amusent, quoi!…» répondait le général heureux. Edme, travesti en gorille, imitait le rugissement du lion. Mercoeur lança du pied vingt volumes en l'air: «Tiens, voilà pour les Origines des Choses sacrées! Va-t-en au ciel, parbleu, Pluralité des Mondes! Oh! oh! Discours sur la Méthode prétendrais-tu endormir un capitaine de la Grande Armée! Au ciel, aussi L'Ethique!—Ah! il devait l'être, étique, l'olibrius qui a griffonné cette paperasse!—Au ciel!—Au ciel!—Au ciel!—Voilà comment lisent les dragons de la Grande Armée!—Je crois volontiers que ce beau capitaine est un excellent Français, remarquait la voix criarde et impérieuse de Praxi-Blassans. C'est là ce qu'on nomme la franche gaieté gauloise et le véritable esprit de Molière, que vous en semble, mon cousin? Vîtes-vous jamais les Trissotin et les Vadius molestés mieux que par ce dragon. Trissotin se nomme, il est vrai, Spinoza, et Vadius, Descartes; mais ils n'en sont pas moins des grimauds insupportables à la belle raillerie de notre esprit national!»
Le général haussa les épaules devant le ton aigre du diplomate.
—Bah! pour quelques bouquins malmenés, je ne vais pas leur gâter leur plaisir, peut-être, hein? Vous ne voudriez pas, Monsieur le Comte? Des braves qui viennent de risquer leur peau, pendant trois mois, hein!
Derrière la fourrure du gorille, Edme entraîna la compagnie d'élite entière, affublée, qui d'oiseaux empaillés, qui de cartes murales en manière de manteaux. Une nouvelle porte résista dont Mercoeur enfonçait la serrure à l'aide d'un chenet de fer. Un valet qu'on trouva derrière, deux pistolets aux mains, fut immédiatement frappé; les balles se perdirent dans le plafond. L'homme sanglant tournoya et fut tomber, flasque, en la souquenille jaune à parements bleus, devant les pieds mêmes du seigneur infirme. Ils s'arrêtèrent, ébahis de voir ce chétif, debout entre ses béquilles, une épée de cour au poing. Frêle et résolu, il abritait de sa personne une cornue emplie de liquide doré bouillonnant sur le fourneau. Vingt tubes de verre, séparés par des flacons pleins de matières métalliques, de cristaux, de liqueurs et de poudres aboutissaient aux trois goulots de la cornue. Silencieux d'abord, les barbares commençaient à rire, se le montrant. Il cria de sa voix féminine:
—Vous me tuerez donc avant que de toucher à ceci!…
—Qu'est-ce qui mijote, dans ton pot? demanda Mercoeur.
—Réponds au capitaine, béquillard!
—Allons, donne-nous de ta cuisine, si c'est du bon.
—En a-t-il des tasses et des bols, et des tuyaux; ma mère!
Héricourt avisa les veines gonflées au front du jeune savant, sous la peau blafarde; la main diaphane se crispait à la garde de filigrane. Toute la nervosité du pauvre être se tendait pour une haine évidente contre ceux qui attaquaient le mystère de son oeuvre. Il regarda le laquais évanoui qu'une estafilade rougissait à travers le front; et, haussant les épaules, il dit:
—Vous n'êtes que la force, rien que la force stupide…
—Dis donc, je vais t'apprendre à parler, l'olibrius; veux-tu que je te fesse, à la manière de chez nous?
Mercoeur s'avançait la main haute. L'idée parut étonnante à tous qui crièrent: «Oui, oui, mon capitaine, fessez-le!—Bas la culotte!—Mettez-lui le nez dans sa ratatouille!—En v'là un drôle de marmiton!—Assieds-le dans son fourneau, pour voir!» Le seigneur s'affermit sur ses béquilles et présenta la pointe de sa lame. Il gémit:
—Écoutez-moi… écoutez… Ce qui est là dans ce vase, ce liquide bouillant… écoutez!
—Quoi! Je m'en fiche de ton vase, et de ton ragoût, moi!
—Cela peut-être guérira de la mort, quelque jour, vous, vos enfants, le genre humain.
Mais la voix tremblante fut éteinte par l'hilarité de cinquante ivrognes. Edme rugit sous la peau du gorille. Mercoeur, d'un revers de sabre, envoya tinter contre l'armoire l'épée de cour. L'infirme chancela entre ses béquilles, leva des yeux ironiques vers le colonel Héricourt qu'avaient déjà ressaisi les paroles de Praxi-Blassans, et qui se reprenait à l'ivresse, honteux de soi: le caractère?… Il admira le courage de ces regards tristes qui plaignaient le vainqueur de sa sottise. Mercoeur allait étendre les mains jusqu'aux épaules du savant. D'un poing solide, Bernard arrêta brusquement le capitaine et s'interposa:
—Mon colonel, balbutia Mercoeur, je ne suis pas de service, ici; je suppose.
—Fixe! commanda la colère d'Héricourt, qui se redressait.
Presque tous les soldats joignirent les talons, s'immobilisèrent.
—On n'est pas de service, ici, tout de même, répéta l'un. En voilà une fête, alors!
—Fixe! et silence… Rengainez les sabres!
Ensemble toutes les lames glissèrent dans les fourreaux.
—Demi-tour!
Les soldats obéirent en titubant. Ils grommelaient; mais le vicomte et
Gresloup les poussèrent, distribuèrent des punitions.
Le grand corps du laquais resta le long des dalles, aux pieds de l'infirme, de qui le visage ruisselait.
—Allons, allons, vous n'êtes encore qu'un demi-sauvage, beau-frère, ricana Praxi-Blassans!… Monsieur, ajouta-t-il, en se tournant vers l'infirme, veuillez accepter nos excuses. Ces gens sont ivres et sans politesse.
Bernard roula le fauteuil jusqu'au jeune homme.
Pour la première fois de sa vie, il goûta une satisfaction à s'humilier.
Étonné de soi, il rassembla des coussins.
Le général haranguait les hommes dans l'autre salle.
«Quelle infamie, disait Gresloup au vicomte. Est-ce pour cela qu'on les instruit, dans le courage, dans l'honneur. On ne sait plus que faire, en vérité, de bien et de mal.» L'infirme murmurait des explications. Ce liquide bouillant au fond de la cornue, il le soignait depuis deux ans, près de parfaire l'élixir qui rassemblait les principes organiques de la vie animale. Au moyen de la chaleur, il croyait pouvoir réussir une combinaison chimique qui donnerait la force aux chétifs, la santé aux débiles. De la sorte, nul ne souffrirait plus sur le monde.
Le seigneur haleta dans le fauteuil où le colonel l'avait assis. La sueur ruissela davantage contre sa figure. Bernard s'imaginait être encore à l'instant passé. Stupidement vaniteux d'une force qui détruisait vite, qui anéantissait les choses aux acclamations de brutes furieuses, il se détesta. Le caractère!… Il eut envie de partir. Il ne voulut pas supporter le reproche triste du savant, de Gresloup, du vicomte.
Ayant avisé une porte, il empoigna son fourreau, sortit, et courut par les couloirs, les pièces vides, comme s'il fuyait le souvenir de ce qu'il était tout à l'heure.
Ce fut l'épouvante de soi; une panique de sa force poursuivie par sa raison.
Vainqueur vaincu, il dégringola un large escalier, trouva le perron, et le carrosse, où Praxi-Blassans poussait Aurélie. Sous un prétexte, il s'y réfugia.
—Oh! la force qui tue, soupira la soeur.
—Je suis honteux pour ces hommes; et cependant ils agissent dans le devoir d'agrandir la patrie!
Pâle de colère, Praxi-Blassans sifflait un air d'opéra.
—Pour agrandir le prestige de notre maison, nous avons aussi, Bernard, abrégé la vieillesse de notre père, dit encore Aurélie.
Criminels, ils se turent. On attendait Virginie et Malvina, que Cavanon s'obstinait à vouloir reconduire. Mais le tumulte s'accrut à l'intérieur, ce qui excita les quolibets de quelques dragons, occupés dans la cour à charger leurs chevaux d'objets précieux. Enfin les dames parurent. Cavanon donnait la main à la belle Malvina; le général ajustait maladroitement un fichu de martre sur la robe écossaise de Virginie. Augustin brossait sa manche d'habit, derrière eux. En ce moment, une fenêtre s'ouvrit: les deux béquilles noires de l'infirme volèrent jusqu'aux chevaux des soldats, dans la cour, puis un corps inerte entre les pans d'une vaste redingote.
—Ciel! fit Aurélie, en même temps que l'on entendit le bruit mou de la chute, et la grosse voix enrouée de Mercoeur:
—Va-t'en faire de la philosophie, imbécile…
Aux fenêtres, les trognes de la compagnie d'élite craquèrent d'une hilarité générale…
—Fouette, donc, postillon, commanda Praxi-Blassans!
—Barbares! jeta la jeune femme qui fondit en sanglots et sombra dans une attaque de nerfs.
XVIII
Trop de gloire sonnait avec les cloches dans les cathédrales des villes traversées par le régiment. Le canon saluait le retour des drapeaux en pays alliés. Les caissons d'artillerie, par les routes, emportaient l'or de l'Autriche, vers Paris, vers ce trésor de l'armée que constitua l'Empereur pour doter les généraux et les veuves des soldats. Le peuple de France en armes se réjouissait à la façade de toutes les brasseries allemandes, la chope en main, le bonnet de police sur l'oreille, le sabre entre les guêtres. Les trois couleurs pavoisaient les villes bastionnées de briques et de gazon.
* * * * *
Dans une petite cité de Brunswick, Augustin et Malvina mariés traitèrent l'état-major d'Oudinot à leur table. Les revues se succédaient, magnifiques, sur les esplanades, devant des foules diverses et applaudissantes.
Virginie, en pleine beauté, aimait, dormait, se baignait, aimait encore son mari avec la vigueur de sa chair, de ses os et de son sang, avec la chaude ventouse de sa bouche inlassable, avec les odeurs fauves de ses émois.
Bernard goûta les grandes voluptés de la passion. Il oublia les choses douloureuses dans le plaisir de son être enorgueilli.
Devant l'âtre des auberges, Aurélie câlinait Denise, Édouard, Delphine, Émile, les yeux clairs, les cils sombres; et, mélancolique, elle regardait la fuite des nuages.
De ville en ville, ils voyagèrent quelque temps, avec la division. Ils la quittèrent à Mayence. Ensuite la chaise de poste roula dans la pluie, entre les champs de neige.
* * * * *
Paris!… Les prêtres chantèrent le Te Deum à Notre-Dame, et leurs psaumes montèrent le long des colonnes tapissées de drapeaux russes, autrichiens, polonais, allemands. Baoum!… baoum! Le canon solennel tonnait de minute en minute sous le ciel chargé de nues lourdes. «L'Empereur!… Vive l'Empereur!» C'était, vêtu d'un habit vert, le Rival engoncé, et qui entrait précipitamment dans la basilique, suivi de ses ministres brodés d'or, de ses maréchaux aux poitrines étoilées, des princes en uniformes écarlates, des rois timides et gauches devant l'ironie de l'assistance. Baoum!… Baoum!
L'averse crépitait. Le ciel noircissait. Les ors des costumes officiels se ternissaient davantage. Toutes les têtes enveloppées de cheveux en coup de vent, se chargeaient d'ombre autour des yeux froids, sous les nez sévères. «Ding, ding, don, criaient les cloches. Ding, ding, don.»
—Présentez armes!
Un seul cliquetis devant les bandoulières blanches aux poitrines des grenadiers.
«Baoum!… Baoum!» répétaient les canons.
Dans le silence humain, à l'autel, l'archevêque en sa dalmatique d'or, les diacres en dalmatiques d'argent, perpétraient le sacrifice de Celui qui mourut pour les faibles.
—Genou, terre!
Les grenadiers humiliaient leur taille, et la hauteur des baïonnettes. Dominant l'inclinaison des têtes, l'homme engoncé entre ses larges épaules regardait fixement Dieu s'élever dans son hostie blanche, aux mains vieilles du prélat.
«Baoum!» disait l'artillerie au Sauveur.
«Dig, ding, don,» sonnaient les cloches messagères.
Clairons et tambours éclataient alors. On battait à la gloire. La fanfare ébranlait les arceaux, la forêt de pierre grise, ses arbres d'ogive, ses feuillages d'acanthe: élan symbolique de la terre vers l'inconnu du ciel. Héricourt ému attendait que la sonnerie militaire soulevât l'abside et l'enlevât jusqu'au Dieu des armées, qui offrait ses bras de lumière aux colonels, aux généraux, aux ministres, aux princes, aux rois, aux cuirassiers, aux dragons, aux artilleurs, aux hussards, aux grenadiers, aux fantassins, aux adjoints d'état-major. Lui, le colonel Héricourt participait à cela, parce qu'il était la Force et le Triomphe,—évidence de Dieu…
Dans l'entresol de la Chaussée d'Antin, il savoura presque tout le bonheur.
Virginie l'aima.
Aurélie l'adorait.
Malvina fut vicieuse, spirituellement.
* * * * *
Praxi-Blassans repartait en voyage. Majestueux, en ses cravates blanches, Cavrois instruisait les visiteurs dans la soupente du ministère, aux Relations Extérieures. Les cheminées y fumèrent tant que les commis pleuraient sur leurs écritures qui réglementèrent l'occupation de Venise, la marche des troupes en Dalmatie, la cession du Hanovre à la Prusse, la distribution des royautés, des vice-royautés, des grands-duchés, des duchés. On divisait l'Europe en tartines pour tous les appétits, sur le vieux secrétaire à cylindre grinçant, derrière lequel Cavrois taillait des plumes.
* * * * *
Vint le printemps: Caroline, au grenier des Moulins-Héricourt, ne put contenir dans son regard la richesse entière de la famille. Et cependant on apercevait, de là, bien du pays. La Scarpe charriait les bateaux de charbon, à la file, par le travers des campagnes vertes, des prairies chargées de bétail, des routes longeant les manufactures. Un cartable au bras, le petit Dieudonné allait à l'école, seul, très sage; il suçait de la réglisse et la défendait placidement de ses gros poings contre les moutards acharnés: «Bouffi, bouffi, oh! le bouffi!» psalmodiaient-ils.
* * * * *
Sur la jetée de Dunkerque, par un grand vent qui ébouriffa les boucles de Virginie, on dit adieu à Joseph le marin, en partance pour les rives javanaises, afin d'enrichir les comptoirs de Malvina.
«Tu ne veux plus faire le marin à cheval, Bernard, à cette heure? hein; tu te rappelles quand tu voulais faire le marin à cheval, sur le brick. Tu es un bon diable tout de même! À se revoir, mon frère!» Vers le crépuscule de cinq heures, le trois-mâts ne fut plus qu'incertain, après les pentes grises de la mer, contre l'horizon du ciel orangé.
La rafale tordait les ifs du petit cimetière. La tombe disparaissait presque sous le sable. Pesait-il l'or au trébuchet, dans l'autre monde, le vieux père aveugle, en habit bleu, qu'ils avaient tué de douleur, aussi bien que le seigneur infirme et savant défenestré par les dragons dans le château morave?
—Je t'adore, moi! consolait Virginie, chuchotant à l'oreille du colonel embrassé.
—La force tue!
—La force crée, Bernard. Tâte celui qui remue dans mon ventre.
Ils s'étreignirent davantage.
Denise riait de ses yeux clairs dans l'appartement de la Chaussée d'Antin. Le colonel Lyrisse l'installait à cheval sur le genou droit, Edouard sur le genou gauche. Émile et Delphine regardaient gravement.—Hue… hue au trot… au galop… Les fiancés de la guerre!… Hue au trot! au galop!
—Allons, Édouard!… encourageait Aurélie, hop! hop! Tu ne ris pas, mon petit Édouard! Tu seras beau comme Denise, un jour. Je verrai ton bonheur… mon enfant! Hop! hop! Édouard, au galop!… vers la vie, au galop vers la chance, vers la joie, vers l'amour, vers le temps!…
—Au trot! au galop! hop! hop! reprenait le colonel Lyrisse, en inclinant, d'un cou ridiculement mince, sa petite tête ronde et ridée.
—Moi aussi, moi aussi, je veux aller au galop, crièrent ensemble Delphine, Émile…, moi aussi, au galop; et ils tendaient leurs petits bras en tabliers de mousseline.
—Hop! les yeux clairs, les cils sombres!… Les autres, tout à l'heure! tout à l'heure… Ne soyez pas si pressés d'atteindre le bonheur, mes petits… le bonheur, de crainte de vous gâter la vie d'abord. Aimez ce qui est là avant d'aimer ce qui viendra! Si l'on savait aimer ce qui est là, gémissait la mélancolique Aurélie, qui dégageait de boucles légères son front pur.
—Écoute tout bas, murmurait Virginie en attirant Bernard: je t'adore!
Il se lassait de cette tendresse, maintenant. Les baisers lui devenaient fades. Son beau-père allait lui offrir un nouveau cheval turc, amené difficilement de Bucharest. Héricourt demanda une audience à Berthier, le major général.
Baisers fades, baisers lourds, bras qui enserrent trop la tête. Étreintes qui coupent le souffle et ennuient. Honte de sentir passer les heures, le temps, tandis que le jeu des sexes prend l'énergie si belle pour conquérir les terres, la gloire, les hommes.
Courir dans le vent frais du matin, à la tête du régiment que le galop emporte au péril il l'espérait à chaque minute, sans pouvoir s'intéresser aux toilettes de Malvina, ni aux propos vagues des diplomates. Il eût tant voulu grandir plus, devant l'admiration des peuples! Chacun lui parut étranger: Caroline et son avarice, Aurélie et sa tristesse, Cavrois et ses mystérieuses paperasses, Praxi-Blassans et ses ironies, Augustin et ses innombrables démarches auprès des grands. Lui avaient-ils été quelque chose ces parents-là? De son père seul il conservait un souvenir attentif qu'il choyait, aux heures de solitude, dans le salon de la Chaussée d'Antin. Regardant, par la fenêtre, il ne voyait guère les cabriolets à caisse jaune cahotés sur le pavage de la rue. Il ne jugeait ni belles ni laides les vastes capotes de velours noir à rubans bleu de ciel qui coiffaient les dames, ou leurs écharpes rose vif, ou leurs mitaines vertes sous les manches longues des grosses redingotes puce. Que lui importaient les rues qu'on bâtissait partout? Mais la colonne de la place Vendôme pour laquelle on fondait les canons autrichiens, et qui s'érigerait bientôt, n'était-elle pas le monument de ses victoires propres? À l'ancêtre il adressait toute la gratitude d'un coeur sensible, au vieillard d'autrefois, à l'homme fort et clairvoyant qui battait de grands gestes les basques de son habit marron. Celui-là vraiment avait préparé l'énergie de son fils à triompher comme le Rival.
Or, depuis qu'il vivait auprès de Lyrisse, simple colonel à cinquante ans, comme il l'était lui-même à trente, Bernard Héricourt ne renonçait plus à l'avenir. Qu'une fois encore, dans l'immense bousculade de la bataille, son cheval traversât la cohue ennemie, sous les coups, et il devenait général. À la tête d'une brigade, il étonnerait l'état-major, Murat lui-même. Il avait relu les ouvrages de Dupaty du Clam, de Turpin de Crissé. Il étudia les cartes de la vaste forêt germanique. L'on allait peut-être bientôt y châtier, au nord, l'insolence de la reine de Prusse et les tergiversations de M. d'Haugwitz. En compagnie d'Augustin, il entreprit des visites, usa du bon accueil que le major général réservait aux officiers supérieurs. Les Héricourt aimèrent sa chevelure bouclée et l'uniforme en or. Spirituel, il félicitait, promettait la guerre prochaine. Il éconduisit avec des poignées de main très affables. «L'empereur, assura-t-il, décorerait Héricourt à la première revue des cavaleries cantonnées au bord du Rhin, si le colonel montait, à cet occasion, un cheval turc aussi beau que celui tué devant le Pratzen. Napoléon répétait cela, lorsque le nom d'Héricourt était prononcé.» Augustin ne méprisa plus son frère; il l'associait à ses visites pour obtenir la nomination de Cavrois au Conseil d'État, compagnie qui, désormais, ratifierait les comptes des fournisseurs de l'Empire.
* * * * *
En vue de la réussite, Malvina promenait dans ses calèches, avec Virginie, les femmes des généraux, la maréchale Lefebvre, dont chacun riait tant, à cause de son jargon populacier. En retour, celle-ci «offrait le fricot». On rencontrait autour de sa table maints personnages utiles qui la venaient voir par curiosité railleuse. Ce fut là que l'on apprit, avant le monde, comment Bernadotte devenait prince de Ponte-Corvo, Murat grand-duc de Berg, Berthier prince de Neufchâtel, Pauline Borghèse duchesse de Guastalla, Joseph roi de Naples et de Sicile, Talleyrand prince de Bénévent. Ce fut là que l'on obtint pour Praxi-Blassans la mission à Berlin où il se distingua en secondant M. de Laforest, l'ambassadeur de France, contre les menées de la cour prussienne et de M. d'Haugwitz. Là Bernard reçut l'ordre désiré de conduire son régiment depuis Mayence jusqu'à Bamberg, où l'accompagna, en chaise de poste, sa lourde épouse, qui lui répétait mille paroles d'amour, avec la voix imitée d'Aurélie.
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Alors, dans les boues d'Allemagne, en octobre 1806, commença, pour le colonel Héricourt, la grande chevauchée de ses dragons, qui foulèrent toutes les contrées d'Europe.
Chevalier de la Légion d'honneur, à la revue passée par Napoléon, sur la route de Cobourg, il se crut le héros chargé de faire prévaloir la destinée latine.
Au trot du cheval turc, il entraîna son beau régiment, par les fanges, sous la pluie, dans les chemins creux, aux hanches des collines boisées, par les ruelles étroites des petites villes à clochetons. Puisque Cavrois allait devenir conseiller d'État, et Praxi-Blassans ministre à Londres, il fallait que Bernard fût très vite général. Plus tard, les deux autres le nommeraient consul, après un 18 Brumaire. Quiconque s'opposerait à la promptitude de sa victoire devait donc périr. Tout l'obstacle de la nature devait être franchi. Les huit cents statues de ses escadrons furent un seul corps rivé à sa volonté maîtresse; il ne discernait plus d'Alsaciens, ni de Tourangeaux, ni de Gascons. Les soldats de la Grande Armée s'affermirent en une chevalerie formidable, pleine d'honneur, dure à la peine, négligeant la mort, pour amplifier la gloire des aigles.
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Le régiment trotta… Il alla contre les collines rousses et tonnantes. Il chargea les fantassins blottis dans la forêt d'automne. À Iéna, il poursuivit l'éparpillement vert et bleu des Prussiens éperdus, et sabra leurs tricornes. Après, Gresloup étant capitaine, il remonta les rivières. Ses casques furent les dernières lueurs dans la nuit des plaines sablonneuses. Il y poussait les troupeaux de captifs allemands. Entre des lacs d'étain, il enleva deux bataillons au duc de Brunswick qui enrichirent ses fourgons. À Lübeck, il pénétra derrière les grenadiers, parmi les flammes des rues. Les chevaux piétinaient les cadavres grossis par la bière. Edme devint lieutenant. Le régiment trotta. Les fers sonnaient sur les places, autour des statues historiques. La fanfare éclatait au niveau des premiers étages. On alla. Les cités furent atteintes, traversées, dépassées. Des nues de corbeaux se levaient sur les champs à l'approche de l'avant-garde. Les chevaux saignèrent. Les hommes maigrirent. Les barbes poussaient. On se disputa des croûtes moisies et de l'esprit-de-vin, quand les estomacs souffrirent. Les paysans cachaient leur lard. Il oscillait des pendus décharnés à bien des branches. La pluie chargea les manteaux. Les dents claquèrent. La fièvre colora les joues. Après des aventures, on découvrit une ville, que dominait la mer froide. Et l'on séjourna dans la pluie. Bernard jouait au rubicon en une taverne aux solives noires.
* * * * *
Ensuite le régiment trotta.
Un jour, il fallut assaillir, près d'Eylau, l'ennemi, la neige. Les grenadiers russes brillaient de leurs mîtres dorées à travers les flocons. Les armées noircirent la blancheur du sol par leurs lignes denses, leurs bataillons carrés, les cortèges infinis de leurs caissons. Les dragons d'Héricourt prirent position à la gauche d'un régiment qu'illuminaient les éclairs de ses décharges. À un moment, il tonna fort, et soudain, vers la droite, la neige rougit sous deux cents cadavres qui achevèrent de s'abattre dans un pêle-mêle de grandes jambes en guêtres noires, de capotes bleues, de buffleteries blanches. «Sergents, ramassez les bonnets à poil…, cria la voix paisible d'Augustin, leur chef de bataillon… Deuxième compagnie, face à droite! Clairons, sonnez la charge!… En avant!» Et tous, hommes ou chefs, se lancèrent dans le rideau mobile de la neige. Bernard admira son frère. La tourmente étouffa les râles des agonies, les plaintes des blessés en tas. Bientôt les chirurgiens les approchèrent en liant, avec leurs mouchoirs, le bistouri à leur main gelée qui ne pouvait plus saisir. Immobiles, les dragons se cachèrent les oreilles dans leurs manteaux pour ne pas entendre les hurlements de ceux qu'on amputa; car les lames tournaient dans les doigts insensibles des opérateurs et sciaient la chair. Mais il fallut, en outre, percer la neige accrue où foudroyaient les feux d'une invisible infanterie. Cavanon, de son cimeterre, indiquait le chemin. Contre les tourbillons blancs, à la suite des cuirassiers du général Lyrisse, le régiment d'Héricourt se lança, aborda parmi le feu et la neige les baïonnettes d'une multitude grise qui se couvrait aussi d'éclairs subits, de tonnerre et de fumée dense.
Le colonel vainquit la plaine blanche.
D'autres figures renouvelèrent les apparences du régiment.
* * * * *
On alla. Les fermes n'étaient plus que des poutres brûlées joignant des murs en ruines. En des brouettes, les paysans poussaient leurs femmes mortes, qui roidissaient les plis des draps. Les dragons trottèrent plus loin jusque les sables de la Pologne.
D'une maison de bois, Pitouët, promu colonel, partit un jour vers l'Espagne, à la tête du 25e régiment. Bernard Héricourt trotta du nord au sud-ouest, fier d'être la plus belle statue de la division, celle que les femmes saluaient d'oeillades déjà complices, aux fenêtres des villes. Les cathédrales sonnaient de toutes leurs cloches. La chair des filles était bonne à mordre sur la couche de volupté, la chair blonde, blanche, brune, laiteuse ou saine.
Le printemps reverdit les forêts. Les eaux chantèrent. Bernard Héricourt prenait possession des pays que foulèrent les troupeaux de ses chevaux, que raillèrent les plaisanteries des hommes. Le régiment allait toujours, derrière sa fanfare alerte, et sous l'aigle lumineuse. Mercoeur commandait un escadron, depuis qu'il avait lui-même décapité un comte prussien. Que de villages furent envahis au galop de charge, malgré les tonnerres du canon, le vol sourd des boulets, l'éclat des grenades, tandis que la langue racornie espère seulement l'écuelle de lait. Dans les plaines, les dragons essaimèrent, qui coururent aux haies pleines d'infanterie crépitante. En une petite cité de briques rouges, Virginie put rejoindre le colonel, un soir d'automne roussi. Leurs pas craquèrent sur les feuilles mortes. Le lendemain, elle lui parut une étrangère importune.
* * * * *
À Erfurt, les rois dansaient. Augustin reçut la croix d'honneur; Bernard fut magnifique et fort. Les herbes des provinces inconnues plièrent sous les sabots de ses chevaux. Il heurta au visage les villes qui toussaient du feu par toutes les embrasures des remparts. Quelles cohues d'hommes en guenilles il poussa, noble berger, dans les ornières des routes! Les fleuves éclairaient les vallons. La forêt humide secoua des gouttelettes sur les croupes des alezans. Les morts enflaient drôlement entre les vignes.