La Grande Marnière
The Project Gutenberg eBook of La Grande Marnière
Title: La Grande Marnière
Author: Georges Ohnet
Release date: March 31, 2007 [eBook #20950]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
LES BATAILLES DE LA VIE
LA
GRANDE
MARNIÈRE
PAR
GEORGES OHNET
CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
1907
Tous droits réservés.
il a été tiré de cet ouvrage:
Cinq exemplaires sur papier du Japon, numérotés à la presse, 1 à 5.
Deux cents exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse, 6 à 205.
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I,
II,
III,
IV,
V,
VI,
VII,
VIII,
IX,
X,
XI,
XII |
LA
GRANDE MARNIÈRE
I
Dans un de ces charmants chemins creux de Normandie, serpentant entre les levées, plantées de grands arbres, qui entourent les fermes d'un rempart de verdure impénétrable au vent et au soleil, par une belle matinée d'été, une amazone, montée sur une jument de forme assez médiocre, s'avançait au pas, les rênes abandonnées, rêveuse, respirant l'air tiède, embaumé du parfum des trèfles en fleurs. Avec son chapeau de feutre noir entouré d'un voile de gaze blanche, son costume de drap gris fer à longue jupe, elle avait fière tournure. On eût dit une de ces aventureuses grandes dames qui, au temps de Stofflet et de Cathelineau, suivaient hardiment l'armée royaliste, dans les traînes du Bocage, et éclairaient de leur sourire la sombre épopée vendéenne.
Élégante et svelte, elle se laissait aller gracieusement au mouvement de sa monture, fouettant distraitement de sa cravache les tiges vertes des genêts. Un lévrier d'Écosse au poil rude et rougeâtre l'accompagnait, réglant son allure souple sur la marche lassée du cheval, et levant, de temps en temps, vers sa maîtresse, sa tête pointue, éclairée par deux yeux noirs qui brillaient sous des sourcils en broussailles. L'herbe courte et grasse, qui poussait sous la voûte sombre des hêtres, étendait devant la promeneuse un tapis moelleux comme du velours. Dans les herbages, les vaches appesanties tendaient vers la fraîcheur du chemin leurs mufles tourmentés par les mouches. Pas un souffle de vent n'agitait les feuilles. Sous les feux du soleil l'air vibrait embrasé, et une torpeur lourde pesait sur la terre.
La tête penchée sur la poitrine, absorbée, l'amazone allait, indifférente au charme de ce chemin plein d'ombre et de silence.
Soudainement, son cheval fit un écart, pointa les oreilles, et faillit se renverser, soufflant bruyamment, tandis que le lévrier, s'élançant en avant, aboyait avec fureur, et montrait à un homme qui venait de sauter dans le chemin creux une double rangée de dents aiguës et grinçantes.
L'amazone, tirée brutalement de sa méditation, rassembla les rênes, ramena son cheval et, s'assurant sur sa selle, adressa à l'auteur de tout ce trouble un regard plus étonné que mécontent.
—Je vous demande bien pardon, Madame, dit celui-ci d'une voix pleine et sonore... Je me suis très maladroitement élancé en travers de votre route... Je ne vous entendais pas arriver... Il y a plus d'une heure que je tourne dans ces herbages sans pouvoir en sortir... Toutes les barrières des cours sont cadenassées, et les haies sont trop hautes pour qu'on puisse les franchir... Enfin j'ai trouvé ce petit chemin caché sous les arbres, et, en y prenant pied, j'ai failli vous faire jeter à terre...
L'amazone sourit un peu, et son visage aux traits nobles et délicats prit une expression enjouée et charmante:
—Rassurez-vous, Monsieur: vous n'êtes pas très coupable, et je ne tombe pas de cheval si facilement que vous paraissez le croire...
Et comme son lévrier continuait à gronder en menaçant:
—Allons, Fox, la paix! dit-elle.
Le chien se retourna et, se mâtant sur ses pattes de derrière, posa son museau fin sur la main de sa maîtresse. Celle-ci, tout en caressant le lévrier, examinait son interlocuteur. C'était un homme d'une trentaine d'années, de haute taille, au visage énergique, encadré d'une épaisse barbe brune. Sa lèvre rasée et son teint basané lui donnaient l'air d'un marin. Il était vêtu d'un costume complet de drap chiné, coiffé d'un chapeau de feutre mou, et à la main il tenait une canne en bois de fer, mieux faite pour la bataille que pour la promenade.
—Vous n'êtes pas de ce pays? demanda alors l'amazone.
—Je suis ici seulement depuis hier, dit l'étranger, sans répondre à la question qui lui était posée... J'ai eu la fantaisie d'aller me promener ce matin dans la campagne, et je me suis égaré... J'ai pourtant l'habitude de m'orienter... Mais ces diables de petits chemins qui n'aboutissent à rien forment un labyrinthe inextricable...
—Où désirez-vous aller?
—À La Neuville...
—Très bien! Vous lui tournez le dos... Si vous voulez me suivre pendant quelques instants, je vous mettrai dans une route où vous ne risquerez plus de vous perdre...
—Bien volontiers, Madame... Mais j'espère que vous ne vous éloignerez pas de la direction que vous suiviez...
L'amazone secoua gravement la tête, et dit:
—Cela ne me détourne point d'un seul pas... L'étranger fit un signe d'acquiescement, et, séparé de la jeune femme par le lévrier, qui ne revenait pas de son antipathie et trottait en grondant sourdement, il suivit la fraîche et verte percée, ne parlant pas, mais admirant la beauté rayonnante de son guide. Par moments, des branches basses, pendant des troncs d'arbres, barraient le chemin, et l'amazone était obligée de courber la tête pour les éviter. Dans ce mouvement, sous son feutre, apparaissait sa nuque blanche sur laquelle frisaient des mèches folles, et son pur profil se détachait sur le fond sombre de la verdure. Elle se penchait souple et se redressait avec une grâce élégante et simple, ne paraissant pas se douter qu'elle était admirée, et, soit par fierté, soit par insouciance, ne tenant aucun compte du compagnon que le hasard lui avait donné. Au repos, son visage exprimait une gravité mélancolique, comme si elle vivait sous l'empire d'une habituelle tristesse. Quels chagrins pouvait avoir cette jeune et belle personne créée pour être servie, choyée et adorée? La destinée injuste lui avait-elle donné le malheur, à elle faite pour la joie? Elle semblait riche. Sa peine devait donc être toute morale. Arrivé à ce point de ses inductions, l'étranger se demanda si sa compagne était une jeune femme ou une jeune fille. Sa haute taille, ses épaules rondes, dont l'harmonieuse ampleur était accentuée par la finesse de sa ceinture, étaient d'une femme. Mais la suavité veloutée de ses joues, la fraîche pureté de ses yeux trahissaient la jeune fille. Le lobe rosé de ses oreilles n'était point percé, et ni au cou ni aux poignets elle ne portait de bijou.
Cependant il y avait près d'un quart d'heure qu'ils marchaient dans le chemin creux, quand ils arrivèrent à une lande couverte de bruyères en fleurs, sur lesquelles voltigeaient des papillons d'un jaune soufre. Au bord d'une plaine, où poussait une herbe maigre et brûlée par le soleil, des moutons paissaient sous la garde d'un chien noir qui se mit à courir en apercevant le lévrier, et à japper gaiement. Ils étaient sans doute camarades, car ils partirent tous les deux dans une galopade folle, le lévrier, léger et rapide comme une flèche, enlaçant le chien noir dans les anneaux de sa course circulaire et vertigineuse. L'amazone fit entendre un sifflement aigu, le lévrier s'arrêta net sur ses jarrets frémissants, regarda sa maîtresse, et, accompagné du chien noir, revint avec soumission.
—Où est donc le Roussot? murmura l'amazone entre ses dents; ses moutons et son chien sont-ils seuls ici, ce matin?
Comme elle achevait de prononcer ces paroles, des éclats de rire stridents partirent d'un petit bouquet de bouleaux, et, au bord d'une mare, entourée de paquets de linge qu'elle était occupée à laver, agenouillée dans une caisse de bois garnie de paille, apparut une belle fille, les bras nus couverts encore de mousse irisée, lutinée par un jeune drôle aux cheveux roux, vêtu d'un sarreau de toile grise, son grand chapeau de paille lui tombant sur le dos. Il avait pris la laveuse par les épaules, et, la tenant renversée, il chatouillait son cou rond et frais avec des brins de folle avoine. Elle se débattait, amusée et fâchée à la fois, criant au travers d'un rire nerveux:
—Veux-tu finir, mauvais Roussot!... Attends, tout à l'heure, je vas te caresser avec mon battoir.
Mais le berger ne lâchait pas prise, au contraire: il serrait plus étroitement la jeune fille dans ses bras noueux et étrangement velus. Ses yeux sournois brillaient, ses lèvres se retroussaient avec un rictus féroce, découvrant des dents croisées comme celles d'un loup. Il ne parlait pas, mais de sa bouche sortait un grognement sauvage. Il avait achevé de renverser la laveuse dans les joncs et il la poussait du côté de l'eau. Elle ne riait plus, et commençait à avoir peur. Mais ses cris n'arrêtaient pas le Roussot, qui ricanait toujours comme un insensé, et maintenant posait ses lèvres sur les épaules de la fille, avec une brutalité telle qu'on n'aurait pu dire s'il voulait la mordre ou l'embrasser.
Étonnés devant ce tableau, l'amazone et l'étranger s'étaient arrêtés. Tous deux avaient éprouvé le même sentiment d'inquiétude vague en assistant aux ébats semi-câlins, semi-violents des deux jeunes gens.
—Voilà un mauvais jeu, dit l'étranger... Et, élevant la voix: Finiras-tu, garnement, ou faut-il que j'aille te secouer les oreilles?
À ces paroles, la laveuse se redressa un peu, mais le berger ne parut pas avoir entendu. L'étranger, gagné par la colère, s'apprêtait à l'interpeller plus rudement encore, lorsque l'amazone, se retournant sur sa selle, lui dit:
—Ce garçon est à moitié sourd et muet... C'est un idiot qu'on emploie par charité... Laissez-moi faire...
Elle enleva son cheval, lui fit sauter le fossé qui séparait la route de la lande, arriva en quelques foulées au bord de la mare et, touchant le berger de sa cravache, elle lui fit impérieusement signe de s'éloigner. Le Roussot poussa un cri inarticulé, éclata d'un rire stupide, puis, prenant sa course à travers les bruyères et les joncs marins, il rejoignit son troupeau, siffla son chien, et ramassant un fouet qu'il avait laissé là, se mit à le faire claquer de toutes ses forces, s'amusant à éveiller l'écho de la colline.
La laveuse s'était rajustée, et, rouge des efforts qu'elle avait faits en luttant, et peut-être aussi de confusion de s'être laissé ainsi surprendre, charmante dans son désordre et tentante comme un beau fruit sauvage, elle se leva en disant:
—Merci, Mademoiselle...
—Vous avez tort, Rose, fit l'amazone, de laisser le Roussot se familiariser ainsi avec vous... Qui sait ce qui peut se passer dans cette cervelle malade?
—Oh! il n'est pas méchant, dit la belle Rose, il est seulement un peu taquin, et il est venu pour m'aguicher... Mais je ne le crains pas, dà, et j'aurais bien su m'en débarrasser toute seule... Je ne vous en remercie pas moins...
Et posant une camisole sur la planche qui était devant elle, elle se mit à la battre à grands coups, en chantant d'une voix claire:
Tapez ferme et rincez itou.
À la mare l'iau n'est, pas chère,
À c'matin il a plu beaucoup!
Tapez! tapez!
Et elle rythmait sa chanson du claquement sourd de son battoir sur le linge mouillé, ne pensant déjà plus à son aventure, gaie et insouciante comme une alouette des champs, tandis qu'au bord de la lande, découpant sa silhouette grise sur l'azur du ciel, l'idiot, faisant claquer son fouet, riait toujours de son mauvais rire.
L'amazone et l'étranger avaient repris leur marche: ils approchaient d'un petit bois dont l'entrée était défendue par une large barrière peinte en blanc. Ils le tournèrent et, soudain, arrivés au bord du plateau, la vallée de la Thelle s'ouvrit devant eux.
Sur la hauteur à droite s'élevait un château de style Louis XIII, entouré d'un beau parc, s'arrondissant jusqu'à la rivière qui coulait, dans le fond, brillante entre les saules de ses rives, serpentait au milieu des prés d'un vert émeraude et, après avoir passé sous un joli pont de pierre, se perdait derrière les murs des vergers. Abritée par la colline contre les vents du Nord, La Neuville s'étalait coquette et blanche, dressant fièrement, au-dessus des toits des maisons, la flèche dentelée de son église et les hautes cheminées de ses fabriques. Un chemin en lacets descendait vers la ville, laissant à gauche de profondes et hautes hêtraies dont les troncs gris et les feuillages noirs donnaient un aspect sévère au paysage. À mi-côte, un monticule blanc, semblable à une énorme taupinière, émergeait de la futaie. Tout autour de la ville la campagne était cultivée, et les blés jaunes, les avoines d'un beau ton vert-de-gris, les trèfles violets ondulaient jusqu'aux enclos des faubourgs. Un ciel bleu s'étendait sur cet admirable panorama, que le soleil dorait de sa lumière, et une impression de tranquillité douce se dégageait de ce lieu plaisant, où il semblait que le bonheur devait habiter.
Les deux spectateurs de ce merveilleux tableau restèrent un instant dans une contemplation muette, laissant errer autour d'eux leurs regards ravis. Un vent léger montait de la rivière, leur apportant les fraîches senteurs des foins coupés, et ils s'oubliaient, enveloppés dans une paix délicieuse, où tous les soucis cachés, toutes les agitations intérieures, se fondaient amortis et calmés.
L'étranger secoua le premier cette enivrante torpeur. Il frappa le sol du pied, comme un exilé qui se retrouve dans le pays natal et qui en reprend possession, puis, avec un accent joyeux:
—Je me reconnais maintenant... Voici La Neuville... À droite, dans les arbres, c'est le château de Clairefont, et, là-bas, ce tertre surmonté de charpentes, c'est la Grande Marnière...
L'amazone ne répondit pas. Elle regardait au loin, dans la direction de cette excroissance de terre que son compagnon venait de désigner, et ses traits s'étaient assombris. Elle semblait scruter, avec inquiétude, cette butte blanche qui tachait la colline, comme si ses flancs crayeux eussent contenu quelque mystérieux danger. Que recélait-elle qui pût ainsi alarmer la jeune fille? Elle s'étageait silencieuse, inerte, vide de travailleurs, et les hautes poutres qui la couronnaient se dressaient comme les bois d'un échafaud. L'amazone poussa un soupir et, répondant plutôt à sa préoccupation intime qu'à la demande de l'étranger, elle répéta d'une voix étouffée:
—C'est la Grande Marnière... Puis, agitant la tête, pour dissiper son trouble, elle ajouta: Voici votre chemin, Monsieur; en descendant tout droit, vous arriverez à l'entrée des barrières de la ville...
—Je vous remercie, Mademoiselle, dit l'étranger, en admirant à loisir sa charmante compagne qui maintenant lui faisait face. Il marcha un peu, parut se consulter, puis, s'inclinant:
—Voulez-vous me faire l'honneur de me dire à qui je dois être reconnaissant de tant d'obligeance?
La jeune fille laissa tomber sur son compagnon un limpide regard, et répondit simplement:
—Je suis Mlle de Clairefont.
À ce nom, le jeune homme recula instinctivement, une rougeur monta à son front, qu'il détourna. Étonnée, sa compagne le fixa avec attention et, comme entraînée par un mouvement irrésistible:
—Et vous, Monsieur, dit-elle, qui êtes-vous?
Les traits de l'étranger se contractèrent. Il hésita un instant, puis, relevant la tête, il dit d'une voix sourde:
—Moi, je suis Pascal Carvajan.
À cette réponse, le visage de Mlle de Clairefont prit une expression de souveraine hauteur, ses yeux devinrent froids et durs, un sourire de dédain passa sur ses lèvres, et, coupant l'air de sa cravache, comme pour établir, entre le jeune homme et elle, une nette et infranchissable séparation, elle siffla son chien, mit son cheval au trot et s'éloigna sans tourner la tête.
Il la suivit du regard, cloué à sa place, oubliant le dédain de la jeune fille pour ne se souvenir que de sa beauté. Elle s'en allait fière et méprisante, après être restée auprès de lui, pendant une demi-heure, dans une sorte d'intimité charmante, et peut-être il ne pourrait plus jamais approcher d'elle. Il voyait à chaque pas la distance grandir; déjà il ne distinguait plus nettement sa silhouette élégante, au milieu de la poussière soulevée par les pas du cheval. La traîne de la longue robe grise et le voile blanc du chapeau flottaient, le lévrier gambadait sur le bas côté de la route. Soudain, au tournant de la barrière qui coupait l'entrée du petit bois, l'amazone, le chien, tout disparut, et le chemin demeura vide.
Pascal Carvajan resta un instant immobile, puis, frappant les cailloux avec sa canne en bois de fer:
—Quelle fierté! murmura-t-il. Quand elle a su qui j'étais, elle ne m'a même pas fait l'aumône du regard qu'elle jetterait au mendiant qui passe... Comme elle m'a bien fait comprendre que je n'existais pas pour elle! Allons! la destinée nous a voulus ennemis, et, en toutes circonstances, elle nous place en face les uns des autres. Clairefont ou Carvajan. Entre nous, c'est la guerre... C'est dommage! Elle est bien belle!
Il tira sa montre, et vit qu'il n'était encore que onze heures. Marchant lentement, il prit pour descendre un petit raidillon qui courait entre deux bordures de genêts. À mi-côte, un peu encaissé dans un creux de la colline, ce raccourci était exposé en plein au soleil. Une chaleur violente, absorbée par les ajoncs tordus et desséchés, bourdonnait comme à la bouche d'une fournaise. Pascal chercha des yeux un abri. À la lisière d'un maigre bouquet de bouleaux il aperçut un toit rouge, et, au-dessus de la porte, la branche de houx, enseigne des cabarets rustiques. Il se dirigea de ce côté et parvint, après avoir traversé une cailloutière, à un assez mauvais chemin d'exploitation, au bord duquel s'élevait une maison aux murs nouvellement crépis, aux volets peints fraîchement en vert. Les auvents étaient décorés de trois boules en pyramide et de deux queues de billard croisées. Autour, en grandes lettres: Vins, café, liqueurs. Repas de sociétés. Sur l'enseigne deux hommes étaient représentés, assis devant une table et trinquant, pendant que d'une bouteille un jet de liquide mousseux sortait avec violence. Au-dessous, en lettres jaunes: Au rendez-vous des bons enfants. Pourtois, débitant. Derrière le cabaret un jardinet s'étendait, divisé en tonnelles. L'allée du milieu servait de jeu de quilles, et, au fond, se dressait une balançoire.
C'était là que le dimanche, pendant l'été, la population ouvrière de La Neuville se réunissait. Au premier étage un violon et un piston faisaient danser la jeunesse, et, par les fenêtres ouvertes, la voix enrouée de l'avertisseur retentissait, au milieu des éclats joyeux, criant: En place pour la poule! Et le bruit des lourds souliers marquant la mesure roulait comme un tonnerre sur la tête des consommateurs attablés au rez-de-chaussée.
En quelques années, Pourtois, gros homme apoplectique, abruti par la boisson, mais tenu en bride par sa femme, brune commère à la main leste et à l'œil vif, avait donné une si grande vogue à son établissement, que les cafetiers de la ville se plaignaient amèrement de la concurrence. Situé hors barrière, n'avait pas d'octroi à payer, et vendait ses redoutables liquides moins cher que ses rivaux. Et puis son jardin offrait aux buveurs l'abri verdoyant de ses berceaux couverts de pampres et de liserons, et les jeunes gens de la société ne dédaignaient point d'y venir déjeuner en partie fine.
Au moment de l'assemblée, Pourtois faisait dresser, dans une prairie voisine de sa maison, une tente de toile, pouvant contenir deux ou trois cents personnes, et y donnait un bal. L'entrée était libre, mais les consommations se payaient en conséquence. Depuis deux ans, des influences politiques avaient même amené la municipalité de La Neuville à honorer cette réunion suburbaine de sa présence. Pourtois, agent électoral à ménager, avait tenu à mettre le comble à son triomphe en obtenant cette consécration officielle. Et dans l'intérêt de leur popularité, les représentants de l'autorité n'avaient pas cru devoir la lui refuser.
Du reste, hormis pour son établissement, il était sans ambition. On avait voulu le nommer conseiller municipal: il s'y était refusé. On citait de lui à cette occasion, une réponse qui lui avait été certainement soufflée par sa femme: «J'ai assez à faire de débiter mon vin, je n'ai pas le temps de débiter des paroles. Je ne me présenterai pas, mais je ferai passer les amis.» Et il les avait fait passer, comme il l'avait dit. Aussi son cabaret était-il devenu une sorte de lieu de réunion obligatoire, laïque mais nullement gratuit, où se débitaient autant de dangereuses paroles que de liquides frelatés. À ce jeu-là le gros homme se trouvait en passe de faire fortune. Mais il n'en devenait pas plus fier et ne dédaignait point, lorsqu'un charretier s'arrêtait à sa porte pour boire un petit verre ou une chopine, de lui tenir tête, surtout si sa femme n'était pas au comptoir. Car il filait doux devant la bourgeoise, et les mauvaises langues affirmaient que, dans les premiers temps, quand il s'était rebiffé, faisant valoir ses droits de maître, elle l'avait battu.
Pascal, du haut de la côte, avisant le cabaret, allongea le pas, comme un bon cheval qui flaire l'eau fraîche et le picotin de la halte. Il ne reconnaissait pas le bouchon de Pourtois, étroit, bas, aux murs salpêtrés, à la toiture de chaume rongée par la mousse, dans cette grande et pimpante maison dont les murs blancs, les volets verts et le toit rouge éclataient au soleil. L'enseigne seule, et la branche de houx, un peu vulgaire pour un cabaret qui pouvait sans forfanterie s'intituler café, avaient survécu.
La colline elle-même avait changé d'aspect. Autrefois, toute cette pente était inculte, et la lande couvrait les flancs crayeux du vallon jusqu'au mur du parc de Clairefont. Il avait bien souvent parcouru les genêts au-dessous de la Grande Marnière, alors inexplorée, tendant des lacets pour prendre des grives au mois d'octobre. Et tout ce pays était si complètement transformé qu'il ne retrouvait plus rien de ce qui le faisait si charmant dans son souvenir. Il le voyait coupé de routes, semé de maisons, ayant perdu sa sauvagerie, ouvert et accessible à tous. Il fut curieux de savoir si l'hôte serait plus reconnaissable que le gîte. Et, poussant la porte aux carreaux dépolis, il entra.
Une ombre fraîche régnait dans la salle, et les yeux du jeune homme, habitués à l'éclat violent du jour, eurent de la peine à percer cette obscurité. Cependant, au bout d'un instant, il distingua autour d'une table trois hommes assis, et, au comptoir très élevé, très vaste, couvert de flacons rangés en bon ordre, une femme sèche et brune, au visage gravé de petite vérole, à la mâchoire carrée, au front bombé sous des cheveux plats. Deux des trois hommes jouaient aux dominos, et, très actionnés à leur jeu, n'avaient pas entendu entrer Pascal. Le troisième leva la tête pour voir si la dame se trouvait à son poste, puis, tirant une épaisse bouffée de sa pipe, se remit à suivre la partie.
C'était une espèce de poussah, soufflé comme un ballon en baudruche, dont les yeux disparaissaient, refoulés par la graisse, et qui n'avait pas un poil sur sa peau luisante. Il était vêtu d'un pantalon gris et d'un gilet à manches de couleur marron. Aux pieds il avait des pantoufles en tapisserie, dont le sujet représentait un jeu de cartes déployé en éventail. Pascal reconnut à son volume le phénoménal Pourtois.
—C'est à vous à jouer, Fleury, dit le cafetier, d'une voix aiguë qui stupéfiait, sortant de sa formidable poitrine.
Fleury, greffier du juge de paix de La Neuville, était un homme de quarante ans, d'une laideur malsaine et répugnante. Ses lèvres étaient habituellement couvertes d'aphtes, qui saignaient et qu'il pansait avec des applications de papier, pour les dérober au contact de l'air. Ces bobos, recouverts de leur taie blanche, faisaient sa bouche plus ignoble, et en accentuaient la torsion hideuse et hypocrite. Ses yeux gris et vitreux ne montraient presque pas de blanc, et leur pupille avait une inquiétante mobilité. Ses cheveux mal coupés étaient pleins d'épis, qui se hérissaient dans tous les sens, achevant de donner à sa figure une expression effrayante. On le voyait toujours décemment habillé de noir. Pour l'instant, il était en bras de chemise, et avait ôté sa cravate.
Son adversaire était un homme d'une cinquantaine d'années, taillé en force, très rouge de visage, et le poil grisonnant. De petites boucles en or pendaient au lobe de ses oreilles. Une paire de guêtres en cuir fauve lui montait jusqu'aux genoux; il était vêtu d'une blouse de roulier brodée de fil blanc aux épaules, au cou et aux poignets. Sur une chaise, près de lui, il avait posé une casquette de drap bleu à oreillettes, qu'il portait été comme hiver. Ses mains étaient presque aussi épaisses que longues, et faites pour assommer un bœuf. Il riait, d'un rire violent qui lui rendait les joues violettes et finissait par un étranglement. On l'appelait le père Tondeur. Était-ce son nom véritable, ou un sobriquet, venant de son habituelle façon de traiter les gens avec qui il faisait des affaires? Jamais Pascal, depuis son enfance, ne l'avait entendu nommer autrement. Il se souvenait de l'avoir vu autrefois venir bien souvent chez son père. Quand il s'en allait, il disait toujours: Entendu. Ce qui prouvait le bon accord qui existait entre lui et Carvajan. Tondeur était marchand de bois, et occupait deux cents bûcherons, d'un bout de l'année à l'autre, dans les coupes qu'il soumissionnait aux adjudications du gouvernement ou des particuliers.
Pascal s'assit à une table écartée. Un silence profond régnait dans la salle, troublé seulement par les bourdonnements des mouches qui voletaient au plafond en noirs essaims, et par le claquement sec des dominos sur le marbre. De temps à autre cependant, Tondeur et Fleury poussaient de sourdes exclamations, et laissaient échapper des lambeaux de phrases, agrémentées de plaisanteries en usage parmi les joueurs:
—Blanc partout... preuve d'innocence.
—Et du six... tème décimal...
—Pour le coup, je pose le gros...
—Et domino!... Sept et trois dix et sept dix-sept... qui ajoutés à quatre-vingt-trois font cent... Père Tondeur, vous avez votre compte...
—A-t-il une chance, ce Fleury! Il n'y en a que pour lui...
—En faisons-nous encore une?
—Non! il faut que je monte aux coupes surveiller un peu le travail de mes ouvriers...
—Restez donc! Par cette chaleur-là, vous allez attraper un coup de sang....
—Eh! le coup de cent... c'est vous qui l'attraperez si je reste!
Les trois hommes partirent d'un gros rire, et Fleury, dans l'ombre de la salle, commençait à remuer les dominos, quand le bruit d'une voiture s'arrêtant devant l'auberge attira l'attention générale. L'énorme Pourtois se souleva même sur sa chaise et ébaucha un mouvement de curiosité. Mais il n'eut pas à se déranger: la porte s'ouvrit, poussée par une main vigoureuse, et un jeune homme de très haute taille, vêtu d'un costume de chasse en velours marron, guêtre jusqu'aux genoux, le visage animé, entra brusquement.
—Il y a du monde, dit-il d'une voix forte, en jetant un regard autour de lui, tant mieux! Tenez, père Pourtois, allez jusqu'à ma charrette: vous y trouverez une mauvaise bête, qui est à vous, et que vous avez tort de laisser vagabonder dans nos bois... Pour cette fois, je vous la ramène... Mais à la prochaine occasion, aussi vrai qu'il y a un Dieu, je lui casse les reins! Du reste, je le lui ai dit...
—Comment? monsieur le comte... Comment! une bête à moi? interrogea le cabaretier très étonné, en étant sa casquette avec déférence... Une bête... à qui vous avez dit...
—Eh! allez jusqu'à la voiture, interrompit le jeune homme avec impatience. Alors vous comprendrez...
Fleury, d'un pied leste, y était déjà. Sa figure sardonique s'éclaira, ses petits yeux pétillèrent de malicieuse gaieté, sa bouche se fendit dans un éclat de rire, qui montra ses dents noires comme des clous de girofle, et, frappant ses mains l'une contre l'autre:
—Eh! c'est Chassevent! Les quatre pattes liées, ni plus ni moins qu'un veau qu'on mène à la foire!... Ah! la bonne tête qu'il a, sur sa paille!... C'est bon pour faire mûrir les nèfles, la paille, mon vieux; mais c'est mauvais pour coucher les chrétiens!
Un grondement de loup pris au piège partit de la voiture, et, se raidissant sur ses coudes et sur ses genoux, un homme vêtu d'une blouse rapiécée, la tête couverte d'un foulard brun et rouge, un pantalon bardé de cuir aux jambes, et les pieds chaussés de souliers de roulier, leva, au-dessus des ridelles de la charrette, un visage maigre, à la bouche sinistre, aux yeux obliques et aux cheveux grisonnants.
—Tu veux descendre, vieux drôle! dit le jeune comte, et, à bout de bras, enlevant son prisonnier comme un paquet, il fit deux pas, et le déposa, hurlant, sur une des tables de l'auberge.
—Quel poignet! s'écria le père Tondeur avec admiration.
—Mais quel regrettable emploi de la force! pontifia en douceur Fleury, dont l'accès de gaieté avait été calmé par de soudaines réflexions... Pourtois, prenez donc les ciseaux de votre femme et coupez ces cordes... Oh! monsieur Robert, reprit-il, l'air câlin, est-ce digne d'un homme dans votre position de traiter ainsi un pauvre diable?
Pourtois, de ses grosses mains, avait déjà délié Chassevent qui, se sentant libre, sauta sur ses pieds, se frotta les épaules, et, avisant un verre resté plein sur un plateau, le but avec avidité...
—Ça lui a donné soif, au mâtin! dit Tondeur. Mais qu'est-ce qu'il a donc fait, monsieur le comte?
—Il a tendu des collets dans la Vente aux Sergents: c'est la dixième fois depuis un mois... On ne pouvait pas le pincer... Mais je me doutais que c'était lui, et j'ai été faire une ronde, ce matin, après la rentrée du garde... J'ai trouvé mon gaillard en train de poser ses fiches... Les collets sont dans ma poche...
Il tira un paquet de fils de laiton, et, le jetant au visage du braconnier pâle et muet:
—Tiens, coquin, voilà tes instruments de travail... Mais tu sais ce que je t'ai dit?... Avec toi plus de procès-verbaux... On t'envoie devant le tribunal, tu attrapes huit jours de prison, pendant lesquels on te nourrit mieux que tu ne l'es chez toi! Ta fille est obligée de te payer ton tabac... C'est tout profit!... Ce matin, je t'ai pris, ficelé et laissé au pied d'un arbre, pendant trois heures... C'est bon pour cette fois... Mais si tu y reviens...
La figure tannée de Chassevent se plissa de petites rides, qui coururent sur sa peau, comme les vagues légères d'une eau effleurée par le vent. Il ne leva pas ses yeux faux, mais il laissa échapper un sifflement narquois qui fit monter le rouge au front du jeune comte.
—Ah! canaille!... dit-il, et il levait déjà sa main puissante, lorsque Fleury l'arrêta, en lui montrant, d'un coup d'œil, Pascal assis dans un coin obscur de la salle:
—Monsieur Robert... je vous en prie... devant un étranger... Allons! il faut mépriser ces bravades... Chassevent est dans son tort... Sa conduite est très blâmable... Mais votre façon de procéder est tout à fait illégale. On n'a pas le droit d'attenter, de sa propre autorité, à la liberté individuelle... Il y a des agents de la force publique... pour ces besognes-là... Ce n'est pas le greffier du juge de paix qui parle en ce moment... c'est l'homme privé... qui, vous le savez, vous est tout dévoué... et déplore des violences qui font tort à votre caractère.
—Le tort que je me fais ne regarde que moi, interrompit le jeune homme, avec un ton hautain. Les gendarmes de la brigade s'occupent de tout, excepté de courir après les coquins, et quant à vous, Fleury, vous êtes un brave garçon, mais ne vous mêlez pas de mes affaires.
—Il ne faut refuser le loyal concours de personne, murmura le greffier, en baissant la tête avec un air d'humilité désolée.
—Est-ce que vous partirez d'ici sans rien prendre, monsieur Robert? s'écria Pourtois, plein d'obséquiosité... Qu'est-ce qu'on pourrait donc bien vous offrir?
—Rien, je vous remercie, dit le jeune homme. Il fouilla dans la poche de son gilet, et, jetant une pièce de monnaie sur la table:
—Tenez, voilà pour votre garçon d'écurie qui a gardé mon cheval.
Et gagnant la porte, sans ajouter une parole, sans faire un salut, il monta dans sa voiture et s'éloigna au grand trot.
À peine Chassevent l'eut-il vu disparaître dans un tourbillon de poussière, qu'il retrouva la parole. Toutes les invectives qui lui bouillonnaient au bord des lèvres, depuis un instant, sortirent comme un torrent; il fit, d'un coup de poing, sauter sur le marbre de la table les dominos abandonnés:
-Ah! mauvais chien! hurla-t-il, bavant de colère, ah! grand lâche! ah! tu me paieras ça! Pour quelques malheureux lièvres, il m'a attaché... oui, comme il l'a raconté... à un baliveau! Mais il m'a pris en traître, vous savez, car je ne le crains pas...
—Ne fais pas le malin, dit Tondeur: il t'aplatirait d'une seule calotte...
—Oh! malheur de malheur! La prochaine fois, j'irai avec mon fusil... Et aussi sûr que nous sommes là, je lui fais son affaire!
—Allons! allons! Chassevent, vous n'êtes pas aussi rageur que vous voulez le faire croire, interrompit Fleury, et vous dites des bêtises dans ce moment-ci...
—Jamais je ne lui pardonnerai ce qu'il m'a fait, reprit le braconnier d'un air sombre... Quand on le saura, tout le pays va se ficher de moi... Ah! ces gens de Clairefont! Quand donc leur aurons-nous réglé leur compte?
Il lança un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre:
—Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du fils...
À cette association répugnante faite par Chassevent, à ce rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec violence, et, le visage enflammé par la colère:
—Je vous défends, misérable drôle, s'écria-t-il, de prononcer le nom de M. Carvajan...
—Parce que? demanda Chassevent, d'un ton à la fois goguenard et menaçant.
—Parce que c'est mon père.
Ces mots produisirent un changement immédiat dans l'attitude des trois hommes. Pourtois avança respectueusement une chaise, Fleury chiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate fripée, Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La femme Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire entre ses deux tirelires en métal blanc.
—Ah! vous êtes le fils à M. Carvajan? dit le braconnier avec volubilité... C'est une autre affaire... M. Carvajan, voyez-vous, c'est notre homme, et il n'y a pas de danger que nous cherchions à le contrarier... Je ne lui ai, moi, tant seulement jamais pris un lapin dans ses bois de La Moncelle... Et pourtant il y en a, bon sang! que c'en est gris!... M. Carvajan!... On peut dire que je lui suis dévoué. S'il voulait avoir ma fille chez lui comme servante... il l'aurait, quoiqu'elle soit fiérote... Mais elle en a bien le droit: elle est assez gentille! C'est moi qui lui ai distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections municipales, et ces messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué le nez, ah! mais à fond... comme ça se doit en l'honneur d'un ami!... Ah! je l'aime, M. Carvajan, autant que j'abomine les gens d'en face... Mais il ne les chérit pas non plus... et c'est lui qui nous en débarrassera...
Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres, le château de Clairefont, et, s'excitant lui-même au souvenir de sa récente aventure:
—Ah! brigand, va! M'attacher, comme un corbeau crevé, exposé dans un champ au bout d'une perche!... Mais tu me le paieras, ou que ce que je bois me serve de poison!
Et il avala d'un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour Pascal.
—Dites donc, Chassevent, s'écria le cabaretier mécontent, faudrait nous flanquer un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la satisfaction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal, et quand vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai bien souvent reçu dans mon établissement... Oh! il est changé depuis les temps!... Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, da... vous qui étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...
—Vous ne m'offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet... hommes et choses...
—Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d'une voix coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont engagées, et nous approchons du dénouement. Les gens d'en haut sont bien perdus, allez. Ils n'ont pas de chance d'en réchapper, car c'est votre père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire... Soyez le bienvenu, monsieur Pascal...
Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe, que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.
Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement sous la voûte fraîche des arbres, escortée par un grand lévrier. Un inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui demandait sa route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide. Au moment de la quitter, respectueusement, il la priait de lui dire son nom, et c'était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l'on citait comme l'ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu'une ombre descendait sur la jeune fille et qu'il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin. Elle marchait en silence, les yeux rougis et fixés vers la terre, toute seule, comme abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d'été. Les arbres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le vent d'hiver, et de ce tableau se dégageait une impression de malheur. Comment se trouvait-elle ainsi seule? Où était le père? Qu'était devenu le frère, ce violent et rude jeune homme qu'il n'avait qu'entrevu? Comment la solitude morne s'était-elle faite autour de cette adorable enfant, et pourquoi pleurait-elle? Ainsi que l'avaient annoncé ces misérables qui l'entouraient, le vieux Carvajan était-il l'auteur de ce deuil et de cette tristesse?
Le cœur de Pascal se serra. Il se demanda avec trouble quel intérêt soudain il prenait à cette jeune fille, qu'il ne connaissait pas la veille. Il sentit une violente angoisse à la pensée qu'elle allait souffrir, et souffrir par un Carvajan. Devait-il donc, lui qui portait ce nom redouté, être maudit par elle? Lorsque, entraîné par une irrésistible sympathie, il aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement, accomplir des tâches surhumaines pour se faire remarquer et pour plaire, il se découvrait irrémédiablement voué à son aversion et à son mépris.
Le vieux marquis de Clairefont, l'athlétique et violent Robert disparurent de sa mémoire: il n'y eut plus qu'elle, incarnation unique de la famille, elle seule menacée, et dont on annonçait joyeusement la ruine, elle, victime livrée à tous ces confédérés qui célébraient leur prochaine victoire, et le félicitaient, lui, Pascal, qui déjà eût voulu les écraser, d'être arrivé pour assister à la curée.
Il releva le front avec le sentiment qu'on le regardait. Il vit en effet les yeux de ceux qui l'entouraient fixés sur lui avec surprise. Depuis quelques minutes, à la suite de ces paroles triomphantes lancées par Fleury, il se montrait absorbé, muet, la tête penchée sur la poitrine. Il passa la main sur son front, et, avide de savoir plus complètement ce qui se tramait contre Clairefont:
—Je vous remercie de votre bienvenue, dit-il en s'efforçant de montrer un visage souriant. Mais laissez-moi vous dire que j'arrive d'un pays où les intérêts qui vous mettent en mouvement paraîtraient bien mesquins. J'ai parcouru les provinces les plus sauvages de l'Amérique, j'y ai vu des domaines de cent mille hectares, où pâturent des troupeaux innombrables, gardés par des escouades de bergers à cheval. En repassant au bout d'un an dans des contrées que j'avais connues désertes, j'y ai découvert des villages poussés comme par enchantement, j'ai traversé à cheval des montagnes où l'argent est le caillou du chemin, j'ai longé des lacs de pétrole contenant de quoi éclairer l'Europe entière pendant dix années sans tarir. J'ai foulé des champs où la terre végétale a cinq mètres d'épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un homme debout. J'ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans d'absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est définitivement réglé, mesuré et établi, dans notre France, et que vous avez du temps à perdre. J'assisterai à votre amusette, puisque vous m'y conviez; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens: je ne vous promets pas que j'y prendrai de l'intérêt.
Il partit d'un éclat de rire qui sonna faux à l'oreille de Fleury. Le greffier conçut un peu d'inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec tant de dédain une affaire qui tenait si fort au cœur de son père. Il crut nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de l'opération, pour qu'il en parlât avec moins de détachement:
—Il n'est pas question ici de lacs de pétrole, ni de mines d'argent, ni même de terres pouvant se passer d'engrais, dit-il avec une aigre ironie; nous ne sommes pas dans le pays des prodiges, mais en France, où les gains considérables et faciles se font rares, et où une belle spéculation mérite qu'on s'en occupe et qu'on la tire de longueur. Or, il s'agit de la Grande Marnière, et cette colline de cent hectares, aride, couverte de bruyères et d'herbes blanches, contient, dans son sous-sol, des millions... Exploitée par le marquis de Clairefont, ce rêveur, elle a été une source de ruine. Aux mains de votre père et de ceux qui sont avec lui, elle sera une source de prospérité. Tout le pays, voyez-vous, est intéressé à ce que le domaine de Clairefont change de maître, et vous ne serez pas bien malheureux, monsieur Pascal, d'habiter le château qui est là-haut. Si délabré qu'il soit, il a meilleure façon que la petite maison de la rue du Marché.
Machinalement, le jeune homme se dirigea vers la porte de la salle, l'ouvrit, et soudain le parc de Clairefont, s'étageant sur le flanc du coteau, jusqu'au pied de la longue terrasse qui borde la façade du château, s'offrit à ses yeux. Les taillis étaient calmes, profonds, et silencieux. Au loin, le coucou faisait entendre son chant mélancolique. Au delà de ces futaies ombreuses, derrière ces murailles, se trouvait la jeune fille qu'il rêvait déjà de défendre. Un bien grand espace s'étendait entre elle et lui: toute la largeur de ce vallon stérile, qui recelait dans ses flancs les trésors annoncés par Fleury. Mais plus infranchissable encore était la séparation tracée par cette fine cravache, qui avait coupé l'air avec un sifflement, quand il avait prononcé son nom, ce nom redouté de Carvajan, qui retentissait aux oreilles inquiètes comme un présage de ruine.
—Beau parc! murmura derrière lui la voix enrouée de Chassevent... Et jolie habitation... Ma fille y travaille... Elle m'en parle...
—J'y compte deux mille pieds d'arbres à abattre, si on veut jouer du haut bois, ajouta Tondeur, avec une grosse gaieté, et encore sans abîmer les ombrages!...
—Nous en tâterons, n'est-ce pas, père sournois? dit l'énorme Pourtois... On a besoin de madriers pour le chemin de fer... Ce sera justement le coup!...
—Et il y a derrière l'auberge vingt arpents, que nous savons comment irriguer, et qui feraient de bien jolis herbages, répliqua le marchand de bois. Bah! vivons d'espoir!
Puis, tortillant autour de son poignet la lanière de cuir de sa trique:
—Allons, assez flâné! Au revoir, les enfants... Monsieur Carvajan, à l'avantage...
Il donna de lourdes tapes dans les mains de ses amis, tira son chapeau à Pascal, et, d'un pas pesant, il se dirigea vers le plateau.
Le jeune homme le suivit du regard, pensant que, peut-être, en traversant les bois, en longeant le parc, le vieux Tondeur aurait l'occasion de rencontrer la charmante amazone. Puis, ses idées prenant un autre cours, il songea avec inquiétude que les habitants de Clairefont vivaient entourés d'ennemis secrets et acharnés. N'avait-il pas, quelques instants auparavant, entendu Fleury parler familièrement au comte Robert? Pourtois n'était-il pas souriant et obséquieux devant le jeune châtelain? Et Tondeur, en relations d'affaires continuelles avec le marquis, ne circulait-il pas toute l'année sur le domaine, comptant les vieux hêtres et les grands chênes, et mesurant d'avance sa part de la conquête commune? Jusqu'à l'horrible Chassevent, dont la fille allait en journée au château, et servait d'espionne à la bande noire dont Carvajan était le chef.
Ainsi, d'instants en instants, à mesure que les agents de son père parlaient, il voyait tous les ressorts du piège tendu apparaître. Il voulut tout savoir, et, avisant Fleury qui faisait des grâces à la réfléchie et silencieuse Mme Pourtois, il prit la résolution de pénétrer jusqu'au fond de cet esprit trouble. Sortant de sa poche un étui à cigares en argent, il l'ouvrit et le tendit au greffier.
—On voit que vous revenez d'Amérique, dit celui-ci, en regardant les havanes avec une lente admiration.
Il en choisit un, en mâchonna grossièrement le bout entre ses dents, et, le fumant à grosses bouffées:
—Si vous retournez à la Neuville, nous ferons route ensemble.
—Avec plaisir.
Ils sortirent de l'auberge, reconduits jusqu'au seuil par le colossal Pourtois. Arrivé sur la route, jetant un dernier regard sur la haute terrasse où il lui semblait voir confusément passer une élégante promeneuse, Pascal prit familièrement le bras de Fleury, et, avec l'abandon d'un homme qui se sent en confiance:
—Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, parlez-moi de ces Clairefont.
—Oh! mon cher monsieur, ils s'enfoncent de jour en jour plus complètement... À l'heure qu'il est, il n'y a plus que la tête qui passe... Et sous peu tout y sera... Le marquis est un vieux fou qui, depuis vingt-cinq ans, s'est donné, pour se ruiner, plus de mal que bien d'autres pour s'enrichir... Tant qu'il n'a fait qu'inventer des charrues à double soc automatique, avec lesquelles on ne pouvait pas labourer, et des batteuses rotatives, qui mettaient le grain en marmelade, ça a encore été... Mais il s'est un beau jour fourré en tête de fabriquer de la chaux hydraulique, et alors il a pratiqué des sondages aux quatre coins de son domaine, il a construit une usine, puis il a hypothéqué ses terres pour subvenir aux frais de l'entreprise... Il eût mieux valu pour lui se jeter dans le puits de la Grande Marnière qui a cent vingt mètres de profondeur!... Le bonhomme était fait pour conduire cette affaire-là comme moi pour ramer des pois... Il aurait fallu un malin pour mener la chose à bien... Et justement ce malin-là avait intérêt à ce qu'elle tournât de travers...
L'ignoble Fleury cligna ses yeux louches, et fit entendre un petit ricanement:
—Monsieur Pascal, votre père est un homme auquel on ne résiste pas, et il vaudrait mieux être mal avec le diable qu'avec lui... Le marquis sait à quoi s'en tenir aujourd'hui, et il doit amèrement regretter les noirceurs qu'il a faites autrefois à M. Carvajan.
Pascal jeta à son compagnon un regard interrogateur.
—Oh! vous n'étiez pas né... C'est de l'histoire ancienne... Mais votre père connaît la règle des intérêts composés... Et avec lui tout se paie...
—Mais si l'affaire est mauvaise, dit Pascal, pourquoi tant se démener pour s'en emparer?...
—Parce que, bien exploitée, elle deviendra excellente... La chaux de la Grande Marnière peut rivaliser avec les meilleurs produits de Belgique, elle est supérieure à celle de Senonches... Toute la colline qui va de Clairefont à Lisors contient des gisements d'une richesse admirable... Il y a des millions enterrés là-haut, et nous saurons les faire sortir... Nous obtiendrons l'autorisation de fouiller les communaux, moyennant une redevance modique, et pendant plus de cent ans on trouvera de la marne à volonté... C'est la fortune pour tous ceux qui font partie du syndicat dirigé par M. Carvajan... Oui, la fortune rapide et sûre!
Fleury montra un visage rayonnant. Il tendit ses mains comme pour saisir les richesses qu'il entrevoyait dans l'avenir.
—C'est la ruine du marquis, dit Pascal...
—Oh! complète, reprit avec âpreté le greffier... Il a dû cesser son exploitation. Toutes ses terres sont engagées. Il est sous le coup d'une expropriation au profit de votre père, qui a avancé, par l'intermédiaire de diverses personnes, des sommes importantes. Rasé, rincé, le marquis! Il est dans la nasse, le vieil aristocrate!
—M. de Clairefont n'a-t-il donc auprès de lui personne qui puisse l'aider de ses conseils, lui prêter l'appui de son activité?
—Sera-ce son fils, ce beau et violent garçon, que vous venez de voir, il n'y a qu'un instant, traitant les hommes comme ses chiens, quand ils ont fait une faute? Où prendrait-il de la raison pour éclairer son père, quand il n'en a pas pour se conduire lui-même? S'agira-t-il de tirer un coup de fusil sur un sanglier, de conduire un cheval difficile, de manger et de boire pendant toute une soirée, ou de lutiner une jolie fille? Alors vous le trouverez toujours prêt et dispos. Mais ne lui demandez pas de s'appliquer à quelque travail de tête; il ne saurait s'y astreindre. Il tomberait d'un coup de sang, s'il ne vivait pas au grand air. Voilà le seul homme qu'il y ait dans la maison, car je ne compte pas le baron de Croix-Mesnil, qui ne vient que par intervalles pour faire sa cour à Mlle Antoinette.
À ces mots, Pascal s'arrêta, comme s'il eût vu un gouffre s'ouvrir à ses pieds. Une pâleur subite s'était étendue sur son visage, et ce fut d'une voix changée qu'il balbutia:
—Son fiancé, celui-là?
—Oui, un bon jeune homme, capitaine de dragons en garnison à Évreux, qui croque le marmot depuis deux ans, sans se décourager, mais qui prendra certainement la poudre d'escampette quand il verra le beau-père en déconfiture...
Pascal se sentit renaître. Une horrible espérance rentra dans son cœur à la pensée qu'Antoinette pouvait être délaissée. Il vit son intérêt d'accord avec celui de son père. Il n'avait rien à attendre que de la ruine du marquis. Antoinette sans fortune se rapprochait de lui. Pascal frémit en se surprenant à souhaiter que ce désastre s'accomplît.
Il se dit:
—Quelle âme de boue ai-je donc? Suis-je aussi infâme que ce Fleury qui me donne froidement tous ces détails, et escompte le malheur de cette famille? Allons! vais-je entrer dans leur horrible syndicat? Chercherai-je à obtenir cette adorable jeune fille à force d'infamie?
Il releva la tête, frappa fortement le sol du pied et, le cœur gonflé d'une audacieuse espérance, il répondit à la question que sa conscience venait de lui poser:
—Non. Ce sera à force de dévouement!
II
Celui qui avait osé se faire de Carvajan un ennemi si acharné et si dangereux était maintenant un vieillard au front ridé, aux cheveux blancs comme la neige, aux épaules voûtées et à la démarche chancelante. On l'avait autrefois appelé le beau Clairefont, et le point de départ de cette haine implacable, à laquelle il était en butte, avait été une aventure d'amour.
Au jour de sa naissance, en 1816, la Restauration était dans toute sa force et tout son éclat. Son père, riche de la fortune de sa femme, charmante Anglaise épousée pendant l'émigration, avait racheté le château patrimonial, et s'était constitué un domaine qui lui rapportait chaque année cent vingt mille livres. La faveur de Louis XVIII, dont il avait fait le whist pendant vingt-cinq ans, de Coblentz à Vérone et de Hartwel à Paris, en suivant toutes les étapes de l'exil, lui avait valu d'être nommé gentilhomme de la chambre et commandeur de Saint-Louis. Bien des fidèles qui s'étaient prodigués à la gueule des canons républicains en Vendée n'obtinrent pas autant, pour leur héroïsme, que M. de Clairefont pour ses robbers.
À treize ans, le comte Honoré eut un premier chagrin: il perdit sa mère. Il fût demeuré facilement inconsolable, mais son père ne lui en laissa pas le loisir. Le marquis ne favorisait point les douleurs improductives. Il engagea son héritier à sécher ses larmes, et, pour le distraire, le fit admettre auprès du roi Charles X, en qualité de page. Honoré plut par sa gracieuse vivacité. La duchesse de Berry le prit en amitié, et daigna passer sa belle main dans les cheveux blonds de l'enfant. Le fils paraissait donc promis à la même heureuse fortune que le père: il apprenait déjà le whist, lorsque la Révolution, qui se plaît à brouiller les cartes des hommes et des rois, conduisit Charles X tout courant jusqu'à Cherbourg, et le fit embarquer pour l'Angleterre. Le marquis, dont toute la carrière s'était faite en exil, ne crut pas devoir se dérober à des tristesses qu'il savait devoir être, à un moment donné, si brillamment compensées. Il suivit son souverain à Goritz et commença à initier son fils à l'art, qui lui était familier, de courtiser le malheur.
Cette nouvelle émigration, adoucie par la jouissance d'une fortune considérable, dura plus longtemps que ne l'avait prévu le marquis. La branche cadette, plantée comme une bouture sur le trône, prit solidement racine, et Honoré de Clairefont, arrivé enfant sur la terre étrangère, y grandit et devint un homme. À mesure qu'il avançait en âge, des dissemblances curieuses se remarquaient entre son caractère et celui du marquis.
Autant le compagnon du comte de Provence était léger, sceptique, tout brillant des grâces un peu vicieuses du XVIIIe siècle, autant le page du comte d'Artois se montrait généreux, enthousiaste, et entraîné par le courant utilitaire des temps nouveaux. Son père, qui était d'une aristocratique ignorance, le voyant étudier, se moquait d'une application qu'il trouvait déplorablement populacière.
—À quoi vous destinez-vous donc, mon cher? disait-il à Honoré. Voulez-vous être industriel ou marchand? Il n'est qu'une science qui convienne à un homme de votre rang: c'est celle de bien vivre, et je crains que ce soit la seule qui vous manque. Je m'attriste à vous voir les goûts d'un croquant... Vous vous ferez du tort dans le monde, et vous nuirez à votre avancement... Il faut que vous ayez pris ces idées du côté de votre mère, qui a eu des drapiers dans sa famille, au temps de ce faquin de Cromwell... Car, pour les Clairefont, ils n'ont jamais rien appris, si ce n'est à tirer l'épée et à dépenser noblement leurs revenus... Pour le reste, ils le savaient assez de naissance.
Ces sarcasmes ne convertissaient pas Honoré, qui se délassait, dans l'étude des sciences, de la vie fastidieuse qu'il menait à la cour triste et maussade du roi découronné. Il s'était pris de passion pour la physique et la chimie. Il avait rencontré un très savant professeur, retiré de l'Université d'Iéna, l'avait habilement attiré par ses prévenances, et passait avec lui, dans un cabinet aménagé en façon de laboratoire, des heures délicieuses. Son père, un matin qu'une explosion très forte s'était produite pendant une expérience, lui avait demandé railleusement ce qu'il fabriquait avec tant de tapage, et comme Honoré, qui redoutait beaucoup le marquis, demeurait muet:
—Si c'est l'élixir de longue vie, que mon ami le comte de Saint-Germain prétendait autrefois posséder, vous ferez bien, mon cher, de m'en donner une petite bouteille, car je ne suis pas dispos depuis quelque temps.
Le jeune comte s'inquiéta, prévint le médecin ordinaire de son père, mais tous les soins demeurèrent sans effet: le marquis mourut. Son seul mal était qu'il avait quatre-vingts ans.
À peine majeur, Honoré se trouva donc riche, libre, et passablement las de vivre en pays étranger. Fort peu soucieux de faire laide figure à Louis-Philippe, et de bouder, lui sixième, dans les salons d'un pauvre prince presque en enfance, il rentra en France et courut revoir Clairefont. L'air du pays lui causa une ivresse singulière, et il se sentit vraiment jeune, vraiment vivant, ce qui était assez nouveau pour lui. Il eut une montée de sève inattendue, pensa moins à ses alambics, délaissa son laboratoire, et eut fantaisie d'aller passer l'hiver à Paris.
Le marquis était mort un peu trop tôt. S'il eût vu Honoré souper, jouer, et le reste, il eût emporté la conviction consolante que le nom de Clairefont n'était point tombé à un grimaud. Le jeune homme fut du Jockey-Club, alors à son origine; il fit courir, eut un pied dans les coulisses de l'Opéra, et, son revenu ne lui suffisant pas, entama gaillardement le capital.
Il allait passer tous les étés deux ou trois mois à Clairefont, à l'époque des chasses, et stupéfiait La Neuville par le luxe de ses équipages et la splendeur de ses réceptions. Les bruits les plus extraordinaires circulaient sur les fêtes que donnait à ses amis le jeune seigneur du pays. On racontait qu'il s'était bu, dans un seul dîner, quatre-vingts bouteilles de vin de Champagne, et que des femmes habillées en hommes prenaient part aux battues du château. L'une d'elles avait même logé une charge de plomb dans les mollets d'un traqueur, en tirant un chevreuil. Et le blessé avait été gratifié de deux mille francs pour sa peine; une petite fortune! Tous les paysans en rêvaient, et, maintenant, s'aventuraient imprudemment les jours de chasse, pour tâcher d'avoir même aubaine.
Honoré était un beau garçon, de moyenne taille, blond, avec des yeux bleus très doux. Quand il traversait la petite ville, conduisant son tilbury, et faisant, au trot sonore de ses deux chevaux, vibrer les carreaux des maisons, plus d'une femme risquait un œil à la fenêtre. Bien des cœurs battaient pour lui en secret. Mais qu'espérer d'un élégant qui passait pour avoir à Paris des bonnes fortunes miraculeuses, et retenir, par les mêmes chaînes de fleurs, les comédiennes célèbres et les fières grandes dames? Cependant un événement se préparait, qui devait avoir un grand retentissement dans le pays, et exercer sur la destinée du marquis une influence considérable.
Dans la rue du Marché, auprès de la fontaine publique, dont le rejaillissement continuel piquait la pierre des murs d'une moisissure verdâtre, s'élevait une étroite maison basse, à pignon aigu et penchant, aux fenêtres à guillotine garnies de carreaux verts, bossués, au centre, d'un cul de bouteille. Au-dessus de la porte, sur un tableau noir, étaient écrits ces mots: Gâtelier, marchand de fourrages, sons, recoupes et avoines. La petite boutique, au rez-de-chaussée, était encombrée de sacs de grains, et, dans un vaste casier, appliqué à la muraille, des bocaux d'échantillons rarement remués rancissaient sous la poussière. Cet humide et triste réduit, où le soleil n'entrait jamais, parut cependant lumineux au marquis. C'était un jour de marché: sa voiture avait été arrêtée par un encombrement; il laissa tomber un regard distrait sur cet intérieur sombre, et resta ébloui. Assise auprès de la fenêtre relevée, travaillant à un ouvrage de broderie, une jeune fille, blonde comme une madone de Raphaël, le teint blanc, la bouche rêveuse et tendre, des yeux bleus ombragés par de longs cils châtains, lui apparut pleine de la grâce délicate et charmante d'une fleur qui languit sans air et sans soleil.
Les charrettes qui barraient la rue s'étaient éloignées, les paysans qui débattaient le prix d'une vente, à grand renfort de cris et de tapes dans la main, avaient gagné le cabaret voisin, le passage était libre, les chevaux du marquis, ne voyant plus d'obstacle, piaffaient d'impatience, et cependant il restait là, les yeux fixés sur cette fenêtre où rayonnait cette exquise beauté, oubliant où il était, se souciant peu d'être observé, méprisant les commentaires des bourgeois de la ville, tout à son admiration, et pris d'un ardent désir de descendre, pour se rapprocher de celle qui venait de le troubler si profondément. Une aigre sonnette, mise en mouvement par l'huisserie, l'arracha désagréablement à son extase. Il jeta un regard chagrin sur la rue sale, sur la maison vieille et noire, se demandant par quelle ironie de la destinée cette perle se trouvait dans ce bourbier. Il ressentit alors une sorte de commotion magnétique. Un homme venait de paraître sur le seuil, s'était appuyé au chambranle de la porte, et, de là, faisait peser sur le marquis le regard provocant de ses prunelles jaunes. M. de Clairefont, du haut de son siège, dévisagea cet audacieux. Il le vit petit, maigre, avec une figure chafouine éclairée par des yeux d'une vivacité extraordinaire. Il était vêtu comme un ouvrier, d'une veste de ratine grise et d'un pantalon de velours vert usé aux genoux. Au même moment, la jeune fille leva la tête, et aperçut Honoré arrêté devant la boutique. Elle rougit, se détourna, affecta un air indifférent, et, quittant sa chaise, elle s'enfonça dans les profondeurs obscures de la boutique. Le marquis l'entendit qui disait d'une voix douce et chantante:
—Carvajan, au lieu de regarder dans la rue, terminez donc vos expéditions...
Le commis secoua son front basané comme pour en chasser de pénibles pensées, tourna une fois encore vers le jeune homme son visage sombre et menaçant, puis, lentement, il laissa aller la porte qui retomba avec un bruit de carreaux ébranlés. Honoré toucha ses chevaux, et, se tournant vers son domestique qui était assis impassible, les bras croisés, sur le siège de derrière:
—Quelle est donc cette jolie fille? dit-il en affectant un air insouciant.
—C'est la demoiselle au père Gâtelier, monsieur le marquis. Oh! elle est bien connue dans le pays: elle s'appelle Édile... Mais elle est plus habituellement nommée la belle grainetière...
—Sage?
—Oh! monsieur le marquis, tout à fait honnête... Le père a du bien, et elle pourra, si elle a de l'ambition, épouser au moins un huissier...
—Et ce gars à museau de renard qui était sur le pas de la porte?
—C'est Carvajan, le garçon de magasin... Un finaud et un robuste ouvrier, qui fait marcher la maison, car le père Gâtelier est plus souvent au cabaret qu'à ses affaires...
M. de Clairefont fit un signe de tête indiquant qu'il savait tout ce qu'il lui plaisait d'apprendre, et le laquais bien stylé reprit son solennel mutisme.
Honoré, les jours suivants, repassa par la rue du Marché. Il inventa des prétextes pour s'en aller en ville. Il descendait à pied par la côte raide qui conduit de Clairefont à La Neuville, et les bourgeois le rencontraient flânant, sa canne sous le bras, d'un air absorbé. C'étaient des commérages sans fin. Pour quel motif le marquis se promenait-il dans ces rues pavées de cailloux féroces qui brisaient les pieds, quand il avait les allées moelleuses de son parc? Pour qui venait-il ainsi?
Carvajan le savait bien, lui qui, du haut d'une lucarne, guettait les marches et les contremarches du jeune homme. Il avait, dès le premier jour, eu l'instinct qu'il en voulait à Édile. Et une haine subite, farouche, implacable, s'était allumée dans son cœur. Il s'était senti menacé à la fois dans son intérêt, qui était de succéder à son patron, et dans son bonheur, qui eût été d'épouser cette charmante fille. Et ce plan, soigneusement élaboré depuis dix ans qu'il était entré chez le père Gâtelier, Carvajan le voyait compromis par le caprice d'un grand seigneur.
Il pâlissait de rage en entendant sur le pavé, pendant les heures mortes où tous les habitants étaient enfermés chez eux, accablés par la chaleur, le pas net et audacieux du marquis. Il couvait des vengeances terribles, et, dans son grenier, la tête penchée sur la rue, il ne quittait pas des yeux son ennemi, songeant qu'un moellon, croulant du haut pignon de la vieille maison, pourrait terminer providentiellement l'aventure. Et, de ses doigts crispés, il labourait inconsciemment la muraille. Un jour, un fragment de plâtre, en tombant sur l'épaule du marquis, lui fit lever la tête, et, dans l'ombre de la lucarne, il découvrit une figure éclairée par deux yeux de tigre en embuscade. Honoré comprit le danger, et, depuis, il passa sur l'autre trottoir. Il avait reconnu l'homme qui s'était posé, le premier jour, devant lui comme un adversaire.
Il s'informa, et apprit que le commis de Gâtelier était le fils d'un bas officier espagnol entré en France à la suite du roi Joseph, en 1813, et nommé Juan Carvajal. Le Joséphin s'était fixé à La Neuville et y avait vécu pauvrement en faisant des écritures. Carvajal Juan s'était, dans la prononciation familière des bourgeois du pays, contracté en Carvajan, et le nom ainsi déformé était devenu d'usage courant. Mais si, de son père, le commis avait hérité un nom francisé, il n'en avait pas été de même pour le tempérament et le caractère. Intelligent, et relativement instruit, de par son origine, il se montrait passionné et vindicatif. Il était homme à attendre patiemment pour frapper son ennemi et, l'instant venu, à l'égorger voluptueusement et sans merci.
Entré chez Gâtelier à seize ans, Carvajan avait promptement découvert dans le commerce des grains un puissant moyen d'action sur les populations des campagnes. Ambitieux, il ne bornait pas ses désirs à l'édification d'une fortune: il rêvait de se créer une situation importante dans le pays. Avec une grande finesse, il s'était rendu compte de l'évolution sociale qui se faisait en France. Il avait prévu l'avènement de la bourgeoisie. Il voulait être bourgeois, devenir riche, et tenir tout l'arrondissement dans sa main. Le marquis Honoré se heurtait donc à un adversaire redoutable, et ne s'en doutait guère.
L'assemblée de La Neuville, qui a lieu le jour de la Saint-Firmin, tomba, cette année-là, le dimanche 25 septembre. C'est, dans cette petite ville, une occasion non seulement de se donner du plaisir, mais encore de traiter des affaires. Les gros propriétaires et les fermiers du canton viennent à la foire, qui dure quatre jours, et s'y livrent à un important commerce de chevaux, de bestiaux et de céréales. Le père Gâtelier, de tout temps, avait fait ses approvisionnements de l'hiver à la Saint-Firmin. Il voyait là les cultivateurs et, devant une table du café du Commerce, il passait ses marchés à coups de petits verres. Pendant ces trois jours, le grainetier ne dégrisait pas et, phénomène particulier, plus il était ivre, et moins il était accommodant. À mesure que sa bouche s'ouvrait, sa bourse se fermait. Aussi on disait en manière de plaisanterie: Quand le père Gâtelier est arrosé, son vendeur est à sec. Le troisième jour, le bonhomme était rond comme une futaille, et ses achats étaient terminés. On le rapportait alors chez lui, et il pouvait cuver en paix toutes les tasses de café et toutes les topettes d'eau-de-vie qu'il avait absorbées.
Pendant que les vieux faisaient leurs affaires, les jeunes s'occupaient de leur plaisir. Et le bal ne désemplissait pas. C'était alors sous une tente dressée devant la mairie que les danseurs prenaient leurs ébats. Toute la bourgeoisie de La Neuville y venait, et les grands propriétaires voisins y paraissaient, par une familière condescendance pour leurs fermiers, dont les femmes et les filles rêvaient de cette fête pendant toute l'année. Il était de tradition d'y danser au moins une fois, et Carvajan pensait en frémissant que le jeune marquis allait pouvoir s'approcher d'Édile, l'inviter, lui parler, sans qu'il pût, lui, d'aucune façon intervenir.
À sa grande surprise, le samedi, premier jour de la fête, Honoré ne parut pas au bal. Il se montra sur la place, causa avec ses fermiers, fut empressé auprès de leurs filles, dépensa de l'argent à toutes les boutiques établies en plein vent, distribua ses acquisitions aux enfants qui se pressaient autour de lui, trouva un mot charmant pour tous, un sourire aimable pour toutes, et se retira en prétextant une violente migraine. Édile rit, dansa, se divertit, affectant une liberté d'esprit si grande que Jean, délivré de ses appréhensions, ne se contraignit plus. Il en vint à croire que le caprice du marquis n'avait eu qu'une durée éphémère, et que quelque autre fantaisie le lui avait fait oublier. Il reprit de la confiance et se railla lui-même; n'avait-il pas cru son avenir compromis, son bonheur perdu? Il montra une gaieté inaccoutumée.
Le dimanche, il se livra aux jeux d'adresse préparés pour les jeunes gens, avec l'ardeur passionnée qui lui était naturelle, et gagna plusieurs prix. Le marquis n'avait pas paru de la journée: on le disait malade. Carvajan fut, pendant quelques heures, complètement heureux, le cœur élargi, les nerfs vibrants, la voix éclatante. Il dansa, infatigable, et conduisant la fête. À minuit, au moment où le bal était dans toute son animation, il chercha Édile pour l'inviter et ne la rencontra pas. Il la demanda à tous les amis du père Gâtelier. Nul ne l'avait vue. Les jambes de Carvajan devinrent tremblantes, sa vue se troubla, une horrible palpitation l'étouffa. Il eut le pressentiment qu'il avait été joué, et que l'absence du marquis n'était qu'une feinte. Il courut au café du Commerce et trouva son patron incapable d'assembler deux idées, hors d'état de faire deux pas. Il se précipita vers la rue du Marché, espérant qu'Édile, fatiguée, était rentrée à la maison. Il regarda de loin la façade et la vit toute noire; aucune lumière dans la chambre de la jeune fille. Il entra, monta l'escalier, qui sonna lugubre sous ses pieds, frappa à la porte, et n'obtint aucune réponse. Il demeura un instant dans ce silence, égaré, entendant son cœur battre à coups précipités et sourds. Puis, écrasé par son impuissance, il se laissa tomber sur les marches et pleura de rage autant que de chagrin.
Il resta ainsi longtemps, écoutant au loin la rumeur de la fête, les fanfares amorties de l'orchestre, roulant de terribles projets de vengeance. Puis une idée se fit jour dans son cerveau obscurci par la colère. Édile était peut-être à Clairefont: peut-être était-il temps encore de l'arracher au marquis. Il redescendit avec rapidité, et prit à toute course le chemin escarpé du plateau. Il ne mit pas plus d'un quart d'heure à gravir la rude montée et arriva comme un fou à la grille, qu'il trouva ouverte. Une voiture attelée de deux vigoureux postiers stationnait devant le château. Il entendit la portière se fermer avec un claquement qui lui répondit au cœur, et, comme le cocher allait rendre la main à ses chevaux, il se précipita. Dans l'intérieur obscur de la voiture, deux formes confuses s'offrirent à lui: celles d'un homme et d'une femme. Il poussa un rugissement et, saisissant la poignée de la portière, il l'ouvrit en criant:
—Édile!
Une exclamation étouffée lui répondit; au même moment une main nerveuse le prit au collet et le jeta en arrière, pendant qu'une voix impérieuse disait:
—Marchez donc!
Carvajan comprit que tout allait être fini, que deux tours de roue devaient suffire à mettre entre celle qu'il aimait et lui un abîme infranchissable. Il fit un suprême effort, s'élança à la tête des chevaux en hurlant:
—Édile, descendez!... Il en est temps encore... Je ne vous laisserai pas partir.
Les postiers, cabrés, secouaient avec impatience les gourmettes d'acier de leurs mors. La même voix, agitée par un commencement de colère, reprit:
—Finissons-en! S'il ne s'éloigne pas, coupez-lui la figure avec votre fouet!
Le bras du cocher se leva: un sifflement se fit entendre, et Carvajan, la joue ensanglantée, la poitrine meurtrie par le timon de la voiture, roula sur le pavé.
Quand il revint à lui, la cour était sombre et silencieuse, et, comme deux étoiles, s'éloignant sur la route de Paris, brillaient les lanternes de la voiture qui emportait Édile et son séducteur. Carvajan se releva, et, le cœur serré, les yeux secs, il redescendit à La Neuville, rentra à la rue du Marché, où le père Gâtelier venait d'être rapporté. Il alla à son maître, le secoua pour le réveiller, lui cria dans les oreilles que sa fille était partie, qu'elle s'était fait enlever par M. de Clairefont.
—Enlevée! m'entendez-vous? hurla-t-il, en enfonçant ses doigts dans le bras du vieil ivrogne. Enlevée par ce misérable...
—Ah! ah! enlevée, hoqueta Gâtelier, dans le cerveau duquel traînaient encore des lambeaux d'idées commerciales... Enlevée... Mais tu sais, Carvajan, le transport, comme dans toutes nos livraisons, à la charge du preneur!
Le garçon de magasin laissa tomber le malheureux, qui se rendormit d'un lourd sommeil, et, montant dans son grenier, il se jeta sur son lit, dévoré de honte et de colère.
Le départ d'Édile, qui semblait devoir bouleverser tous les plans de Carvajan, n'eut cependant pour lui que des conséquences heureuses. Il y a des êtres privilégiés pour qui tout tourne à bien, même le malheur. Le père Gâtelier, abandonné par sa fille, ne trouva à ses chagrins d'autre remède qu'un accroissement de son ivrognerie. Il ne quitta plus le café du Commerce, et, depuis le matin jusqu'au soir, on put le voir, les yeux flambants, la langue pâteuse, encombrant des soucoupes de ses tasses à café la table qui lui était réservée. Complètement abruti, il ne s'occupait plus du tout de son commerce, ne parlait jamais de sa fille, et avait abandonné à Carvajan la direction de sa maison. En trois ans elle prit une importance qu'elle n'avait jamais eue quand c'était Gâtelier qui traitait les affaires à coups de petits verres.
Carvajan, froid, méthodique, actif et exact, se mit à parcourir le canton, à visiter les fermiers, à avancer de l'argent à ceux qui étaient embarrassés, prenant pour gage les récoltes sur pied. Il jeta ainsi les premières bases d'une banque agricole, dont il devait plus tard tirer, au point de vue financier et politique, un sérieux parti. Au commencement de la quatrième année, le père Gâtelier mourut.
Tous ceux avec qui il avait trinqué suivirent son convoi: il y eut foule. Sa fille, arrivée le matin même de l'inhumation, descendit rue du Marché. Elle parut aux côtés de Carvajan à l'église, vêtue de noir, cachée sous un voile de crêpe qui empêchait de voir son visage. Après la cérémonie, elle rentra rue du Marché, et partit le soir, après être restée enfermée avec Carvajan pendant toute la journée. Le lendemain, le peintre en bâtiment de La Neuville fut appelé, reçut l'ordre de gratter l'ancienne enseigne de la maison et, au lieu du nom de Gâtelier, d'y mettre celui de Carvajan. C'est ainsi que la ville apprit que le commis devenait patron et prenait la suite des affaires de son maître.
Quelle convention avait été passée par Édile? Quel accord avait été conclu entre elle et celui qui l'avait tant aimée? Nul ne le sut jamais. Elle s'éloigna pour ne plus reparaître. Le bruit se répandit vaguement qu'elle habitait Paris. Des Neuvillois qui se disaient au courant des choses de la capitale racontèrent que le marquis, promptement las de la belle grainetière, l'avait galamment quittée en achetant pour elle un important magasin de lingerie. Édile enfin avait épousé un bureaucrate et vivait heureuse. Telle avait été la bourgeoise conclusion de son roman d'amour. Carvajan se montra triste et pâle pendant quelque temps. Personne n'osa le questionner, quoique la curiosité fût grandement éveillée. Mais ce petit homme sec et anguleux avait une façon de dévisager les importuns qui coupait court à toutes les familiarités.
À compter de ce jour, Carvajan ne vécut plus que pour son ambition et sa haine. Il n'était pas distrait de l'une par l'autre. Elles avaient le même objet, et marchaient de conserve. L'ambition visait à renverser et remplacer le marquis de Clairefont qui avait dans le pays la plus haute influence et la plus grande fortune. La haine se tenait pour satisfaite si ce double résultat était atteint. Un homme, qui dans la vie poursuit ardemment une idée unique, est invincible. Carvajan, doué d'une volonté impérieuse, d'une patience inaltérable, devait subordonner tous les actes de son existence à la lente et sûre préparation de sa vengeance.
Il savait que le résultat entrevu se ferait peut-être attendre pendant de longues années. Mais, impassible, il était résigné à poursuivre sa sape souterraine, jusqu'au jour où un dernier coup amènerait l'écroulement final. L'éloignement du marquis n'avait point amorti la violence de ses sentiments. Il n'avait qu'à lever la tête pour se souvenir. Il voyait sur la colline le mur blanc de Clairefont. C'était là qu'il était arrivé, après une course haletante, pendant la nuit de la Saint-Firmin, pour reprendre Édile. Dupé si complètement, lui, Carvajan, par ce bambin de marquis! Après dix ans, il en pâlissait encore de colère et d'humiliation.
Il suivit de loin l'existence d'Honoré et vit avec une joie farouche la fortune du gentilhomme s'amoindrir, à mesure que la sienne augmentait. M. de Clairefont, promptement las de son existence joyeuse, était revenu à ses fantaisies scientifiques, et avait commandité différentes affaires industrielles qui ne réussirent pas. Son esprit était plus vif que juste, plus ardent que pratique. Il s'entichait d'une idée, la suivait, la caressait, et, après beaucoup de temps et d'argent perdus, l'abandonnait pour s'éprendre d'une autre. Carvajan, exactement renseigné sur ces coûteuses tentatives, riait amèrement en disant:
—Vous verrez que je n'aurai pas besoin de m'en mêler et qu'il se ruinera tout seul.
Un jour, une nouvelle, qui fit frémir Carvajan d'une sombre joie, se répandit dans le pays. Le marquis était rentré dans son domaine. On avait vu arriver à la gare une voiture armoriée, et du train était descendu un voyageur, ombre effacée du brillant seigneur qui faisait battre les cœurs de toutes les femmes de La Neuville. Carvajan voulut s'assurer par ses yeux de la présence de son ennemi. Il grimpa la côte de Clairefont, et, de la route, vit les fenêtres du château ouvertes. Il resta longtemps arrêté au bord de la terrasse, plongé dans d'orageuses pensées, et, comme le soir venait, il aperçut dans les parterres Honoré qui marchait lentement. Il eut de la peine à le reconnaître, tant il était changé. La taille autrefois si svelte avait épaissi, la figure fine et charmante s'était empâtée, et les cheveux devenaient rares. C'était encore un gentilhomme de noble et belle tournure; mais ce n'était plus ce joli garçon avec ses grâces de demoiselle qui le rendaient si séduisant. Carvajan le suivit de ses yeux perçants, et quand il l'eut vu disparaître au tournant d'une allée:
—Oh! oh! dit-il, en tendant vers le promeneur un bras menaçant, tu as l'imprudence de revenir à ma portée... Eh bien! à nous deux!
Et à pas lents il reprit le chemin de la petite maison triste et noire dans laquelle, solitairement, il attisait sa haine.
Le marquis était destiné à étonner les gens de La Neuville. Autant il avait mené autrefois une existence bruyante et folle, autant il mena une vie retirée et laborieuse. Il s'occupait avec assiduité d'améliorer ses terres et d'exploiter ses bois. Il paraissait avoir sur toutes choses des idées particulières, car il transformait en herbages la plus grande partie des réserves du château, et montait une laiterie modèle. Au milieu des futaies de Clairefont il installait une scierie, et commençait à pratiquer d'importants abatis. On le voyait inspecter ses travaux, et il ne paraissait jamais plus heureux qu'au milieu des ouvriers. Il appliquait aux procédés de sciage toutes sortes de perfectionnements de son invention, ne craignant pas de mettre la main à l'ouvrage quand les appareils ne fonctionnaient pas. Il passait le reste de son temps dans une tourelle remplie d'instruments de physique et où il avait fait construire un fourneau pour les expériences de chimie. Il vivait là, éclairé par le jour coloré qui traversait les vitraux anciens des larges fenêtres, comme une sorte de docteur Faust. Un domestique s'étant un jour cruellement brûlé les mains avec une fiole d'acide, il avait donné la tâche de ranger le laboratoire à un seul valet de confiance, qui l'avait suivi dans tous ses voyages et lui était fort dévoué.
Des récits extraordinaires couraient sur ce cabinet devenu mystérieux. On disait que le marquis défendait qu'on y pénétrât, parce qu'il s'y livrait à des expériences magiques. Quelquefois, le soir, les vitres de la tourelle s'illuminaient de fantastiques clartés et, de loin, les passants voyaient avec terreur flamber ces lueurs dans la nuit.
Il avait sans doute trouvé un secret pour engraisser ses champs et fertiliser ses prairies, car depuis qu'il s'occupait de culture, ses récoltes étaient incomparables. Ses fermiers disaient avec envie:
—Notre maître a de beaux blés et de riches fourrages, mais il sait à combien ils lui reviennent.... Ses engrais ne sont pas connus, mais ils coûtent gros, et peut-être bien qu'ils ne sont pas catholiques... Marchez!
Carvajan, qui ne croyait pas aux diableries, comprit promptement le parti qu'il pouvait tirer de la conduite nouvelle du marquis. Dans les tournées incessantes qu'il faisait en cabriolet, aux quatre coins de l'arrondissement, il disait aux cultivateurs:
—Eh bien! mes bonnes gens, vous avez un concurrent inattendu. M. Honoré fait de l'élevage et envoie du lait au marché. Il a les moyens de travailler en grand... Vous n'avez qu'à bien vous tenir: les prix vont certainement baisser... Car cet homme, n'est-ce pas, il n'a pas besoin de ça, et il vendra au-dessous du cours...
Sourdement, il excitait le mécontentement. Et déjà il s'était fait un allié de Tondeur, le marchand de bois, qui ne pouvait voir avec tranquillité M. de Clairefont scier lui-même ses chênes séculaires, et les envoyer directement aux grands chantiers de la marine, pour les constructions de la flotte et les travaux des ports.
Le cheval de bataille de ce madré compère était la machine à vapeur que le marquis employait. Sur ce chapitre-là, au cabaret, il ne tarissait pas:
—Comment, nous autres, malheureux, nous n'avons que nos bras pour vivre, et voilà ce richard qui supprime le travail en se servant d'outils qui marchent tout seuls!... Les journées des scieurs, qui se payaient trois francs, ne valent plus que quarante sous... Dame! je trouve des hommes tant que j'en veux... Il y a plus d'ouvriers que d'ouvrage...
L'usine à vapeur, avec des scies de l'invention d'Honoré, coûtait cher, loin de rapporter. En abaissant le prix des salaires, le marchand de bois atteignit ce double résultat de faire un tort moral considérable au marquis et de gagner beaucoup d'argent.
Cependant, malgré tout ce que Carvajan et sa clique pouvaient dire, la popularité du châtelain était encore solide, et l'œuvre de destruction entamée ne devait pas s'accomplir en un jour. En 1847, aux élections pour le conseil général, M. de Clairefont s'étant porté, soutenu par les comités royalistes, réunit une forte majorité et battit haut la main Zéphyre Dumontier, le grand meunier de la vallée, qui représentait le parti républicain.
La campagne électorale avait été très chaude, et Carvajan s'était si rudement démené en faveur de l'adversaire d'Honoré, que la fille du meunier en avait été toute saisie. Ce que le jeune homme faisait par haine, elle crut qu'il le faisait par amour. Carvajan était trop pratique pour ne pas profiter des avantages que l'imagination de la demoiselle lui donnait. Et, six mois plus tard, il l'épousait avec cent mille francs de dot.
L'année suivante, le marquis se maria à son tour. Il fit, tout à l'opposé de son père qui avait fait un mariage d'argent, un mariage d'amour. Il épousa la fille cadette du baron de Saint-Maurice, son voisin de campagne, vieux gentilhomme de grandes manières et de petite fortune, très entiché de sa noblesse, et qui avait transmis ses idées aristocratiques à sa fille aînée, Mlle Isabelle. La nouvelle marquise, simple et douce nature, donna à son mari deux enfants, Robert et Antoinette, et fut, pendant sa trop courte existence, l'ange du foyer de famille. En partant à trente-cinq ans, elle emporta avec elle toute la sagesse de la maison, et laissa Honoré livré à sa manie inventive, devenue plus aiguë et plus coûteuse avec l'âge.
Robert avait treize ans et Antoinette dix quand ils perdirent leur mère. Ils ne trouvèrent, pour la remplacer, qu'un père absorbé par des utopies scientifiques, et une vieille demoiselle, leur tante, masculinisée par le célibat et en arrière de cinquante ans sur les idées courantes. Mlle Isabelle avait abandonné le petit château de Saint-Maurice et était venue s'installer à Clairefont. Et, pendant que son beau-frère passait sa vie à faire des découvertes admirables en théorie, mais ruineuses dans la pratique, elle mettait sa jeune nièce à cheval, faisait le coup de fusil dans le parc avec son neveu, étonnant les gens par son ton décidé, ses théories tranchantes et sa verve gauloise. C'était, au demeurant, la plus honnête femme du monde, et, d'ailleurs, si laide, qu'on n'aurait pu concevoir auprès d'elle l'ombre d'une mauvaise pensée. Ignorante, à dire que Henri IV était fils de Henri III, et d'une sensibilité brusque qui tenait du grognard. Elle avait presque de la barbe, et, si quelqu'un se fût oublié à l'appeler madame au lieu de mademoiselle, eût été capable de lui frotter les oreilles. Jamais tant de barbarismes ne tombèrent d'une bouche humaine. Elle disait couramment:
—Mon neveu monte à cheval comme un «bucentaure».
Le marquis avait essayé de lui raconter l'éducation d'Achille, les leçons du centaure Chiron, et de lui faire saisir la différence qu'il y avait entre un homme-cheval et la galère des doges de Venise. Elle lui avait répondu tout net:
—Mon cher, laissez-moi tranquille avec vos «brouillaminis»; chacun parle à sa manière, et je ne suis pas sûre que la vôtre soit la bonne. L'essentiel est qu'on m'entende et, jusqu'à présent, votre fils et votre fille ont compris ce que je voulais leur dire. Pour le surplus, bonsoir! Nos pères n'en savaient pas si long, et de leur temps les choses allaient au mieux. Tandis qu'aujourd'hui c'est un vrai «capharnaüm»!...
La tante Isabelle avait eu sur le caractère de son neveu Robert une influence fatale. Elle avait choyé le jeune comte, dès son enfance, avec une rude tendresse, lui donnant à penser que le monde avait été créé pour l'agrément spécial des Clairefont et des Saint-Maurice, et que les êtres vivants quelconques, qui apparaissaient à sa surface, étaient les humbles serviteurs de ces deux nobles familles.
Robert, beau et aimable garçon, haut en couleur, doué d'une étonnante paresse d'esprit et d'une prodigieuse activité de corps, fit honneur à l'éducation que lui avait donnée sa tante Isabelle, et se révéla le plus ardent chasseur, le plus solide buveur, le plus hardi coureur de filles du département. Quelque chose de la mâle et brutale grandeur des mœurs féodales était en lui. Et la vieille demoiselle de Saint-Maurice disait avec orgueil à son beau-frère, quand il se plaignait de l'inapplication de Robert et de sa turbulence:
—Oui, vous êtes tout ébaubi de ses allures... Vous êtes un Clairefont d'aujourd'hui, vous, et lui c'est un Clairefont d'autrefois!
Quant à Antoinette, en dépit des enseignements tumultueux de la tante Isabelle, elle était devenue une très ravissante, très simple et très moderne personne. Elle ne se montrait point du tout marquise dans ses manières, qui étaient douces et calmes, autant que celles de son frère étaient vives et bruyantes. Elle avait trouvé moyen de s'instruire, en lisant beaucoup, sans pourtant négliger les exercices du corps qui passionnaient la vieille tante de Saint-Maurice.
Elle était de haute taille et merveilleusement faite. Son visage arrondi, au teint frais, était éclairé par des yeux noirs brillants et profonds, ses lèvres fines montraient en s'ouvrant des dents petites et blanches. Elle avait des mains et des pieds exquis. L'expression habituelle de sa figure était gaie et bienveillante. On la sentait bonne et bien portante. C'était comme un beau fruit velouté, sain et savoureux.
Elle avait une adoration pour son père, qu'elle gâtait ainsi qu'un véritable enfant. Seule, dans la maison, elle prêtait attention à ses théories scientifiques. Elle s'appliquait pour les comprendre, n'y parvenait pas toujours, et les admirait de confiance. Elle lui copiait ses modèles, les mettait au net et les rehaussait de teintes à l'aquarelle. M. de Clairefont était alors au comble du bonheur, et cette touchante admiration qu'il lisait dans les regards de sa fille était pour lui le plus doux des triomphes.
C'était du reste le seul. Nul inventeur plus malheureux dans ses essais n'avait existé. Le marquis, dont le cerveau fécond multipliait les découvertes, n'avait jamais pu obtenir un résultat utile. C'était toujours dans le domaine de l'agriculture qu'il cherchait des applications audacieuses et fructueuses. Audacieuses, elles l'étaient, d'aucuns même disaient folles, mais, fructueuses, elles ne l'avaient pu être, si ce n'est pour les marchands qui vendaient les machines, les matériaux, les produits chimiques, et autres éléments constitutifs très coûteux de ces opérations.
La tante Isabelle s'exprimait librement sur la monomanie raisonnante de son beau-frère. Elle lui disait:
—Vous n'êtes qu'une moitié de toqué... Vous n'avez pas assez de folie pour qu'on ait le droit de vous enfermer, et pas assez de raison pour qu'on puisse vous laisser libre... Avec toutes vos «machinations», vous mangerez votre bien, et, quand tout sera dissipé, ce n'est ni moi ni vous qui en apporterons d'autre! Autrefois, avec une bonne lettre de cachet on vous aurait calmé... Mais aujourd'hui... va te promener... Tout s'en va en «aune de boudin».
Le marquis riait de ces boutades lancées par la vieille virago d'une voix forte, et se bornait à répondre:
—Ma sœur, un de ces matins, je trouverai ce que je cherche, et vous serez bien étonnée de me voir faire une fortune qui sera jalousée par les plus grands industriels. Car je conquerrai d'un seul coup la richesse et la renommée.
—Alors, on dira: Clairefont, marchand de ceci, ou fabricant de cela... Belle gloire, en effet! Vous aviez encore, lorsque vous avez épousé ma sœur, quatre-vingt mille francs de rentes. C'était une admirable aisance... Il fallait vous en tenir là, et pondre sur vos œufs pour doter vos enfants... Mais vous préférez doter la science. Et vous vous laissez duper par des intrigants qui vous vendent très cher des riens qui ne valent pas quatre sous... Vous ne vous préoccupez jamais de l'avenir... Cependant vous avez des ennemis, et vous connaissez le proverbe: «Qui compte sans son autre...»
—Sans son hôte, ma chère sœur, rectifiait doucement Honoré, et, secouant sa tête déjà blanche, il remontait dans sa tourelle, où il se plongeait avec une délicieuse quiétude dans les problèmes qui faisaient sa joie, en attendant qu'ils fissent sa fortune.
En dépit des soucis que la diminution progressive de la situation financière du marquis pouvait causer à son entourage, les habitants de Clairefont étaient heureux. Il n'en allait pas de même dans la maison de Carvajan, malgré l'accroissement notoire de son influence et l'augmentation cachée de sa richesse.
Depuis dix ans, la petite maison de la rue du Marché était restée telle que le père Gâtelier l'habitait. Le ménage Carvajan s'y était installé, et y avait vécu dans le travail. La fille de M. Dumontier, tombée du haut de ses illusions, et comprenant que son mari ne l'avait épousée que pour son bien, avait pleuré des larmes amères. La maternité avait été sa seule joie, et elle s'y était abandonnée avec une ardeur passionnée. Le petit Pascal fut toute sa vie: son présent et son avenir. Elle oublia ses tristesses en le voyant sourire, et elle se plia à la rude économie de Carvajan en pensant que son fils, un jour, serait plus riche.
Pascal grandit dans cette vieille maison, basse, étroite et noire, tremblant devant son père, ce terrible homme, au teint basané, au nez tranchant et aigu, aux yeux orange, ronds et brillants comme des louis d'or. Derrière cette silhouette menaçante apparaissait la pâle et triste figure de sa mère, dont le doux regard réchauffait son cœur, et dont les tendres paroles éclairaient son esprit.
Ils vivaient, elle et lui, dans une chambre aux boiseries foncées, dont l'unique fenêtre conservait de vieux carreaux verdâtres, et sur l'appui de laquelle, dans une grande caisse, poussaient des giroflées et des œillets. Pascal jouait devant cette fenêtre, seul coin lumineux et gai de ce logis sombre. Et la mère avait ainsi à la fois sous les yeux son enfant et ses fleurs.
Carvajan ne paraissait qu'à l'heure des repas. Quand il ne courait pas les routes, il se confinait dans son cabinet, situé au rez-de-chaussée, et dans lequel, les jours de marché, les cultivateurs gênés, en quête d'un emprunt, apportaient à leurs gros souliers un échantillon des boues de toutes les communes du canton. Le lourd marteau de la porte, poussé par des mains impatientes, retentissait sourdement dans le vestibule, et le pas traînant de la servante allant ouvrir glissait sur les dalles.
Quelquefois un bruit de discussion violente montait jusqu'au premier étage, promptement arrêté par la voix âpre et coupante de Carvajan. Les portes claquaient en se refermant. Pascal curieux avançait alors la tête au dehors, par la fenêtre, entre deux tiges fleuries, et voyait le long de la rue du Marché s'éloigner le visiteur, la tête basse, les épaules pliées, comme écrasé. Quelquefois, arrivé au coin de la place, l'homme se retournait, montrait une figure irritée et un poing menaçant. Un jour, un paysan, devant la maison même, avait crié:
—T'as mes vaques, t'as ma terre. Te faut-il core ma peau, mauvais usurier?
L'enfant avait sept ans: il était resté songeur, sentant que c'était une injure qu'on avait adressée à son père, mais n'en comprenant pas la signification. Il avait conservé ce mot profondément gravé dans sa mémoire, le tournant et le retournant, pour tâcher d'en découvrir le sens et la valeur. Dans son imagination hantée il était arrivé à se faire de l'usurier une image effrayante. Il se le figurait sous la forme d'un de ces géants noirs et féroces des contes de fées qui terrorisent les innocents et les faibles. Il en rêvait la nuit, et voyait ce monstre terrible avec le visage de son père. Un jour il n'y tint plus, et, après avoir hésité longtemps, il se hasarda à dire à sa mère:
—Qu'est-ce que c'est donc qu'un usurier?
Sous le regard clair de l'enfant, la pauvre femme pâlit. Elle resta un instant silencieuse, puis elle répondit:
—À propos de quoi me demandes-tu ça?
Pascal raconta la scène à laquelle il avait assisté. Mme Carvajan baissa un instant sa tête pensive, puis:
—Ne répète jamais ce mot-là, mon chéri... Ceux qui ne sont pas heureux sont facilement injustes, vois-tu... Cet homme s'en allait probablement d'ici sans avoir obtenu ce qu'il espérait, et il s'en prenait de sa déconvenue à ton père... Mais sois-en sûr, si Carvajan est quelquefois dur en affaires, c'est un homme scrupuleusement honnête... Enfin, c'est ton père: tu dois le respecter et l'aimer...
En faisant cette affirmation, sa voix tremblait un peu, et elle avait les larmes aux yeux.
Cette scène s'était gravée dans la mémoire de Pascal. Plus tard il en comprit la redoutable signification.
La lutte sans merci engagée par son père contre le marquis de Clairefont lui avait échappé pendant toute sa jeunesse. L'âme murée de Carvajan gardait bien ses secrets. Il n'avait jamais confié à personne ses espoirs de vengeance. Il travaillait sourdement à les réaliser. On ignorait le but vers lequel il tendait, à travers les années, avec une patience d'araignée qui tisse sa toile mortelle. On voyait les moyens dont il usait et c'était assez pour faire peur.
Pascal, envoyé par son père au collège d'Évreux, y avait commencé ses études. Puis, la fortune de Carvajan augmentant chaque jour, l'instruction reçue en province avait paru insuffisante, et jusqu'à vingt ans l'héritier présomptif avait vécu à Paris.
Il avait passé tous ses examens, fait son droit, et n'était rentré à La Neuville qu'avec le titre de licencié. Il était un homme alors, et son esprit savait comprendre ce que ses yeux voyaient. Rien ne lui parut changé dans la maison de la rue du Marché. Elle était toujours noire et basse, les mêmes allées et venues y laissaient leurs traces de boue et leurs grondements de discussions. Tout avait vieilli: le prêteur et les emprunteurs; mais le commerce de l'argent se faisait comme par le passé. Les visages grimaçaient de colère, et les bouches se crispaient pour lancer un mot qu'elles retenaient maintenant, car Carvajan était un homme à ménager. Et ce mot était le mot du passé, qui serait celui de toute la vie: usurier!
La manière de vivre de Carvajan n'avait point varié. Il avait pour tout domestique une servante, travaillant comme un cheval. Mme Carvajan s'enfermait, silencieuse et triste, dans sa chambre, comme avant le départ de Pascal. Elle avait des cheveux gris: c'était tout le changement. Elle eut, en reprenant possession de son fils, un moment de vive joie. Mais cette joie fut courte. Il parut certain, dès les premiers jours, que l'entente ne s'établirait pas facilement entre Pascal et son père. Et pour qui connaissait Carvajan, cette situation était grosse d'orages.
Au bout de vingt-quatre heures, concédées par lui aux épanchements maternels, le chef de la famille fit appeler son héritier dans le cabinet du rez-de-chaussée. Pascal l'y trouva se promenant d'un pas tranquille.
—Mon garçon, dit le père en s'arrêtant brusquement, te voilà revenu dans ma maison et je suis heureux de t'y voir. Tu as fait de bonnes études, et tout porte à croire que tu n'es pas une bête. Je pense donc que tu as l'intention de t'occuper... Tu es avocat de ton métier, et nous avons ici un tribunal... Ceux qui y plaident sont des ânes... Tu n'auras donc pas de peine à t'y montrer supérieur. Je suis en mesure de te former rapidement une belle clientèle... Es-tu disposé à entrer dans cette voie?
Et comme le jeune homme inclinait la tête sans répondre.
—Oui? Tu vas donc réclamer ton inscription au barreau de La Neuville, et, pour commencer, tu m'étudieras ces quelques affaires...
Il prit sur son bureau une pile de dossiers, en chargea les bras de son fils, et lui donnant une tape amicale sur l'épaule:
—Tu peux m'être très utile, si tu veux comprendre les choses, et je te ferai gagner de l'argent...
Pascal s'enferma pendant toute la journée et se plongea dans les paperasses. Il fut promptement édifié. Ce que son père appelait «les choses», c'était l'art d'exploiter son semblable avec une habileté surprenante. Tout se passait sur les marges du Code. Et, pour les cas difficiles, il y avait des intermédiaires qui endossaient la responsabilité et laissaient à Carvajan les bénéfices. Dans aucune de ces affaires le banquier n'était en nom. Toujours on lui avait cédé la créance, et il n'était que tiers porteur. Toute la pratique du système des hommes de paille défila sous les yeux stupéfaits de Pascal. Il jugea dans cette seule journée, et irrévocablement, son père. Il resta la tête penchée sur le fatras judiciaire, qui venait de lui révéler si lamentablement la vérité, et rêva. Tout le passé brusquement évoqué reparut devant lui. Il se rappela les malheureux qui sortaient de la petite maison, avec des airs de victimes égorgées. Il entendit de nouveau les discussions où éclataient des mots violents, il revit les figures convulsées, les poings levés vers le toit paternel, et, à son oreille, le mot infâme retentit encore: Usurier! Était-il donc le fils d'un tel homme, lui qui sentait dans son cœur bouillonner tous les sentiments généreux, lui qui aimait le bien, le vrai et le beau? Allait-il donc devenir son complice? Allait-il le couvrir publiquement de son autorité, le défendre de sa parole, et apporter l'aide de son savoir à l'œuvre basse de la spoliation des faibles? Non! jamais!
Il se leva et, tout pâle à la pensée d'oser refuser la tâche que son père lui avait confiée, il ouvrit la fenêtre et rafraîchit dans l'air du soir son front brûlant de fièvre.
La nuit tombait sur La Neuville, le silence s'étendait sur les rues désertes. Le ciel s'empourprait des derniers rayons du soleil descendu à l'horizon. Une cloche d'église se mit à tinter dans l'éloignement, faible et mélancolique, et il sembla au jeune homme que c'était le glas de son innocence qu'elle sonnait. Il se dit que tout était fini pour lui dans la vie, qu'il n'y trouverait plus jamais un seul instant de bonheur. Et, glacé jusqu'au fond du cœur, il pleura amèrement. La voix de la servante le tira de son engourdissement:
—Monsieur Pascal, on vous attend pour dîner...
Il frémit à la pensée d'aborder son père. Il le fallait, cependant: il se trouvait, par son honnêteté, acculé à une situation sans issue. Il descendit dans la salle où ses parents étaient déjà réunis devant la table, sur laquelle fumait la soupe. Son air abattu frappa sa mère: elle dirigea vers lui des regards inquiets. Carvajan se frotta les mains, avec un bruit sec, et, riant:
—Voilà un garçon qui a la mine d'avoir travaillé... C'est bien!... Dînons!...
Le repas fut silencieux. Pascal mangeait, absorbé, roulant des arguments défensifs dans sa tête. Mme Carvajan baissait tristement le front avec la prescience d'un orage. Carvajan dévorait. Quand le dîner fut terminé, il dit à sa femme avec un accent qui n'admettait pas de réplique:
—Ma bonne, tu peux monter chez toi. Nous avons à causer, Pascal et moi...
Il emmena le jeune homme dans son cabinet, s'assit devant son bureau, et là, le regard aigu, la voix tranchante:
—Eh bien?
Pas de préambule, pas de précaution, pas d'hésitation: il allait droit au fait, tout de suite. Et il fallait répondre sans tergiverser à ce terrible «eh bien?» qui contenait tant de tempêtes. Pascal prit son grand courage: il s'affermit sur ses jambes tremblantes, et, la bouche sèche, la voix changée:
—Eh bien! mon père, à vous dire vrai, ces affaires me paraissent déplorables. Je les ai étudiées à fond... Il n'y aurait que fâcheuse opinion à récolter en en poursuivant l'exécution rigoureuse, et si je me permettais de vous donner un conseil, ce serait de transiger pour éviter des débats publics...
Carvajan ne répondit pas. Les lignes de son visage se durcirent, il fit entendre un sifflement ironique, et, se levant tranquillement:
—Mais, mon garçon, j'ai avancé des fonds, moi... Il faut que je rentre dans mes débours... Je ne crains pas la lumière... Je me vois dans la nécessité, à chaque instant, d'exproprier des débiteurs qui ne s'acquittent pas... Ces brutes de paysans ont la rage d'emprunter plus qu'ils ne peuvent rendre... Ceux qui n'ont pas de terre me donnent leurs récoltes en garantie... Mais, mon cher, c'est le crédit agricole, ça... Sans moi ils n'auraient pas de quoi payer leurs propriétaires... Crois-tu que je vais leur faire cadeau de mon argent? Eh! sacrebleu, après tout, je ne suis pas un philanthrope: je suis un homme d'affaires... Il me faut à l'échéance des espèces ou des grains... Mais tu me laisses parler là, avec tes airs d'innocent. Tu comprends la question aussi bien que moi!... Vois-tu: il ne faut pas juger les choses en théorie... avec des idées d'école... Il faut voir la pratique... Veux-tu que je te montre le fond du sac?... Eh bien! ces gaillards-là, sur qui tu t'apitoies, ils me roulent... Et ces marchés qui t'effraient, en fin de compte... j'y perds!
Il lança ces mots avec un accent de conviction si admirable que son fils ne trouva pas une parole à répondre... On le roulait! C'était lui, Carvajan, qui était la victime, et ses débiteurs le spoliaient! Le banquier fit quelques pas, puis, se posant de face et regardant son fils jusqu'au fond des yeux:
—En résumé, il n'y a qu'un mot qui serve. Veux-tu te charger de mes affaires?
Pascal hésita pendant une seconde, puis le rouge lui monta au visage, et, nettement, il répondit:
—Non.
—Ah! ah! fit sur deux tons Carvajan, tu es un gaillard qui ne mâches pas les paroles... Mais comptes-tu que je vais te nourrir ici à ne rien faire?
—Je m'occuperai, mon père, ne craignez rien... Et je vous supplie de ne pas me contraindre.
—En ai-je manifesté l'intention? fit rudement Carvajan... Crois-tu que j'aie besoin de toi? J'aurais été heureux de t'associer à mes opérations, et de te faire profiter de mon expérience. Tu fais le dédaigneux et prétends te suffire avec tes propres forces. Il est possible que j'aie engendré un aigle... Mais, jusqu'à preuve contraire, je pense que tu n'es qu'un oison... Bonsoir, mon garçon: tu poses pour l'homme à préjugés. Nous verrons ce que cela te rapportera dans la vie...
Il ouvrit la porte, fit signe à son fils de sortir, et, sans rien ajouter, s'enferma dans son cabinet. Resté seul, il marcha pendant quelque temps en silence, la figure gonflée par l'agitation. Enfin il s'arrêta et, frappant sur son bureau avec violence:
—Comme il m'a carrément rompu en visière! s'écria-t-il. Un marmot de vingt ans qui se permet de critiquer son père! Eh! sacrebleu! je l'ai laissé libre... C'est la première fois que je supporte la résistance... Ma parole d'honneur, je crois qu'il m'a interloqué!...
Il agita la tête, resta pensif un instant puis, avec un demi-sourire:
—C'est égal, il sait ce qu'il veut: c'est un Carvajan!
C'était un Carvajan, mais de la bonne espèce, avec toute l'énergique résolution, toute l'ardeur enflammée de sa race, appuyées sur un fond de scrupuleuse honnêteté. Il tint parole et se fit inscrire au barreau. Il exerçait à peine depuis un an que sa réputation était faite, et qu'on l'envoyait plaider à la Cour de Rouen, contre les vieux routiers de la basoche normande. Il parlait avec une clarté et une élégance remarquables, et, s'échauffant aussitôt qu'il en trouvait l'occasion, il atteignait souvent à la véritable éloquence. Les magistrats l'écoutaient avec étonnement, sans distraction et sans sommeil. Et cette attention qu'il savait leur imposer profitait à ses causes.
L'éclat inattendu que jeta Pascal produisit sur son père un double résultat: il fut flatté et il enragea. Il se rendit compte de l'influence que le jeune homme devait rapidement acquérir, et il comprit qu'il lui échappait définitivement. Pascal médiocre, que lui importait? Il l'eût gardé chez lui, avec une dédaigneuse indifférence, lui donnant la pâtée et la niche. Mais Pascal supérieur, n'était-ce pas exaspérant de ne pouvoir s'en servir?
Quel instrument dans les mains d'un habile homme, et comme on serait promptement maître de l'arrondissement! La seule chose qui lui manquât, à lui, c'était le don de la parole. Il concevait, il n'énonçait pas. La destinée lui donnait un fils qui pouvait être la voix de son intelligence, elle ajoutait cet appoint inespéré à toutes les faveurs qu'elle lui avait déjà faites. Et il se trouvait que cette voix était indocile, ne voulait point répéter les arguments qu'on lui soufflait que cette esclave se mettait en révolte.
Il ne s'agissait plus pour Carvajan de faire étudier à Pascal des dossiers d'affaires véreuses. Son ambition avait grandi avec le talent de l'avocat. Il fallait combattre le marquis sur le terrain politique, s'emparer de l'opinion, la retourner, et assurer son élection à lui, Carvajan, qui, une fois lancé dans le plein courant des intrigues, saurait bien arriver vite et haut.
Mais comment prendrait-il de l'ascendant sur son fils? Il ne lui avait jamais témoigné de tendresse, il l'avait laissé grandir, sans essayer de pénétrer dans son cœur. Et maintenant il était trop tard. Un dernier moyen d'action lui restait cependant, très sûr et très puissant: l'affection que Pascal avait pour sa mère. La pauvre femme était depuis quelques années fort souffrante. Elle allait s'affaiblissant, sans faire entendre une plainte. Le retour de son enfant avait été pour elle une joie profonde. La maison vieille et sombre s'était éclairée et rajeunie. Carvajan lui-même paraissait moins bourru et plus souriant. Il avait de subites effusions qu'on ne lui connaissait pas. Il restait dans la salle, le soir, après le dîner, et causait avec une verve narquoise. Visiblement il voulait plaire. Le loup-garou s'apprivoisait lui-même. Et la mère et le fils, tout en bénéficiant de cet état nouveau, se demandaient avec trouble quelle arrière-pensée cette amabilité servait à dissimuler. Un matin, Carvajan entra dès l'aube dans la chambre de sa femme, s'informa de sa santé, lui donna une petite tape amicale sur la joue, et, s'asseyant sur le pied du lit:
—Veux-tu que nous causions, ma bonne? J'ai besoin de ton concours pour une négociation délicate. Si tu fais ce que je vais te demander, je t'en saurai un gré infini... Et il suffira que tu le veuilles pour que cela soit.
—De quoi s'agit-il donc? demanda la mère qui pâlit et ressentit un violent pincement au cœur.
—De ton garçon...
—Que lui est-il arrivé?
—Rien, rassure-toi... Il n'est pas question du présent, mais de l'avenir... Je m'en préoccupe pour lui... C'est un sujet remarquable, et tu as bien travaillé, en me le donnant... Il peut prétendre à tout... Mais il faut préparer les choses de loin quand on veut réussir, et c'est là ce qui m'amène... Vous bavardez beaucoup tous les deux... Tu devrais lui donner des conseils sérieux, au lieu de l'entretenir de fadaises... Il y a une grande place à prendre dans le pays pour qui saura tirer parti des idées nouvelles... Les républicains se démènent... C'est avec eux qu'il faut se mettre. Entreprends donc Pascal sur ce sujet-là... Et tu me diras ce qu'il en pense. Sois adroite... et si tu réussis tu n'auras pas à le regretter... C'est moi qui te le déclare...
Ayant ainsi dévoilé ses idées secrètes, il changea de conversation, cajola sa femme pour la disposer à bien faire ce qu'il lui demandait, puis sortit. Il attendit quelques jours, surveillant les physionomies de la mère et du fils, guettant leurs mouvements pour surprendre quelques signes d'intelligence. Il ne découvrit rien. Ils étaient l'un et l'autre comme tous les jours. Au bout d'une semaine, pendant laquelle cet homme, habitué à dissimuler et à attendre, fut dévoré d'impatience, il se décida à interroger. La réponse ne fut point telle qu'il l'espérait. Pascal n'avait aucune ambition politique et répugnait à se jeter dans les agitations.
Carvajan écouta ce que sa femme lui disait, en proie à une rage violente qui lui coupait la respiration. Il lui sembla que, dans sa tête devenue dure comme de la pierre, son cerveau était comprimé. Il sentit ses idées tourbillonner avec une vertigineuse rapidité. Il resta un moment à regarder machinalement ses mains qui tremblaient. Puis, poussant une terrible exclamation, il éclata:
—Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Toi et ton fils vous m'obéirez, ou vous sortirez d'ici. Je suis le seul maître: personne ne m'a jamais résisté, et ce morveux me tiendrait tête! Je le mettrai au pas... Entends-tu, madame Carvajan?... Je lui couperai la crête, à ton coq. Et nous verrons s'il chantera aussi haut... Ah! tonnerre! Un bambin, du nez duquel il sortirait du lait si on le pressait. Et qui veut jouer avec papa! Malheur à lui!... Je le chasserai de la maison... et tout le pays saura qu'il m'a manqué!
Il parla ainsi pendant longtemps, répandant sa colère en paroles violentes. Il terrifia sa malheureuse femme qui, prise de fièvre, dut se mettre au lit. Le lendemain son état parut grave, et, au bout de la semaine, elle était à toute extrémité.
Son fils ne quittait pas sa chambre et la soignait avec un dévouement passionné, écoutant, plein d'horreur, les divagations du délire pendant lequel sa mère répétait toutes les menaces de Carvajan. Un soir, elle reprit connaissance, et posant une main glacée sur le front de Pascal qui s'était agenouillé près de son lit:
—Nous allons nous séparer, mon cher petit, murmura-t-elle. Ah! c'est une grande douleur pour moi... Je t'aime tant!... Nous avons eu des chagrins, dans ces derniers temps... Il faut ne point t'en souvenir... Ne fais jamais de peine à ceux qui sont autour de toi... La plus grande satisfaction sur la terre, vois-tu, c'est d'être bon...
Elle eut une faiblesse, et pâlit, comme pour mourir. Elle revint cependant à elle, et fit demander son mari. Elle lui parla, sans que son fils retiré auprès de la fenêtre, où fleurissaient toujours les plantes préférées, pût entendre ce qu'elle disait. Carvajan, le visage sombre, écoutait, muet. Enfin elle fit un signe impérieux auquel il répondit en faisant oui, de la tête. Les traits de la mourante s'illuminèrent de joie. Elle se laissa aller en arrière avec soulagement, comme si elle avait été débarrassée d'un poids écrasant. Elle appela Pascal, et lui dit:
—Embrasse ton père devant moi...
Le jeune bomme, bouleversé par la douleur, se jeta avec effusion dans les bras de son père, et lui donna deux chauds baisers que celui-ci rendit d'une lèvre glacée. Sa sécheresse de cœur lui faisait la bouche plus froide que celle de la mourante. Puis Mme Carvajan ordonna à son fils de se retirer et resta seule avec le notaire. Le soir, sa fin parut tout à fait proche. Elle rompit le silence qu'elle avait gardé jusque-là, et murmura à l'oreille de Pascal:
—J'ai laissé à ton père tout ce dont la loi me permettait de disposer... Je sais que tu es en état de faire ta fortune toi-même... Et puis c'était le seul moyen de t'assurer la paix... Carvajan est un homme terrible... Ne te heurte jamais à lui... L'abandon de ton héritage sera le prix de ta liberté... Pardonne-moi de t'avoir dépouillé... Sois bon dans la vie... Il faut être bon...
Ce fut en prononçant ces douces paroles qu'elle mourut. Pascal lui ferma les yeux, se pencha pour l'embrasser, et, grave:
—Sois tranquille, mère, ma part d'héritage, ce sera ta bonté...
Et comme si, au seuil de l'éternité où elle entrait, la morte eût entendu cette promesse suprême, son front pâli rayonna, et ses traits resplendirent d'une céleste beauté.
Le lendemain des obsèques, Jean Carvajan appela son fils dans le cabinet témoin de leur premier désaccord, et, la voix sèche:
—Mon garçon, le malheur qui vient de nous atteindre, dit-il, va modifier certainement notre existence. Je désirerais, avant de prendre une résolution, connaître tes projets.
—Mes projets sont fort simples, mon père: si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je quitterai la Neuville...
—Tu es libre, répondit Carvajan, dont le front se plissa au souvenir cuisant de ses espérances déçues.
—C'est bien... Alors je partirai demain.
—Quand tu voudras revenir... ma maison te sera ouverte.
—Je vous remercie.
Pas une parole de plus ne fut échangée entre eux.
Le lendemain Pascal s'éloigna, laissant dans la petite maison de la rue du Marché Carvajan seul avec sa haine.
III
En quittant Pascal sur le plateau qui domine la vallée de La Neuville, Mlle de Clairefont avait pressé l'allure de son cheval. Elle était désireuse de s'éloigner de cet homme qui, au premier abord, lui avait été sympathique et dans lequel, avec ennui, elle venait de découvrir un Carvajan. Elle eût voulu le chasser de sa pensée comme elle venait de l'éloigner de sa personne, mais, malgré elle, le visage de son compagnon de route, avec son large front, ses yeux clairs et sa bouche sérieuse lui apparaissait obstinément. Elle se disait: Il a pourtant la physionomie d'un homme loyal et sincère, et voilà qu'il est le fils d'un scélérat. Elle fit cette concession étrange: Peut-être est-il très bon néanmoins, et très honnête... Mais, s'élevant aussitôt contre cette indulgence inexplicable: En somme, ce n'est pas probable. Bon chien chasse de race. D'ailleurs il a eu l'air penaud et confus quand il a su qui j'étais... Et il a baissé la tête... D'où vient-il, celui-là, pour nous faire du mal?
Un Carvajan, pour Antoinette, ne pouvait avoir d'autre but dans la vie que de faire du mal à des Clairefont. Hélas! du mal, en restait-il à leur faire? Quel coup nouveau pouvait-on porter à cette famille qui, dans sa décadence progressive, était arrivée à une pauvreté voisine de la gêne? Et, avec une profonde mélancolie, la jeune fille, qui n'avait que vingt-trois ans, se reportait dans le passé et marquait les étapes de la ruine lente mais assurée.
Elle revoyait le château luxueux, brillant, animé, comme lorsqu'elle était toute petite. Puis, à mesure qu'elle grandissait, le train de maison diminuait, les chevaux se faisaient moins nombreux dans les écuries, les domestiques plus rares; le mobilier, usé, restait dans les appartements sans être remplacé. Le nid enfin devenait moins douillet, moins chaud, moins coquet, et elle s'en apercevait, mais, avec la première insouciance de la jeunesse, n'y attachait pas d'importance, jusqu'au jour où, la raison venant à éclairer son esprit plus mûr, elle avait compris que la misère, arrivée aux portes de Clairefont, frappait hardiment pour entrer, et que l'allié le plus sûr qu'elle eût était le marquis lui-même.
On ne pouvait plus rien cacher alors à ses yeux clairvoyants, et souvent, sur la table du large vestibule, elle surprenait les papiers timbrés, déposés le matin même. Elle lisait les glaciales et lugubres formules du grimoire judiciaire, commandement à «mon dit sieur de Clairefont» d'avoir à payer la somme de..., faute de quoi la saisie et la vente. Toujours on payait. Un suprême effort était tenté, on retournait toutes les bourses, on fouillait tous les fonds de tiroir, et, comme une grappe épuisée que l'on presse pour en extraire la dernière goutte, les vieux restes de l'opulence passée, grattés jusque dans les dorures des murailles, fournissaient la ressource exigée. C'était touchant et navrant à la fois.
L'existence matérielle seule n'avait pas à souffrir de cette diminution continuelle de la fortune patrimoniale. On vivait sur ce qui restait de la terre. La basse-cour fournissait de la volaille, le potager des légumes, et la ferme de la farine, des moutons et des bœufs. On se chauffait avec les arbres du parc, on nourrissait les chevaux avec le foin des pelouses, mais l'argent était toujours rare. Et Mlle de Clairefont faisait ses robes elle-même.
Le marquis, occupé de quelque problème, semblait ne pas se douter de ce dénuement. À vrai dire, il n'en souffrait pas. À compter du jour où Antoinette s'était aperçue des embarras dans lesquels son père avait jeté la famille, tout ce qui avait pu être tenté pour épargner à l'inventeur les tourments d'une situation difficile avait été réalisé par la jeune fille. Elle avait établi autour de lui un blocus de tendresse, et s'était ingéniée à conserver pour elle-même tous les soucis. Elle se montrait maternelle pour ce vieil enfant toujours souriant à son rêve et continuellement enflammé par l'espoir de faire une découverte qui rendrait aux siens le centuple de ce qu'il leur avait pris.
Sur un seul point il avait été impossible de lui donner complètement le change. Depuis deux ans Antoinette était fiancée à M. de Croix-Mesnil, et de saison en saison elle remettait le mariage. Le jeune baron était un charmant officier, d'une belle tournure, d'un esprit aimable, et dont le père, magistrat éminent, pouvait aspirer aux plus hautes fonctions de l'ordre judiciaire. Cette union, décidée à une époque où le marquis était encore en possession apparente de son domaine, avait paru près de se conclure. Mlle de Clairefont avait accueilli favorablement la demande. Le baron se montrait très empressé auprès de sa fiancée. Les notaires des deux familles avaient eu quelques conférences desquelles il résultait que le futur époux possédait, du chef de sa mère, quarante mille livres de rente en biens-fonds, et la future épouse, trois cent mille francs du même chef, son frère lui ayant fait abandon de sa part. Tout était décidé, prêt, les bans allaient être publiés, quand brusquement Mlle de Clairefont avait changé et, arguant de la mort d'une parente éloignée, avait demandé qu'on ajournât la cérémonie.
La tante Isabelle, chargée d'annoncer au fiancé les résolutions nouvelles d'Antoinette, s'était acquittée de sa mission avec son habituelle rudesse de vieux grognard, mélangée cependant d'une pointe d'attendrissement inusité. En manière de consolation, elle avait dit à Croix-Mesnil:
—Mon cher ami, voyez-vous, ma nièce s'est fourré dans la tête qu'elle ne vous épouserait pas ce trimestre-ci... Il faut en prendre votre parti comme un brave... Après tout, ce qui est «déchiré»... n'est pas perdu...
Et comme le fiancé, avec une tendre insistance, se plaignait du retard apporté à son bonheur:
—Ne regrettez rien, s'écria-t-elle, avec une émotion qui la fit redoubler de barbarismes. C'est la perfection que cette enfant-là!... Si vous saviez! Mais vous ne pouvez pas savoir. Enfin, croyez-moi, c'est un ange... Oui, un ange «immatriculé»!
Le baron montra une désolation d'homme du monde, se plaignit dans une juste mesure, et demanda la permission de continuer à faire sa cour, comme par le passé. Ce qui lui fut accordé. Le marquis, lui, manifesta un véritable chagrin de cette semi-rupture, il interrogea sa fille avec insistance, et ne put tirer d'elle aucun éclaircissement. Il la trouva calme, souriante, et répondant à toutes ses questions par ces seules paroles:
—Je suis heureuse auprès de vous... Je veux attendre...
—Mais, ma chère, reprit le vieillard, je serai plus tranquille quand je te saurai mariée... C'est un gros souci pour moi que ton établissement... Que deviendrais-tu si je venais à te manquer?
Antoinette et la tante Isabelle échangèrent un regard, un fin sourire glissa sur les lèvres de la jeune fille, qui, prenant la tête blanche du vieil enfant dans ses mains et la caressant doucement:
—N'ayez point de préoccupation, dit-elle d'une voix attendrie, ce mariage se fera un jour ou l'autre... Ne me pressez jamais.
Elle changea de ton vivement, et, avec une gaieté mutine:
—D'ailleurs, vous savez que j'ai mauvais caractère... étant un peu du côté des Saint-Maurice, et qu'on ne me force point à faire ce que je ne veux pas!
Le marquis se dit:
—Elle me cache quelque chose, et sa tante est au courant de l'affaire... Tout s'éclaircira un de ces matins.
Si l'inventeur, au lieu de poursuivre, dans le vague de sa pensée, le vol de ses chimères, avait tenu ses comptes, il aurait pu rapprocher de la résolution prise par Mlle de Clairefont une échéance de deux cent mille francs, engloutis dans le puits de la Grande Marnière, et il aurait compris pourquoi sa fille ne voulait plus se marier. Mais il n'y eut que l'huissier de Carvajan et la tante Isabelle qui eurent connaissance du généreux sacrifice fait par Antoinette pour empêcher qu'on ne vendît une partie du domaine. La vieille Saint-Maurice, qui avait des idées particulières sur toutes choses, trouva moyen de tirer de l'ajournement imposé à Croix-Mesnil une conclusion consolante pour sa nièce:
—Vois-tu, ma chère, en fin de compte... tu as peut-être eu raison de ne pas épouser à la légère ce jeune dragon. Il ne doit pas t'aimer autant que tu mérites de l'être. Il a été trop calme et trop convenable, en voyant qu'on lui laissait le bec dans l'eau, indéfiniment... Il aurait dû pousser des cris «fanatiques». Eh bien! tu l'as vu? Doux, sucré... une vraie carafe d'orgeat! Je ne sais pas en quoi on fait les amoureux et les soldats aujourd'hui!
Le marquis, dont les idées ne se fixaient pas longtemps sur le même sujet, avait repris le cours de ses travaux. Mais un soupçon était resté au fond de son cœur, comme un point douloureux, et, périodiquement, il disait:
—Eh bien! ma fille, et Croix-Mesnil? Quand l'épouses-tu?
—J'y pense, mon père, répondait Antoinette, avec un tranquille sourire.
Le baron venait tous les deux ou trois mois passer quelques jours au château, chassait avec Robert, se promenait à cheval avec sa fiancée, et repartait sans que rien fût décidé. Dans le pays, on glosait beaucoup sur son compte, on l'appelait ironiquement le fiancé de la semaine des quatre jeudis.
Certains chuchotaient:
—S'il n'épouse pas, c'est qu'apparemment il peut faire autrement. Du reste, c'est de tradition dans la famille. On sait qu'autrefois la tante Isabelle a fait ses farces!
Jour de Dieu! Si Mlle de Saint-Maurice avait eu vent de ces propos, quelle algarade, et comme elle eût riposté par des soufflets! Mais les Clairefont vivaient loin de tout, et la calomnie mourait sur le seuil de leur château morose et silencieux.
Depuis un assez long temps Antoinette, emportée au courant de ses souvenirs, était arrêtée devant les talus blancs de la Grande Marnière. Elle avait tout oublié; sa singulière rencontre, l'heure qui la pressait; et, laissant flotter les rênes sur le cou de son cheval, elle restait immobile. À ses pieds les charpentes des puits d'extraction pourrissaient inutiles, les hangars s'ouvraient, vides d'ouvriers, les wagons restaient immobiles entre les rails conduisant aux fours à chaux éteints. Toute cette exploitation, poussée pendant des années fiévreusement, avait cessé. Les immenses travaux commencés n'avaient pas été achevés. Et les amoncellements de calcaire improductif représentaient la fortune de la noble maison, les espérances de bonheur de la jeune fille, la sécurité des vieux jours du père de famille. Tout le passé, le présent et l'avenir, compromis sans rémission. Et pourtant que de fois Antoinette avait entendu le marquis s'écrier, en montrant la colline: Ici est la fortune de la maison!
Il avait fait faire des expériences qui toutes avaient été concluantes: la chaux de Clairefont pouvait défier toute concurrence. Pendant plusieurs années la vente avait été considérable. Mais le marquis, pour perfectionner son outillage, s'était mis à inventer des machines. Il avait expérimenté des moyens de calcination nouveaux. Et dans ses tentatives il avait gaspillé le bénéfice de son entreprise. Toujours le manque de suite dans les idées. La folle du logis s'égarant à la recherche du mieux, quand le bien existait, facile et sûr; le génie diabolique de l'inventeur sans cesse en quête d'un progrès à réaliser. Alors, au lieu de la réussite pure et simple, par le droit et ordinaire chemin, l'insuccès par des voies détournées et ardues. Et la ruine succédant à la fortune.
Cependant, malgré l'amer désenchantement que lui causaient tant d'échecs successifs, au fond de l'esprit de la jeune fille une dernière espérance fleurissait encore. Elle avait en son père une foi superstitieuse. Elle pensait: Il finira par trouver, comme il le dit si souvent; et ce jour-là, comme dans un prodigieux conte de fées, les blocs crayeux de la colline se changeront en or.
La cloche qui annonçait le déjeuner sonnant dans le lointain tira Antoinette de ses rêves. Elle donna un coup de cravache à sa monture, partit au galop, et vivement arriva à la grille. Elle secoua sa tête pensive, prit un air riant, traversa la cour immense, entre les pavés de laquelle l'herbe poussait haute, sauta toute seule à terre, ouvrit la porte d'une écurie, et, débridant sa bête, la laissa aller vers la stalle garnie de paille fraîche Puis, retroussant sa longue jupe sur son bras, elle se dirigea, suivie de son chien, vers la salle à manger.
Dans la vaste pièce dallée de marbre rouge et blanc, au plafond décoré de caissons dans lesquels étaient peintes les armes de la famille, aux murs garnis de dressoirs sculptés, dont les tablettes portaient les pièces massives d'une antique argenterie, derniers vestiges du luxe disparu, autour d'une table trop large, quatre personnes assises déjeunaient, servies par un vieux domestique.
À la gauche de M. de Clairefont une place restait vide, celle de la retardataire; à sa droite, Mlle de Saint-Maurice, avec sa taille de grenadier, sa figure écarlate de vieille fille couperosée; en face, le jeune comte Robert, et un personnage long et blême, très chauve, sans un poil de barbe, abritant derrière des lunettes à branches d'or ses yeux au regard indécis.
—Ah! voilà ma fille, dit avec satisfaction le marquis... Ma chère, je commençais à être inquiet... J'ai fait sonner trois fois la grosse cloche pour t'avertir... Tu étais donc partie bien loin?
—J'étais allée jusqu'à La Saucelle, mon père, répondit Antoinette en embrassant le vieillard... Les enfants du fermier sont malades et je voulais avoir de leurs nouvelles... Bonjour, ma bonne tante...
—Bonjour, fraîcheur... Viens que je te respire... Tu sens la rosée et les fleurs...
—C'est de vous, tante, qu'il faut dire cela: vous êtes radieuse, ce matin.
—Bon! bon! flatteuse, répliqua d'une voix forte Mlle de Saint-Maurice... Je suis radieuse à la façon d'un coucher de soleil!
Et elle épanouit dans un large sourire son visage embrasé.
Antoinette fit le tour de la table, donna en passant une petite tape amicale sur la joue de son frère et, tendant la main au troisième convive qui s'était levé cérémonieusement:
—Enchantée de vous voir, monsieur Malézeau, dit-elle... Je vous prie de m'excuser, je ne savais pas que j'aurais le plaisir de vous trouver ici en rentrant... L'étude est toujours à sa place? Mme Malézeau se porte bien?
—Choses et gens, Mademoiselle... tout à votre service, Mademoiselle, croyez-le bien... répondit le notaire qui, par un tic invétéré, ponctuait chacun des fragments de ses phrases d'un «Monsieur», «Madame» ou «Mademoiselle», du plus bizarre effet.
—Allons! tout est pour le mieux! conclut la jeune fille. Et, s'asseyant gaiement auprès de son père:
—N'allez rien chercher pour moi, Bernard, dit-elle au vieux serviteur, je prendrai le déjeuner où il en est... Je meurs de faim ce matin...
Elle se mit à manger avec une charmante vivacité de mouvements, un entrain juvénile et robuste qui faisaient plaisir à voir. Son frère la regarda un instant, puis, affectant un air solennel:
—Mademoiselle ma sœur, deux mots maintenant. Tu nous dis que tu reviens de La Saucelle, c'est fort bien. Je t'ai, en effet, vue passer sur le plateau... Mais ce que tu ne nous dis pas, c'est que tu n'étais pas seule...
À ces mots Antoinette devint fort rouge, et leva brusquement la tête...
—Allons, Robert, que signifie cette plaisanterie? s'écria la tante Isabelle. Prétends-tu nous faire accroire que ta sœur se promène sur les routes avec des gens que tu ne connais pas?
—Ma foi, il dit vrai, cependant, interrompit Mlle de Clairefont. Je me suis promenée ce matin pendant plus d'une demi-heure avec un inconnu.
—Quelque mendiant qui t'a suivie jusqu'au château?
—Non pas! C'est tout le contraire d'un mendiant...
—Tu m'intrigues... Est-ce donc un millionnaire? demanda le marquis en souriant.
—Si j'en crois ce qu'on raconte, il pourrait bien l'être, en effet, un jour...
—Eh! là. Vous verrez tout à l'heure que ce sera quelque brigand, qui aura demandé à Antoinette la bourse ou la vie.
—Tante, vous brûlez presque. Car, à cela près qu'il ne m'a demandé ni la bourse ni la vie... c'était le fils de M. Carvajan en personne.
Il y eut un silence. Jamais, depuis vingt ans, le nom de Carvajan n'avait été prononcé sous ce toit, sans qu'il fût l'avant-coureur de quelque malheur.
Le marquis baissa son front devenu sombre, et, à voix basse:
—J'avais oublié que Carvajan eût un fils...
Il jeta sur Robert et sur Antoinette un regard troublé, comme s'il eût craint que la haine du père, transmise au descendant comme un héritage, ne vint peser sur ses enfants aussi lourde qu'elle avait pesé sur lui. Et, avec une sourde inquiétude:
—Mais comment cette rencontre s'est-elle faite? Ce jeune homme t'a-t-il parlé?
—Oui! mon père, pour me demander son chemin, et très respectueusement.
—Je l'en félicite! murmura Robert, dont les yeux lancèrent un éclair. Car s'il en avait été autrement...
—J'ignorais qui il était, et je ne songeais guère à m'en informer... Un passant m'avait demandé sa route, qui était la mienne, et je l'avais invité à me suivre... Nous avons cheminé tous deux en silence, et c'est seulement au moment de nous séparer, et en me remerciant, qu'il m'a dit son nom...
—Comment est-il? interrogea la tante de Saint-Maurice. Est-ce un homme comme il faut, ou un «pétras»... A-t-il la mâchoire de loup de monsieur son père?
—Il a l'apparence d'un garçon bien élevé, et, quant à sa figure, elle n'est pas déplaisante à voir... Mais, tante, ajouta ironiquement Antoinette, si vous êtes curieuse d'avoir des détails sur l'héritier de la maison Carvajan, M. Malézeau pourra sans doute vous en donner de complets...
—Moi, Mademoiselle? balbutia le notaire, en portant les mains à sa maigre poitrine avec un geste de protestation...
—Le maire de La Neuville n'est-il pas votre client comme moi? dit malicieusement M. de Clairefont.
—Oh! c'est bien différent, Monsieur le marquis, s'écria Malézeau, dont les yeux papillotèrent derrière ses lunettes d'or; avec M. Carvajan j'ai des relations d'affaires, Monsieur le marquis, mais avec vous, Monsieur le marquis, et votre aimable famille, Monsieur le marquis, oh! les liens du plus respectueux dévouement...
—Enfin, Malézeau, vous dînez chez le maire? interrompit vivement Robert avec un sourire narquois.
—Rarement, Monsieur le comte, le plus rarement possible! dit le notaire, qui parut être au supplice... Vous savez ce que sont les villes de province, Monsieur le comte? Un officier ministériel est tenu à beaucoup de ménagements, Monsieur le comte, sous peine de ne pouvoir exercer sa profession, Monsieur le comte. Les temps sont durs... M. Carvajan, avec sa banque, fait beaucoup d'affaires, Monsieur le comte... C'est une grosse ressource pour une étude comme la mienne... Mais aucune intimité, entre lui et moi, croyez-le bien!...
—Allons! ne faites pas le jésuite, Malézeau! s'écria avec brusquerie la tante Isabelle, dont la lèvre moustachue se plissa dédaigneusement... Vous a-t-on jamais reproché vos accointances avec le personnage? Sommes-nous gens à exciter qui que ce soit contre lui? Avons-nous jamais riposté à ses mauvais procédés autrement que par le dédain?
—Ce n'est peut-être pas, Mademoiselle, ce qui a été fait de mieux, Mademoiselle, murmura le notaire, en jetant autour de lui un regard inquiet... Un peu de résistance aurait pu lui donner à réfléchir, Mademoiselle. Vous lui avez laissé la tâche trop facile... Il ne faut jamais dédaigner son ennemi...
—Voudriez-vous qu'on fît à un tel croquant l'honneur de compter avec lui? reprit avec fougue la tante de Saint-Maurice. Il faut un régime absurde, comme celui que nous subissons, pour que de pareilles espèces puissent compter... Voilà ce Carvajan qui est maire, à présent!... Autrefois, on n'en aurait même pas voulu comme garde champêtre... Quant à son fils...
—Oh! son fils, Mademoiselle... son fils n'a pas eu beaucoup à se louer de lui... Et s'il a quitté le pays, Mademoiselle, c'est parce qu'il ne voyait pas du même œil que son père...
—Je lui en fais mon compliment, interrompit Robert.
—Il a beaucoup voyagé, Monsieur le comte, il a eu la bonne fortune ou le talent, comme vous voudrez, de se faire bien venir d'un puissant financier dont il est devenu le représentant, Monsieur le comte. On lui a donné à liquider des affaires délicates en Amérique, et il s'en est tiré à son honneur... On le dit, Monsieur le comte, doué d'un remarquable talent de parole, Monsieur le comte. Il a appris, sur le tard, l'anglais et l'espagnol, et il a plaidé, paraît-il, en Australie et au Pérou, des procès devant les juridictions anglaises et péruviennes, Monsieur le comte, avec un succès prodigieux. Il a beaucoup vu, beaucoup appris, et s'est fait en courant, Monsieur le comte, contrairement au proverbe qui dit: Pierre qui roule n'amasse pas de mousse, une très jolie fortune... Monsieur le comte. Il est, en somme, absolument indépendant, et si vous voulez mon opinion, je ne crois pas, Monsieur le comte, qu'il reste longtemps à La Neuville, Monsieur le comte. Il ne s'entendra pas plus, aujourd'hui, avec M. Carvajan qu'il ne s'est entendu autrefois...
—Il sera donc comme tout le monde... Car ce diable d'homme n'a épargné personne, dit le marquis.
Il resta un instant pensif, puis, avec une grande tristesse:
—C'est un fait singulier que ce Carvajan, qui a pressuré le pays tout entier, soit respecté, et que moi, qui n'ai jamais rendu que des services... je sois honni...
—On ne respecte pas M. Carvajan, dit Malézeau, on le craint, Monsieur le marquis, ce qui est bien différent. Il a une main dans toutes les caisses; et ceux qui pourraient tenter, Monsieur le marquis, de lui résister, Monsieur le marquis, savent qu'il leur en coûterait cher...
M. de Clairefont ne répondit pas: il était tombé dans une grave méditation. La sombre figure de Carvajan, appuyé à la petite porte du magasin de Gâtelier, s'était dressée au fond de son souvenir. Il lisait la jalousie, la haine, dans ses regards. Et toutes les désastreuses conséquences de cet antagonisme commencé ce jour-là lui apparaissaient une à une. Quelle lente et constante progression! La désaffection de son entourage, l'hostilité constante des paysans, le mauvais vouloir des fonctionnaires, et tout le monde le fuyant comme un pestiféré. Il avait été mis, lui, l'ancien maître du pays, hors la loi par ce parvenu. Et l'œuvre de rancune, commencée il y avait vingt ans, était presque consommée. De sa fortune, de son influence, il ne restait plus que de misérables vestiges. Et l'auteur de ce désastre, debout sur les décombres de l'édifice sapé par lui, triomphait, ricanant et cynique. Oui, il en coûtait cher à ceux qui tentaient de lui résister. Nul ne le savait mieux qu'Honoré. Et, avec angoisse, le vieillard se demandait ce que son implacable ennemi pourrait bien essayer de lui prendre maintenant.
Allait-il l'attaquer dans son honneur? Sur ce point-là, cependant, il se croyait invulnérable. On pouvait contribuer à hâter sa ruine par des manœuvres cachées, mais parvenir à souiller son nom, cela lui paraissait impossible. Qu'importait donc? Ne se relèverait-il pas? Une seule découverte, conduite à un résultat pratique, suffirait, et il venait d'inventer un fourneau qui, employé dans les usines, devait faire réaliser des économies immenses. Ce serait pour lui une source de revenus incalculables. Le monde entier deviendrait son tributaire, et il récolterait enfin, après avoir semé pendant toute sa vie. Ils seraient bien étonnés, ceux qui le considéraient comme un insensé. Sa belle-sœur de Saint-Maurice, la première, qui ne croyait pas à ses créations. Et Carvajan, qui, avec sa finasserie de paysan, avait osé entamer la lutte, que deviendraient, ses moyens misérables et ses embûches mesquines? Ses filets ne seraient pas assez solides pour retenir la proie qu'il avait convoitée. Il serait écrasé, anéanti, balayé en un instant. On pourrait faire la différence entre le tripoteur aux idées étroites et vulgaires et le savant aux conceptions puissantes et fécondes.
Peu à peu, s'animant à la pensée de cette réussite tant de fois rêvée, le marquis redevint souriant, son front s'éclaircit, il se frotta vivement les mains et, poussant une exclamation joyeuse:
—Nous verrons bien! Allez! mes amis... le petit bonhomme vit encore!
Voyant ceux qui l'entouraient le regarder avec surprise, il rentra en lui-même, reprit, anneau par anneau, la chaîne des idées qui l'avait amené, d'un point de départ navrant, à une conclusion victorieuse. Il comprit qu'il avançait sur le succès, et que, pour l'instant, il avait beaucoup à craindre et peu à espérer. Il se leva, et, s'appuyant sur le bras de sa fille:
—Allons prendre le café dehors.
Ils descendirent les marches du perron, et s'arrêtèrent au bord de la balustrade de pierre, sous un berceau de verdure. Le ciel était d'un bleu tendre. Une faible brise agitait le feuillage et rafraîchissait l'air. Une sensation de béatitude exquise emplissait le cœur et engourdissait la pensée. L'horizon était voilé d'une brume légère, dans laquelle les lointains se fondaient, doucement estompés. Des bruit confus montaient de la vallée, animant la solitude des taillis profonds, qui moutonnaient comme une mer sombre au bas de la terrasse. Ils restèrent tous les cinq, pendant un instant, absorbés par l'espace, n'ayant plus le sentiment de leur être, perdus dans l'immensité qui s'ouvrait devant eux.
Le vieux Bernard, en apportant sur un plateau des tasses en saxe ancien et une cafetière en argent ciselé, aux armes de France, souvenir princier donné au père du marquis, les tira de leur extase. Antoinette se leva lentement, et commença, de ses doigts légers, à remuer les pièces de porcelaine et d'argenterie, avec cette grâce souriante et coquette des femmes qui donne une saveur plus vive aux friandises apportées par elles.
—Un peu de café, M. Malézeau?
Et le sucre, adroitement soulevé avec la pince, sonnait au fond de la tasse, d'où s'échappait une vapeur brûlante et parfumée. La tante Isabelle avait, elle, le département de la cave à liqueurs, et c'était d'un air de gendarme qu'elle présentait ses carafons.
—Un verre de kummel, M. Malézeau?
—Je vous suis très obligé, Mademoiselle, mais je prendrai, si vous le permettez, Mademoiselle, de la fine Champagne... Vieille habitude, Mademoiselle. Mais tous vos produits nouveaux ne sont pas de mon goût...
—À votre guise! On ne vous invite pas à déjeuner pour vous faire violence... Toi, Robert, je ne t'offre rien... Tu as besoin de te modérer...
Elle adressa à son neveu un regard significatif. Mais le jeune homme enleva lestement le carafon des mains de Mlle de Saint-Maurice, et, s'éloignant de quelques pas:
—Comment, tante, vous voulez me sevrer? dit-il, mais j'ai passé l'âge!
—Au moins, mauvais sujet, rien qu'un verre!
—Un tout petit!
Et le jeune comte, versant à même sa tasse, l'emplit jusqu'au bord.
Dans sa large existence de gentilhomme campagnard, Robert avait pris des habitudes et des appétits violents auxquels il lui était maintenant difficile de résister. Sa nature athlétique lui permettait les excès qui suivent toujours les repas de chasse, lorsque, las d'avoir couru les bois et les champs, on prolonge la soirée entre hommes, les coudes sur la table, en fumant.
Il était connu pour un des plus solides buveurs de la province, et en tirait vanité. Il avait soutenu, dans l'excitation du plaisir, des gageures absurdes, comme, par exemple, de boire plusieurs tasses de ce qu'on appelle le café aux quatre couleurs, mélange affreux de cognac, de chartreuse, de kirsch et d'absinthe, fait pour affoler le plus solide cerveau.
Sa tête et son estomac résistaient à ces dangereuses épreuves. Et il éprouvait une fierté stupide quand on lui disait: Vous, Clairefont, qui êtes un si beau gobelet... C'était sa gloire, à ce grand garçon, de tenir tête sans fléchir aux plus rudes ivrognes du département.
Il avait commencé à boire par ostentation, et, peu à peu, l'habitude aidant, il avait fini par y prendre du plaisir. Il ne dédaignait pas, le dimanche, de descendre chez Pourtois. Là il jouait aux quilles, et s'attablait avec les jeunes gens de la ville. On ne le traitait pas, lui, comme on avait traité son père au temps de sa jeunesse, avec une crainte respectueuse. Mais quelle différence aussi entre ce Clairefont gigantesque, haut en couleur, un peu débraillé, très bruyant, prêtant à la familiarité, et le Clairefont petit, mince, correct, froid, d'une politesse exquise, qui savait si bien tenir les gens à distance! C'était le jour et la nuit. Et on se demandait par quel miracle de la nature ce fils était né de ce père.
Dans les premiers temps, l'intempérance de Robert avait inquiété le marquis. Il était descendu des nuages de ses conceptions scientifiques, et avait traité très gravement cette question fort terrestre. Il adressa de vifs reproches à son fils. Mais il se heurta à la tante de Saint-Maurice qui arrivait à la rescousse.
La vieille Bradamante trouva des arguments pour pallier les torts de son neveu. Quoi! tant de bruit pour quelques rasades! Les ancêtres s'en entonnaient bien d'autres! Et on se souvenait de ce Clairefont qui, sous Louis XIII, avait renchéri sur Bassompierre en vidant, lui, ses deux bottes à chaudron pleines de vin de Sicile. Les roués de la Régence s'en privaient-ils, dans les fêtes du Palais-Royal? Et toute une suite historique de bons vivants, tenant en mains le hanap, le gobelet ou le verre, défilait devant les yeux du marquis, protestant contre sa bégueulerie, et proclamant la souveraineté aristocratique de la bombance. Il était jeune après tout, ce garçon. Quand il s'amuserait un peu avec ses amis, où serait le mal? Il fallait bien lui laisser jeter son premier feu...
—Qu'il le jette! Au moins, disait Honoré, qu'il ne le noie pas!
—Eh! mon cher, votre fils n'est pas un être chétif et délicat comme vous, s'écriait la tante Isabelle, c'est un «Goliathre»!
Le marquis morigéna Robert, qui promit d'être plus sobre. Mais c'était plus fort que lui. Aussitôt qu'il se trouvait avec quelques chasseurs devant de vieilles bouteilles, il s'animait, parlait, criait, et les sages résolutions s'effaçaient de son souvenir.
Ce qu'il y avait de plus grave dans son cas, c'est que, doux comme un mouton dans le courant habituel de la vie, il devenait, quand il avait une pointe d'ivresse, méchant comme un loup. Il tapait dur, et les gens prudents se mettaient hors de la portée de son bras.
Il avait eu, l'année précédente, une fâcheuse affaire. Après un dîner d'ouverture où les exploits des tireurs avaient été copieusement célébrés, il avait à moitié assommé un garçon d'écurie qui, par erreur, avait attelé à son break le cheval d'un autre invité. L'homme était resté six semaines sur le flanc. Le comte, dégrisé, s'était montré au désespoir, et avait pris vis-à-vis de lui-même l'engagement formel de fuir les réunions dangereuses.
Depuis un an il se tenait parole, et la tante Isabelle, fière de la sagesse de son neveu autant qu'elle avait été indulgente pour sa folie, l'aidait par ses objurgations à persévérer dans sa louable conduite.
Cette vieille fille, idolâtre de l'unique rejeton mâle de la noble maison, eût mis le monde à l'envers pour l'amour de Robert. Elle le regardait frappant à petits coups avec sa cuiller sur le sucre qui s'obstinait à ne pas fondre dans l'eau-de-vie, et admirait sa robuste prestance. Il avait les épaules larges et la taille fine, de petites mains au bout de ses bras d'acier, et une figure énergique, rougie par le grand air, éclairée par des yeux bleus. Ses cheveux et ses sourcils étaient châtain très foncé, et ses moustaches d'un blond très pâle, ce qui donnait à sa figure une singulière douceur.
Sa sœur formait avec lui un contraste complet. En elle tout était finesse et grâce. Les deux races dont ils étaient issus se trouvaient incarnées en eux d'une façon bien tranchée. L'un était un Saint-Maurice gigantesque, aux appétits matériels et violents. L'autre était une Clairefont, délicate, rêveuse et un peu chimérique. C'est pourquoi elle aimait tant son père.
Depuis un instant le notaire piétinait avec une impatience visible. Le sable criait sous ses pieds, et il allait de la tonnelle à la balustrade de la terrasse, agité, nerveux, comme s'il sentait le désir de brusquer une situation difficile, et cependant n'en avait pas la hardiesse.
Le marquis, les yeux dans le vide, semblait suivre une vision attrayante. Il souriait et, distraitement, ses doigts battaient une marche sur la table de pierre à laquelle il s'était accoudé. Quels souvenirs heureux ou quelle radieuse espérance captivaient ainsi la pensée du vieillard? Dans quelles sphères éthérées, dans quel domaine du bleu avait-il été transporté par un rêve?
Il fit soudain un geste brusque, frappa sur son genou du plat de sa main, et, les joues colorées par une rougeur joyeuse:
—Mon four à courants circulaires donnera quatre-vingts pour cent d'économie sur le chauffage actuel, s'écria-t-il d'une voix triomphante, et il brûlera tous les résidus, toutes les substances inutilisées jusqu'ici... Ah! ah! Malézeau, vous m'en direz des nouvelles... Il y a là une mine d'or!
La figure de Mlle de Saint-Maurice se rembrunit, elle croisa ses bras, et, marchant avec une désinvolture de gendarme:
—Mon frère, c'est la dixième fois, depuis quelque temps, que vous découvrez le Pérou!
—Oh! cette fois, c'est la bonne, répliqua vivement l'inventeur. La découverte que j'ai faite répond à un besoin impérieux. Toutes les usines souffrent du prix sans cesse grandissant du combustible. Avec mon système, le charbon devient, sinon inutile, au moins facile à remplacer. On peut brûler des copeaux, de la paille mouillée, des débris de betteraves, des cannes à sucre... Vous comprenez l'importance du procédé... Les grèves, dans les bassins houillers, seront inefficaces, et ne mettront plus en danger l'industrie universelle. Aussitôt mes brevets pris, j'aurai des traités avec les grandes usines du monde. C'est un revenu formidable, vous dis-je, et assuré... Je suis tellement certain du succès que je risquerais mon nom, s'il le fallait, dans cette entreprise.
—Mon frère, un gentilhomme n'a pas le droit de disposer de son nom, interrompit rudement la vieille fille.
—C'est vrai, dit gravement le marquis. Ce nom est à tous ceux qui l'on porté avant moi, et je dois le transmettre intact à ceux qui me suivront... Mais croyez, tante, qu'il ne serait pas diminué si j'y attachais l'honneur d'une si belle conquête industrielle.
—Vous savez depuis longtemps ce que je pense de vos recherches. Un homme tel que vous n'a rien à gagner et a tout à perdre dans ces besognes d'ouvrier.
—Mais, interrompit le marquis en souriant, le roi Louis XVI faisait de la serrurerie.
—Aussi vous voyez comme cela lui a réussi! s'écria triomphalement Mlle de Saint-Maurice.
—Vous ne pensez pas, au moins, que je mourrai sur l'échafaud?
—Non! mais vous mourrez sur la paille!
Antoinette s'était approchée: elle prit la tante Isabelle par le cou:
—Allons, soyez bonne, murmura-t-elle tout bas... ménagez mon père.
—Ta ta ta! Te voilà bien, toi, enjôleuse, dit la vieille fille, dont la barbe se hérissa. Tu es pour moitié dans les folies de monsieur ton père!... Au lieu de le critiquer, tu l'encourages... Et j'en suis pour ce que je dis: Nous le verrons sur le fumier, comme «Jacob»... Au reste, mon cher, faites ce que vous voudrez... Voilà M. Malézeau qui a sans doute à vous parler de vos affaires... Écoutez-le et tâchez de profiter de ses avis.
Au mot «affaires», Robert avait fait un pas dans la direction du perron. Le marquis jeta à son notaire un regard plein d'une tranquillité souriante, et, s'appuyant sur le bras de sa fille avec une caressante paresse:
—Eh bien! mon cher Malézeau, je suis à vous... Désirez-vous que nous rentrions?
—Monsieur le marquis, je le préférerais; j'ai certains relevés de compte à vous soumettre, Monsieur le marquis... Et je crois que la plus sérieuse attention...
—Allons dans mon cabinet, dit M. de Clairefont... Je vous montrerai le modèle de mon four, Malézeau... Vous verrez comme c'est simple d'application... Mais il fallait trouver l'idée... Une idée, ce n'est rien et c'est tout, tante Isabelle.
—Bon! bon! ce ne sont pas les idées qui vous manquent, à vous... grogna la vieille fille. Seulement vous les avez généralement biscornues, comme si vous aviez été nourri par une chèvre.
Elle s'approcha du notaire qui suivait M. et Mlle de Clairefont.
—Est-ce que c'est grave, Malézeau? demanda-t-elle avec une agitation intérieure qui faisait trembler sa grosse voix. Il y a longtemps qu'on ne vous a vu, et, pour que vous veniez sans avoir été appelé, il faut que ce soit grave.
Le notaire baissa la tête en signe d'assentiment, ses yeux dépareillés tournèrent désespérément sous les verres de ses lunettes, et il ouvrit les bras, plein d'accablement...
Mlle de Saint-Maurice frémit. Depuis plusieurs années, elle était habituée aux remontrances que l'homme d'affaires adressait à son noble client. Et chaque fois que Malézeau avait fait une apparition à Clairefont, la fortune patrimoniale s'était amoindrie de quelques pièces de terre ou de quelques coins de bois. Aujourd'hui tout était hypothéqué; le domaine croulait sous le fardeau des échéances auxquelles il fallait faire face. Un poids de plus, et il s'abîmait dans la ruine finale.
—Au nom du ciel, ne lui avancez plus rien, dit la tante Isabelle; il est féru de son idée nouvelle, il va vous demander de l'argent... Résistez à ses prières. C'est une affaire de conscience, Malézeau. Voyez-vous! Honoré est un vieil enfant «prodige»... Ah! s'il voulait renoncer à ses idées, comme nous tuerions volontiers le veau gras!
—Comptez sur moi, Mademoiselle, je suis décidé à être très carré, Mademoiselle, vous en aurez la preuve.
Le marquis, arrivé sur le perron, se retourna. Devant lui, la vallée inondée de pure lumière s'étendait calme et riante. Dans la verdure des prairies, la rivière coulait brillante, entre deux bordures de saules trapus et rabougris. Les toits d'ardoises et de tuiles des maisons, éclairés par le soleil, étincelaient au milieu du noir feuillage des arbres. L'air était si limpide que, sur le haut clocher de l'église, le coq de fonte dorée qui couronnait la flèche se distinguait nettement. Le tintement de la cloche d'une fabrique arrivait grêle, appelant les ouvriers au travail, et le bruit bourdonnant du jeu des écoliers attendant l'heure de la classe montait jusqu'au haut de la colline. Le vieillard s'arrêta un instant, appuyé à la rampe de fer, les yeux fixés sur ce paisible tableau. Le souffle pur de la brise ardemment aspiré emplit sa poitrine. Des larmes lui vinrent aux yeux, et, à voix basse, il murmura:
—Le repos et l'insouciance devant cette belle nature... La joie calme de la vie au milieu des miens... C'était là peut-être la sagesse et le vrai bonheur! Mais chacun a sa destinée, et ne doit point s'y dérober.
Il secoua la tête, et voyant que le notaire s'était attardé à causer avec Mlle de Saint-Maurice:
—Malézeau, quand vous voudrez, mon ami...
Et il entra dans le salon. Robert, à grands pas, se dirigea vers l'aile gauche, où un escalier, pratiqué dans une des tours à toit aigu qui flanquent le corps de logis, conduisait à son appartement. Il sifflait gaiement un air de chasse en suivant un long couloir qui desservait les communs. Il passa devant la cuisine immense, avec sa cheminée garnie de bancs circulaires, au fond de laquelle dormait une broche longue à pouvoir y rôtir un veau tout entier. Une seule femme s'agitait dans la salle, faite pour les festins de Gargantua ou les noces de Gamache, et qui servait à préparer les modestes repas des quatre habitants du château. Le jeune homme jeta un amical bonjour à la servante, et, tournant sur sa droite, il s'apprêtait à monter les degrés de pierre, quand un bruit d'éclats de rire, interrompus par des coups sourds appliqués régulièrement, attira son attention.
Il fit quelques pas, et, s'arrêtant devant une porte entre-bâillée, il vit auprès d'une fenêtre, sur laquelle s'était juché le berger aux cheveux rouges, Rose Chassevent qui repassait. Elle frappait son fer sur une plaque de laine roussie par de nombreuses brûlures, et, tout en causant avec son sauvage compagnon, poussait vivement son travail. Bras nus, sa guimpe entr'ouverte, le teint animé, elle était ravissante, la fille du braconnier. Assis sur ses talons, ses genoux soutenant son menton, le Roussot, fixant Rose avec une admirative convoitise, semblait un loup tapi, prêt à bondir sur la victime que sa voracité lui désigne. Il poussait de temps en temps de rauques exclamations, ne se décidant à prononcer un mot que quand il y était absolument forcé, comme si son mutisme eût été causé plutôt par la paresse que par l'infirmité. Rose avait cessé de rire: elle lui parlait maintenant avec une pointe d'accent normand qui donnait une saveur piquante à ses paroles:
—Non, vois-tu, le Roussot, tu n'es pas assez soigné sur ta personne... Regarde: tu as un pantalon en lambeaux et une chemise toute grise de poussière. De plus, tu sens l'odeur de tes moutons, et ce n'est pas plaisant pour une fille.
Le berger poussa un grognement, ses petits yeux de pie étincelèrent et, semblant faire un effort extraordinaire, il articula:
—Beau pour la fête!
—Ah! ah! cachottier, tu préparais une surprise! s'écria l'ouvrière, en poussant gaiment son fer brûlant. Eh bien! sois seulement présentable, et je danserai avec toi, je le promets... comme avec les autres.
Le Roussot resta silencieux, ses lèvres se crispèrent, méchantes. Son visage eut pendant quelques secondes une expression de bestialité effrayante. Puis il se mit à rire par saccades, comme s'il avait le hoquet.
—Allons, mon fils, tu es content, dit Rose. Mais ce n'est pas une raison pour rester là en espalier toute la journée. Tu feras bien d'aller à tes bêtes, car si on te surprenait ici...
Elle n'eut pas le temps d'achever. Robert venait de paraître. Le berger poussa un sifflement aigu, et, détendant ses jambes comme deux ressorts, avec une adresse de singe, il sauta par la fenêtre et prit sa course du côté des écuries.
—Eh bien! je t'y pince à causer avec ton amoureux, dit le comte en s'asseyant sur le bout de la planche à repasser... Tu n'as guère de raison de te montrer fière, puisque tu es si aimable pour le plus laid des gars de la ferme.
—Oui da, monsieur Robert, dit Rose avec coquetterie, venez-vous à la lingerie pour me faire une scène?
—Ma foi non... Je montais quand je t'ai entendue causer avec ce drôle... Mais je ne t'aurai pas dérangée pour rien...
Il allongea le bras et, prenant la belle par la taille, il mit, sur son cou très blanc, un rapide baiser.
—Ce n'est pas là ce que je vous demandais, dit l'ouvrière, en rajustant sa guimpe. Quand on embrasse la fille, il ne faut pas être si dur pour le père... Qu'est-ce qu'on m'a dit que vous aviez encore fait au bonhomme Chassevent?
Le jeune homme fronça les sourcils:
—Oh! tu sais, si tu veux que nous restions bons amis, ne parlons pas de ta vieille canaille de père...
—Et moi je ne veux pas que vous me parliez, si vous devez le traiter de la sorte! s'écria Rose, dont les joues s'empourprèrent.
—Allons, ne fais pas la méchante, dit le comte en s'approchant de la gentille repasseuse. Il prit son bras et le caressa doucement. Elle continuait à faire la moue, les yeux baissés, mais un commencement de sourire au coin de la lèvre. Ses cheveux blonds frisés se retroussaient sur sa nuque robuste, et, par l'échancrure de son col, la naissance de ses épaules apparaissait veloutée comme un fruit mûr.
—Si vous vouliez pourtant, comme tout pourrait bien s'arranger! dit Rose, en levant subitement ses yeux, qui se fixèrent, très doux, sur ceux de Robert. Le père a la passion des bois et la rage du gibier... Eh bien! prenez-le comme garde... Il ne vous collettera plus vos lièvres, et vous avez assez de lapins pour qu'il se nourrisse sans vous faire de tort... La masure de La Saucelle est sans locataire... J'irais y habiter avec lui... Ce serait plus commode pour moi venir en journée ici... Et ça me causerait tant de plaisir!...
Le comte approcha ses lèvres des joues de Rose qui ne se défendait plus, et, effleurant sa petite bouche de sa longue moustache:
—Tu n'es pas trop bête, dit-il... Et tout ça pourrait se faire aisément, comme tu dis, si ce vieux diable de Chassevent n'était pas le plus déterminé coquin qu'il y ait à dix lieues à la ronde. Ma chasse serait bien gardée avec lui, qui est le compère de tous les braconniers du canton!... Non, mon enfant, je ne logerai pas ton père, si ce n'est en prison... Et ce sera autant de gagné pour toi. Pendant ce temps-là il ne te prendra pas ton argent et ne te donnera pas de calottes.
—Ah! c'est comme ça! dit Rose furieuse, en s'arrachant des bras du jeune homme. Eh bien! moi, je vous défends de m'approcher... Et si vous touchez seulement à un pli de ma robe... je préviendrai Mlle Antoinette... Ah! mais!
—Bravo! la vertu t'embellit, ma mignonne... Il faut y persévérer, dit gaiement Robert... Tiens, regarde ton galant à cheveux rouges qui t'observe là-bas.
Ramené par une âpre et jalouse curiosité, le Roussot rôdait dans la cour, guettant de ses yeux perçants la fenêtre de la lingerie. Il était fort éveillé, et sa mine rusée eût donné beaucoup à penser aux gens qui le considéraient comme un innocent. En se voyant observé, il se détourna, prit un air abruti et se mit à faire claquer son fouet à tour de bras, comme il en avait l'habitude pour se distraire.
—Le Roussot, reprit Rose avec aigreur, est un pauvre garçon, qui ne ferait pas de mal à une mouche, et que je prends en grande pitié! C'est mal à vous, monsieur Robert, de vous moquer de lui... Il a été recueilli chez votre père, après avoir été trouvé exposé sur le revers de la route... Je l'ai vu grandir, et c'est vraiment mon camarade d'enfance... Il ne dirait pas du mal du père, lui, marchez!
—Allons! la paix! dit Robert, en pinçant l'oreille hâlée de la jolie fille entre deux doigts, et la tirant doucement... Nous tâcherons de faire quelque chose pour te plaire, sans nous attirer du dommage.
Le visage de l'ouvrière s'éclaira, ses lèvres s'arrondirent dans un sourire, et, avec une coquetterie câline, apportant sa joue au jeune homme:
—Oh! vous êtes si gentil quand vous voulez!...
Il la prit par les épaules et l'embrassa vivement. Elle se dégagea avec un cri et un peu pâle:
—Ah! vous m'avez fait mal... Ne me serrez pas tant... Vous êtes si fort!... Vous m'étoufferiez sans le vouloir.
Au même moment une voix sonore se fit entendre, disant:
—Et ce serait grand dommage!
Comme Robert se retournait mécontent, la tête de Tondeur, rouge et souriante, parut à la hauteur de la fenêtre:
—Votre serviteur, monsieur Robert et la compagnie, dit le joyeux compère. Mâtin! vous vous chauffez d'un fameux bois!
Et, clignant de l'œil, il partit d'un gros rire qui le rendit violet.
—Qu'est-ce qui vous amène ici? demanda rudement le comte.
—Pardié, monsieur Robert, quelque chose qui vous touche plus que moi: en visitant les coupes tout à l'heure, j'ai découvert un nid d'émouchets... Et je suis venu dare-dare vous en prévenir.
—Et je vous en remercie, dit Robert en changeant d'attitude... Le temps de prendre mon fusil et je suis à vous.
—N'oubliez pas toujours ce que vous m'avez promis! s'écria Rose, en remuant ses fers à grand bruit sur son fourneau de fonte.
—Nous verrons ça! Attendez-moi, Tondeur.
Et, leste, le jeune comte gagna l'escalier.
—Qu'est-ce qu'il t'a promis, Roson? fit le marchand de bois, en appuyant ses grosses pattes velues sur l'appui de la fenêtre. Est-ce de t'épouser?
—Vieille bête! dit la belle fille. Tenez, voilà M. Malézeau qui sort. Allez lui demander s'il a reçu la commande du contrat!
Accompagné par le marquis, le notaire traversait la cour. M. de Clairefont parlait avec animation, et Malézeau l'écoutait en pliant l'échine, comme décidé à supporter l'avalanche des raisonnements, sans se départir d'une résolution prise. L'inventeur, la tête en feu, le geste exubérant, poursuivait, sans se laisser démonter par l'attitude peu encourageante de son homme d'affaires:
—Oui, pour cinquante mille francs j'aurai tous les brevets nécessaires, et je pourrai divulguer ma découverte, lancer mon four, et réaliser des bénéfices énormes... Entendez-vous, Malézeau?
—J'entends, et je comprends... Monsieur le marquis, c'est fort clair, Monsieur le marquis... Mais où les prendrez-vous, ces cinquante mille francs, puisque, si vous n'en payez pas cent soixante trois mille, la semaine prochaine, vous êtes sous le coup d'une expropriation, Monsieur le marquis, et pouvez être expulsé de cette demeure, Monsieur le marquis...?
—Où je les prendrai?... Mais dans votre caisse, mon ami. Vous ne me ferez pas un tel tort pour une si faible somme... Cinquante mille francs! Et c'est la fortune... Allons, prêtez-les-moi!...
—Je n'ai pas d'argent personnel, Monsieur le marquis, et quant à l'argent de mes clients, la délicatesse, Monsieur le marquis, autant que la loi, m'interdit d'en disposer... Croyez-moi, renoncez à la réalisation immédiate de vos projets, et réunissez toutes vos forces pour sortir de la situation où vous vous trouvez... Elle est très grave...
—Eh! j'en sortirai, j'en réponds, mais ce ne sera pas en faisant des économies... C'est mon invention qui nous sauvera tous... Il me faut cinquante mille francs... Sur seconde hypothèque... hein?
—Vous ne les trouverez pas, Monsieur le marquis. Votre crédit est épuisé dans le pays, et si je n'avais pas traité pour vous, jusqu'ici, il y a beau temps que vous ne trouveriez plus un centime, Monsieur le marquis...
—Eh bien! j'attends ce soir mon futur gendre... Je lui demanderai cet argent... Il me comprendra, lui...
Malézeau parut hésiter un instant, puis, réunissant tout son courage:
—C'est-à-dire qu'il partira, Monsieur le marquis, pour ne plus jamais revenir, Monsieur le marquis... Allez-vous lui fournir vous-même un prétexte, Monsieur le marquis, pour rompre un mariage qui traîne depuis si longtemps?...
—Que dites-vous là, Malézeau? Supposeriez-vous que M. de Croix-Mesnil fût disposé à ne pas tenir ses engagements? S'il en est ainsi, je ne regretterai pas que ma fille ait tant hésité à l'épouser... D'ailleurs, quand je serai en mesure de la doter princièrement, les maris ne lui manqueront pas... Allons, puisque je vous trouve intraitable, je vais retourner toutes mes poches et tâcher de me suffire à moi-même... Vous, occupez-vous seulement d'obtenir du temps pour que je sois tranquille... Voyez mes créanciers...
—Monsieur le marquis, il n'y en a qu'un.
—Ah! fit M. de Clairefont, dont l'animation se glaça brusquement. Il ajouta avec une douloureuse anxiété:
—Et ce créancier unique?
Le notaire baissa la tête avec découragement, et laissa tomber ce terrible nom:
—Carvajan.
—Il a donc désintéressé tous les autres?
—Oui, Monsieur le marquis, il a racheté en sous main toutes vos créances, Monsieur le marquis, il veut que vous n'ayez affaire qu'à lui...
Toutes les illusions de l'inventeur se dissipèrent en un instant. Sa fausse sécurité disparut; il entrevit l'abîme ouvert devant lui, et vers lequel il marchait d'un pas si précipité. Pendant qu'il se complaisait dans ses songes, son ennemi poussait son œuvre de ruine.
Le marquis ressentit une impression de froid au cœur, ses oreilles tintèrent, il vit tout sombre, comme si le ciel s'était subitement couvert.
La voix de son fils le rappela à lui-même. Le jeune homme sortait, son fusil sur l'épaule, accompagné de sa sœur, insouciants, joyeux, l'un et l'autre. Antoinette marchait, abritant sa tête charmante sous une ombrelle rouge.
—Père, cria-t-elle de loin, venez-vous avec nous? M. Tondeur nous emmène jusqu'aux coupes.
—Non, mon enfant. Il faut que je rentre travailler.
Il les suivit tous les deux d'un regard attendri: lui, souple et vigoureux avec sa carrure athlétique; elle, grande et svelte, avec sa taille élégante. Ses enfants, son bien le plus précieux, son unique amour. Les laisserait-il exposés à la vengeance de Carvajan? Ne saurait-il pas disputer à son ennemi leur présent et leur avenir?
Une flamme lui monta au cerveau: il se sentit une force nouvelle. Il se jugea capable de réaliser des prodiges. Pour son malheur, il chercha le salut dans ses hasardeuses spéculations. Il se livra de nouveau à sa chimère. Et quand il avait encore, avec de l'ordre et de la patience, le moyen de sortir de ses embarras financiers, il se prépara à descendre plus avant dans le gouffre où croulait sa fortune.
—Obtenez seulement de Carvajan qu'il me donne du temps, dit-il au notaire, et je réponds de tout.
Il jeta un regard profond sur son château, et, d'une voix prophétique:
—Vous voyez ces tours, ces toits? Eh bien! avant peu j'aurai de quoi les faire dorer, si la fantaisie m'en vient!
Il se mit à rire en agitant sa tête blanche, et, faisant un geste d'adieu à Malézeau, qui se demandait avec trouble si ce n'était pas un fou qu'il avait devant lui, il remonta dans son laboratoire.
IV
Ce n'avait pas été sans une émotion profonde que Pascal avait revu La Neuville. Parti étant presque un enfant, il revenait un homme. Dans les longues méditations de sa vie solitaire à l'étranger, il avait beaucoup discuté avec lui-même les causes qui avaient amené son départ, et pas une fois il ne s'était senti troublé par un regret. Il avait fait ce qu'il devait faire. Conduit par les circonstances à juger son père, il s'était enfui, comme pour se punir de son manque de respect, et s'était jeté à corps perdu dans le travail.
Peu à peu il avait senti en lui un grand apaisement. L'éloignement avait étendu des voiles propices entre son souvenir et la terrible figure de Carvajan. Il en était venu à ne la plus voir qu'effacée et adoucie.
Pendant ces années d'absence, seul dans l'immensité peuplée, et, pour lui, cependant déserte, des pays étrangers, il s'était désespérément attaché à la patrie lointaine, à la famille délaissée. Il avait écrit à son père, régulièrement, pour le tenir au courant de ses entreprises, de ses travaux, de ses espérances. Carvajan lui avait envoyé, avec une exactitude de commerçant, des réponses courtes, substantielles et froides, véritables lettres d'affaires, se terminant à peine par une phrase tendre. Des conseils toujours, hardis et pratiques, donnés avec un instinct merveilleux des situations, mais jamais un mot qui fût une allusion au passé, ou une ouverture pour l'avenir. Jamais, dans un moment d'isolement et de tristesse, il n'avait fait entendre à son fils le cri d'appel de la vieillesse qui cherche un appui: Reviens! La ténacité rude et orgueilleuse de Carvajan se retrouvait tout entière dans sa manière d'être avec Pascal. Celui-ci avait voulu partir, s'était soustrait à l'autorité paternelle: il devait et pouvait user sans limite de sa liberté.
Cependant le jour où, las de courir le monde, ayant terminé les travaux engagés, le jeune homme s'était décidé à annoncer son retour, il avait reçu de son père un billet bref, mais dans lequel éclatait une satisfaction inattendue. Pascal en éprouva une vive émotion. Il n'était point blasé sur ces manifestations de l'affection paternelle. Il la sentait vibrer sans fausse honte. Le vieillard était heureux de revoir son fils. Et un pâle éclair de joie réchauffait son cœur sec et glacé.
Pascal partit avec un double ravissement, à la pensée de rentrer au pays et d'y trouver son père plus accessible et plus doux. À lui, habitué à parcourir les grands espaces, à voyager lentement, dans des pays sauvages, la traversée rapide d'Amérique en France parut longue, le trajet en chemin de fer sembla interminable. Il fut pris d'une sorte de fièvre d'impatience. Il se donna à peine le temps de rendre des comptes à ses administrateurs de Paris, et, le soir même, il arrivait à La Neuville.
Le cœur lui battait fort en descendant de wagon; il suivit le quai de débarquement, en proie à un trouble qu'il ne pouvait surmonter. Ses yeux, obscurcis par des larmes qu'il ne retenait pas, découvrirent devant la gare un petit homme qui attendait, seul, droit et raide. Un double cri se fit entendre.
—Pascal!
—Mon père!
Et, poussés par une force invincible, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le maire de La Neuville se remit promptement de son émotion, donna des ordres brefs aux facteurs du chemin de fer, pour qu'on apportât les bagages à la rue du Marché, et, prenant son fils par-dessous le bras, il l'emmena à travers la ville, répondant distraitement aux saluts, hâtant le pas pour distancer les importuns, et ne tarissant pas de questions sur les affaires conduites par Pascal, insistant sur les résultats, et glissant sur les moyens.
Ils dînèrent tous deux et passèrent la soirée en tête à tête. Il regardait le jeune homme, l'écoutait parler avec une surprise joyeuse, et sa voix grave lui faisait vibrer quelque chose dans la poitrine. Il l'admirait, il le trouvait capable, brillant, supérieur. Quand Pascal lui avoua qu'il revenait avec six cent mille francs, part réalisée de ses bénéfices dans les entreprises menées à bien, le banquier poussa un cri de joie. Puis un nuage obscurcit son front, sa parole se glaça, et son geste s'alourdit. Une réflexion venait de se faire jour dans son cerveau: Riche, mon fils peut se passer de moi. Je n'aurai aucune action sur lui.
Or Carvajan était essentiellement dominateur. Et pour qu'il s'intéressât à quelqu'un, il fallait qu'il l'eût en sa dépendance. Cependant, cette impression fâcheuse s'effaça. Pascal avait recommencé à parler, et sa voix pénétrante et profonde agissait de nouveau. Le banquier se dit:
—Quelle impression singulière produit-il sur moi? Il a dans la parole une puissance irrésistible. Quand on l'écoute, il est difficile de ne pas se laisser gagner à son opinion. Et moi-même... Allons! c'est le premier effet, et cela passera!
Le voyageur était las: il se retira de bonne heure. Son père le conduisit lui-même au premier étage, par les couloirs obscurs et l'escalier étroit de la petite maison, et s'arrêta devant une porte que Pascal reconnut pour celle de la chambre de sa mère.
Il demeura immobile, hésitant, repris par tous ses souvenirs. Carvajan ouvrit, et l'appartement, tel qu'il était autrefois, s'offrit aux regards du jeune homme. Tout était resté dans le même ordre, comme, si, pendant tant d'années, personne n'eût pénétré dans cette pièce rendue sacrée par la mort. Les menus objets familiers étaient rangés sur la table et semblaient attendre. Le métier à tapisserie, couvert d'une toile grise, se dressait au coin de la cheminée, auprès du fauteuil préféré. La sensation que Pascal éprouva fut si vive qu'il se demanda s'il avait rêvé, si le temps passé au loin s'était vraiment écoulé et s'il n'allait pas entendre la voix de la morte. Dans l'ombre sonore de la vaste pièce, ce fut la voix de Carvajan qui parla, sèche et banale:
—Je t'ai mis ici... J'ai pensé que tu y serais mieux que dans ta chambre de garçon.
Mieux! Ainsi, c'était seulement du confort que Carvajan se préoccupait en ouvrant à ce fils la chambre de sa mère! Il n'avait pas prévu l'attendrissement qui s'emparerait de Pascal. Il ne devinait pas que trois mots venus du cœur, à cette heure de trouble profond, lui auraient rendu pour toujours son enfant confiant et soumis. Ces mots, il ne les trouva pas, et, serrant la main de son nouvel hôte, comme fait un compagnon de voyage au seuil banal d'une chambre d'auberge, il se retira.
De grand matin, Pascal fut sut pied. Mais son père l'avait devancé: il était sorti pour ses affaires. Le jeune homme en éprouva un secret soulagement. Livré à lui-même, il voulut visiter en détail la maison où s'était passée son enfance.
Il ouvrit la fenêtre et vit la rue étroite et noire, avec la même fontaine coulant sur les dalles, les mêmes boutiques avec les mêmes gens au comptoir. Le mouvement de la ville était resté tel qu'au moment de son départ. Dans l'éloignement, il entendait les modulations d'une flûte jouée par le conducteur des chèvres qui traversaient le quartier à huit heures, chaque matin. Quand il était enfant, sa mère l'appelait pour voir passer les bêtes, et, pendant quinze jours, étant malade, on lui avait fait boire de leur lait. Il entendait maintenant le tintement de la clochette du bouc qui portait sur son dos la boîte aux tasses. Au coin de la rue, soudain, le troupeau s'avança. C'était toujours l'homme d'autrefois, et l'air de flûte n'avait pas varié. Les chèvres défilèrent, faisant claquer leurs pieds fins sur le pavé, secouant leurs têtes barbues; au tournant de la place, elles disparurent; modulations et tintement se perdirent dans l'espace. Et le silence s'était fait, que Pascal écoutait encore, les yeux vagues, le cœur gonflé, comme s'il venait de voir s'éloigner sa jeunesse.
Lentement il descendit. Dans l'escalier, il se croisa avec la servante et, la regardant par hasard, il fut étonné de sa beauté. C'était une fille de vingt ans, brune au teint blanc et aux yeux bleus, qui le salua d'un sourire. Elle était mise avec coquetterie et montait de l'eau dans un grand broc de cuivre.
—Peut-être que vous cherchez votre père, monsieur Pascal? dit-elle. Dès patron-minette, il est parti pour sa ferme de La Moncelle... Il ne rentrera que pour l'heure de midi... Si vous voulez faire un petit tour, vous avez le temps, et vous gagnerez de l'appétit...
—Merci, c'est ce que je me propose, en effet...
—Alors, Monsieur, à vous revoir...
Il sortit; l'air était vif et les martinets poussaient des cris aigus en se poursuivant dans le ciel. Il gagna les hauteurs de Couvrechamps, se jeta dans les chemins boisés, se perdit dans les prés, respirant les senteurs puissantes de la terre natale, étourdi par le soleil, enivré par la brise parfumée, et conduit irrésistiblement par sa destinée sur le passage de cette belle amazone qui suivait, solitaire et rêveuse, le chemin creux de Clairefont.
Et lui, libre, insouciant la veille encore, n'ayant d'autre désir que celui d'oublier le passé et de s'accommoder du présent, de vivre calme en fermant les yeux aux choses mauvaises, il était en un instant, dès le premier jour, jeté au milieu d'orages plus violents que tous ceux jusqu'ici affrontés. Une puissance inconnue s'emparait de lui, le subjuguait, le faisait sa chose. Et voilà qu'il se trouvait une seconde fois aux prises avec son père, et plus terriblement que jamais.
On le lui avait bien dit: il arrivait au milieu de la bataille. Clairefont contre Carvajan. Le duel, engagé depuis trente ans, en était aux dernières passes, et il fallait que l'un des deux combattants tombât.
Il connaissait maintenant complètement l'histoire de son père et du marquis. Fleury, en descendant de la Grande Marnière, lui avait tout conté. Il avait pu, à l'aide de ses propres souvenirs, combler les lacunes du récit. Et bien des détails qui avaient frappé obscurément son esprit d'enfant devenaient maintenant lumineux. Il voyait Carvajan et Clairefont aux prises, nouveaux Montaigu et Capulet, dans une guerre implacable. Les moyens mis en œuvre étaient différents, comme l'époque, le pays et les mœurs. On était à La Neuville et non à Vérone, en 1880, et non en 1300. Les armes n'étaient plus l'épée et la dague, mais le terrible argent. On ne faisait point couler le sang qui éclabousse au grand jour, mais l'encre qui salit dans l'ombre. Ce n'était pas une hostilité franche, déclarée, active et bruyante, mais une lutte sourde, patiente et hypocrite, plus dangereuse que l'autre, et plus acharnée.
Il se rendait un compte exact des forces en présence et les voyait disproportionnées. D'un côté, le marquis, pauvre homme à l'âme tendre et à l'esprit troublé, ne sachant ni calculer, ni prévoir, ballotté au hasard de ses utopies, sacrifiant le positif au chimérique, et, de l'autre, Carvajan, ce cœur de pierre, ce cerveau froid et lucide, ne se décidant jamais qu'à coup sûr, et ne reculant plus, une fois engagé. C'était le combat d'un nain et d'un géant. La victoire était décidée d'avance.
Et Pascal savait par quels moyens les confédérés se préparaient à l'obtenir. Il était au centre même de l'attaque, lui qui s'intéressait secrètement à la défense. Il les voyait tous manœuvrer comme une bande de fourmis qui s'acharnent sur une bête morte et la dépouillent de sa chair jusqu'à ce que les os soient nets et blancs. Il savait ce qu'ils tenaient déjà. Tondeur avait acheté la scierie des bois de La Saucelle, cette fameuse scierie à vapeur qui avait tant fait baisser le salaire des bûcherons. Dumontier, le beau-frère de Carvajan, avait prêté cent vingt mille francs, avec hypothèque sur les admirables prairies que traverse la Thelle. Fleury, l'âme damnée de Carvajan, le Père Joseph de ce Richelieu, n'avait pas avancé de fonds, mais avait sa part faite pour les bons offices qu'il rendait continuellement, comme greffier de la justice de paix, faisant fonction de commissaire-priseur dans les ventes auxquelles aboutissaient presque toutes les affaires d'argent entreprises par le banquier. Pourtois convoitait l'entourage de son auberge et aspirait à voir les travaux reprendre à la Grande Marnière; car, depuis que les fours à chaux étaient éteints et que les ouvriers avaient été congédiés, il ne faisait plus de recettes, et les tables de sa salle étaient vides.
Quant à Carvajan, il lui fallait la terre, l'argent, l'honneur et le bonheur d'Honoré de Clairefont. Les désastres les plus effroyables lui paraissaient à peine suffisants. Il voulait voir, abattu à ses pieds, cet homme, qui l'avait humilié, et marcher sur lui. À cette exquise jouissance morale, il ne lui déplaisait pas d'ajouter, car il était toujours pratique, même dans la vengeance, la satisfaction matérielle de réaliser une spéculation admirable. Possesseur du domaine de Clairefont, il était maître du pays, dominait l'opinion, entrait au Conseil général, se faisait nommer député, et, exploitant la Grande Marnière avec les développements qu'il saurait donner à l'affaire, il créait une puissance industrielle qui devait assurer à son fondateur un avenir sans bornes.
Pascal savait à quoi s'en tenir sur l'ambition de son père. L'ex-garçon de magasin avait un orgueil silencieux et sauvage qui lui faisait juger toutes les grandeurs réservées à sa haute capacité. Les obstacles ne le gênaient point: il les tournait ou les renversait. Il était de ces hommes qui, partis de rien, arrivent à tout, et ne s'arrêtent jamais, faute de moyens. Il osait et, quand il avait échoué une fois, recommençait jusqu'à ce qu'il eût réussi.
Depuis que Pascal était revenu, le banquier se montrait agité. Il avait modifié ses habitudes, s'arrêtait pour parler aux gens dans la rue, et ne tarissait pas sur la joie qu'il éprouvait de posséder son fils. La maison de la rue du Marché prit un autre aspect. Les fenêtres, ordinairement closes, s'ouvrirent, et le logis perdit son air de mystère et de défiance. Bien plus, Carvajan se mit sur le pied de recevoir.
—Je ne veux pas que mon garçon s'ennuie chez moi, dit-il à ceux qui firent paraître un peu de surprise. Il est jeune, il a besoin de distraction. Pour un vieux loup comme moi, la maison est assez agréable; mais, pour lui, elle a besoin d'être égayée: je veux qu'il y vienne des dames... Eh! eh! Pascal a trente ans: il faut qu'il songe au mariage...
Cette idée de marier son fils s'était emparée de lui subitement. Il en parlait volontiers. Et il s'occupait de la mettre à exécution.
Il avait fait des grâces inusitées aux Leglorieux, les riches meuniers du Capendu. Mme et Mlle Leglorieux, invitées à dîner chez le maire de La Neuville, étaient devenues rouges de plaisir. Elles avaient pris le train pour Rouen et s'étaient enfermées pendant deux heures avec Mlle Siméon, la couturière de la rue Beauvoisine, la première faiseuse de la ville. La «demoiselle» de Mme Leglorieux était une grande et belle personne de vingt ans, type accompli de la race normande, blanche de peau, ayant des cheveux magnifiques, de grands pieds et de fortes mains. Elle était fille unique, et Fleury, qui connaissait, à peu de choses près, toutes les fortunes du pays, disait: Elle aura un fameux sac!
Mme Leglorieux, frémissante d'espérance, avait ouvert du premier coup son cœur à son héritière:
—Ma chère, ce doit être un mariage qui se prépare... C'est la première fois que M. Carvajan invite des dames chez lui... Jamais il n'a reçu que des messieurs... Oh! Félicie, y penses-tu!... Il a des millions, cet homme-là... Et son fils est si bien!... On dit que, comme avocat, il a un talent immense... bien plus que Me Bonnet...! S'il voulait se fixer à Rouen, il serait capable de devenir bâtonnier... Et tu dînerais à la Préfecture!
Mlle Félicie ne répondait pas, mais ses yeux devenaient humides, et, sur chaque joue, elle avait un rond rouge.
Cependant Pascal, aussitôt que son père lui laissait un instant de liberté, se dirigeait du côté de Clairefont. Il put aller rôder ainsi deux fois, vers le soir, sur le plateau, du côté du chemin où il avait rencontré Antoinette.
Il se mettait en embuscade derrière les haies, assis dans le trèfle en fleurs, chaud des derniers rayons du soleil, et il attendait. Mais la charmante fille s'était faite invisible.
Il s'enhardit jusqu'à s'avancer auprès de la grille. Le grand lévrier d'Écosse, couché paresseusement sur la terre d'un massif, dans laquelle il avait creusé un trou pour trouver un peu de fraîcheur, leva son museau effilé et poussa quelques aboiements agacés. Le jeune homme se cacha le long du mur du parc, craignant d'être vu, et, dans le silence, il entendit la voix harmonieuse d'Antoinette qui disait:
—Tais-toi, Fox. C'est quelque mendiant... Vas-tu maintenant montrer les dents aux pauvres gens?
Et la voix rude de la tante de Saint-Maurice ajouta:
—Un de ces jours alors, il nous les montrera à nous-mêmes.
Ces mots tombèrent lourdement sur le cœur de Pascal. Plus que la distance, plus que le mur de pierre, ils le séparaient de Mlle de Clairefont. La ruine, n'était-ce pas Carvajan qui la consommait?
Il s'éloigna lentement. Le soir venait, une brume légère descendait sur le bois, et, au travers des futaies de Clairefont, le soleil se couchait, jetant des lueurs sanglantes. Le jeune homme suivit le bord de la lande où il avait vu Rose battre son linge en chantant. Il aperçut le troupeau de moutons du Roussot qui broutait les pousses maigres, sous la conduite du chien noir. Le berger était couché sur sa limousine, auprès de son parc ouvert pour la nuit, et, mélancoliquement, soufflait dans une tige de sureau creusé. Il tirait de cette flûte primitive un son aigu et plaintif, qui se perdait dans l'air, semblable au cri gémissant d'un oiseau blessé.
Pascal fut découvert par l'idiot qui, se levant d'un bond, poussa deux cris stridents auxquels son chien obéit en courant sur le flanc du troupeau dispersé. Prenant son fouet, le Roussot se mit à sauter dans la bruyère avec des gestes furieux, comme si, en approchant de ses bêtes, le passant eût commis un grave méfait. Et pendant longtemps Pascal entendit sur la colline le claquement sonore du fouet alternant avec les cris du berger.
Il rentra triste jusqu'au fond de l'âme. Il n'y avait que huit jours qu'il était de retour à La Neuville. Carvajan, tout de suite, remarqua le changement qui se produisait dans l'humeur de son fils. Il l'observa d'abord silencieusement, puis il lui dit:
—Qu'est-ce que tu as? Est-ce que quelque chose ou quelqu'un te déplaît ici? On le changera, mon cher. Je veux que tu sois satisfait...
Pascal regarda son père. Il le jugea sincère. Il se dit:
—En vieillissant il s'est humanisé. Qui sait s'il ne ferait pas vraiment beaucoup pour me plaire?
Il eut la pensée de profiter des bonnes dispositions où il le voyait, et de tout lui avouer. Il était temps encore peut-être de détourner le coup suspendu sur Clairefont. Si la rentrée de l'enfant, pendant si longtemps errant à travers le monde, pouvait être le signal d'une pacification heureuse? Oh! de quelle tendresse il paierait son père, si, par condescendance pour lui, il consentait à épargner ses ennemis vaincus! Il se figurait Antoinette débarrassée de ses soucis, libre de sourire. Et ce serait à lui que la jeune fille devrait la sécurité de la vie pour son père, et le calme du cœur pour elle. Un grand attendrissement s'empara de Pascal. Sans retard, il voulut tenter l'épreuve.
—Mon père, depuis que je suis rentré chez vous, dit-il, j'admire comme tout a changé. Je vous ai retrouvé le premier de la ville... Vous avez une grande situation, et je comprends qu'elle n'est pas encore ce qu'elle peut être...
Carvajan baissa la tête en signe d'affirmation. Un rire muet passa sur son visage basané.
—Je vois cependant un point noir à l'horizon: c'est l'état d'hostilité dans lequel vous vivez avec les habitants de Clairefont... Croyez-vous qu'il soit digne de vous de prolonger une lutte qui jette du trouble dans le pays? Car, vraiment, tous ceux qui ne sont pas pour vous sont pour eux... Et c'est une véritable discorde que vous entretenez.
Le banquier baissa le nez, comme lorsqu'il ne voulait pas s'expliquer et, avec une sourde ironie:
—Je ne l'entretiendrai pas longtemps, maintenant.
Pascal ne se laissa pas prendre à l'ambiguïté de la réponse. Il savait ce que parler voulait dire, même pour Carvajan.
—J'entends, en effet, répéter partout que le marquis Honoré est à bout de ressources, et c'est justement là ce qui m'encourage à vous parler aussi nettement, quoique je sache fort bien que le sujet n'est pas pour vous plaire... Voilà des gens qui, à force de maladresses, d'excentricités, de folies, je ne vous chicanerai pas sur les causes, sont arrivés à la ruine complète. Eh bien! mon père, pour le mal qu'ils vous ont fait, que pouvez-vous leur souhaiter de plus?
La physionomie de Carvajan prit une expression de gaieté terrible. Il hocha la tête, et, levant ses yeux jaunes qui rayonnaient de haine:
—Enfant! dit-il, avec une dédaigneuse pitié. Tu ne sais pas de quoi tu parles!
Il y eut dans ces quelques mots tant d'amère et de profonde ironie, ce fut si bien le cri de la vengeance insatiable, que Pascal en demeura glacé. Il avait espéré amener le vieillard à faire un retour sur lui-même, provoquer une discussion de laquelle sortirait quelque expédient favorable. Il trouvait son père froid comme un marbre, répondant à ses attaques avec la bienveillance câline d'un homme qui cause avec un gamin. Cependant il ne se tint pas pour battu: il revint à la charge:
—Il n'en est pas moins certain que le marquis de Clairefont est actuellement un pauvre adversaire pour un combattant tel que vous...
—Hé! hé! fit railleusement Carvajan, il ne faut jamais mépriser son ennemi. Si depuis trente ans le marquis avait répété ces paroles, chaque soir, avant de se coucher, en guise de prière, il n'en serait peut-être pas où il en est.
—Mais il est vieux...
—Tiens! il a mon âge!
—Auprès de lui sont des femmes dignes d'intérêt...
À ces mots Carvajan se dressa sur ses pieds; il lança à son fils un regard aigu, et, d'une voix métallique, sa vraie voix, qui fit vibrer les nerfs de Pascal:
—Des femmes? Qui te l'a dit? Tu les as peut-être vues? Ah! ah! nous voilà gentils, si cette engeance se mêle de nos affaires! Des femmes! Est-ce qu'il n'y en a pas toujours dans le jeu du marquis? Il fallait s'attendre à ce que les cotillons entreraient en danse. Eh bien! garçon, est-ce à la vieille demoiselle de Saint-Maurice que tu t'intéresses, ou à la belle Antoinette?
Le nom de la jeune fille, jeté avec cette âpre familiarité, sonna douloureusement à l'oreille du jeune homme. Il lui sembla que l'accent avec lequel son père le prononçait était avilissant. Il voulut couper court aux commentaires, mais il n'en eut pas le temps.
—Qui t'a parlé de ces femmes? continua le vieillard avec une animation qui allait grandissante. Les aurais-tu rencontrées, par hasard? Tu cours la campagne depuis que tu es revenu, et elles sont continuellement par les chemins comme des aventurières... Ah! elles t'ont peut-être bien parlé! Elles ne sont pas honteuses... Et puis, le fils Carvajan... Bonne affaire!
Le banquier eut un rire atroce.
—Mon père, dit Pascal, je vous en supplie...
—Laisse donc! Est-ce que je ne les connais pas?... À l'heure qu'il est, elles sont capables de tout, pour de l'argent... Mais il faut se défier; ce sont des gaillardes... la jeune surtout, avec ses airs candides... et son capitaine de cavalerie qui ne l'épouse pas! Ah! ah! va, mon petit! C'est du vilain monde... Ne t'en occupe pas. Tu te ferais rouler... Il faut la poigne du vieux Carvajan pour en venir à bout, et encore ce n'a pas été sans peine! Si tu crains le tapage que fera l'écroulement de cette vieille bicoque lézardée, craquelée, vermoulue, qui s'appelle la maison de Clairefont, va faire un tour à Paris... Tu es jeune: il faut t'amuser. Mais, crois-moi, n'essaie jamais de changer de place les quilles de ton père... Certes, je t'aime bien... Mais tu pourrais tout de même recevoir la boule dans les jambes!
Pascal voulut faire un dernier effort, parler encore. Mais sa belle voix profonde n'exerçait plus aucune séduction. Dès qu'il s'agissait de sa haine, le vieillard avait une armure de diamant sur laquelle tous les coups, même les mieux portés, s'émoussaient.
—D'ailleurs, ajouta-t-il avec une fausse bonhomie, toute ta sensiblerie est inutile... Il n'y a pas auprès du marquis que des femmes... Il y a aussi un grand gaillard de vingt-huit ans, fort comme un bœuf et qui, du reste, jusqu'ici n'a employé sa force qu'à faire des sottises... Mais s'il veut travailler, il en a le droit... Nous savons, toi et moi, comment on fait... J'ai commencé par balayer la boutique du père Gâtelier... Et toi, mauvaise tête, tu as fait le tour du monde... Qui est-ce qui empêche ce beau fils de reconstruire l'édifice de la fortune paternelle? Hé! hé! nous le jugeons peut-être mal, ce garçon! Qui sait s'il n'a pas une autre vocation que celle d'assommer les garçons d'écurie et de rosser les braconniers, entre deux petits verres de cognac?... Je serais ravi qu'il eût des capacités cachées, et qu'un beau matin il prouvât qu'il peut être bon à quelque chose...
Carvajan fit une courte pause, son visage devint dur et sombre; puis, avec un geste net et tranchant comme un coup de couperet:
—Mais s'il est à la fois, comme tous les siens, incapable et malfaisant, il faut qu'il tombe et disparaisse. Dans notre société moderne, telle qu'elle est organisée, il n'y a plus de place pour les vicieux et les fainéants.
Ainsi, pour se couvrir aux yeux de son fils, le maire de La Neuville prétendait donner une portée sociale à son œuvre de rancune. Ce n'était plus Carvajan écrasant Clairefont. C'était la démocratie laborieuse triomphant de la noblesse inactive, et, à grand coups de serpe, taillant dans les pousses parasites dont l'enlacement étouffait le pays.
Si rudement repoussé, Pascal voulut donner le change à son père et prit un air fort détaché. Ce qu'il en avait dit, après tout, c'était par un excès de scrupule. La famille de Clairefont lui était fort indifférente. Il ne connaissait pas ces gens-là et n'avait aucune envie de les connaître. Carvajan le laissa parler et ne souffla plus mot. Il se promettait de faire surveiller Pascal par quelqu'un de ses affidés, rôdeur de broussailles, habile à suivre une piste. Mais le jeune homme faisait en même temps un raisonnement semblable et prenait la résolution de ne plus aller, pendant quelque temps, se promener sur la colline.
Tous deux restèrent donc en présence, s'observant sourdement comme des adversaires, déjà séparés par des arrière-pensées, doutant l'un de l'autre, Carvajan craignant d'avoir une seconde fois à lutter contre ce qu'il appelait la pruderie de son fils, Pascal perdant en un instant toutes ses illusions et voyant reparaître avec un grand serrement de cœur le tyran qui lui avait fait, une fois déjà, fuir la maison natale.
Le dîner auquel le Maire avait convié les notables de La Neuville pour fêter le retour de l'enfant prodigue eut lieu avec beaucoup d'apparat. Il n'est rien de tel que les avares pour se mettre exceptionnellement en dépense. Les somptuosités du menu causèrent de l'émerveillement dans un pays où les repas de cérémonie durent quatre heures et peuvent faire concurrence aux légendaires noces de Gamache.
Le sous-préfet était présent. Il n'avait point osé se dérober à l'invitation qui lui avait été envoyée. Le service fut fait par des maîtres d'hôtel venus de Rouen, et dont la tenue imposa tellement à Dumontier aîné, le beau-frère de Carvajan, qu'il ne put, malgré les coups d'œil furibonds de sa femme, s'empêcher de leur dire, chaque fois qu'ils lui changèrent son assiette: Merci, Monsieur.
Commencé froidement dans cette salle à manger sombre, démeublée pour la circonstance, car on se trouva vingt-deux à table, le dîner s'anima peu à peu, et lorsque, avec le rôti qui avait été précédé de plusieurs entrées, on commença à verser les vins de Bourgogne, les langues se délièrent et la conversation devint très bruyante.
Fleury, qui n'était séparé du fils de la maison que par Mlle Leglorieux, entreprit de faire briller le jeune homme et le poussa sur l'Amérique. Mais il le trouva rebelle à toutes ses tentatives. Taciturne et absorbé, Pascal parut décidé à ne pas se livrer. Le milieu dans lequel il était lui fit horreur. La perspective de vivre avec ces gens, dont les manières, le langage, les idées, le choquaient si violemment, lui sembla effroyable. Carvajan, froid et sévère, sobre de gestes et de paroles, avait la distinction fière et menaçante d'un prince, comparé à ceux qui l'entouraient. Toute cette gaieté triviale et basse, qui montait comme une boueuse marée, écœura Pascal et le plongea dans une profonde tristesse.
La jeune Mlle Leglorieux se tortillait auprès de lui, épanouie et rouge comme une pivoine, s'étudiant à être élégante, buvant, le petit doigt en l'air, choisissant ses mots et tombant dans une afféterie ridicule. Tondeur, sanglé dans un habit noir qui le mettait au supplice, était devenu violet et accompagnait chacune des plaisanteries de l'ignoble Fleury d'un rire étouffé d'asthmatique. Mme Leglorieux versait dans l'oreille de Carvajan des confidences très détaillées sur les talents de sa fille et sur la fortune qu'elle avait à attendre de deux grands-oncles, riches fermiers du pays de Bray.
—Oui, monsieur le maire, je peux le dire, Félicie sera un parti de première classe, et tel qu'on n'en pourra pas trouver un pareil dans le canton... Dieu merci, son père et moi, nous nous portons bien... Mais elle n'en aura pas moins trois cent mille francs en se mariant... Ah! mais!... Et vous savez comment on l'appelle à La Neuville? La demoiselle aux héritages! C'est qu'elle en aura, voyez-vous... sans compter le nôtre... le plus tard possible, comme de juste!
Elle se mit à rire, et les tire-bouchons de cheveux noirs, qui lui pendaient de chaque côté du visage, voltigèrent évaporés. Carvajan la regardait en écoutant d'un air tranquille.
Pascal, qui tendait l'oreille, eut la fantaisie de comparer la mère à la fille. Et, avec stupéfaction, il constata une désolante ressemblance: même taille, même carnation, mêmes traits. Il voyait là, dans Mme Leglorieux, Félicie telle qu'elle serait à quarante ans, épaissie, couperosée, éraillée, abêtie par les grasses et lourdes mollesses de la vie de province. Et c'était une telle femme qu'on lui destinait!
Il raisonna froidement. Qu'y avait-il là de surprenant? N'était-ce pas normal, et devait-il espérer une autre union? La jeune fille n'était-elle pas de son monde, de son pays, et pouvait-on trouver mieux en cherchant? Fils de paysan enrichi, était-il réservé à un mariage de grand seigneur? N'avait-il pas, entraîné par son imagination, porté ses regards plus haut qu'il ne lui était permis?
Il oublia tout ce qui l'entourait, le bruit croissant des conversations et des rires, l'animation plus ardente des convives; il se figura qu'il était seul dans un coin de parc silencieux et ombragé. Une silhouette de jeune fille passa devant ses yeux, douce, effacée, enveloppée d'un nuage léger, comme dans un songe. Et c'était elle qu'il aimait, elle seule. Il se sentait prêt à tout tenter pour l'obtenir. Rien ne lasserait sa patience, rien n'affaiblirait son courage. Il finirait par user les résistances, par désarmer les colères, et il serait heureux!
Il frissonna à cette pensée. Quelle douceur ce serait de sentir la main fine de cette adorable créature se poser sur son bras tremblant! Et quelle ivresse de marcher dans la vie à ses côtés! Ne voir qu'elle, ne penser qu'à elle, se fondre éperdument en elle, et n'avoir plus ni désir ni espoir qui ne fût pas elle. Être son époux, ne la quitter jamais que pour revenir plus vite et plus tendrement à ses pieds, maître avide de se faire esclave. La voir s'épanouir dans la maternité triomphante, et avoir de cette femme adorée des enfants, blonds, roses, joyeux, impérieux et câlins comme elle, et se sentir le cœur à peine assez grand pour contenir tout l'amour que ces êtres divins sauraient inspirer! Afin que ces anges pussent vivre sans chagrin et sans souffrance, il faudrait un paradis, quelque lieu béni plein de lumière tiède, d'air embaumé et de soleil radieux. Les arbres se pencheraient pour caresser de leurs branches fleuries les fronts délicats. Les oiseaux chanteraient des chansons choisies pour charmer les oreilles attentives. Le sable se ferait plus moelleux pour ne pas blesser les petits pieds mutins et joueurs. Rien de ce qui existait dans la nature ne serait assez pur, assez beau, assez bon pour Antoinette et les chérubins qui naîtraient d'elle.
Une acclamation violente, retentissant autour de Pascal, l'arracha à sa délicieuse rêverie. Tous les convives de son père s'étaient levés et, choquant leurs verres, buvaient à son heureux retour. Mme Leglorieux, agitant ses frisures, lança à Carvajan un regard victorieux semblant lui dire:
—Vous l'avez ramené. À nous de le garder!...
Fleury, après s'être courbé devant le sous-préfet avec une basse obséquiosité, pour s'excuser de la liberté grande, entamait un speech préparé à l'avance et qu'il affectait d'ânonner, pour lui donner un air d'improvisation. Il y faisait des allusions mal déguisées à la lutte engagée entre Clairefont et Carvajan, insinuant que le maire de La Neuville avait été depuis de longues années le défenseur des libertés communales menacées par les derniers représentants de l'ancienne oppression féodale...
—Un jour viendra, qui n'est pas loin peut-être, dit-il en terminant, où, admirable prix de cette résistance triomphante, la prospérité s'étendra sur tout le pays... Et c'est à M. Carvajan, au maire de La Neuville, que ce résultat merveilleux sera dû... Je n'en veux pas dire davantage... D'ailleurs, vous m'avez compris... Joignez-vous donc à moi, et buvons à la santé de notre excellent ami.
—À sa santé!
—Marchez! il est d'un bon bois! Je m'y connais, clama Tondeur.
Fleury avait dit vrai. Ils comprenaient tous. Et les visages enflammés, les yeux brillants, exprimaient bien la convoitise éveillée. Tous ils étaient prêts pour la curée. Car c'était de la Grande Marnière, toujours, qu'il s'agissait. La source de richesse jaillirait de la colline, et chacun des associés à l'œuvre de ruine y puiserait largement.
Le silence se fit: Carvajan répondait. Il était debout, grave, et de ses lèvres les paroles tombaient froides et mesurées. Il se défendait modestement de l'honneur qu'on voulait lui faire, en attribuant à sa faible initiative les avantages précieux que l'avenir promettait. Il avait eu d'utiles collaborateurs... D'ailleurs, il était satisfait d'avoir obtenu l'approbation générale; car le but qu'il avait eu devant les yeux, c'était uniquement l'intérêt de ceux qui se trouvaient autour de lui...
Il mit la main sur son cœur, avec une onction d'apôtre prêt à s'immoler pour l'humanité. Transportés, ses convives applaudirent de plus belle.
Pascal avait assisté à cette scène avec une stupeur pleine de doute. Il se demanda s'il rêvait, ou si, jusqu'alors, de fausses apparences ne l'avaient pas abusé.
Mais la figure de singe de Fleury, contractée par un sourire silencieux, frappa son regard. Il se rappela les confidences que le greffier lui avait faites. Tout ce qu'il venait de voir était donc une odieuse comédie; tout ce qu'il avait entendu était un éhonté mensonge.
Le dégoût lui souleva le cœur. Il se souvint de la vie libre, large et franche, qu'il menait quelques semaines auparavant. Les vastes plaines de l'Amérique s'ouvrirent de nouveau devant lui, comme pour l'appeler dans leurs solitudes verdoyantes et calmes. Une sensation de repos frais et sain l'enveloppa de ses douceurs caressantes. Il lui sembla que le vent parfumé des savanes passait sur son front et calmait les orages de sa pensée. Pourquoi était-il revenu? Que faisait-il dans cette fange? Il retrouva en lui-même sa force des anciens jours, alors que rien au monde ne lui eût fait accepter la complicité dans une infamie.
Un enthousiasme subit gonfla son cœur, il se sentit maître de sa conscience, supérieur à tout ce qui l'entourait, sûr d'échapper à l'avilissement qu'on songeait à lui faire partager. Il se jura à lui-même de tout quitter, famille, foyer, patrie, et d'aller ensevelir ses rêves dans les pays d'où l'on ne revient pas. L'avenir lui apparut comme un abîme obscur. Et sans hésitation, sans faiblesse, il se décida à y engloutir sa vie.
On se leva de table. Le cabinet de Carvajan, cette salle de torture, dont les murailles avaient été frappées par tant de soupirs et de gémissements, était brillamment éclairé. Le bureau du maître, débarrassé de ses paperasses, avait été rangé dans un coin. Des fauteuils et des chaises entouraient la cheminée. Un piano occupait l'entre-deux des croisées. Le logis maussade et sombre s'emplissait de lumière et de bruit. Dans la rue, des badauds émerveillés regardaient ce spectacle inattendu: les fenêtres de Carvajan étincelantes, et écoutaient les accords d'une valse tapotée par Mlle Félicie. Des invités sonnaient avec mystère, comme s'ils craignaient de se tromper. C'était bien là, pourtant. Le maire de La Neuville restait chez lui, et tous les notables arrivaient les uns après les autres, la mine échauffée et le regard curieux.
Dans un angle, Pascal, assis sur une chaise, écoutait d'une oreille distraite les propos de son oncle Dumontier. La fenêtre était ouverte, et, par les fenêtres, des vols de petits papillons de nuit entraient et se mettaient à tourner autour des bougies, brûlant leurs ailes à la flamme. Et, les regardant, Pascal se disait qu'il en avait été ainsi du pauvre marquis, et que, maintenant, il n'avait plus assez de force pour échapper à l'embrasement définitif. Le nom de Clairefont prononcé tout près de lui attira l'attention du jeune homme. Dans l'embrasure, au coin du piano, il aperçut son père qui causait avec M. Malézeau.