← Retour

La Grande Marnière

16px
100%

—Vous savez, monsieur Carvajan, je ne suis pas homme à vous donner un conseil à la légère, disait le notaire; eh bien, n'usez pas de rigueur envers M. de Clairefont, donnez-lui quelques facilités...

—Qu'entendez-vous par là? demanda le banquier.

—Monsieur, ne le poussez pas l'épée dans les reins, comme vous le faites depuis un an; laissez-le respirer, ou, en un mot, accordez-lui du temps...

—Le puis-je? Ce n'est pas moi qui ai prêté. Je ne suis que tiers porteur, et si je fais de la générosité avec le marquis, pendant ce temps-là mon gage peut se déprécier. Je peux arriver à perdre...

—Vous ne le pensez pas!

—Il faut toujours le penser.

—Qui sait si, au contraire, avec un peu de répit, M. de Clairefont ne parviendrait pas à s'acquitter d'une partie de sa dette?...

À ces mots, Carvajan, qui s'était montré, depuis le commencement de l'entretien, froid et rogue, devint souriant et patelin. Il prit Malézeau par le bras, s'appuyant familièrement sur lui, le caressant du regard et l'enlaçant du geste.

—Est-ce qu'il y a du nouveau? Contez-moi donc cela! Est-ce que le baron de Croix-Mesnil se décide à épouser?... L'eau va-t-elle revenir au moulin?...

Déjà le notaire se repentait d'avoir éveillé l'attention de Carvajan. Il se sentit trop avancé et voulut battre en retraite. Mais le banquier n'était pas homme à lâcher prise facilement. Insinuant et impérieux tout ensemble, priant et commandant à la fois:

—Allons, Malézeau, il faut être sincère... Le marquis vous a mis au courant de sa nouvelle découverte? Peut-être vous a-t-il montré le fameux fourneau?

—Comment savez-vous?...

—Est-ce que ce n'est pas mon métier de tout savoir? s'écria Carvajan avec impatience... Voilà six semaines qu'on me fatigue les oreilles avec cette histoire. On dit que c'est très surprenant, qu'au moyen d'un nouveau système de grilles, le marquis arriverait à brûler des copeaux mouillés, et à développer une chaleur extraordinaire... Est-ce vrai?

Le notaire, très troublé, gardait le silence. Le maire le secoua vivement et, les yeux étincelants, la voix rude:

—Eh! répondez donc carrément! Le silence est un aveu aussi bien que les paroles! Avez-vous vu l'appareil? Est-ce certain? Un ingénieur que j'ai consulté prétend que ce serait une application merveilleuse pour certaines industries...

L'animation de Carvajan était si vive, cet homme, ordinairement maître de lui, montrait son ardent désir de savoir avec tant d'abandon, que Malézeau espéra tirer parti de la situation en faveur de son client. Peut-être, en donnant à entendre que les résultats de l'invention du marquis seraient considérables, arriverait-il à intimider le banquier, et à l'amener à composition. Il lui jeta par-dessus ses lunettes d'or le regard papillotant de ses yeux louches, et, s'expliquant avec une lenteur calculée:

—J'ai vu en effet le brûleur dont il s'agit... Il est fort curieux... Le marquis a eu la bonté de l'allumer devant moi...

—Le modèle est-il important? Enfin, est-ce un joujou, ou peut-on se fier raisonnablement à l'épreuve qui en est faite?

—C'est un modèle très sérieux que M. de Clairefont a adapté au fourneau de son laboratoire... Il s'en sert pour ses travaux de chimie... Je suis convaincu qu'il fonctionnera aussi bien en grand qu'en petit... Voyez-vous, j'entrevois dans un avenir très prochain M. de Clairefont remis à flot... Si vous voulez mon opinion sur lui, c'est un homme remarquable, et il y aura peut-être plus à gagner en se mettant avec lui que contre lui.

—Oh! oh! fit Carvajan, en soulageant par un sifflement sa poitrine oppressée. Vraiment! c'est un homme si remarquable que cela, ce brave marquis! Eh bien! j'en suis charmé pour lui!... Parmi toutes ses découvertes, qu'il en fasse donc une qui me plaira plus que toutes les autres: celle de l'argent qu'il me doit, et que je voudrais bien toucher!... Vous êtes encore un particulier un peu bizarre, vous, Malézeau, de venir me débiter froidement de pareilles calembredaines... Un homme remarquable!... Eh bien! c'est moi qui vous le dis, et vous savez que je ne menace jamais en vain, si cet homme remarquable n'est pas en mesure de faire face à l'échéance qui tombe à la fin de ce mois, c'est-à-dire trois jours après la Saint-Firmin, je le fais exproprier, lui et sa noble famille, de son noble château... Cela aussi vrai que je me nomme Carvajan.

Il s'était excité encore en parlant, et son visage basané avait pris une teinte livide, ses yeux flambaient de haine, et ses mains étaient agitées d'un tremblement. Il fit une pause, dévisagea le notaire, et, d'une voix railleuse:

—Si le brûleur est une merveille, Malézeau, c'est moi qui l'exploiterai, mon bon... Et soyez tranquille, j'en tirerai meilleur parti que votre vieil utopiste de marquis...

Comme le notaire ouvrait la bouche pour tenter un suprême effort en faveur de son client:

—Ça suffit, dit Carvajan d'un ton tranchant. Jusqu'à la fin du mois, ni plus, ni moins! Vous pouvez le lui dire... Et qu'il se souvienne... car, moi, je n'oublie pas!

Il leva son doigt à la hauteur de sa joue et montra, avec un amer sourire, une petite ligne blanche qui tranchait sur le brun de son visage, trace toujours visible du coup de fouet reçu trente ans auparavant dans la nuit de la Saint-Firmin.

Sans ajouter une parole, il quitta le notaire, traversa les groupes de ses invités et rejoignit le sous-préfet, profondément enfoncé dans une conversation administrative avec l'agent voyer. Alors Pascal, dans le désordre de ses pensées, pesant les griefs de son père et ceux du marquis, en vint, plein d'angoisse, à les trouver égaux. Oui, les torts de M. de Clairefont avaient été graves, et les rancunes de Carvajan étaient légitimes. Hélas! entre ces deux hommes l'abîme n'en était que plus profond. Jamais une volonté humaine n'arriverait à le combler. Et, victimes de cette inimitié implacable, les enfants, qui étaient innocents et auraient pu s'aimer, se voyaient condamnés à la discorde et à la haine. Tout ce bruit qui l'entourait lui fit horreur. Il put sortir sans être remarqué, et gagner la rue redevenue déserte.

L'air était calme et doux. Dans le ciel transparent, les étoiles brillaient. Il s'assit sur un banc de pierre, auprès de la fontaine qui coulait avec un léger murmure; tout se taisait, et, dans cette solitude de la ville endormie, ne trouvant que tristesse dans son passé, n'attendant que tristesse de son avenir, maudissant le marquis, rougissant de son père, résolu à chasser de son cœur le souvenir d'Antoinette, Pascal désespéré laissa tomber sa tête entre ses mains, et se mit à pleurer.


V

L'assemblée de La Neuville, cette année-là, fut particulièrement brillante. La récolte s'annonçait bien, les branches des pommiers pliaient sous les fruits, les pluies du printemps avaient rendu les foins savoureux et abondants. Le marché aux bestiaux avait vu ses cours très soutenus, et les génisses se payaient couramment vingt-cinq pistoles. Un vent de gaieté passait sur la ville, une animation inusitée mettait en branle ses habitants lourdauds et casaniers. Les rues étaient encombrées, les boutiques s'ouvraient hospitalières, les paysans, d'un pas traînant, le nez en l'air, la blouse neuve, d'un bleu noir, ballonnant sur le dos, s'en allaient le long des trottoirs, suivis de leur femme et de leurs filles, en bonnet de fête à grandes aiguilles d'or.

À l'entrée du faubourg, devant l'auberge du Cygne d'argent, un cercle de cabriolets et de tapissières, les brancards en l'air, s'élargissait d'heure en heure, pendant que, dans une petite prairie, attachés à des piquets, les chevaux, leurs harnais sur le dos, le mors défait et pendant, broutaient l'herbe, se fouettant les flancs de leur queue pour chasser les mouches. À chaque instant, une charrette ou un bog sonnant la ferraille arrivait, couvert de poussière, conduit par un fermier, la casquette sur l'oreille, le cigare mâchonné à la bouche. Et c'étaient des appels et des exclamations.

—Tiens! c'est maître Levasseur... Comment va en hui?...

—Hé, Jean-Louis! ohé!

—Ah! bon sang, vieux malin! T'as bien fait de vendre tes pommes l'année dernière... La razière ne sera pas chère.

—Prenons-nous un café? Lebourgeois, veille à ma jument... Un double d'avoine, et à boire dans une demi-heure...

L'aubergiste, sa femme et son garçon d'écurie, affairés, allaient de la salle à la cave et de la cave à la grange. Des cris terribles partaient du rez-de-chaussée, comme si on s'égorgeait, et c'était simplement une vente de bestiaux qui se traitait entre amis. Dans l'air, une violente odeur de friture se répandait avec des nuages de fumée bleue s'échappant de la cuisine, et, sur la fenêtre, dans une manne, des douzaines de douillons dorés, sortant du four, achevaient de refroidir. Derrière la toile d'une baraque, les détonations d'un tir se faisaient entendre; un jeu de chevaux de bois jetait à l'écho les aigres harmonies de son orgue poussif, et, sur le haut d'une voiture à capote, derrière laquelle était installé un valet armé d'une trompe de chasse, un dentiste, brandissant un sabre, appelait les badauds, expliquant, avec une faconde populacière, qu'à l'aide de «cet engin meurtrier» il extrayait les molaires les plus récalcitrantes, sans difficulté et sans douleur.

—Un dentiste de la ville, pour vous éblouir, vous parlerait de pied-de-biche, vous offrirait le davier, vous conseillerait la clef de Garengeot, criait-il d'une voix enrouée... Ignorance et imposture! Pour l'opérateur, l'outil n'est rien... La main est tout! Avec son instrument perfectionné, il pourrait vous «fraxer» l'alvéole et vous briser l'os dentaire. Et moi, Messieurs, avec un sabre, avec un clou, avec une épingle... le temps de le dire... et, pour cinquante centimes, je vous aurai soulagé!...

Et la trompe du valet rugissait sa fanfare, pendant qu'un paysan, rouge et suant d'émotion, montrait au tourmenteur sa mâchoire aux dents gâtées par le cidre.

Des camelots vendant des peignes, des brosses, des miroirs de poche en plomb, des bonnets de linge pour les femmes, des éponges et des étrilles pour les chevaux, avaient étalé leurs marchandises sur le revers gazonné d'un fossé. Dans une voiture longue, étroite et basse, tout un assortiment de faïences et de verreries, depuis les plats communs en terre de pipe, jusqu'aux services à fleurs qui ornent si gaiement les vaisseliers, depuis le verre massif qui roule sur les tables de cabaret jusqu'au verre à pied gravé, sur lequel un renard saute au travers des pampres et des grappes. Un ferrailleur vendait sur le bord de la route des marmites en fonte, des fers à repasser, des marteaux, des scies et des merlins. Et, entourés d'une corde, piétinant dans la poussière, bêlant de faim, des moutons attendaient qu'on vînt les emmener.

Sous les tilleuls de la promenade, un maquignon faisait courir son cheval, tapant avec un fouet sur le feutre dur de son chapeau, pour actionner l'animal qui se cabrait et pointait aux mains du palefrenier chargé de le produire.

Un soleil ardent couvrait la fête de ses rayons de feu. La terre brûlait les pieds, pas un souffle de vent ne balayait les odeurs fortes des bêtes, et, de la grande place aux barrières, une foule bruyante circulait, se partageant entre les affaires et les plaisirs.

Aux abords de la mairie, la compagnie des pompiers, en tenue, était massée, et dans la grande salle de l'école, ornée de drapeaux tricolores, une distribution de prix, clôturant un congrès pomologique, avait lieu sous la présidence du sous-préfet.

Carvajan avait lu un discours chaudement applaudi, et, aux accords violents de la fanfare de la ville, la cérémonie prenait fin. Un commandement bref retentit. Les pompiers se mirent en ligne, et le clairon sonna aux champs sur le passage des autorités.

Le cortège, marchant lentement, se débandait peu à peu. Les gros fermiers, rougeauds, s'arrêtaient pour attendre un compère, et, par petits groupes, stationnaient sur la place. Le sous-préfet, au coin de la rue du Marché, s'adressant à Carvajan qui marchait à ses côtés:

—Vous verra-t-on ce soir à la fête, monsieur le maire?

—Mais, sans doute, monsieur le préfet. D'abord c'est mon devoir, et ensuite c'est un usage à La Neuville d'aller faire un tour d'une heure au bal...

—Eh bien! donc, je viendrai, dit le sous-préfet, puisque vous pensez que c'est utile...

—Vous ferez plus en une heure, là, pour vos élections, qu'en trois semaines de tournées. Vous trouverez tous les gros bonnets de la campagne. Et soignez les pompiers, monsieur le préfet... Ils sont influents. On ne sait pas tout ce qu'on peut obtenir par les pompiers!...

—Je vois que vous connaissez à fond la question, dit gaiement le fonctionnaire. D'ailleurs, à marcher avec vous, il n'y a jamais qu'à gagner.

Carvajan changea de visage, soupçonnant une raillerie. Il regarda le sous-préfet, le vit gracieux et souriant. Il se dit: À quoi vais-je penser! Qui lui donnerait l'audace de s'attaquer à moi? Ne sait-il pas que, si je voulais le battre en brèche, je pourrais le faire facilement sauter?

Une sombre joie passa sur son front. Il était bien le maître, dans cette ville où on l'avait connu garçon de magasin, presque domestique. Nul ne devait lui résister. Et ses ennemis verseraient avant peu des larmes de sang. Il se retourna vers ceux qui le suivaient, et dit avec le ton d'un maître:

—Messieurs, nous nous retrouverons ce soir au banquet municipal...

Puis il prit la petite rue et se dirigea vers sa maison. Il était midi, et devant l'église, il donna dans la sortie de la grand'messe. Les femmes et les filles s'en allaient, causant, avec un bourdonnement de ruche. Elles étaient vêtues de leurs robes de cérémonie, coiffées de chapeaux à fleurs ou de bonnets couverts de rubans, et portaient gravement leur paroissien. En passant près du maire, elles chuchotaient plus bas. L'impression de terreur que Carvajan jetait autour de lui se retrouvait même chez ces femmes qui, cependant, n'avaient rien à craindre. Il sourit. Il ne lui déplaisait pas de se sentir redouté: il voyait là une preuve de son pouvoir. Découvrant des figures de connaissance, il distribua d'un air grave quelques coups de chapeau. Et, suivi par les volées retentissantes des cloches, il hâta le pas.

Quand il eut dépassé la fontaine, au moment de lever le marteau de la porte, il s'arrêta. De loin, à l'autre bout de la rue, il venait d'apercevoir Pascal qui s'avançait lentement. Tout, dans la démarche du jeune homme, révélait la préoccupation et l'ennui. Depuis qu'il était rentré à La Neuville, son teint bistré avait pâli, et ses joues semblaient amaigries. Rien de tout cela n'avait échappé à Carvajan, et, regardant son fils venir d'un pas traînant, il se demandait si c'était le même garçon alerte et vigoureux qu'il avait vu arriver quelques jours auparavant.

Ils se trouvèrent face à face devant la maison. Pascal ne put réprimer un tressaillement en voyant son père. Il s'efforça de lui montrer une figure calme. Mais ses traits contractés ne se détendirent pas, et il resta troublé et soucieux.

—Tu viens de la fête? demanda Carvajan, en examinant son fils avec attention.

—Oui, mon père, dit Pascal qui semblait sortir d'un rêve.

—As-tu faim?

—Ma foi, oui...

Ils se mirent à table. Carvajan pensait: Il ne s'est seulement pas aperçu qu'il y avait fête aujourd'hui à La Neuville. Il est allé encore du côté de Clairefont. La poussière crayeuse qui couvre ses souliers est celle de la Grande Marnière. Quel projet roule-t-il donc dans sa tête? Il se défie de moi, c'est évident. Chaque fois que je l'interroge, il ne me répond pas un seul mot qui ne soit un mensonge. Il craint même de me regarder, tant il a peur que je devine ses pensées dans ses yeux.

Pascal, en effet, assis de l'autre côté de la table, le nez dans son assiette, mangeait distraitement. Décidé à quitter le pays, il n'avait pu résister au désir de parcourir une fois encore la colline de Clairefont. Il était sorti aussitôt qu'il avait vu son père se diriger vers la mairie, et, par le sentier qui traversait la Grande Marnière, il avait gagné le plateau.

Il ne voulut pas, comme les autres jours, se cacher aux alentours du parc. Il craignit d'être rencontré. Une chaleur lui montait à la gorge, à la pensée de se trouver face à face une seconde fois avec Antoinette. De quel front oserait-il l'attendre? Et quelle opinion aurait-elle de lui, si elle le surprenait aux abords du château, guettant comme un rôdeur.

Il pensa que la jeune fille irait certainement à la messe, et, dès neuf heures, il entra dans la petite église du village. Assis sur un banc de bois enveloppé d'ombre, il était presque impossible à reconnaître. Il demeura là, très patiemment, regardant les ornements de l'autel, les tableaux de la nef, les vitraux du chœur, et découvrant dans chacun d'eux une trace de la générosité pieuse des châtelains de Clairefont: inscriptions sur les murailles, chiffres peints dans les verrières, tout parlait d'eux et racontait l'histoire intime de leur vie.

Sur une plaque de marbre blanc, auprès d'un confessionnal, ces mots inscrits en lettres d'or sautèrent aux yeux de Pascal: Le Seigneur m'a conservé ma fille bien-aimée. Que son saint nom soit béni! et, au-dessous, cette date: 1872, et ce nom: Honoré de Clairefont. C'était quelque ex-voto, placé là par le marquis à la suite d'une grave maladie d'Antoinette.

Et, dans l'obscurité mystérieuse de l'église, la pensée de Pascal s'exalta, il eut une sorte d'hallucination. Il lui sembla qu'il était emporté vers le château par une force qui paralysait sa volonté. Il entra, se dirigea vers la chambre de la jeune fille, et sur son lit, pâle, les traits creusés, il la vit près de mourir.

C'était bien elle, encore toute petite, mais déjà charmante. Un vieillard que le jeune homme ne connaissait pas, mais dans lequel il devina le marquis, était assis au chevet de la malade. De grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu'il pressait une main effilée et blanche. Ses lèvres se mirent à remuer comme pour une prière, et Pascal comprit qu'il demandait du fond de l'âme à Dieu de sauver son enfant.

Et comme si la volonté divine se fût instantanément manifestée, le visage d'Antoinette se colora, ses yeux s'ouvrirent, animés et brillants. Et elle fut soudain transfigurée. Ce n'était plus la petite malade, que le jeune homme avait maintenant devant lui, c'était la belle jeune fille qu'il avait rencontrée dans le chemin creux, celle qu'il adorait et redoutait à la fois, et pour laquelle, sans hésiter, il eût donné sa vie.

Il fit un effort pour chasser cette vision, pour reprendre possession de lui-même. Il força ses yeux à fixer un objet réel, et sa vue tomba de nouveau sur la plaque de marbre blanc, et il en répéta l'inscription, comme s'il adressait à Dieu des actions de grâces pour avoir sauvé Antoinette. N'était-ce donc pas afin qu'il la vît et l'aimât, que la mort avait été écartée d'elle? Mais s'il devait l'aimer, alors pourquoi devait-elle le haïr? Il se leva, et lentement gagna les rangées de chaises qui s'ouvraient vides en face de l'autel. Au milieu de la première, un prie-Dieu de bois noir, garni d'un coussin de velours bleu, attira son attention. Il s'approcha, certain que c'était là qu'Antoinette priait. Il se courba à la place où elle s'agenouillait elle-même et, voyant que la tablette du prie-Dieu formait un coffre, il l'ouvrit, et, près d'une bourse de quêteuse il aperçut le livre de messe. Il le prit d'une main tremblante. Il était petit, couvert en maroquin blanc, et à fermoir d'argent. Sur la garde de moire se trouvait inscrite une date: celle de la première communion. Le reste était virginal et immaculé, comme l'âme d'Antoinette. Pascal ne put résister au désir de parcourir ce livre, espérant y surprendre quelque trace des pensées de la jeune fille. Des images de piété marquaient seules les pages. Une sainte Antoinette portait cette dédicace: À ma chère sœur. Robert de Clairefont. Et devant ces tendres et naïfs souvenirs, Pascal se sentit pris d'un profond attendrissement. Il se reprocha sa curiosité, comme une action mauvaise: il lui sembla qu'il commettait une odieuse profanation. Il referma le livre, et, le front appuyé sur ce muet confident des déceptions et des espérances, il pria.

Peu à peu, le calme revint dans son cœur. Il se sentit plus maître de lui, plus sûr de bien faire. Il se releva, et avisant la bourse préparée dans laquelle, sans doute, Mlle de Clairefont devait, le jour même, recueillir les offrandes des fidèles, il y glissa son aumône, puis, refermant le prie-Dieu, il regagna sa place dans le coin obscur de l'église.

La cloche commençait à sonner; le sacristain parut dans le chœur, allumant les cierges, et la nef sombre s'étoila de flammes tremblantes. De lourds piétinements se traînèrent sur les dalles, des chaises remuées grincèrent dans le vide sonore de la voûte, et peu à peu les arrivants se groupèrent. Comme le prêtre sortait de la sacristie, un bruit de pas léger effleurant la pierre fit tressaillir Pascal. Il se tourna avidement vers le porche, et là, avec un affreux serrement de cœur, il aperçut Antoinette qui entrait, suivie de Mlle de Saint-Maurice, et accompagnée d'un jeune homme de haute taille, de tournure militaire, dans lequel l'émotion qu'il ressentit lui fit reconnaître M. de Croix-Mesnil. Ses yeux se troublèrent, les vitraux lui parurent flamboyer, ses oreilles s'emplirent de bourdonnements. Il lui sembla que l'église vacillait sur ses fondations. Il fit un violent effort, et de nouveau il vit et entendit.

Le prêtre était à l'autel, et le murmure de sa psalmodie arrivait distinct dans le silence. Les deux femmes et leur compagnon s'étaient confondus dans la foule. Le jeune homme se leva, et, appuyé à un pilier, il chercha Antoinette. Il l'aperçut de loin, la tête baissée, recueillie, entre sa tante et son fiancé. Ainsi c'était à cela que, pour Pascal, le rêve caressé avec tant d'amour avait abouti: à voir Mlle de Clairefont aux côtés de l'homme qu'on désignait comme son futur époux. Toutes les agitations, toutes les ruses, toutes les espérances, toutes les craintes auxquelles il s'était passionnément livré n'avaient troublé que lui. Celle qui y avait été mêlée, dans sa pensée, n'en avait rien soupçonné. Calme et froide, comme la veille, elle continuait sa vie, sans se douter des orages qu'elle avait soulevés.

Il se demanda avec amertume ce qu'il faisait là. Avec la certitude du néant de ses illusions, il retrouva toute son énergie. Il se leva, sortit sans tourner la tête, et, reprenant le chemin qui l'avait amené, il regagna la ville. C'était là l'heureuse promenade dont il revenait quand il avait rencontré son père.

Assis en face l'un de l'autre, les deux hommes continuaient leur déjeuner silencieux. Au dehors, sous la fenêtre, passaient en bandes les arrivants sans cesse plus nombreux. Des détonations éclataient au loin, et les cris d'appel, les plaisanteries, les chansons, se mêlaient dans un joyeux vacarme. Toute la ville était en liesse, tout le canton était répandu dans les rues, chacun se préparait à boire, à rire et à danser.

À Clairefont et dans la petite maison de la rue du Marché seulement, la préoccupation et la tristesse régnaient. Vainqueurs et vaincus se montraient également soucieux: le marquis, parce que le fiancé d'Antoinette était arrivé la veille pour passer quelques jours au château; Carvajan, parce qu'il voyait devant lui, sombre et inquiet, le fils qu'il avait rêvé de s'attacher par les liens d'un bonheur tranquille.

Le bon Honoré, subitement arraché à son égoïste abstraction, avait été obligé de revenir aux cuisantes réalités de la vie. La présence de M. de Croix-Mesnil lui avait replacé devant les yeux les difficultés de la situation financière, les inexplicables hésitations d'Antoinette remettant, de mois en mois, son mariage.

Le maire de La Neuville, au moment de triompher, se demandait avec angoisse si quelque obstacle allait se dresser, contre lequel toute son énergique volonté viendrait se briser. L'abattement de Pascal lui causait une sourde inquiétude qu'il n'était pas homme à supporter longtemps. Il résolut de questionner hardiment son fils et d'avoir avec lui une explication décisive. Il se promit de saisir le premier prétexte favorable, et alors, s'il le fallait, de découvrir ses plans, d'initier le jeune homme aux secrets de son ambition, de lui montrer le vaste avenir qui s'ouvrait, et, s'il ne pouvait le garder par l'affection, au moins de le retenir par l'intérêt. Il ne se doutait point, au moment où il prenait cette résolution, que, quelques heures plus tard, un des incidents de ce jour de fête, qui devait être si fécond en grandes conséquences, allait lui fournir l'occasion souhaitée.

Dès le matin, les habitants de Clairefont avaient été réveillés par l'explosion des boîtes traditionnelles, annonçant l'ouverture de la fête. Sur la façade du château, une fenêtre s'était ouverte, et Antoinette, en peignoir blanc, avait paru. Elle s'était accoudée à l'appui, sérieuse et pensive. Son visage un peu pâle, ses yeux rougis, attestaient les préoccupations d'une nuit d'insomnie. Et ces préoccupations n'avaient pas cessé avec le jour; car la jeune fille, immobile, restait indifférente au charme de cette belle matinée d'été.

Dans les parterres, les oiseaux se poursuivaient avec des cris joyeux, se posant sur les fleurs qui pliaient sous leur poids léger, laissant de leurs calices couler des gouttes de rosée, brillantes comme des diamants. La brise, passant dans les feuilles des arbres, les faisait frissonner avec un doux bruit; Et, des corbeilles de roses, un parfum pénétrant montait dans l'air tiède.

Antoinette songeait. Un pli creusait son front charmant, et son regard fixé dans le vide avait la langueur des larmes récemment versées. La porte de sa chambre, en s'ouvrant, l'arracha à sa douloureuse méditation. Elle se retourna et, reconnaissant la tante Isabelle, son mélancolique visage s'éclaira d'un sourire.

Vêtue d'une robe de chambre en cretonne à grandes palmes, ses cheveux gris ébouriffés sur sa tête, rouge comme une braise dès le matin, malgré une application copieuse de poudre d'amidon qui marbrait ses joues couperosées, la vieille demoiselle entra d'un air de mystère, et, allant à sa nièce, elle lui donna deux rudes baisers. Puis, s'adossant à la cheminée, dans une posture masculine:

—J'ai entendu ta fenêtre s'ouvrir, et j'arrive... J'ai passé une nuit effroyable... je n'ai pas cessé d'avoir le cauchemar... Je ne sais pas si tu crois aux rêves?... Moi, j'y crois... Ma mère les expliquait d'une façon admirable, et toujours ses prédictions se réalisaient. Or, j'ai rêvé coq rouge... C'est signe de malheur et de mort... J'ai vu pendant mon sommeil un énorme coq rouge qui avait la figure de l'horrible Carvajan, et qui battait des ailes en criant... Je me suis réveillée en sursaut... toute en sueur... Tu m'en vois encore troublée et j'en ai ma «suffocante».

La tante Isabelle aspira l'air avec la violence et le bruit d'un soufflet de forge:

—Tu sais, poursuivit-elle, dans quelle situation nous nous trouvons ici... Il est arrivé, hier soir, un commandement d'avoir à payer cent soixante mille francs et des centimes... J'ai naturellement fait disparaître le papier, et je n'ai pas osé en parler à ton père... Il va pourtant falloir que nous avisions, car cet état-là ne peut pas durer... Du reste, nous sommes sur nos fins, et je ne sais diable pas comment nous ferons honneur à l'échéance... Cent soixante mille francs ne se trouvent pas dans le pied d'un mulet, et, pour ma part, je déclare que je n'en ai pas le premier sou. Il ne me reste que Saint-Maurice... C'est une bicoque à peu près logeable, et deux mille cinq cents francs de rente... Un toit pour vous loger, aux jours de misère qui ne viendront que trop vite, et du pain, pour que vous ne mouriez pas de faim... Ça, vois-tu, ma fille, la tête sous le couperet de la guillotine, je ne l'abandonnerai pas, car c'est la dernière ressource, maintenant que ton père a si déplorablement tout dissipé et perdu.

Antoinette fit un geste de prière, et vint s'asseoir près de sa tante, lui montrant son doux visage pâli par les soucis.

—Tante, je vous en prie, n'accusez pas mon père... Ce qu'il a fait, c'était pour le bien. Il a poursuivi des chimères, il s'est livré à des espérances folles, mais il n'avait qu'un but, nous enrichir et augmenter notre luxe... Il est, lui, sans besoins, vous le savez, et le petit château de Saint-Maurice lui paraîtra un palais, si nous y sommes tous à ses côtés.

—Eh! je sais bien qu'il a un cœur d'or... Mais il ne peut pas payer avec, malheureusement! Et les créanciers que nous avons à nos trousses ne nous laisseront pas de répit... Malézeau a vu Carvajan et l'a trouvé dur et âpre comme à son habitude... Nous devons nous attendre à tout! Ma fille, c'est à se damner!... Si nous ne trouvons pas, d'ici à la fin de la semaine, un expédient pour gagner du temps, il va falloir sauter le pas... Nous verrons l'huissier dans les salons de Clairefont, et on nous mettra à la porte de la maison des ancêtres... Qu'est-ce que M. de Croix-Mesnil va penser de ça?

—Ce n'est pas de lui que je m'inquiète, tante, dit Antoinette avec un sourire. Je le connais... Il m'épouserait aussi volontiers pauvre que riche... Et si je l'aimais...

—Tu ne l'aimes donc pas? s'écria Mlle de Saint-Maurice d'une voix terrible. Comment! voilà près de deux ans qu'il te fait la cour!...

—Je le juge charmant, tante, reprit la jeune fille avec une douce mélancolie, mais il n'est pas l'homme qu'il faut épouser, lorsqu'on doit n'avoir pour tout bonheur que la tendresse de celui auprès duquel on est destinée à vivre. Vous le savez bien, et vous me l'avez dit un jour vous-même... Il est correct et un peu froid, capable de toutes les délicatesses, et accessible à tous les nobles sentiments. Mais il n'aura jamais les grandes initiatives des esprits d'élite, et les ardents dévouements des âmes passionnées. Accepter de devenir sa femme, pour le voir risquer d'être entraîné dans notre ruine, avec la certitude qu'il n'aura ni l'énergie ni le talent de triompher des difficultés qui nous entourent?... Non, tante, ce ne serait pas généreux, ce ne serait pas digne, et je ne dois pas y consentir.

—Le fait est, le pauvre garçon, que s'il avait à se «débarbouiller» avec Carvajan, il ferait triste mine! Ah! si j'avais, comme dans les contes de fées, le pouvoir de lui donner du génie... mais un vrai génie sérieux et pratique, pas comme celui de ton père! Avec quel plaisir je le verrais s'attaquer à ce vieux «schismatique» de maire!... Oh! rendre à ce scélérat tout le mal qu'il nous a fait, le combattre avec ses propres armes, triompher de lui, et en rire tout notre content!... Non, vois-tu, je ne sais pas ce que je donnerais pour ça!

La tante Isabelle agita sa tête avec violence, fit quelques pas dans la chambre, puis, s'asseyant en face de sa nièce:

—Pourquoi ton frère n'est-il pas aussi délié d'esprit qu'il est vigoureux de corps!... C'est lui qui se serait attaqué au maire, et qui lui aurait fait toucher les épaules!... Mais il n'entend rien aux affaires... Il est comme ton père et comme moi... Et je vois bien que c'est encore toi, ma fille, qui es la plus forte tête de la famille... N'importe! Singulier temps que celui où un Carvajan peut tourmenter un Clairefont, et où il n'y a pas d'autre aide, d'autre secours à attendre que de soi-même... Autrefois, on serait allé trouver le roi, et en un tour de main l'affaire aurait été arrangée... Aujourd'hui, rien!... Si la balance penche, c'est du côté de ces drôles, et toutes les grâces sont pour eux... Plus ils sont scélérats, plus ils sont sûrs d'être favorisés. Ma pauvre enfant, tu le vois, nous n'avons pour nous aucune chance, et il faut nous résigner.

—C'est ce qu'il y aura de plus facile, tante; et nous ne changerons guère d'existence. Comment vivons-nous depuis deux ans ici? De la façon la plus misérable. Nous sommes, tous les quatre, perdus dans ce grand château froid et silencieux. Nous nous y cherchons tristement. Or, la pauvreté est cent fois plus pénible dans une demeure faite pour le luxe, que dans une modeste maison. C'est à Clairefont que je suis née, que j'ai grandi, et que j'ai souffert. Mille liens m'attachent à cette terre. Mais je les romprai sans regrets si nous devons trouver ailleurs le repos et la sécurité de la vie. Que mon père soit calme et libre, que sa vieillesse soit à l'abri des agitations et des soucis, que nous sortions des difficultés de l'heure présente, avec notre nom intact, et, je vous le jure, je n'aurai pas une larme pour le passé brillant, je n'aurai que des actions de grâces pour le présent humble et heureux.

—Et tu resteras fille?

—Et je resterai fille, ma foi oui, tante, comme vous. Nous finirons, toutes les deux, par avoir le même âge, nous nous créerons des manies, nous jouerons aux cartes, nous mettrons des petits bonnets à rubans très jeunes, nous ferons des confitures. Papa nous racontera ses inventions, qu'il n'aura pas le moyen de réaliser, et nous les admirerons sans arrière-pensée, puisqu'elles ne coûteront plus rien... Et, comme nous trouverons toujours bien à Saint-Maurice de quoi nourrir un cheval, quand il fera beau et que nous aurons été très sages, nous courrons les bois en voiture avec Robert... Allons, riez, tante! Il se rencontrera encore de bons jours pour nous... Avec de la philosophie on s'accommode de tout dans la vie. Et quand on est avec ceux qu'on aime, de quoi peut-on se plaindre?

La vieille fille se dressa en pied, elle ouvrit ses longs bras, et, saisissant sa nièce par les épaules, elle la serra avec force sur sa poitrine osseuse.

—Chère enfant du bon Dieu! s'écria-t-elle avec attendrissement, oui, partout où tu seras il y aura du bonheur. Tu es notre lumière, notre rayon... Sans toi, qu'est-ce que nous deviendrions? Va, tu as raison, n'épouse pas ton dragon... Avec nous tu seras pauvre, mais, au moins, tu resteras libre... Avec lui tu serais un peu plus riche, mais tu ne t'appartiendrais plus! Et ce serait un désastre! Je suis une abominable égoïste, je ne pense qu'à moi quand je t'encourage dans tes idées d'indépendance... Mais, me blâme qui voudra: tu es ma vivante excuse.

Elle tenait entre ses vastes mains la tête de la jeune fille et la contemplait avec adoration. Dans le désordre de ses cheveux, avec son teint rosé, ses yeux bleus, sa bouche tendre et son air de candeur fière, Antoinette rappelait ces charmantes figures de Greuze, pleines à la fois de grâce pudique et de coquette innocence. Ses bras nus sortaient des manches de son peignoir, et, au bas de la jupe tuyautée, dans une petite mule de satin, apparaissait le bout d'un pied mignon qui s'agitait léger, comme un oiseau prêt à s'envoler.

—Ne vous adressez pas de reproches, tante, dit Antoinette, en se détournant un peu, vous n'aurez pas influé sur ma volonté... Ma décision est prise, depuis longtemps déjà, et je n'attends qu'une occasion pour la faire connaître à M. de Croix-Mesnil... C'est un galant homme, ne craignez rien, il comprendra mes raisons, et restera notre ami. Quant à mon père, le mieux est de ne lui rien dire. Aujourd'hui surtout! Laissons passer la fête. Et demain, s'il y a lieu, nous tiendrons conseil de famille.

—Espérons que rien de fâcheux n'aggravera la situation, dit la tante de Saint-Maurice. J'ai de mauvais pressentiments... Et rarement ils m'ont trompée...

Mlle de Clairefont agita lentement sa tête pensive.

—Nous prierons le bon Dieu de nous épargner un surcroît de tristesse. Il ne peut vouloir nous accabler. Mais si c'est son dessein...

—Alors, je souhaite que ce soit moi seule qu'il frappe, s'écria la vieille fille, avec une ardeur de dévouement qui fit monter des flammes à son visage, et que vous, mes chers enfants, vous soyez épargnés.

Une bouffée d'air plus vif apporta aux deux femmes le son de la cloche de l'église qui tintait dans l'éloignement.

—Voici le premier coup de la messe, dit la tante Isabelle, et je n'ai pas encore commencé à me coiffer... Je me sauve... À tout à l'heure...

Et, gagnant la porte du couloir en deux enjambées, elle disparut comme un tourbillon.

La tante de Saint-Maurice n'était jamais longue à se «mistifriser», comme elle disait. Et du château à l'église, on ne comptait pas cinq minutes de marche. Le curé n'avait pas fini de faire solennellement le tour de la nef en donnant la bénédiction, que Mlle de Clairefont, suivie de sa tante et de M. de Croix-Mesnil, avait gagné sa place et s'était mise à prier. Rien ne vint la distraire, tout se passa avec la régularité habituelle. Le fils du bedeau, qui servait la messe, se moucha avec un éclat irrespectueux pendant l'élévation, et reçut de son père, qui chantait au lutrin, un coup d'œil furibond, avant-coureur de terribles taloches. Mlle Bihorel, la sœur du curé, frappa de petits coups secs, sur son prie-Dieu, avec son paroissien, pour indiquer aux enfants de l'école le moment de se lever ou de s'asseoir. Le profond soupir que poussa Pascal en découvrant M. de Croix-Mesnil ne parvint pas jusqu'aux chastes oreilles d'Antoinette, et le bruit des pas de celui qui l'adorait n'éveilla aucun écho dans sa pensée. Elle demeura calme et recueillie jusqu'au moment où sa tante, lui poussant légèrement le coude, murmura ces paroles: Prépare-toi pour la quête... La jeune fille ferma son livre, leva la tablette de son prie-Dieu, et prit l'escarcelle de velours, sur laquelle, fanées, se distinguaient les armes de Clairefont.

Le bedeau, sa canne de baleine à pomme d'argent à la main, s'approcha d'elle avec une profonde révérence. Antoinette, sortant de son banc, s'avança vers le chœur. Tout en marchant, il lui semblait que la bourse qu'elle tenait à la main n'était pas vide, et qu'un léger bruissement métallique s'y faisait entendre. Étonnée, elle desserra les cordons de soie, et, avec une surprise qui lui fit monter le rouge au visage, elle vit, sur le fond de chagrin noir, briller cinq pièces d'or.

Très troublée, elle parvint devant l'autel, s'inclina, puis commença à quêter. Les centimes et les sous tombaient dans l'escarcelle, recouvrant les louis mystérieux, et, inconsciente, la jeune fille continuait à parcourir les bancs, murmurant machinalement les paroles habituelles: Pour les pauvres, s'il vous plaît... Et tout en marchant, elle pensait: Qui donc est venu ce matin dans l'église et a généreusement fait cette charité anonyme? Elle jeta vivement les yeux autour d'elle, sondant du regard les coins obscurs. Mais elle ne découvrit que les figures familières des paysans des environs. Pascal était déjà loin.

Antoinette, jusqu'à la fin de la messe, se montra distraite. Son livre resta inutile dans ses mains, elle ne songea pas à lire ses prières. Elle resta les yeux fixés sur un grand vitrail donné par son arrière-grand-père et représentant la lutte de Jacob avec l'ange. Le fils d'Isaac serrait dans ses bras vigoureux son céleste adversaire qui lui échappait d'un coup d'aile. Au bas, le peintre avait tracé cette inscription en caractères gothiques: Ainsi l'homme attaché à la terre s'efforce de conquérir le ciel.

Et il semblait à Mlle de Clairefont que le visage de Jacob, qu'elle n'avait jamais regardé attentivement, offrait une singulière ressemblance avec celui d'une personne qui ne lui était pas étrangère. Elle connaissait cette figure énergique, encadrée d'une barbe brune, ces yeux perçants. Mais elle ne pouvait y mettre un nom. Elle cherchait dans sa mémoire et ne trouvait pas. Le prêtre avait déjà quitté l'autel. Tous les assistants s'étaient levés, se hâtant vers la sortie, qu'Antoinette demeurait encore immobile et absorbée.

—Allons, ma chérie, il faut nous en aller, dit la tante Isabelle. Mon cher baron, veuillez nous attendre devant le porche. Nous avons à rendre des comptes à notre cher curé.

M. de Croix-Mesnil s'inclina silencieusement et gagna la porte, pendant que les deux femmes se dirigeaient vers la sacristie. Le curé de Clairefont, prêtre doux et simple, avait baptisé Antoinette et lui avait fait faire sa première communion. Les deux femmes le trouvèrent ôtant ses vêtements sacerdotaux. S'arrachant aux mains de sa sœur, qui lui dégrafait son surplis, il s'élança au-devant d'elles.

—Au nom du ciel, mon cher abbé, ne vous dérangez pas, s'écria la tante de Saint-Maurice, nous ne faisons qu'entrer et sortir... Antoinette vous apporte sa collecte, et nous nous sauvons... Excusez-nous...

Mlle Bihorel, ouvrant la bourse de velours, en versait déjà le contenu sur la table de bois, et l'or, l'argent et le cuivre se répandaient pêle-mêle; elle poussa un cri de surprise:

—Voyez, mon frère...

Le prêtre sourit, et prenant les mains de la jeune fille:

—Vous avez été prodigue... Je reconnais là votre cœur... Mais c'est trop, mon enfant, et je devrais vous gronder plutôt que vous remercier.

À ces mots, les joues d'Antoinette s'empourprèrent, elle essaya de se détourner, mais les regards de la tante de Saint-Maurice se fixèrent sur elle, avec une telle expression d'étonnement qu'il lui fut impossible de se taire.

—Je ne mérite aucun remerciement, monsieur le curé, dit-elle vivement. Cet argent ne vient pas de moi: je l'ai trouvé dans ma bourse avant de commencer la quête.

Cette fois, l'étonnement de la tante Isabelle devint de la stupéfaction. Elle resta un instant muette, puis, poussant un soupir qui ressemblait à un hennissement, le visage incendié par l'émotion qu'elle éprouvait:

—Voilà qui est un peu fort, s'écria-t-elle. Comment cela a-t-il pu se faire? J'ai envoyé Bernard, moi-même, hier soir, porter la bourse dans ton prie-Dieu. Se serait-on permis, par hasard, de fouiller?...

—Mais, tante, interrompit la jeune fille, avec une vivacité enjouée, en tout cas ce n'est pas un voleur, puisqu'au lieu de me dérober quelque chose, on m'a laissé de l'argent pour les pauvres. D'ailleurs a-t-on eu besoin de fouiller comme vous dites? Bernard n'a-t-il pas pu, tout simplement, poser la bourse sur mon prie-Dieu? Enfin, je vous prie, de quelle importance est cette affaire, pour qu'autour vous meniez si grand bruit?

Elle avait des larmes dans les yeux. La tante Isabelle craignit de lui avoir fait de la peine, et voulant la calmer, elle dit en riant:

—Allons! tu verras que c'est le baron qui se sera levé au petit jour pour aller «en catimini» te préparer la surprise de son offrande.

—Tante, vous savez bien que cela ne peut être; M. de Croix-Mesnil n'est pas matinal, d'abord, et, ensuite, il ne savait pas que je devais quêter...

—Je ne vois personne dans le pays à qui faire honneur d'une telle libéralité, dit Mlle Bihorel, songeuse.

—Et aucun étranger, à ma connaissance, n'est venu visiter l'église, ajouta le curé. Il s'arrêta brusquement, son visage s'éclaira, et, frappant ses mains l'une contre l'autre:

—À moins que ce ne soit le jeune homme que j'ai vu ce matin, en faisant le tour de l'église, pour la bénédiction.

—Quel jeune homme? s'écria Mlle de Saint-Maurice, dont les sourcils se froncèrent.

—Un jeune homme brun, avec de la barbe, qui se tenait près des fonts baptismaux dans un coin sombre, à droite de l'entrée.

Comme par enchantement, le visage de Pascal fut évoqué par Antoinette. Il lui apparut, c'était lui, elle le reconnaissait maintenant, qui ressemblait au fils du patriarche luttant avec l'ange. Comme l'avait écrit le peintre, voulait-il donc gagner le ciel? Et que pouvait être le ciel pour un Carvajan, sinon l'amour d'une Clairefont? C'était lui, à n'en pas douter, qui s'était glissé jusqu'à son prie-Dieu, qui l'avait ouvert, et qui y avait laissé cette preuve de son indiscrète curiosité.

Il lui sembla étrangement hardi. La voix de son orgueil s'éleva avec colère contre l'audacieux. Que voulait-il? Qu'espérait-il? Parce qu'il s'était trouvé face à face avec elle sur un chemin banal, pensait-il s'imposer à sa pensée? Prétendait-il la forcer à la reconnaissance par son offensante générosité?

Cependant une voix plus douce, celle de sa raison, répondait: Qu'y a-t-il là dont tu puisses te plaindre? Il a fait la charité par tes mains, et en se cachant. Il eût pu rester dans l'église, attendre ton passage, et ouvertement te donner son aumône. Il a craint de te déplaire. Il n'a pas osé affronter ton regard. Il a été timide et respectueux. Vas-tu le lui reprocher?

Et c'était justement ce mystère qui la froissait. Elle se trouvait engagée ainsi, malgré elle, dans une sorte de complicité avec le fils de l'ennemi de son père. En la voyant, il pourrait sourire, comme s'il y avait entre elle et lui un commencement d'entente secrète. Elle eût voulu le nommer, crier que c'était lui qui avait eu la hardiesse de violer la cachette de son prie-Dieu, et lui rejeter cet argent dont elle ne voulait pas.

Elle n'osa point devant ce prêtre et devant sa sœur. Il lui sembla qu'un tel aveu serait une humiliation pour la maison de Clairefont tout entière. Et bourrelée, assombrie, elle demeura silencieuse.

—Maintenant que tu as rendu tes comptes, ma fille, sauvons-nous, dit la tante de Saint-Maurice; il y a belle lurette que le baron bat la semelle à la porte... Allons le relever de sa faction... Au revoir, mon cher abbé... Et vous, petite, bonjour.

La petite Bihorel, qui avait la cinquantaine, fit une révérence de dévote et conduisit les deux dames du château jusqu'à la porte de la sacristie. À peine la tante et la nièce furent-elles seules dans l'église, que Mlle de Saint-Maurice, regardant Antoinette avec des yeux pétillants de curiosité:

—Ah ça, ma belle, je suppose que tu as reconnu ton donateur au portrait que le curé a tracé de lui? C'est assurément le jeune sire de Carvajan, en personne.

—Tante! murmura la jeune fille avec ennui.

—Eh bien! quoi donc? Le fils de ce vieux coquin, pris de remords peut-être, rend un peu de l'argent volé par son père, et se sert de ta main pour faire cette restitution agréable aux hommes et à Dieu. C'est fort moral, et du dernier galant!... Tu vas voir que nous aurons, sans nous en douter, un allié dans la maison du monstre.

—Je vous en prie, tante, ne plaisantez pas sur un pareil sujet! dit Mlle de Clairefont d'une voix troublée.

—Qu'est-ce donc? Je ne comprends pas ton émotion, s'écria la vieille fille avec étonnement.

—C'est que tout cela m'humilie et me blesse... C'est que je ne peux pas admettre qu'un étranger s'introduise ainsi de force dans ma vie. Je ne connais pas cet homme, il m'est odieux par avance, et je ne veux rien savoir de lui, si ce n'est qu'il est le fils de son père, et que je dois par conséquent, sinon le mépriser, au moins le haïr. D'ailleurs, qui vous dit que ce n'est pas par bravade qu'il est venu apporter cet argent? N'y a-t-il pas là une cruelle raillerie? Ne nous sait-il pas appauvries au point de ne plus pouvoir faire nos charités, comme par le passé, et ne prétend-il pas nous faire comprendre que, sans un Carvajan, nous serions contraintes de laisser vide la main que nous tendent les malheureux?

—Eh là! comme tu t'animes! Le sujet, à vrai dire, n'en vaut pas la peine. Voilà un gaillard qui, pour cent francs, aura trouvé moyen de faire parler de lui. Et les oreilles ont dû lui «clocher»! S'il a fait un calcul, il n'est déjà pas si bête!... Mais avant de laisser de côté le personnage, un dernier mot: je ne le crois pas un diable si noir que tu te l'imagines. Il a eu autrefois des démêlés avec son père. Il est vrai que le voilà rentré dans la maison. Mais est-ce une raison pour qu'il soit d'accord avec le vieux scélérat? Moi, mon rêve serait de les voir se dévorer l'un l'autre... Carvajan contre Carvajan... À corsaire, corsaire «ennemi». Serait-ce amusant!

—Vous ne jouirez pas de ce spectacle, tante, dit Antoinette avec une dédaigneuse amertume. Le moment venu, soyez sûre qu'ils se trouveront unis pour nous accabler... Quoi qu'il en soit, ne parlons plus jamais de ce qui vient de se passer.

Elles sortirent de l'église. M. de Croix-Mesnil, très occupé à déchiffrer une épitaphe sur la pierre qui servait de seuil, se tourna vers elles en souriant. C'était un très joli garçon de trente ans, aux yeux noirs et à la moustache blonde, d'une charmante distinction de manières, et d'une exquise aménité de caractère. Il avait donné des preuves de brillante valeur pendant la guerre, sous les ordres du général de Charette. On le citait comme un de ces hommes doux qui vont au danger sans fracas, et qui, d'une voix tranquille, donnent des ordres mortels.

—Je fais appel à tous mes souvenirs classiques pour arriver à comprendre cette inscription latine... Il y est question, si je ne me trompe, d'un abbé de Clairefont, qui a été enterré là, voulant que le pied des fidèles, en entrant dans le temple, foulât sa dépouille terrestre... Calcabunt fidelium pedes...

—Parfaitement, dit la tante de Saint-Maurice... C'est Foulque de Clairefont, prieur de Jumiège. Si cela peut vous être agréable, le marquis vous contera son histoire... Il commença par être mousquetaire, fut un grand sacripant, devint un modèle de piété, et finit comme un saint... C'est la gloire religieuse de la maison... Son portrait est dans l'oratoire.

—Voici mon père et Robert qui viennent à notre rencontre, interrompit Antoinette.

Le marquis, marchant lentement, appuyé sur le bras de son fils, s'avançait le long de l'avenue de tilleuls qui conduit du village à la grille du château. Robert, quittant pour un jour les habits de chasse qu'il portait habituellement, était vêtu d'un costume de drap bleu qui faisait valoir la robuste élégance de sa taille. Il causait gaiement avec son père, et, de la main gauche, tenait en laisse le lévrier d'Antoinette. En apercevant sa sœur, il lâcha le chien qui, partant comme un trait, avec des jappements caressants, se roula aux pieds de la jeune fille.

—Pourquoi donc avais-tu attaché cette pauvre bête? dit Mlle de Clairefont qui avait hâté le pas, en arrivant à portée de la voix.

—Parce qu'elle avait déjà pris sa course et s'apprêtait à aller te retrouver à l'église... Or, je ne crois pas que la messe soit dite pour les chiens.

—Ah! c'est vrai, fit Antoinette en souriant. Quand M. de Croix-Mesnil est ici, Fox ne veut pas me quitter...

—Il est jaloux, parbleu! s'écria Robert avec une grosse gaieté.

—Il n'y a pas de quoi, pourtant, répliqua doucement le baron, et des deux rivaux, le mieux traité par Mademoiselle n'est certainement pas l'homme...

—Allons, Croix-Mesnil, tout finira par s'arranger, mon cher enfant, dit le marquis. Rentrons au château et, après le déjeuner, je vous montrerai mon nouveau fourneau... Vous verrez, c'est une merveille!... Quand on a inventé un appareil aussi simple et destiné à être aussi fécond en résultats extraordinaires, il ne faut douter de rien... La Grande Marnière va reprendre prochainement son activité, et, cette fois, avec de tels progrès dans la fabrication de la chaux, que c'est la fortune certaine... Vous verrez! vous verrez!

Et il se frotta gaiement les mains, en trottinant du côté du château. Antoinette et la tante de Saint-Maurice échangèrent un rapide regard. Le cœur de la jeune fille se serra en entendant l'inventeur parler avec confiance de travail et de richesse, quand il était à la veille de l'expropriation et de la ruine.

Tout à sa fantaisie, le vieil enfant s'amusait de son jouet, quand la catastrophe, qui le menaçait depuis si longtemps, était devenue imminente. Combien la chute si inattendue allait lui paraître profonde et douloureuse! De quelle façon lui faire connaître sa situation exacte? Quels moyens employer pour lui porter un coup si cruel? Et, surtout, comment le rappeler à la raison, le guérir à jamais de sa folie, et obtenir de lui qu'il renonçât aux rêves qui étaient le principe même de sa vie, l'élément unique de son bonheur?

—Il faudra que nous allions ce soir à la fête, mes enfants, reprit M. de Clairefont... Nous laisserons tomber la chaleur du jour, et, après le dîner, nous descendrons tranquillement faire un petit tour d'une heure...

Le visage d'Antoinette se rembrunit.

—Croyez-vous que notre abstention serait mal interprétée, mon père? dit-elle avec contrainte. Ces assemblées sont vraiment sans intérêt pour nous... Qu'irions-nous y faire?

—Mais nous conformer à un usage... Moins que qui que ce soit, nous avons le droit de ne pas respecter les traditions.

—Sans doute, mais ce sera bien fatigant pour vous d'être au milieu d'une cohue, au travers de ce tumulte et de cette poussière, reprit Antoinette, qui frémissait à la pensée qu'un mot malveillant, une allusion indiscrète, pût révéler brutalement la vérité au vieillard.

—Oh! moi, ma fille, je ne tiens pas à sortir de Clairefont, et votre présence à vous autres jeunes gens suffira largement.

—Eh bien! donc, nous irons, dit la jeune fille avec empressement, et nous vous représenterons. De la sorte, vous pourrez être en repos... Et nul n'y trouvera à redire.

—Voilà qui va bien, mademoiselle la Sagesse, dit Honoré en souriant, et je suis heureux de te satisfaire... Je profiterai de la circonstance pour commencer une analyse chimique que je remets depuis quelque temps, dans la crainte de m'attirer des reproches.

—Eh! mon cher, s'écria aigrement la tante Isabelle, la dernière fois vous avez, avec les vapeurs qui sortaient de votre cabinet, noirci tous les cadres de la galerie... Et mon linge a senti mauvais pendant plus de quinze jours.

—C'est vrai, avoua le savant avec humilité; dans ma préoccupation, j'avais oublié d'ouvrir les fenêtres, et j'ai gâté quelques dorures... Mais je ferai bien attention cette fois.

Ils entraient dans la cour d'honneur. Le vieux Bernard, les apercevant, sonna cérémonieusement la cloche pour annoncer le déjeuner, et, s'approchant de son maître, avec un profond salut:

—Monsieur le marquis est servi...

—Allons, Antoinette, donne-moi ton bras.

Et, appuyé sur sa fille, comme il en avait l'habitude, avec plus de nonchalance câline que de réelle faiblesse, le vieillard, d'un pas traînant, se dirigea vers la salle à manger.

C'était le moment où Carvajan et Pascal, assis, tous deux, sans se parler, au rez-de-chaussée de la petite maison de la rue du Marché, agitaient de graves résolutions. L'un se proposant de resserrer les liens qui retenaient son fils près de lui; l'autre, de se dégager complètement des projets de son père et de s'éloigner.

La fête, interrompue, pour une heure, par le repas, avait fait trêve à ses rumeurs. Un soleil de plomb pesait sur la campagne, et, dans les arbres de la promenade, les oiseaux se taisaient, engourdis. À mi-pente du coteau de Clairefont, cependant, des clameurs s'élevaient à intervalles réguliers. Elles partaient de la grande salle de Pourtois, où, tous les ans, les compagnons charpentiers se réunissaient à déjeuner aux frais de Tondeur. Au dessert, qui se prolongeait fort avant dans la journée, il était d'usage de chanter des chansons, et chacun gaiement «y allant de la sienne», comme disait le marchand de bois, au milieu de la fumée des pipes et de la vapeur de l'alcool, le vacarme des refrains repris par l'assemblée entière montait dans un crescendo formidable. Puis, le lourd silence régnait pour quelques instants, la voix du soliste se perdant dans l'espace. Et le chœur des braillards reprenait, jetant à l'écho de la vallée les joyeux accents de la chanson gaillarde, ou les langoureuses modulations de la complainte sentimentale.

Auprès d'une fenêtre, dans le petit salon du château, Antoinette, travaillant à un ouvrage de broderie, prêtait l'oreille à ces lointaines vociférations. Elle surveillait le sommeil de son père qui, étendu sur un canapé, faisait la sieste. Le long de la terrasse, Robert et Croix-Mesnil marchaient en causant, pendant que Mlle de Saint-Maurice, armée de longs ciseaux, achevait dans les corbeilles un abatis de roses fanées. Brusquement, le jeune comte s'arrêta, et, jetant à son compagnon un regard décidé:

—Mon cher, à votre place, moi, je lui parlerais carrément. Il n'est rien de mauvais comme les situations fausses... Tout dépend d'elle... Vous savez combien nous vous aimons ici... S'il avait suffi que nous répondions: oui, vous seriez depuis longtemps le mari d'Antoinette... Mais cette jeune personne a son libre arbitre, et on ne lui fait pas facilement faire le contraire de ce qu'elle a résolu... Elle est bonne comme un ange, mais elle est entêtée comme un diable... Qui s'en douterait à la voir?...

Ils passaient devant la fenêtre, auprès de laquelle brodait la jeune fille. Ils s'arrêtèrent à la regarder. Elle penchait la tête, et, ne soupçonnant pas qu'on l'observait, laissait son visage exprimer librement sa profonde tristesse. Un mélancolique sourire glissa sur sa bouche, ses paupières baissées battirent, retenant difficilement une larme. Son ouvrage tomba de ses doigts, et elle resta renversée sur le dossier de sa chaise, songeant avec un air d'accablement. Son chien, couché à ses pieds, comme s'il eût compris l'agitation intérieure qui la bouleversait, leva sur elle des yeux humains, et lui poussa la main de son museau effilé. Elle, regardant le lévrier, lui prit la tête entre ses bras, et, cessant de se contenir, fondit en larmes. Le chien posa ses pattes sur les épaules de sa maîtresse, ses yeux brillèrent ainsi que des diamants noirs, et il poussa un sourd gémissement. Le marquis s'agita sur son canapé, près de se réveiller.

—Tais-toi, Fox, murmura la jeune fille, en lui montrant le vieillard. Laisse-le dormir... pendant qu'il est encore tranquille...

—Mon Dieu, elle pleure... Voyez-la, Robert, dit le baron avec émotion. Qu'est-ce que cela veut dire? Que se passe-t-il donc? Il faut absolument que je l'interroge, dussé-je encourir son mécontentement.

Il s'approcha de la fenêtre, au bas de laquelle son visage arrivait à peine, et s'apprêtait à parler, quand Antoinette, avec un fin regard, le doigt sur les lèvres, lui fit signe de se taire. D'un mouvement de tête alors, il lui montra le parc, lui demandant d'y venir. Elle se leva silencieusement, et, légère comme un sylphe, après avoir jeté un dernier regard sur son père qui dormait toujours, souriant à quelque rêve heureux, elle sortit.

Le baron lui offrit son bras qu'elle prit, et, lentement, ils descendirent dans le parc.

Le soleil déclinait à l'horizon, et, sous les grands hêtres, l'ombre était tiède et parfumée de senteurs de mousse. Les cigales criaient sans répit dans les gazons brûlés, et les fleurs des massifs tendaient vers le couchant leurs tiges avides de la rosée du soir. Un banc de pierre, encore chaud du brûlant midi, s'offrit aux deux jeunes gens. D'un commun accord ils s'assirent. Antoinette comprit qu'elle ne pouvait plus reculer devant les questions que son fiancé avait si discrètement retardées. Elle leva vers lui ses yeux encore humides, le vit troublé, inquiet, et avec un élan de cœur, elle lui tendit la main. Il la serra, et, regardant la jeune fille avec tendresse:

—Me la donnez-vous pour que je la garde? dit-il doucement.

Elle ne répondit qu'en secouant tristement la tête.

—Voyons, chère Antoinette, reprit-il, depuis plusieurs mois, je vois que vous avez beaucoup changé à mon égard. Vous m'accueillez avec contrainte, vous me traitez avec froideur... J'en ai beaucoup souffert sans vous le dire... Je n'ai pas une nature expansive. Vous ne m'entendrez pas, comme certaines gens que j'envie, me répandre en protestations chaleureuses... Je sais bien que j'y perds, que je dois paraître glacé, et que je puis passer pour indifférent... Mais mes sentiments, pour être, contenus, n'en sont pas moins vifs, et soyez certaine que je suis de ceux dont le cœur ne change jamais...

Sa voix tremblait en parlant, et une flamme était montée à ses joues. Il poursuivit:

—Lorsque j'ai obtenu de M. de Clairefont et de vous l'espoir que je deviendrais votre mari, j'en ai été profondément heureux... Je vous aimais, je vous connaissais bonne et tendre: je vous avais vue auprès de votre père... Je savais que celui dont vous seriez la femme mériterait qu'on l'enviât entre tous. Cependant, quand vous avez ajourné la réalisation de notre projet, quelque chagrin que j'en dusse ressentir, j'ai obéi à voire volonté. Il m'a semblé alors que je ne pouvais vous prouver mieux mon amour que par ma patience et ma fidélité. Aujourd'hui, je me demande si je n'ai pas fait un mauvais calcul. Peut-être l'explosion d'un violent désespoir, les ardentes récriminations d'un amour-propre blessé eussent-elles pu vous émouvoir davantage et vous amener à céder... Je n'ai pas cru devoir fausser mon caractère, j'ai souffert en silence, au risque de me faire juger peu épris, et j'ai l'amer regret de penser que, peu à peu, j'ai laissé s'effacer et se perdre vos bonnes dispositions pour moi...

—Non, ne le croyez pas, dit Mlle de Clairefont avec force. Ne m'accusez pas plus d'oubli que je ne vous ai accusé de froideur... Les circonstances seules, fatales, désolantes, ont tout fait...

Elle s'arrêta un instant, comme si elle hésitait à parler, puis, prenant sa résolution, elle continua d'une voix étouffée:

—En un jour, la situation dans laquelle je me trouvais a été si gravement changée, que je ne devais plus consentir à vous épouser. Vous dire la vérité, c'eût été vous mettre dans l'obligation de passer outre, ou de vous retirer d'une façon qui pouvait vous paraître humiliante. Par délicatesse, je ne l'ai pas voulu... Nous avons joué tous les deux le même rôle, nous avons eu une abnégation pareille, une dignité égale, et nous en avons été bien mal récompensés l'un et l'autre, puisque je vois que vous souffrez, et que je ne puis rien pour vous consoler.

—Quoi! rien? dit le jeune homme avec douleur. Mais qu'y a-t-il donc de si grave, que ni vous ni moi ne puissions y remédier?...

Il fit un geste de désespoir.

—Ah! le vrai, le seul motif, c'est que vous ne m'aimez pas! Si votre cœur m'appartenait, vous n'auriez pas tant consulté votre raison.

—J'ai pour vous une affection profonde, et qui sera inaltérable, dit Antoinette.

—Une affection de sœur... Ce n'est pas celle que j'attendais de vous.

—Une affection qui me faisait vous tendre la main avec confiance et joie.

—Mais qui n'a pas été la plus forte, cependant, et m'a sacrifié...

—À une affection plus ancienne, plus impérieuse, celle que j'ai pour mon père.

—Eh! ne l'aimiez-vous pas assez déjà? s'écria le jeune homme avec jalousie.

—La tendresse d'un enfant pour son père ne doit pas connaître de limites, répondit la jeune fille avec exaltation. Mais, pour que vous montriez tant d'insistance, il faut que vous n'ayez rien remarqué, rien compris de ce qui se passe ici? Vous n'avez donc pas vu, depuis deux ans, la ruine s'étendre plus profonde et plus irréparable chaque jour dans notre maison? La lugubre comédie qui se joue depuis tant de mois, sous les yeux de mon père, vous a donc échappé? À force de sacrifices, nous avons fait face à tous les besoins. Mais, aujourd'hui, c'est fini. Les derniers restes de notre fortune ne nous appartiennent pas: on peut demain nous expulser d'ici... Nous nous y attendons, car celui qui nous poursuit se montrera inflexible... Cet effondrement, mon père ne le soupçonne pas encore. Il eût été inutile de lui montrer le résultat de ses fautes, puisqu'il était incapable d'y remédier... C'est un vieil enfant que nous avons gâté, exagérément peut-être, mais qui mourrait si nous n'étions pas là pour le faire vivre dans une atmosphère de bonheur factice... Vous le voyez, j'ai charge d'âme... Pouvais-je consentir à vous faire partager ma servitude?

—C'est pourtant ce que j'aurais voulu, et ce que je veux encore. Vous êtes pauvre, eh bien, je suis riche pour deux... J'aimerai votre père autant que vous l'aimez vous-même... Il aura un fils de plus pour le choyer et le servir... Avec ce que je possède, nous rétablirons ses affaires, et nous relèverons votre fortune ébranlée.

—Jamais! s'écria Mlle de Clairefont. Ah! voilà ce que je craindrais par-dessus tout! Vous ne connaissez pas l'égoïsme inconscient de l'inventeur!... Convaincu de l'excellence de sa découverte, il n'hésite pas à sacrifier tout à un avenir chimérique... Mon père a jeté de l'or dans ses creusets, et qu'a-t-on retrouvé? Des cendres! Vous entraîner avec nous? Je me le reprocherais comme un crime. Nous avons le droit de nous faire tout le tort possible à nous-mêmes; mais permettre qu'un étranger devienne victime de nos erreurs, cela, je n'y consentirai pas!

—En me repoussant, vous me faites bien plus de mal, vous le savez... Mais si vous ne songez pas à moi, au moins songez un peu à vous... Qu'allez-vous devenir?

Antoinette demeura un instant pensive. Elle parut réfléchir une fois encore à la grave détermination qu'elle devait prendre. Libre de se décider, elle avait entre les mains le sort de sa vie entière. D'un côté, le célibat, et l'existence à jamais désenchantée. De l'autre, le mariage, et toutes les promesses de l'avenir. Elle n'hésita pas, et, montrant à M. de Croix-Mesnil un visage rayonnant d'une paisible sérénité:

—Je vais devenir une vieille fille...

Et comme le jeune homme ouvrait la bouche pour supplier encore:

—Plus un mot, je vous en prie... Soyez généreux, n'augmentez pas mes peines, en me découvrant plus complètement les vôtres. Je garderai de vous le plus tendre souvenir... Mais vous, maintenant, votre devoir est de m'oublier... Je vous rends votre parole... Partez demain et allez tout dire à votre père... Il approuvera, j'en suis sûre, mes scrupules, et vous encouragera à l'obéissance que je vous demande.

—Et qu'il m'est impossible de vous promettre... N'exigez pas de moi plus que je ne puis raisonnablement faire... Avez-vous pu penser que je consentirais à m'éloigner et à ne plus vous revoir?

—Je ne l'ai pas pensé, et j'ai même espéré que votre amitié me dédommagerait de tout ce que je perds en renonçant à être votre femme.

—Je suis à vous tout entier, vous le savez bien. Je vous sais un gré infini d'avoir été avec moi franche et loyale. Mais ne prenons l'un et l'autre aucune résolution définitive. Réservons l'avenir... Qui sait si la situation ne changera pas et si nous ne pourrons pas revenir à ces projets qui m'étaient si chers?... Ne dites plus: jamais; dites: actuellement. Laissez-moi un espoir, si faible qu'il soit... Je m'y attacherai, et il m'aidera à supporter tout ce que votre résolution a de douloureux pour moi.

Elle se leva sans répondre, et prenant le bras qu'il lui offrait, lentement, elle revint vers la terrasse.

Le soir descendait, et une buée légère s'étendait sur la vallée. La fête était alors dans toute son animation, et les accords violents d'une musique de saltimbanques, dominant les rumeurs de la foule, montaient jusqu'à la colline. Des détonations éclataient d'instants en instants, et la lueur des coups de feu rayait le ciel assombri. La cloche de la loterie en plein vent tintait à coups pressés, appelant les curieux. Et une poussière blanche s'élevait par tourbillons du côté du champ de foire, sous le passage désordonné des bestiaux qu'on emmenait.

—Tous ces gens-là s'amusent, dit Mlle de Clairefont, en montrant à son compagnon le faubourg de La Neuville, noir de monde...

—En tout cas ils en ont l'air...

—Il faut que nous fassions comme eux, car nul ne doit se douter que nous sommes tristes.

Le marquis venait à leur rencontre, avec la tante Isabelle.

—Eh bien! mes enfants, dit le vieillard, n'y aura-t-il plus de difficultés et êtes-vous tombés d'accord?

—Oui, mon père, répondit Antoinette d'une voix tranquille. Tout est arrangé. Ne gardez aucun souci.

Elle adressa à M. de Croix-Mesnil un tendre sourire, et, lui serrant la main, elle s'efforça de lui faire partager sa vaillance et sa résignation.


VI

Il était huit heures, et dans la salle de danse construite par Pourtois, une foule animée et bruyante se pressait. Sur une longueur de cinquante mètres, et sur une largeur égale, le gazon avait été couvert d'un plancher par les soins de Tondeur. Des poutres soutenant une immense couverture en toile goudronnée se dressaient, supportant des écussons en carton peint, décorés à leur centre du chiffre R.F. et ornés de drapeaux. Cinq lustres en fer-blanc, garnis de lampes à réflecteurs, répandaient une violente clarté. Des banquettes couvertes de housses en calicot rouge entouraient ce vaste espace. À l'un des bouts, sur une étroite estrade, se tenaient les musiciens, attendant qu'un geste de Pourtois leur donnât le signal des danses. À l'autre, séparée du reste de la salle par une balustrade, une tribune, faisant face à l'entrée, avait été réservée pour les autorités. Trois fauteuils de velours entourés de chaises étaient rangés sous un buste en plâtre de la République, logé dans une niche faite de branchages verts. Des portes ouvertes dans la partie gauche de la tente mettaient la salle en communication avec le jardin du cabaret, éclairé par des lanternes vénitiennes dont la chaleur faisait crépiter les bois des tonnelles.

La maison, les bosquets, tout était plein, un cercle de buveurs entourait chacune des tables, la fumée des cigares et des pipes montait dans la clarté des illuminations, et le vacarme, commencé dès le matin, continuait, avec un peu plus d'enrouement des braillards, et un peu plus d'abrutissement des ivrognes.

Par moments, des disputes éclataient, avec des vociférations, comme si on allait s'égorger; alors, la petite Mme Pourtois paraissait, sèche et raide dans sa robe de fête. En trois phrases, elle mettait les mutins à la raison:

—Si vous voulez faire du tapage, il faut sortir... Nous manquons de tables... De la tenue, ou dehors! Ici il n'y a que des gens comme il faut!...

Et les plus enragés obéissaient à cette parole tranchante et décidée. D'autant plus que, derrière Mme Pourtois, se profilait, dans la demi-obscurité du jardin, la carrure athlétique d'Anastase, son cousin, le couvreur de La Neuville, qui venait chez ses parents, dans les grandes circonstances, donner un coup de main, et cueillait un ivrogne sur sa chaise aussi facilement qu'une pomme sur une branche.

Pourtois, saucissonné dans un habit noir, et luisant d'émotion et de chaleur, allait de la porte d'entrée aux groupes déjà installés sur les banquettes, plaçant les dames, souriant aux «demoiselles», et poussant les pères du côté du cabaret. Sa voix aiguë dominait le tumulte et, surexcité, le gros homme s'épongeait le front avec la serviette que, par habitude, il avait gardée à la main.

Au pied de la tribune officielle, il rangeait les gros bonnets de l'arrondissement, les riches fermiers de la plaine, et les forts meuniers de la vallée. De bons rires pesants et satisfaits s'élevaient à chaque arrivée, les hommes se donnant des poignées de main à se démancher l'épaule, et les femmes minaudant avec une affectation de grande distinction. Les jeunes filles se jetaient au cou les unes des autres, pâlissant de dépit si leur toilette était écrasée par l'élégance supérieure d'une rivale. Elles s'étaient réunies en un petit cercle et, là, caquetaient à qui mieux mieux sur le compte des nouveaux arrivants. Des méchancetés noires étaient échangées par ces innocentes.

—Ah! ma chère, que je suis contente de vous rencontrer!... Regardez Mlle Delarue. Est-elle fagotée ce soir! Et sa mère, qui est habillée avec un vieux rideau!...

—Ne m'en parlez pas... On dit que le fils Levasseur, qui devait l'épouser, a repris sa parole... Du reste, les Delarue sont très bas en ce moment: ils ont vendu la moitié de leur troupeau...

—Ah! voici Véronique Auclair!... Voyez donc ses pieds!... On ne se chausse pas avec des souliers blancs quand on a des pieds comme ceux-là!

—Quel beau pendant de cou vous avez là!... Est-ce qu'il est ancien?

—Oui, c'est mon père qui l'a découvert à Rouen, près du Gros-Horloge, chez un marchand de curiosités.

—Vous savez que Pourpied, le notaire de Saint-Frambert, va «manquer». Voilà un malheur pour cette pauvre Clémence!...

—Ah! elle faisait trop sa chipie depuis qu'elle avait épousé un notaire... Elle ne nous reconnaissait plus quand elle était en voiture!...

—Est-ce que M. et Mme la comtesse d'Édennemare paraîtront au bal?

—Oh! non. Ils ne sortent pas cette année... à cause de la maladie de la grand'mère... Mais le jeune vicomte Paul m'a dit hier qu'il viendrait pour moi... Quel bon danseur, ma chère!...

—Ce qu'il a fait le mieux danser jusqu'ici, ce sont les écus de son papa!...

—Les Leglorieux sont arrivés... Les voyez-vous assis là-bas, à gauche?... La grande Félicie va se donner le torticolis à agiter sa tête de jument...

—Vous savez qu'il est question pour elle du «jeune homme» à M. Carvajan?...

—Laissez donc!... Elle n'est pas assez riche... Le maire de La Neuville a des mille et des cents... Il voudra une demoiselle de Paris!... Eh! justement, le voici avec son fils.

Pourtois s'était élancé au-devant de son patron, bousculant tout le monde, et lui faisant les honneurs avec un empressement courtisanesque. Il avait voulu le conduire à la tribune des autorités. Mais le banquier, plus sombre que de coutume, avait écarté le gros homme et, prenant le bras de Pascal, qui marchait derrière lui, il avait affecté de se confondre dans la masse des assistants.

—Tout à l'heure, Pourtois. C'est bon, mon ami, ne vous occupez pas de moi... Je désire faire un tour avec mon fils... Il sera toujours temps d'être en représentation officielle...

Et il avait laissé le poussah tout décontenancé. Il se proposait de bien affirmer, sous les yeux de Pascal, l'importance qu'il possédait maintenant. Il prétendait lui faire compter les courbettes et les génuflexions auxquelles condescendaient les gens les plus considérables du pays. Il voulait enfin se manifester à lui dans toute la redoutable grandeur de son omnipotence.

—Il faut, mon cher enfant, que tu refasses connaissance avec tous ceux que tu as perdus de vue depuis dix ans. Il ne convient pas que tu te tiennes à l'écart avec l'air d'un sauvage. Montre, je t'en prie, un gracieux visage à tous ces anciens amis, qui se souviennent de ta mère et qui te parleront d'elle...

Le cœur de Pascal se serra à ces mots, et le pâle visage de la morte passa devant ses yeux. Elle, la pauvre femme reléguée au fond de cette sombre maison, où elle avait langui étiolée et mélancolique, comme une fleur sans jour et sans air, elle, des amis qui avaient gardé son souvenir? Dérision amère, ou plutôt audace incroyable! Carvajan avait-il donc si bien oublié le passé, qu'il pût, sans crainte d'évoquer dans l'esprit de son fils des pensées dangereuses, parler de cette martyre? Des amis, ces hommes et ces femmes qui s'agitaient autour de lui, endimanchés, prétentieux, lourds, grotesques, choquant toutes les délicatesses de son esprit cultivé? Quel lien pourrait jamais exister entre lui et ces gens-là?

En passant, son père les lui présentait et, avec complaisance, énumérait les qualités et les titres de chacun, soupesant les fortunes et évaluant les influences. Toutes les mains se tendaient vers le Maire et si, dans les yeux de quelques-uns, Pascal devinait une secrète contrainte, l'empressement apparent de l'accueil trahissait plus complètement la dépendance dans laquelle le tyran de La Neuville tenait tous ses sujets.

Accentuant sa rudesse et sa froideur, Carvajan le prenait de plus haut avec les riches et les importants. Il éprouvait un plaisir raffiné à faire peser sa lourde main sur les chefs des plus considérables familles terriennes de la contrée. Et, malgré lui, le jeune homme ne pouvait se défendre d'admirer l'orgueil de ce parvenu qui, parti de si bas, dominait maintenant tous ceux qui le dédaignaient autrefois. On l'entourait, on le flattait, on le patelinait.

—Cher monsieur Carvajan!... Quel aimable jeune homme que monsieur votre fils!... Est-ce que nous n'aurons pas le bonheur de vous posséder un de ces jours?... Vous savez que chez nous, vous êtes chez vous...

Le banquier ne s'arrêtait dans aucun groupe, continuant gravement sa marche triomphale, avec l'air d'un souverain qui passe en revue les dignitaires de sa cour et s'offre à l'adoration universelle. Cependant, arrivé devant les Dumontier et les Leglorieux, il fit une pause et manifesta quelque amabilité. Son cortège l'avait entouré et, dans ce coin de la salle de danse, on se bousculait, tandis que partout ailleurs on circulait à l'aise. Carvajan, ayant jeté sur ses courtisans un regard hautain, se tourna vers Pascal.

—Il me semble que nous sommes un peu serrés, dit-il. Et pour la première fois de la soirée, sa lèvre eut un pli qui pouvait passer pour un sourire.

—N'est-ce pas ainsi partout où vous êtes, mon cher Carvajan? s'écria avec adulation le père Leglorieux.

—Parbleu! si tous ses futurs électeurs étaient ici, ce serait bien autre chose, ajouta le beau-frère Dumontier.

—Il faudrait alors, pour les contenir, la place de la mairie... Et encore!... insinua Fleury qui arrivait. Mesdames, Messieurs, votre serviteur bien humble... Pourtois... une chaise pour M. le maire... Vous êtes là comme un extatique à le considérer, et vous ne pensez seulement pas à le faire asseoir.

Le poussah s'élança avec une vélocité extraordinaire et revint portant un siège.

Fleury, rasé de frais, ses cheveux bourrus enduits d'une pommade qui les faisait briller comme des fils de fer, sa chemise déjà fripée et sa cravate blanche roulée en corde, parut plus repoussant encore dans sa toilette de cérémonie. Il souriait de ce sourire affreux qui découvrait ses dents noires, et s'efforçait d'attirer l'attention de Pascal, immobile et silencieux.

—Eh! eh! il va falloir, en fait d'électeurs, penser aux élections qui approchent, reprit Dumontier aîné. Le renouvellement du Conseil général tombe cette année, et je suppose que nous allons nous entendre pour ne pas nous laisser rouler comme nous l'avons encore été il y a sept ans.

—Sauf votre respect, monsieur Dumontier, dit Pourtois, qui se hasarda à prendre la parole... si M. le maire veut se porter cette fois je réponds de l'affaire... J'ai Clairefont, Couvrechamps, La Saucelle et Pierreval dans la main... sans parler des faubourgs de La Neuville. Tondeur apportera les voix des gens de la forêt... Quant à la vallée, c'est votre affaire à vous et à M. Leglorieux... Tenons-nous bien, et nous aurons une belle majorité... C'est moi qui vous le dis... Et on sait que je m'y connais... Le vieux hibou de là-haut n'a plus qu'à dénicher!

La voix de crécelle du poussah monta de deux tons, et passa à l'aigu sur cette affirmation insolente...

—Et la députation viendra après, ajouta Fleury. Toute chose en son temps...

La figure basanée de Carvajan devint d'un rouge sombre. Ses yeux brillèrent sous ses sourcils grisonnants. Il eut une courte palpitation. Mais il était trop maître de lui pour laisser percer sa joie. Il fit un geste insouciant, et, d'une voix sèche:

—Nous verrons bien. Le moment est mal choisi pour former de tels projets... D'ailleurs, il faut s'attendre à de l'opposition.

Du regard, il montra le coin opposé de la salle dans lequel, comme d'instinct, s'étaient isolés les représentants de l'aristocratie provinciale. Mme de Saint-André venait d'arriver avec son fils et ses trois filles. Le vieux marquis de Couvrechamps, qui avait commandé les mobiles pendant la guerre et s'était montré si énergique au combat de Buchy, était entouré de plusieurs de ses anciens soldats devenus des pères de famille, mais qui, rentrés dans le calme et la sécurité, avaient plaisir à se souvenir des jours de misère et de danger. Le petit vicomte d'Édennemare s'empressait auprès de la jeune Mme Tourette, dont le mari, agent de change à Paris, avait récemment acheté la magnifique terre de La Barellerie, à deux lieues de La Neuville. La baronne douairière de Sainte-Croix était le centre d'un petit cercle qu'elle tenait sous le charme de sa conversation.

Entre ces deux groupes, celui où triomphait Carvajan et celui que formaient les grands propriétaires de l'arrondissement, éclatait un violent contraste. D'un côté, on avait fait toilette comme pour une noce. De l'autre, on avait affecté de s'habiller avec simplicité. Les uns montraient que l'assemblée étant l'unique occasion de s'amuser qui se présentât à eux, ils avaient voulu y paraître dans leurs plus brillants atours. Les autres prouvaient qu'ils n'étaient venus que pour jeter un coup d'œil, et, comme disait Mme de Saint-André, honorer la fête de leur présence.

Cependant, l'espace vide qui s'étendait entre ces deux camps était fréquemment traversé par quelque gros fermier qui allait offrir ses hommages à son propriétaire. Le vieux marquis de Couvrechamps tendait à ses tenanciers, qu'il tutoyait tous, les ayant vus naître, une main fluette qu'ils prenaient avec précaution du bout de leurs gros doigts. Et les dos énormes se courbaient devant le gentilhomme universellement aimé et respecté.

Pascal, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, sourd aux flatteries des partisans de son père, aveugle à leurs sourires, s'était adossé à un des mâts qui soutenaient la tente, et, dirigeant son regard sur la faction rivale, y avait inutilement cherché celle qui était son unique préoccupation. Il attira promptement l'attention de la douairière de Sainte-Croix qui, se penchant vers le jeune et élégant M. Tourette:

—Qui est donc ce beau garçon que je vois là-bas dans la cohue des caudataires du sieur Carvajan?...

—Mais, baronne, c'est son fils...

—Tiens! il n'en a pas trop l'air... Il est vraiment bien!

—Et, de plus, c'est un homme d'un réel mérite, reprit l'agent de change. Il s'est employé récemment à aplanir les difficultés qui s'élevaient entre le Nicaragua et la Compagnie du canal de Panama... Il paraît qu'il s'en est tiré avec beaucoup d'habileté. Il avait auparavant mené à bien des négociations financières et industrielles au Chili et au Pérou, débrouillé des affaires très compliquées. On a été enchanté de ses services et, quoiqu'on les ait payés très cher, je sais qu'on lui a, en plus, gardé de la reconnaissance.

—Il paraît s'assommer supérieurement.

—Il fait tout avec supériorité.

Un mouvement se produisit dans l'assistance, et les têtes se tournèrent du côté de l'entrée. Escorté de son secrétaire général, le sous-préfet arrivait. Pourtois s'était élancé au-devant de lui. Il le conduisit, avec des révérences, jusqu'à Carvajan, dont le prestige s'augmenta de la déférence que lui marquait le fonctionnaire.

Le maire parut en ce moment le véritable roi de la fête. C'était lui qui dominait tout et qui pouvait imposer sa volonté à tous. Il eut une minute d'enivrement et, jouissant de son triomphe, il recommença sa promenade autour de la salle, pour faire les honneurs au préfet. La musique, sur l'ordre de Pourtois, s'était mise à jouer et, par toutes les ouvertures donnant sur les jardins, des curieux apparaissaient, regardant, sans quitter leur verre, ce tableau animé.

Carvajan était à la moitié de son parcours, lorsque la portière de toile rayée bleu et blanc, qui donnait accès dans la salle, se souleva et, donnant le bras à sa sœur, Robert de Clairefont entra. Derrière les jeunes gens, à vingt pas en arrière, venaient la tante de Saint-Maurice et M. de Croix-Mesnil.

Comme si le hasard eût voulu accuser bien nettement l'antagonisme, en face de Carvajan entouré de tous ceux qui, par passion ou par intérêt, étaient disposés à le soutenir, les enfants du marquis s'avançaient seuls.

Pascal, avec une horrible anxiété, les vit, lancés les uns contre les autres, ainsi que des combattants prêts à en venir aux mains. Son cœur cessa de battre dans sa poitrine, et toute sa vie fut, pendant quelques secondes, concentrée dans ses regards. Il souhaita que la salle entière s'abîmât, il rêva un cataclysme soudain qui pût empêcher cette horrible situation d'aller jusqu'au dénouement. Il pensa à s'élancer sur son père, qu'il apercevait, ricanant avec un air de bravade, à le saisir, à l'entraîner bien loin. Tout lui parut préférable à ce qui se préparait.

Après un léger temps d'arrêt, les antagonistes avaient repris leur mouvement. Robert, le front haut, ne déviait pas d'une ligne dans sa marche. Il allait droit à Carvajan et, sur son visage énergique, il était facile de lire la résolution de ne point reculer d'un pas. Antoinette, devenue soudainement pâle, pressait le bras de son frère, essayant de le détourner de la direction du groupe officiel. Mais l'athlétique Robert, sans même faire un effort, entraînait la jeune fille. Carvajan, baissant son front, noir de haine, pareil à un taureau qui fonce sur son adversaire, avançait toujours.

—Robert, je t'en prie! murmura Antoinette.

—Laisse, dit le jeune comte les dents serrées. Il nous cédera la place ou je lui passe sur le corps.

Et, fixant sur leur ennemi des yeux étincelants, il marcha droit sur lui.

Déjà, au milieu d'un silence effrayant, ce choc, dont on ne pouvait prévoir les conséquences, allait se produire, quand, bien innocemment, le sous-préfet sauva la situation. Apercevant Mlle de Clairefont qui était arrivée tout près de lui, il fit un geste d'admiration et, s'écartant du maire, il s'inclina avec politesse. Antoinette, étouffée par une horrible angoisse, respira en voyant l'espace libre. Elle ne put se défendre d'adresser un reconnaissant sourire au fonctionnaire. Et, passant à côté de Carvajan, tremblant de colère contenue, elle gagna à pas pressés le coin où tous les amis de son père étaient réunis. Carvajan s'était retourné, les suivant encore du regard. Il entendit un profond soupir auprès de lui et, levant les yeux, il découvrit Pascal, blême de l'horrible émotion qu'il venait d'éprouver.

—Qui est donc cette charmante personne? demanda alors le sous-préfet à son guide, en ajustant son lorgnon pour mieux voir.

—C'est Mlle de Clairefont, dit Carvajan avec une sombre ironie... Et vous venez, monsieur le préfet, de lui faire un accueil flatteur auquel elle ne s'attendait guère.

—Bah! reprit gaiement le fonctionnaire... c'est une jolie femme... Je combattrai le père sur le terrain politique... mais, en attendant, je réclame le droit d'admirer la fille.

—Pas de trop près, cependant, si vous ne voulez pas avoir maille à partir avec le jeune sanglier qui l'accompagne... Tenez, voyez ce qu'il fait...

Arrivé au milieu du petit cercle aristocratique, Robert s'était inquiété de faire asseoir sa tante et sa sœur. Sur les banquettes, déjà, on se trouvait à l'étroit. Dans un angle avoisinant la tribune officielle, la douairière de Sainte-Croix s'était installée et, avec de grandes protestations d'amitié, s'efforçait de retenir auprès d'elle Mlle de Clairefont et la tante de Saint-Maurice. M. de Croix-Mesnil parlait d'aller chercher deux chaises dans le jardin, lorsque Robert, avisant les sièges d'apparat destinés aux notabilités de La Neuville, dit à voix haute:

—Mais voilà bien notre affaire... Des femmes assises sur de la paille, pendant que le Conseil municipal se carrerait sur du velours? Ce serait invraisemblable!

Et, allongeant le bras par-dessus la balustrade, il prit les deux chaises qui entouraient le fauteuil d'honneur. Un rire étouffé courut dans le groupe à cet acte audacieux. Pourtois, stupéfait, regardait alternativement le maire et le jeune comte, hésitant entre le désir de complaire à Carvajan et la crainte de mécontenter Robert. Les confédérés, silencieux, attendaient, se demandant si leur chef allait se laisser ainsi braver ouvertement. D'un coup d'œil impérieux, le maire commanda à ses partisans l'immobilité et le silence. Et, se tournant vers le sous-préfet, il dit assez haut pour être entendu:

—Il convient, je crois, de donner l'exemple de la modération et de la patience... Car, si nous répondions aux provocations de M. de Clairefont, il pourrait se produire des conflits qui attristeraient cette fête... Tenons donc les actes de ce jeune homme pour non avenus...

Il ajouta, d'une voix plus basse:

—Du reste, de fâcheuses habitudes d'intempérance l'ont rendu un peu fou, et il n'est pas toujours maître de lui-même...

—Cette tribune vide, quand on se presse partout, est d'un mauvais effet, ajouta le fonctionnaire... Faites-la donc occuper par des dames.

—Vous avez raison...

Fleury et Pourtois s'étaient déjà élancés et, triomphantes, les dames Dumontier et Leglorieux s'avançaient vers la tribune.

—Voilà qui va bien, fit ironiquement la douairière de Sainte-Croix, et les choses sont dans leur ordre...

—Si nous allions faire notre cour à Mme Dumontier? proposa le beau d'Édennemare...

—Le grand-père Dumontier a assez fait la nôtre, quand il était domestique chez ma mère, répliqua aigrement Mme de Saint-André.

—Comme disait la maréchale Lefebvre, sous le premier Empire: «Maintenant, c'est nous qui sont les princesses!...»

—Ces bourgeoises de La Neuville sont horribles! s'écria Robert... Et s'adressant aux jeunes gens qui l'entouraient: Si vous voulez, tout à l'heure, pour leur faire pièce, nous irons inviter les petites paysannes et nous mènerons le bal avec elles?...

—Il y en a d'assez gentilles pour que ce ne soit pas un sacrifice, dit le jeune Tourette, en lorgnant Rose Chassevent qui entrait, suivie du Roussot.

Dans ses habits du dimanche, l'ouvrière s'avançait avec une grâce libre et souriante. Elle était vêtue d'une robe de cretonne à petits bouquets, ouverte devant et garnie d'un petit fichu de mousseline noué au corsage avec des rubans bleus. Ses manches courtes laissaient voir son avant-bras potelé, recouvert d'une haute mitaine. Elle était coiffée avec ses beaux cheveux blonds, sans un bijou et sans une fleur. Elle portait à la main une écharpe dont elle avait enveloppé sa tête pour venir.

Le berger, ébloui par l'éclat de la lumière, comme un hibou par le jour, marchait derrière elle, ne la quittant pas. Il était tout battant neuf, ainsi qu'il l'avait annoncé à la jeune fille, et sa blouse d'alpaga grisâtre était attachée par une agrafe en argent. Il avait essayé de se peigner, et ses cheveux rouges, habituellement incultes, séparés sur le front, donnaient à son visage, criblé de taches de rousseur, une expression à la fois grotesque et effrayante.

—Quel est ce monstre qui emboîte le pas à cette charmante enfant? demanda le vicomte d'Édennemare.

—Le berger de Clairefont, un innocent qui a été élevé à la ferme, répondit Robert.

—Singulier page qu'elle s'est donné là!

Rose, apercevant Antoinette, s'était approchée d'elle et, l'air riant, elle écoutait les compliments que la jeune fille lui adressait sur sa mise.

—Mais, Mademoiselle, c'est une robe à vous que j'ai sur le corps... Ne la reconnaissez-vous point? Vous me l'avez donnée au printemps... J'ai changé la façon, comme de juste, car une fille de ma condition ne porte pas des effets tournés comme ceux de ses maîtres... Elle me fait honneur, vous voyez... et elle a encore bon air!

—C'est toi qui l'embellis, ma petite, dit Mlle de Clairefont avec un sourire indulgent. Allons, va, et amuse-toi bien, mais ne danse pas trop tard... car tu sais que j'ai besoin de toi demain matin.

—Oh! soyez tranquille, Mademoiselle, je ne me ferai pas plus espérer que d'habitude.

—Et tâche de ne pas garder toute la soirée ton chien de berger cousu à ta jupe, s'écria la tante de Saint-Maurice... C'est un épouvantail à danseurs, que ce garçon-là!...

—Oh! Mademoiselle, je vais le confier au père Chassevent.

—Qui va le faire boire... Alors, dans une heure, il ne saura plus reconnaître sa main droite de sa main gauche.

—Bah! dit la fille avec un sourire... Et puis, pourvu qu'il me laisse tranquille!... Je lui ai cependant promis de danser une fois avec lui... Chose promise, chose due!...

Elle s'éloigna en balançant sa jupe, suivie du regard par tous les hommes que captivait le charme puissant de sa jeunesse épanouie.

Il était huit heures, et la tribune officielle s'était complétée par l'arrivée du Receveur de l'enregistrement, du Juge de paix et de sa femme, présidente de l'Œuvre des crèches laïques. Le capitaine de gendarmerie, en grand uniforme, venait de faire un tour dans le cabaret, d'où les cris alarmants d'une effroyable dispute s'étaient subitement élevés. L'air devenait plus lourd, de fortes odeurs de vin chaud passaient, apportées du jardin par le vent du soir, et le bruit des conversations plus animées montait, dominant par instants les flonflons de l'orchestre.

Au milieu de ce mouvement, de cette chaleur et de ce tumulte, Antoinette restait silencieuse et préoccupée. À deux reprises déjà, M. de Croix-Mesnil, lui ayant adressé la parole, avait à peine reçu une réponse distraite. La jeune fille paraissait indifférente à ce qui l'entourait et, les yeux baissés, elle songeait.

Dès son entrée, le premier visage qui lui était apparu avait été celui de Pascal. Au moment où Carvajan et Robert, décidés l'un et l'autre à ne pas se céder le pas, avaient failli si gravement se heurter, elle avait vu pâlir le jeune homme. Elle comprit qu'il partageait son horrible anxiété. Cette communauté de souffrance l'avait vivement impressionnée. Avait-elle en lui un compagnon de malheur? Et devait-elle, sous peine d'être injuste, l'affranchir de l'exécration à laquelle elle avait voué tout ce qui portait le nom de Carvajan?

Elle avait levé les yeux timidement de son côté. Il était debout, les bras croisés, sombre, au milieu de cette fête, lui, le fils du vainqueur, autant qu'elle, la fille du vaincu. Que se passait-il donc dans cette âme?

Comme s'il eût senti peser sur lui l'attention de Mlle de Clairefont, Pascal releva la tête, et leurs regards se rencontrèrent. Ce fut lui qui se détourna aussitôt, après une inclinaison si respectueuse qu'elle ressemblait à un prosternement. Puis, à pas lents, il s'éloigna et disparut, semblant dire à la jeune fille: Vous me haïssez, mais je vous vénère; ma présence peut vous causer une gêne ou un déplaisir; aussi, je me tiens à l'écart. Que pouvait-il faire de mieux, n'ayant pas le droit d'approcher, que de lui témoigner de loin sa fervente adoration? Il y avait plus de tendresse dans cet effacement volontaire que dans les protestations les plus passionnées.

Un coup de coude que lui donna sa tante ramena la jeune fille au sentiment des choses réelles. Un brouhaha s'était élevé dans la salle. Des couples passaient affairés, se croisaient, et engageaient des colloques animés. Dans la tribune des autorités, Carvajan, debout auprès de Mme Leglorieux très actionnée, fouillait du regard les rangs tumultueux de la foule, et Félicie, rouge jusqu'au milieu de la poitrine, piétinait avec impatience.

—Où ce diable de garçon peut-il être passé? murmura le maire avec irritation. Il était là, il n'y a pas cinq minutes...

—Même, il n'avait pas l'air de s'amuser, ajouta d'un air dépité l'héritière des Leglorieux.

—Il trouvait sans doute qu'on tardait à danser, souffla Fleury. Une seconde, et je vous le ramène...

Se faufilant au milieu des danseurs, le greffier s'élança au dehors.

—On va se placer pour le premier quadrille, dit à sa nièce Mlle de Saint-Maurice. Je pense qu'il est convenable que tu y figures...

—Voulez-vous, Mademoiselle, me faire l'honneur de m'accepter pour cavalier demanda l'élégant M. Tourette.

—Je vous remercie, Monsieur, dit Antoinette; mais ce sera la seule fois que je danserai, et j'ai promis à M. de Croix-Mesnil.

—C'est en effet son droit! déclara l'agent de change... Je vais inviter une des demoiselles de Saint-André, car je ne puis décemment danser avec ma femme.

—Je vous remercie, chère Antoinette, de la faveur que vous me faites, dit M. de Croix-Mesnil avec émotion. Mais n'êtes-vous si gracieuse et si bonne que pour vous faire regretter plus amèrement?

Mlle de Clairefont posa en souriant un doigt sur ses lèvres et, prenant le bras du jeune homme, elle se tint debout devant sa tante, entre Mlle de Saint-André et l'agent de change, d'un côté, et, de l'autre, entre le vicomte d'Édennemare et Mme Tourette.

Dans la longueur de la salle, face à face, les danseurs formaient deux lignes qui devaient se rencontrer, au milieu, pour les changements de cavalier, et qui confondaient ainsi, dans une fraternisation de quelques minutes, les castes et les conditions. C'était une tradition et, de la sorte, il arrivait que le propriétaire dansait en face de son fermier, et que la dame du château faisait vis-à-vis à la fille de ferme.

Une fois ce quadrille d'ouverture terminé, les danses avaient un libre cours, chacun s'amusait à sa guise, et le bal prenait une animation violente qui, grâce à des libations répétées, tournait souvent à la bacchanale. Les belles filles de la ville et de la campagne, grisées par le vin chaud, excitées par la musique, affolées par la danse, sautaient comme des Érygones dans une vigne et se pâmaient aux bras de leurs cavaliers. Les bosquets du jardin de Pourtois retentissaient alors d'éclats de rire aigus, de cris perçants, et, dans la douceur de la nuit, à la clarté pâle des étoiles complaisantes, bien des baisers s'échangeaient qui, plus tard, étaient amèrement regrettés.

Ce dénouement diabolique de la fête était bien connu, et vers neuf ou dix heures, quand la poussée du plaisir devenait plus ardente et plus rude, les dames des environs et les bourgeoises de la ville partaient avec leurs filles, laissant la jeunesse villageoise et citadine s'ébattre avec une furie impossible à modérer.

Pour l'instant, les danseurs se montraient sérieux, compassés et comme recueillis, les hommes causaient à voix basse, attendant le signal, les femmes donnaient du plat de la main, de petits coups à leur jupe, se rengorgeant avec des allures coquettes de jeunes pigeons. Les pieds s'agitaient déjà avec des frémissements d'attente. En face d'Antoinette, qui, par l'effet du hasard, se trouvait placée au centre de la ligne, une place demeurait encore vide.

Robert, resté debout auprès de la tante Isabelle, regardait vaguement autour de lui, cherchant qui allait faire vis-à-vis à sa sœur, lorsque Pascal, donnant le bras à Mlle Leglorieux triomphante, parut, soucieux, s'acquittant de sa tâche comme d'une corvée. Fleury le guidait à travers la foule. Arrivé à la place vide, le greffier se tourna vers la tribune et parut consulter Carvajan du regard. Celui-ci debout, dominant l'assistance, fit un geste impérieux comme pour dire: C'est bien là que je veux qu'il soit. Alors, démasquant Pascal, Fleury se retira, et le jeune homme, dont les genoux tremblèrent, et dont les yeux devinrent troubles, aperçut devant lui Mlle de Clairefont. Au même moment, une main se posa sur le bras de M. de Croix-Mesnil, en même temps que la voix de Robert disait tout haut:

—Revenez vous asseoir, mon cher ami; ma sœur ne dansera pas!

M. de Croix-Mesnil étonné regarda son ami et, ne comprenant pas:

—Que se passe-t-il, donc? demanda-t-il au milieu d'un silence de mort.

—Il se passe, reprit le jeune homme, que le danseur qui vient de se placer en face de vous est le fils de M. Carvajan!...

—Ah! dit avec beaucoup de calme M. de Croix-Mesnil, cela est fâcheux, en effet.

Il jeta à Pascal devenu livide un froid coup d'œil, et, s'inclinant devant Antoinette, comme pour lui demander pardon de l'avoir involontairement exposée à un contact outrageant:

—Excusez-moi, Mademoiselle.

Et il la reconduisit à sa place. Pas un murmure ne s'éleva. Personne n'osa prendre parti pour ou contre. Entre la force physique de Robert et la puissance morale de Carvajan, chacun trembla. Les visages se détournèrent, une stupeur lourde pesa sur tous les assistants. Le maire, debout toujours, regardait cet étrange spectacle, doutant de sa réalité. Un tel affront public, à lui, riposte foudroyante à son audacieuse provocation! Ces Clairefont se redressant intraitables lorsqu'il croyait les tenir à sa merci! Il frémit de rage, et ses yeux aux pupilles jaunes étincelèrent comme ceux d'un tigre dans la nuit. Il se tourna vers son entourage, pour lui arracher un blâme, il ne rencontra que des figures contraintes et mornes. Il se reporta vers son fils. Il le vit palpitant, égaré, pris d'une envie furieuse de se venger, et le cœur glacé à l'idée que celui sur lequel il devrait se ruer serait le frère ou le fiancé d'Antoinette.

Mlle Leglorieux fournit un dénouement à la situation. Ses yeux s'écarquillèrent, elle passa du blanc au rouge, puis du rouge au blanc, poussa un cri, et, s'élançant dans les bras de sa mère qui s'avançait inquiète, elle se livra à une attaque de nerfs qui la dispensa de manifester plus nettement son opinion.

Au même moment, l'orchestre, partant avec éclat, attaqua les premières mesures du quadrille, et les deux lignes des danseurs, heureux de se soustraire à cette impression pénible, firent en avant-deux au milieu d'un nuage de poussière. Antoinette, ramenée auprès de sa tante, n'eut pas le temps de se reconnaître; elle fut entourée par ses amis, et un concert d'exclamations, de commentaires, s'éleva bruyant, comme le bourdonnement d'une ruche en rumeur.

Les hommes, graves et silencieux, s'étaient rangés aux côtés de Robert et de M. de Croix-Mesnil. Dans la tribune officielle l'émoi n'était pas moindre. Le maire venait d'en descendre, et, sans écouter les lamentations de Mme Leglorieux, s'était élancé vers Pascal.

Le jeune homme était resté presque à la même place, immobile, un peu en arrière des danseurs, et regardait sans voir la longue ligne qui s'avançait et reculait en cadence. Les accords des instruments lui emplissaient les oreilles d'un bruit éclatant qui l'étourdissait. Et, dans son esprit confus, la même idée passait persistante: On t'a insulté à cause d'elle et devant elle. Ses poings se crispaient alors avec colère, et il sentait en lui la résolution bien ferme de ne pas rester sous le coup de l'outrage. Il fallait qu'il s'en prît à quelqu'un. Mais à qui? À Robert? C'était lui l'insulteur, c'était lui qui avait provoqué cet éclat public. Et cependant, c'était à l'autre, à celui qui avait froidement acquiescé, qu'il en voulait. Et il était dévoré de l'âpre désir d'aller à ce jeune homme correct et tranquille, de le frapper, et de jouer sa vie contre la sienne.

M. de Croix-Mesnil avait Antoinette à son bras au moment de l'insulte, et son sourire était plus insolent encore que les paroles de Robert Et puis, n'était-il pas le fiancé de la jeune fille? Ah! c'était bien là le vrai motif qui faisait bouillonner si furieusement la pensée de Pascal, et qui lui mettait au front cette pâleur. La jalousie encore plus que la colère le torturait. Sous les yeux de Mlle de Clairefont, il voulait se montrer intraitable et terrible. La pensée qu'elle pouvait le mépriser lui donnait le courage d'affronter mille morts.

Il sentit qu'on lui prenait le bras et qu'on essayait de l'emmener. Il leva les yeux et reconnut son père.

—Ne reste pas là, dit Carvajan... Viens avec moi... Il résista, et, la voix tremblante:

—Laissez-moi, dit-il... Tout n'est pas fini... Je ne dois pas m'éloigner de cette place.

—Que prétends-tu faire?

—Me croyez-vous homme à supporter une pareille injure sans en demander réparation?

—Tu es fou!

—Me conseillez-vous donc de me dérober, et de passer aux yeux de tous ceux qui sont ici pour un lâche?

La figure de Carvajan se contracta et devint effrayante; il serra plus fortement le bras de son fils:

—Tu veux te battre avec ces gens-là? Tu es fou, te dis-je... Laisse-moi le soin de te venger: ce sera plus sûr et plus prompt.

—Plus prompt et plus sûr?... s'écria le jeune homme avec un geste terrible... C'est ce que vous allez voir!

Le quadrille finissait, et, dans un pêle-mêle bruyant, les cavaliers reconduisaient leurs danseuses. Pascal, en quelques pas rapides, se dirigea vers le groupe au centre duquel se tenaient Robert et M. de Croix-Mesnil, et, s'approchant du fiancé de Mlle de Clairefont jusqu'à lui toucher l'épaule avec sa poitrine, le regard provocant et la main inquiète:

—Monsieur, j'ai quelques mots à vous dire. Voudriez-vous me faire la faveur de m'accompagner à deux pas d'ici?...

Le baron s'inclina et déjà il s'apprêtait à suivre le fils de Carvajan, lorsque Robert, se plaçant devant eux, leur barra le passage.

—Doucement, dit-il, d'un ton railleur: il me paraît qu'il y a confusion. Ce n'est pas à vous, mon cher ami, que monsieur doit avoir affaire, mais à moi. Vous n'avez fait que déférer à mon désir: c'est moi qui ai dit...

—Je n'ai pas entendu vos paroles, interrompit Pascal avec force, et je ne veux pas en tenir compte... Monsieur seul m'a offensé... C'est lui seul que je rends responsable.

—Il y aurait cependant un moyen d'arranger les choses, s'écria le jeune comte. Et, reculant d'un pas, il se préparait à quelque violence, quand sa sœur, pâle et frémissante, se dressa entre lui et son adversaire.

—Robert, retire-toi, dit-elle doucement, je t'en prie...

—Mais... dit-il en essayant de résister.

Deux larmes jaillirent des yeux de la jeune fille, aussitôt séchées par le feu de ses joues, et, la main tendue dans un geste d'autorité souveraine:

—Retire-toi... répéta-t-elle. Je le veux!

Et comme le jeune homme, dominé, lui obéissait, se tournant alors vers Pascal:

—Vous avez raison, Monsieur, et réparation vous est due. C'est à cause de moi que vous avez été offensé... C'est à moi de m'en excuser... Veuillez donc me pardonner.

Le fils de Carvajan la vit s'incliner devant lui, il essaya de parler, ses lèvres remuèrent sans articuler aucun son et, chancelant, plus écrasé par la fière humilité d'Antoinette qu'il ne l'avait été par l'insolence de Robert, à pas lents, il s'éloigna.

—Où vas-tu? lui dit son père l'arrêtant à la porte du bal. Rappelle-toi ce que tu disais à l'instant. Veux-tu avoir l'air de fuir?

—Ah! que m'importe? s'écria le jeune homme en continuant à marcher du côté de l'obscurité, comme s'il eût voulu y cacher son désespoir.

—Ne veux-tu pas te venger? reprit Carvajan, en arrivant sur la route. Dis un mot, et je mets tous ceux qui t'ont bravé à ta merci.

—Jamais!

—Que prétends-tu donc faire?

—M'éloigner. Quitter pour toujours, cette fois, ce pays où je ne trouve que des soucis et des amertumes... M'en aller loin des luttes, des débats, des embûches et des perfidies... Oublier tout, jusqu'au nom que vous m'avez rendu si lourd à porter.

—Pascal!

—Mon père, vous avez semé la haine... Il ne faut donc pas que je m'étonne si on nous insulte et si on nous menace... Mais je ne pourrais pas vivre ainsi. Je préfère partir.

—On dira que tu as eu peur...

—Soit!

—Alors tu veux m'abandonner?

—Vous n'avez pas besoin de moi, mon père: vous l'avez bien prouvé.

—C'est donc moi qui m'attacherai à toi, dit Carvajan en passant son bras sous celui de son fils... Tu veux rentrer, rentrons. Demain, quand tu seras plus calme, nous raisonnerons.

Et, tournant le dos à la fête, les deux hommes se dirigèrent vers La Neuville.

Dans la salle de danse, l'émotion causée par l'intervention de Mlle de Clairefont n'était pas encore calmée. La tante de Saint-Maurice, d'abord pétrifiée, avait fini par reprendre ses esprits et, la figure fulgurante:

—Ah! çà, mais qu'est-ce que tout cela signifie? gronda-t-elle... Deviens-tu folle, ma fille? Tu fais des politesses à ce jeune «maltôtier», quand il méritait une bonne leçon pour son impertinence...

—Non! tante, non, c'est nous qui avons eu tous les torts... Il fallait ne pas venir ici, où nous savions que nous n'avions rien que de mauvais à attendre... Il fallait surtout ne pas provoquer ce jeune homme...

—Mais tu n'as donc pas vu le vieux sacripant de père, riant d'avance de la bonne plaisanterie qu'il faisait, en t'exposant à te trouver nez à nez avec son fils?...

Antoinette hocha la tête avec tristesse.

—Ne nous attaquons pas à cet homme: nous ne serions pas les plus forts... Cédons le terrain, c'est ce que nous avons de mieux à faire.

Elle s'appuya fortement sur le bras de Croix-Mesnil. Elle paraissait épuisée. La tante Isabelle suivit avec Robert. Arrivée à la voiture qui les attendait sous la garde du vieux Bernard, Mlle de Clairefont voulut faire monter son frère. Mais il refusa, déclarant qu'il ne se sentait pas en humeur de rentrer.

—Que vas-tu faire? demanda Antoinette, pleine d'inquiétude.

—Ce que je fais tous les ans à la fête: m'amuser, en dépit de ce rabat-joie de Carvajan.

—Promets-moi que tu ne vas pas reprendre la querelle! Oh! viens avec nous: tu m'inquiètes; il me semble qu'il va t'arriver malheur...

Robert eut un geste d'impatience.

—Petite fille, je trouve que tu te mêles beaucoup trop de ce qui ne te regarde pas. Rentre te coucher, et aie un sommeil sans rêves. C'est ce qu'il y a de plus sain pour une enfant de ton âge. Quant à la façon dont doit agir un garçon tel que moi, elle est toute tracée, et tes exhortations n'y changeront rien... Bonsoir...

Il prit la jeune fille par la taille, l'enleva comme une plume, l'embrassa, et la posa sur les coussins de la voiture.

—Robert, sois prudent! s'écria la vieille Saint-Maurice, toujours en éveil quand il s'agissait de son Benjamin.

—Ne craignez rien, tante, dit-il avec un gros rire; si on veut me manger, on ne m'avalera toujours pas d'une seule bouchée...

Il ferma la portière et cria au cocher:

—Allez!

Et, sifflant entre ses dents, il se dirigea vers la salle de danse en traversant le jardin du cabaret. Là, les gens du pays s'en donnaient sans contrainte et sans vergogne. Dans la nuit tiède, traversée par le vol rapide des chauves-souris qui effleuraient de l'aile les lanternes vénitiennes éclatantes au milieu de la verdure, au bruit amorti des instruments, les buveurs criaient à plein gosier, et tapaient à tour de bras.

Le vieux Chassevent, grimpé sur un tonneau, chantait d'une voix enrouée une chanson grivoise. C'était la quatrième de la soirée, et, entre temps, il allait, de table en table, boire un petit verre d'eau-de-vie ou une chope de bière. Il ne paraissait pas ivre, mais sa gaieté devenait plus furieuse, ses gestes plus heurtés, et sa chanson plus ordurière.

Dans un coin, le gendarme préposé à la surveillance de l'ordre, car les paysans, quand ils étaient ivres, se battaient souvent à se tuer, assis sur un tabouret, écoutait le braconnier en riant.

Robert s'arrêta un instant et prêta l'oreille aux «zon zon, digue din gue daine» rapportés de quelque geôle par le vagabond. Tous les auditeurs, avec un entrain frénétique, l'accompagnaient en frappant sur les tables, et c'était pendant quelques secondes un charivari à ne plus entendre Dieu tonner. Puis le silence se faisait, et la voix du sauvage amuseur de cette réunion d'ivrognes s'élevait de nouveau, rogommeuse, lançant avec une vibration satisfaite le mot grossier, qui éclatait plus ignoble dans cette nuit étoilée.

Tout ce que La Neuville et les environs comptaient de filles légères se trouvait là, et c'étaient autour du cou des hommes des enguirlandements de bras tendrement abandonnés. Pourtois, ayant mis son bal en train, et fait les honneurs de la salle aux autorités, revenait avec une vivacité intéressée aux consommateurs qui assuraient sa recette, et, lâchant la bride à la gaieté, comme il lâchait la bonde à ses tonneaux, disait de sa voix perçante:

—Donnez-vous-en, les enfants, donnez-vous-en! Une fois la fête finie, en voilà pour jusqu'à l'année prochaine! Aujourd'hui c'est le jour où on ouvre la bouche et où je ferme les yeux!

Et le cousin Anastase, le couvreur de La Neuville, prenant les paroles du cabaretier à la lettre, venait d'attraper derrière un bosquet la silencieuse et brune Mme Pourtois et de l'embrasser ferme, sans qu'elle fît la moindre résistance.

Robert continua sa route, et il arrivait à la porte de la salle de danse, quand, d'une tonnelle dont les lanternes vénitiennes avaient été éteintes, il s'entendit appeler. Éclairés seulement par la flamme d'un immense bol de punch, MM. d'Édennemare, de Saint-André et quelques-uns des habituels compagnons de chasse du jeune comte étaient assis autour d'une petite table.

—Toutes ces dames sont parties. N'allez pas dans la salle: on y étouffe.

—J'ai encore quelque chose à y faire...

—Si c'est le maire et monsieur son fils que vous cherchez, ils viennent de sortir.

—N'importe! je veux me montrer, pour que toute la canaille qui marche avec Carvajan sache bien que je ne suis pas disposé à reculer d'une semelle.

—Eh! mon cher, on le sait de reste!... Venez donc vous asseoir!

Robert était déjà entré. L'aspect du bal avait changé depuis quelques instants. Le départ de la Société, comme on appelait les châtelains des environs, avait fait cesser toute contrainte, et maintenant, entre soi, on s'amusait librement. Les couples avaient abandonné leur raideur gourmée, les bras empoignaient fortement les tailles, et l'orchestre lui-même, gagné par l'entrain général, accélérait le rythme et jouait avec plus d'éclat, comme si un défi avait été jeté à qui l'emporterait, du souffle des musiciens ou du jarret des danseurs.

Le jeune comte chercha vainement Carvajan et Pascal. Ainsi que ses amis le lui avaient dit, le père et le fils avaient quitté la place. Le sous-préfet, jugeant qu'il avait assez fait pour sa popularité, avait regagné également La Neuville, sous la conduite du commissaire central et du capitaine de gendarmerie. Robert fit un tour dans la salle, circulant au milieu des groupes, et prenant plaisir à affronter les regards. L'ascendant que la famille de Clairefont exerçait encore, malgré sa décadence notoire, faisait courber les fronts sur le passage du jeune homme. Et pendant que Carvajan n'était pas là, on se dépêchait de sourire à son adversaire.

Pouvait-on, en somme, savoir ce qui arriverait? Le marquis s'était, bien des fois, depuis quelques années, trouvé, prétendait-on, à la veille de la ruine définitive. Et, au demeurant, on le voyait toujours debout. Il fallait se ménager une porte de sortie, pour le cas où ce diable d'homme, qui avait la vie si dure, trouverait encore moyen de se tirer des griffes du banquier.

D'ailleurs, Fleury et Tondeur, les fidèles serviteurs de Carvajan, donnaient l'exemple de la platitude, et, auprès de Robert, se confondaient en politesses. Ce fut dans l'enivrement de ce triomphe menteur que les amis du jeune comte le retrouvèrent, en rentrant pour donner suite à leur projet de faire sauter un peu leurs gentilles fermières.

Une ronde, sorte de bourrée locale, vive et courante comme une farandole, tirait à sa fin. Et parmi les plus enragés danseurs, le Roussot se distinguait par l'ardeur farouche avec laquelle il bondissait. Il avait obtenu de Rose qu'elle dansât avec lui, et, la main haute, la taille souple, ployant sur ses jarrets d'acier, le berger enlevait la belle fille avec une vigueur incomparable. Il tournait, sautait, sans règle, les joues pâles, les yeux brillants, les dents serrées, avec une contraction de tous ses muscles qui le rendait presque effrayant dans l'enivrement de ce plaisir tout nouveau pour lui.

Rose, grisée par la rapidité des mouvements de son cavalier, étourdie par les sons enragés de la musique, se laissait entraîner, à demi pâmée, la tête renversée sur l'épaule du Roussot qui l'emportait, superbe et terrible. Tondeur, grimpé sur un tabouret, le visage rougi par de copieuses rasades, criait de toutes ses forces en tapant sur son feutre avec le manche de la trique dont il ne se séparait jamais, stimulant par ses exclamations cette furie joyeuse.

—Hardi, les garçons! tenez bon, mes enfants!... ferme! oh! oh! oh! hardi!

Et la respiration sortait rauque des poitrines, les pieds retombaient plus lourds sur les planches, la rapidité de la ronde diminuait peu à peu.

Les instruments se turent et, poussant un soupir de soulagement, les couples s'arrêtèrent et se répandirent de tous côtés sur les banquettes, comme des naufragés qui abordent la terre ferme. Seul, le berger, soutenant Rose à bout de bras, allait toujours, passionné et infatigable.

—Est-il enragé, le mâtin! s'écria Tondeur en sautant à bas de son piédestal. Il ne veut pas s'arrêter... Il irait comme cela jusqu'à demain.

Mais, au même moment, Robert saisit Rose au passage, l'enleva des bras de son danseur, et la déposa presque défaillante sur une chaise. Le berger s'était arrêté et revenait vers Rose, avec un grondement inarticulé...

—Il n'est pas content! s'écria Tondeur en riant jusqu'à s'étrangler... Vous allez voir qu'il va réclamer.

Le jeune comte fronça le sourcil: il dit au Roussot sourdement:

—En voilà assez! Allons! houste! À tes moutons!

Le gars ne paraissait pas disposé à obéir, et restait obstinément planté devant la belle fille. Robert, comme s'il faisait sauter d'une chiquenaude une chenille rampant sur le calice d'une fleur, d'un revers de main envoya l'entêté pirouetter dans le jardin.

—Ah! soupira Rose, en ouvrant les yeux, j'ai cru que j'allais perdre le souffle.

—Un peu de punch, dit gaiement le jeune comte, et il n'y paraîtra plus.

—Je vous remercie bien, fit Rose, je n'aime pas les choses fortes... J'ai reçu trop de claques du père Chassevent quand il avait bu... D'ailleurs, il va falloir que je rentre...

—Est-ce que tu as assez de la danse...?

—Ma foi, il fait trop chaud.

L'orchestre entamait un quadrille, et déjà les couples se formaient. Robert, abandonnant ses amis, sortit avec Rose, et la conduisit sous la tonnelle obscure. Au milieu de la ripaille générale, ils étaient bien seuls. Nul ne faisait attention à eux. Ces ivrognes n'avaient plus d'yeux que pour leur verre, et d'oreilles que pour Chassevent qui continuait à chanter. Les jeunes gens restèrent ainsi quelques minutes sans parler, écoutant les vociférations qui suivaient la terminaison de chaque couplet. Robert s'était approché très près de Rose, et, peu à peu, de son bras, lui avait entouré la taille. Elle ne se défendait pas. Elle semblait rêveuse, elle habituellement vive et gaie comme un oiseau. Elle frissonna, et nouant autour de sa tête l'écharpe qui lui avait servi de coiffure pour venir:

—Je me refroidis ici...

—Tu as le cou nu. Ce n'est pas prudent...

Il prit dans la poche de sa jaquette un joli foulard bleu à bordure rouge, et, le lui tendant:

—Tiens, voilà une cravate.

Elle fit un mouvement de joie en froissant la soie souple et douce.

—Vous êtes gentil, dit-elle. Mais ne restons pas dans cette odeur de boisson et dans ce tapage.

—Eh bien, marchons, dit Robert; et, se levant, il la fit passer devant lui pour sortir du jardin. Derrière eux, agile et silencieux, le Roussot s'était glissé.

À cent pas du cabaret, ils s'arrêtèrent au bord du sentier qui montait vers la Grande Marnière. La maison de Pourtois, les bosquets et la salle de danse, flambaient au travers des arbres, mais la clameur, qui était la voix de cette foule en liesse, se perdait dans les airs, déjà affaiblie par la distance. Dans l'obscurité transparente de la nuit, des formes apparaissaient confuses, puis plus précises à mesure qu'elles approchaient. C'étaient des gens de La Saucelle ou de Couvrechamps qui, ayant à se lever de bonne heure, malgré la fête, rentraient avant la fin de la danse. Une voix goguenarde dit:

—On ne te dévalisera pas en chemin, la Rose, puisque te voilà sous la garde d'un hardi cavalier.

—Notre monsieur veut bien me conduire jusqu'à la traverse de Clairefont, mes bonnes gens, répliqua la fille... Y a-t-il grand mal à ça?

—Non, au contraire... Mais ne t'arrête pas, car il y a du bien beau gazon au bord de la route...

Robert se mit à rire. Rose, mécontente, s'écarta de lui.

—Vous voyez: on me raille à cause de vous; il vaut mieux que je m'en aille toute seule.

Il la prit par le bras, et, très doucement, la bouche contre l'oreille de la belle:

—Reste donc, Rosette. Nous allons causer du père Chassevent et de la petite maison que tu désires.

Et, abandonnant le grand chemin, ils prirent le sentier qui montait vers le plateau à travers les escarpements déserts de la colline. Le Roussot les suivait toujours, d'un pas souple et félin, sans qu'une pierre roulante et sans qu'une branche froissée révélât sa présence. Ils marchaient lentement, et le passage était si étroit qu'ils étaient forcés de se serrer très près l'un de l'autre. La lune n'était pas encore levée, et les étoiles se faisaient complaisantes, car elles éclairaient bien faiblement les ténèbres. Rose et Robert allaient doucement, enlacés maintenant, et respirant l'odeur exquise de la bruyère en fleurs que la fraîcheur de la nuit faisait s'exhaler. De temps en temps, scandant leurs paroles, comme un doux frémissement d'ailes, un bruit de baisers s'envolait, et, dans l'ombre, jaloux écho de cette caressante harmonie, s'élevait une plainte sourde comme celle d'une bête blessée qui grince et menace.

Ils montaient, sans se presser, jouissant de cette heure délicieuse, dans le calme profond qui s'étendait autour d'eux. Le bruit de la fête ne leur parvenait plus que comme un vague murmure, et, enivrés par cette poésie puissante qui se dégageait de la terre embaumée et du ciel resplendissant, ils se serraient dans une étreinte plus amoureuse. Et, plus gémissante, plus irritée, plus jalouse, murmurait dans les ténèbres la voix de leur surveillant mystérieux.

Le sentier n'était pas long, et on ne mettait d'ordinaire pas plus d'un quart d'heure à le gravir; cependant, sous les pieds de Robert et de Rose, peut-être se fit-il plus sinueux, plus difficile et plus capricieux, car, bien longtemps après y être entrés, ils s'y trouvaient encore. Le clocher de Clairefont avait laissé tomber plusieurs fois dans le silence le tintement grave de son horloge. À l'aube, le ciel commençait à pâlir, et il devait être bien près de trois heures du matin quand les deux jeunes gens débouchèrent auprès de la Grande Marnière, à l'angle des taillis de Couvrechamps.

—Laissez-moi aller, dit Rose doucement: il est grand temps que je rentre...

—Où te reverrai-je?

—Vous saurez bien me trouver, répondit la belle, avec une malicieuse gaieté, si la fantaisie vous prend de venir me parler encore... Ce n'est pas bien sûr, car vous êtes changeant...

—Tu ne dis pas ce que tu penses!...

—Que si!

Il la prit par la taille, et, l'enlevant de terre, il l'embrassa à pleines lèvres.

—Laissez-moi un peu de bouche pour demain, dit-elle gaiement.

Il la reposa sur la route, et comme s'il se décidait à grand'peine à la quitter:

—Pourquoi ne veux-tu pas que je te mène jusqu'à ta porte?

—Tiens! pour qu'on vous voie avec moi, et que tout le pays en jase... Non, da! Allez-vous-en de votre côté; moi, je m'en retourne du mien... Bonsoir, ou plutôt bonjour!

Ils se séparèrent et s'en furent, l'un vers Couvrechamps, l'autre vers Clairefont. Au tournant du chemin, Robert s'arrêta, mais la nuit était encore très profonde, et il n'aperçut plus la belle fille. Alors il hâta le pas, et bientôt il arriva à la petite porte du parc.

Rose s'était éloignée vivement. Elle suivait la longue allée bordée de sapins, pensant en souriant aux promesses que le jeune comte lui avait signées avec des baisers. Elle tressaillit tout à coup: il lui avait semblé entendre marcher derrière elle, dans la ligne noire des arbres. Elle n'était pas peureuse, mais son cœur battit plus vite, et une petite sueur lui monta aux tempes. Elle hâta sa marche, prêtant l'oreille aux bruits vagues de la nuit. Un craquement sec, comme celui d'une branche morte foulée par un pied humain, frappa de nouveau son oreille.

Elle était alors le long des talus blancs, en face des charpentes abandonnées qui surmontaient les puits d'extraction. Devant ses yeux troublés, ce lieu familier prit une apparence fantastique et se peupla de redoutables spectres. Les arbres lui parurent se pencher plus sombres et plus touffus sur sa tête. Elle voulut courir. Au même moment, un être effrayant bondit sur elle, la saisit dans ses bras, et, avec un ricanement de démoniaque, l'emporta dans le fourré. Elle eut la force de crier deux fois avec un accent déchirant: «Robert! Robert!» Une main se posa, brutale, sur ses lèvres et, épouvantée, elle s'évanouit.

Au même moment, deux hommes suivaient le raccourci où Rose et Robert avaient promené si longtemps leur causerie amoureuse. L'un buttait fréquemment contre les pierres, l'autre s'efforçait d'empêcher son compagnon de tomber.

—Je ne sais pas, sacrédié, pourquoi les cailloux sont si hauts ce soir, dit la voix enrouée de Chassevent.

—Eh! mon homme, c'est que vous ne levez pas le pied aussi haut que d'habitude, reprit la voix perçante de Pourtois...

—Je ne me suis pourtant pas fatigué à danser...

—Non! mais vous vous êtes joliment rincé le gosier.

—Tu me le reproches, ingrat? Crois-tu que si je n'avais pas tant braillé pour amuser tes pratiques, j'aurais eu une pareille pépie et toi une pareille recette?

—D'accord, mon vieux père... Aussi, pour vous marquer mon bon vouloir, je vous ai accompagné un bout de chemin afin d'être sûr que vous ne vous jetteriez pas dans quelque trou de marne.

—Bon! grogna l'ivrogne, si ce n'est que par précaution que tu te déranges, et point par amitié, tu peux rentrer chez toi... D'autant que ta femme est restée seule avec Anastase... N'y mets pas d'entêtement... car je n'ai pas besoin de toi... Plus je suis pochard et plus j'y vois clair.

En dépit de la lourdeur de ses jambes, il marchait droit, devançant le cabaretier qui soufflait derrière lui comme un phoque. Ils arrivèrent à la route de Couvrechamps, et là Pourtois dit:

—Respirons une seconde, puis je vous tire ma révérence et je rentre chez moi.

Ils s'assirent sur le revers du fossé, et, par une habitude de braconnier, Chassevent se masqua d'une cépée. Il prit sa pipe dans sa poche, la chargea, et commençait à fumer, quand un pas rapide sur la route attira son attention. Vivement il aplatit son compagnon dans la bruyère, et, sondant l'obscurité de ses yeux faits à voir la nuit, il resta aux aguets.

—C'est le jeune bourgeois de Clairefont, dit-il à voix basse. D'où diable vient-il par là? Il a flâné avant de rentrer... Quelque cotillon qu'il aura suivi... Qui sait? peut-être la petite... Il tourne autour d'elle depuis longtemps... Alors faudrait voir à ne pas me gêner dans mon industrie... Joli temps, du reste, pour poser une batterie de collets... Si j'y allais?... J'ai sur moi les instruments...

Il fouilla sous sa blouse et en retira un paquet de fils de laiton.

—Minute! je n'en suis plus, dit Pourtois, qui se releva... Je ne veux pas faire la connaissance du président de la correctionnelle... Cassez-vous le cou si vous voulez, vieux, moi, je m'en vas.

Le poussah n'eut pas le temps de faire un pas. Au loin, un cri déchirant qui le glaça retentit, puis deux fois ce nom répété avec une indicible expression d'épouvante: «Robert! Robert!»

—Qu'est-ce que c'est que ça? fit Chassevent en saisissant avec force le bras du cabaretier.

—On dirait quelqu'un qu'on égorge! balbutia Pourtois, dont les dents claquaient.

—Sacrédié! il faut courir voir... À deux hommes, nous ne laisserons pas tuer un malheureux sans aller à son aide.

—Chassevent, n'y allons pas! supplia le poussah. C'est du côté de la Grande Marnière!

—Eh! quand ça serait du côté du diable, j'y vais, répliqua le braconnier, dont l'ivresse parut complètement dissipée.

Il prit son élan, et Pourtois, terrifié, aimant encore mieux le suivre que de rester seul, s'engagea derrière lui à travers les genêts. Chassevent, avec l'instinct du chasseur, piquait droit dans la direction où le cri s'était fait entendre, et, de ses gros souliers ferrés, il arpentait les herbes, sans tituber. Il fit ainsi une centaine de mètres, ayant toujours le cabaretier à la remorque, tournant avec une adresse miraculeuse les trous et les fondrières dont le terrain était semé. Puis, il s'arrêta pour écouter, retenant sa respiration haletante. Devant eux, dans un fond, des gémissements se faisaient encore entendre. Sans dire un mot, le braconnier repartit, étouffant autant qu'il le pouvait le bruit de sa course. Mais il avait été entendu, car une forme confuse s'était levée vivement, comme un grand fauve qui détale, et s'éloignait rapide, bondissant sur la déclivité du vallon.

—Il va nous échapper... Aoh! tiens bon, Pourtois!... cria Chassevent, excitant son compagnon, comme s'il appuyait ses chiens.

Le fugitif, en reconnaissant la voix du vagabond, s'était brusquement arrêté. Il parut se courber, comme s'il posait à terre un fardeau dont il voulait se décharger, et, libre de ses mouvements, reprenant sa course avec une agilité plus grande, il gagna le plateau et disparut.

—Il nous échappe! cria Chassevent, mais il a jeté bas un paquet... Il faut voir ce que c'est...

En quelques secondes, ils arrivèrent au bord d'une excavation ancienne, dans laquelle la bruyère avait poussé. Au fond, gisait une forme blanche.

—On dirait une femme! s'écria avec une horrible émotion Pourtois, qui ruisselait de sueur.

—Je descends! dit Chassevent. Et, s'accrochant aux racines, se cramponnant aux pierres, il parvint jusqu'en bas. Il se mit à genoux, approcha son visage, puis, se rejetant en arrière avec un cri rauque:

—C'est ma fille!

À ces mots effrayants, Pourtois trouva des ailes. Moitié sautant, moitié glissant, il rejoignit son camarade, saisit Rose inanimée dans ses bras, lui souleva la tête, et, ne perdant pas sa présence d'esprit:

—De la lumière, cria-t-il.

Instantanément, le braconnier sortit de sa poche un rat de cave, des allumettes, et on vit clair. Dans ce trou noir, c'était un spectacle effrayant que celui de ces deux hommes penchés sur cette femme, à la lueur rougeâtre de ce lumignon. Rose, livide, les lèvres noires, les yeux éteints, avait autour du cou son écharpe serrée comme une corde. Pourtois, avec difficulté, la dénoua... Un horrible soupir s'échappa de la bouche de l'enfant, ses yeux clignèrent avec une affreuse expression d'angoisse, puis se fermèrent; elle battit l'air de ses bras et se renversa en arrière.

—Grand Dieu!... Mais elle est morte! gémit le cabaretier...

—Oh! hurla Chassevent... Ma fille!... ma petite Rose... Mais qui a fait le coup?

Il se frappa le front, puis, avec une expression de haine indicible:

—Ça ne peut être que ce gredin de Clairefont! Il était là... c'est lui. Ah! canaille!

—Qu'est-ce que vous dites? Vous devenez fou! s'écria Pourtois. Vous savez bien que nous avons vu rentrer M. Robert avant d'entendre crier!...

—C'est lui! c'est lui! reprit Chassevent, avec une fureur croissante. Oh! mais ma fille... il me la paiera! Il saura ce que coûte une enfant bonne et douce comme elle était!

—Eh! avant tout, voyons donc s'il n'y a pas moyen de la ranimer. Ma maison est à deux pas... Allons-y...

Ils soulevèrent la pauvre fille, dont les mains devenaient froides, et, dans la demi-clarté du jour naissant, ils descendirent vers le cabaret.


VII

Il était sept heures du matin, et Carvajan, fidèle à ses habitudes matineuses, marchait déjà depuis longtemps dans son cabinet comme un ours en cage. Le silence s'étendait encore sur la ville, engourdie par le sommeil d'un lendemain de fête. Le soleil montait éclatant dans le ciel. Enfilant obliquement la rue étroite et haute, un de ses rayons dorait la fenêtre du vieux logis et traçait sur le plancher une raie lumineuse. Dans la traînée blonde qui perçait le rideau, des atomes poudreux dansaient comme des sylphes ailés. Et malgré cette clarté joyeuse et chaude, Carvajan, sombre, le front lourd, tournait et retournait dans son esprit des pensées amères.

Ainsi, au moment où il croyait toucher au but et n'avoir plus qu'à étendre la main pour recevoir le prix de trente ans de luttes, il se produisait des à-coups violents qui le ramenaient en arrière. Tenir dans sa main ses adversaires, n'avoir qu'à serrer pour les écraser, et sentir cependant encore la pointe de leurs dents enfoncées dans une morsure suprême.

Au moment où il rêvait de s'attacher victorieusement Pascal, en lui montrant le pays courbé comme un seul courtisan aux pieds de son dominateur, le triomphe se changeait en humiliation, et celui-là même qu'il voulait gagner par l'enivrement de l'orgueil avait à subir le plus cruel des affronts.

On l'avait bafoué, lui, le tyran de La Neuville. Cette même fête de la Saint-Firmin, pour la seconde fois, à trente ans d'intervalle, mettait aux prises Clairefont et Carvajan. Et comme si une tradition fatale lançait les enfants l'un contre l'autre, après les pères, c'était maintenant Robert qui insultait Pascal. Il fallait donc une bonne fois en finir avec cette engeance, et porter les coups décisifs.

Entre Honoré et le commis de Gâtelier jadis, la partie n'avait pas été égale. Aujourd'hui, la situation était retournée. Carvajan était le maître. Il avait dans sa caisse un dossier bien en règle, contenant billets protestés, jugements, ordonnance de saisie, le tout exécutoire, faute de paiement immédiat d'une première somme de cent soixante mille francs, représentant capital et intérêts. Il fallait que le marquis payât ou se résignât à sortir de chez lui. Ah! ah! on verrait donc enfin ce Clairefont sur la route, avec ses paquets, comme un mendiant!

Dans la solitude de son cabinet, Carvajan se mit à rire. Il alla à une armoire, l'ouvrit, et, au fond, apparut le coffre-fort qui avait tant de fois fait rêver de richesses fabuleuses les habitants de La Neuville.

Le banquier prit une toute petite clef dans son gousset, débrouilla les combinaisons de la serrure, et la porte de fer tourna lourdement sur ses gonds huilés. L'intérieur de la caisse ne contenait point les sommes considérables dont l'imagination populaire se plaisait à la garnir. Quelques rouleaux d'or seulement, un carnet de chèques, et des liasses de papier de différentes couleurs. Carvajan en choisit une, sur laquelle était écrit en grosses lettres le nom de Clairefont, et se mit à la feuilleter lentement.

Son visage, à mesure qu'il avançait dans sa revue, s'éclairait d'une joie terrible. Ses doigts maniaient le papier avec un bruit sec, ils le froissaient, le tourmentaient, le griffaient, comme si c'eût été la chair même du marquis. Et, tournant les pages de son grimoire judiciaire, le banquier semblait un bourreau qui polit ses instruments de torture et cherche à les rendre plus aigus, pour augmenter les douleurs de la victime.

Un coup léger frappé à la porte l'interrompit dans cette voluptueuse occupation. Il jeta un coup d'œil inquiet du côté de l'entrée, et, fermant vivement son coffre, il s'approcha de son bureau et dit:

—Entrez!

—C'est moi, patron, excusez si je vous dérange, fit la voix de Fleury, dont la tête monstrueuse se montra dans l'entre-bâillement de la porte. Le greffier entra, et, du premier coup d'œil, Carvajan le vit si extraordinaire, que, sans lui laisser le loisir de placer une parole, il s'écria:

—Que se passe-t-il?

—Des choses très graves... J'ai été, il y a une demi-heure, réveillé par Chassevent et Pourtois... qui m'ont appris... Je ne me suis donné que le temps de passer mes habits, et de courir chez vous... car il m'a semblé que vous deviez être, comme toujours, le premier informé...

—De quoi? interrompit brusquement le banquier, auquel les réticences de Fleury causèrent une émotion affreuse. Il craignit que son fils et Robert de Clairefont ne se fussent battus secrètement dès le matin... Parlerez-vous, à la fin, tête de mulet?

—Eh bien! la petite Rose Chassevent a été tuée cette nuit dans la Grande Marnière!...

—Tuée! Comment? fit le maire en redevenant subitement très calme. Quelque accident?

—Un crime! dit Fleury d'une voix étouffée. Son père et Pourtois l'ont trouvée étranglée au fond d'un ravin, après avoir poursuivi pendant quelques instants le meurtrier...

—Poursuivi!... Il l'emportait donc?

—Il courait à travers les genêts de la colline, la tenant sur son épaule, autant que Chassevent et le gros ont pu voir, car il faisait encore nuit.

—Et il leur a échappé? C'est donc un gaillard d'une force exceptionnelle?...

Les regards de Fleury et de Garvajan se rencontrèrent et, dans les yeux du maire, le greffier découvrit des pensées si terribles qu'il pâlit un peu et plia les épaules en frissonnant.

—Ah! ah! fit Carvajan avec une voix effrayante, il faut tirer cette affaire-là au clair, et rondement... Le commissaire est-il prévenu? Il doit y avoir des constatations légales à faire... Fleury, mon garçon, voilà une singulière aventure!... Elle était gentille, cette Rose... C'est quelque galant qui a fait le coup...

—C'est ce que dit Chassevent...

—Ah! il le dit! le vieux drôle... Où est-il? Je veux lui parler.

—Je l'ai laissé dans la rue... Je désirais vous voir avant de le faire entrer.

Carvajan était déjà dans le vestibule. De l'autre côté de la porte, un murmure se faisait entendre, dominé, de temps en temps, par de violents éclats de voix. Vivement, le maire ouvrit. Au milieu d'un cercle de voisins échangeant avec agitation des commentaires, Chassevent, assis sur une borne, plus ivre encore que pendant la nuit, se lamentait et menaçait tour à tour:

—Ma pauvre fille! hurlait-il, en clignant ses yeux sans larmes, une si jolie petite... qui faisait tant pour son père! Ils me l'ont tuée, les brigands!... Et si gaie... et si aimable!... Ah! les canailles!... Ils m'en voulaient, allez! On sait comment ils m'ont traité! Tout ça, rapport à mon amitié pour notre cher bon monsieur le maire, que Dieu conserve!... Ah! y a de la politique dans l'affaire... Oui! Ah! les gredins!... Mais ça ne se passera pas comme ça... On n'a pas le droit d'enlever à un pauvre homme la consolation de ses vieux ans!

Vainement, Pourtois, troublé au milieu de tous ces curieux, pressé de questions auxquelles il n'osait pas répondre, essayait de faire taire l'ivrogne. Celui-ci braillait comme un porc qu'on égorge, et se roulait sur sa borne avec des contorsions d'épileptique. En voyant paraître Carvajan, il devint subitement beaucoup plus calme et, se courbant comme s'il allait se prosterner sur le pavé:

—Ah! voilà notre défenseur!... Ah! monsieur le maire, prenez pitié d'un pauvre vieux qui n'espère qu'en vous pour obtenir justice... Ah! saint nom du bon Dieu! Que malheur! Une enfant qui était si bien portante hier soir! Qu'elle dansait comme une reine!

Et il recommença à crier en se tordant les bras.

—Allons, Chassevent, taisez-vous!... Il est inutile d'ameuter le quartier, dit Carvajan avec sévérité... Pourtois, conduisez-le dans mon bureau. Quant à vous, bonnes gens... rentrez chez vous... Et ne prenez pas au mot ce malheureux que le chagrin rend fou... Les juges sauront découvrir la vérité.

Et, laissant ses administrés sous l'influence de ces paroles pleines d'une modération calculée, il rejoignit vivement Chassevent et Pourtois.

Dans son cabinet, adossé à la cheminée, le regard froid et le ton tranchant, il dit au braconnier:

—Qui accuses-tu?... Car, si je te comprends bien, tu accuses quelqu'un.

Et comme le vieux vaurien ouvrait la bouche pour parler...

—Fais attention à ce que tu vas répondre!... Tu te trouves devant un magistrat...

—Ah! je me trouverais devant Notre-Seigneur lui-même, que ça serait tout de même... Le jeune homme du château a passé près de nous une minute seulement avant l'affaire...

—Chassevent, tu sais bien qu'il n'allait pas de ce côté-là! interrompit Pourtois avec désolation.

—Qui prouve qu'il n'a pas fait un détour l'instant d'après?... s'écria avec violence le braconnier. D'ailleurs, tu ne l'as pas vu: tu étais couché sur le dos... Tu es si gros qu'on aurait pu t'apercevoir de la route...

—Vous craigniez donc d'être découverts? demanda Carvajan. Qu'est-ce que vous faisiez?

—Rien du tout, dit le vagabond d'un air menaçant. Mais chacun sa manière... Moi, la nuit, j'aime pas les rencontres... Y a tant de mauvaises gens!

—Ainsi, tu donnes à entendre que ce pourrait bien être M. Robert...

Carvajan n'osa pas aller plus loin. Ses joues pâles se marbrèrent de rouge. Et, faisant peser sur le braconnier un regard fauve, comme s'il craignait qu'il ne se rétractât:

—Mesure bien l'importance d'une pareille déclaration...

—Eh! croyez-vous que je vas mettre tant de mitaines? D'ailleurs, il n'a pas été vu que par nous... Les Tubœuf de Couvrechamps lui ont parlé au coin du raidillon de la Grande Marnière en quittant la fête... Il était alors avec l'enfant... Ah! bon sang! quelle infamie!... Une pauvre gentille créature comme elle!... Ah!... Qui n'avait jamais fait de mal à personne, bien au contraire! Ah! ah!

—Ne crie plus, dit froidement Carvajan; il n'y a pas d'étrangers pour t'entendre, et, à nous, tu nous fends inutilement la tête.

Le braconnier se tut et regarda avec humilité celui qui lisait si clairement dans sa conscience.

—Sais-tu, reprit le maire, que si c'est le fils de Clairefont qui a fait le coup, dans un de ces mouvements de violence, dont il n'est que trop coutumier, tu pourrais bien, en te portant partie civile, attraper une vingtaine de mille francs de dommages-intérêts...

À ces mots, les yeux de Chassevent parurent près de lui sortir de la tête. Toute son ivresse se dissipa, comme si on lui avait administré un philtre souverain. Il devint aussi froid que la pierre.

—Vous croyez, monsieur le maire, demanda-t-il doucereusement, qu'avec un bon procès, on pourrait leur tirer une grosse somme?

—Mais j'en suis convaincu...

—Vingt mille francs! Ah! si vous vouliez me conseiller dans cette affaire-là, je serais joliment certain de m'en tirer avec le pain de mes vieux jours assuré... mon bon cher monsieur le maire...

—C'est mon devoir de le faire. On sait que j'ai toujours défendu le faible contre le fort...

—Alors ils sont cuits! s'écria le vagabond avec une joie furieuse.

Il esquissa un geste de triomphe; un peu plus, il dansait.

—Mais, Chassevent, interjeta Pourtois consterné, vous savez bien que la petite appelait: Robert! Robert! Donc, ce n'était pas lui qui la tenait.

—Elle criait: Robert! comme on crie: à l'assassin! interrompit Chassevent avec furie. De quoi te mêles-tu, gros soufflé? Est-ce que tu peux être pris au sérieux? Tu étais si troublé que tu ne savais plus ni ce que tu entendais, ni ce que tu voyais... Vingt mille francs! Pour sûr que c'est ce gredin d'enjôleur et de suborneur!... Et qui ça serait-il, si ce n'était lui? Qui serait assez fort pour traverser, à toute course, le vallon de la Grande Marnière, avec une femme sur le dos?... Vingt mille francs! Je te dis que c'est lui!... Et si quelqu'un prétendait le contraire, il aurait un fameux compte à régler avec moi!

Le braconnier montra à son compagnon une figure tellement sinistre, que celui-ci, avec un profond soupir, se résigna au silence. Carvajan se tourna alors vers Pourtois.

—Hé! hé! mon homme, dit-il, voilà qui va avancer nos affaires plus que toutes les sottises du marquis... Comment la famille de Clairefont resterait-elle dans le pays, après un scandale pareil?... Je crois bien qu'avant trois mois Mme Pourtois aura les vingt arpents de prairie qui sont derrière l'auberge... Il faudra lui dire de venir causer avec moi... Nous avons de petits arrangements à prendre... Elle me comprendra... Ce n'est point une sotte... heureusement! car on ne fait rien avec les sots!

Le coup d'œil qui accompagna ces mots fut si menaçant que Pourtois se sentit gelé jusqu'au fond de l'âme. La peau rose et luisante de son visage se ternit et devint d'un gris cendré. Ses petits yeux s'enfoncèrent plus avant dans la graisse qui bouffissait ses joues. Et, avec un air d'accablement affreux, le poussah laissa tomber ses bras le long de son corps phénoménal. Fleury, au même moment, arrivait essoufflé.

—Tout est en l'air, dit-il; j'ai mis le feu sous le ventre de la police... Ah! çà, mes braves, il faut regagner l'auberge, et vivement... Il y a des pièces à conviction... Diable! que personne n'y touche!...

Déjà Chassevent, poussant devant lui Pourtois, gagnait la porte de la maison, avec l'empressement d'un avare qui craint pour son trésor. Dans la rue déserte, il s'arrêta, et là, serrant la main de son compagnon à la lui briser:

—Mon gros, tu sais, pas de bêtises! Si à l'avenir tu as le malheur de me contredire, je te saigne comme un poulet! Maintenant que nous sommes d'accord, haut le pied et du train!

Ils repartirent en courant dans la direction du faubourg.

Resté seul avec Fleury, Carvajan demeura quelques instants silencieux, marchant la tête penchée sur sa poitrine. Puis, s'arrêtant brusquement:

—Je n'aurais jamais souhaité une plus belle vengeance! Cet insolent s'est attaqué à moi. Ah! ah! il a insulté mon fils!... Eh bien! moi, je l'enverrai en cour d'assises... Tout y passera, chez ces Clairefont, la fortune et l'honneur. Il ne leur restera rien... Et je les verrai à genoux devant ma porte... me demandant grâce!...

—Qu'est-ce que Pourtois et Chassevent vous ont raconté? demanda Fleury.

—Toute la scène du meurtre, pardieu, à laquelle ils ont assisté de loin... Oh! Chassevent jurera sur la tombe de sa fille que c'est le petit de Clairefont qui a tué Rose... Il espère tirer vingt mille francs du cadavre...

—Vingt mille francs! s'écria Fleury avec un horrible rire. Eh! pour une telle somme, si on avait voulu, il l'aurait tuée lui-même!

Cette lugubre plaisanterie trouva Carvajan glacé. Il regarda sévèrement le greffier, et, d'une voix sèche:

—Je suis très sérieux, dit-il. Et je désire qu'on le soit autour de moi... J'ai la conviction que M. de Clairefont, qui, sans doute, était ivre, ce qui, du reste, serait à sa décharge, a commis le crime... Si je le croyais innocent, je me désintéresserais de l'affaire.

—J'en suis sûr! s'écria Fleury se pliant sans discuter à la volonté de son patron. Et comme je partage votre manière de voir, je vais, dans l'intérêt des innocents, veiller à ce que l'opinion ne s'égare pas.

Il salua très bas, grimaça hideusement, et sortit.

C'était la dernière matinée de l'assemblée, et, ayant cuvé le vin de la fête, les cultivateurs essayaient de conclure encore quelques marchés.

Habituellement, cette réunion finale se traînait morne et lassée. Le feu des transactions était amorti, et chacun n'avait plus qu'une idée: rentrer chez soi.

Cependant, par exception, une singulière activité se remarquait sur la place. Des groupes nombreux se formaient, et les conversations plus animées s'échangeaient entre les allants et venants. Était-ce le cours des farines, ou le prix des moutons qui servaient de fond aux colloques? Non! le nom de Chassevent et celui de Clairefont revenaient, constamment prononcés, et, au travers des exclamations, les affirmations passionnées et les dénégations ardentes s'échangeaient.

Comme une contagion mortelle, le bruit sinistre répandu par Fleury gagnait déjà toute la ville, et bientôt, grossi, défiguré, allait circuler dans le canton, s'étendre dans le département, et empoisonner tous les esprits. Rien ne pouvait être plus fatal que ce rassemblement de gens, venus de dix lieues à la ronde, qui devaient bientôt repartir emportant, chez eux une conviction habilement faite par les émissaires de Carvajan.

Tondeur, au café du Commerce, devant vingt personnes, venait de répéter les paroles qu'il avait entendues près de la fenêtre de la repasserie, à Clairefont, lorsque Robert embrassait Rose: Ne me serrez pas si fort, vous pourriez m'étouffer sans le vouloir. Et, dans la fumée des pipes, au bruit des verres remués, le marchand de bois se lamentait hypocritement. Quel malheur! Un si bon et si aimable garçon! Car il n'avait pas agi par méchanceté, bien sûr... Tondeur s'en portait garant, lui qui le connaissait bien... Mais cette jeunesse... c'était si fort!... Sans le vouloir, n'est-ce pas? Il avait eu la main plus lourde qu'il ne pensait... Ah! il lui avait vu déraciner des baliveaux, comme on cueillerait une violette!... En batifolant, la petite avait fait des giries... Le père, qui cherchait sa fille, était arrivé avec Pourtois... Pour ne pas être surpris, le jeune homme avait voulu empêcher la belle d'appeler... Ah! c'était un vrai malheur... Mais pour un crime... oh! non!

Et les ergoteurs, trouvant que le marchand de bois se montrait trop commode, de répliquer, avec un commencement de parti pris: Comment! pas un crime? Quoi donc, alors? La fille était-elle morte? Oui ou non? Tondeur, avec confusion, se voyait forcé d'en convenir... Cependant il reprenait sa défense, accumulant à plaisir les mauvais arguments: Après tout, on accusait M. Robert... Mais avait-on la preuve absolue qu'il était l'auteur de l'accident? Il s'entêtait à ne pas dire: crime.

Si on avait la preuve? reprenaient ses contradicteurs, s'échauffant au feu de la discussion. Eh bien! et le foulard de soie marqués aux initiales R.G. que la fille avait au cou, et qu'on ne lui avait pas vu à la danse. Et les affirmations des Tubœuf?... Et tout enfin? Car la culpabilité crevait les yeux! Il fallait être décidé à ne rien voir pour oser le nier. C'est-à-dire qu'on se demandait comment M. de Clairefont n'était pas encore arrêté... Ah! s'il avait été un homme du commun, on l'aurait déjà vu traverser la ville entre deux gendarmes!

Au même instant une rumeur sourde courut sur la place, attirant aux fenêtres tous les consommateurs du café. Dans son tilbury, Robert, assis à côté de M. de Croix-Mesnil, qu'il conduisait à la gare, venait de déboucher de la rue du Marché. Devant l'encombrement il avait dû ralentir l'allure de son cheval, et, au milieu de la foule tumultueuse, il passait calme et souriant, causant librement avec le baron. Derrière lui, houle vivante, la masse des badauds et des paysans roulait, et des cris de haine partaient, comme, au début d'une émeute, les coups de feu isolés des impatients.

Robert étonné se retourna, regardant tous ces gens qui le suivaient. Il entendit:

—Il part, vous voyez bien! Il s'en va!

Il ne comprit pas. Rien de ce qui s'était passé pendant la nuit n'avait transpiré à Clairefont. Le château était comme une forteresse bloquée, dont la garnison ne reçoit plus de nouvelles. Les rares domestiques ne sortaient pas dans le village; les fermes étaient loin; seule, Rose venait du dehors. Et la pauvre petite ne devait plus égayer de sa chanson les murs froids et silencieux de la vieille demeure. Antoinette, qui, la veille, lui avait si bien recommandé d'être exacte, ne l'avait pas vue arriver, et s'était dit en souriant:

—Allons, malgré ses belles promesses, elle aura dansé tard, et elle fait la grasse matinée.

À la gare, Robert, sans remarquer l'attention dont il était l'objet de la part des gendarmes qui se promenaient devant la porte d'entrée, sauta à bas de son siège, descendit la valise de M. de Croix-Mesnil, et, donnant son cheval à garder à un employé, entra dans la salle d'attente. Les gendarmes alors se promenèrent sur le quai, et parurent se tenir prêts à retenir le jeune comte, s'il avait formé le dessein de s'éloigner.

Mais il était bien loin de se douter de ce qui se passait. Il parlait avec animation et ne s'apercevait point de la surveillance active qui s'exerçait autour de lui. Lorsque le train fut arrivé, il donna une dernière poignée de main au baron, et, fermant lui-même la portière du compartiment, il traversa la gare et remonta en voiture. Il se sentit le cœur serré, comme il ne l'avait jamais eu en voyant partir son ami. Il s'arrêta au bas du pont, et attendit là le passage du wagon. Par la fenêtre, il distingua une main qui s'agitait, une figure qui souriait, puis, à un détour de la voie, dans un tourbillon de vapeur blanche, tout disparut. Et, au pas, il se remit en route, se demandant pourquoi il était si triste.

Mais les impressions que ressentait Robert étaient fugitives. Sa rude nature réagissait promptement. Il mit son cheval au trot, et se proposa de ne point passer par les quartiers du centre, pour éviter les encombrements qui l'avaient arrêté à l'arrivée. Il suivit la promenade, plantée de superbes platanes, qui entoure La Neuville. Il allait sortir du faubourg, quand, en arrivant au bas de la montée de Clairefont, il tomba dans un groupe d'ouvriers des fabriques qui, à la porte d'un cabaret, écoutaient Chassevent, ivre à rouler maintenant, et qui, pour la centième fois, d'une voix pâteuse et avec des additions mélodramatiques, racontait la mort de sa fille.

À la vue de Robert, un murmure d'horreur partit du groupe qui se massa dans une attitude hostile. Encouragé par les menaçantes dispositions de son entourage, le vagabond s'avança en titubant, et, essayant de prendre le cheval au mors:

—Le voilà, l'assassin! Le voilà! Vengeance! D'une main incertaine il avait réussi à saisir la bride, mais un maître cinglon qu'il reçut sur les doigts la lui fit lâcher. Il recula en hurlant, et, heurté par le brancard, il aurait infailliblement passé sous la roue de la voiture, si, d'une main vigoureuse, le comte du haut de son siège, ne l'avait cueilli et lancé jusqu'à la porte du cabaret.

—Ah! après la fille, le père! brailla le braconnier. À moi, mes amis! Emparons-nous de lui, livrons-le à la justice!...

En un instant, Robert se vit entouré d'hommes aux visages furieux et aux bras levés. Devant le cabaret, quelques femmes rassemblées poussaient des cris perçants, et déjà, par la rue du Marché, du renfort arrivait aux assaillants. Chassevent, revenu à la charge, bavant de colère et d'ivresse, essayait d'escalader le siège. Le comte ne perdit pas son sang-froid; il tira sur les guides et fit cabrer son cheval; puis, prenant son fouet il en asséna, avec le manche, un tel coup au vagabond, que, malgré son épaisse casquette et le foulard qui lui entourait la tête, il roula à moitié assommé dans la poussière du chemin. Au même moment, Fleury, comme un diable sortant d'une boîte à surprises, parut près de la voiture.

—Qu'est-ce que vous faites là? cria-t-il aux ouvriers d'une voix forte... Ramassez cet homme, et attendez-moi...

Puis, s'élançant vers Robert à qui il serra le bras avec énergie:

—Imprudent! ne bravez pas l'indignation populaire!... Partez... sans un instant de retard! Je viens de Clairefont. Je voulais vous prévenir... Mais votre tante et votre sœur, maintenant, savent tout... Elles vous convaincront...

—De quoi s'agit-il? demanda le comte, commençant à perdre son calme... Ai-je affaire à des fous?

Le greffier jeta au jeune homme un coup d'œil sévère, et, avec une gravité triste:

—La petite Rose a été tuée cette nuit... On vous accuse... Ne discutez pas... Mettez-vous d'abord à l'abri. Partez! C'est le plus sûr...

—Mais c'est une infamie! cria Robert.

—Rentrez chez vous, au nom du ciel! dit Fleury en montrant du doigt le flot des arrivants qui grossissait de seconde en seconde.

Et, donnant une forte claque sur le flanc du cheval, qui partit comme un trait, il força le comte à s'éloigner.

Sans plus se soucier de l'agitation qui grandissait dans le faubourg, le greffier gagna rapidement la maison de la rue du Marché. Il était onze heures. Depuis le matin, le temps avait été mis à profit par les émissaires de Carvajan. Le réseau, qui enlaçait Robert de Clairefont dans ses mailles perfides, devenait plus fort d'instants en instants. Et plus le malheureux qui y était captif allait se débattre, plus les fils devaient se resserrer.

Pascal, après une nuit de trouble et d'insomnie employée à repasser amèrement les incidents douloureux qui avaient accompagné son retour à La Neuville, s'était décidé à régler définitivement avec son père la question de son départ. Il ne pouvait plus supporter l'idée de vivre dans ce pays où tout serait pour lui sujet de froissement et de chagrin. Il voulait s'éloigner, regagner des contrées où l'écho même des discordes qu'il fuyait n'arriverait pas jusqu'à lui et où il aurait le droit de garder dans sa mémoire, comme dans un sanctuaire consacré à un culte mystérieux, l'image souriante et adoucie de celle qu'il adorait.

Il sortit de sa chambre à l'heure du déjeuner, et s'apprêtait à descendre, lorsque, sur le palier, croisant la servante qui venait de l'étage supérieur, celle-ci lui dit avec un geste désolé:

—Ah! monsieur Pascal, vous ne savez pas la nouvelle? Le jeune homme du château qui a tué la Rose au père Chassevent!...

Et comme il restait immobile, se demandant si cette fille ne devenait pas folle.

—Oui, mon bon cher monsieur. Le greffier du juge de paix est à c't'heure dans le cabinet de Monsieur à qui il rapporte les bruits de la ville, car on en parle, da! Et tout est sens dessus dessous!

Il sembla à Pascal que la cage de l'escalier était un gouffre noir, au fond duquel Carvajan ricanait, triomphant et diabolique. Il eut un vertige, et se retint à la muraille pour ne pas tomber. Dans cette riposte terrible, suivant à si courte distance l'affront subi, il reconnut la main de son père. Oui, si Robert était accusé, l'accusation avait dû venir de Carvajan. Il eut froid au cœur. Une rapide vision lui montra Antoinette auprès du marquis mourant de désespoir. Il se souvint des funèbres pressentiments qu'il avait eus, le premier jour, à la porte du cabaret de Pourtois, au pied de la terrasse de Clairefont. Le présage de malheur se réalisait. Mais n'avait-il pas rêvé aussi que c'était lui qui défendait la jeune fille abandonnée, et qui l'arrachait à son mauvais destin?

Sur le seuil de cette chambre qui avait été celle de sa mère, il crut entendre encore la voix de la mourante murmurant ces suprêmes paroles: «Sois bon dans la vie. Il faut être bon...» Il se retourna avec un effroi superstitieux, comme s'il se fût attendu à voir apparaître derrière lui la chère ombre. Il se vit seul, et, inclinant son front, comme devant un ordre souverain, il murmura: Sois tranquille, douce regrettée, tu seras obéie!

Il avait retrouvé toute sa présence d'esprit, tout son courage. Il se sentait prêt à accomplir des tâches héroïques pour vaincre des répugnances insurmontables.

Il oublia en un instant les résolutions qu'il venait de prendre. Ses idées suivirent un autre cours. Il n'était plus réduit à l'écœurante inaction qui le faisait paraître complice de tout ce qui s'exécutait de mal contre la famille de Clairefont. Il n'était plus condamné à l'impuissance. Il allait pouvoir se mêler à la lutte, et intervenir. Toute la nuit il s'était promis de partir, et, en une seconde, il décidait de rester. Il ne vit là rien que de naturel. L'incohérence n'est-elle pas la règle même de l'amour? Il se composa, pour entrer chez son père, un visage souriant. À sa vue, Fleury, qui parlait avec animation, s'arrêta court, prit un air embarrassé et loucha furieusement de ses yeux troubles.

—Eh bien! dit avec éclat Carvajan, en allant à son fils, les voilà dans une belle passe, ces gens si fiers, qui ne veulent pas s'exposer à se trouver en face de nous!

—On vient de tout m'apprendre, interrompit Pascal.

—Eh bien! qu'en dis-tu?

—Qu'en dit le parquet? riposta le jeune homme.

—Le parquet est extraordinairement mou! Il est pris entre la certitude qui résulte des preuves matérielles du crime et le doute qui est la conséquence d'un passé honorable... Tous ces magistrats, au fond, sont des réactionnaires, et ils font des façons pour arrêter le fils d'un marquis, voilà tout. Ils ont télégraphié à Rouen, au procureur général, qui télégraphiera sans doute à son tour au garde des sceaux... Et, pendant ce temps, ici, la population fermente; et sans Fleury qui s'est trouvé là fort à point, tout à l'heure, le prévenu était écharpé par les ouvriers... On parle pour demain d'une manifestation... Moi, je viens de le dire au commissaire et au capitaine de gendarmerie: si on n'arrête pas dès ce soir ce gaillard-là, je ne réponds pas de l'ordre à La Neuville!...

—Le mieux qu'il y aurait à faire pour M. Robert, ce serait de partir pendant qu'il en est temps encore, dit doucereusement Fleury... Une fois à l'abri, tout le monde serait tranquille... C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre aux dames de Clairefont... Mais, aux premiers mots, Mlle Antoinette s'est dressée toute pâle, et, avec des regards meurtriers comme des coups de pistolet, elle a crié: Jamais! Partir, ce serait avouer qu'il est coupable... Nous savons d'où part cette calomnie... Nous la réduirons à néant! Elle désignait clairement M. le maire et peut-être aussi un peu moi-même... Mais je ne me suis pas laissé démonter. J'ai insisté, j'ai donné à entendre que les mauvais gars de La Neuville, très surexcités, pourraient se porter sur Clairefont... Alors la vieille Saint-Maurice a bondi, et, rouge comme une braise, en jurant comme un troupier: Qu'ils y viennent! Il ne manque pas de fusils au râtelier... Ils verront que les femmes de la maison valent des hommes... Il y a là-haut, dans les greniers, le pierrier qui servait autrefois pour les feux d'artifice... Je le descendrai dans le vestibule, et si on touche seulement à la serrure de notre porte... je mitraille toute cette canaille! Et elle sacrait, la vieille, que c'en était fabuleux! Allez donc faire entendre raison à des esprits détraqués! Quant au marquis, il était enfermé dans sa tour, comme un hibou, à tourner les pages de quelque grimoire, ou à empester l'air de la contrée avec des drogues chimiques... Impossible de le voir... Celui-là, tout hébété qu'il est, aurait peut-être mieux compris la situation que cette vieille échappée de la chouannerie.

—Mais elle paraît la comprendre parfaitement, dit Pascal avec tranquillité, et elle soutient envers et contre tous l'innocence de son neveu... Comme l'a fort bien dit Mlle de Clairefont, fuir c'est avouer, et le comte Robert est sans doute décidé à se défendre... Il a peut-être des preuves à fournir... Un bon alibi serait décisif... Qui sait s'il ne le produira pas?

—Je l'en défie! cria Carvajan, à qui l'opposition de son fils fit perdre tout son calme.

—Mon père, vous n'en savez rien...

—Vas-tu le défendre?

—Et vous, allez-vous l'accuser?

Ils se trouvaient face à face, parlant aussi ferme l'un que l'autre: Pascal, absolument maître de lui, et voulant savoir exactement quelle était la part de son père dans le travail d'investissement qui s'étendait autour de Robert; Carvajan, le cerveau enflammé par une colère subite, et prêt à étaler sa haine au grand jour.

—Non! certes! intervint Fleury d'un ton conciliant, votre père n'accuse pas. D'ailleurs, à quoi bon? M. le maire, comme toujours, n'a souci que de la chose publique... Devant vous, nous parlons en toute liberté, pesant le pour et le contre... Croyez que si M. Carvajan pouvait étouffer cette affaire-là, il le ferait, et promptement... Il est l'ennemi de M. de Clairefont... Il le combat sur le terrain politique et financier... Mais profiter d'un malheur pareil?... Devrais-je avoir besoin de vous dire qu'il n'y a même pas pensé?... Et pourtant, ne serait-ce pas légitime? Ses adversaires ont-ils jamais reculé devant les pires manœuvres? Vous en avez eu la preuve hier soir... Si nous pouvions établir l'innocence de ce malheureux jeune homme, nous le ferions... Mais, malheureusement, il n'y a pas de doute à conserver... C'est la dernière étape, voyez-vous, de cette famille qui depuis trente ans va sans cesse en descendant... Quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer ici, pour la première fois, vous veniez d'être témoin, justement, d'un des actes de violence habituels à ce malheureux... Je vous ai dit alors, ne croyant pas être si bon prophète, que vous arriviez pour assister aux suprêmes phases de la lutte engagée entre M. de Clairefont et votre père... Eh bien! la lutte est finie... Elle se termine dans la boue et dans le sang.

—Et nous n'en sommes pas cause! reprit rudement Carvajan, à qui la mielleuse dissertation de Fleury avait irrité les nerfs... Au diable! Qu'ils se débrouillent!... Je ne suis pas tenu de les aimer, et si j'étais dans leur cas, vous verriez s'ils me ménageraient!

Il prit son chapeau, et jetant un regard significatif au greffier:

—Je vais jusqu'à la mairie; vous viendrez m'y retrouver tout à l'heure.

—Je vous accompagnerai, mon père, dit Pascal, si je ne vous dérange pas... Je suis curieux de voir la physionomie de la ville.

—Ah! ah! mon gaillard, tu mords à la chose? Viens, si ça t'amuse... Et puis, qui sait? tu es du métier, tu pourras peut-être donner un bon conseil.

—Si j'en trouve l'occasion, répondit froidement Pascal, soyez sûr que je n'y manquerai pas.

Et, derrière son père et le greffier, il sortit.

À Clairefont, après le premier affolement, la réflexion était venue. Réunis dans le petit salon, la tante de Saint-Maurice, Robert et Antoinette, avaient tenu conseil. Les affirmations de Fleury et les manifestations de la rue, certes, étaient significatives. Le vieux Bernard, envoyé à la ferme, avait rapporté la confirmation de l'attentat. Rose était morte, et on accusait Robert de l'avoir tuée. Entre les imprécations de la tante Isabelle et le calme effrayant d'Antoinette, Robert passa par les sentiments les plus opposés. Tantôt il se disait que l'accusation portée contre lui tomberait d'elle-même et qu'elle n'aurait pas de conséquence. Il riait alors nerveusement et se promettait de tirer de ceux qui avaient dirigé contre lui l'action de la justice une vengeance exemplaire.

Tantôt, cherchant à rassembler les preuves qu'il pourrait fournir de son innocence, il constatait avec stupeur que tout concourait à lui donner l'apparence de la culpabilité. Il était rentré au matin par la petite porte du parc sans être vu de qui que ce fût. Il avait passé tout le temps qui s'était écoulé entre son départ de chez Pourtois et son arrivée à Clairefont, dans le sentier de la Grande Marnière. On l'avait rencontré, on lui avait parlé, cela était certain, indéniable.

Et, au souvenir de ces moments doucement écoulés, dans cette nuit tiède et resplendissante, auprès de cette charmante fille au gai sourire, un cruel déchirement se faisait en lui.

N'avait-il pas été involontairement la cause du malheur, en gardant si tard Rose qui voulait s'éloigner? Il ne l'avait retenue qu'à force d'instances. Il se le rappelait bien: elle disait: Laissez-moi m'en aller?... Votre sœur m'attend demain matin, vous me ferez gronder... Si vous avez encore tant de choses à me conter, vous viendrez au bas de la fenêtre de la repasserie, et, pendant que je travaillerai, nous causerons.

Les routes étaient alors pleines de monde; elle serait rentrée à Couvrechamps, en compagnie, et, au lieu de dormir froide et muette, elle chanterait encore, alerte et joyeuse.

Des larmes lui vinrent aux yeux, et ce garçon si énergique et si robuste se mit à sangloter comme un enfant.

Épouvantées, les deux femmes le regardaient. Pour qu'il se laissât aller à une telle faiblesse, il fallait qu'il fût tenaillé par de terribles inquiétudes. Une pudeur secrète arrêtait les questions sur les lèvres d'Antoinette. Qu'y avait-il entre son frère et Rose? Quelque intrigue ébauchée à la fête et interrompue par le coup de folie d'un jaloux. Il eût fallu, pour préciser les faits et arriver peut-être à découvrir la vérité, interroger Robert, l'amener à s'expliquer. Il ne donnait que des détails vagues, quand la minutie eût été indispensable. Mais la tante Isabelle n'était-elle point là pour tirer tout au clair? Avec elle, qui n'hésiterait pas à demander, le jeune homme ne se gênerait pas pour répondre, et on saurait alors quels moyens de défense on devait employer.

Il était impossible que l'erreur ne fût pas promptement reconnue. La justice voyait clair et n'aurait pas de parti pris. L'opinion publique, que Fleury disait si furieusement déchaînée contre Robert, avait été égarée. Il n'était pas difficile de deviner par qui. La main de Carvajan se reconnaissait dans cette œuvre de haine. Provoqué, il avait riposté. Et on était payé pour savoir avec quelle dangereuse ténacité il poursuivait ses entreprises.

À l'indignation des premiers moments, lorsque la tante de Saint-Maurice s'écriait superbement: «Mais il est impossible qu'on soupçonne un Clairefont!», avait succédé une terreur vague faite d'ignorance: celle des enfants qui s'éloignent de l'ombre peuplée par leur imagination de fantômes effrayants. En somme, on ne savait rien de ce qui se passait ni de ce qu'on pouvait craindre; mais ce mystère-là était plus formidable que ne l'eût été la connaissance de ce qu'il fallait redouter. Sur les faits s'étendait une obscurité dans laquelle les malheureux se débattaient impuissants.

Leur préoccupation principale était de faire le silence autour du marquis. Ils ne pouvaient supporter la pensée que le père fût instruit de l'accusation portée contre son fils. À tout prix, ils étaient résolus à l'empêcher de la connaître. La tranquillité du vieillard devait avant tout être sauvegardée. Depuis trente ans, la famille avait subi son despotisme, et s'était pliée à ses caprices les plus déraisonnables. Tout faire pour ne point tourmenter le marquis avait été le mot d'ordre à Clairefont. Les enfants et la tante de Saint-Maurice s'étaient conformés à cette règle: Antoinette et Robert avec un tendre respect, la vieille fille avec des accès de mauvaise humeur réprimés à grand'peine. On avait tout accepté, même les menaces de ruine. Plutôt mourir que de révéler la menace du déshonneur. Le premier mot de la tante Isabelle avait été:

—Emmenons le marquis à Saint-Maurice!...

Mais Antoinette, toujours sage, au milieu même du désespoir, avait répondu aussitôt:

—Il ne saurait nulle part être mieux qu'à Clairefont. Dans son appartement séparé, il est à mille lieues du monde. Ce sera à nous de veiller à ce qu'on ne pénètre pas jusqu'à lui... Il ne lit aucun journal, il ne sort jamais... Il restera, quoi qu'il arrive, dans une quiétude complète. S'il faut absolument lui dire quelque chose, eh bien, nous choisirons au moins le moment, et nous serons juges de l'étendue de l'aveu.

Et tous trois, réunis dans le petit salon du rez-de-chaussée, les fenêtres ouvertes sur la terrasse, ils attendaient, dans une anxiété plus intolérable que le mal lui-même, l'oreille ouverte aux mille bruits du dehors, les yeux fixés sur la montée de Clairefont qui cheminait poudreuse et nue dans la verdure de la colline. C'était par cette route, qu'ils interrogeaient, que pouvait leur venir le danger. Et dans les yeux de la tante de Saint-Maurice éclatait le désir mal contenu de la résistance.

Les heures passaient, raffermissant leur courage.

Le temps gagné n'était-il pas une preuve de l'inanité de leurs appréhensions? Si la justice avait une action à exercer, attendrait-elle si longtemps pour se mettre en mouvement? Ils ignoraient tout de la législation moderne. Ils ne soupçonnaient pas les hésitations du ministère public, les manœuvres de Carvajan, et la surveillance encore discrète de la police. Ainsi que la bête prise au piège et qui ne trouve pas d'issue, ils restaient immobiles, repliés sur eux-mêmes, dans d'affreuses alternatives de crainte et d'espérance.

Vers quatre heures, tous les jours, quand la chaleur était tombée, le marquis avait l'habitude de descendre et de faire un tour dans le parc avec sa fille. Antoinette, pour rien au monde n'eût manqué cette promenade. Elle se préparait à l'avance, et quand le savant quittait son cabinet, il trouvait sa gentille compagne qui l'attendait. Dans la fièvre où ils étaient tous, ils oublièrent le vieillard. Il put arriver jusqu'au milieu du salon sans être entendu, et, posant sa main sur l'épaule d'Antoinette:

—Eh bien! il faut donc que je vienne aujourd'hui chercher mon Antigone? dit-il en souriant.

Ils s'étaient levés et restaient immobiles et tremblants. L'apparition du père de famille avait accentué l'horreur de la situation. Ce fut Robert qui retrouva le premier sa présence d'esprit:

—Ah! mon père, vous êtes en avance, aujourd'hui. Mais cela se trouve à merveille: nous sortirons tous ensemble. Je veux vous donner le bras à la place de ma sœur... Elle vous cédera bien à moi pour cette fois seulement.

Il y eut dans l'accent du jeune homme une tristesse si pénétrante que des larmes emplirent les yeux d'Antoinette. Elle se figura son frère faisant dans ce beau parc, où avait grandi leur enfance, sa dernière promenade, aux côtés du père qui ne se doutait de rien. Elle eut peur de ne pouvoir se contenir, et, sans parler, acquiesça d'un signe de tête. Le vieillard, appuyé sur le bras de Robert, descendait déjà les degrés du perron, parlant, comme toujours, des travaux qui avaient occupé sa journée. La tante Isabelle, restée en arrière, poussa un mugissement, et se tamponnant les yeux avec son mouchoir:

—Antoinette, je ne peux pas vivre avec un poids pareil sur le cœur, cria-t-elle. Non! c'est plus fort que moi: je sens que je ne survivrai pas à un si rude coup! Robert! mon neveu, le dernier des Clairefont et des Saint-Maurice, arrêté comme un simple voleur de fagots!... Eh! quand il aurait serré un peu trop fort cette donzelle... Le beau malheur!

Antoinette pâlit, et jetant à la vieille Saint-Maurice un regard brûlant:

—Tante! vous pouvez donc admettre?...

—Que sais-je? Le marquis, son père, en a fait bien d'autres; seulement, dans ce temps-là, les filles se défendaient moins, ou n'en mouraient pas!

—Mais il nous a engagé sa parole qu'il n'était pour rien dans ce malheur!

—C'est vrai! Ah! je deviens folle! Tu sais combien je l'aime, ce cher enfant! C'est très mal! Mais j'aurais donné tout le reste de la famille pour lui!... J'en suis bien punie, car je souffre horriblement! Vois-tu, pour qu'une vieille endurcie comme moi se laisse aller, il faut qu'elle ait bien du chagrin... Mon pauvre Robert!... mon cher petit! ah!

Et, prise d'un violent accès de désespoir, la tante Isabelle éclata en sanglots. Antoinette s'était agenouillée devant elle, la pressait dans ses bras, s'efforçait de la consoler.

—Non! criait la vieille fille, non! Si on l'emmène, je l'accompagnerai, j'irai avec lui en prison.

—Mais, tante, c'est impossible!

—Comment cela? dit Mlle de Saint-Maurice avec un calme soudain. Sous la Terreur, mes grands-parents, on me l'a bien souvent raconté, étaient tous ensemble à La Force...

—Mais nous ne sommes plus sous la Terreur, répondit Antoinette, qui ne put s'empêcher de sourire.

—Vraiment! Et comment appelles-tu un temps où des abominations, comme celle qui nous arrive, peuvent se produire? Ah! c'est la fin de tout!

—Allons, tante, il faut aller rejoindre mon père... Tâchez qu'il ne s'aperçoive pas que vous avez pleuré.

—Sois tranquille, j'aurai de la fermeté.

Elles se dirigeaient vers la terrasse, quand la porte du salon, en s'ouvrant, les arrêta. Sur le seuil, le vieux Bernard se montrait, effaré.

—Qu'y a-t-il? dit Antoinette éperdue.

—C'est M. Jousselin, Mademoiselle, balbutia le brave serviteur, le commissaire de la ville... M. Jousselin!

Ainsi, cette heure tant redoutée, mais qu'on espérait en secret ne devoir jamais venir, était irrémédiablement arrivée.

—Faites-le entrer... Mais non, on pourrait le voir du jardin.

Les deux femmes échangèrent un regard chargé d'épouvante et, marchant comme dans un rêve, gagnèrent le vestibule. Un gros homme vêtu de noir y piétinait nerveusement. En les voyant, il ôta son chapeau, et, avec une grande déférence, s'adressant à Antoinette:

—Mademoiselle, je désirerais parler à monsieur votre frère...

—Il se promène en ce moment dans le parc avec mon père, Monsieur. Faut-il que je l'appelle?

—Je vous en serais reconnaissant...

Un lourd silence se fit. Le fonctionnaire, devant cette jeune fille si belle et si troublée, hésitait à parler. Les deux femmes avaient sur les lèvres une question qu'elles n'osaient point faire.

La tante de Saint-Maurice ne put supporter l'incertitude.

—Venez-vous pour nous le prendre, Monsieur? demanda-t-elle d'un air terrible.

—Madame... mes fonctions m'imposent un devoir pénible...

La vieille fille toléra le: «Madame», qu'en toute autre circonstance, elle eût vertement relevé.

—Mon cher monsieur, reprit-elle avec agitation, vous êtes, si je ne me trompe, le fils de Jousselin, qui fut autrefois le régisseur de mon père à Saint-Maurice. Oui? Vous avez donc avec nous des liens de famille. Vous ne voudriez pas réduire de braves gens au désespoir?... Mon neveu n'est pas coupable. Ai-je besoin de vous le dire?... Que faut-il faire pour qu'il reste en liberté? Si c'est une question d'argent, on s'arrangera...

Le commissaire fit un geste de dénégation étonnée.

—Il faut que M. de Clairefont me suive, dit-il doucement, car il eut vraiment pitié de ces femmes. Je mettrai à exécuter mes ordres tous les ménagements possibles...

—Ah! Monsieur, c'est pour mon père que je vous supplie! s'écria Antoinette... Jusqu'à la constatation de l'innocence de mon frère, qu'il puisse ne se douter de rien...

—Mademoiselle, vous voyez que je suis entré seul... les agents de la force publique sont restés au dehors... Que monsieur votre frère me donne sa parole de me suivre sans résistance, et nous sortirons tous les deux sans bruit et sans scandale... Je crois, en agissant ainsi, vous prouver que je n'ai pas oublié ce que ma famille a pu devoir à la vôtre.

Mlle de Clairefont inclina la tête.

—Je vous remercie, Monsieur, et je m'engage pour mon frère... Je vais le prévenir... Restez, tante... vous pourrez ici lui parler sans danger, avant qu'il s'éloigne.

Se promenant sur la terrasse, le vieillard et son fils passèrent au pied de la fenêtre. Ils causaient: le marquis tout à la joie enfantine d'expliquer l'expérience qui lui occupait l'esprit, Robert s'efforçant d'arrêter les larmes qui de son cœur montaient brûlantes à ses yeux. Il lui semblait qu'il allait quitter pour toujours tout ce qui l'entourait, et, avec un attendrissement inconnu, il regardait la maison, les arbres, les fleurs, le ciel, qui ne lui avaient jamais paru si beaux. Des sentiments qu'il n'avait pas encore si vivement éprouvés s'éveillaient dans son cœur; il regrettait ses folies, condamnait son existence inactive, maudissait les chagrins qu'il avait causés à son père. Il eût voulu tout racheter, et, en lui-même, jugeant que son malheur était la conséquence de sa conduite, il l'acceptait comme une expiation. De loin il vit venir sa sœur. L'altération de ses traits le frappa. Il ne lui laissa pas le temps de parler.

—Est-ce que tu viens me remplacer? demanda-t-il, plein d'angoisse.

Elle baissa la tête tristement:

—Il y a au salon quelqu'un qui te demande.

—Quelque partie à arranger, dit le vieillard avec indulgence. Allons! mon cher, ne te fais pas attendre.

Les deux jeunes gens frémirent à cette redoutable méprise.

Robert prit le marquis dans ses bras et posa sur les cheveux blancs du vieillard ses lèvres tremblantes, puis, tendant la main à sa sœur, sans oser l'embrasser:

—Adieu, fit-il brusquement, et il s'éloigna.

Derrière lui le père et la fille continuèrent leur promenade, sans parler, cette fois, comme si, dans l'air qui les entourait, quelque mystérieux effluve de la douleur d'Antoinette se fût répandu, apportant au cœur du marquis une soudaine tristesse.

Arraché à grand'peine aux protestations éplorées de la tante Isabelle, sous la conduite de Jousselin, Robert s'en allait dans la direction de Couvrechamps. Les gendarmes avaient pris les devants. Deux agents en bourgeois suivaient à cinquante pas. Et chemin faisant le commissaire, sous couleur de causer, interrogeait adroitement son prisonnier. Robert, surexcité et, d'ailleurs, n'ayant rien à cacher, racontait tout, ses coquetteries de longue date avec Rose, la soirée de la Saint-Firmin, la sortie du bal, la promenade dans le sentier de la Grande Marnière, la rencontre des Tubœuf, et la séparation sur le chemin de Clairefont. Ils étaient arrivés à la place même.

—Tenez! c'était là... Je me suis arrêté une minute à la regarder se perdre dans l'obscurité, puis j'ai continué ma route... Si j'étais resté quelques minutes de plus, elle vivrait encore.

Une plainte stridente, lugubre, prolongée, comme un gémissement de bête à l'agonie, partant de la colline, lui coupa la parole. Dans la lande, les moutons du Roussot, ainsi que chaque jour, broutaient l'herbe rare. Mais le sauvage berger n'apparaissait pas, accompagnant, suivant sa coutume, le passant de ses cris modulés et de ses claquements de fouet. Il s'était fait invisible, et Robert le chercha vainement des yeux. Une plainte nouvelle s'éleva, lamentable, dans le silence de ce lieu solitaire, et alors, derrière un énorme grès, les deux hommes découvrirent l'idiot couché à plat ventre sur sa limousine, la tête dans ses mains, aveugle et sourd à tout ce qui n'était pas sa douleur.

—Pauvre diable! dit Robert. Rose était bonne pour lui... Elle ne le repoussait pas, comme tous les gens de la ferme... Aussi il avait de l'adoration pour elle... C'est la joie de son existence qui s'en est allée!

Ils passèrent, et, derrière eux, les poursuivant à de longs intervalles, la voix pleurait, douloureuse et obstinée. Bientôt ils quittèrent le grand chemin, et se jetèrent sur la gauche. Au bout d'une percée verte, Couvrechamps leur apparut.

Une animation singulière emplissait le village. À l'entrée, auprès des premières maisons, des gamins semblaient attendre, qui crièrent vivement: Les voilà! et s'enfuirent au galop, comme pris d'épouvante. Aux abords de la place, un grand rassemblement s'était formé. De La Neuville on avait fait la partie de venir voir passer le fils du marquis entre deux gendarmes. Il y eut un murmure de déception quand on aperçut, par l'allée de tilleuls en fleurs, Robert s'avançant libre, sous la conduite de Jousselin.

—Voilà ce que c'est que l'égalité! grogna le sabotier de La Saucelle, démocrate farouche, dont Mlle de Clairefont avait, l'année précédente, soigné la fille qui se mourait de la fièvre typhoïde... À un autre on aurait mis les poucettes!

—Ils le relâcheront, marchez! ajouta une voix dans la cohue.

—Est-ce que la «louai» est faite pour eux!

—Ah! ah! enlevons-le!

Les ouvriers des fabriques et les tâcherons de la scierie jetèrent des cris de mort, une poussée violente fit onduler la foule, des clameurs, perçantes de femmes, enlevant leurs enfants pour les empêcher d'être foulés aux pieds, s'élevèrent, et, par un mouvement instinctif, Jousselin prit le bras de son prisonnier, moins pour le retenir que pour le protéger. Rapidement, les gendarmes qui entouraient la misérable maison de Chassevent se portèrent à l'aide, et, devant les chevaux qui piaffaient avec un grand bruit d'acier entre-choqué, au milieu d'un flot de poussière, les plus ardents reculèrent.

—Je vous demande pardon, dit alors Robert avec un grand sang-froid au commissaire, de vous avoir causé de l'embarras... Après tout le bien que ma famille a fait dans ce pays, je m'attendais à plus de sympathie... Ah! parfait! tout s'explique! ajouta-t-il avec un amer sourire.

Il venait, devant la porte de la maison, au milieu d'un groupe, de reconnaître Carvajan causant avec Tondeur. En arrière, presque caché, Pascal, tremblant d'émotion, se tenait adossé à la barrière d'un enclos. Un grand silence s'était fait. Robert continua à marcher, les yeux fixés sur le maire, la tête haute, un peu pâle, mais résolu. Le jeune homme, en cet instant, au milieu de cette foule menaçante, parut grandir. Une femme dit:

—Il fait belle figure, tout de même!

Et cette naïve approbation soulagea le cœur oppressé de Robert. Il eut la réconfortante certitude qu'il faisait bravement face au danger, et qu'on s'en apercevait. Une flamme d'orgueil lui monta au visage, et sans forfanterie, comme il était sans faiblesse, il regarda autour de lui.

Dans le petit jardin qui bordait la façade en pisé, se tenaient le juge d'instruction, écoutant un personnage inconnu qui parlait avec animation, et en qui Robert devina un inspecteur de la sûreté, et le docteur Margueron, qui, sans doute, avait fait les constatations légales.

La porte de la maison de Chassevent était ouverte, et, dans l'obscurité du logis, éclairé par une seule fenêtre, à laquelle avait grimpé un rosier blanc chargé de fleurs, une lueur de flambeau funéraire jaunissait.

Un soupir gonfla la poitrine du jeune homme: c'était là que, silencieuse et glacée, la pauvre Rose dormait son dernier sommeil. Il n'eut pas de terreur à la pensée de se trouver en face d'elle. Il n'éprouva qu'une pitié tendre et attristée. Qu'avait-il à redouter de la douce morte? La vue de son visage pouvait lui arracher des larmes, mais ne devait pas lui inspirer d'horreur. Si, la soulevant sur sa couche mortuaire, un miracle lui avait rendu la vie, la première parole prononcée par elle eût été pour attester l'innocence de Robert.

Et pensant au véritable meurtrier, à celui qui restait inconnu, qui se cachait peut-être dans cette foule grouillante, donnant, qui sait? le signal des cris de haine, Robert serrait les poings avec colère. Ah! qu'il le tînt jamais à sa merci, celui-là, et il lui paierait d'un seul coup la dette de la pauvre victime et la sienne. Quelque voleur, sans doute, qui échappait momentanément, grâce à l'erreur dans laquelle l'active animosité de Carvajan avait fait tomber l'opinion publique et le pouvoir judiciaire. Mais des explications loyales et franches devaient dissiper aisément tous les doutes, rétablir les faits, diriger les recherches dans un autre sens, et amener sa disculpation à lui et la découverte du vrai coupable.

Un mouvement se produisit dans le jardinet. Le juge, rejoint par son greffier tenant sous le bras un large portefeuille, venait de pénétrer dans la maison. Jousselin toucha le bras de Robert, et simplement:

—Il faut que nous entrions, fit-il. D'un ton plus bas il ajouta: On va vous confronter avec la victime... Le bonhomme n'osait dire ouvertement à son prisonnier: Prenez garde, surveillez vos regards, vos gestes, vos paroles... Mais, par ce seul mot: confronter, il l'avertissait du péril, et le défendait contre une émotion qui eût pu être prise pour de l'effroi.

—Je suis prêt, répondit Robert, et, passant le premier, il franchit le seuil.

Sur son lit, éclairée par un flambeau, blanche avec des ombres violettes aux tempes, entourée de ses cheveux blonds encore entremêlés de fleurs de bruyère, Rose, étendue, semblait dormir. La mort n'avait pas altéré sa beauté, et son visage aux traits délicats était épanoui par un dernier sourire. Sur une table, dans un plat de cuivre rempli d'eau bénite, la branche de buis, rapportée de la dernière fête des Rameaux par la jeune fille, avait été plongée pieusement. Tout à côté se voyaient l'écharpe dont Rose s'était couvert la tête pendant la soirée, et le foulard de soie que Robert lui avait donné pour s'envelopper le cou. Un clair rayon de soleil, entrant par l'étroite fenêtre, jouait avec le cuivre du plat, irisait l'eau, et faisait paraître rougeâtre le tissu de laine de l'écharpe.

Robert, recueilli comme dans un lieu saint, se tenait près de l'entrée, attendant. Carvajan s'était glissé à sa suite, plus troublé et plus anxieux que lui.

—Monsieur de Clairefont, dit le juge d'une voix maussade, approchez du lit... Vous reconnaissez cette fille?

—Oui, Monsieur, répondit le jeune homme avec une tranquille fermeté.

Le magistrat fit signe à son greffier d'écrire, et, se tournant vers l'homme en qui Robert avait deviné un policier:

—Montrez les traces du meurtre.

L'agent découvrit la poitrine de la morte, et, sur le cou rond et charmant, que Robert ne put regarder sans un horrible serrement de cœur, apparut une ligne violacée. Alors, le juge, s'adressant à M. Margueron:

—Veuillez, docteur, nous donner communication du résultat de votre examen.

Sans doute, le brave médecin de campagne se trouvait pour la première fois de sa vie à semblable épreuve, car il frémit, fit un geste effaré, voulut parler, mais ne put d'abord y parvenir, tant sa gorge était contractée par l'émotion. Il se remit au bout d'une seconde, et alors, comme un flot trop longtemps contenu, il se répandit en explications, semées de termes médicaux, desquelles il résultait qu'appelé à faire l'examen du corps de la fille qui se trouvait sous ses yeux, il avait constaté à la base du pharynx et au point de jonction avec la trachée une violente ecchymose qui avait pour cause une pression à l'aide d'une grosse corde ou d'un mouchoir; cette pression avait duré environ cinq à six minutes, c'est-à-dire le temps de causer la mort par l'asphyxie. Nulle autre trace de violence n'avait été relevée par lui. D'après ce qui avait été porté à sa connaissance par le bruit public, il pensait que le meurtrier, en se sauvant pour échapper à la poursuite du père et du cabaretier Pourtois, s'était efforcé d'étouffer les cris de la victime et que, dans la précipitation de sa fuite, le bâillon qu'il lui avait mis sur la bouche avait dû glisser le long du menton jusqu'au cou, et, alors, la pression déréglée faite par l'homme qui fuyait avait amené l'étranglement.

Entraîné par la chaleur croissante de son débit, le docteur s'était mis à mimer la scène. Et c'était à la fois grotesque et sinistre de voir ce gros homme grisonnant, jouant cette terrible comédie, au pied même du lit de la morte, devant celui qui était accusé de l'avoir assassinée.

—Nous vous remercions, dit alors le juge, désireux de couper court à l'exubérance du praticien, et s'adressant à Robert:

—Reconnaissez-vous avoir donné la mort à Rose Chassevent dans la nuit du 25 au 26 septembre?

—Non, Monsieur.

—Vous ne voulez fournir aucun renseignement sur ce qui s'est passé entre vous et la victime?

—J'ai dit à M. le commissaire tout ce que je sais. Mais je ne puis vraiment pas m'accuser de ce dont je suis innocent.

—C'est bien! Je suis obligé de vous garder à ma disposition.

—Faites, Monsieur, si c'est votre devoir, dit gravement Robert.

Alors, dans l'obscurité grandissante de la chambre, s'approchant du lit sur lequel reposait Rose, il s'inclina pieusement, et, à genoux sur le carreau, il fit une courte prière. S'étant relevé, il s'approcha de la fenêtre, détacha du rosier blanc, rougi par les rayons du soleil couchant, la plus belle de ses fleurs, et, l'ayant trempée dans l'eau bénite, la posa parfumée sur le front pâle de la morte.

—Adieu donc, pauvre fille! murmura-t-il avec un accent de tristesse profonde. Puis, se tournant vers le juge:

—Monsieur, je suis à vos ordres.

Chacun se taisait, pris par la touchante simplicité de cette scène. Seule, la voix de Carvajan se fit entendre:

—On a toujours été un peu théâtral dans la famille... Mais qui veut trop prouver ne prouve rien.

Robert haussa dédaigneusement les épaules, et, sans faire même à son ennemi l'honneur de le regarder, il suivit le commissaire hors de la maison.

Le soir même, il était conduit à Rouen et écroué à la prison de Bonne-Nouvelle.


Chargement de la publicité...