← Retour

La Grande Marnière

16px
100%

—Mon père, il ne dépend pas de moi que l'oubli se fasse. Je ne suis pas seul en cause. Il y a...

—Les gens de là-haut, gronda Carvajan en tendant le poing vers la colline. Que rêvent-ils encore? Tu as assuré leur triomphe. Ils l'emportent!... Veulent-ils que j'aille aussi leur faire ma soumission?

Le vieillard eut un rire terrible.

—Ah! s'ils ne t'avaient pas eu!...

Il changea de ton: Je suppose qu'ils sauront être reconnaissants!...

Pascal ne put se défendre de rougir.

—Mon père, je n'attends rien de personne.

—Même de la belle Antoinette? Elle serait fièrement ingrate si, après ce que tu as fait pour elle, elle ne t'aimait pas!

—Je compte m'éloigner la semaine prochaine, dit Pascal rudement, et je serai longtemps sans revenir à La Neuville.

—Ah! ah! Et ils te laisseront partir?... Au fait, pourquoi te retiendraient-ils? Ils n'ont plus besoin de toi: tu as sauvé l'héritier du nom et tu as donné ton argent! Que pouvaient-ils attendre de plus?... Tu serais gênant, mon pauvre garçon, tu rappellerais sans cesse les services rendus. On t'aimera toujours bien, mais de loin... Ce sera plus commode!...

—Mon père!

—Écoute, veux-tu rester? Je renoncerai pour toi à toutes mes ambitions. On sait ce que tu vaux, maintenant, et aux élections prochaines personne n'osera te tenir tête. Tu seras le maître du pays. Nous dominerons, Pascal!... Comprends-tu ce que je suis disposé à faire pour ton avenir? Si tu veux... Eh bien! nous ferons comprendre à ces ingrats ce que pèse un homme tel que toi. Allons, donne-moi la main, de bon gré, cette fois?

Le jeune homme agita tristement la tête.

—Je vous remercie, mon père, mais ma résolution est prise, et je ne la changerai pas. Il sera bon, pour moi, de me dépayser pendant quelque temps.

—Ainsi, tu ne veux rien accepter de moi?

Pascal regarda fixement son père.

—M'accorderez-vous ce que je vous demanderai?

Le front de Carvajan se creusa; cependant il répondit:

—Demande.

—Eh bien! à mon œuvre il manque un couronnement... J'ai fait acquitter Robert de Clairefont, je l'ai arraché des mains de la justice. Mais je n'ai pas lavé complètement la tache qui salit son honneur. Je n'ai pas désigné le vrai coupable. Mon père, aidez-moi à obtenir ce dernier avantage, et j'efface de ma pensée bien des mauvais souvenirs.

Le vieillard demeura absorbé; il parut oublier qu'il n'était pas seul.

—Même nature, dit-il, même ardeur, même passion: seulement lui n'a pas, ainsi que moi, été inspiré par la rancune. Il se dévoue à son amour, comme je me suis dévoué à ma haine. À quoi bon élever des obstacles? Il les renversera!...

Puis, sortant de sa méditation:

—Je ne puis pas t'apprendre ce que tu veux savoir: je l'ignore... Mais Chassevent n'ose plus poser la nuit des collets dans le vallon de Clairefont, et Pourtois, qui y habite, n'est plus que l'ombre de lui-même. La Grande Marnière a un secret... C'est là qu'il faut chercher.

—Je vous remercie, je chercherai.

Carvajan s'était levé:

—Tu ne partiras pas sans me voir?

—Non, mon père.

—C'est bien.

Ils se donnèrent la main une seconde fois, et le maire s'éloigna.

Vers trois heures, Robert vint relancer Pascal. On s'étonnait au château qu'il ne se fût pas encore présenté. La tante Isabelle était furieuse.

—Je me suis occupé de vous, dit le jeune homme. Mlle de Saint-Maurice me pardonnera.

Ils partirent pour Clairefont, par un bel après-midi d'automne. Les hêtres du parc avaient pris des tons de rouille qui faisaient paraître plus sombre la verdure des sapins. L'air était doux, et les alouettes en chantant planaient au soleil. Ils suivirent le sentier dans lequel Pascal avait entendu siffler la balle de Chassevent. Le jeune homme montra à son ami la branche du bouleau brisée.

—Il est bien heureux que le coquin n'ait pas tiré avec des chevrotines, dit le comte. Il vous aurait probablement tué... Et moi, où serais-je?

À cent mètres de là, Robert s'arrêta, et indiquant dans le fourré une large coulée, piétinée comme par un passage fréquent:

—Tiens! les grands animaux viennent par ici la nuit, en ce moment? dit-il.

Pascal se courba et tâcha, dans la terre marneuse du sentier, de découvrir le pied d'un animal. Il ne vit que des traces larges et confuses.

—Oh! ne cherchez pas. Voyez comme les branches sont brisées haut: ce sont certainement des cerfs... Si vous voulez, nous leur dirons deux mots, un de ces jours.

Pascal ne répondit pas. Il réfléchissait. Ils arrivèrent en silence jusqu'au château, entrèrent au salon qu'ils trouvèrent vide, et descendirent sur la terrasse. Sous un des berceaux toute la famille était réunie.

Dans un grand fauteuil de jonc, le marquis se prélassait paresseusement, pendant qu'Antoinette lui lisait le journal. La tante Isabelle, plus rouge que jamais, travaillait à son éternel tricot. Pour la première fois, depuis bien longtemps, les habitants de Clairefont avaient repris leur douce vie intime. Ils ne se fuyaient plus, essayant de se cacher leurs angoisses et leurs larmes. Ils n'avaient plus à se montrer que des visages souriants. Ce fut Fox qui, par ses aboiements joyeux, signala l'arrivée des deux jeunes gens.

—Ah! enfin! Voilà mon compagnon d'exil, s'écria Mlle de Saint-Maurice. Et prenant l'avocat par les épaules, elle l'embrassa sur les deux joues. Ah! mon cher enfant, aujourd'hui, hein! nous avons un poids de moins sur le cœur?...

Pascal s'était cérémonieusement incliné devant Mlle de Clairefont. Il chercha Croix-Mesnil auprès d'elle. Il ne le vit pas. Le baron était reparti le matin même pour Évreux. Le marquis trouva des paroles affectueuses pour remercier le défenseur de son fils. Depuis trois semaines sa santé avait fait de très grands progrès. Il avait recouvré la plénitude de ses facultés, mais, de la violente secousse qu'il avait éprouvée, il lui était resté une indolence invincible. Il ne s'occupait plus de ses inventions et le laboratoire restait vide. Il expliqua lui-même à Pascal ce singulier changement et le résuma gaiement:

—Je ne veux plus travailler du tout, dit-il; c'est, je crois, le meilleur moyen de refaire ma fortune.

Il prit le bras du jeune homme et se promena lentement avec lui le long de la terrasse.

—Nous avons, je le sais, des questions d'intérêt à régler ensemble, dit-il, au bout d'un instant, mais je ne vous ferai pas l'injure de vous parler d'argent... Malézeau est là pour tout arranger.

—Je m'en occuperai très sérieusement avec lui, monsieur le marquis, si vous voulez bien m'y autoriser. J'ai lieu de croire que l'exploitation de la Grande Marnière doit être pour vous d'un très grand profit. Un directeur actif remettra l'affaire en valeur. Je me charge de trouver un ingénieur qui se dévouera à l'entreprise.

Le marquis l'écoutait en l'observant du coin de l'œil. Le jeune homme développa ses vues avec une lucidité pratique qui frappa beaucoup M. de Clairefont. Lorsque, las de marcher, le vieillard fut revenu auprès de la tante Isabelle et d'Antoinette, il profita d'un moment où Pascal et Robert s'étaient éloignés, et dit:

—Je viens de causer industrie avec M. Carvajan... Il m'a étonné: c'est vraiment un homme très remarquable.

—Croyez-vous m'en apporter la première nouvelle? s'écria impétueusement la tante de Saint-Maurice. Je le connais, moi, qui ai vécu avec lui, comme une mère avec son fils. C'est tout bonnement un aigle!... Et vous vous donnez des airs de le découvrir.

Antoinette, penchée sur sa broderie, ne prononça pas une parole, mais ses doigts, en tirant l'aiguille, eurent une étrange agitation. Pascal resta à dîner au château, se montra plein de réserve, et, vers dix heures, prit congé. Robert lui offrit de le reconduire jusqu'à la petite porte du parc, et comme il embrassait sa tante:

—Qu'est-ce que Pascal a donc ce soir? demanda-t-elle. Il est glacé!... On ne peut pas lui tirer les paroles, n'est-ce pas, Antoinette?

—Je n'ai pas remarqué, tante...

—Oh! toi, tu ne vois rien!

La nuit était très noire. Robert réclama à Bernard une lanterne. Le vieux serviteur fit un geste d'inquiétude, et dit:

—Si monsieur le comte voulait, je l'accompagnerais. Une fois la nuit close, il ne fait pas bon se promener dehors.

—Pourquoi donc? interrogea Pascal.

—Sauf votre respect, Monsieur, depuis le malheur, les abords de la Grande Marnière sont, comme qui dirait, hantés... Et la nuit il s'y passe des choses qu'il vaut mieux ne pas voir.

—Allons! vieux fou, dit Robert, des histoires de poltron ou d'ivrogne... Mais, sois tranquille, je ne crains pas les rencontres.

Il prit la lanterne et partit avec Pascal. Ils descendirent, par les pentes du parc, jusqu'au raccourci. Le comte tira les verrous, ouvrit la porte, et se disposait à pousser jusqu'à l'entrée de La Neuville, mais son compagnon l'arrêta.

—Voici la grande route, et je la suivrais les yeux fermés.

Après des protestations amicales, Robert s'éloigna, et Pascal se trouva seul. Au lieu de continuer sa marche dans la direction de La Neuville, il remonta vers le cabaret de Pourtois. La maison était fermée et silencieuse. Par l'imposte de la porte une faible lueur filtrait. Pascal gagna le raidillon de la Grande Marnière, et, étouffant le bruit de ses pas, le gravit du côté de Couvrechamps. Il regardait autour de lui attentivement. Il avait pour toute arme sa canne en bois de fer. Mais il était fait aux marches nocturnes dans les plaines et les bois, et son cœur ne battait pas plus vite. Il s'arrêta: il venait de reconnaître la coulée remarquée par Robert. Il fit une quinzaine de pas, et, apercevant au bord du sentier, dans la bruyère, un énorme genévrier, il alla s'y adosser, et, invisible dans l'ombre épaisse, il attendit.

Au ciel, les étoiles brillaient. La lune, comme un disque de cuivre, se levait au-dessus des taillis de La Saucelle. Bientôt elle allait répandre sur les champs sa froide clarté. Tout autour, dans ce vallon désert, une agitation étrange troublait le silence, plantes s'ouvrant aux fraîcheurs de la nuit, animaux se glissant légers dans les branches: la vie nocturne animait les ténèbres. Pascal pensa à la soirée qu'il venait de passer à Clairefont.

Pas une fois Antoinette ne lui avait adressé la parole. Elle s'était montrée telle qu'il l'avait connue avant le service rendu: froide et hautaine. Au moment où il croyait avoir forcé sa confiance et son amitié, il la voyait indifférente s'éloigner de lui. N'avait-elle donc rien dans le cœur? Et cependant, à la cour d'assises, il l'avait, la veille, surprise pleurant pendant qu'il parlait. Dans ce court instant, il l'avait dominée, possédée. Il était entré jusqu'au fond de cette âme rebelle en souverain maître. Mais l'impression avait été fugitive et il avait été chassé de sa conquête.

Ah! qu'un mot dit par elle, un mot de tendre reconnaissance, lui eût pourtant apporté de soulagement et de joie! Dans le néant de ses affections brisées, il eût accueilli ce témoignage affectueux comme une consolation suprême. Et ce souvenir se fût épanoui dans son cœur désolé, ainsi qu'une fleur poussée sur des ruines.

L'horloge de Clairefont, en sonnant minuit, changea le cours des idées de Pascal. La lune était haute maintenant dans le ciel, et une lumière argentée baignait le vallon. Le jeune homme pensa: Jusqu'à quelle heure dois-je prolonger ma faction? Je suis là, comme Horatio guettant le spectre du feu roi, sur l'esplanade d'Elseneur. Si mon père ne m'a pas trompé, qui vais-je voir venir? Et si quelqu'un vient, passera-t-il où je suis?

Un instinct secret lui disait que son poste était bien choisi. Il s'entêta. Il fut distrait par les gambades de deux lièvres qui jouaient dans le sentier, pendant que, sur les hauteurs de Clairefont, un renard en pleine chasse jappait pour prévenir sa femelle embusquée. Cependant, vers une heure, il commença à perdre patience, et il se disposait à s'éloigner, quitte à revenir la nuit suivante, quand, après avoir dressé les oreilles, les deux lièvres sautèrent brusquement au bois. Dans le haut du sentier un bruit de pas résonnait.

Pascal frissonna, ses dents se serrèrent, et il assura son dur bâton dans sa main. Le bruit se rapprochait, net, comme celui d'une personne qui va sans précautions. Une ombre se projeta sur la blancheur du chemin, et, nu-tête, les habits en désordre, Pascal reconnut le Roussot.

Il s'avançait, les yeux ouverts, fixes, et pourtant sans regards, la démarche raide et automatique, comme entraîné par une force dont il était inconscient. Il passa et entra dans la coulée. Le jeune homme s'y engagea à sa suite, et le berger ne parut pas l'entendre. Il filait droit devant lui, sans hésitation, sans arrêt, régulier comme une machine. Il gagna le bord de l'excavation où Rose avait été trouvée morte par son père et par Pourtois, et là s'arrêta. Son visage prit une expression désespérée, il se tordit les mains et, poussant une horrible plainte, il continua sa route, montant vers Couvrechamps. Pascal le suivait toujours. Ils arrivèrent au cimetière. D'un bond, l'idiot sauta par-dessus le petit mur et, allant à une tombe surmontée d'une simple croix de bois, il s'agenouilla, et se mit à gémir. Il se laissa tomber sur la pierre qu'il baisa avec passion, murmurant d'une voix suppliante: «Pardon, Rose! Oh! Rose!...» Et, dans la solitude de ce lieu funèbre, c'était un spectacle effrayant que celui de cet insensé appelant la morte avec des sanglots de repentir et d'amour.

Le Roussot resta là longtemps à se rouler dans des spasmes, puis il se releva et partit comme il était venu.

Pascal demeura pensif, appuyé à la muraille. Le voile s'était déchiré brusquement. Il connaissait la vérité. Il reconstitua, en un instant, la scène du meurtre. Comment n'avait-il pas deviné? Il revit, dans son souvenir, le Roussot lutinant Rose avec une gaieté menaçante. Au fond de cet être privé de raison une passion sensuelle s'était allumée, et, avec la bestialité féroce d'un fauve, le berger avait voulu l'assouvir. Dans le paroxysme de sa rage amoureuse, il avait emporté Rose comme une proie, mais l'intervention inattendue de Chassevent et de Pourtois l'avait forcé à fuir. Et la puissance de son étreinte avait été mortelle. Il avait tué celle dont il voulait seulement étouffer les cris. Et maintenant il passait ses jours à penser à elle, et ses nuits à la chercher, à l'appeler, dans l'horreur de son sommeil halluciné.

De la sorte, il allait se trahir lui-même et fournir les preuves de son crime. Il suffirait de le voir marcher dans la bruyère en gémissant, et se rouler, dans des extases affreuses, sur la dalle de pierre, pour ne plus conserver un doute. Mais ce qu'il venait de faire, le ferait-il le lendemain? Se livrait-il, chaque nuit, à ce terrible pèlerinage du crime?

Deux fois encore Pascal revint, et deux fois il assista à la même scène. Le somnambule arrivait, traversait la lande, s'arrêtait à la ravine, et gagnait le cimetière. Il suivait les mêmes étapes dans son effroyable cauchemar. Alors, sans avoir parlé à qui que ce fût de sa découverte, Pascal se rendit chez le commissaire Jousselin, le pria de le suivre chez le procureur de la République, et là il raconta ce qu'il avait vu, demandant qu'on voulut bien l'accompagner pour constater ce fait décisif.

—Je suis tout à votre disposition, dit le magistrat très impressionné. Et je vais prendre les mesures nécessaires pour assurer les résultats de notre expédition. M. de Clairefont, aurait donc été la victime d'une déplorable erreur judiciaire? Nous croyions que vous nous aviez arraché un coupable, ajouta-t-il en souriant, et nous avions admiré votre victoire. Mais, si votre client est innocent, nous allons vous devoir des actions de grâces, car, en France, la magistrature est toujours de bonne foi et ne cherche que la vérité.

—Eh bien! si vous voulez, nous nous retrouverons ce soir, à la petite porte du parc, à onze heures. M. Jousselin postera ses gens dans l'église, et s'embusquera près du cimetière... Je suis certain que, dans cet état, le berger n'entend ni ne voit, mais il est préférable de se cacher.

—À ce soir.

Pascal, à cinq heures, arriva à Clairefont sans être attendu. Il fut accueilli par les cris de joie de Mlle de Saint-Maurice et de Robert. Le marquis lui fit gracieuse mine, comme à l'ordinaire. Antoinette s'enferma dans une gravité un peu sombre. Son caractère, depuis quelque temps, avait changé. Elle, qui, autrefois, était la gaieté de la maison, on la voyait rester des heures entières sans parler. Sa tante lui touchait l'épaule, elle tressaillait et semblait redescendre du pays des songes. Elle était douce et bonne, comme toujours, mais une préoccupation intime la troublait. Croix-Mesnil, qui avait obtenu une permission de huit jours, s'était installé au château et faisait de grands frais avec la jeune fille. Il l'accompagnait dans ses promenades, et s'attachait à la faire causer. De préférence, c'était du procès qu'il parlait. Et, insensiblement, il en venait à s'occuper de Pascal. Il se livrait à des éloges excessifs, comme quelqu'un qui veut provoquer une réplique, et serait heureux d'être contredit. Antoinette le regardait alors avec une singulière expression et laissait tomber la conversation.

Ce jour-là, en apercevant Pascal, Mlle de Clairefont se tourna vers le baron et, avec une soudaine âpreté, lui dit:

—Tenez! Voici votre ami...

Il pâlit un peu, mais, très calme, il répondit:

—Je ne m'en défends pas. J'aime tous ceux qui vous sont dévoués.

Antoinette releva la tête, jeta un pénétrant coup d'œil au jeune homme et, vivement:

—Si vous étiez sincère, vous seriez le moins aimant ou le plus généreux des hommes!

Elle passa, allant au-devant du défenseur de son frère, et ne vit pas le nuage de tristesse qui assombrit le front de Croix-Mesnil.

Pendant le dîner et la soirée Pascal fut d'une gaieté inaccoutumée. Lui qui se montrait d'ordinaire grave et réservé, il s'abandonna à toute sa verve et tint les convives sous le charme de son esprit. Il révéla un autre Pascal qu'on ne connaissait pas et qui plut beaucoup. La tante Isabelle buvait les paroles de son favori, et, entre lui et Robert, elle s'épanouissait radieuse. Elle ne put se retenir de dire au marquis, dans un accès d'enthousiasme:

—Est-il assez charmant? Ah! ce garçon-là m'a complètement «exorcisée».

À dix heures et demie, malgré les instances de Mlle de Saint-Maurice, Pascal se prépara à partir et demanda à Robert de l'accompagner.

—Seulement, sans lanterne, je vous prie. Si nous faisons quelque faux pas, tant pis: nous nous ramasserons.

Et, par le parc, les deux amis s'éloignèrent. Ils arrivèrent à la petite porte, l'ouvrirent et se trouvèrent sur la route. De l'ombre du mur une forme noire se détacha, et une voix demanda:

—Est-ce vous, monsieur Carvajan?

—C'est moi, monsieur le procureur de la République, et M. de Clairefont m'accompagne.

—De quoi s'agit-il donc? dit Robert, avec un trouble soudain.

—De votre réhabilitation complète, Monsieur, répondit le magistrat. Et croyez que je serai heureux d'avoir à la proclamer.

—Maintenant, ne parlons plus, dit Pascal.

Et conduisant les deux hommes, il gagna silencieusement le sentier de la Grande Marnière.

Depuis deux heures, Jousselin, à l'affût derrière un petit saule, guettait dans le cimetière de Clairefont. Il avait posté un agent à l'angle du mur, surveillant la route de Couvrechamps. Dans l'église, deux autres se dissimulaient. Tout était silencieux: la plaine et les bois. La lune, dans son plein, tirait des reflets bleus du clocher d'ardoises de la petite église, et la nuit était si claire qu'on eût pu lire les inscriptions des tombes. Le commissaire, glacé par le froid, car il gelait blanc, n'osait remuer et attendait patiemment. Il commençait cependant à éprouver un peu d'inquiétude. Si le berger allait ne pas venir? La cause de Robert avait toujours été sympathique au brave homme, depuis le jour de la confrontation, et il eût été ravi de voir dissiper les derniers doutes, que des entêtés élevaient sur l'innocence du comte. Il était deux heures du matin, lorsque se fit entendre un sifflement léger, signal convenu avec son agent, pour annoncer que quelqu'un approchait.

Bientôt un bruit de pas retentit sur la route sonore, le lierre, qui couvrait le mur, froissé par un corps pesant, s'agita, et le Roussot parut en pleine lumière. Il avait les yeux ouverts et semblait regarder en dedans.

Il se laissa glisser dans le cimetière, passa raide et tragique dans l'allée bordée de tombes et, s'approchant, comme toutes les nuits, de la pierre qui recouvrait la pauvre Rose, il se mit à appeler sourdement. Par la grille, laissée ouverte à dessein, Pascal, le magistrat et Robert étaient entrés. Derrière l'idiot ils avaient traversé le vallon et maintenant, silencieux, glacés d'horreur, ils assistaient à la lugubre terminaison de cette course nocturne. Couché sur la dalle, la baisant à pleine bouche, le Roussot suppliait, et, de ses yeux étrangement dilatés, des larmes coulaient. Il murmura: «Rose! Oh! pardon! Rose! Pardon!...» Et, dans un effort convulsif, il ébranla la croix de bois qui s'abattit sur l'herbe.

Les assistants s'étaient approchés, et entouraient le berger; mais il ne s'en apercevait pas et, tout à sa rage passionnée, il criait, délirant. Sur un signe du procureur de la République, Jousselin toucha l'épaule du malheureux.

À ce contact, le Roussot releva la tête, puis se dressa à genoux. Il passa la main sur son visage, comme quelqu'un qui se réveille. Il jeta autour de lui un regard terrifié, ses yeux s'agrandirent, ses traits se convulsèrent, un hurlement s'échappa de ses lèvres, et, d'un bond, passant devant le commissaire de police, il s'élança vers le mur. Mais il vit l'agent qui regardait, à cheval sur le chaperon. Il courut alors autour du cimetière, trouva la grille gardée, eut un trépignement de bête traquée, et, apercevant la porte de l'église restée entr'ouverte, il se précipita.

—À vous! à vous! cria Jousselin à ses hommes, il va nous échapper!...

Un bruit de lutte, des grognements sourds retentirent, puis un des agents sortit, disant:

—Il grimpe dans le clocher!

Et, à la clarté de la lune, l'idiot se montra à une des ogives de la plate-forme. Les pas de l'agent, qui le poursuivait, résonnaient à l'intérieur. Le Roussot gravit les échelons qui conduisaient à la charpente supportant la cloche. Il se dressa, apparition fantastique, la figure grimaçante, les cheveux hérissés, livide d'épouvante.

L'agent parut au-dessous de lui, montant toujours. Le berger regarda le faîte du clocher, et, avec une agilité et une force de gorille, grimpa le long des poutres. Il se tint un instant debout sur un étroit rebord, puis il parut pris de vertige, se balança, comme attiré par le vide, poussa un horrible éclat de rire, et, perdant son point d'appui, il fila dans l'espace.

Robert, Pascal et le magistrat n'eurent que le temps de se jeter en arrière. Le corps du Roussot, tournant sur lui-même dans sa chute, décrivit une courbe effrayante, et vint s'abattre, avec un bruit mat, sur la tombe même de Rose, éclaboussant de son sang la pierre encore trempée de ses larmes.


XII

Trois jours plus tard, dans le salon du château, devant la famille rassemblée, Me Malézeau rendait compte de diverses opérations dont il avait été chargé. Le passif du marquis était complètement liquidé, et un acte d'association, entre Pascal et M. de Clairefont, assurait l'exploitation de la Grande Marnière. Le fils de Carvajan, devenu commanditaire, mettait à la tête de l'établissement un directeur de son choix et constituait le fonds de roulement. Un partage égal des bénéfices éventuels devait avoir lieu entre lui et le marquis, l'un ayant apporté son argent, l'autre ayant donné son établissement.

Robert, pris d'un beau zèle, avait demandé à s'employer dans l'affaire, et Pascal lui avait désigné un poste où il pourrait, au grand air, dépenser utilement sa puissante activité de corps. Chassevent, mandé à l'étude, après avoir gémi sur le malheur qui l'avait privé de sa chère bonne petite fille, avait consenti, moyennant le payement d'une somme de deux mille francs, à quitter le pays. Comme le vagabond se lamentait sur la modicité du prix, le notaire lui avait dit rudement, en le regardant dans le blanc des yeux:

—Deux mille francs donnés par le marquis, et une balle tirée sur M. Pascal, ça fait le compte! Si vous n'êtes pas content je vous ferai payer par le procureur de la République.

Le coquin, sans répliquer, était parti pour Louviers, où il avait de la famille. Après avoir donné toutes ces explications, Malézeau avait demandé quelques signatures.

—Vous m'excuserez, monsieur le marquis, si je mets tant de précipitation à régler toutes ces affaires, mais M. Pascal part demain, et alors...

—Il part? dit la tante de Saint-Maurice avec éclat. Et où va-t-il?

—Je l'ignore, Mademoiselle, dit le notaire dont les yeux papillotèrent. Je ne crois pas cependant que M. Pascal ait l'intention de quitter le continent.

—En vérité? C'est bien heureux! s'écria violemment la tante Isabelle. Il ne manquerait plus qu'il allât encore en Amérique, dans des contrées où la fièvre jaune s'attrape, comme ici la grippe! Mais pourquoi s'en va-t-il? Quelle rage a-t-il de voyager?

—Mon Dieu, Mademoiselle, reprit Malézeau, que voudriez-vous qu'il devînt dans ce pays-ci? Il a rompu toutes relations affectueuses avec son père, il s'est fait des ennemis implacables de tous ceux qui convoitaient un morceau du domaine. La vie lui serait insupportable. Et, quel que soit mon chagrin de le voir s'éloigner, car nous avons pris l'habitude de le traiter comme l'enfant de la maison, Mme Malézeau et moi, et il nous manquera singulièrement, je ne puis cependant pas lui déconseiller une résolution que je trouve courageuse et sage.

—Pourquoi courageuse? Pourquoi sage? dit la vieille fille d'un air menaçant.

Le notaire devint froid, et dit:

—M. Pascal a d'autres motifs que je ne puis révéler.

Un silence profond suivit ces paroles. Personne n'était plus à la conversation. Robert et Croix-Mesnil pensaient aux motifs cachés que Pascal pouvait avoir de s'éloigner: le premier, avec la surprise brouillonne d'un homme qui ne s'est jamais arrêté à observer ce qui se passe autour de lui, le second, avec la pitié mélancolique d'un amoureux qui, sans espérance, constate que son rival souffre autant que lui-même.

Antoinette, assise auprès de la fenêtre, dans la pâle tiédeur d'un soleil de novembre, avait laissé tomber sa broderie sur ses genoux, et, les mains inactives, les yeux demi-clos, semblait sommeiller. Elle ne dormait pas, cependant. Son souvenir venait d'évoquer ce Jacob luttant avec l'ange, qui formait le sujet d'un des vitraux de l'église de Clairefont. Elle voyait le pasteur biblique, avec ce teint brun, ce front élevé, cette barbe brune et ces yeux gris, qui le faisaient si étrangement ressembler à Pascal. C'était bien lui, opiniâtre et passionné, qui était resté en servage, pendant quatorze années, pour obtenir de Laban sa fille Rachel. La tâche ne l'avait pas rebuté et il avait fini, triomphant de toutes les résistances, par conquérir celle qu'il désirait. Le fils de Carvajan n'avait-il pas eu le même courage, inspiré par le même amour?

Antoinette le revit dans le chemin creux, l'abordant pour la première fois. Comme il était insouciant et tranquille! Il revenait des lointains pays vers le toit paternel. Il jouissait délicieusement du plaisir de revoir les plaines et les bois familiers à son enfance. Et, brusquement, il s'était trouvé jeté en pleine lutte, et le premier nom prononcé devant lui avait été celui de l'ennemi de son père. La jeune fille entendait vibrer encore sa propre voix disant: «Je suis Mlle de Clairefont!» Avec quelle fierté ombrageuse il avait riposté: «Moi, je suis Pascal Carvajan!» Ne semblaient-ils pas deux ennemis arborant leur drapeau et mesurant leurs armes? Non! ils ne devaient pas se combattre. Dès le premier regard, tout avait été fini, et, en lui, elle n'avait plus compté qu'un ardent défenseur. À partir de ce jour-là, elle l'avait deviné rôdant autour d'elle dans l'ombre, épiant ses joies et ses chagrins, n'ayant aucun espoir, et cependant s'attachant à elle par les liens mystérieux d'une constante communion d'âme. Puis c'était la scène du bal, avec les provocations de son frère, la frémissante colère de Pascal, son intervention à elle, s'excusant, quand, d'un mot, elle pouvait faire tomber à genoux celui devant qui elle s'humiliait. Et enfin, après de nouvelles angoisses, son arrivée dans la sombre maison de Carvajan. Avec quel accent il lui avait dit: «Vous ne serez frappée ni dans votre fortune ni dans vos affections, je m'y engage, sur l'honneur...» Elle avait répondu dans un élan de cœur: «Je vous en garderai une éternelle reconnaissance...» Il avait tenu sa promesse, lui; il avait, au prix des plus héroïques sacrifices, réhabilité Robert, et sauvé le domaine. Et elle, qu'avait-elle fait pour lui prouver sa gratitude? Quelques larmes versées, un serrement de mains échangé, telle avait été la récompense qu'elle lui avait accordée. Et sans doute ils étaient quittes. Elle pouvait le laisser partir sans regrets et sans remords. Après avoir tant souffert pour elle, il allait souffrir par elle.

Un éclat de voix de la tante Isabelle arracha Mlle de Clairefont à sa rêverie. Robert et Croix-Mesnil avaient conduit Malézeau sur la terrasse, et la vieille fille causait avec son beau-frère.

—Eh bien, mon cher ami, moi, si j'avais trente ans de moins, s'écria-t-elle violemment, je vous garantis que je me serais arrangée de façon à le faire rester!

—Allons, tante, dit le marquis, vous êtes trop impétueuse!

—C'est pour faire compensation avec ceux qui sont trop flegmatiques!

—Je vous ai connu des idées plus exclusives. Vous n'admettiez pas qu'un homme existât en dehors de l'aristocratie...

—Eh! regardez comme elle s'est conduite avec nous, votre aristocratie! Il a fallu que ce brave Pascal se déclarât en notre faveur, pour que nos voisins de Sainte-Croix et d'Édennemare nous fissent bonne mine. Avant que ce roturier prît notre défense, tous nos nobles amis nous tournaient le dos... Lui, il a été chevaleresque!... Il n'est pas né... C'est vrai... Mais il est du bois dont nos anciens rois faisaient de grands généraux, de grands ministres, et, finalement des ducs et pairs.

—Ma chère sœur, ce n'est pas moi qui vous contredirai. Je croyais être le seul libéral qu'il y eût dans la famille... Nous sommes deux maintenant, à ce que je vois. Seulement ne parlez pas si fort... Vous me fatiguez la tête, que je n'ai pas encore bien solide, et vous allez réveiller Antoinette.

—Elle dort!... Est-ce possible? Quand elle devrait être dans une agitation au moins aussi violente que la mienne! Et c'est moi qui ai élevé cette fille-là! Elle était plus émue le jour du procès! Mais, passé le péril, au diable le sauveur!

—Ma sœur!

—Je dis ce que je pense. Je suis bon cheval de trompette... Je n'ai jamais reculé devant l'obstacle!...

—Tante, vraiment je crois que vous aimez ce garçon plus que nous!

—Et quand bien même! Ne serait-ce pas juste? Il ne nous devait rien, et il nous a donné tout!... Au fait, je suis bien sotte de m'échauffer... On ne me demande pas de conseils... À l'avenir je garderai mes idées pour moi.

Antoinette fit un mouvement et la tante se tut.

—Ces messieurs sont sur la terrasse? dit la jeune fille. Je suis tout engourdie: je vais marcher un peu.

Elle se leva et descendit lentement les degrés de pierre du perron. Elle entendit derrière elle la tante Isabelle qui disait au marquis:

—Vous en penserez ce que vous voudrez, mais moi cela me passe!... Regardez-la, aller, venir, froide et posée!... Ou bien elle est aveugle, de ne pas voir que ce garçon se meurt d'amour pour elle, ou bien elle est de marbre.

Un discret sourire passa sur les lèvres de Mlle de Clairefont, sa figure s'éclaira comme un beau paysage doré par un rayon de soleil. Elle rejoignit le groupe des promeneurs et, prenant le bras de Malézeau, insensiblement elle en vint à prononcer le nom de Pascal. Le notaire, comme s'il n'eût attendu qu'un signal pour dévoiler complètement les projets de son ami, se répandit en détails. Le jeune homme comptait se fixer à Paris, où il était sûr d'avance de se créer promptement une importante situation au Palais. Protégé par des Sociétés puissantes, il avait une clientèle toute prête. Il refusait actuellement de se présenter à la députation, mais il était certain de passer dans l'arrondissement de La Neuville, quand il lui plairait. Le bon Malézeau prit même un malin plaisir à insinuer que, très certainement, dans le monde des grandes affaires où il se trouverait lancé, Pascal serait à même de faire un très brillant mariage. Mais Antoinette ne manifesta ni chagrin ni satisfaction; elle se montra indifférente, et son visage resta calme. Elle parla même avec une tranquillité qui sembla à Malézeau de la sécheresse, et, ayant voulu trop apprendre, le notaire ne sut rien.

Une heure avant le dîner, Pascal arriva: il était pâle et abattu. Il fit effort pour causer et se montrer aimable, mais il ne put y parvenir. La tristesse, qui était en lui, reparaissait malgré tout. Les yeux de la tante Isabelle se fixèrent sur le jeune homme avec pitié et se reportèrent sur sa nièce avec indignation.

Antoinette, impassible, montra une charmante liberté d'esprit. À plusieurs reprises elle dit à Pascal:

—La Neuville est bien près de Paris. Vous reviendrez nous voir?

Elle parlait avec une gaieté singulière qui mit des larmes dans les yeux du jeune homme. Sentant qu'il allait ne plus pouvoir dominer son émotion, il gagna le perron, et y fut rejoint par M. de Croix-Mesnil. Mlle de Clairefont les suivit du regard avec surprise, et, se levant vivement, elle s'approcha d'une fenêtre.

Le baron et Pascal longèrent lentement la plate-bande de fleurs. M. de Croix-Mesnil, du geste, désigna un banc de pierre adossé à la muraille, et Pascal s'y laissa tomber. Bientôt ils parlèrent avec animation.

Antoinette, prise d'une inquiétude irraisonnée, devint un peu pâle. Elle pensa:

—Que peuvent-ils avoir à se dire?

Au-dessus des deux jeunes gens, la fenêtre de la chambre de Robert s'ouvrait, protégée contre le regard par les persiennes. De là on pouvait tout entendre. Une rougeur ardente monta aux joues de la jeune fille, et ses yeux brillèrent de curiosité. Mais écouter, ne serait-ce pas très mal? Antoinette, entraînée par un violent désir de savoir, déjà s'était élancée hors du salon, et, sans répondre à son frère qui lui criait: «Où vas-tu?» elle se dirigeait vers la tourelle. Légère comme une biche, elle escalada l'escalier et poussa la porte de la chambre. La fenêtre était entre-bâillée. Silencieuse, retenant son souffle, elle pencha son visage vers les minces lames de bois, et, passionnée, écouta les voix qui montaient, distinctes et nettes, de la terrasse.

—Tout ce que vous avez fait pour elle, disait Croix-Mesnil, j'avais rêvé de l'accomplir... Je vous ai ardemment envié, mais pas un instant je ne vous ai haï... Je vous sentais trop nécessaire.

—Hélas! maintenant c'est fini! répondit douloureusement Pascal... Et, de nous deux, celui qui est enviable, c'est vous, puisque vous restez.

—Pourquoi partez-vous? demanda doucement Croix-Mesnil.

—Je pars, reprit Pascal avec une violence soudaine, parce que rester est au-dessus de mes forces, parce que chaque jour augmente ma tendresse et redouble mon désespoir, parce que je ne sais rien de plus horrible que d'avoir rêvé le bonheur et de ne pas l'obtenir, parce que... Eh! à quoi bon vous dire tout cela? Vous devez me comprendre, puisque vous l'aimez comme moi, et que, comme moi, elle ne vous aime pas!

—Elle ne m'aime pas, c'est vrai, répéta le baron. Mais vous...

Il poussa un profond soupir, puis, d'une voix altérée:

—Mais, vous, Pascal, elle vous aime.

—Que dites-vous?

—Je dis ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est digne! Oh! combien vous êtes heureux d'avoir pu vous dévouer et vous sacrifier pour elle! Son cœur est un trésor, et il vous appartient. Croyez-en un homme aimant, dont la clairvoyance n'a pu être trompée, qui s'est plu à acquérir la certitude de son malheur et qui en a horriblement souffert. Elle vous aime, et elle le doit, et elle est trop noble, trop grande, trop généreuse, pour ne pas vous aimer. Si elle ne vous aimait pas, elle ne serait pas la femme qu'elle est. Allez, réjouissez-vous, et ne partez pas: elle vous aime!

Pascal prit la main de Croix-Mesnil et la serra.

—Votre peine me fait mal, dit-il avec un accent profond.

—Non! ne regrettez rien! Ce qui est devait être. Il eût été bien désolant qu'il en fût autrement. À une âme comme la sienne il fallait un cœur comme le vôtre. Vous seul pouviez la rendre heureuse, et c'est ma seule espérance, c'est l'unique consolation que je veuille emporter. Je l'ai chérie pour elle, et non pour moi-même, et je crois en donner la preuve en vous parlant comme je le fais...

Pascal hocha tristement la tête.

—Entre elle et moi, il y a un abîme. Je m'appelle Carvajan...

—Vous vous appelez: l'homme qu'elle aime, dit Croix-Mesnil.

Ils restèrent absorbés pendant un temps assez long, suivant chacun leurs pensées, puis ils se levèrent.

—Je n'ai pas annoncé mon départ, dit le baron, et cependant je partirai demain, moi, et pour ne plus revenir. Disons-nous adieu. Je ne vous souhaite rien: vous avez tout. Mais vous, souhaitez-moi d'oublier.

Pascal ne répondit pas. Il ouvrit ses bras. Croix-Mesnil s'y jeta. Et ces deux rivaux s'étreignirent comme deux frères.

Derrière la persienne, Antoinette se tenait debout, immobile. Les jeunes gens s'étaient éloignés qu'elle restait encore là, comme si le son de leurs paroles vibrait encore à son oreille. Elle se retourna, vit la chambre qui s'étendait obscure devant elle, et, avec un tressaillement, se rappela ce jour si triste où elle s'était enfermée là pour lire la première lettre de la tante Isabelle. Elle retrouva toutes ses impressions, toutes ses craintes, toutes ses espérances. À cette table, elle s'était accoudée, dans un complet anéantissement moral et physique. Le papier de ce buvard gardait la trace de ses larmes. L'horizon était bien noir alors, et maintenant il était bleu et riant! En quelques semaines, par la toute-puissante volonté d'un homme amoureux, tout avait été sauvé. Comme un écho des soupirs passés, un vague murmure se fit entendre dans l'ombre, et, avec une ardente reconnaissance, Mlle de Clairefont, joignant les mains, s'écria d'une voix étouffée:

—Mon Dieu! combien je vous remercie!...

Elle passa son mouchoir sur son visage, et sortit. Quand elle revint dans le salon, la tante Isabelle, qui avait le regard perçant, remarqua que la jeune fille avait les yeux rouges comme si elle venait de pleurer. Elle en fut presque heureuse. L'impassibilité de sa nièce la confondait.

Le dîner se traîna morne, malgré les tentatives de Robert pour animer la conversation. Chacun des convives était absorbé par de graves préoccupations, et ne prêtait aux propos échangés qu'une oreille distraite. Pendant la soirée, Antoinette se mit au piano, et, pour la première fois, chanta devant Pascal. Elle avait une voix de mezzo-soprano, aux notes puissantes et pures. Elle choisit, comme au hasard, l'admirable air de la Reine de Saba, et fit frissonner le jeune homme par l'expression triomphante et passionnée qu'elle mit dans la reprise:

Plus grand dans son obscurité
Qu'un roi paré du diadème,
Il semblait porter en lui-même
Sa noblesse et sa majesté!

Elle lui adressa visiblement ces paroles. Elle l'en enveloppa comme d'un manteau de pourpre, et l'en orna comme d'une couronne. Pendant une minute, leurs deux âmes furent en contact, et il parut que quelque chose d'elle allait vers lui. Un nuage passa sur les yeux de Pascal. Quand il put regarder et voir, la jeune fille avait attaqué, avec un brio plein d'indifférence, l'air célèbre du Barbier: «Una voce poco fa...» et elle vocalisait avec une sûreté qui démentait toute émotion.

Pascal eut un accès de désespoir. Il se dit: «Je suis lâche de rester là à me faire déchirer le cœur, comme à plaisir. M. de Croix-Mesnil se trompe, et moi-même je perds la raison. Allons! une minute de résolution. Partons, et que ce soit à jamais fini!» Il se leva vivement, et, allant à la tante de Saint-Maurice:

—Je vous prie de m'excuser, Mademoiselle: j'ai encore beaucoup de préparatifs à faire... Il faut que je me retire...

—Comment! déjà? demanda la vieille fille. Mais, au moins, nous vous verrons encore demain?

—Je ne crois pas, répondit-il d'une voix tremblante... À mon grand regret...

—À quelle heure partez-vous?

—À deux heures.

—J'irai donc vous dire adieu, demain matin, s'écria Robert. Je déjeunerai avec vous, chez notre cher ami M. Malézeau...

—Adieu, monsieur le marquis, adieu, Mademoiselle, balbutia Pascal.

—Souvenez-vous, dit le marquis, qu'à Clairefont, vous serez toujours chez vous.

Le jeune homme s'inclina sans répondre; un flot amer lui montait du cœur aux lèvres.

—Adieu, répéta-t-il.

La main d'Antoinette se tendit. Il la serra, et la trouva tiède et douce, quand la sienne était glacée. Il jeta à celle qu'il adorait un regard désolé; il lui découvrit dans les yeux un rayon de tendresse et de pitié. Elle semblait lui dire:

—Mais ose donc, pauvre sot, tombe à mes pieds, crie, pleure, mais agis! Ne sais-tu donc rien deviner?

Pascal serra les poings avec colère: «Si elle ne fait pas les premiers pas, c'est qu'elle a plus de fierté que de tendresse, et alors je dois la fuir.»

Un adieu, qui ressemblait à un sanglot, tomba de nouveau de ses lèvres. Il saisit le bras de Malézeau, et l'entraîna. Il ne reprit possession de lui-même qu'au milieu de la côte de Clairefont, bercé par le mouvement du cabriolet du notaire. Il aperçut les lumières du château qui se perdaient dans les arbres, et, avec un horrible déchirement, il comprit que tout était fini.

Arrivé chez Malézeau, il serra silencieusement la main de son ami, et monta s'enfermer dans sa chambre. Là, il eut un accès d'horrible désespoir. Il ne voyait plus s'ouvrir devant lui qu'une existence inutile et vide. Pour qui ferait-il des efforts désormais, pour qui rêverait-il la fortune et la renommée? Un amour immense et désespéré avait tout envahi, âme et corps, en lui. Antoinette devait être sa pensée unique et dévorante. Il poussa des cris de rage, et se répandit en blasphèmes. Il maudit le jour où il était revenu dans ce pays où le malheur l'attendait. Il appela, avec un accent déchirant, la jeune fille. Il lui adressa les reproches les plus cruels. Elle avait été fausse et ingrate. Elle l'avait ensorcelé pour le mieux perdre. Et, maintenant qu'il ne pouvait plus la servir, elle le rejetait avec dédain. Puis il fit un retour sur lui-même, et eut honte de ses violences. Il demanda pardon à celle qu'il adorait. Il s'accusa de l'avoir mal jugée. Elle ne lui avait jamais fait aucune promesse. Ses espérances, ses illusions, elle ne les avait pas encouragées. N'était-il pas encore trop heureux d'avoir pu se dévouer pour elle? Croix-Mesnil était jaloux même de ce bonheur! Il s'écria dans le silence: «Non! tu ne me devais rien, j'étais ton serviteur, ta créature. Tout de moi t'appartenait... Tu as disposé de ton bien!... Et la joie que j'ai eue à te le donner a été ma récompense... Je t'aime et je te bénis, jusque dans les souffrances que tu me causes!»

La nuit s'écoula pour Pascal dans ce désordre et dans ces angoisses. À l'aube il retrouva un peu de calme. Le jour renouvela ses tortures. Il n'avait plus que quelques heures à respirer le même air qu'Antoinette. Le cœur serré, il descendit dans le cabinet de Malézeau. Le notaire était absent. Pascal écrivit quelques lettres, et, vers dix heures, se disposa à aller rue du Marché, faire, ainsi qu'il l'avait promis, ses adieux à son père. En marchant, il passa devant une glace. L'image qu'il y vit lui fit pitié. Il adressa un sourire d'encouragement à ce malheureux qui le fixait de ses yeux creusés par la douleur. En proie à une torpeur qu'il ne pouvait vaincre, il s'arrêta, devant la fenêtre qui donnait sur le jardin, à regarder, par-dessus les toits des maisons voisines, la colline de Clairefont qui s'étageait, blanche, couronnée de noires futaies. Dans ce domaine, Antoinette était maintenant en sûreté. Il avait brisé les haines, annihilé les convoitises. Elle serait heureuse et libre. Et c'était à lui qu'elle le devrait. Une sensation d'une douceur exquise rafraîchit son cœur.

—Qui sait? se dit-il, peut-être arriverai-je à transformer mon amour en de la simple amitié, et je la reverrai alors sans danger. Oh! la revoir!... La revoir! Lâche que je suis, c'est mon seul rêve, et je tente vainement de me tromper moi-même!...

Il prit sa tête dans ses mains, et essaya d'éloigner ces pensées qui le torturaient. Il resta quelques minutes ainsi, prêtant l'oreille aux bruits extérieurs, et s'efforçant de ne plus voir ce fantôme charmant qui hantait perpétuellement son souvenir. Il lui sembla que la porte de la maison venait de s'ouvrir, il distingua des pas, et, dans le vestibule, la voix de Malézeau dit: Il est dans mon cabinet.

Pascal ressentit une violente commotion, son cœur battit avec force. Qui donc venait pour lui?

La porte s'ouvrit, le notaire parut, et, ainsi que le jour mémorable où il était entré dans le cabinet de Carvajan, il dit:

—J'ai là une dame qui désirerait vous parler!

Pascal poussa un cri et s'élança. Antoinette était devant lui, vêtue de la même robe, coiffée du même chapeau qu'elle portait lorsqu'elle s'était présentée pour intercéder en faveur de son frère. Elle était aussi pâle, mais ce n'était pas de douleur et de crainte. Ils restèrent un instant à se regarder, elle souriante, lui tremblant. Enfin elle dit avec une grâce adorable:

—Une fois encore, il faut que je vienne à vous. Seulement, aujourd'hui, ce n'est pas pour mon frère seul que je veux vous parler... C'est pour tous les miens. Vous avez entrepris d'assurer notre bonheur. Eh bien, il faut que vous le sachiez, votre œuvre est incomplète. Robert est triste, ma tante se désespère, en pensant qu'ils ne vous verront plus...

Elle fit un geste de charmante coquetterie.

—Que faudrait-il donc pour vous décider à rester?... Si vous n'êtes pas trop exigeant, peut-être pourrons-nous vous satisfaire...

Comme il restait éperdu, n'osant pas comprendre, ayant peur de parler, Mlle de Clairefont fit un pas vers lui, et, avec une tendresse profonde:

—Vous avez un jour, pour moi, sacrifié votre présent, votre avenir, donné votre vie tout entière. Voulez-vous, en échange, accepter la mienne?...

Pascal poussa un cri, ses yeux s'obscurcirent, il tendit vaguement les bras, il sentit sur ses lèvres les cheveux doux et parfumés d'Antoinette, une ivresse triomphante le saisit, et il lui sembla qu'il était emporté en plein ciel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pascal et sa femme se sont installés à Paris: ils passent tous les ans l'été à Clairefont. Les prévisions de Malézeau se sont réalisées. Le jeune avocat a remporté de brillants succès et, cédant aux sollicitations de ses amis, il s'est présenté à la députation. Sourdement appuyé par son père, il a été nommé avec une écrasante majorité. Robert, tout à fait rangé, travaille sérieusement, et il est question pour lui d'un mariage avec Mlle Saint-André l'aînée. La Grande Marnière, habilement dirigée, est devenue une mine d'or. Le brûleur du marquis y a été installé et donne d'excellents résultats. Antoinette, heureuse, a eu la générosité d'oublier le mal que son beau-père a fait à tous les siens. Mais elle ne le voit pas et ne parle jamais de lui. Le jour où le tyran mourra, avec sa succession une belle maison de retraite pour les vieillards sera construite à La Neuville. En attendant, le bonhomme se porte très bien et continue les affaires. Lorsqu'on lui parle de la prospérité prodigieuse de l'exploitation conduite par Pascal, le banquier hoche la tête et dit:

—Oui, c'est très beau, mais, pour remettre tout sur pied, il fallait un Carvajan.

FIN

Paris—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—17142.

Chargement de la publicité...