La Grande Marnière
VIII
Ainsi que l'avait fait pressentir la tante Isabelle, il lui aurait été impossible de ne pas suivre son Benjamin. Après une soirée passée à se ronger les poings dans des accès de fureur contenue et une nuit pendant laquelle elle parut près de devenir folle, la vieille fille avait sauté en chemin de fer. Antoinette, restée seule avec son père, dut, pour expliquer l'absence de son frère et de sa tante, forger de toutes pièces une histoire.
Mlle de Saint-Maurice avait eu des difficultés avec son fermier et elle était partie pour quelques jours avec Robert. Pour quelques jours! Le marquis n'avait point remarqué le sourire navrant dont Antoinette avait accompagné ce mensonge. Il n'était point exigeant, le bon Honoré, et pourvu qu'on ne le tourmentât pas au sujet de ses inventions, il passait volontiers condamnation sur le reste. Il se suffisait, d'ailleurs, admirablement à lui-même.
Il s'était replongé plus passionnément dans l'étude de son procédé de chauffage. Le perfectionnement était le vice du marquis. Une invention n'était intéressante pour lui qu'à l'état d'énigme. Une fois trouvée, elle cessait de lui plaire. Son esprit inquiet se mettait en quête d'un autre résultat. Et rarement il s'en tenait à ce qu'il avait réalisé. Il lui fallait toujours le mieux, ce destructeur du bien.
C'était ainsi qu'il avait pu rendre improductives les affaires les meilleures, et stériliser la Grande Marnière, cette mine d'or qu'un commis intelligent et honnête eût suffi à administrer de façon à enrichir son maître et tout le pays. Depuis trois jours, il ne parlait plus, même à table. On le voyait absorbé, l'œil fixe, la pensée visiblement absente. Robert, quand il était encore là, avait dit plaisamment:
—Ah! mon père est remonté dans son laboratoire!
Le marquis n'avait même pas entendu; il poursuivait son rêve et s'efforçait d'enchaîner sa chimère. Que de millions de lieues il avait fait ainsi dans le vague, chevauchant son dada fantastique pour n'atteindre que l'impossible! Cependant il avait par instants de soudaines explosions de joie. Il se frottait les mains avec force, et, la figure radieuse, il s'écriait:
—Ah! ah! cette fois, je crois que je le tiens bien!
Et, sans explications préalables, pour sa satisfaction personnelle, il entamait une courte dissertation sur le procédé qu'il voulait appliquer. Ses auditeurs, régulièrement, opinaient du bonnet lorsqu'il les provoquait à l'approbation par des: hein? n'est-ce pas? qu'en dites-vous? ah! ah!, qu'ils ne pouvaient pas laisser tomber dans le silence sans risquer de faire subir au vieillard le cruel serrement de cœur du doute.
Antoinette bénit la fatale manie qui, en cette circonstance, absorbait si heureusement son père. Il ne parut pas s'apercevoir de l'absence de la tante de Saint-Maurice, qui, pour la première fois depuis trente ans, ne dînait pas à la table commune. Quant à Robert, il faisait des déplacements de chasse fréquents et prolongés.
Après le repas, qui fut court et silencieux, le marquis et sa fille se trouvèrent en tête à tête dans l'immense salon qui, éclairé par deux lampes, leur parut tout noir. Les rafales d'un vent violent ébranlaient les futaies séculaires du parc, et pleuraient, lugubres, dans les hautes cheminées du château. Et la jeune fille écoutait ces plaintes, se demandant si ce n'étaient pas les âmes des morts de Clairefont qui, tournoyant dans la nuit, gémissaient sur le malheur de la famille.
Puis sa pensée s'en allait à la suite de son frère, et elle se le figurait dans une cellule sombre et nue, attendant qu'on décidât de son sort. Où était la tante Isabelle? Qu'avait-elle pu faire? On n'entrait sans doute pas facilement dans une prison. Peut-être ne verrait-elle même pas Robert. Alors, comme un vieux chien fidèle, que son maître a laissé à la porte, elle resterait, regardant les murailles, heureuse encore de se dire: Il est là, l'enfant que j'aime, je suis dans l'air qu'il respire, ces pierres seules le séparent de moi... Oh! la triste soirée! Et comme les heures, sonnaient lentes et lugubres! Seule, sans amis, sans conseils, avec ce vieillard qui dodelinait de la tête au fond de son fauteuil, tout à sa folie, quand le malheur donnait l'assaut à sa maison, et entrait terrible, implacable, par toutes les brèches! Oh! que de pensées navrantes, que de pleurs refoulés!
—Ah! ah! dit le marquis, avec un rire qui glaça Antoinette, cette fois, c'est tout à fait ça! Vois-tu, ma fille, la grille du haut, dans mon fourneau, est à surface plane, et la disposition est vicieuse. Elle cause le stationnement des résidus qui entravent le courant d'air. Il faut que la grille soit infléchie: alors tout descend normalement, et l'incandescence est continue. Voilà! c'est très simple! Qu'en dis-tu?
—C'est parfait, mon père!
—Tu me dis: c'est parfait, bien mollement! Tiens, au lieu de rester dans ce salon où nous sommes perdus comme deux abandonnés, montons chez moi... Je te montrerai mon modèle, et te ferai toucher le perfectionnement du doigt... C'est la fortune, fillette! oui, c'est la fortune!
Se soumettant au caprice du vieillard, Antoinette prit une lampe, et tous deux montèrent au premier étage de la tour.
Dans la vaste salle dont la voûte ogivale est soutenue par des piliers de pierre à fines nervures, le marquis s'était aménagé à la fois une bibliothèque, un cabinet et un laboratoire. Tout le côté donnant sur le parc était garni de rayons qu'encombraient les livres innombrables et poudreux; un escalier mobile, roulant le long de la muraille, mettait le savant à même de prendre l'ouvrage dont il avait besoin. Un admirable bureau était placé devant la large fenêtre cintrée ornée de vitraux, et, près d'un pilier, une table à dessiner se dressait, chargée de plans et d'épures. Un tapis épais couvrait les dalles de granit, dans toute cette partie de la tour, meublée confortablement de fauteuils profonds, propres à la méditation et, disait Robert, au sommeil.
L'autre côté, donnant sur la cour d'honneur, était réservé au laboratoire. Un immense fourneau de briques, à large manteau, au-dessus duquel se voyait un soufflet terminé par une chaîne, semblable à celui d'une forge, avait reçu l'adjonction d'un petit four en fonte, surmonté d'un tuyau qui se perdait dans la grande cheminée. C'était le fameux brûleur du marquis. Sur les tables, des cornues, des fioles de toutes formes, et, dans un coin, auprès d'une vasque de pierre, dans laquelle l'eau coulait à volonté, un serpentin au cou de cuivre en zigzag. Dans ce pandémonium, où avaient pris naissance les idées funestes qui, en trente ans, avaient consommé la ruine de la maison, le marquis se trouvait complètement heureux.
Il poussa un soupir de satisfaction et regarda sa fille avec plus de tendresse.
—Il y avait quelque temps, ma chérie, que tu n'étais venue ici, dit-il... Tu vois, j'ai là bien des dessins qui réclament tes soins... Puisque nous sommes, pour quelques jours, en garçons, tu devrais t'installer avec moi... Tu verrais comme nous passerions de bonnes journées!...
Et le vieil enfant souriait, uniquement préoccupé de son idée fixe.
—Oui, mon père... dit Antoinette du bout des lèvres.
Alors le marquis enchanté s'élança vers son brûleur, tira les caisses roulantes, pleines de charbon, qui occupaient tout le dessous du fourneau, et commença, à grand renfort de copeaux et de papier, à allumer lui-même son appareil. Il avait retroussé ses manches jusqu'aux coudes et se salissait épouvantablement. Il y eut bientôt dans le laboratoire une fumée telle qu'il fallut ouvrir les fenêtres. Et, moitié parlant, moitié toussant, à demi asphyxié, l'inventeur expliquait. Il allait de l'appareil, qu'il déclarait défectueux, aux dessins nombreux sur lesquels il l'avait rectifié...
—Vois-tu, ma fille, les copeaux mouillés brûlent maintenant: c'était la mise en train qui était difficile... Le tirage est insuffisant, mais, avec une cheminée d'usine, ça irait tout seul... Des copeaux mouillés!... Hein? Et quelle chaleur! Toute la valeur de l'invention est là... En Amérique, dans les plantations, ils pourront chauffer avec des détritus de cannes à sucre! Qu'en dis-tu?
Antoinette ne disait rien. Attirée par la lumière, une énorme chauve-souris était entrée dans le laboratoire et, toute noire, ses ailes étendues, elle tournoyait. Par deux fois l'horrible bête, dans son vol sinistre, effleura la jeune fille, qui fascinée ne pouvait la quitter des yeux. Il lui semblait la voir grandir peu à peu et s'étendre, resserrant les cercles qu'elle traçait. Sa tête, devenue énorme, avait des regards de feu, et un rictus diabolique qui rappelait le visage de Carvajan. Elle passa encore une fois, les griffes étendues, comme un vampire, et, terrifiée, Antoinette se dit: Si elle me touche, c'est que nous n'avons plus rien à espérer et que nous sommes irrémédiablement perdus.
Une rougeur lui monta au visage, elle saisit le long tisonnier que son père venait de poser, et, au moment où la bête hideuse s'avançait menaçante, elle frappa. Brisée par la tige de fer, la chauve-souris tomba sur la grille du brûleur, et, Antoinette avec une joyeuse surprise, la vit disparaître dans les flammes.
Elle respira plus librement; elle pensa: Je suis indigne de me laisser abattre. Il faut lutter, vaincre, en tout cas se défendre... Est-ce possible que des gens comme nous soient si bas, qu'ils n'aient plus le moyen de se relever?
Puis l'horreur de la situation s'imposa de nouveau à son esprit, et elle se reprit à désespérer. Son frère! Qui sauverait le pauvre garçon accusé si bassement, et autour duquel s'étendait le réseau dangereux des calomnies? Si elle pouvait essayer de faire face aux difficultés de leur situation financière, comment irait-elle au secours de ce sang de son sang? Elle avait l'ignorance de la pureté. Les lois criminelles n'étaient point faites pour son innocence. Elles lui faisaient l'effet d'une monstrueuse énigme. Le péril qui menaçait Robert lui semblait formidable et incompréhensible.
Et la tristesse s'étendait en elle, sombre, profonde, ainsi qu'une nuit intérieure. Son père continuait à parler et elle ne l'écoutait pas. Les paroles du vieillard tombaient dans le vide, comme du robinet l'eau gouttant sonore et inutile dans la vasque de pierre. À la pensée de la jeune fille revenait, obsédante et désolante, la préoccupation du salut de Robert, et du payement de l'échéance prochaine.
Elle songea un moment à interrompre le marquis au milieu de ses amusements scientifiques, et à lui poser nettement la question d'argent qu'il fallait résoudre. Au moment de parler, un dernier reste de pitié pour le vieil enfant qu'il fallait arracher à son aveugle sécurité arrêta les mots décisifs. Elle se tut, pensant: Il sera assez tôt demain, qu'il ait encore au moins cette soirée heureuse, et cette nuit tranquille. Et comme un vol de spectres nocturnes, les pensées sinistres recommencèrent à enserrer son esprit dans leur cercle douloureux.
À onze heures, le père et la fille quittèrent le laboratoire et descendirent dans leurs appartements. Le marquis, heureux d'avoir pu, pendant deux heures, développer ses idées, sans se préoccuper de savoir s'il avait seulement été entendu, embrassa Antoinette, et la quitta en lui disant:
—Je suis tout ragaillardi! Tu ne t'imagines pas comme ta présence me fait du bien... Quand je te vois au milieu de mes appareils, je crois que tout ce que j'ai entrepris doit réussir... Tu reviendras, n'est-ce pas? Tu y as intérêt, sais-tu... C'est la fortune!...
La fortune! toujours le mot magique, le rêve de tout savant: la pierre philosophale découverte; l'or coulant d'un creuset ou jaillissant d'un appareil. Et l'inventeur, confiant et ravi, alla se coucher avec ce rayon dans la cervelle.
La nuit parut longue à Antoinette. Elle resta les yeux ouverts dans l'obscurité, écoutant l'ouragan qui se déchaînait au dehors et faisait trembler le château sur sa base. Ces souffles irrités, passant et repassant en violents tourbillons, lui rappelaient la mer, et, dans la fièvre de son insomnie, il lui semblait être sur un navire battu par la tempête. Des haleines furieuses grinçaient dans les mâts et dans les cordages, et la poussée croissante et décroissante de leur bruit tumultueux donnait à la jeune fille la sensation de la montée énorme et de la descente profonde des vagues.
Elle se trouvait, au milieu d'une obscurité traversée seulement par de rouges éclairs, emportée sur un océan couleur d'encre. Elle était tout étourdie par le balancement horrible des flots, et souffrait cruellement. L'orage grandissait sans cesse, emplissant ses oreilles de sifflements stridents, et, dans le trouble de ses pensées, elle se figurait allant délivrer son frère abandonné sur un étroit et stérile rocher.
Elle se tournait vers celui qui commandait le fantastique vaisseau et, à la lueur de la foudre, elle lui voyait le visage de Pascal. Il la regardait avec douceur, comme pour lui dire: Tu sais bien que je t'adore; tu n'as qu'un mot à prononcer, qu'un signe à faire, et c'est moi-même qui te conduirai vers ton frère, qui assurerai son salut. Rien ne me coûtera pour te plaire. Tes larmes me désolent, je souffre de ton chagrin. Ne t'entête pas dans ton orgueil, sois raisonnable et bonne. Et ton malheur, en un instant, va se réparer.
Mais elle, implacable, détournait la tête, refusait de faire entendre la prière si doucement implorée. Et, dans le chaos mouvant des flots exaspérés, le navire s'éloignait, abandonnant à son sort le pauvre Robert qui appelait à grands cris. La nuit se faisait plus sinistre, la clameur du vent plus effroyable, et les vagues énormes, devenues couleur de sang, roulaient dans leurs plis des cadavres.
Antoinette, terrifiée, voulut s'arracher à cet horrible cauchemar. Elle se raisonna, se dit: Mais non, je suis dans ma chambre, près de mon père, je rêve tout éveillée. Elle tâta les draps de son lit pour se convaincre. Mais toujours l'hallucination revenait. Elle dut allumer un flambeau, et, brisée de fatigue, les cheveux collés au front par une sueur glacée, elle retrouva un peu de calme. Enfin le jour parut, pâle, et la délivra de cette angoisse.
Le premier regard qu'elle jeta au dehors lui montra les ravages que l'ouragan avait faits dans les massifs du parc et sur les toits du château. La terrasse était semée de débris d'ardoises et de fragments de briques, les allées couvertes de branches brisées.
Le marquis, chez lequel la jeune fille entra, dès le matin, était frais comme une rose, ayant dormi d'un sommeil d'enfant, sans trouble et sans rêve. Comme il montait dans son cabinet, vers dix heures, une lettre apportée par un clerc de Malézeau fut remise à Antoinette qui courut s'enfermer pour la lire. Elle contenait un billet envoyé de Rouen par la tante de Saint-Maurice, et apporté par un exprès, ainsi qu'une suppliante recommandation du notaire d'avoir à ne pas oublier l'échéance du lendemain.
La tante Isabelle faisait savoir à sa nièce, qu'arrivée à sept heures, elle s'était fait conduire, sans retard, par un ami influent, chez le procureur général, à qui elle avait demandé la mise en liberté de son neveu. Mais, malgré une bonne volonté évidente, le magistrat n'avait pu faire droit à sa requête. L'affaire, racontée par les gazettes du département, avec force détails inexacts, suivant l'usage de ces «canailles de journalistes», faisait déjà un tapage effrayant dans la ville. Il était impossible de voir Robert, qui se trouvait, lui avait-on dit, «au secret».
Elle s'était logée dans le quartier Saint-Sever, chez un carrossier qui lui louait une chambre meublée, et elle ne savait plus à quel saint se vouer. La vieille fille, au travers de ses tourments, n'oubliait pas les affaires et prévenait sa nièce que tous les papiers relatifs à l'échéance étaient serrés dans la commode de sa chambre, sous ses mouchoirs.
En lisant ce billet griffonné à cinq heures du matin, d'une grosse écriture, sur du papier commun, et avec autant de fautes d'orthographe que de mots, Antoinette pleura. Cet aveu d'impuissance fait par la pauvre tante dissipa les suprêmes hésitations, détruisit les dernières espérances de la jeune fille. Elle découvrit la réalité navrante, et eut la certitude que tout était perdu. Elle résolut de faire ce que la situation lui commandait, et, sans prendre la peine d'essuyer ses yeux humides de larmes, elle monta chez son père.
Assis devant son bureau, l'inventeur écrivait des notes en marge d'un plan. Il s'arrêta en voyant entrer sa fille, et, repoussant en arrière le chaperon de velours qui lui couvrait la tête et le faisait ressembler à un vieil alchimiste:
—Ah! ah! tu prends intérêt à ce que je t'ai montré hier, dit-il gaiement, puisque te voilà ici de si bon matin... Sois la bienvenue, mon enfant. Tiens, assieds-toi là, près de moi...
Et comme Antoinette frémissante lui obéissait silencieusement.
—Mais qu'est-ce que je vois? s'écria-t-il, tes yeux sont rouges comme si tu avais du chagrin... Ah! ça, qu'y a-t-il? j'exige que tu me parles franchement...
—Hélas! mon père... je n'ai plus le loisir de me taire... Sans quoi je vous aurais, peut-être plus tendrement que prudemment, épargné encore de cruelles inquiétudes.
—C'est encore Malézeau qui aura fait des siennes!... interrompit le marquis avec ennui... Ne peut-il arranger ces affaires, sans nous en rompre la tête?... J'ai de bien autres et plus graves préoccupations... Le temps qu'il me fait perdre est précieux...
—Le temps, mon père, vous n'en pouvez plus disposer, dit Mlle de Clairefont... Vous êtes arrivé à l'extrême limite... et l'impatience de vos créanciers ne peut plus être calmée.
Le marquis prit un air à la fois étonné et mécontent.
—Ne leur a-t-on pas fait entendre que j'étais à la veille de réaliser des bénéfices importants avec mon invention nouvelle? Si je ne m'étais pas ingénié à y apporter un dernier perfectionnement, mes brevets seraient pris, et la grande industrie serait ma tributaire... Car tu as vu, fillette, hier soir. Tu ne peux pas nier. C'est certain, évident, palpable!... Et dans quelques jours...
—Vous n'avez plus devant vous que des heures...
—Eh! ces drôles se fâchent réellement? Il me semble qu'ils ont gagné assez d'argent avec moi, depuis trente ans qu'ils me grugent... Ils pourraient se montrer une dernière fois accommodants...
—Mais, mon père, vous oubliez donc que c'est avec M. Carvajan que vous avez à compter, maintenant, avec lui seul? Ou bien M. Malézeau ne vous a-t-il rien dit, la dernière fois qu'il est venu?
L'inventeur se frappa le front, comme une personne qui retrouve au fond de sa pensée un souvenir très effacé.
—Si, ma fille, je me rappelle quelque chose comme ça... Mais je m'étais beaucoup animé, en lui parlant de mon fourneau qui me satisfaisait, quoiqu'il n'eût pas encore subi le perfectionnement décisif... Et, les talons tournés, je n'ai plus pensé à cette misérable affaire... Ah! Carvajan?... oui, oui... Et qu'est-ce qu'il veut?
—L'argent que vous lui devez, mon père.
—C'est fort juste. A-t-il présenté son compte?
—Présenté, protesté, signifié, toutes les formalités qui précèdent la saisie...
—La saisie?
—Et l'expropriation, oui, mon père; c'est là seulement ce qu'il reste à faire.
—Mais, mon enfant, il me semble qu'on lui a laissé, avec bien de la négligence, accumuler des frais inutiles... Que n'a-t-on payé tout de suite?
Mlle de Clairefont regarda le vieillard avec une compatissante tendresse:
—Ah! si on avait pu!
Le savant frotta fortement sa tête blanche avec son bonnet de velours, et, très inquiet subitement:
—Il n'y a donc point de fonds disponibles?
—Non, mon père; depuis un an, nous vivons avec une simplicité plus grande que celle des petits bourgeois de la ville. Vous ne vous en êtes pas aperçu, car vous êtes indifférent aux recherches du luxe. C'est grâce à cette économie que nous avons pu subvenir aux dépenses que vous avez faites pour vos travaux. Vous retourneriez toutes nos poches que vous ne réuniriez pas mille francs, et nous n'avons rien à recevoir. Le fermier de Couvrechamps a payé son loyer, celui de La Saucelle est en avance. Les bois de Clairefont sont coupés à blanc. Il reste les futaies du parc, qui valent, dit-on, une soixantaine de mille francs, mais ce serait déshonorer la propriété.
Le marquis ne parut pas avoir entendu les derniers mots; il suivait sa pensée:
—Ces soixante mille francs, je comptais les appliquer à la prise de mes brevets.
Cet aveugle et implacable égoïsme arracha à Antoinette un cri de douleur. Son père, elle le comprit, se souciait fort peu de la ruine de la maison. Au milieu du désastre commun, il ne songeait qu'à son invention, et se montrait prêt à sacrifier à sa manie jusqu'à l'honneur de son nom. Il s'était levé et errait à pas lents dans son laboratoire, jetant des regards inquiets et caressants à son brûleur. Un combat semblait se livrer en lui. Il gesticulait en marchant et parlait tout haut sans s'en apercevoir.
—Au moment où je touche au résultat certain... pour quelques misérables milliers de francs... C'est impossible!... Quel coup pour moi!... Non! on doit pouvoir emprunter encore sur le domaine... S'il le faut, j'abandonnerai la moitié des brevets... Oui... je sacrifierai l'Asie, l'Afrique et l'Océanie. Ce sont des millions que je perds... Mais, au moins, l'Europe et l'Amérique m'appartiendront... Oui, pour quelques milliers de francs!...
Antoinette, pâle et froide, suivait la lutte inutile engagée par le savant contre lui-même. Vainement, il amputait son œuvre. Vainement, comme le marin pour alléger son navire, il jetait une partie de la cargaison à la mer. Il était trop tard, et la tourmente, au milieu de laquelle il se trouvait engagé, devait tout engloutir.
—Hélas! mon père, dit-elle avec fermeté, renoncez à vos rêves... Vous ne pourrez pas les réaliser... Tout est fini, bien fini... Les dernières ressources sont taries... Croyez qu'il me faut un grand courage pour vous parler ainsi... Si j'avais pu m'y décider plus tôt, peut-être ne serions-nous pas arrivés à une ruine si complète.
—Ma fille! interrompit le marquis d'un ton de reproche.
--- Oh! ne doutez pas de mon respect et de mon affection, interrompit Mlle de Clairefont... Je vous les prouve mieux en vous tenant aujourd'hui ce langage, qu'autrefois en gardant le silence... Vous aviez le droit de disposer d'une fortune qui vous appartenait, et personne dans la famille ne se permettra de discuter l'emploi qu'il vous a plu d'en faire.
—Eh! aveugle que tu es! s'écria avec force l'inventeur, je voulais, je veux encore vous enrichir! Tu ne comprends donc rien, tu n'as donc plus confiance en moi?
—Si, mon père... Mais le résultat a trahi vos efforts... Et non seulement vous n'avez plus d'argent pour continuer, mais vous n'en avez même pas pour acquitter vos dettes.
—Qu'importent mes dettes? J'en doublerais la somme, sans crainte et sans scrupule: je suis sûr de réussir!
—Vous l'avez affirmé déjà bien souvent, mon père.
—Voyons, la situation n'est pas si désespérée que tu le dis? Je comprends vos inquiétudes... Vous ne savez pas, vous autres, ce que je puis attendre de mon affaire nouvelle... Vous n'avez pas, comme moi, la réalisation devant les yeux!... Oh! tu ne connais pas les sacrifices dont un créateur est capable pour sauver son œuvre. Tiens! Cellini, voyant que le bronze en fusion allait manquer dans le moule de son Jupiter, jeta à la fournaise de la vaisselle d'or et d'argent ciselée de sa main... Moi, vois-tu, mon enfant, pour assurer le succès de ma découverte... je ferais tout! J'y crois tant, que je me vendrais moi-même.
Enflammé par l'enthousiasme, le vieillard montra un visage transfiguré. Il serra sa fille dans ses bras et lui prodigua les noms les plus tendres. Tout ce qu'un enfant capricieux et câlin peut, pour obtenir une faveur, adresser de supplications et faire de cajoleries à sa mère, le vieillard le tenta pour désarmer Antoinette. Il la trouva de glace. Cette fière Clairefont, bonne et généreuse jusqu'à la démence, une fois butée à une résolution devint implacable.
—La tante Isabelle possède Saint-Maurice, intact, dit le marquis. Ne peut-elle emprunter dessus de quoi nous dégager cette fois?
—Elle s'y refusera: elle l'a dit bien souvent. Saint-Maurice doit être, dans sa pensée, le dernier asile de la famille.
—L'ingrate! s'écria l'inventeur avec amertume... Depuis trente ans qu'elle est chez moi, ai-je jamais, avec elle, distingué entre le mien et le sien? Tout a été commun pendant la prospérité. Tout se sépare au moment du désastre!
—Non! mon père, vous êtes injuste. La tante Isabelle a déjà payé plus qu'elle ne pouvait, et son désintéressement, sachez-le, a été à la hauteur de son affection.
—Mais toi, ma fille, ma chérie, ma bonne petite Toinon... Tu ne laisseras pas ton père dans un embarras mortel... Car j'en mourrai, vois-tu, si je ne réussis pas!... Tu as de l'argent... Ton frère t'a abandonné sa part... La fortune de ta mère est dans tes mains... Sauve l'avenir de notre maison, relève Clairefont de la ruine!... Tiens! sois mon associée? Je te fais millionnaire... M'entends-tu? Réponds-moi donc! Est-ce que tu ne comprends pas? Millionnaire! Oui! en un an! Ah! ah! ah! c'est beau! Cela vaut la peine de risquer quelque chose... Pas toute ta dot, une partie seulement!
Et, suppliant, les yeux égarés, il tendait les mains vers Antoinette.
Elle frémit de douleur. Ainsi son père en était venu à un tel abaissement moral! Sa passion, comme un poison qui ronge, avait fini par détruire en lui la délicatesse de l'homme, la dignité du chef de famille. Celui qu'elle avait sous les yeux n'était plus qu'un pauvre maniaque presque en enfance. Il ne méritait pas de reproches, il ne pouvait qu'inspirer la pitié. Sa dot? Il la lui demandait, gémissant comme un mendiant qui implore une aumône. Il ne soupçonnait pas, dans son ignorance de tous les dévouements qui s'empressaient héroïques autour de lui, que, cette dot, elle l'avait déjà jetée dans le gouffre, sacrifiant mariage, avenir, bonheur, pour lui épargner une contrariété. Antoinette, le cœur serré, se résigna à mentir pour épargner au vieillard la douleur d'apprendre qu'elle s'était dépouillée pour lui.
—Ce que vous demandez là, mon père, est impossible, reprit-elle avec une voix altérée.
—Quoi! tu me refuses? dit le marquis avec stupeur. Tu laisses ton vieux père te supplier inutilement. Voyons, tu n'as pas compris, ou bien je me trompe, tu n'as pas répondu non...
Il la vit muette et immobile, navrée, mais faisant ferme contenance. Il la regarda jusqu'au fond de l'âme, elle détourna la tête. Elle n'eut pas une larme, mais le cercle qui meurtrissait ses yeux devint plus noir, accusant la pâleur de ses joues. Le marquis, stupéfait de trouver sa fille tout à coup si différente d'elle-même, en avait oublié son invention. Il était tout à la constatation de son impuissance sur cette enfant jusque-là esclave docile de ses fantaisies.
—Ainsi, pour une misérable somme d'argent, tu vas laisser se consommer notre ruine, tu vas supporter qu'on vende la demeure où tu es née, où nous avons vécu... où ta mère est morte...
Elle restait de marbre, ne parlant plus, n'opposant aux instances du vieillard que la force d'inertie. Il s'exaspéra. C'était la première fois qu'on lui résistait.
—Sans doute vous étiez d'accord, ta tante, ton frère et toi... C'est là probablement la raison de leur absence?... Ils ont fui. Toi, plus hardie, ou moins sensible, tu es restée pour me tenir tête... Tu me refuses le salut, tu me voles non seulement la fortune, mais la gloire. Tu es une fille dénaturée... Tiens! va-t'en! Je ne veux pas supporter ta présence... Sors d'ici!...
Il marchait vers elle, le visage décomposé par une rage sénile, les lèvres tremblantes... Elle ne put résister davantage, elle éclata en sanglots, elle ouvrit les bras, saisit avec force ce père qui approchait menaçant, le couvrit de caresses et de larmes, le supplia, le raisonna, lui parlant tour à tour comme à un enfant gâté et comme à un homme raisonnable.
—Non! vous ne savez pas combien vous êtes à la fois injuste et cruel!... Oh! ne dites plus rien, ne m'éloignez pas de vous... Plus tard, vous en auriez un regret mortel... N'accusez ni ma tante ni mon frère... Ah! Dieu! ils donneraient leur sang pour vous... ainsi que moi!... Nous sommes victimes de la fatalité... Elle s'acharne contre nous... N'essayez pas de comprendre... Nous sommes plus malheureux que vous ne pouvez le supposer... Ne cherchez pas... Et soyez bon! N'accablez pas votre fille qui vous aime, vous vénère, et dont la seule joie en ce monde est votre tendresse!
Elle se mit à genoux, étourdit le vieillard, le réduisit au silence, mais n'arriva pas à le convaincre. Dans sa tête obstinée, il ruminait toujours son projet, et cherchait un moyen détourné de le réaliser. L'idée de faire venir Tondeur et de lui vendre les grands arbres du parc s'imposait à lui. Raser les allées ombreuses, être le bourreau de ces bosquets sévères et profonds, qui couronnaient le penchant de la colline de leurs voûtes verdoyantes, voilà ce qu'il complotait silencieusement. Planté devant la fenêtre, absorbé en apparence par le panorama merveilleux qui s'offrait à ses yeux, il n'admirait pas la splendeur et la variété des points de vue; il faisait le compte de ce qu'il pourrait tirer de ses futaies séculaires. Pas une hésitation, pas un regret à la pensée de mettre la cognée d'une bande noire dans ce dernier vestige de la grandeur seigneuriale du domaine. Il se demandait avec angoisse si la somme qu'on lui offrirait suffirait à ses besoins immédiats.
Indépendamment de ses brevets, il rêvait la construction d'un modèle de son brûleur, tel qu'il devait être pour avoir une valeur industrielle. Et, emporté par son imagination, il voyait la machine de fonte terminée et parfaite. Sur la paroi une plaque d'acier portait cette inscription: Brûleur de Clairefont. Et il souriait, se mirant dans son œuvre.
Sa fille le regardait, pleine d'angoisse. Elle comprenait bien que le vieillard lui échappait encore et que rien de ce qu'elle lui avait dit ne s'était gravé dans ce cerveau malade. À quoi bon lutter, lorsque la déraison faisait son adversaire invulnérable? À quoi bon se torturer les nerfs, se déchirer le cœur, puisque son père sortait du combat calme et insouciant?
Il marchait maintenant dans son cabinet, les mains dans les poches, chantonnant entre ses dents. Il ne paraissait pas s'inquiéter de la présence d'Antoinette. À différentes reprises il passa tout près du fauteuil dans lequel elle restait accablée. Il finit par s'asseoir devant son bureau et prit quelques notes rapides, comme s'il avait fait une observation soudaine, puis il passa dans son laboratoire, et la jeune fille l'entendit qui fourrageait dans le grand fourneau, remuait ses cornues et tirait la chaîne de son soufflet.
Plus isolée et plus triste au milieu de ce bruit que si elle eût été dans le parc désert, elle se leva lentement et sortit. Elle alla sans but déterminé, dans les vastes corridors, descendit un escalier, et, avec un tressaillement, se trouva devant la porte de l'appartement de son frère. Elle entra. Les persiennes fermées faisaient la chambre obscure. Tout était en place et bien rangé. Les fusils s'étageaient au râtelier, les fouets et les cravaches pendaient, un rayon, filtrant par un trou du volet, tirait une étincelle d'or du pavillon d'une trompe de chasse.
Un bouquet, apporté la veille par Antoinette, se fanait dans un vase, répandant un parfum affaibli et mélancolique. La tristesse des choses abandonnées se dégageait si pénétrante de ce lieu solitaire que la jeune fille se sentit près de défaillir. Il lui sembla qu'elle était dans la chambre d'un mort. Et, le cœur aux lèvres, oppressée, palpitante, elle demeura dans l'ombre silencieuse, longtemps, en proie à un découragement amer.
Elle se figurait Robert dévoré par l'inquiétude et l'impatience, se débattant au travers des embûches préparées par les calomniateurs, cédant peut-être à la colère qui lui montait si promptement au cerveau, et, qui sait? aggravant sa situation par des violences sur lesquelles, sans doute, on comptait. Et nul ne pouvait pénétrer jusqu'à lui. Ce garçon vigoureux, habitué aux fortes senteurs des bois et des plaines, aux durs exercices de la vie agreste, cloîtré entre quatre murailles, gardé à vue et torturé par des interrogatoires auxquels il ne pouvait assurément rien répondre. Quel supplice de tous les instants, quelle épreuve mortelle! Quand le reverrait-on? Reviendrait-il seulement jamais? Que ne devait-on pas redouter d'ennemis qui avaient pu égarer la justice à ce point qu'un innocent, pour les besoins d'une cause infâme, fût chargé du crime d'un autre?
Elle voyait aussi la tante de Saint-Maurice, noyée dans la grande ville, allant sans résultat du Palais de Justice à la prison, et tournant comme un chien perdu autour des murs derrière lesquels vivait misérable l'enfant qu'elle adorait. Ah! la pauvre vieille, comme elle devait souffrir, et, que de barbarismes devaient tomber de sa bouche!
Antoinette voulut lui écrire. Elle alluma une bougie, ne pouvant, superstitieusement, se décider à ouvrir les volets, cette chambre étant destinée à rester close jusqu'à ce que celui qui l'habitait fût revenu. Elle prit le papier, les plumes de son frère, et, soulageant son cœur ulcéré, elle répandit à la fois sa tristesse et ses larmes.
Ne voulant pas que personne pût, dans le pays, savoir où était allée la tante Saint-Maurice, elle fit porter sa lettre à la boîte du chemin de fer par le vieux Bernard. Plus calme, elle rentra dans sa chambre et passa la journée à griffonner des comptes, à fouiller des dossiers, à relire des exploits d'huissier.
Le soir réunit le père et la fille dans la salle à manger. Le marquis se montra très froid pour Antoinette. Il boudait. Il ne desserra pas les dents jusqu'à la fin du dîner. Et la jeune fille se félicita presque de ce silence. Le dessert terminé, le marquis se leva, tourna dans l'immense pièce, caressa le lévrier qui, laissé à l'abandon depuis deux jours, regardait sa maîtresse avec des yeux étonnés. Une fenêtre donnant sur la cour d'honneur était ouverte: le vieillard s'en approcha et jeta du pain aux pierrots qui voletaient en criant. Il resta indécis et soucieux pendant quelques minutes. Il coula un coup d'œil du côté d'Antoinette, comme s'il allait lui parler, puis il prit sa résolution, fit un geste de dépit, et, disant sèchement: «Bonsoir, ma fille», sans une main tendue, sans un baiser donné, il remonta dans son laboratoire.
Mlle de Clairefont baissa le front comme si le fardeau de cette injuste rancune lui eût semblé trop lourd; elle se tourna vers Fox, modula un léger sifflement et, sortant dans la cour, se mit à marcher de long en large, sur le pavé, sans songer à prendre la petite allée qui bordait les plates-bandes de fleurs. Le lévrier, gravement, suivait réglant son pas sur celui de sa maîtresse.
L'ombre descendait silencieuse sur les champs et les bois. Une fraîcheur légère ranimait la vie des plantes brûlées par le soleil, et, avec un tintement de clochettes d'argent, les rainettes chantaient au loin dans les herbes. C'était l'heure où, chaque soir, avec Robert et la tante Isabelle, avant d'aller tenir compagnie à son père, Antoinette faisait un tour de promenade. Dans cette obscurité grandissante, le sentiment de son affreuse situation s'imposa plus cruellement à elle, ses yeux cherchèrent avec angoisse les êtres aimés, elle se vit seule, et, accablée, n'eut pas la force de continuer son chemin; elle se laissa tomber sur un banc de pierre, et, gémissante, elle murmura: Robert! oh! Robert!
À ce nom un plaintif et lugubre hurlement répondit. Le lévrier, le museau levé vers le ciel assombri, regardant la jeune fille comme s'il eût compris sa pensée et partagé sa peine, semblait aussi pleurer l'absent. Elle lui parla pour l'apaiser, et, la main perdue dans le poil rude de sa tête, elle resta à songer. Huit heures sonnèrent à l'église du village. Frissonnante, Antoinette s'apprêtait à rentrer, lorsque la petite porte de la grille s'ouvrit, donnant passage à Me Malézeau. Le notaire, en apercevant Mlle de Clairefont, poussa un soupir de soulagement.
—Dieu soit loué, Mademoiselle, je vous trouve seule, Mademoiselle... Mon inquiétude était de rencontrer M. le marquis auprès de vous...
Il s'arrêta, pris d'une suffocation, et, serrant avec attendrissement les mains de la jeune fille...
—Ma pauvre enfant... Ah! je vous plains de tout mon cœur... Ma pauvre enfant!
Il ne continua pas, parut craindre de s'être abandonné à trop de familiarité, et se courbant très respectueusement:
—Pardonnez à ma vieille affection, Mademoiselle... Je m'oublie un peu, Mademoiselle, mais je vous ai vue naître... C'est là mon excuse.
—En avez-vous besoin? s'écria Antoinette... Ne regrettez pas ces témoignages de sympathie, mon bon monsieur Malézeau. On ne nous les prodigue pas, en ce moment, et je suis profondément reconnaissante à ceux qui ne nous délaissent pas et qui osent nous plaindre.
—Ah! Mademoiselle... Mon entier dévouement... croyez-le bien, balbutia le brave homme... Aucune puissance, si redoutable qu'elle soit, ne m'empêchera de remplir mon devoir envers votre famille... Et je viens me mettre entièrement aux ordres de M. le marquis et aux vôtres. Si vous saviez quelle peine cela me fait de vous voir malheureuse!... Ne pleurez pas, je vous en supplie... Vous me bouleversez, et j'ai besoin de toute ma tête... Car nous avons de sérieuses résolutions à prendre.
Antoinette essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, et, s'efforçant de retrouver sa fermeté:
—Que se passe-t-il? Dites-moi tout: je ne dois rien ignorer... Mon frère d'abord...
—Oh! Mademoiselle, par quelle fatalité, avant-hier, ne l'avez-vous pas emmené avec vous en quittant la fête?... Quelle imprudence même d'y être allés!...
—Eh! qui pouvait prévoir ce qui s'est passé?
—Grand Dieu! Il fallait tout craindre! Ce Carvajan... Malézeau, instinctivement, baissa la voix, comme s'il eût craint que le vent de la nuit emportât ses paroles jusqu'à la maison de la rue du Marché... Ce Carvajan est un tigre déchaîné!... Il a soulevé l'opinion contre votre frère, c'est lui qui l'a désigné à la justice... Si l'arrestation n'avait pas eu lieu, on ne sait pas ce qui se serait passé. La populace des faubourgs s'ameutait... Oh! le parquet fait son devoir... Les recherches continuent; on a mis la main sur plusieurs drôles fort suspects... Rien n'a pu être relevé contre eux... Tandis que ce malheureux Robert... Ah! le piège a été bien tendu!
—Que faire pour désarmer Carvajan?
—Il y a huit jours je vous aurais répondu: Satisfaites son ambition et sa convoitise. Cédez-lui la Grande Marnière à l'amiable. Mais encore, se serait-il contenté de cette satisfaction matérielle? Cet homme hait votre père et tout ce qui l'entoure... Vous êtes malheureusement à sa discrétion et il ne faut pas compter sur sa générosité.
—Ah! que Clairefont périsse, que la Grande Marnière disparaisse, que les débris de ce que nous possédons soient engloutis dans le désastre, mais que mon frère nous soit rendu!...
—Comptez sur moi, Mademoiselle, pour que rien de ce qui pourra assurer ce résultat, Mademoiselle, ne soit négligé... Mais nous avons du temps devant nous, malheureusement...
—Il faudra donc attendre longtemps?
—Hélas! plusieurs semaines, Mademoiselle. La justice est lente, Mademoiselle...
Mlle de Clairefont poussa une douloureuse exclamation.
—Comment ferons-nous pour maintenir mon père dans l'ignorance de ce qui se passe?
—Ce sera bien difficile...
—Et pourtant, tout lui dire, c'est le tuer! Il ne supportera pas un pareil coup... L'entretien sérieux que j'ai eu avec lui ce matin l'a bouleversé... Il souffre... Que voulez-vous? Il n'est pas habitué aux contrariétés... Nous les avons jusqu'à présent gardées pour nous seuls. Il pouvait se livrer paisiblement aux travaux qui sont sa joie et son existence même. Il était si confiant dans ses découvertes!... J'espérais toujours... S'il avait enfin trouvé ce qu'il cherche, ne serait-ce pas un crime de le priver de ce résultat si laborieusement obtenu?
—Ne pensons plus à cela, pour le moment, Mademoiselle... Il s'agit de savoir ce que vous voulez faire... Vous êtes sous le coup d'une expropriation par voie de saisie immobilière... Jugement rendu, signifié, délais obtenus grâce à des oppositions successives, qui n'ont abouti qu'à vous procurer du temps, en augmentant les frais... Aujourd'hui, je puis encore user de moyens dilatoires, pour vous maintenir pendant quelques jours en possession... Nous continuerons la bataille du papier timbré... Mais il faudra toujours en arriver à la chute finale. Et ces atermoiements n'auront pour résultat que d'exaspérer Carvajan. D'un autre côté, si nous laissons saisir, nous avons chance, avant la vente, de voir aboutir l'affaire de votre frère. Dégagés de tout souci, nous portons tous nos efforts sur sa défense. Nous prions quelque avocat éminent du barreau de Paris de soutenir sa cause, et nous pouvons arriver à l'arracher des mains de vos ennemis. Une fois hors de danger, oh! alors, nous n'avons plus rien à ménager, et nous tâchons de tirer de nos biens-fonds tout le parti possible. Nous envoyons des annonces aux notaires du département et de la capitale, afin de trouver des acquéreurs importants pour le château et le domaine. Nous nous adressons aux fabricants de chaux de Senonches, nous leur faisons valoir le péril de la concurrence, nous les engageons à pousser pour obtenir l'enchère, afin d'unifier les tarifs. Carvajan, qui devient enragé, pousse de son côté, et, grâce à cette rivalité, les adjudications sont faites à des prix inespérés. Si bien qu'une fois la cloche fondue, nous trouvons pour M. le marquis, toutes les dettes payées, un reliquat de deux ou trois cent mille francs, lesquels, habilement placés par mes soins, lui permettent de vivre honorablement à Saint-Maurice. Voilà, ma chère demoiselle, le plan que j'ai conçu et que je venais vous proposer.
Le bon Malézeau, entraîné par la chaleur de son débit, ne bredouillait plus et ne hachait plus son discours de ses habituels Monsieur, Madame, ou Mademoiselle, mais le tic de ses yeux avait redoublé et, derrière ses lunettes d'or, son regard papillotait terrible.
—Oui, c'est là ce qu'il faut faire, dit Antoinette, voilà ce que la raison conseille... Oh! Dieu, à force de tourments et de tristesse, j'en viendrai à quitter cette maison presque sans regrets: j'y aurai trop souffert... Je m'en remets à vous, cher monsieur Malézeau; voyez mon père, raisonnez-le, obtenez de lui qu'il se repose sur vous et sur moi du soin d'arranger ses affaires. Faisons le vide autour de lui, jusqu'à ce que mon frère soit revenu... Après le péril, nous pourrons lui laisser soupçonner nos inquiétudes. Il y aura assez de joie pour les lui faire oublier.
Elle eut un doux et triste sourire:
—Peut-être trouverez-vous l'excès de nos précautions un peu ridicule... Mais mon père y est habitué... Je lui ménage le plaisir et la peine, comme à un enfant; car, voyez-vous, je suis un peu sa mère...
Malézeau regarda la jeune fille avec une admiration attendrie. Il lui prit les mains et les serra avec force:
—Oui, Mademoiselle... C'est bien dit, Mademoiselle...
Il s'interrompit; un mot de plus, il allait pleurer. Ils marchèrent ensemble dans la direction du château. Arrivée au vestibule, Antoinette s'arrêta.
—Je rentre chez moi, dit-elle. Si vous aviez, avant de partir, quelques recommandations nouvelles à m'adresser, faites-moi appeler, je vous prie...
Le notaire se courba devant Mlle de Clairefont, comme aux pieds d'une reine, et, montant l'escalier, se dirigea vers le laboratoire.
Enfermée dans sa chambre, Antoinette attendit, l'oreille au guet. Elle avait de vagues appréhensions. Elle se défiait de la déraison de son père. Elle craignait qu'il ne fît naître quelques complications soudaines et ne détruisît le fragile échafaudage si soigneusement élevé afin de lui dérober la vérité. Au bout d'une heure, elle entendit Malézeau descendre, elle le vit traverser la cour, et s'éloigner. Quelques minutes plus tard le vieux Bernard heurtait à la porte, et remettait un billet écrit à la hâte par le notaire et qui contenait ces seuls mots: «Ne vous tourmentez pas: M. le marquis sera raisonnable. Je reviendrai demain à midi.» Forte de ces assurances, la jeune fille s'apaisa.
Écrasée de fatigue, elle put dormir, et le lendemain, quand elle se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel.
Cette nuit, calme et réparatrice pour Mlle de Clairefont, avait été pour Carvajan féconde en agitations. Plus il approchait du moment où ses espérances devaient se réaliser, plus le banquier sentait son impatience grandir. Ayant la certitude que le marquis ne pouvait plus lui échapper, il se surprenait à avoir des mouvements d'irritation violente. Il était inquiet de tout et redoutait même l'impossible. Pascal était parti la veille pour le Havre, où il avait, prétendait-il, une visite importante à faire, et ne devait rentrer que le lendemain. Fleury était venu prendre des instructions définitives pour l'importante opération qui se préparait, et, retenu par le maire, qui parlait avec une animation inaccoutumée, il n'avait pu se retirer que très avant dans la soirée. Resté seul, Carvajan monta dans sa chambre, où, presque jusqu'au jour, il se promena comme un tigre en cage.
Pendant cette veille, il revécut tout le passé. Il s'enivra de sa haine et se fortifia dans sa rancune. Il eut une jouissance exquise à la pensée que le marquis était enfin à sa discrétion et qu'il allait l'abreuver d'humiliations. Aux tortures morales de son ennemi, il voulait ajouter la rude épreuve des difficultés matérielles. À ce fier gentilhomme imposer l'horreur d'une saisie, le mettre aux prises avec l'huissier et ses clercs, le forcer à assister aux boueuses promenades de ces drôles; livrer les précieux souvenirs de famille, les portraits des aïeux, les objets, venant d'un père ou d'une mère, à la prisée infâme qui souille les reliques sacrées; introduire dans le château, au nom de la loi, des étrangers ayant le droit de faire main basse sur tout, d'ouvrir les portes, de fouiller les tiroirs; infliger au marquis le supplice dégradant de l'inventaire: c'était là sa revanche.
Que n'avait-il le droit d'assister lui-même à ce spectacle, de guider ses argousins à l'assaut, de les exciter à la curée et, lui, le chapeau sur la tête, de braver Honoré de Clairefont tremblant d'impuissance et pâle de douleur? Mais la loi, plus clémente que Carvajan, s'opposait à ce monstrueux triomphe. Elle soustrayait la victime au contact direct de son bourreau. Et le banquier était tenu de s'arrêter au seuil de la maison. Il trouva cette disposition absurde, se coucha en grommelant, et rêva que, devenu député, il la faisait modifier pour son usage personnel.
Le matin il se leva à son heure accoutumée, ouvrit son courrier, reçut quelques personnes, et, comme neuf heures sonnaient, se dit: Papillon et Fleury partent pour Clairefont. Au même moment on heurta à la porte d'entrée, et la grosse voix de Tondeur se fit entendre.
—Le patron est-il là? Il faut que je lui parle, et vivement!
Carvajan ouvrit lui-même: il pressentit un incident nouveau et éprouva un terrible bouillonnement intérieur. Il regarda le marchand de bois avec des yeux dévorants et dit rudement:
—Qu'y a-t-il?
—Il y a que le marquis m'a fait, dès la «piquette» du jour, quérir pour me proposer une drôle d'affaire... Je n'aurais jamais pensé ça de lui, par exemple!
—Allez donc, sacré bavard! cria le maire, exaspéré par les développements de Tondeur, au fait!... Quoi? Qu'est-ce qu'il voulait?
—Me vendre toutes les futaies du parc, ce matin même, pour soixante mille francs... Il y a pour cent mille francs de bois, vous savez, ou que le diable me brûle!... J'ai dit non. Il a baissé à cinquante. J'ai dit non. Il est devenu tout blanc et m'a déclaré: Il me faut quarante mille francs ou je ne vends pas.
—Comme vous voudrez, monsieur le marquis, ai-je dit... Mais moi je ne dois rien faire sans le consentement de M. Carvajan. Lui seul peut autoriser l'opération... Fichtre, si j'allais de l'avant, je me mettrais dans de jolis draps!... Quand tout va être saisi! Alors le vieux a marché pendant quelques minutes... il a marmotté entre ses dents: quarante mille francs, et deux mois de répit... c'est le salut! Puis il est venu à moi et a ajouté: Croyez-vous que M. Carvajan consentirait à venir me parler?
—Ça, je n'en sais rien, ai-je répondu, faudrait le lui demander.
—Eh bien! voulez-vous vous en charger?
—Mais, tout de même, monsieur le marquis, pour vous être agréable...
J'ai pris mes jambes, et, en quinze minutes, j'ai attrapé le bouton de votre porte. Sans vous commander, je boirais bien quelque chose: j'étrangle de soif...
Le maire ouvrit la porte.
—Claudine, un verre et du vin, cria-t-il, puis, revenant à Tondeur:
—Allons-y!
—Oh! oh! fit le marchand de bois... Vous allez vous regarder de près, le vieux sauvage et vous?...
—Il faut bien savoir ce qu'il veut... Papillon et Fleury doivent être en route.
—Je les ai rencontrés à la barrière...
—Nous les rattraperons sur le plateau.
—Bouffre! s'écria Tondeur. Aujourd'hui je vais maigrir de dix livres.
Il se mit à rire, s'étrangla, et fut pris d'une quinte de toux qui le rendit violet.
Carvajan s'en allait déjà à grands pas dans la rue du Marché. Ainsi, c'était le marquis lui-même qui le faisait appeler! Un orgueil immense gonfla sa poitrine. Il l'avait donc amené à demander grâce! Il montait de nouveau à Clairefont, comme trente ans auparavant. Mais quelle différence! Autrefois c'était en pleine nuit, il courait, trébuchant à tous les détours du chemin, le cœur serré par l'angoisse. Maintenant, sous le soleil resplendissant, il marchait d'un pas assuré sur une route aplanie, conscient de sa force, et distinguant nettement le but vers lequel il tendait. Il était prêt à crier aux arbres, aux pierres, aux fossés de la route: Me reconnaissez-vous? Je suis le misérable que vous avez vu passer un soir pleurant et désespéré, poursuivant la femme qu'il aimait, le triste hère que l'on pouvait bafouer, insulter, et frapper impunément. C'est moi qui reviens en vainqueur, et aujourd'hui je rendrai, s'il me plaît, insulte pour insulte et coup pour coup. En trente années la roue a tourné, n'est-il pas vrai? J'étais en bas et me voilà en haut. C'est bien moi!
Il jeta sur le parc de Clairefont et sur la terrasse qui s'étendait blanche à travers les arbres un regard dominateur.
—Non, pensa-t-il, on n'abattra pas ces ombrages qui demain m'appartiendront. Je ne laisserai pas abîmer mon domaine. C'est là que je m'installerai bientôt, jouissant de la joie de vivre où vécut mon ennemi, et d'être heureux à sa place.
Ils arrivaient à la grande allée et longeaient les talus blancs de la Grande Marnière. Cet aride et crayeux monticule déplut à Carvajan. Il se dit: Je ferai planter trois rangées d'arbres verts pour masquer la vue des travaux.
Il était déjà propriétaire, il disposait du terrain, il le modifiait à son gré. Avant d'arriver à la grille, Tondeur et lui rejoignirent Fleury, Papillon et son acolyte.
—Qu'est-ce qui se passe donc? demanda le greffier avec inquiétude. Est-ce qu'il y a des modifications au programme?
—Elles seront avantageuses ou il n'y en aura pas! déclara Carvajan. Le marquis de Clairefont a désiré me voir... et, par condescendance, je suis venu; car j'aurais pu lui faire répondre de passer à mon bureau... Mais quand on est le plus fort, il faut se montrer accommodant... Entrons!
Il ouvrit lui-même la porte de fer et foula, le premier, les pavés de la cour d'honneur. Il s'avançait tête basse, cherchant la place où il était tombé sous les pieds des chevaux du marquis, la figure coupée d'un sillon sanglant. Il la reconnut: c'était là, près d'un petit massif de rosier à bordure de réséda; il s'y arrêta, la piétina, comme s'il eût retrouvé une trace à effacer, et, bouleversé par ce souvenir dévorant, il se disposait à entrer dans le vestibule, quand, sur le pas de la porte, il se rencontra face à face avec Mlle de Clairefont.
Ils n'échangèrent pas une parole. La jeune fille, impassible, interrogea du regard Fleury et Papillon dont elle attendait la venue. Carvajan ne daigna pas s'expliquer. Son front basané s'était chargé de nuages. Il se sentit en présence du seul adversaire qui lui restât à combattre dans cette maison que sa haine faisait déserte. Il eut un frémissement, sa joie triomphante tomba: il lui sembla que tout n'était pas encore fini entre ces Clairefont et lui. D'un geste, il ordonna à Tondeur de parler.
—M. le marquis, Mademoiselle, m'a demandé ce matin de prier M. Carvajan de venir causer une minute avec lui... M. le maire a bien voulu m'accompagner...
Carvajan chez le marquis! Tout le danger d'un pareil rapprochement apparut instantanément à Antoinette. Qui avait pu souffler une pareille résolution à son père? Quel accord prétendait-il conclure avec le banquier! Quelles révélations celui-ci oserait-il faire? Toute l'œuvre de sublime dissimulation, entreprise par l'entourage du vieillard, pouvait être détruite d'un mot.
—Je vais donc conduire M. Carvajan chez mon père, dit-elle lentement... Quant à vous, Messieurs, faites ce que vous avez à faire... Bernard, accompagnez ces messieurs, et tenez-vous à leurs ordres.
Elle monta, suivie de Carvajan et de Tondeur. Pendant qu'elle gravissait les vingt marches de l'escalier, la jeune fille endura des souffrances plus vives que toutes celles qu'elle avait déjà supportées. Elle se vit tenue en suspicion par son père, n'ayant plus d'autorité sur lui, et ne pouvant plus le défendre contre les coups que ses pires ennemis s'apprêtaient à lui porter en plein cœur. Elle fut au supplice. Elle pensa à se tourner vers Carvajan, et à lui dire:
—Voyons, qu'est-ce que vous voulez? Dictez vos conditions... Mais n'entrez pas chez mon père!
La porte du laboratoire en s'ouvrant coupa court à ses irrésolutions. Le marquis avait entendu arriver son ennemi et venait au-devant de lui. Il fronça le sourcil en apercevant sa fille. Antoinette, intrépidement, s'avança pour entrer. Mais le vieillard lui touchant le bras, dit doucement:
—Va, mon enfant... J'ai à causer avec ces messieurs... Si j'ai besoin de toi, je te ferai prévenir.
—Mais, mon père... s'écria la jeune fille, avec un trouble horrible.
Carvajan leva la tête, et, la bouche narquoise, ses yeux jaunes fixés sur M. de Clairefont:
—Si monsieur le marquis est en tutelle, dit-il, je me demande ce que je fais ici!...
—Va, mon enfant, répéta le marquis avec un peu d'impatience.
Alors, craignant de blesser son père en paraissant lui résister, terrifiée à la pensée de ce qui allait se passer, Antoinette se retira.
L'inventeur et le banquier restèrent en présence.
Tondeur s'était retiré discrètement dans un coin, semblant se désintéresser de ce qui se ferait et se dirait. Habile émissaire, il avait su introduire Carvajan dans la place. Au maître de profiter de la situation. Une fois l'affaire dans le sac, il serait temps, pour le serviteur, de demander sa part.
—J'ai prié Tondeur de vous amener ici, Monsieur, dit le marquis, afin que nous puissions régler directement des questions d'intérêt qui nous divisent. Vous avez réuni la plus grande partie des créances qui existent contre moi. Je ne discuterai pas les raisons que vous avez eues de centraliser ces effets... Je vais tout droit au fait... Je crois avoir trouvé un moyen de me libérer envers vous... Il me faut, pour atteindre ce résultat, un délai de deux mois et une somme de quarante mille francs... Dans quelles conditions voulez-vous m'accorder l'un et me prêter l'autre?
Le maire regarda avec stupéfaction le marquis. Il se demandait si c'était bien à lui que pareille requête était adressée. Tant de naïveté le trouva méfiant. Il soupçonna un piège. Il ne put croire à un tel aveuglement de son ennemi. On lui demandait un service, on paraissait oublier toutes ses exactions, toutes ses calomnies, tous ses affronts, et enfin ce coup terrible si récent, l'arrestation de Robert, que le pays entier attribuait à son véritable auteur. Il y avait, sous cette mansuétude inexplicable, quelque embûche dans laquelle, une fois pris, Carvajan devait succomber. Il se replia sur lui-même, et réfléchit. Le marquis, voyant le banquier interdit, le supposa hésitant et, pour le décider:
—Ne craignez pas d'exiger beaucoup, dit-il: je vous ferai les avantages que vous voudrez... Je suis tellement sûr de réussir!...
Réussir! Ce seul mot illumina les ténèbres où s'égarait le tyran de La Neuville. Réussir! Le mot typique de l'inventeur. Il se rappela le fourneau dont on lui avait tant parlé. C'était sur l'avenir de sa découverte que le marquis basait un espoir de libération. C'était avec ce fameux brûleur qu'il se proposait de rendre l'activité aux travaux de la Grande Marnière, de payer ses dettes et de refaire sa fortune. La situation devenait claire. Le marquis subordonnait tout à son invention. Pour elle, il oubliait les luttes du passé, les chagrins du présent, il commandait à ses rancunes, et sacrifiait enfin à l'enfant de sa pensée l'enfant de sa chair.
Carvajan redevint lui-même. Il jeta un froid coup d'œil au marquis.
—C'est sans doute votre fourneau qui vous préoccupe si vivement? dit-il... Mais je vous ferai remarquer que je suis ici pour recevoir de l'argent et non pour en prêter, pour liquider une affaire et point pour en entamer une nouvelle... Est-ce là tout ce que vous aviez à me communiquer?
Mais l'inventeur, avec la ténacité et la candeur d'un maniaque, se mit à développer ses projets, à énumérer ses chances de réussite.
Il avait oublié à qui il s'adressait, dans quel moment terrible il parlait, il ne pensait plus qu'à son appareil, et il en décrivait les mérites. Il n'existait plus rien au monde pour lui que son fourneau. Il attira le banquier dans le coin du laboratoire où se trouvait le brûleur, et lui proposa de le faire fonctionner en sa présence. Et il s'animait, débordant à la fois d'enthousiasme et de confiance.
La voix coupante de Carvajan calma subitement le marquis.
—Mais sous quel prétexte voulez-vous que je vous donne de l'argent pour exploiter votre invention?... Vais-je m'amuser à vous fournir des cartouches pour que vous me fassiez plus commodément la guerre? Je vois bien votre intérêt dans tout ceci... Mais le mien, où est-il? Je ne suis pas homme à me payer de mots creux, de théories humanitaires... Le progrès, l'industrie, très joli tout ça! Mais, moi d'abord! Rien ne me prouve que vous tirerez bon parti des fonds que vous me demandez... Et j'ai assez d'argent dehors... Vous me devez, mon cher monsieur, près de quatre cent mille francs, dont cent soixante mille à payer ce matin même... Êtes-vous en mesure?
Le marquis courba le front, puis, très bas:
—Non, Monsieur...
—Alors, serviteur! On ne dérange pas les gens pour leur conter des calembredaines... Et quand on ne peut pas payer ses dettes, on ne se donne pas des airs de génie... Ah! ah! le brûleur... Il est à moi, d'ailleurs, comme tout ce qui est ici. Et je ne sais pas pourquoi, s'il est bon, je ne l'exploiterais pas moi-même...
—Vous!
—Mais oui, moi! Je pense, monsieur le marquis, que le moment est arrivé de ne plus finasser... Vous n'espérez pas que vous roulerez un vieux malin tel que moi?... Et cependant vous l'avez essayé, je le dis à votre honneur. Je vous croyais moins de défense... Maintenant c'est fini, n'est-ce pas? Vous ne conservez plus aucune illusion? Il n'y a qu'à ramasser vos cliques et vos claques et à vous en aller de votre gentilhommière!...
Le tyran se planta devant M. de Clairefont, et, illuminé par une effroyable joie:
—Vous m'avez, il y a trente ans, fait jeter hors de chez vous. Aujourd'hui, c'est mon tour... Un huissier est en bas qui instrumente...
Il éclata d'un rire injurieux, et, les mains dans les poches de son pantalon, avec un horrible sans gêne, il marcha de long en large, s'étalant, comme si déjà il eût été le maître.
Le marquis avait écouté, plein de stupeur, cette violente apostrophe. Les illusions qu'il conservait encore se dissipèrent en une seconde, comme les nuages se dispersent sous un souffle de tempête. Il revint à la raison, il retrouva sa clairvoyance, il rougit de s'être abaissé à discuter avec Carvajan. Il ne vit plus en lui le prêteur toujours disposé à faire une spéculation avantageuse: il retrouva l'ennemi patient et acharné de sa maison.
—Je me suis trompé, dit-il avec dédain, je croyais posséder encore de quoi tenter votre cupidité.
—Oh! oh! des insolences, fit le banquier froidement, c'est un grand luxe que vos moyens ne vous permettent plus, mon cher monsieur. Quand on est le débiteur des gens, il faut les payer autrement qu'en mauvaises paroles!
—Vous pouvez abuser de ma situation, Monsieur, dit le marquis avec amertume. Je suis dans vos mains, et je dois m'attendre à tout, puisque les miens m'ont les premiers abandonné. Quels égards puis-je espérer d'un étranger, quand ma fille me ferme sa bourse et que mon fils s'éloigne de moi?... Au surplus, brisons là... Nous n'avons plus rien à nous dire.
Carvajan fit un geste de surprise, puis son visage s'illumina d'une diabolique satisfaction.
—Pardon! reprit-il vivement... Je vous vois dans une erreur dont il faut que je vous tire... Vous accusez à tort votre fille et votre fils... Vous avez, sans doute, demandé à Mlle de Clairefont de vous sortir d'embarras, et elle s'y est refusée, prétendez-vous? Elle avait de bonnes raisons pour cela. L'argent que vous lui demandiez, il y a beau temps qu'elle l'a donné!... Ah! vous vous plaignez de son ingratitude!... Eh bien! elle s'est ruinée pour vous, et sans bruit, en suppliant qu'on ne vous révélât pas l'emploi qu'elle faisait de sa fortune... Voilà ce que vous appelez vous fermer sa bourse!...
Le marquis ne prononça pas une parole, ne poussa pas un soupir. Une vague de sang lui monta au cerveau; il devint pourpre, puis livide. Il jeta à Carvajan le regard d'une victime à son assassin. Il lui sembla que son cœur était tordu dans sa poitrine. Il fit quelques pas, et, inconscient, oubliant que le bourreau était là, il s'assit dans son grand fauteuil et, sur le dossier, roula sa tête avec égarement.
Le maire l'avait suivi, jouissant délicieusement des tortures de son ennemi, le dominant, l'écrasant du poids de sa haine.
—Quant à votre fils, poursuivit-il, s'il n'est pas auprès de vous, ce n'est pas de son plein gré, croyez-le bien. Il a été arrêté hier, et conduit à Rouen entre deux gendarmes!...
D'un bond le marquis se trouva debout: il saisit le banquier à la cravate, et, les yeux flamboyants, la lèvre tremblante, le poussant contre un des piliers de pierre avec une force prodigieuse:
—Misérable! tu as menti!... Avoue que tu as menti... ou je t'étrangle!
Les deux hommes luttèrent ainsi, pendant quelques secondes. Mais la vigueur factice du marquis ne fut pas de longue durée, et, froissé, secoué par Carvajan qui jurait, il se laissa aller défaillant dans les bras de Tondeur venu à son secours.
—Ah! tonnerre! Le vieux brigand! Il veut recommencer les voies de fait! cria le maire... Tondeur, vous êtes témoin... Il a porté la main sur un officier municipal... nom de nom! Je le fais passer en justice, lui aussi!
—Allons! monsieur Carvajan, faut vous calmer, dit Tondeur, qui prit le vieillard en pitié.. Vous lui avez porté un rude coup... Et il n'a pas été maître d'un premier mouvement...
—Eh bien! je le materai, moi! cria Carvajan... Ah! ça le chiffonne de voir son fils en cour d'assises?... Je le ferai aller plus loin, moi, pour lui apprendre le respect qu'on doit aux personnes!
Le vieillard rouvrit les yeux, et, décomposé par la douleur, il répéta avec un accent déchirant:
—En cour d'assises... Mon fils... Mon Robert... Est-ce possible... Qu'a-t-il fait?
Carvajan s'approcha, et, son visage enflammé touchant presque celui du marquis:
—Il a suivi la tradition paternelle: il a enlevé une fille... Seulement, comme elle se défendait, celle-là... il l'a étranglée! Voilà ce qu'il a fait!
M. de Clairefont se leva, et s'adressant à son ennemi, sur le ton de la prière:
—Il est impossible qu'il soit coupable... C'est mon fils, Monsieur. Vous aussi, vous avez un enfant... Songez à ce que je souffre... Un pauvre garçon, innocent du crime dont on l'accuse... Oh! je suis à votre merci. Je ferai ce que vous voudrez... Je reconnais mes torts... Mais je vous en prie... je sens que vous pouvez tout pour le malheureux Robert... Soyez indulgent!... Sauvez-le!... Rendez-le-moi!...
Carvajan, les bras croisés, avait écouté, impassible.
—Ah! ah! tout à l'heure vous m'insultiez... Vous m'implorez maintenant. Lâcheté et hypocrisie! Suis-je donc de vos amis, pour vous rendre service? Le vieillard courba sa tête blanche.
—Monsieur Carvajan... je regrette profondément ce que je vous ai fait...
—Croyez-vous que vous effacerez l'outrage avec quelques paroles?... J'en porte encore les traces sur ma joue, après tant d'heures écoulées.
Il prit rudement Honoré par le bras, et, l'attirant près de la fenêtre:
—Tenez, regardez cette place, devant votre perron... C'est là que vous m'avez fait renverser par vos chevaux et frapper par vos laquais...
—Eh bien! s'écria avec exaltation le marquis, descendez avec moi; je vais, si vous l'exigez, à cette même place, me mettre à genoux pour vous demander la grâce de mon fils!
Devant son ennemi vaincu, suppliant et pleurant, le tyran resta un moment immobile et muet. Il regardait les larmes couler sur les joues d'Honoré, il se disait: Le voilà écrasé. Il est à mes pieds. Le rêve dévorant de mes nuits est réalisé: je triomphe, je suis heureux. Il se répéta: «Je suis heureux»; mais il sentait qu'il ne l'était pas. Une amertume persistait en lui, et sa soif de vengeance n'était pas assouvie. Il tourna sur ses talons, et, s'éloignant:
—Je me soucie bien, dit-il, de vos amendes honorables... Avec vous et votre fils ce serait toujours à recommencer!... Je vous tiens: je ne vous lâche pas!... C'est vous qui avez commencé la lutte... Ne vous étonnez pas si je la pousse à outrance... Rang, fortune, considération, vous aviez tout, et moi rien... Prochainement, nous ferons chacun notre compte.
Le marquis, à cette dure réponse, comprit que tout espoir était perdu. Il fut pris d'un vertige. Et, regardant avec égarement ce monstre qui se faisait une joie de ses souffrances:
—Si le ciel est juste, vous serez frappé dans votre fils, s'écria-t-il. Oui, puisque vous êtes impitoyable pour le mien, le vôtre sera implacable pour vous!... Scélérat, vous avez donné naissance à un honnête homme. C'est lui qui vous châtiera.
Ces paroles, prononcées par le marquis avec la fièvre de la démence, firent tressaillir Carvajan de crainte et de colère.
—Pourquoi me dites-vous cela? cria-t-il.
Il vit le vieillard marcher au hasard, le regard trouble et le geste désordonné.
—Je crois qu'il devient fou! murmura-t-il à Tondeur...
—Ah! ah! ricana le marquis... mes ennemis me vengeront eux-mêmes... Oui, le fils est un honnête homme... Il a déjà quitté la maison paternelle... Il aura horreur de ce qu'il verra faire autour de lui...
Il marcha sur Carvajan.
—Hors d'ici, monstre! Ta besogne est faite... Tu as volé ma fortune, tu as volé mon honneur... Il n'y a plus rien que mon œuvre... mais tu ne l'auras pas!
Il courut à sa table, prit ses dessins, les déchira et les foula aux pieds, puis, saisissant un lourd marteau, il se précipita vers le fourneau, et, à grands coups, avec d'horribles rires, il s'efforça de le briser. Carvajan, exaspéré, s'avança pour l'arrêter. Alors le vieillard, se retournant les cheveux hérissés, la bouche grimaçante:
—N'approche pas, ou je t'assomme!
—Sacrédié. Vous ne me faites pas peur! cria le banquier.
Et il allait s'élancer pour arracher le brûleur à la rage de destruction de l'inventeur, lorsque la porte s'ouvrit, et Mlle de Clairefont parut. D'en bas elle avait entendu les vociférations du marquis...
—Mon père! cria-t-elle.
D'un élan, elle fut près de lui, s'empara du marteau et, enlaçant le vieillard dans ses bras, épouvantée:
—Mon père, qu'y a-t-il?...
Honoré passa la main sur son front, et gémit:
—Chasse cet homme... Il me fait du mal... il me tue!...
La jeune fille se tourna vers Carvajan et, doucement:
—Mon père vous prie de vous retirer, Monsieur... Comme, incertain, il restait immobile, deux éclairs jaillirent des yeux de Mlle de Clairefont, et, d'un geste montrant la porte, elle dit ce seul mot:
—Sortez!
Le maire, dominé, s'inclina en silence et, suivi de Tondeur, qui se faisait petit, il s'éloigna.
Alors Antoinette, asseyant son père sur le grand fauteuil, se mit à genoux près de lui, réchauffa ses mains glacées, essuya son front mouillé de sueur et, le voyant inerte, sans regard:
—Mon père... c'est moi... revenez à vous... Mon père... vous me faites peur...
Honoré poussa un soupir douloureux, s'agita et ouvrit les paupières. Il reconnut Antoinette. Ses yeux s'emplirent de larmes et, avec effort, croisant ses doigts comme pour une prière:
—Oh! ma fille... mon ange. Je t'ai accusée, calomniée... pardon! pardon!
Il se renversa en arrière et perdit connaissance. Au même moment un pas rapide se fit entendre dans l'escalier, et M. de Croix-Mesnil entra.
—Antoinette! cria-t-il, s'avançant les mains tendues.
—Je vous attendais... dit-elle gravement.
—Mon Dieu! est-ce que j'arrive trop tard?...
—Non! car, hélas, nous avons encore beaucoup à souffrir.
Et lui montrant le marquis inanimé:
—Aidez-moi à emporter mon père dans sa chambre...
Tous deux, pieusement, ils soulevèrent entre leurs bras le vieillard qui se plaignait comme un enfant, et, lugubre cortège, descendirent l'escalier de pierre.
IX
Les heures qui suivirent furent affreuses. Croix-Mesnil se multipliait, mais ne pouvait rassurer Antoinette sur l'état de son père. Le docteur Margueron, parti, dès le matin, pour une tournée dans les environs, ne vint qu'à sept heures du soir. Il trouva le marquis très agité avec un côté de la face convulsé. Il prescrivit des sinapismes appliqués aux jambes, et des sangsues à la base du crâne, si la congestion augmentait. Il ne dissimula pas la gravité de la situation, et promit de revenir le lendemain matin.
Installée au chevet de son père avec le baron, la jeune fille passa les instants les plus douloureux de sa vie. Dans l'obscurité de la chambre, elle écoutait la respiration saccadée du malade, entrecoupée par des paroles sans suite. Assise près de la table, éclairée par une lampe, elle regardait l'ami dévoué qui, à la première nouvelle du malheur, n'avait pas hésité à accourir. Ils se taisaient tous deux. Navrée jusqu'au fond de l'âme, le corps anéanti, Antoinette était obsédée par des idées désolantes. Elle ne pouvait même pas concentrer uniquement sa préoccupation sur ce pauvre homme qui gémissait sourdement, en proie à un violent délire. La moitié d'elle-même s'en allait vers son frère dont le danger moins immédiat était cependant plus grand encore. Quel calvaire elle avait à gravir, la pauvre fille, et combien pesante était sa croix! Tous ses nerfs étaient détendus, elle se sentait sans force. Sa tête lui paraissait lourde et brûlante: elle eût donné beaucoup pour pleurer. Il lui semblait que, si la source de ses larmes s'était ouverte, elle s'y serait rafraîchie et calmée. Mais ses yeux restaient secs, enfoncés sous ses sourcils, comme tirés à l'intérieur par l'effort de la pensée.
À dix heures, le vieux Bernard entra sur la pointe du pied, et demanda si on ne voudrait pas souper. Antoinette secoua négativement la tête. Alors Croix-Mesnil la supplia de descendre avec lui. Elle n'avait pas mangé depuis le matin, il fallait qu'elle conservât des forces pour soigner son père. Elle se laissa arracher la promesse de prendre un potage, mais elle demeura dans la chambre de son malade.
Revenu auprès d'elle, le baron essaya de la soustraire à sa sombre méditation. Ils causèrent tout bas, précaution inutile, car le marquis était hors d'état de rien comprendre, et les mots qui frappaient son oreille n'éveillaient plus aucun écho dans son esprit. Le calme de Mlle de Clairefont effraya le jeune homme. Il eût préféré la trouver exaltée. Elle raisonnait sur les événements qui venaient de se produire avec une lucidité et un sang-froid absolus. Elle n'avait plus aucun espoir et voyait la situation désespérée. Elle interrogea elle-même le baron sur l'effet produit par l'arrestation de Robert. Enfermée dans la solitude et le silence de Clairefont, elle ignorait complètement ce qu'on pensait et ce qu'on disait au dehors. Elle savait seulement par le billet de la tante Isabelle que les journaux avaient divulgué l'affaire.
Du reste, c'était ainsi que Croix-Mesnil avait été informé. Un officier lui avait apporté le Courrier de l'Eure, et, avec un affreux saisissement, il avait lu le récit du meurtre et appris l'arrestation du prétendu meurtrier. Il avait aussitôt demandé une permission de vingt-quatre heures et était parti en toute hâte. Les autres journaux du département l'avaient renseigné sur les tendances de l'opinion publique.
Deux courants s'établissaient déjà: l'un favorable à Robert, l'autre contraire. Malheureusement, le second était beaucoup plus puissant que le premier. La passion politique, habilement excitée par les partisans de Carvajan, était en jeu. Les journaux radicaux débordaient d'imprécations lancées contre «les gaietés sanguinaires de ces derniers représentants de la féodalité, qui croyaient pouvoir encore disposer, suivant leur monstrueux caprice, de l'honneur et de la vie des prolétaires». Chassevent, appelé «vénérable vieillard» et «honnête travailleur», était représenté pleurant la fille, appui de sa vieillesse. Le tout se terminait par un chaleureux appel à la fermeté des magistrats et à la rigueur du jury, car le crime abominable méritait un châtiment exemplaire.
Croix-Mesnil se garda bien de laisser soupçonner à Antoinette ces excitations basses et ces fangeuses colères. Il ne dit pas non plus qu'au moment de quitter Évreux il avait reçu de son père une dépêche le mettant en garde contre l'ardeur irréfléchie d'un premier mouvement, et l'engageant à se tenir à l'écart de la famille de Clairefont. «La rupture n'est pas venue de toi, disait le prudent magistrat, profite de la situation qui t'est faite, et ne te compromets pas. Toutes les preuves matérielles accablent le malheureux Robert. Il n'y a pour lui que des présomptions morales, et bien faibles.» Le capitaine mit la dépêche dans sa poche et partit tout courant. Il avait un de ces cœurs simples qui croient ne pas faire assez quand ils ne font pas trop. Antoinette était malheureuse, son frère accusé, calomnié: ce n'était pas le moment de se tenir à l'écart, comme le lui télégraphiait son père, mais bien de se rapprocher. Et il était venu.
L'un près de l'autre, lui très triste, elle bien pâle, ils parlaient dans la demi-clarté de la lampe baissée, comme pour la veillée d'un mourant. Par instants ils s'arrêtaient pour écouter le vieillard qui, dans son délire, prononçait des phrases menaçantes et riait lugubrement. Et ces paroles douloureuses, marmottées entre les dents serrées, avec un frisson les ramenaient impitoyablement à l'affreuse réalité.
—Carvajan, toujours! C'est lui qui a accusé Robert, n'est-ce pas? demanda Croix-Mesnil.
—M. Malézeau le croit... Et comment pourrions-nous en douter après ce qui s'était passé la veille? Il s'est vengé d'une façon foudroyante de l'affront que mon frère lui avait infligé. Hélas! nous avons travaillé à notre malheur de nos propres mains, et, en beaucoup de circonstances, nous avons été bien imprudents. Nous devons accuser nos ennemis, mais, pour être justes, commençons par nous accuser nous-mêmes.
Et, comme une protestation contre cette franchise et cette humilité, la voix sifflante du marquis, s'élevant dans l'ombre de l'alcôve, répétait: Carvajan! Ah! ah! misérable!... Fortune, honneur... tout, tout, excepté mon œuvre!
Alors, pris d'une respectueuse horreur, les deux jeunes gens se taisaient et, dans le silence, le tic-tac lent et monotone de la pendule marquait la fuite du temps. Trois fois le vieux Bernard revint montrer à la porte de la chambre sa figure inquiète. Le brave homme voulait passer la nuit auprès du lit de son maître. Mais Antoinette le renvoya doucement, lui ordonnant d'aller se coucher, afin d'être dispos le lendemain.
Vers deux heures du matin, elle s'approcha du malade, et l'examina attentivement. Son visage était moins crispé, sa respiration plus régulière; il paraissait plus calme. Elle eut un court moment de joie, et, soudainement, les larmes que les plus cruelles angoisses n'avaient pu lui arracher jaillirent de son cœur réchauffé par un rayon d'espérance. Elle joignit les mains, se laissa tomber à genoux sur un coussin, et Croix-Mesnil entendit qu'elle priait Dieu de lui conserver son père. Il voulut la relever, l'encourager; elle lui dit:
—Laissez, cela me fait du bien... J'étouffais... Elle lui montra le marquis.
—Voyez... il me semble qu'il est mieux... Son agitation a cessé... Si nous pouvions le sauver!... Je pensais tout à l'heure qu'il serait vraiment trop cruel que Robert ne le revît plus, et pût concevoir la pensée que le chagrin a causé sa mort.
—Oui, vous le sauverez, reprit avec émotion le baron, et vous verrez de nouveau le père et le fils réunis sous vos yeux. Les méchants ne triomphent pas toujours, et, quoi qu'on en dise, il y a une Providence.
—Moi, je le crois, dit simplement Antoinette.
Ils restèrent pendant quelques minutes auprès du lit à regarder le vieillard, puis Mlle de Clairefont déclara à son compagnon qu'elle désirait veiller seule.
—Si j'ai besoin d'aide, je vous promets de vous envoyer chercher, ajouta-t-elle.
Après avoir résisté, Croix-Mesnil se décida à obéir. Le silence s'étendit sur le château, et tout parut dormir. Dans la nuit, une hulotte se plaignait, mélancolique, et son chant de mauvais augure ne troublait pas la jeune fille. Elle y trouvait comme un écho de sa tristesse. N'était-ce pas le seul oiseau qui pût tourner autour de cette maison vouée au malheur? Elle resta allongée dans un fauteuil, les yeux fixés sur une facette de la cheminée que la lumière faisait briller, suivant son imagination qui l'emportait bien loin.
Peu à peu elle éprouva une sensation d'allégement, comme si son être eût flotté dans l'espace, balancé par des souffles légers; elle ne sentait plus sa fatigue, elle était dégagée de sa douleur, elle voguait dans un bleu charmant et infini. Sa bouche exhala un souffle plus régulier: elle s'était endormie. Ce sommeil dura une grande heure, puis, du fond de son repos, il lui sembla qu'une voix l'appelait. Elle se dressa effrayée et courut au lit du malade. À demi soulevé sur son coude, il ouvrait des yeux troubles et vagues. Elle lui parla doucement; il prit sa main, la serra, comme pour lui indiquer qu'il la reconnaissait, puis, articulant ses mots avec peine:
—Il faudra voir ce jeune homme, ma fille... Il est honnête... C'est lui qui sauvera ton frère...
Elle crut à une hallucination causée par la fièvre, à une conception délirante; elle embrassa le vieillard pour le calmer, et, entrant dans son idée, comme on fait avec un enfant:
—Oui, mon père, oui, reposez-vous... tout ira bien...
Il agita sa tête blanche, leva ses yeux dans lesquels, en cet instant, vivait la pensée, et, avec un accent qui parut prophétique à Antoinette, il répéta:
—C'est ce jeune homme qui nous sauvera... Il est honnête... Il faut le voir, ma fille...
Il essaya de diriger ses regards sur elle, mais les muscles de son cou le faisaient souffrir, car sa figure se contracta. Une ombre de démence passa de nouveau sur son visage.
—Il était là tout à l'heure, murmura-t-il, et c'était lui qui te suppliait... Je l'ai bien reconnu... là près des rideaux...
—C'était M. de Croix-Mesnil, mon père...
—Non, fit le malade avec une agitation croissante. Je sais ce que je dis... J'ai ma raison... C'était Pascal Carvajan... C'est lui seul qui peut sauver ton frère... Promets-moi que tu le verras!... Je n'aurai pas de tranquillité avant que tu me l'aies promis...
—Reposez donc, mon père, je vous le promets!
Les traits du marquis se détendirent. Il se laissa aller en arrière avec béatitude, et murmura des paroles que la jeune fille ne comprit pas. Quelques instants après, il dormait paisiblement.
Mlle de Clairefont demeura songeuse. Le souvenir de Pascal, brusquement évoqué, lui était revenu tout entier. Son visage énergique et fier était là, devant elle, et ses lèvres s'ouvraient pour parler: Elle ne voulait pas l'écouter, elle savait d'avance ce qu'il allait dire. Et, murmure confus et caressant, ses paroles montaient autour d'elle ainsi qu'une prière. Comment eût-elle pu douter qu'il l'aimât? Tout le lui prouvait, sa muette admiration, son craintif respect, son délicat effacement. Il tremblait en l'apercevant, il pâlissait quand elle s'éloignait, il eût voulu se mettre à genoux sur son passage, et il avait provoqué Croix-Mesnil parce qu'il le croyait aimé. Oui, il lui appartenait. Il devait haïr tout ce qui n'était pas elle et ne serait pas pour elle; il avait horreur des intrigues qu'ourdissait son père, il eût donné son sang pour ne pas exciter l'horreur, et n'avait jamais espéré qu'il pût obtenir l'amitié. Oui, il serait un serviteur zélé, un défenseur loyal. Et tout ce qu'elle avait entendu raconter sur Pascal, et qu'elle avait dédaigné, se représentait à son esprit: son habileté comme homme d'affaires, son talent comme avocat, ses luttes contre le despotisme paternel. Et les paroles du marquis résonnaient encore à ses oreilles: C'est lui qui sauvera ton frère!
Par quelle mystérieuse intuition le vieillard avait-il été conduit à désigner Pascal comme le sauveur possible de Robert? Une puissance surnaturelle lui avait-elle montré le jeune homme dans le vague de son rêve? Il prétendait le reconnaître, et il ne l'avait jamais vu. Quelle voix céleste lui avait soufflé son nom à l'oreille? Comment, à l'heure décisive, avec une autorité irrésistible, se soulevait-il sur son lit de souffrance pour donner ce hardi conseil? N'était-il pas du devoir d'Antoinette de le suivre? Elle l'avait promis, et, au fond d'elle-même, une secrète espérance naissait déjà. Le salut viendrait de là peut-être. Par le fils on obtiendrait beaucoup du père. Si la haine de Carvajan, adoucie par cette capitulation de ses ennemis, allait se calmer? S'il consentait seulement à rester neutre, à ne plus déchaîner contre eux toutes les mauvaises passions de ses partisans. Comme l'horizon pourrait promptement s'éclaircir! Robert, lavé de tout soupçon et rendu à la liberté, viendrait près du malade dont il hâterait la guérison.
À cette pensée, une exaltation ardente s'empara de la jeune fille. Eh! quoi! elle délibérait quand le résultat heureux était dans ses mains! Un amer sourire crispa ses lèvres. Au prix de quelle humiliation l'obtiendrait-elle? Il lui faudrait aller au-devant de Pascal, le convaincre, et l'implorer. Lui ayant nettement fait comprendre un jour qu'il n'existait pas pour elle, et que d'une Clairefont un Carvajan n'avait à attendre que le mépris, elle devrait se présenter en suppliante, et pleurer devant lui.
Eh bien! ce serait avec joie. Quel sacrifice lui coûterait pour assurer la délivrance de son frère? D'ailleurs, n'avait-elle pas à expier? N'était-elle pas responsable d'une part de leur malheur commun? Elle s'était montrée dédaigneuse et hautaine: elle accepta le sacrifice de son orgueil, et s'apprêta à l'offrir comme un tribut à leur ennemi. Elle s'adresserait à Carvajan lui-même, s'il le fallait; elle affronterait le monstre, elle lui demanderait pardon de l'avoir chassé, et lui donnerait la joie d'un triomphe complet.
Le jour la trouva dans ces dispositions. Son parti était pris: elle ne devait plus faiblir. Elle cherchait seulement un moyen d'arriver jusqu'à Pascal. Elle s'en rapporta au hasard. Vers sept heures, Croix-Mesnil vint la rejoindre. Le vieillard était plongé maintenant dans une torpeur lourde. Il ne parlait plus, et respirait fortement. Cédant aux supplications de son ami, Antoinette consentit à lui laisser la garde du malade. Elle gagna sa chambre, rafraîchit son visage, et se jeta sur son lit pour quelques instants. À neuf heures, comme elle finissait de s'habiller, le vieux Bernard gratta à la porte et lui annonça que le docteur Margueron était arrivé, amenant avec lui maître Malézeau. La jeune fille les trouva au chevet de son père. Toutes les fenêtres, par ordre du médecin, avaient été ouvertes. L'air et la lumière entraient à flots, et le marquis s'en était montré ranimé. Il avait les yeux ouverts et manifestait quelques symptômes de connaissance. La fièvre était tombée, mais il y avait un peu de paralysie du côté gauche. Le docteur se déclara beaucoup plus rassuré et expliqua à Malézeau que son malade avait eu un transport au cerveau qui semblait en bonne voie de guérison.
—Il ne faut pas le fatiguer, dit-il, et surtout qu'on ne le fasse pas causer... Descendons: j'écrirai en bas mon ordonnance.
Sur la terrasse, entre le notaire et Mlle de Clairefont, le brave homme ne put se retenir de parler de Robert. La veille, dans l'émotion des premiers soins à donner au marquis, il n'avait pu rencontrer le moment favorable pour déclarer quelle saisissante impression il avait emportée de la scène de la confrontation.
—Voyez-vous, Mademoiselle, quand je l'ai vu s'agenouiller si simplement devant le lit de la morte et prier, ma conscience s'est soulevée et je me suis dit: Ou ce jeune homme est un déterminé scélérat, ou il est innocent.
—Oh!... il n'est pour rien dans le malheur, s'écria avec feu Malézeau. Il est si loyal! Il a dit la vérité... Un Clairefont ne ment pas, docteur.
—Il a de terribles ennemis, reprit Margueron. Déjà toutes mes déclarations ont été dénaturées et circulent dans La Neuville, accablantes pour le comte. Mais, devant la justice, je dirai ce que je pense... Et si les jurés ne sont pas circonvenus...
—Est-ce donc possible? demanda Antoinette, épouvantée.
—Cela s'est vu, dit Malézeau.
Mlle de Clairefont laissa partir le docteur et retint le notaire. Elle était résolue à agir. Permettre que Carvajan continuât à travailler l'opinion publique, c'était peut-être signer la condamnation de son frère. Elle arrêta Malézeau, le fit asseoir près du perron, et, à brûle-pourpoint, elle lui dit:
—Comment faudrait-il m'y prendre pour avoir un entretien avec le fils de M. Carvajan?
Il fut stupéfait. Il pouvait s'attendre à tout, excepté à une pareille démarche. Il se demanda si Antoinette, exaspérée, n'était pas déterminée à faire quelque coup de tête. Mais il la vit calme et réfléchie. Adroitement il l'interrogea. Elle raconta tout simplement ce qui s'était passé la nuit précédente, et avoua que l'ordre donné par son père lui paraissait un commandement du ciel. En l'écoutant, Malézeau se sentit gagné par une émotion singulière. Peut-être était-ce là réellement le plan le plus sage: prendre Pascal par les sentiments, et gagner Carvajan par l'intérêt. Peut-être faudrait-il en arriver à un arrangement amiable, qui empêcherait la vente, et livrerait le domaine au maire de La Neuville. Mais tout n'était-il pas préférable à l'horreur d'un procès criminel? Le notaire, au fond de lui-même, avait la conviction que toutes les dépositions faites contre Robert avaient été soufflées par Fleury, Tondeur et consorts. Il ne se trompait guère. Un mot dit par Carvajan, et l'affaire changeait de face. Au lieu d'un renvoi devant la cour d'assises, on pouvait obtenir une ordonnance de non-lieu.
—Eh bien! Mademoiselle, dit Malézeau, sortant de ses réflexions, c'est une tentative à faire, Mademoiselle... Le fils Carvajan est arrivé ce matin par le chemin de fer... Il est donc à La Neuville. Mais je ne crois pas que vous soyez tentée de rencontrer le père? Il faut manœuvrer adroitement. Si vous voulez vous en rapporter à moi, Mademoiselle...
—Je n'espère qu'en vous...
—Eh bien! je vous conduirai chez ma femme, et, pendant ce temps-là, j'irai reconnaître les abords de la maison, et préparer votre entrée.
Après une absence de vingt-quatre heures qui avait beaucoup intrigué son père, Pascal était, en effet, revenu le matin même. Interrogé sur le résultat de son voyage, il avait répondu laconiquement qu'il était allé au Havre pour voir un de ses correspondants. Il n'avait pu, en disant cela, s'empêcher de rougir. Il n'était pas habitué au mensonge. Or, son voyage au Havre s'était borné à un séjour à Rouen, où il savait devoir trouver un de ses camarades d'école, nommé récemment substitut du procureur général. Le magistrat l'avait reçu avec cette amabilité emphatique et gourmée qui est la marque professionnelle; il avait parlé d'abondance pendant une demi-heure, s'étendant sur ses écrasants travaux, sur les soucis de sa responsabilité, délayant des phrases tièdes et longues. Mais, quand Pascal avait voulu mettre sur le tapis l'affaire de Clairefont, le substitut était devenu froid et soupçonneux. Il n'avait plus parlé que par monosyllabes.
—Grosse affaire... très grosse affaire... Instruction difficile... Prévenu adroit et très fermé.
Et comme le jeune homme le pressait de questions:
—Mais au fait, mon cher, vous êtes de La Neuville: vous devez en savoir plus long que moi.
Et, au lieu de répondre, il avait interrogé. Au bout d'une heure de visite, Pascal s'était retiré très inquiet, avec la conviction que le parquet pousserait l'affaire à outrance. Il avait passé une triste soirée à l'hôtel, ne voulant pas revenir avant le lendemain, de peur de donner des soupçons à son père.
Maintenant, enfermé dans le cabinet du banquier, il s'efforçait de travailler pour user le temps, mais sa pensée rebelle lui échappait et l'emportait bien loin de ses rapports et de ses mémoires. Incapable de rester en place, il allait de la table à la fenêtre, pour regarder au dehors. Le temps s'était mis à l'orage, et des nuées lourdes couraient dans le ciel. Un éclair brilla, suivi d'un coup de tonnerre lointain, et le jour devint jaune, comme si l'air eût été chargé de cendres.
Au même moment, le marteau de la porte retomba avec bruit, poussé par une main impatiente, un chuchotement se fit entendre dans le vestibule, et maître Malézeau entra dans le cabinet avec une mine extraordinaire. Jamais ses yeux n'avaient tant papilloté derrière ses lunettes d'or. Il dit mystérieusement:
—Votre père est bien parti en cabriolet sur la route de Lisors? Vous êtes vraiment seul? Bien! j'ai là une dame qui désirerait vous parler...
À ces mots, tout le sang de Pascal se porta à son cœur, ses jambes fléchirent, il vit la salle tourner autour de lui. Il demanda d'une voix altérée: Qui est-ce? avec la certitude d'entendre répondre: Mlle de Clairefont.
Malézeau ne perdit même pas son temps à remplir cette formalité; il ouvrit la porte et, s'effaçant pour laisser le passage libre, il dit:
—Entrez, Mademoiselle.
Et, sur le seuil du triste cabinet de son père, Pascal se trouva en face d'Antoinette. Elle était vêtue de noir. Un voile couvrait son visage: elle l'ôta d'un brusque mouvement; et il la vit pâle, l'air souffrant, les yeux rougis par l'insomnie et le chagrin. Il était bien plus ému qu'elle. Sans savoir ce qu'il faisait, il lui avança un siège. Elle s'assit, et adressa un geste suppliant à Malézeau. Le notaire s'inclina et sortit. Ils restèrent en présence. Ce moment, que Pascal, la veille, eût payé de sa vie, lui causa un embarras insupportable. Une chaleur dévorante lui monta au visage, il sentit des pointes de feu à la racine de chaque cheveu. Il se dit: si je ne parle pas, je deviens grotesque; si je parle, je risque de dire quelque sottise qui me rendra odieux. Il leva sur la jeune fille des yeux si pleins d'angoisse qu'elle comprit que c'était à elle d'ordonner, et à lui de se soumettre. Elle sourit tristement, et, d'une voix qui pénétra Pascal jusqu'au fond de l'âme:
—Je viens à vous, Monsieur, en suppliante... Et comment oserais-je tenter une telle démarche, si je n'avais pas pour m'encourager le souvenir de notre première rencontre?... Le hasard, vous le voyez, savait ce qu'il faisait en vous plaçant en travers de ma route...
Elle eut le courage de le regarder avec coquetterie. Elle voulait vaincre. Et lui, sous le charme, quand elle eut fini de parler, l'écoutait encore. Ainsi c'était elle qui avait évoqué le souvenir de ce chemin creux où, pour la première fois, ils s'étaient trouvés l'un près de l'autre. Tout ce qui avait suivi n'existait pas: elle l'avait volontairement effacé. Il ne restait, pour lui et pour elle, que cette courte promenade par une belle matinée d'été, dans la lumière, la verdure et les fleurs. S'il eût prononcé les mots qui lui montaient aux lèvres, il lui eût dit: Je vous aime. Mais il ne le voulut pas. Elle était venue à lui loyalement, elle restait là, seule, sous la sauvegarde de son honneur, et elle était malheureuse. Il pensa: Je ne lui révélerai jamais combien je l'adore, mais je le lui prouverai en lui dévouant ma vie. Il s'approcha, et, avec un respect religieux:
—Je sais, Mademoiselle, ce qui vous amène, dit-il de cette belle voix profonde qui allait au cœur de Carvajan lui-même, et il semble que j'aie eu le pressentiment que je devais vous voir aujourd'hui, car je suis allé hier à Rouen pour m'informer de votre frère.
Elle poussa un cri de joyeuse surprise, et une teinte rosée s'étendit sur ses joues, en se voyant si promptement et si bien comprise.
—Il était en bonne santé, et très calme, m'a-t-on assuré. Quant à l'affaire en elle-même, les magistrats sont jusqu'ici fort silencieux.
—Peut-être rien n'est-il encore décidé, fit-elle en joignant les mains... Peut-être serait-il temps encore!... Ah! Monsieur, si vous vouliez joindre vos efforts aux nôtres! Je sens que je puis compter sur vous, que votre esprit est juste, et votre cœur généreux. Je vous en prie, parlez pour nous à M. Carvajan!... Pascal pâlit à cette terrible demande qui assimilait son père à un bourreau dont on veut désarmer la cruauté. Antoinette craignit de l'avoir offensé: elle prit un air caressant.
—Pardonnez-moi, dit-elle, si je vous ai déplu... Mais ce que j'ai à vous demander est si difficile à dire!... Je ne veux pas prononcer une parole qui puisse vous paraître irrespectueuse pour votre père, et, cependant, il faut que je vous fasse comprendre que nous venons demander grâce... Nous sommes à sa discrétion, à la vôtre... Tout ce qui sera exigé nous paraîtra facile, si nous pouvons obtenir un peu plus d'indulgence pour le pauvre Robert... Tout, vous entendez, Monsieur? Et c'est parce que nous avons jugé que votre intercession serait plus puissante que nulle autre que je me suis adressée à vous.
Ainsi, c'était à son frère seul qu'elle avait pensé! Dans le secret de son esprit, aucun penchant ne l'avait entraînée vers Pascal. Son cœur était fermé à ce qui n'était pas Robert, et, pour l'amour de lui seulement, elle avait pris sur elle de vaincre sa fierté, et de supplier. Il chassa toute vaine espérance de tendresse, il glaça sa pensée, il apaisa les bouillonnements de son sang.
—Si vous saviez comme nous sommes durement éprouvés! poursuivit la jeune fille. À la suite d'une entrevue avec M. Carvajan... Oh! je ne l'accuse pas!... mon père est tombé malade et nous inspire les plus vives inquiétudes... Tout m'accable à la fois, vous le voyez, et je ne sais de quel côté me tourner pour ne pas voir une menace de malheur. Je suis seule à Clairefont. Et sans un ami dévoué qui est venu à mon aide...
Un soupçon traversa le cœur de Pascal: il changea de visage, ses poings se crispèrent.
—M. de Croix-Mesnil, murmura-t-il sourdement.
—Oui, M. de Croix-Mesnil. De son affection pour nous il n'aura obtenu que des soucis et de la tristesse, le pauvre garçon!...
Ce fut si doux, si tendre, et cependant si indifférent, que Pascal revint à la vie.
—Croyez, Mademoiselle, déclara-t-il, que je suis prêt à tout tenter pour vous satisfaire... Mais je ne puis engager que moi, et c'est de mon père que vous voulez que je vous réponde.
Il sembla à Antoinette que celui qu'elle voulait conquérir lui échappait.
—N'avez-vous pas tout pouvoir sur lui? reprit-elle avec ardeur. N'ai-je pas vu quelle place vous occupiez dans ses préoccupations? Oh! je vous en prie, soyez pour nous un allié bienveillant, prenez notre cause en mains!... Nous n'avons plus d'espoir qu'en vous... Robert! Rien ne nous touche que Robert; et nous abandonnerons tout ce qui n'est pas lui.
—Votre terre, votre château, le reste de votre fortune... n'est-il pas vrai? dit amèrement le jeune homme.
Elle resta silencieuse. Pour la seconde fois elle avait fait l'offre. Et ne fallait-il pas en arriver là? Malézeau ne lui avait pas caché que ce serait le mot décisif pour le banquier. La Grande Marnière, le but de ses efforts, le rêve de son ambition, la proie montrée à ses alliés. Mlle de Clairefont sentit qu'elle avançait sur un terrain brûlant, mais ne devait-elle point, dans ce traité de capitulation suprême, spécifier les conditions?... Elle n'osait plus parler et regardait Pascal qui marchait dans le cabinet, le front lourd. Il s'arrêta, passa la main sur ses yeux, laissa échapper un soupir qui ressemblait à un sanglot, et s'assit près de la fenêtre, paraissant oublier complètement qu'il n'était pas seul. Il souffrait. Antoinette fut saisie de pitié: elle alla a lui et, avec un accent qui le fit frissonner:
—Vous ai-je blessé? Je vous en prie, pardonnez-moi!...
Il la regarda d'un air sombre.
—Blessé, moi? dit-il. Comment? Est-ce qu'on blesse un Carvajan en lui offrant de l'argent?...
Il eut un rire douloureux. Elle resta interdite et glacée.
—Pourquoi serais-je si sensible? poursuivit-il. Ne sait-on pas que l'intérêt est la règle unique de cette maison où nous sommes?... Le langage que vous tenez est raisonnable et logique. Après tout, il ne s'agit que d'une affaire! Vous ne me connaissez pas, vous ne savez pas si j'ai une conscience et un cœur... D'où vous viendrait ce soupçon que j'ai souffert de ce qui se passe autour de moi? Qui vous aurait révélé mes répugnances et mes douleurs? Auriez-vous eu, par hasard, le pressentiment que je pourrais être fier et désintéressé? N'en croyez rien: je suis un Carvajan, c'est-à-dire un être avide et vénal. Le marché que vous proposez est avantageux; nul doute que je l'accepte. Mettez en jeu mon âpreté au gain. Voilà ce qui est vrai et ce qui ne vous trompera pas!
Il lui montra un visage bouleversé par la violence de ses sensations. Elle agita lentement la tête:
—Et voilà justement ce que je ne crois pas, dit-elle avec beaucoup de calme. Je suis sûre que vous êtes bon, et qu'une prière et des larmes feront cent fois plus pour notre cause que les plus brillantes promesses... En échange de ce que vous allez faire pour nous, je ne vous offrirai que ma reconnaissance sincère, je ne vous demanderai d'autre engagement que de mettre votre main dans la mienne... Le voulez-vous?
La petite main, qui avait si insolemment coupé l'air avec une cravache, dans le chemin de Couvrechamps, se tendait maintenant ouverte et caressante. Toucher ces doigts fins et fuselés, c'était se faire esclave. Se dévouer à Antoinette, c'était se déclarer contre Carvajan. Pascal s'y décida résolument. Depuis sa rentrée à La Neuville, il y était prêt!
Il ne conçut aucune espérance d'arriver à être aimé un jour; il ne se permit aucune illusion sur les sentiments auxquels obéissait la jeune fille. Il la vit contrainte par une implacable nécessité de faire violence à son orgueil, presque à sa pudeur. Il la plaignit et voulut abréger l'épreuve. Il prit la main qu'elle avançait, la serra à peine, avec un respect attendri, et, s'inclinant:
—Soyez rassurée, Mademoiselle, dit-il, vous ne serez frappée ni dans vos affections ni dans votre fortune... J'en prends l'engagement, sur mon honneur.
Dans le saisissement de sa joie, Antoinette ne trouva pas un mot à répondre, et la promesse faite tomba si solennelle dans le silence du sombre cabinet de Carvajan que Pascal lui-même en fut épouvanté.
—Songez cependant, Monsieur, dit-elle enfin, que je ne vous demande point de faire dans notre intérêt quoi que ce soit qui puisse vous nuire...
—Rien ne pourrait me nuire davantage, répondit-il, que de m'associer, même indirectement, à une œuvre que réprouverait ma conscience.
Mlle de Clairefont approuva de la tête, et une lueur singulière brilla dans ses yeux. Sa voix parut à Pascal plus moelleuse, plus liante, presque affectueuse.
—N'importe, reprit-elle, j'entends que votre généreuse promesse ne vous engage vis-à-vis de nous que dans une mesure que, seul, vous aurez à fixer.
Puis, comme si elle eût craint que ce dernier cri de fierté eût blessé le jeune homme:
—Mais quoi qu'il résulte de cette entrevue, ajouta-t-elle, soyez sûr que j'en garderai pour vous une complète estime et une vive gratitude.
Elle lui tendait de nouveau la main, et, cette fois, il ne craignit pas de la prendre et de la serrer, comme si le contact de cette chair douce et tiède eût dû l'attacher plus invinciblement à Antoinette.
La porte s'ouvrit, Me Malézeau s'avança, et Mlle de Clairefont était déjà au bout de la rue du Marché, que Pascal, sur le seuil de la maison, s'efforçait de la voir encore.
Il rentra lentement, gravit l'escalier, et s'enferma dans sa chambre. À sept heures du soir, Carvajan revint de Lisors. Il était affamé, ayant fait sept lieues en cabriolet. Il demanda le dîner à grands cris, et, tout droit, alla s'asseoir dans la salle à manger. Son fils vint l'y retrouver. Le banquier se montra d'une humeur joyeuse. Il parla avec une grande animation, expliquant l'affaire qu'il avait examinée dans la journée, et qui lui promettait de beaux bénéfices.
—Vois-tu, garçon, c'est une distillerie établie sur la Lieure, qui donne une excellente force motrice... Les braves gens qui l'ont montée n'avaient pas les reins assez solides, et ils sont très près de leurs pièces... Il faut beaucoup de capitaux pour conduire une entreprise pareille... Ces innocents ont des marchés annuels passés avec les cultivateurs du Nord pour la fourniture des betteraves, et ils vendent les pulpes aux fermiers des environs, au lieu de les utiliser à nourrir eux-mêmes des bestiaux... Mais rien que le lait payerait l'achat des matières premières! Il a fallu que le père Carvajan vînt leur expliquer ça... Dumontier et moi, nous allons leur prêter cent cinquante mille francs... sur première hypothèque... Lisors n'est pas loin... J'irai surveiller l'exploitation de temps en temps. Ah! j'ai bien dîné... mais je n'avais pas volé ma soupe! Et toi, mon brave, qu'est-ce que tu as fait?
Pascal eut une violente palpitation. Allait-il raconter hardiment à son père ce qui s'était passé, ou le préparer adroitement à entendre une pareille confidence? Il n'osa pas parler encore. Il dit évasivement:
—Je suis resté ici toute la journée...
Carvajan dressa l'oreille. Dans l'accent de son fils il avait découvert une sonorité singulière. Il l'observa et lui trouva la contenance embarrassée.
—Eh bien! allons fumer dans mon cabinet, dit-il en se levant.
Ils passèrent dans la grande pièce sombre, éclairée seulement par une lampe placée sur le bureau du banquier. Et, avec une ivresse délicieuse, Pascal retrouva flottant, affaibli dans l'air, le parfum qu'Antoinette avait laissé, trace subtile de son séjour dans la maison de l'ennemi. Carvajan avait un odorat de sauvage; il respira avec force, mais ne sonna mot. Il marchait à grands pas, suivant son habitude. Les soupçons qu'il avait formés sur le compte de son fils tendaient à se préciser, et lui causaient une sourde inquiétude: Serait-il de connivence avec les gens de Clairefont? se demandait-il. Mais comment, par quelle entremise? Absorbé dans la recherche de ce problème, il allongeait ses enjambées, allant de la fenêtre au bureau, lorsque, sur la console en vieil acajou empire, qui garnissait le trumeau du côté de la rue, un morceau de tissu noir attira son attention. Il s'approcha machinalement, le regarda, reconnut une voilette de femme, et, avec une exclamation, s'en emparant:
—Qui est-ce qui a laissé ça ici? cria-t-il. Qui donc est venu en mon absence? Sacredié! J'avais bien reniflé, en entrant, une odeur qui n'était pas catholique!...
Il mit la voilette sous le nez de Pascal.
—Tu dois être informé, toi, monsieur le casanier, qui n'es pas sorti de la journée? Cet objet de toilette n'appartient pas à une des dames de La Neuville... Dieu merci, elles ne se cachent pas le visage!... Est-ce que?...
La supposition qu'il fit était si énorme qu'il n'osa pas la formuler. Il resta en suspens, les mains tendues, froissant la gaze noire imprégnée d'une délicate senteur d'iris, la bouche tordue par la colère.
Pascal ferma les paupières pour ne pas voir son père qui, ainsi, lui fit horreur, et, affermissant sa résolution:
—Ne cherchez pas, répondit-il, la personne qui est venue est Mlle de Clairefont.
—Ah! ah! fit railleusement Carvajan... Il faut qu'ils soient bien à quia, là-haut, pour que la fière Antoinette se soit décidée à descendre jusqu'ici... Et tu l'as reçue?
—Oui, mon père...
—Qu'est-ce qu'elle voulait?
—Intercéder pour les siens auprès de vous...
—Intercéder? Vraiment! La voilà soudainement devenue bien humble!...
Il changea de ton, et, regardant son fils avec sévérité:
—Et pourquoi, dès mon arrivée, ne m'as-tu pas raconté la chose?...
—Parce que j'espérais, en gagnant un peu de temps, arriver à vous disposer favorablement.
Les deux hommes se dévisagèrent. Il y eut un silence.
—Ah! tu espérais?... Vraiment! Me prends-tu pour un tonton qui va comme on le pousse? Suis-je homme à changer au gré d'un caprice, et à renoncer à mes projets pour des pleurnicheries?... La belle a sans doute tâché de t'émouvoir avec des regards mouillés et de t'entortiller avec des phrases câlines!... Ah! elle connaît son métier de femme, et c'est une sucrée de la première espèce!... Elle nous en a donné un échantillon, le soir de la fête, quand son nicodème de fiancé a refusé de danser en face de toi!... Il faut se méfier de ces gens-là... En paroles, ils vous promettent le bon Dieu; mais, en actions, ils vous donnent le diable! Je les connais, moi, et bien, depuis le temps que je les pratique! Ce qu'ils savent le mieux, c'est mentir! La demoiselle t'a enjôlé, et elle n'était pas au bout de la rue qu'elle riait de toi... Tu peux m'en croire!
Pascal ne répondit pas. Il s'était promis de subir impassible les sarcasmes et les violences. Pouvait-il acheter trop cher la réalisation des promesses faites à la jeune fille? Carvajan avait repris sa marche de long en large dans son cabinet. Il réfléchissait, et sa physionomie était devenue très grave. Brusquement il s'arrêta, et, jetant un coup d'œil à son fils:
—Mais enfin elle n'a pas fait que soupirer, n'est-il pas vrai? Elle a dû parler aussi un peu... Qu'a-t-elle dit? Qu'a-t-elle proposé? Quand on demande la paix... c'est à de certaines conditions... Laissons le côté sentimental de la question, et voyons le côté pratique... Que veut-elle, d'abord?
—Que vous sauviez son frère, et que vous épargniez son père...
—Autrement dit, que je prouve clair comme le jour que le jeune Clairefont est aussi blanc que l'hermine, et que, tenant le vieux dans le creux de la main que voici, je le laisse aller franc et quitte?... Mazette! Et que m'offre-t-elle en échange? Sans doute une reconnaissance éternelle?...
—Mlle de Clairefont n'a point fixé de conditions...
—Et qui donc les fixera, sacredié? s'écria Carvajan, dont le visage basané devint d'un rouge sombre.
—Vous, mon père, répondit froidement Pascal... N'êtes-vous pas le maître?
Carvajan alla s'adosser à la cheminée.
—Je suis le maître, c'est vrai! dit-il avec une cauteleuse bonhomie... Mais la situation est embarrassante... Et deux avis valent mieux qu'un... Toi, à ma place, qu'est-ce que tu ferais?
—Je ne vous l'ai jamais laissé ignorer, mon père, et, dès le commencement de mon séjour, je vous ai exhorté à la conciliation. La situation de la famille de Clairefont était alors beaucoup moins grave qu'elle ne l'est aujourd'hui, et c'était uniquement dans votre intérêt que je parlais. Je souhaitais vous voir renoncer à une hostilité qui pouvait vous rabaisser dans l'opinion de beaucoup de gens. Je voulais vous voir des idées qui fussent à la hauteur de la position à laquelle vous avez su atteindre. Vous étiez le plus fort: il convenait de vous montrer généreux. C'était là le langage que je vous tenais... Et ceux que vous considériez comme vos ennemis résistaient encore! Que dois-je vous dire, aujourd'hui qu'ils sont vaincus, désespérés, et qu'ils demandent grâce? Ce n'est pas un avis que je vous donne, c'est une prière que je vous adresse. Soyez humain: ne frappez pas des gens à terre. Détournez-vous de ces Clairefont qui n'existent plus maintenant. N'accablez pas le fils, dont le seul et vrai crime est le nom qu'il porte, et laissez le père mourir en paix dans son domaine morcelé et appauvri.
—Le fils! s'écria Carvajan avec colère. Oublies-tu qu'il t'a insulté devant toute la ville?... Le père! ne sais-tu pas qu'hier matin il a voulu m'assommer? Des gens à terre?... Que feraient-ils alors s'ils étaient debout? Tu ne les connais pas: ce sont des bandits! Il redevint très calme et, fourrant ses mains dans ses poches:
—Enfin, mon bonhomme, c'est très joli, mais ils me doivent près de quatre cent mille francs!
—Le domaine en vaut le double!...
—Pardienne! je serais propre, sans ça!
—Mon père, reprit Pascal avec une émotion qui faisait trembler sa voix, ne m'ôtez pas tout espoir de vous convaincre... Faites-moi ce sacrifice, et je vous en serai reconnaissant toute ma vie! En échange, exigez de moi ce que vous voudrez, et j'y consens d'avance. Je serai votre serviteur, je m'attacherai à votre fortune, je ferai triompher votre ambition. Mes jours, mes nuits, tout vous appartiendra. Mais, au nom de ce qu'il y a de plus sacré, ne me refusez pas ce que je vous demande!...
Carvajan marcha sur son fils, et, avec une atroce ironie:
—Qu'est-ce qu'on t'a donc promis, si tu réussissais?
—Mon père! cria le jeune homme.
—Es-tu mon fils ou l'homme d'affaires des Clairefont?
—N'est-ce pas un fils qui veut le nom de son père respecté et honoré?
—Respect, honneur, mots bien placés dans ta bouche! Allons, monsieur l'honnête homme, dis donc hardiment ce que tu penses, aie donc le courage de ta trahison!... Crois-tu que j'en suis à m'apercevoir que j'ai un ennemi dans ma propre maison? Tu rêves de me tromper!... Tu es encore un peu trop jeune!... Niais, qui se laisse entraîner par une femme, et qui veut duper son père! Parle pour elle, plaide, soupire. Triple sot! Tu verras comment elle t'en récompensera! Ah! j'ai voulu savoir à quoi m'en tenir, et je suis fixé maintenant: tu as marivaudé avec la belle Antoinette, et tu es sa créature... Va, elle t'apprendra le respect et l'honneur!
—Mon père!
—Ose donc me dire qu'elle ne t'a pas ensorcelé! Ose donc nier que tu l'aimes!
Pascal, qui s'était courbé sous la colère paternelle, se redressa, et, montrant un visage illuminé par la passion:
—Eh bien! oui, je l'aime! Et ce sera le malheur de ma vie, puisque je me vois placé entre vous, que je trouve implacable, et elle, que je voudrais sacrée. Prenez pitié de moi! Tous les coups que vous allez frapper tomberont sur mon cœur. C'est la fatalité qui a décidé... Je n'ai pas été au-devant de Mlle de Clairefont. Je l'ai rencontrée sans savoir qui elle était... Et quand j'ai pu réfléchir, il était trop tard... Je vous engage ma parole de ne jamais la revoir, si vous voulez l'épargner... Je ne connais ni son père ni son frère... Devant les yeux je n'ai qu'elle. Elle seule! Vous ne pouvez la haïr: elle ne vous a jamais rien fait... Mon père, vous avez aimé, vous aussi, et vous avez souffert... Au nom du passé, soyez bon aujourd'hui, et ne faites pas votre fils aussi malheureux que vous l'avez été vous-même!
—Ah! tu as eu tort d'évoquer ce souvenir, dit Carvajan, car il me défend la pitié! Renonce à ton amour: il est un peu moins vieux que ma haine! Du plus loin que je me souvienne, je la retrouve, vivace au fond de mon cœur. C'est en elle que j'ai puisé l'énergie qu'il m'a fallu pour arriver où je suis. Je n'ai rien fait dans la vie que pour assurer son triomphe, et quand je touche au but, tu viens, pour un caprice, pour une amourette, me demander de renoncer à cette joie si ardemment rêvée? Allons donc! Tu n'es qu'un enfant plein de faiblesse et d'aveuglement. Tu ne sais pas te conduire... Laisse-moi faire tes affaires, en même temps que les miennes, et je t'obtiendrai plus que tu n'as pu désirer. Tu m'accuses presque d'être un mauvais père... Je te prouverai mon affection... Cette fille que tu aimes, la veux-tu? je te la donnerai. Tu la verras souple et douce! Sa fierté! ah! ah! j'ai un procédé, moi, infaillible, pour mettre au pas les jeunes personnes qui s'en font accroire... Aie confiance en moi... Suis mes conseils, ne te mêle de rien, sois simplement spectateur, et la princesse est à toi!...
—Jamais! cria Pascal avec furie. Je mourrais de honte devant elle!
—Ah! ah! fit Carvajan. Je crois m'être montré patient, mais tu commences à m'échauffer les oreilles! J'apprécie la fantaisie, mais à la condition qu'elle ne se prolonge pas! Il n'y a point de puissance humaine qui me ferait dire non, quand j'ai pensé oui! Or, je me suis fait, il y a trente années, le serment que je mettrais le marquis hors de son château et que je m'y installerais à sa place!
—Et moi, mon père, j'ai fait tout à l'heure le serment que je vous en empêcherais!
—Ah! vraiment! tu as juré cela? dit Carvajan avec un calme effrayant. Eh bien! tu apprendras à tes dépens qu'il ne faut jamais prendre d'engagement téméraire... Dans quinze jours, tu m'entends, le domaine de Clairefont passera en vente, et le marquis sera sur le grand chemin!
—Non, mon père, car demain vous serez payé!
—Allons donc! ricana le banquier. Avec quel argent?
—Avec le mien!
La maison en s'écroulant n'aurait pas produit un plus formidable effet.
—As-tu bien réfléchi, bégaya Carvajan, à ce que tu viens de dire?
—Oui, mon père, comme vous à ce que vous voulez faire!
—Tu contrecarreras mes projets?
—Je ne reculerai devant rien pour empêcher une spoliation indigne!
—Où prends-tu l'audace de me parler ainsi?
—Dans l'horreur que vos actes m'inspirent!
À ces mots, Carvajan s'avança menaçant et terrible. Il parut grandir, son visage fut bouleversé par une colère sauvage. Debout, tout noir, les doigts crochus comme des griffes, ses yeux jaunes étincelant comme de l'or, on l'eût pris pour le génie du mal.
—Ah! c'est ainsi! cria-t-il. Ah! tu me menaces et tu m'outrages! Eh bien! ceux que tu veux défendre, je les poursuivrai sans pitié. Ah! ils ont cru opérer une diversion triomphante en t'attirant à eux? Ils ont espéré que je m'arrêterais pour ne pas te combattre? Ils verront ce que je peux quand on me brave! Le beau protecteur qu'ils ont là!... Tu es bien hardi d'oser te frotter à ton père! Ah! ah! mon garçon, j'en ai maté de plus forts que toi, et tu connaîtras la poigne de Carvajan!... Imbécile, qui croit à tout ce que ces Clairefont lui ont promis!... Mais ce sont des hypocrites!... Ils se servent de toi... Ils t'ont amorcé avec la fille... Tu n'y as vu que du feu... Ah! elle n'est pas avare de gentillesses... Demande à l'officier!... Mais elle ne peut que te mépriser: un homme de rien, le fils de ton père, un monsieur qui n'est pas «de» quelque chose!... Quand tu auras tiré les marrons du feu, on te chassera comme un laquais! Voyons, comprends donc les choses... Pascal... mon ami!... Je ne te trompe pas, moi, je suis franc et sincère... Tu cours à un camouflet certain... Tu auras manqué à tous tes devoirs, renié ton père, et tu resteras avec ta courte honte!... Hein! tu m'écoutes?... Réponds-moi... Tu es là, les yeux fixes... M'entends-tu?... Voyons, veux-tu parler? Tu n'as pas la bouche cousue... Promets-moi de réfléchir... Ne donne pas des centaines de mille francs comme ça... Sacredié! C'est difficile à gagner, l'argent... Ah! ils ne seraient pas longs à te fricoter le tien! Pascal... Pascal!...
Il s'approcha du jeune homme, le prit dans ses bras, le serra, le caressa, lui parlant avec tendresse, avec éloquence, variant ses intonations, ardent à le convaincre et à le séduire. Il le trouva insensible, muet et sourd, cuirassé par sa volonté. Alors, bavant de colère, Carvajan cria:
—Hors d'ici, misérable! Je te chasse! Infâme qui vend son père, qui l'assassine! Oui, tu me tues! Si je ne vois pas ces Clairefont dans le ruisseau, je meurs: je n'ai vécu que pour cette heure-là, où je les tiendrai abattus, écrasés, sous mes talons!... Et tu me voles ce bonheur tant attendu!... Va-t'en... Va-t'en donc! Je te ferais du mal!
—Mon père!... supplia Pascal.
—Je te défends de m'appeler ton père... Le suis-je d'abord? J'en doute en voyant comment tu agis.
Le jeune homme demeura muet d'horreur devant cette fureur qui ne reculait devant aucune menace, devant aucun blasphème. Il fit un geste de désespoir et se dirigea vers la porte. Son père y fut en même temps que lui, prêt à un dernier effort:
—Pascal... Eh bien! au moins, transigeons, dit-il, les yeux égarés, mais le cerveau lucide... Ne paie pas... Et je les laisse en repos...
—Non, mon père, je n'ai plus confiance en vous... Vous me tromperiez.
Les cheveux gris de Carvajan se hérissèrent sur son crâne; il voulut frapper son fils: ses bras retombèrent sans force. Il essaya de crier, d'insulter, il ne put que balbutier:
—Si ta mère était là, elle te maudirait!...
—Non, mon père, dit le jeune homme, qui releva la tête avec orgueil.
Et, laissant le vieillard ivre de rage impuissante, il sortit.
X
Le lendemain, avec une surprise et une satisfaction à peu près égales, la population de La Neuville apprit que la querelle entre Clairefont et Carvajan allait prendre une face nouvelle, grâce à la rupture qui venait de se produire entre le maire et son fils. On avait vu d'une part Fleury, Tondeur et Dumontier accourir dès le matin à la rue du Marché et, au bout d'un temps très long, sortir affairés, discutant et gesticulant. D'autre part, Pascal s'était installé provisoirement chez Me Malézeau, qui, brûlant bravement ses vaisseaux, se déclarait pour la famille de Clairefont.
Quelle aubaine pour la petite ville dont la plate existence se traînait dans la monotonie, et qui, subitement, se trouvait agitée par des émotions violentes! Les langues marchaient bon train, et les commérages prenaient des proportions à la fois effrayantes et risibles.
Les Dumontier avaient raconté aux Leglorieux que Pascal, affolé par Antoinette de Clairefont, avait osé tenir tête à son père, et cette confidence, embellie par les Leglorieux de quelques broderies de leur façon, tournait maintenant à la calomnie. On disait couramment que Pascal, surpris avec la demoiselle du château, avait été chassé par le banquier indigné. Il avait presque fallu arracher Carvajan des mains de son fils qui voulait l'étrangler. Aurait-on jamais attendu de tels excès de ce jeune homme qui paraissait si convenable? Ah! la démoralisation marchait bien! Autrefois on n'aurait pas vu ça! Mais la punition serait exemplaire, et ces intrigants de Clairefont ne gagneraient rien à avoir fomenté la discorde, car le maire, qui les avait ménagés jusque-là, était maintenant décidé à les accabler. Il savait des choses décisives sur l'affaire du jeune comte, et il les dirait: on pouvait compter au moins sur une condamnation aux travaux forcés à perpétuité, la faiblesse des juges ne permettant pas d'espérer une condamnation à mort. Et, le jour même du procès, le domaine de Clairefont, vendu à l'audience des criées, serait adjugé à Carvajan.
Un autre récit, favorable, celui-là, à Pascal, mais tout aussi gros d'inexactitudes, était mis en circulation par les partisans du château:
—Ah! le maire était dans de beaux draps, et il allait sans doute être révoqué, car il avait fait prêter par des hommes de paille de l'argent à cinquante pour cent à ce pauvre innocent de marquis. De plus, il connaissait le véritable assassin de Rose Chassevent, et il l'avait fait passer en pays étranger pour le soustraire à l'action de la justice, et perdre plus sûrement le malheureux Robert, qui était innocent, mes amis, comme l'enfant qui vient de naître. Pascal avait tout découvert, et, indigné, il avait voulu forcer son père à entrer en arrangement avec le marquis et à dénoncer le vrai coupable. Mais Carvajan avait résisté: alors le fils était parti, en déclarant qu'il défendrait lui-même Robert de Clairefont en cour d'assises, et saurait bien empêcher la vente du domaine.
La Neuville, en deux jours, avait perdu sa physionomie habituelle. Ce n'était plus la petite cité tranquille et somnolente, dont les habitants traînaillaient leurs plaisirs ou leurs affaires, s'efforçant de tuer le temps qui leur paraissait long. Tout était en mouvement et en rumeur. Les rues, ordinairement désertes, s'emplissaient du matin au soir de curieux et de bavards, s'informant de porte en porte, discourant, bataillant, qui pour le maire, qui pour le marquis. Et, ce qu'on ne se rappelait pas avoir vu de mémoire d'homme, des paris s'engageaient sur le résultat de la lutte.
Les femmes se prononçaient pour le marquis. Pascal avait emporté avec lui toutes les sympathies des âmes sensibles. Il aimait! Était-il rien de plus intéressant?
Les hommes, plus terre à terre, et connaissant par expérience la terrible puissance du maire, hochaient la tête, augurant mal du résultat pour M. de Clairefont et pour son fils: «On ne résiste pas à Carvajan, chuchotaient-ils de la bouche à l'oreille: quand ses intérêts sont en jeu, il est capable de tout. Et, cette fois, il y a, en plus, son orgueil qui est de la partie. Pascal est un honnête et brave garçon, mais il sera brisé comme un brin d'herbe. Dans quelle diable d'affaire s'embarque-t-il, pour des gens qui ne lui sont de rien? Feu d'amour, feu de paille! Un petit tour de six semaines lui aurait fait oublier la belle Antoinette. Et il ne se serait pas brouillé à jamais avec son père!»
Les oisifs allaient rôder autour de la maison de la rue du Marché pour tâcher de surprendre quelques détails nouveaux. Mais le triste logis restait silencieux, pas un pli de rideau ne bougeait, la porte demeurait close, et Carvajan, enfermé chez lui, ne montrait pas au dehors son visage sombre. Jamais cœur humain n'avait été rongé par une colère plus effroyable. Depuis le départ de son fils, le tyran de La Neuville n'avait ni dormi ni mangé. Il avait passé la nuit et le jour à arpenter son cabinet d'un pas furieux, dépensant dans un mouvement acharné toutes les violences qui bouillonnaient en lui. Malézeau lui avait fait savoir qu'il venait de toucher pour son compte, et de mettre à son crédit, le montant des sommes, capital, intérêts et frais, dont était débiteur le marquis de Clairefont.
Ainsi c'était fini, et l'œuvre patiente de trente années se trouvait ruinée en un instant. Le clerc qui apportait la lettre du notaire s'était enfui, épouvanté par l'explosion d'une de ces rages populacières, où les gros mots tombaient des lèvres de l'ancien commis de Gâtelier, comme la fange déborde du ruisseau. La servante, entendant un bruit terrible dans le cabinet de son maître, avait craint pour lui une attaque d'apoplexie, et s'était hasardée à entr'ouvrir la porte. Elle avait aperçu Carvajan blême, écumant, qui frappait ses meubles à grands coups en les accablant d'injures. Il l'avait vue, et s'était élancée sur elle en criant:
—Tu oses m'espionner! Va-t'en, idiote, ou je t'écrase!
Tremblante comme la feuille, la petite s'était réfugiée dans sa cuisine et, le soir même, avait raconté l'incident aux commères du marché.
—Bonne sainte Vierge! quel homme! Il était quasiment fou!... Il grinçait des dents... J'en ai été toute épouffée... Je ne voudrais pas être dans la chemise de ses ennemis... Marchez!
En dépit de ces pronostics, à Clairefont, on était relativement calme. L'état du marquis s'améliorait, et, forte des assurances données par Pascal, Antoinette s'était reprise à espérer. Elle avait loyalement avoué sa démarche à Croix-Mesnil, que cette intervention inattendue du fils de Carvajan avait troublé jusqu'au fond de l'âme. Par une intuition particulière aux amoureux, il avait pressenti un mystère et deviné un danger. Quelle influence souveraine, autre que la beauté de la jeune fille, avait pu faire un allié du lendemain de cet ennemi de la veille? Une amertume secrète avait empoisonné la joie que le baron eût dû éprouver. Mais il avait eu le courage de dissimuler, et, dans son cœur généreux, le désir de voir triompher ses amis avait presque étouffé la jalousie qu'il ressentait déjà pour Pascal.
Enfin, le lendemain de la rupture entre Carvajan et son fils, Mlle de Saint-Maurice, rappelée par l'inquiétude où la mettait l'annonce de la maladie de son beau-frère, était revenue de Rouen, maigrie par les soucis, mais plus écarlate que jamais. Malézeau avait ramené la vieille fille dans son cabriolet. Tout le long de la montée de Clairefont, ils avaient eu le temps de causer, et lorsque la tante Isabelle, sur les piliers de pierre qui soutenaient la grande grille de la cour d'honneur, avait vu les ignobles affiches collées par Papillon, elle s'était élancée à bas de la voiture, et, de sa propre main arrachant les placards, les avait emportés jusqu'au château.
Puis, en plein salon, les agitant avec un geste de triomphe, elle s'était écriée:
—Voilà pour me faire des papillotes!
Il avait fallu la calmer. L'excitation du voyage, le plaisir de se retrouver à Clairefont, les explications que Malézeau lui avait fournies, la mettaient hors d'elle. On lui démontra que, pour être meilleure, la situation n'était pas encore satisfaisante, et de l'excès de la joie elle retomba dans l'excès de la désolation. Elle parla de Robert, qu'elle n'avait pas pu arriver à voir, décrivit l'horrible prison dans laquelle il était enfermé, et finit par pleurer. Le notaire dut lui affirmer que prochainement elle aurait par Pascal des nouvelles certaines. Aussitôt le renvoi devant la cour d'assises décidé, le défenseur pourrait communiquer avec son client. Mlle de Saint-Maurice elle-même serait admise à le voir. C'était un temps assez long à passer, mais avec l'espérance d'obtenir un bon résultat. Car le nom seul de Carvajan valait dix fois mieux pour Robert que l'habileté banale d'un avocat de Paris.
Le talent de parole de Pascal n'était plus à prouver. On se souvenait des succès qu'il avait remportés, alors qu'il n'était encore qu'un débutant. Mûri par le travail, fortifié par l'âge, enflammé par la passion qu'il mettait à soutenir la cause du comte, il devait être pour le ministère public un adversaire redoutable: on n'osait pas dire victorieux.
—J'avais toujours pensé que ce Pascal était un honnête garçon, s'écria Mlle de Saint-Maurice d'une voix forte... Ah! s'il me rend mon pauvre Robert... il pourra me demander ce qu'il voudra. Oui, quoi que ce soit, je le lui donnerai.
M. de Croix-Mesnil eut un pâle sourire.
—Ne le lui dites pas trop, Mademoiselle; qui sait jusqu'où pourrait aller son ambition?
—Elle ne saurait être trop grande après un tel service! répliqua avec exaltation la tante Isabelle. L'honneur et la liberté d'un Clairefont valent tout ce que nous possédons!... N'est-ce pas, Antoinette?
—Oui, tante, dit froidement la jeune fille.
Elle se leva pour rompre l'entretien, et, emmenant Malézeau sur la terrasse, lui posa des questions sur l'heureuse combinaison au moyen de laquelle il avait arrêté les poursuites de Carvajan.
Le notaire déclara avoir trouvé un prêteur dans des conditions très avantageuses. Les affaires industrielles et commerciales étant nulles, les capitalistes cherchaient des placements sûrs. Un remboursement intégral avait procuré une garantie hypothécaire au nouveau créancier, et, moyennant un intérêt annuel de cinq pour cent, on serait désormais tranquille. Aussitôt le procès terminé, la Grande Marnière serait remise en exploitation, avec un ingénieur comme directeur des travaux. Et si le marquis voulait être sage, en quelques années il arriverait à éteindre sa dette. Mais il fallait, par exemple, qu'il renonçât à se montrer homme de génie et se contentât d'être bon père de famille. Antoinette avait écouté Me Malézeau avec une émotion profonde. Elle lui serra la main, et des larmes roulèrent dans ses yeux. Ils marchèrent pendant un instant sans parler; enfin elle dit:
—Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude... Tout ce qui nous arrive d'heureux, c'est à vous que nous le devons... Votre fidèle amitié, la première, a osé entrer en lutte avec notre persécuteur. Elle nous a valu l'aide providentielle de M. Pascal. C'est elle encore qui met fin à des embarras financiers qui ajoutaient cruellement à l'horreur de notre position... Tous les jours de ma vie, je prierai pour vous...
Les yeux de Malézeau tourbillonnèrent derrière ses lunettes, dont les verres s'obscurcirent, comme des carreaux sous la pluie. Il balbutia:
—Mademoiselle... Je suis pénétré... Mademoiselle... vous me remerciez trop pour le peu que j'ai fait... Mademoiselle... Un autre que moi a tout le mérite... Mademoiselle...
Il craignit d'en trop dire, jeta à la jeune fille un regard terrible et se tut.
—Quant à mon père, reprit Mlle de Clairefont, j'ai la triste certitude qu'il ne sera plus ni en goût ni en état de reprendre ses occupations. Le ressort de son esprit semble avoir été brisé par ces violentes secousses. Il retrouve des forces, il parle, il écoute, il se souvient, mais il n'y a plus en lui ni énergie ni volonté. C'est un enfant souriant et doux. Vous le verrez... Le docteur Margueron assure qu'il peut vivre très longtemps ainsi.
Ils continuèrent à marcher. Antoinette, du bout de son ombrelle, traçait distraitement des lignes sur le sable. Elle eût voulu parler de Pascal à Malézeau et connaître d'une façon plus complète ce qui s'était passé rue du Marché, à la suite de son entretien avec le jeune homme. Elle était inquiète, troublée, et, pour la première fois de sa vie, ne se sentait pas sûre de sa conscience. N'avait-elle pas allumé la guerre entre ce père et ce fils? N'était-ce pas en spéculant sur les généreux sentiments de Pascal qu'elle l'avait contraint à rompre avec Carvajan? Au fond d'elle-même, une voix s'élevait qui disait: Que t'importe? Pauvre agneau, laisse ces deux loups se dévorer! Ils sont de même race, de même sang. N'est-ce pas la juste revanche de tout ce dont vous avez eu à souffrir, que ce combat qui met vos ennemis aux prises?
Mais Antoinette savait bien que Pascal n'était pas un ennemi. Il était son esclave, il lui appartenait sans réserve, et c'était pour lui obéir, pour lui plaire, uniquement pour elle, qu'il avait trahi la faction paternelle et qu'il s'apprêtait à la combattre. Elle était donc responsable de ce qui se passait. Tout le mal qui arriverait à Pascal, tout le dommage qu'il pourrait souffrir, lui viendrait d'elle. Et, par le fait, une sorte d'engagement tacite la liait au jeune homme. Et elle souffrait, dans son orgueil, à cette pensée.
—Mon père a déjà demandé à voir M. Pascal, dit-elle. Quand viendra-t-il ici?
—Je ne saurais vous dire, Mademoiselle. C'est une étrange nature que celle de ce garçon, Mademoiselle. Il est sauvage... Mme Malézeau n'a pas encore pu obtenir de lui qu'il prît ses repas avec nous, tant qu'il habitera notre maison. Il craint d'être importun, et il aime à s'isoler... Vous ne le verrez pas, ou je me trompe fort, avant qu'il y ait, pour lui, urgente nécessité de se présenter au château.
Antoinette respira avec soulagement. Elle avait craint un envahissement. Elle voyait qu'au contraire il faudrait sans doute aller chercher son défenseur. Elle fut heureuse de cette réserve, elle se sentit plus libre.
Enfermé au fond de l'appartement que Malézeau avait mis à sa disposition, Pascal vivait depuis deux jours dans un accablement farouche. Il avait horreur de la vie et de toutes les infamies qui l'accompagnent. En proie à une noire misanthropie, il laissait même ses persiennes fermées et passait son temps à fumer, étendu sur un divan, dans une demi-obscurité. Il fit là des réflexions douloureuses. N'avait-il pas été, à sa naissance, marqué d'un signe fatal qui le vouait au malheur? Son passé s'offrait à lui plein de tristesse, son présent lui réservait des épreuves cruelles, et l'avenir était vide d'espérance. Que faisait-il sur terre? Exécré et maudit par son père, subi par celle qu'il aimait, comme un mercenaire que l'on dédaigne quand il a triomphé, n'eût-il pas mieux valu pour lui disparaître?
Qu'était l'angoisse de la dernière heure comparée aux tortures qu'il endurait? Après ce court passage de la vie à la mort, le calme, le doux repos, le sommeil, avec un rêve unique et délicieux, dans lequel rayonnerait la virginale figure d'Antoinette. Là, sur ses lèvres, il ne verrait que d'indulgents sourires, car toutes les haines seraient éteintes, et, de lui, elle ne connaîtrait plus que son âme. Elle saurait combien il l'avait tendrement adorée. Et, désarmée enfin, elle l'accepterait pour son fiancé éternel.
Et dans le silence et l'ombre de la chambre, Pascal, énervé, souffrant, gémissait et pleurait. Il faisait des retours sur lui-même et s'accusait de lâcheté. Quoi! songer à déserter la lutte quand celle qu'il aimait comptait sur lui? L'abandonner seule, exposée à de redoutables vengeances? Livrer aux hasards de la conscience des jurés Robert qu'il devinait innocent? Non! c'était impossible. Il fallait d'abord accomplir sa tâche, faire son devoir, et, ayant laissé, par le service rendu, une trace impérissable dans ce cœur qu'il eût voulu emplir de lui, disparaître: fuir ou mourir, à son gré.
Il retrouva un peu de courage, secoua son inaction, et commença sourdement une enquête sur les faits qui allaient amener le comte de Clairefont devant la justice. Dès les premiers pas, il se heurta à une expédition semblable, conduite par les émissaires de son père, dans le but de recueillir des preuves de culpabilité là où il cherchait, lui, des indices d'innocence. Ainsi l'attaque et la défense prenaient déjà leurs précautions, traçaient les lignes de leur siège, et entamaient les travaux d'approche.
Cette ébauche de combat ranima tout à fait Pascal. Il s'alanguissait dans l'inactivité. Aux prises avec des difficultés, il redevint lui-même. Ayant eu affaire à la ruse des Américains du Sud, il était en mesure de jouter avec les Normands. Il acquit la conviction que l'instruction ne s'était pas bornée à rassembler les charges qui pouvaient si facilement être relevées contre Robert, mais avait été consciencieusement poussée dans divers sens.
Plusieurs individus avaient été soupçonnés et interrogés. Un chaudronnier ambulant, dont la présence à Couvrechamps avait été signalée, pendant la nuit du 25, s'était tiré d'affaire grâce à un indiscutable alibi. Le Roussot, qui avait passé une partie de la soirée avec Rose, avait été questionné. Mais on n'avait rien su obtenir du berger. Il s'était présenté, maigriot, chétif, le visage déformé par des tics horribles, qui lui donnaient un air à la fois riant et stupide. On n'avait pu l'arracher à son mutisme qu'en le menaçant, et alors il avait jeté des cris inarticulés, qui étaient d'une bête sauvage plutôt que d'un être humain. Le fermier de La Saucelle, qui se trouvait présent à l'interrogatoire, avait intercédé en faveur de l'idiot. Il avait donné les meilleurs renseignements.
—Excepté de ne point parler et de ne pas entendre très bien, ce qui n'est pas toujours un mal, dit-il avec une malice de paysan, il est bon serviteur... Il se connaît aux moutons, et il ne va jamais au cabaret. Il aimait la Rose... Ah! oui! on peut le dire, car c'est elle qui l'a quasiment élevé... Elle était bonne pour lui... Il la suivait comme un chien... Plutôt que de lui faire du mal, il l'aurait défendue jusqu'à la mort! Oui!... D'ailleurs, il est rentré vers les deux heures... deux heures un quart... Ma femme a entendu ouvrir la porte de la bergerie et m'a dit: Tiens! v'là notre valet qui revient.
Le Roussot alors s'était mis à trembler, son visage avait pris une teinte livide, il avait poussé un hurlement plaintif, comme celui d'un chien qui aboie à la lune, et, battant l'air de ses bras, il avait été pris d'affreuses convulsions.
—Voyez-vous! dit le fermier, on le ferait mourir, si on le tourmentait... Il est bizarre de cervelle!... Mais pour donner une pichenette à une mouche, n'ayez crainte!
Comment obtenir une déposition d'un être en état de démence, et, si on l'obtenait, quel fonds faire sur elle? On avait laissé le berger en repos.
En parcourant la Grande Marnière pour se rendre compte du terrain, Pascal rencontra le Roussot et fut frappé du changement qui s'était opéré dans sa physionomie. Il avait les yeux éteints et la bouche crispée. Lui, si vif et si hargneux, il restait assis ou couché dans la bruyère, et ne poursuivait plus les passants de ses grognements et de ses gambades. Le jeune homme put l'approcher sans qu'il fît aucun mouvement. Le chien noir eut beau aboyer pour prévenir son maître, celui-ci ne bougea pas. Il paraissait dormir éveillé, ses regards étaient fixes, comme si une vision les retenait, et des pleurs coulaient sur ses joues. Pascal prononça le nom de Rose. L'idiot frissonna, mais ne sortit pas de son étrange extase. Quelle différence entre cette torpeur accablée et la vive ardeur qui l'animait la première fois que Pascal l'avait vu!
C'était le lendemain de son retour à La Neuville, par cette merveilleuse matinée d'été qui avait mis le fils de Carvajan en présence de la fille du marquis. Le Roussot et Rose riaient alors, en folâtrant dans les joncs, au bord de la mare, et la lavandière était presque aussi forte que le berger.
Comme Pascal était libre et insouciant, suivant avec sa belle compagne le grand chemin de Couvrechamps! Dans l'air un parfum enivrant flottait, la verdure des arbres éblouissait les yeux, la terre vibrait, élastique sous le pied. C'était un de ces moments où le corps marche dans une atmosphère plus pure, où l'esprit se sent plus actif et plus pénétrant, où l'être entier se dilate, heureux ainsi qu'une plante caressée par le soleil. Un instant après, quel changement! Il avait suffi qu'Antoinette prononçât son nom, et qu'il ripostât, lui, par le sien. Le ciel avait paru s'obscurcir, le paysage s'était terni, la terre avait frissonné comme sous un vent âpre. Le jeune homme avait senti son cœur se contracter dans sa poitrine. Il semblait que ce double tableau riant, puis sombre, fût le résumé de son histoire, commencée dans la joie et finie dans la douleur.
Il quitta le Roussot et descendit à travers la colline du côté de l'auberge de Pourtois, comme il avait fait le jour de sa rencontre avec Antoinette, et poussa la porte du cabaret. La même obscurité froide régnait dans la salle, et, avec peine, les yeux du jeune homme distinguèrent les assistants. Fleury et Tondeur n'étaient plus là, jouant aux cartes; mais Chassevent, assis à une table, l'air abruti, buvait de l'eau-de-vie, pendant que la petite et sèche Mme Pourtois tricotait silencieusement dans son comptoir. Le vagabond ne sourcilla pas, mais la femme du cabaretier devint pâle et s'élança au-devant de Pascal.
—Ah! monsieur Carvajan!... Comment! c'est vous!... Qu'est-ce qu'on pourrait bien vous servir?
—Rien!... Mais est-ce que votre mari n'est pas là?
—Vous auriez voulu lui parler? demanda la femme d'un air soupçonneux... Ah! le pauvre homme! il est bien malade depuis quelques jours... M. Margueron dit comme ça qu'il a eu «les sangs tournés». Il est au lit. Il ne faut pas qu'il parle... il ne voit personne... C'est depuis le malheur, voyez-vous... Un homme qui n'avait jamais eu d'émotions, et qui se trouve obligé de rapporter un cadavre... Ça lui a donné un coup!
Chassevent, qui s'était tenu penché sur son verre, parut se ranimer:
—Est-ce vrai, monsieur Carvajan, demanda-t-il d'un air sombre, que c'est vous qui défendrez l'assassin en justice?
—C'est vrai, dit Pascal.
—Qu'est-ce que vous avez donc contre le pauvre monde, pour que vous essayiez de lui faire des misères? Maintenant que ma chère petite mignonne de fille est défunte, comment est-ce que je vas trouver à vivre, à m'n'âge? À m'nourrissait, à m'réparait mes vêtements, à m'soignait en cas de maladie... Ah! on peut dire que c'était une belle, douce et brave enfant du bon Dieu! J'ai tout perdu avec elle! Et vous voulez empêcher qu'on me donne une somme, et, de plus, qu'on coupe la tête au «guerdin» en place publique? C'est-y digne d'un homme comme vous, qu'êtes capable?
Pascal voulut pousser un peu le vagabond, espérant lui faire commettre quelque imprudence:
—Si M. de Clairefont a commis le crime, on le condamnera, dit-il avec fermeté. Mais il est innocent, j'en suis sûr, et nul ne le sait mieux que vous, si ce n'est Pourtois, votre compagnon...
—Innocent! cria Chassevent, eh bien! que le gros le dise!... Ah! malheur! oui, qu'il dise qu'il n'a pas vu comme moi!... Et que le diable me brûle si...
Mme Pourtois lui coupa adroitement la parole:
—Êtes-vous venu ici, Monsieur, dit-elle aigrement à Pascal, pour tourmenter de braves gens qui ne demandent rien à personne? Notre maison est un lieu public, c'est vrai; mais on y donne à boire et à manger, on n'y débite pas de mauvaises paroles... La façon dont vous êtes parti de chez votre père n'est déjà pas si jolie, pour que vous ayez le goût de venir ici nous dire des sottises!...
La cabaretière s'était excitée, et sa physionomie devenait d'une atroce méchanceté, ses petits yeux de vipère étincelaient et sa bouche mince grimaçait comme pour des morsures. Elle allait continuer, lorsqu'une porte s'ouvrit au fond, et Fleury parut:
—Ah! monsieur Carvajan, s'écria-t-il... Je voulais justement aller vous voir.
—Il paraît que la porte de votre mari n'est pas fermée pour tout le monde, dit railleusement Pascal à Mme Pourtois, qui s'était réinstallée silencieusement derrière son comptoir.
—Venez! dit le greffier... Et, sans plus se soucier de la cabaretière et du vagabond, il entraîna le jeune homme au dehors.
Ils se retrouvèrent à la place même où Fleury, montrant la terrasse de Clairefont, avait dit avec un accent de triomphe: C'est bien fini!... Ce souvenir lui revint, et, baissant son front soucieux:
—Est-ce donc irrémissible? dit-il. Sommes-nous ennemis? Ah! si vous saviez le mal que vous faites à votre père!... Il a vieilli de dix ans. Vous seriez effrayé des ravages que le chagrin a faits en lui... Et penser que c'est vous qui êtes cause...
—Moi! s'écria Pascal exaspéré par tant d'hypocrisie. Moi? vous osez m'accuser?
Il respira avec force, comme pour calmer les violentes palpitations de son cœur, puis, avec un éclat soudain:
—Supposez-vous que j'aie oublié vos affreuses confidences? Quelle âme de boue me croyiez-vous donc pour avoir osé me les faire? Oui, vous m'avez, avec un cynisme incroyable, dévoilé vos projets, expliqué vos combinaisons, fait toucher du doigt tous les ressorts de votre piège! Et parce que je restais muet, vous avez cru que j'approuvais vos plans, et peut-être même que j'aiderais à les exécuter? N'était-ce pas séduisant, en effet? Cette admirable entreprise était dirigée contre la fortune d'un pauvre homme incapable de se défendre... Il s'agissait de le dépouiller, de le détrousser! Et tout le trafic des prêts au moyen d'hommes de paille, des billets renouvelés avec escompte, augmentation d'intérêts, était mis en œuvre, tout le brigandage de la banque véreuse se donnait carrière... Et moi j'assistais à ces indignités, me demandant déjà comment je pourrais vous empêcher de poursuivre votre besogne. Je me taisais, étouffé par le dégoût, pris entre l'horreur que m'inspiraient vos actes, et la honte d'avoir à les répudier. Ce que j'ai souffert là, vous ne pouvez le comprendre! J'ai pleuré les larmes les plus amères qui aient jamais coulé des yeux d'un homme! J'ai voulu fuir, disparaître, mettre des espaces immenses entre moi et cette iniquité! J'allais partir... À force d'infamies, vous m'avez contraint à rester! La fortune ne vous a plus suffi: il vous a fallu aussi l'honneur de ces malheureux! Vous avez pris le fils dans un de vos traquenards, vous l'avez accusé, livré, accablé! Et moi, témoin de vos manœuvres, j'ai été conduit à me dire que si, m'éloignant, je l'abandonnais, je devenais votre complice. Ma conscience s'est révoltée. Et, las de tant d'ignominies, j'ai été entraîné, pour les faire cesser, à entrer en lutte avec celui dont je porte le nom... Oui! Carvajan contre Carvajan, comme on dit au Palais!
Fleury laissa passer ce flot de paroles brûlantes, et ricanant:
—J'ai été un niais, dit-il. J'aurais dû tenir ma langue... Mais gageons que, si Mlle Antoinette était moins jolie, vous seriez moins irrité?
Pascal devint pâle. Il prit le greffier par le bras, et le secouant rudement:
—Je vous défends de prononcer devant moi le nom de Mlle de Clairefont!... Le premier usage que je ferai de l'indépendance que j'ai reconquise sera pour corriger les drôles tels que vous, s'ils se permettent des familiarités que je juge abjectes! Tenez-vous-le pour dit, et prévenez vos camarades...
—Hé! là! ne nous fâchons pas! reprit mielleusement Fleury, je suis un homme pacifique... Je n'avais point l'intention de vous contrarier... Je n'ai que des idées conciliantes... Voyons! est-ce que vous laisserez votre père dans le chagrin, sans faire un pas vers lui? Allons! il a été vif, sans doute, mais vous, vous l'avez exaspéré... Ne peut-on concilier les choses?
Pascal s'efforça d'être calme; il voulut savoir quelle lâcheté on osait espérer de lui.
—Qu'entendez-vous par là?
Fleury gratta furieusement ses cheveux indisciplinés:
—C'est vous qui êtes le maître de la situation. Il faut donc être modéré... Cédez-nous la Grande Marnière!
—Rendez la liberté à Robert de Clairefont!
—Vous savez bien que, maintenant, c'est impossible.
—Oui! il est plus facile de faire le mal que de le réparer!
—Ne consentiriez-vous pas à revoir M. Carvajan?
—À quoi bon?
—Un accord peut se conclure.
—Jamais sur les bases que vous proposez.
—Donnerez-vous donc ce spectacle désolant d'un fils combattant contre son père?
—En l'empêchant de commettre des actes que je réprouve, ce sont les intérêts de son honneur que je prends contre lui-même.
—C'est votre dernier mot?
—Mon père a entendu tout ce que j'avais à lui dire... Maintenant je n'ai plus qu'à agir.
—Prenez garde!
—Oh! je sais ce que je peux attendre de votre cupidité déçue. Vous ne reculerez pas devant le choix des moyens... Vous n'hésiterez pas à calomnier, à corrompre. La vérité ne s'en fera pas moins jour. Je ne négligerai rien pour qu'il en soit ainsi.
Fleury fit un geste de colère, puis, se tournant vers Pascal:
—La paix ou la guerre? Une dernière fois, je vous tends la main...
Pascal regarda le greffier avec un écrasant mépris, et haussant les épaules:
—À quoi bon? je n'ai rien à mettre dedans!
Et sans ajouter une parole, sans se retourner, il poursuivit son chemin.
Cependant les menaces de Fleury n'avaient pas été platoniques. Les témoins étaient travaillés avec une audace éhontée. Les Tubœuf, de Couvrechamps, avaient reçu, à plusieurs reprises, la visite de Tondeur. Celui-ci s'était enquis de leurs besoins et les avait longuement interrogés sur la rencontre qu'ils avaient faite de Robert et de Rose, en rentrant de l'assemblée. Tubœuf, ouvrier maçon, avait à compter avec Tondeur, et il se montrait, depuis la visite du marchand de bois, très animé et très loquace. Le docteur Margueron avait été pratiqué par Dumontier et Leglorieux. Il avait une grande fille et point de fortune. On s'était laissé entraîner jusqu'à lui faire entrevoir un brillant mariage. On ne lui demandait rien, on s'en rapportait à sa sagacité; mais il était évident que la condamnation de M. de Clairefont devait lui être très profitable. Le médecin avait écouté beaucoup, parlé peu. Et la conviction qu'il avait de l'innocence de Robert s'était accrue de tous les efforts faits pour établir la culpabilité. Le valet d'écurie, que le comte avait autrefois presque assommé, s'était éloigné du pays. Sa trace avait été suivie, et sa présence était signalée à Mortagne, d'où on allait le faire venir pour déposer.
Ainsi les manœuvres de la partie adverse étaient poussées avec une activité extrême. Le bruit courait déjà dans la ville qu'un éminent avocat, connu comme la plus terrible langue du barreau de Paris, devait soutenir les intérêts de Chassevent, qui se portait partie civile. Tous ces récits, rapportés à Clairefont par les Saint-André et les Tourette qui, décidément, avaient pris fait et cause pour leurs amis, jetaient la tante de Saint-Maurice dans des transes horribles. Elle aurait voulu voir Pascal:
—Si encore nous pouvions causer avec lui, savoir ce qu'il pense, ce qu'il espère! Le métier d'un avocat consiste à rassurer ses clients d'abord, et à gagner leur procès ensuite. Qu'est-ce que c'est que cet avocat invisible? L'influence morale de son nom, c'est très bien! Mais, moi, je n'aurai confiance en lui que quand il aura parlé, en ma présence, pendant une heure, sans débrider.
Antoinette, cédant aux instances de sa tante, dut écrire à Me Malézeau pour le prier d'amener Pascal.
Ce fut une des émotions les plus violentes que le jeune homme eût jamais ressenties, lorsqu'il descendit avec le notaire à la grille de la cour d'honneur. La trace des affiches jaunes se voyait encore sur les piliers. C'était près du massif de l'entrée qu'un soir, rôdant le long du mur du parc, il avait entendu, à son approche, le lévrier gronder et Antoinette parler doucement pour le calmer. Il arriva dans le vestibule, sans savoir comment il avait traversé la cour; une porte s'ouvrit, et il aperçut dans le salon la tante Isabelle, le marquis et la jeune fille. Un nuage obscurcit ses yeux, le sang siffla dans ses oreilles, il lui sembla qu'il marchait au milieu des flammes. Il distingua la voix de Malézeau qui disait:
—Monsieur Pascal Carvajan, que je vous présente, Monsieur le marquis... Mademoiselle, Monsieur Pascal Carvajan...
Le marquis, pâle sous ses cheveux blancs, sans se lever, agita la main avec un air riant et dit:
—Qu'il soit le bienvenu.
Le jeune homme s'inclina, et s'assit auprès de la cheminée, sur une chaise qu'Antoinette lui avança. Le château ne s'effondra pas sur la tête de ce Carvajan qui devenait l'hôte de Clairefont. La vieille demeure reconnut en lui un ami: elle se fit souriante et hospitalière. Le premier quart d'heure de cette visite se passa, pour Pascal, à essayer de reprendre possession de lui-même, à raffermir sa vue troublée, à apaiser son cœur palpitant, à rassembler ses idées en déroute. Il se contraignit à regarder autour de lui.
Dans le salon à boiseries grises finement sculptées le jour entrait clair, jouant avec les étoffes anciennes des meubles, miroitant dans le lustre de Venise qui pendait du plafond. Des jardinières garnies de fleurs occupaient les ouvertures des fenêtres; en face de la cheminée un piano était recouvert d'une large draperie d'étoffe brodée. Sur un grand fauteuil le marquis souriait toujours, et parlait d'une voix vide, qui donnait la sensation d'un grelot. Autour du vieillard, sa fille, ayant à ses pieds, pareil à un sphinx, son fidèle et nonchalant lévrier, la tante Isabelle, rouge comme un cratère en éruption, et Malézeau.
Pascal, avec souci, chercha M. de Croix-Mesnil. Il ne le vit pas. Peut-être était-il dans le château; peut-être avait-il été obligé de retourner à Évreux pour reprendre son service. Malézeau parlait, et Mlle de Saint-Maurice lui répondait. Antoinette, grave et triste, écoutait distraitement. Pascal, par deux fois, sentit les regards de la jeune fille se poser sur lui. Il n'osa lever les yeux. Il songeait: Est-ce possible? Est-ce bien moi qui suis dans ce salon auprès d'elle? Après tant de haine et de dédain, ai-je dompté ses répugnances? Une fois déjà elle m'a tendu la main, et maintenant voilà qu'elle m'ouvre la porte de sa maison. Je suis à ses côtés, je la vois, je respire le parfum qui émane d'elle. Comment tant de bonheur, après tant de tristesse?
Mais une ombre passa sur son esprit. Était-ce Pascal Carvajan qu'on recevait, était-ce à Pascal Carvajan que s'adressaient les regards amis et que s'offraient les mains affectueusement tendues? N'était-ce pas uniquement au défenseur de Robert, à l'auxiliaire utile et puissant qui devait contribuer à sauver l'héritier du nom? On ne l'admettait pas: on le subissait, voilà tout. Et comment le jugeait-on? Qu'y avait-il derrière cette politesse de gens bien élevés, avec laquelle on lui faisait bon accueil? Peut-être un ironique dédain pour le renégat, pour le traître. Qui sait si, en ce moment même, Antoinette ne pensait pas: «Je me sers de toi, mais je te méprise»?
Il sentit son cœur s'élargir et s'exalter; il se dit: Qu'importe? Est-ce pour eux que je me suis résolu à briser tous les liens qui me retenaient, afin de remplir un devoir terrible? N'est-ce pas pour moi d'abord, pour ma raison, pour ma conscience, pour mon honneur? Qu'ils pensent donc ce qu'ils voudront!
Il était tout à fait remis, plein de sang-froid et capable d'observer. Il écouta Malézeau qui disait à la tante Saint-Maurice:
—Il y a une session en novembre, Mademoiselle, et je crois bien que l'affaire viendra, Mademoiselle, si elle doit venir, vers la fin du mois... Elle est d'une terrible simplicité, Mademoiselle...
—Et vous nous répondez de ce jeune homme? demanda plus bas la vieille fille.
—Comme de moi-même.
—L'avez-vous regardé? dit le marquis. Il ne ressemble pas du tout à son père. Non! non! pas du tout. Il défendra Robert. C'est moi qui en ai eu l'idée... Et vous savez, ma chère, que j'ai de bonnes idées.
La tante Isabelle jeta un regard inquiet au notaire et, entre ses dents, murmura:
—Il me fait frémir!
Elle n'eut pas le temps d'achever. Antoinette s'était levée et marchait vers le perron. Pascal la suivit, entraîné par une force irrésistible. Le lévrier, s'étirant paresseusement, vint flairer le jeune homme, le regarda avec ses yeux mélancoliques semblant dire: Je te devine, je sens que, comme moi, tu es bon, dévoué et fidèle. Et, doucement, il lui lécha la main.
—Étrange animal! dit Mlle de Saint-Maurice, c'est la première fois que je ne le vois pas montrer les dents à un étranger. Il n'a jamais pu souffrir M. de Croix-Mesnil...
Sur le perron, Antoinette s'était arrêtée. Pascal put la regarder à loisir, et s'enivrer de la dangereuse joie de la posséder là, pendant quelques instants, à lui seul. Il admira la blancheur délicate de son teint, la gracieuse courbe de ses épaules, la fière élégance de sa tournure. Elle était très simplement vêtue d'une robe de cachemire gris sans aucun ornement. Elle abritait sa tête sous une ombrelle rouge, et un rayon de soleil indiscret, caressant son cou, donnait aux petites mèches folles, qui frisaient sur sa nuque, un reflet d'or bruni. Elle était si charmante ainsi, que Pascal fut tenté de s'agenouiller comme aux pieds d'une divinité. Il avait tout oublié, ses inquiétudes, ses défiances, ses amertumes; il ne pensait plus qu'à elle, il ne voyait plus qu'elle. Tout disparaissait dans le rayonnement céleste de sa grâce et de sa beauté. Il planait en plein ciel.
En lui parlant, elle le fit tressaillir; il revint sur la terre:
—Vous voyez, Monsieur, dit-elle avec une dignité mélancolique, ce qu'est notre maison. Triste reste d'une grandeur bien peu digne d'être jalousée. Mais, telle qu'elle est, nous y sommes chez nous. Et c'est grâce à vous, je le soupçonne: vous avez trouvé un arrangement qui nous a permis de continuer à vivre sous ce toit. Je ne suis pas versée dans les questions d'affaires, mais il me semble qu'un changement si favorable et si rapide dans notre situation n'a pu être opéré que par vous. Puissions-nous être aussi heureux quand il s'agira de Robert!
Pascal osa regarder Antoinette, et l'enveloppant des caresses de sa voix profonde:
—Si, pour avoir du génie, il suffisait de vouloir, je vous répondrais de sauver votre frère. Mais je ne dois promettre que ce qu'un homme peut tenir. Soyez sûre, cependant, que je trouverai des forces inattendues dans la conscience de mon bon droit, et que, plus la cause sera difficile, plus je ferai d'efforts pour la faire triompher.
Mlle de Clairefont baissa le front en signe d'assentiment, et se perdit dans une rêverie profonde. Au bout d'un instant, elle soupira, et ses yeux s'emplirent de larmes. Pascal pâlit et fit un mouvement vers elle; elle sourit et dit:
—Pardonnez-moi... J'ai tant de chagrin. Je m'oublie...
Elle reprit sa sérénité un peu hautaine:
—Il faudra, Monsieur, que vous ayez la bonté de venir souvent ici. Nous serons certainement calomniés: il faut que vous appreniez à nous connaître, que vous viviez de notre existence, afin de pouvoir nous défendre. C'est un sacrifice que je vous impose, en vous demandant de fréquenter assidûment une maison où vous ne trouverez qu'un vieillard malade et des femmes attristées. J'espère que vous voudrez bien vous y résigner?
Il s'inclina sans répondre. Il tremblait à la fois de crainte et de joie, ravi de voir les portes du château s'ouvrir devant lui, effrayé en pensant au trouble que cette intimité allait jeter dans son cœur. Ils se dirigèrent vers le salon. En entrant, Pascal entendit Mlle de Saint-Maurice qui disait à Malézeau d'une voix furieuse:
—Mais il n'a pas ouvert la bouche! Jamais un avocat aussi peu bavard ne pourra sauver l'enfant! Non, vous ne me ferez pas entrer dans la tête qu'un avocat puisse faire acquitter son client, s'il ne parle pas deux heures de suite!
Et le marquis de répondre, avec sa petite voix grelottante et vide:
—C'est moi qui ai eu l'idée!... Ne craignez rien, tante... Elle est de moi... Elle est bonne!
Pascal rejoignit Malézeau, salua le vieillard, la tante Isabelle, et, reconduit par Antoinette jusqu'à la grille, s'éloigna. Il se présenta chaque jour à Clairefont, à partir de cette visite et, dès le lendemain, rencontra M. de Croix-Mesnil.
Il appréhendait vivement de se trouver en rapport avec le jeune officier. Il revint bien vite de ses préventions. Il vit dans le baron un homme courtois, réservé, un peu froid, dont il apprécia promptement le réel mérite. Il se sentit d'autant plus vivement entraîné vers lui qu'il reconnut, dans celui en qui il redoutait un rival heureux, un compagnon de tristesse. L'indifférence charmante avec laquelle Antoinette traitait M. de Croix-Mesnil parut à Pascal le dernier degré du malheur. Son âme ardente eût préféré de la haine à cette exquise insensibilité. Il comprit que le baron aimait Mlle de Clairefont et ne conservait aucun espoir. Le danger de Robert était le dernier lien qui l'attachât à cette maison où il avait rêvé de vivre heureux. Il y souffrait maintenant, et n'y venait que par devoir. Il sut trouver des paroles louangeuses et délicates à l'adresse du défenseur de son ami, et se conduisit avec un tact raffiné qui lui conquit définitivement Pascal.
C'était un curieux spectacle que celui de ces jeunes gens auprès d'Antoinette. Tous deux passionnément épris et résolus à n'en rien laisser voir: l'un, aimable, fin, léger, dissimulant ses sentiments avec une grâce aisée et correcte; l'autre, sévère, âpre, glacé, avec des éclats soudains qui illuminaient ses yeux d'une rayonnante inspiration.
Lorsque Pascal lâchait ainsi, involontairement, la bride à sa fougue, un battement singulier de la paupière, un plissement subit de la lèvre donnaient au visage de Mlle de Clairefont une gravité recueillie. Elle ne semblait plus entendre ce qui se disait autour d'elle; on eût dit qu'elle écoutait une voix intérieure qui lui parlait, impérieuse. Puis, le jeune homme reprenant son ton mesuré, la physionomie d'Antoinette redevenait calme. Ces sensations fugitives n'avaient peut-être été remarquées que par Malézeau qui, avec ses yeux tourbillonnant derrière ses lunettes d'or, voyait fort clair.
Pendant qu'à Clairefont la vie se traînait ainsi dans l'attente, rue du Marché l'agitation ne faisait qu'augmenter. La haine déçue, la convoitise trompée, avaient jeté Carvajan dans un état de fureur qui faisait craindre pour sa raison. Dans la ville, une réaction se produisait en faveur des victimes contre le bourreau. L'oppression matérielle qu'exerçait le banquier sur ses tributaires les laissait libres de leurs impressions morales. S'il pouvait les contraindre à agir dans tel sens, il ne pouvait les forcer à penser telle chose. Et la majorité se déclarait décidément en faveur du fils contre le père. Carvajan, sans sortir de chez lui, avec l'admirable instinct qui le guidait toujours, se rendait un compte parfaitement exact de l'état des esprits. Il se faisait en lui une sorte de répercussion de l'opinion publique. Il pesait, il comparait, et, avec fureur, il était obligé de s'avouer qu'entre ce jeune homme, qui n'avait jamais fait de mal à personne, et lui, le tyran de La Neuville, on n'hésitait pas. Lorsque Fleury, pour essayer de le calmer, lui disait le contraire, il l'interrompait avec violence:
—Taisez-vous, imbécile, vous ne savez point de quoi vous parlez! C'est Pascal qui nous perd! Vous ne le connaissez pas... Je n'aurais pas dû le laisser revenir. Il retournera comme un gant tous ceux qui l'entendront... Triple brute que j'ai été, de me brouiller avec lui! C'est la passion qui m'a emporté!... La passion ne fait faire que des sottises! Si j'avais raisonné, au lieu de m'emporter, nous aurions eu Clairefont pour prix de la liberté de ce butor, dont la condamnation ne sera pour moi qu'une bien mince satisfaction... Je me suis conduit comme une bête!
Vous même, Fleury, vous n'auriez pas été plus bête que moi!
Et, soulagé par ces injures, il marchait à grands pas dans son cabinet:
—Si je pouvais seulement voir Pascal, peut-être serait-il encore temps d'arranger les choses... Mais il ne veut pas venir ici... Et moi je ne peux pas aller chez Malézeau... J'aurais l'air de capituler!... Ah! au dernier moment, rattraper la victoire, les rouler, quand ils croient nous tenir! Quel triomphe! Mais comment?
Un jour, vers cinq heures, en descendant de Clairefont, Pascal s'entendit appeler. Il s'arrêta et, au coin de la Grande Marnière, il se trouva en présence de son père.
—Puisque tu ne veux pas faire les premiers pas, dit le vieillard, il faut donc que je les fasse. Veux-tu causer cinq minutes avec moi?
Il entraîna son fils dans le fourré, et, s'asseyant à l'abri d'un pli de terrain:
—Tu me rends très malheureux, dit-il sourdement. Je ne peux pas m'habituer à la pensée que tu fais cause commune avec mes ennemis. À mon âge, quand il me reste si peu de temps à vivre, être séparé de mon fils, et dans des conditions si cruelles, c'est au-dessus de mes forces!... Voyons, qu'est-ce qu'il faudrait donc pour mettre fin à cette affreuse dissension?
—Oh! si vous le voulez sincèrement, cela doit être aisé, dit Pascal avec joie.
—Eh bien! reviens chez moi, et renonce à défendre Robert de Clairefont.
—Je reviendrai chez vous si vous le désirez, mon père; mais je ne puis me dérober au devoir que j'ai accepté.
—Mais si tu prends la parole pour ces gens-là, c'est un soufflet que tu me donnes.
—Non, car je puis faire savoir que c'est avec votre consentement que je le fais.
—Es-tu donc si engagé vis-à-vis de ces Clairefont? demanda Carvajan avec une irritation croissante.
—Je suis engagé vis-à-vis de moi-même!
—Pascal! cria le maire.
Il ne continua pas. Et, se parlant à lui-même:
—Ce garçon a une tête de fer!... Jamais il n'entendra raison... Jamais!... On le berne, pourtant... Mais il est aveuglé par l'amour!...
Il prit son fils par le bras et le secoua:
—Que fais-tu de tes yeux? Tu ne vois donc pas que la demoiselle de là-haut a pour amant le capitaine de dragons?
—Mon père! cria Pascal qui blêmit. Oh! tenez, je ne vous écouterai pas davantage.
Il regagna précipitamment la route. Le banquier le suivit, parlant toujours:
—Ils ne se marient pas... parce qu'ils peuvent se passer du mariage! Ce n'est pas moi qui ai inventé ceci... Toute la ville l'a répété... Ils doivent bien rire de toi ensemble!...
Pascal poussa un rugissement, et, se retournant, terrible:
—Taisez-vous! je pourrais, une bonne fois, oublier que vous êtes mon père!
Carvajan s'arrêta:
—Eh bien! je ne dirai plus rien! Mais ne me quitte pas ainsi. Pascal, je souffre... Pascal, seras-tu donc intraitable?
Il montra à son fils un visage bouleversé par l'angoisse.
—Adieu, mon père, dit le jeune homme d'un air sombre. J'oublie ce que vous venez de me forcer à entendre... C'est une dernière preuve de respect que je vous donne.
Le vieillard lui cria:
—Reste encore un instant...
Il devint très rouge, ouvrit la bouche pour parler et se tut; il parut en proie à une horrible agitation. Enfin, d'un ton saccadé:
—Tu ne sais ce que tu fais. Tu attires sur toi des colères, dont je ne pourrai peut-être pas toujours te préserver... Ne passe plus jamais par ici!... Quand tu iras là-haut, prends la grande route... Adieu!
Il partit, presque en courant, dans la direction de l'auberge de Pourtois. Pascal rentra chez Malézeau. Il pensa: Mon père a voulu m'effrayer... Qu'ai-je à craindre?
Il continua à suivre, pour aller à Clairefont, le sentier de la Grande Marnière. Deux jours plus tard, comme il regagnait La Neuville, vers six heures, arrivé au détour du sentier, il entendit une détonation, et une branche de bouleau, brisée à un pied de sa tête, tomba sur le chemin. D'un bond, le jeune homme se jeta derrière le talus de la route, et, à l'abri, il attendit, regardant au loin. Dans les rougeurs du soleil couchant, une petite fumée blanche monta, mais la lande resta déserte. Celui qui avait tiré ne parut pas. Il s'était enfui au travers des genêts, ou se cachait dans un trou de marne. Pascal demeura là, quelques instants, puis, se courbant pour ne pas être vu, il s'éloigna.
—Il n'y a pas à s'y tromper: c'était Chassevent, se dit-il. Mais comment n'a-t-il pas tiré son second coup?... Il avait le temps... Peut-être se proposait-il seulement de me faire peur?... Cependant la balle a passé bien près.
Les recommandations de son père lui revinrent à la mémoire. Évidemment il se doutait des projets du braconnier. Ne pouvant se faire obéir de cette brute, il avait au moins essayé de protéger son fils. Allons! toute tendresse n'était pas morte en lui.
À Clairefont Pascal garda le silence sur l'incident; seulement il prit un autre chemin.
La semaine suivante l'arrêt de la chambre des mises en accusation fut rendu, et, avec un gros serrement de cœur, il fallut renoncer à l'espoir bien faible, conservé jusque-là, de voir Robert exonéré de la prévention qui pesait sur lui. Le bruit se répandit dans la ville que le comte de Clairefont venait d'être condamné. Il fallut deux jours pour dissiper cette erreur. Encore n'y réussit-on pas complètement. La tâche de Pascal commençait. Il dut s'installer à Rouen, non pas tant pour étudier le dossier, qu'il connaissait, par avance, aussi bien que le juge d'instruction, que pour se mettre en rapport avec son client. La dernière visite qu'il fit à Clairefont fut triste. Le temps avait changé: une pluie normande tombait lourde et méchante. On eût dit que le ciel se fondait en eau. Un brouillard impénétrable enveloppait La Neuville, et les allées du parc roulaient des flots jaunâtres. À l'idée que Pascal pourrait enfin voir Robert, la tante Isabelle se dressa comme une furie:
—Je vous accompagne! s'écria-t-elle, le visage flamboyant... Oh! mon cher enfant, vous n'aurez pas la cruauté de refuser de m'emmener... Je veux être là, pour recueillir toutes fraîches les paroles que mon pauvre petit vous aura dites.
—Mais, Mademoiselle, vous lui parlerez vous-même. Je vous obtiendrai un permis de communiquer.
—Partons, alors!... Pas de retard!... Le temps de faire une valise, et je suis à vous... Ah! mon cher ami!...
La vieille fille sauta au cou de Pascal et, hors d'elle, courut à sa chambre.
Antoinette sentit une grande tristesse descendre en elle. Quelle solitude morne après cette fiévreuse agitation! Elle allait rester dans ce grand château en tête à tête avec son père. M. de Croix-Mesnil romprait seul, par ses courtes apparitions, la monotonie de leur existence. La tante Isabelle partait avec Pascal: l'avenir parut vide à la jeune fille. Qui donc tenait tant de place dans sa pensée? Était-ce Mlle de Saint-Maurice, ou l'hôte nouveau de Clairefont? Elle eut un mouvement de colère contre elle-même, elle se jugea faible et, demandant à son orgueil la fermeté qui lui manquait, elle accueillit avec une dignité glacée les adieux du jeune homme.
—Nous ne nous verrons plus avant le jour décisif, dit-il; promettez-moi que vous serez là. Votre présence apportera une grande force morale à votre frère. Quant à moi...
Il s'arrêta, puis, avec un accent passionné qu'elle ne lui connaissait pas:
—Quant à moi, soyez sûre que devant vous, et pour vous, je ferai l'impossible.
Elle s'inclina sans répondre. Il prit congé du marquis, immuable dans sa souriante sécurité, et, accompagné de la tante Isabelle, il s'éloigna. Restée seule avec le vieillard, il sembla à Antoinette que le jour était plus sombre, la pluie plus maussade, et la bise plus aigre. Elle ne desserra pas les dents jusqu'au soir, écoutant distraitement son père qui parlait pour ne rien dire, comme un vieux moulin qui tourne à vide.
Le surlendemain elle eut une joie très vive. Une lettre de la tante Isabelle lui apporta des nouvelles. La vieille fille avait écrit sous l'influence d'une émotion extraordinaire: elle avait vu Robert. Et, effet évident de sa reconnaissance pour Pascal, qui lui avait ouvert les portes de la cellule, elle s'occupait presque autant du jeune homme que de son neveu. Elle les confondait dans une sorte de communauté attendrie:
«Si tu voyais ce pauvre petit, disait-elle, comme il est changé! Il a maigri et pâli. Quand nous sommes allés le visiter, il m'a paru que les corridors qu'on nous faisait suivre n'en finissaient pas. Enfin le geôlier s'est arrêté devant une porte percée d'un judas, il a ouvert, et nous avons aperçu l'enfant. Il a poussé, en me voyant, un cri de joie, puis il a reconnu Pascal. Il s'est dressé de toute sa hauteur, et ils sont restés un instant, tous les deux, face à face. Robert ne savait pas encore que notre ami devait le défendre. Saisi, il avait oublié ma présence; il a crié avec une violence terrible: «Que vient faire ici le fils de M. Carvajan?» Alors l'autre a répondu, de cette voix que tu connais, et avec une douceur qui m'a été à l'âme: «Défendre l'honneur et la liberté du fils de M. de Clairefont!...» Ils se sont regardés, comme s'ils se fouillaient au fond du cœur, puis, avec un grand soupir, ils sont tombés dans les bras l'un de l'autre. Ils se sont compris en une seconde. Alors l'enfant, sans y mettre de fierté, ne s'est plus retenu, et, entre nous deux, il a pleuré longtemps. Nous lui avons tout raconté, la maladie du marquis et les événements qui ont suivi. Il ne pouvait se lasser de m'embrasser, de serrer les mains à Pascal. Il t'envoie toutes ses tendresses et te charge de donner un bon baiser à son père pour lui... Demain et tous les jours maintenant nous le verrons...»
Antoinette mouilla de larmes cette lettre. Et, dans une rapide vision, Pascal et Robert enlacés lui apparurent. Ils étaient tous deux confiants et joyeux. Quelle égalité dans leur affection, et cependant quelle dissemblance dans leur nature! Pascal, fils de roturier, Robert, descendant des maîtres du pays; l'un, basané, avec ses cheveux courts et son large front, son nez fin, ses yeux gris et sa lèvre rasée, respirait l'énergie et l'intelligence; l'autre, rose, avec les cheveux blonds, le nez large, les yeux bleus, la longue moustache pendante d'un chef franc, incarnait l'audace et la force. Contraste frappant et qui dégageait leur originalité propre. Elle-même, les voyant côte à côte, elle se demandait, du gentilhomme ou du bourgeois, quel était celui qui avait la plus fière tournure. Et, pensive, elle ne répondait pas.
La tante Isabelle écrivait maintenant chaque jour, et elle ne tarissait pas sur le compte de Pascal. Ils s'étaient logés tous les deux chez le carrossier de Saint-Sever, et faisaient ménage ensemble.
«Je ne peux pas me passer de lui, disait Mlle de Saint-Maurice, et je crois bien que je lui manquerais. Nous employons nos soirées à causer. Il me raconte ses voyages... Ah! comme je l'avais mal jugé au début, à cause de sa timidité!... Car ce garçon est réservé et doux comme une vraie fille... Il parle, ma chère, pendant des heures entières et il me tient sous le charme... Jamais je n'aurais pensé qu'un homme pût avoir la langue si bien pendue! Et maintenant qu'il est en confiance, il me dit tout... Si tu savais, à cause de nous, ce qu'il a eu à subir!... Mais il m'a expressément recommandé de ne jamais te parler de cela. Et tu vois que je suis discrète. Seulement, il y a un petit détail qu'il faut que tu connaisses, parce qu'il prouve l'inquiétude que cause à nos ennemis l'appui que nous prête Pascal. Quelques jours avant notre départ pour Rouen, Chassevent a tiré sur ce cher garçon, à la tombée de la nuit, dans le vallon de la Grande Marnière. Oui! ces gredins ont essayé de supprimer notre avocat!... Il a échappé: donc il doit triompher. La destinée le veut et je l'ai vu dans mes rêves.»
Puis, quelques jours plus tard:
«Le grand moment approche la session est commencée... Pascal m'a fait, hier matin, visiter le Palais de Justice: une merveille d'architecture. Et il m'a conduite à la salle des assises, pour m'habituer. J'ai été saisie. Que c'est majestueux et terrible, cette cour en robes rouges! Il m'a semblé voir un tribunal de l'Inquisition... Au fond de la salle, un grand Christ regarde le ciel de ses yeux mourants. C'est vers lui qu'on tendait la main, autrefois, pour jurer. Car maintenant on ne jure plus devant Dieu, ce qui facilitera bien le mensonge à nos adversaires... Mais c'est égal, j'ai confiance. Hier nous avons rencontré Fleury, Tondeur et Pourtois. Les deux premiers se sont détournés avec des airs de jésuites, le dernier nous a jeté un regard suppliant. Imagine-toi que ce gros homme, en quelques semaines, a tellement maigri qu'il est méconnaissable. La peau de son visage pend ridée et molle. Le poussah est maintenant mince comme une «anguille». Pascal est convaincu que ce misérable a fait un faux témoignage et qu'il est dévoré par le remords.»
Enfin une dernière lettre arriva:
«C'est dans trois jours... Comme le temps me paraît long!... Tu partiras, le matin même, de La Neuville, tu arriveras à dix heures vingt: ce sera suffisant. Je t'attendrai à la gare de la rue Verte. L'avocat de Paris est ici: Pascal l'a vu ce matin. Le grand homme est allé chasser à Malaunay, chez des amis. Il parlera entre deux battues. Il paraît, dit notre cher enfant, que c'est un gaillard qui «plaide sur le dos de son client» et qui éreinte la partie adverse. Il est rouge jusqu'à la moelle des os, et, ce qui le rend si méchant, c'est qu'il n'a pas encore pu arriver à se faire nommer sénateur. Qu'on le nomme donc, et qu'il nous laisse tranquilles!... À mesure que le moment terrible approche, Robert devient plus calme. Il a confiance dans la justice et dans son défenseur. Il a repris un peu sa mine, mais il n'est pas encore brillant. Tu verras... Mon Dieu! que je voudrais donc que ce soit fini!...»
Le matin de son départ, Antoinette, qui avait caché, jusqu'au dernier moment, à son père la date du procès, dut lui avouer la vérité. Le vieillard n'était pas encore levé. Il se redressa sur ses oreillers. Le sourire qui ne quittait plus ses lèvres disparut, et la pensée revint éclairer son regard. Il dit de sa voix des anciens jours:
—Ma fille, nous subissons une rude épreuve. Va assister ton frère, va tenir ma place et affirmer, par ta présence, la certitude que nous avons qu'un Clairefont n'a pas pu manquer à l'honneur. Porte ma bénédiction à mon fils, et, quoi qu'il arrive, dis-lui que je ne douterai jamais de son innocence.
Le vieillard posa la main sur la tête de sa fille, et doucement:
—Va, mon enfant, et du courage.
XI
Il était trois heures, et dans la salle des assises le jour commençait à baisser. Une foule énorme se pressait sur les bancs, s'amassait dans les couloirs, refluait jusque dans les tribunes réservées aux avocats et aux journalistes. Dans un recoin, au premier rang, isolées cependant et à l'abri des regards curieux, Antoinette et la tante Isabelle assistaient, depuis le matin, à l'affreux débat dans lequel était engagé tout ce qu'elles avaient de plus cher au monde: l'honneur et la vie de Robert.
Devant elles s'étendait l'espace vide au milieu duquel se dressait la barre, et, plus loin, la table supportant les pièces à conviction: une écharpe de laine et un mouchoir de soie. Tout au fond, la Cour impassible et effrayante siégeait dans sa sévère gravité. À gauche était le jury, et à droite le banc des accusés où, entre deux gendarmes, se trouvait un Clairefont. Aux pieds de son client, assis au banc de la défense, Pascal, vêtu de la robe noire, avec l'hermine blanche sur l'épaule. Tout l'auditoire était tendu dans une attention passionnée. La lutte se développait vive entre l'accusation et la défense.
L'interrogatoire avait été favorable à Robert qui, conseillé par Pascal, s'était montré plein de tact et de modération. La déclaration du docteur Margueron avait fait bonne impression. Mais l'audition des témoins avait gravement troublé les jurés. Tondeur et Fleury avaient révélé des faits de violence terrible à la charge du jeune comte; et Pourtois, avec des hésitations et des tremblements, avait raconté la scène du meurtre. Les Tubœuf et le palefrenier de Mortagne étaient venus à leur tour, et l'atroce Chassevent avait été entendu par le président, en vertu de son pouvoir discrétionnaire.
Le faisceau des accusations, habilement noué, présentait aux yeux un ensemble de preuves difficile à entamer. Cependant Pascal, avec un sang-froid et une précision inébranlables, avait posé des questions aux témoins, discuté leurs dires, et essayé de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. Un point qu'il s'attachait à faire ressortir, c'était le bon accord existant entre Rose et Robert. Elle l'avait suivi de son plein gré: il n'y avait pas eu d'effort tenté par lui pour la décider. Et tous de répondre affirmativement, voyant là un commencement de preuve du crime. Ah! oui, elle s'en allait à son bras, et gaiement, la pauvrette. On l'entendait rire dans le chemin. Elle ne se faisait pas prier pour coqueter avec le fils du marquis... Et lui!...
Dans le banc de chêne poli par le passage des criminels, Robert impassible écoutait. Et, au fond de son cœur, une voix s'élevait contre l'iniquité de ce procès. Il pensa: J'ai souvent nié les erreurs judiciaires, disant qu'elles étaient impossibles. Et cependant je me sens accablé, moi innocent, sous un amas de témoignages irréfutables. Et ces gens qui sont en face de moi, si la lumière, à la voix de mon défenseur, ne se fait pas dans leur esprit, vont me condamner en toute conscience.
Cependant il demeura calme, n'opposant aux accusations que la fière fermeté de son attitude. Une seule fois, quand il entendit Chassevent le charger avec rage, il perdit patience, et, brusquement, s'adressant au braconnier:
—Le crime dont vous m'accusez, et que je n'ai pas commis, n'est pas le seul dont la Grande Marnière ait été le théâtre... Il y a eu une tentative de meurtre récente... Et celle-là, vous n'en parlez pas.
Chassevent pâlit. Le président engagea Robert à s'expliquer. Mais lui, redevenu froid:
—Je ne suis pas ici pour accuser, mais pour me défendre. Cet homme sait bien ce que j'ai voulu dire...
Il fut impossible de lui arracher d'autres paroles. Mais l'accusation avait cédé du terrain. Une ombre troublante s'était étendue sur elle. Un mystère s'imposait à l'esprit des auditeurs. La plaidoirie de l'avocat de la partie civile rétablit le combat. Élégante, serrée, perfide, elle enlaça Robert dans un réseau de preuves morales, laissant au ministère public l'avantage de s'appuyer sur les preuves matérielles.
Pendant cette attaque terrible, Antoinette et la tante de Saint-Maurice furent sur des charbons ardents. Ce qu'elles souffrirent est inexprimable. Elles jugèrent la partie perdue. Jamais Pascal ne pourrait effacer les traces de cette diatribe affreuse, où le caractère de Robert était analysé avec une redoutable habileté. Tout le côté bon et généreux restait dans l'obscurité, et le côté rude, autoritaire, emporté, s'étalait en pleine lumière. Ainsi dépeint, le comte était bien l'homme qui avait dû commettre le crime, étouffer Rose dans un mouvement de brutalité, inconscient peut-être, mais certain.
Le réquisitoire de l'avocat général mit le comble à la terreur des malheureuses femmes. Ce magistrat à la voix creuse, debout dans sa robe rouge, leur fit l'effet d'un avant-coureur du bourreau. De son bras menaçant, il semblait vouloir prendre la tête de Robert. Son éloquence emphatique leur parut sinistre. Le côté théâtral de l'appareil judiciaire agit sur elles et les plongea dans une prostration invincible. Elles comprirent cependant, qu'au milieu de son enfilade de mots sonores, l'avocat général concédait les circonstances atténuantes. C'était le bagne au lieu de l'échafaud, et cette pensée jeta la tante Isabelle dans une exaspération telle, que sa nièce eut de la peine à l'empêcher d'intervenir, d'interrompre l'audience, et de faire un scandale irrémédiable.
—La prison, le pénitencier, jamais! grinça la vieille fille. Un Clairefont! Je lui porterais plutôt du poison!
—Écoutez, tante, murmura Antoinette, écoutez, je vous en prie, et voyez comme M. Pascal conserve son calme.
—C'est de l'accablement!
La péroraison de l'organe du ministère public fut un appel à la sévérité du jury, gardien éclairé de l'égalité judiciaire, et une flagellation énergique de l'oisiveté qui conduit au crime. Ses dernières paroles furent suivies d'un silence épouvanté.
Puis le président, d'une voix lente, prononça la phrase d'usage: «Le défenseur a la parole», et, au milieu d'un murmure de curiosité, Pascal se leva.
Il était très pâle, mais jamais résolution plus ardente ne resplendit sur le front d'un homme. Il se tourna vers l'auditoire qu'il parcourut d'un regard profond. Il laissa un instant reposer sur Antoinette ses yeux, comme pour lui demander l'inspiration, et commença à parler. Ce fut d'abord très bas, avec une sorte d'indolence, comme s'il dédaignait de réfuter les arguments de ses adversaires, et, dans cette tonalité sourde, son organe avait une douceur pénétrante qui fit passer dans l'auditoire un frisson de plaisir.
Avant qu'il eût commencé à discuter, la caresse de sa voix agissait. Ainsi qu'un grand instrumentiste, il semblait préluder à son morceau d'éclat par des accords délicats et moelleux. Il était si visiblement maître de lui que l'illustre avocat de Paris fronça le sourcil, et cessa de classer les pièces de son dossier avec une affectation d'indifférence. La Cour s'était redressée sur ses fauteuils profonds. Le jury, en proie à ce trouble intérieur que produisent irrésistiblement les virtuoses, dès la première note ou les premiers coups d'archet, était immobile et saisi.
Dans la vaste salle, assombrie par la première obscurité du soir, pas un tressaillement, pas un souffle.
La plaidoirie de Pascal se déroulait mélodieuse, empruntant à ces demi-ténèbres un charme plus poétique. Et Antoinette, le cœur serré, les nerfs vibrants, écoutait à la fois avec angoisse et ravissement le défenseur de Robert. La jeune fille le savait bien, c'était pour l'amour d'elle qu'il parlait. Oui, toute cette séduction s'adressait à elle. Dans son trouble, elle n'entendait pas ce que disait Pascal. Mais son regard, qui ne la quittait pas, était plus éloquent encore que sa parole. Il disait: Je t'adore, tout ce que j'ai fait, tout ce que je ferai, c'est pour te plaire. Je combats pour toi, pour toi seule, sois sans inquiétude, puisque c'est ta cause que je défends; je trouverai des forces surhumaines et je triompherai.
Antoinette sentit une confiance soudaine passer en elle. Elle n'avait plus peur, elle était dans une espèce d'engourdissement qui ne lui permettait plus de distinguer le faux du réel. Il lui sembla qu'un nuage l'enveloppait, et qu'elle perdait la notion des choses qui l'entouraient. Elle se vit enlevée dans des espaces vagues où chantait une voix divine, et cette voix évoquait son enfance, celle de son frère; et le parc de Clairefont apparaissait baigné de soleil. Une pauvre femme souffrante marchait sur la terrasse: c'était la marquise portant sur son front la pâleur de la mort. Pauvres orphelins qui n'avaient pas connu les douceurs de la tendresse maternelle, et qui, entre leur père, voué tout entier aux travaux scientifiques, et leur tante, cœur ardent mais faible, avaient grandi dans une liberté un peu sauvage! Et toute la vie de la famille, au fond du grand château silencieux et désert, se déroulait dans sa monotonie patriarcale: l'affection respectueuse des enfants pour leur père, la soumission à ses caprices, et, peu à peu, la ruine envahissant la maison, et l'hostilité, faite de la convoitise de tout un pays, grandissant autour de ce vieillard.
Ce fut un tableau complet, saisissant, que celui de cette lutte sourde engagée entre les confédérés, qui voulaient s'emparer du domaine, et le pauvre marquis affolé par sa manie. Tous les dessous de l'affaire commencèrent à se découvrir, sondés dans leurs plus intimes profondeurs.
La voix divine chantait toujours. Maintenant elle n'était plus caressante et attendrie: elle avait une sonorité sévère et attristée. Et plus touchante, elle allait droit au cœur. Elle montait harmonieuse et colorée, remplissant les esprits d'une conviction triomphante. Les périodes se faisaient plus pressées, les arguments se serraient, lancés à l'assaut comme des colonnes d'attaque. Et Antoinette écoutait, dominée par une curiosité ardente, enfiévrée, possédée, s'incarnant en celui qui charmait son oreille, vivant de sa vie, s'échauffant de son enthousiasme. Elle était tout entière en lui, elle l'aidait, le soufflait, l'encourageait; elle était prise de cette illusion qu'elle défendait son frère elle-même. Cette parole claire et puissante était l'expression de sa pensée, et, par les lèvres de Pascal, c'était elle qui parlait.
La sensation fut si vive que la jeune fille sortit de son rêve. Ses yeux se rouvrirent. Elle revit la foule, sa tante, la Cour, son frère et Pascal.
Il n'était plus pâle, une animation puissante colorait son visage, et son geste s'étendait large et vigoureux. Il discutait avec une âpre ironie, et toutes les questions, qu'il avait posées pendant l'audition des témoins, lui servaient pour la défense. Il prenait corps à corps ses adversaires et les écrasait avec une force irrésistible. Les faits, échafaudage dangereux élevé contre Robert, s'écroulaient et il n'en restait que des débris. Par une gradation savante, il était arrivé à chercher quel mobile aurait pu déterminer Robert à commettre le crime, et il prouvait qu'il était impossible d'en admettre un qui fût plausible.
Pourquoi aurait-il tué? Dans quel but? Pour quelle raison? Dans quel intérêt? Toutes les présomptions morales étaient nulles, et ne pouvaient s'imposer un instant à des esprits éclairés. Les preuves matérielles étaient plus que douteuses. Qui avait vu le meurtrier? Chassevent et Pourtois. Comment l'avaient-ils vu? De loin, dans l'obscurité, fuyant. Et quelle valeur avait ce témoignage du père, entraîné par une cupidité que trahissait la demande en dommages-intérêts? Il fallait que le coupable fût M. de Clairefont, qui pouvait payer, et non quelque bandit, écumeur de broussailles, assassin mystérieux qu'on avait mal cherché parce qu'on ne désirait pas le retrouver. Et Pourtois! Ce témoin tremblant, effaré, méconnaissable, travaillé par des terreurs qui ressemblaient à des remords, qui balbutiait, s'en rapportait à Chassevent, et, en somme, n'avait vu que ce que le vagabond lui avait ordonné de voir. Et c'était sur les témoignages de telles gens qu'on osait baser une accusation capitale!
Ironique, indigné, sanglant, il reprit la démonstration de cette conspiration contre la famille de Clairefont; il montra le traquenard dans lequel on avait habilement pris Robert, ne ménageant plus rien, frappant à coups redoublés, faisant siffler les sarcasmes, rapides et meurtriers comme des balles. Et les confédérés, avec épouvante, voyaient tomber toutes leurs positions les unes après les autres, devant la furie de leur adversaire. Il était maintenant maître du terrain: tout était renversé, déblayé, et il ne restait rien de l'accusation. Fleury, Tondeur et Chassevent échangèrent entre eux des regards terrifiés, Pourtois gémit sur son banc, aplati comme un ballon crevé. La victoire de Pascal était certaine. L'auditoire conquis commençait à onduler dans un besoin de manifester et d'applaudir.
Alors, brusquement, revenant aux suaves et molles douceurs de son début, il développa sa conclusion plus harmonieuse et plus tendre qu'une prière. Les phrases se balançaient flottantes ainsi que des fumées d'encens. Plus de revendications, plus de fureurs: une tendresse et une pitié profonde pour le malheureux enfant qui avait si injustement souffert. L'ombre de la victime planait favorable et suppliante, intercédant elle-même en faveur de l'innocent. Un apaisement délicieux s'était fait dans les esprits. Les noirceurs s'étaient effacées; tout, à présent, était candide et pur. La voix de Pascal s'éteignit dans le silence, et de la foule un murmure s'éleva, prolongé et haletant comme un sanglot.
Antoinette et la tante Isabelle, pour la première fois depuis le matin, se regardèrent sans contrainte. Elles avaient le visage inondé de larmes, mais, dans leurs yeux, l'espérance avait reparu. Leurs mains se serrèrent tremblantes. Elles n'osaient pas encore parler.
Un brouhaha, s'élevant tout à coup, les arracha à leur joie. L'avocat de la partie civile, irrité, se levait pour répliquer. Sentant la nécessité de frapper des coups décisifs, il en venait hardiment cette fois aux personnalités. Avec un esprit diabolique il s'emparait de ce que Pascal avait dit de la conspiration contre la famille de Clairefont, et se livrait à des allusions féroces. Comment! c'était Pascal qui dénonçait ces faits? Mais avaient-ils rien de répréhensible, puisque, disait-on, son père lui-même en était l'instigateur? Allait-on présenter des opérations financières comme des machinations ténébreuses? Le désir de convaincre entraînait trop loin le défenseur: il oubliait ce qu'il devait à la justice, ce qu'il se devait à lui-même. Car les raisons qui l'avaient amené à défendre Robert de Clairefont étaient inexplicables, et il y avait là, incontestablement, une manœuvre pour égarer l'opinion des jurés.
Ces quelques phrases froides et aiguës causèrent un malaise dans l'auditoire. Les jurés se regardèrent. Le cœur d'Antoinette se serra: elle comprit combien ces paroles venimeuses devaient toucher cruellement Pascal. Elle eut, en cet instant, la sensation d'un combat mortel. Elle serra le bras de la tante Isabelle à lui faire mal, cherchant à prier et ne pouvant dire que: «Mon Dieu! mon Dieu!»
Pascal s'était dressé d'un bond. Il agita sa tête comme un lion blessé, ses yeux lancèrent des éclairs, et, martelant la barre de ses poings fermés:
—Voilà donc où vous en arrivez! s'écria-t-il. Désespérant d'atteindre celui que je défends, c'est en moi que vous essayez maintenant de le frapper. Vous m'accusez d'avoir oublié le nom que je porte, en m'asseyant à cette place! Et vous osez interroger ma conscience! Eh bien! elle va vous répondre. Oui, j'ai tout abandonné, tout répudié, tout oublié pour apporter ici à Robert de Clairefont le secours de ma parole, et c'est la preuve la plus éclatante que je puisse vous fournir de son innocence. Moi qui le soutiens, moi qui l'encourage, moi, le fils de l'ennemi de son père, s'il avait commis le crime, quel homme serais-je? Son indignité entraîne la mienne, mon honneur est le garant du sien. Aussi, en cet instant, ce sont toutes les forces de mon être qui se soulèvent pour vous attester qu'il n'est pas coupable!
Ce fut un cri tellement exaspéré, une explosion si violente, que les deux femmes oublièrent tout pour ne plus voir que Pascal debout, superbe d'indignation, resplendissant de fierté. Pendant ces quelques secondes il fut transfiguré. Il jeta sur son adversaire des regards de défi. Il était prêt à continuer la lutte, à mettre à nu son cœur, à laisser saigner sa chair vive, s'il le fallait, pour faire triompher sa cause. Il ne vit plus devant lui que des visages bouleversés par l'émotion. Il devina la partie gagnée, et, avec un geste si ample qu'il enveloppa toute la salle:
—Aussi bien, je crois en avoir assez dit. Et ce serait vous faire injure que d'insister davantage!
Ce fut le dernier coup de canon de la bataille.
Le président, d'une voix maussade, récita aux jurés la formule réglementaire, et, voyant l'accusation très compromise, posa, comme un dernier espoir, la question subsidiaire de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. C'était presque un abandon de l'affaire. La Cour se retira, les jurés gagnèrent la chambre des délibérations, l'accusé fut emmené, et, avec une vivacité bruyante, les assistants se levèrent, heureux de se dégourdir les jambes.
Le prétoire fut envahi par les avocats, qui entourèrent Pascal, le félicitant avec des exclamations enthousiastes. Le grand confrère de Paris, lui-même, perça la foule des stagiaires, et vint complimenter son adversaire. La tante Isabelle, pleine de stupeur, vit les deux hommes se serrer la main en souriant.
—Comment! il lui parle! J'aurais cru qu'il allait l'étrangler, après ce qu'il lui a dit!
—Des paroles, tante. Autant en emporte le vent!...
—Oh! ma chère, l'as-tu entendu, notre Pascal?... Quel garçon, hein?... Moi je ne pouvais plus respirer... J'avais ma «suffocante»... Je passais du chaud au froid... Ah! Dieu! faut-il avoir du talent pour remuer les gens de cette façon-là! Les as-tu vus, les jurés?... Ah! ma fille, que je suis donc contente!
—Attendez, tante, ce n'est pas fini.
—Allons donc!... Est-ce qu'il y a un doute possible? Alors tous ces gens-là seraient donc vendus à Carvajan? Car l'affaire est plus claire que la lumière du ciel.
La vieille demoiselle se leva comme poussée par un ressort. Pascal était devant elle. Il s'était dérobé à l'admiration de ses confrères, et venait chercher sa récompense: un regard, un mot d'Antoinette.
—Eh bien! mon cher enfant! s'écria la tante de Saint-Maurice avec exaltation, il est sauvé, n'est-ce pas?
—Je l'espère, dit le jeune homme. C'est l'avis général... Mais, avec le jury, on ne sait jamais... Attendons patiemment.
—Que le temps me semble long! murmura Antoinette.
—Il vous semblera court quand vous emmènerez votre frère!
—Oh! mon Dieu! sera-ce donc possible? J'en ai tant désespéré.
—C'est ce que vous allez savoir à l'instant même. La sonnette du jury tintait. Un grand silence, qui oppressa douloureusement les deux femmes, s'étendit sur la salle. Avec une curiosité impatiente le public se replaça. Pascal avait regagné la barre; puis, sévère et sombre, reparut la Cour. On avait éclairé, pendant la suspension d'audience, et les visages mornes des magistrats se détachaient sur le ton foncé des boiseries. Les jurés entrèrent, et, debout, tout le monde, avec une grande palpitation, écouta le verdict. La voix grêle et tremblante du chef du, jury laissa tomber ces paroles: «Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, sur toutes les questions, la réponse du jury est: Non.»
De tous les points de la salle une acclamation s'éleva, émue, joyeuse, saluant l'acquittement. Puis, au milieu du calme rétabli, l'accusé fut ramené à son banc. Comme il se tenait debout, anxieux et tremblant, un mugissement s'éleva, terrible, semblable à celui d'une bête qu'on égorge. C'était Mlle de Saint-Maurice qui, pour la première fois de sa vie, se trouvait mal. Les paroles du président, déboutant Chassevent de sa demande, et ordonnant la mise en liberté de Robert, se perdirent dans un tumulte impossible à apaiser. Vingt personnes s'empressaient autour de la vieille fille. La Cour se retira, le prétoire se vida. L'huissier audiencier dit: «Il faut sortir...»
—Tante, allons retrouver Robert! cria Antoinette.
Ces mots rendirent le sentiment à Mlle de Saint-Maurice qui, se dressant sur ses jambes, rajusta son chapeau avec un geste effaré, et balbutia:
—Où est l'enfant?
Guidée par Pascal, entraînée par sa nièce, elle gagna la porte des témoins; et là, dans une salle d'attente, elle aperçut Robert qui l'attendait. Elle courut à lui, mais il la prévint, et étreignant son avocat:
—Lui d'abord! cria-t-il. Et ne m'en veuillez pas, vous que j'aime tant!
—Oh! Dieu! dit la tante Isabelle avec transport, il l'a bien mérité!
Le jeune comte saisit sa sœur et sa tante, les réunit sur sa large poitrine, riant et pleurant à la fois, puis, les poussant vers son défenseur:
—Embrassez-le. Je lui dois la vie, car si j'avais été condamné, j'étais résolu à me tuer.
Antoinette frémissante se vit tout près de Pascal. Elle eut un éblouissement, elle crut qu'elle allait tomber, elle lui prit la main, la serra avec une force convulsive et, avec un trouble délicieux, sentit les lèvres du sauveur de son frère effleurer ses cheveux.
La tante de Saint-Maurice ne se lassait pas de regarder Robert, il lui semblait que depuis un temps infini elle ne l'avait pas vu.
—Tu n'as pas la même figure qu'hier, mon pauvre petit.
—Aujourd'hui, tante, j'ai la figure d'un homme content.
—Mon cher comte, dit Pascal, si vous m'en croyez, vous ne vous éterniserez pas ici. Nous allons faire lever votre écrou; vous partirez par le train de huit heures pour La Neuville. Ces dames, pendant ce temps, enverront une dépêche à M. Malézeau qui préviendra votre père. Il ne faut pas retarder sa joie d'une minute...
—Vous avez raison, comme toujours!... Mais, est-ce que ces braves gens vont nous accompagner? dit-il en montrant les gendarmes qui attendaient à l'écart.
—Il faut qu'ils vous ramènent, comme ils vous ont amené.
—Ils ont été très bien pour moi... Tante, donnez-moi tout ce que vous avez d'argent.
Il vida la bourse de Mlle de Saint-Maurice dans la main des soldats stupéfaits, puis, se tournant vers Pascal:
—Marchons! j'avoue qu'il me tarde d'avoir l'espace libre devant moi.
À neuf heures, ils arrivèrent en vue de La Neuville. Le train ralentit sa marche sur le pont de la Thelle, et siffla pour entrer en gare. Robert, penché à la portière, regardait dans l'éloignement les réverbères qui piquaient la nuit de points brillants. Il se leva avec agitation, et dit: Dans une demi-heure nous embrasserons mon père!...
Mais, à la gare, une surprise lui était réservée. Sur le quai il trouva Croix-Mesnil qui se promenait. Les deux amis poussèrent un cri, et, avant l'arrêt du train, le comte sauta à terre. Ils n'échangèrent que de rapides paroles. Le baron, les yeux humides, le front rayonnant, salua Antoinette et la tante Isabelle, serra la main de Pascal, et, disant: «Venez, venez vite», il les entraîna tous vers la sortie. Ils traversèrent la salle d'attente et, devant la porte, assis dans la vieille calèche du château, ils aperçurent le marquis.
Il attendait, eu compagnie de Malézeau, l'arrivée de son fils. Il avait voulu, lui, le chef de famille, être là pour le recevoir, lui apportant ainsi une sorte de réhabilitation solennelle. Le rude Robert, qui avait subi, avec tant de fermeté, de si terribles épreuves, se trouva sans force devant cette manifestation de la tendresse paternelle, et, pleurant comme un enfant, il tomba dans les bras du vieillard.
—Voilà des gens heureux, Pascal, dit Malézeau; et c'est à vous qu'ils doivent ce bonheur. J'espère qu'ils sauront ne pas l'oublier.
Le jeune homme hocha la tête avec tristesse:
—Soyez tranquille: je ferai en sorte que la reconnaissance leur soit légère.
Et s'approchant de la voiture, en quelques mots très brefs, il prit congé, se refusa aux exigeantes effusions de Robert, qui voulait l'emmener à Clairefont, et s'éloigna avec le notaire. Il regarda se perdre, dans l'obscurité de la promenade, la calèche qui emportait Antoinette, et, poussant un soupir, il murmura:
—C'est fini!
N'était-ce pas en effet fini de son bonheur?
Il marchait côte à côte avec Malézeau, parcourant la ville silencieuse et endormie. Ils passèrent dans la rue du Marché, et virent les fenêtres du cabinet de Carvajan éclairées.
—Votre père veille, dit le notaire.
Des ombres noires se plaquèrent sur les rideaux.
—Il n'est pas seul chez lui, ajouta Pascal. Fleury et Tondeur ont pris le train qui précédait le nôtre. En ce moment, sans doute ils tiennent conseil. Que veulent-ils encore faire?
—Rien. J'en jurerais. J'ai rencontré M. Carvajan à sept heures... J'étais allé seul au télégraphe, pour demander si la dépêche, que j'attendais avec une vive impatience, n'était pas arrivée. Votre père, pour le même motif, y était déjà. Nous nous sommes salués en silence. Car nous ne nous parlions plus depuis trois semaines, et nous avons stationné là, anxieusement. L'employé du télégraphe, qui était travaillé par la même curiosité que nous, est allé au bout d'un quart d'heure à son appareil qui sonnait, et nous a crié: Acquitté!... Nous n'en avons pas demandé davantage et nous sommes sortis. Sur la place, votre père s'est arrêté; il était très pâle: j'ai cru qu'il allait avoir une syncope, je me suis approché; il m'a pris le bras, s'est appuyé, et, d'une voix sourde:
—J'étais sûr qu'il l'emporterait!... Du jour où il a été contre nous, j'ai jugé tout perdu... C'est que c'est un Carvajan, voyez-vous! Il a tout de moi, avec l'éducation en plus, et un je ne sais quoi qu'il tient de sa mère...
—Un grand cœur, ai-je dit.
Il a baissé la tête et a murmuré:
—Peut-être est-ce là, en effet, le secret de sa force. Il a des idées que les autres n'ont pas, et il les exprime comme personne. Oh! je le connais bien... Je leur disais: Pascal nous battra tous. Les imbéciles! ils ne voulaient pas me croire. Il a dû bien parler! Le bavard de Paris, qui me coûte de si gros honoraires, n'a pas pesé une once, ni l'avocat général!... Il a tout enfoncé! Ah! ah! c'est un Carvajan!
Votre père a fait un geste d'orgueil, puis il est resté muet jusqu'à sa porte. Arrivé là, il a fait une pause, m'a pris par le bouton de ma redingote:
—Malézeau, voulez-vous que nous nous raccommodions? Amenez-moi mon fils demain matin... Et voyant que j'allais parler: Pas un mot... réfléchissez d'abord... Et conseillez bien le garçon... Adieu.
Et il est rentré chez lui. Vous comprenez bien, après cela, qu'il n'a pas l'intention de continuer la guerre. D'ailleurs, il ne le pourrait pas. Mais vous, êtes-vous décidé à vous prêter à son désir?
—Je veux bien voir mon père, dit Pascal, mais je n'irai pas chez lui. Il m'a chassé...
—Je le lui ferai donc savoir.
Ils étaient devant la porte surmontée des panonceaux. Ils entrèrent.
—Vous allez souper, n'est-ce pas? demanda Malézeau.
—Je vous avouerai que je meurs de faim et que je tombe de fatigue.
—Allons, ma chère, dit le notaire à sa femme qui descendait l'escalier quatre à quatre, prodiguant les félicitations d'une voix émue, voilà un jeune triomphateur qui a moins besoin de compliments que d'un poulet froid... Ouvrez-nous la salle à manger.
Pascal dormit cette nuit-là d'un sommeil de victoire. Il faisait grand jour quand il se réveilla. Dans le jardin, dénudé par le vent d'automne, les oiseaux se poursuivaient en criant. Le jeune homme se leva, et, voyant le ciel tout bleu: Ils sont heureux ce matin à Clairefont, murmura-t-il, la promenade doit être bonne, au soleil, sur la terrasse.
Son imagination lui montra sur le sable doré, le long de la balustrade de pierre, une élégante jeune fille qui passait. Elle n'était plus vêtue de noir, sa robe était claire et gaie ainsi que sa pensée. Un grand jeune homme marchait à ses côtés, comme il l'avait fait, lui, presque chaque jour, aux temps de tristesse. Mais le bonheur, rentrant dans la maison, en avait chassé le défenseur, et celui qui accompagnait la promeneuse était maintenant Robert ou Croix-Mesnil. Pascal se dit: Ne savais-je pas d'avance qu'il en serait ainsi? Vais-je me plaindre? Non! non! qu'ils soient joyeux au prix même de ma joie. En leur rendant la paix de l'esprit et la sérénité du cœur, j'ai acquitté la terrible dette de mon père, voilà tout!
Il descendit au jardin et longea les bordures de buis, en écoutant le murmure du petit jet d'eau, qui chantait dans un bassin au milieu de la pelouse. Comme onze heures venaient de sonner à l'horloge de la mairie, une fenêtre du rez-de-chaussée s'ouvrit, et Malézeau parut, disant: Pascal, venez donc dans mon cabinet.
Le jeune homme entra dans la maison, traversa l'étude, ouvrit une porte et, au coin de la cheminée du notaire, aperçut son père. Il resta immobile, regardant le vieillard, qui lui parut très changé. Malézeau prit des papiers et passa dans l'étude, laissant les deux hommes en présence.
—Pascal?... dit Carvajan, et il lui tendit la main. Froidement, le fils y plaça la sienne. Il fit asseoir son père, et se tint debout devant lui.
—Veux-tu que tout soit oublié? demanda le maire après une hésitation. Tu vois, c'est moi qui viens à toi... J'ai eu des torts... Mais tu me les as fait durement expier.