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La main froide

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The Project Gutenberg eBook of La main froide

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Title: La main froide

Author: Fortuné Du Boisgobey

Release date: February 10, 2006 [eBook #17747]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAIN FROIDE ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

FORTUNÉ DU BOISGOBEY

LA MAIN FROIDE
TROISIÈME ÉDITION
ERNEST KOLB, ÉDITEUR

I

Le vieux quartier Latin a disparu avec la dernière grisette.

Le temps n'est plus où les étudiants tenaient à honneur de ne jamais quitter la rive gauche. Maintenant, ils passent volontiers les ponts et ils se répandent sur les grands boulevards, comme ils les appellent, pour les distinguer du boulevard Saint-Michel qu'ils nomment familièrement le Boul'Mich'.

Quelques-uns même demeurent de l'autre côté de l'eau et viennent aux cours, en voiture,—quand ils y viennent.

Pourtant, sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, on trouverait encore, en cherchant bien, des représentants d'un autre âge, des attardés fidèles à la tenue et aux moeurs de leurs devanciers.

Ceux-là arborent des coiffures étranges, fument la pipe en buvant des bocks devant les cafés de la rue Soufflot, font queue au théâtre de Cluny, dansent à la Closerie des Lilas et croient fermement que l'univers finit au petit bras de la Seine.

Ces convaincus sont rares; si rares que, l'année dernière, on en comptait jusqu'à deux que les nouveaux venus se montraient comme des phénomènes.

Encore se distinguaient-ils des étudiants d'autrefois en ce point qu'ils avaient tous les deux de la fortune et qu'il n'aurait tenu qu'à eux de mener une autre existence.

C'était par vocation qu'ils vivaient de la vie du quartier. L'un des deux était même assez riche et assez bien apparenté pour faire bonne figure ailleurs.

Il s'appelait Jean de Mirande et, à sa majorité, il était entré en possession d'une vingtaine de mille francs de rentes, sans compter la perspective d'hériter plus tard d'un oncle millionnaire et célibataire qui avait été son tuteur.

Il est vrai qu'il ne comptait guère sur cette succession, car le susdit oncle était solide comme le pont du Gard, bâti par les Romains, et de plus, complètement brouillé avec son neveu, depuis que ce neveu s'était avisé de déroger aux traditions de ses nobles aïeux en s'enrôlant dans la bohème scolaire.

Le Pylade de cet Oreste du pays Latin ne descendait pas des Croisés et même il ne sortait pas, comme on dit vulgairement, de la cuisse de Jupiter.

Sa mère, veuve d'un facteur aux Halles, avait amassé une très honnête aisance en vendant des primeurs, à la pointe Saint-Eustache, et servait une pension de six cents francs par mois à son unique rejeton qu'elle ne voyait pas souvent, car elle demeurait rue des Tournelles, au Marais, et Paul ne s'éloignait guère du Panthéon.

Les deux amis ne se ressemblaient pas du tout. Jean était brun, grand, large d'épaules. Il aurait fait un superbe cuirassier et il était fier de sa taille et de sa force.

Paul, blond, mince et délicat, avait un peu l'air d'une demoiselle.

Jean aimait les aventures tapageuses, les assauts de beuverie et les conquêtes à la hussarde. Rageur et querelleur avec cela, il ne parlait que de pourfendre et il pourfendait… quelquefois.

Paul, qui pourtant n'était pas poltron, préférait aux batailles de brasseries les promenades sentimentales sous les arbres de l'avenue de l'Observatoire.

Mais ses goûts paisibles ne l'empêchaient pas d'être de toutes les joyeuses parties arrangées par le turbulent Jean de Mirande.

Ils s'étaient liés en vertu d'une loi naturelle à laquelle nous obéissons tous—l'instinct qui nous pousse à fusionner les races—et aussi parce que Jean avait, un soir, énergiquement et victorieusement défendu Paul Cormier, assailli par une bande de messieurs à accroche-coeurs, venus de la rive droite pour envahir le bal Bullier.

Et, dernier contraste entre ces inséparables, Jean, dont les ancêtres auraient pu monter dans les carrosses du Roi, Jean donnait dans les idées nouvelles. Il allait jusqu'au nihilisme, inclusivement—tandis que Paul, fils de commerçants, prétendait regretter l'ancien régime.

Paul aurait donné dix ans de sa vie pour être aimé d'une duchesse. Jean, lui, s'accommodait fort bien des petites ouvrières en rupture d'atelier et des chanteuses de cafés-concerts, dits Beuglants, qui constituent le fond du monde galant d'outre-Seine.

Eu quoi, il n'avait pas tout à fait tort, car il régnait sans partage sur le coeur de ces donzelles faciles, et Paul n'avait pas encore subjugué la moindre grande dame.

Paul aurait voulu que son ami le présentât dans les salons du noble faubourg où Jean de Mirande aurait pu être reçu, à cause de son nom et qu'il fuyait comme la peste. Mais quand Paul exprimait ce désir ambitieux, Jean lui riait au nez et l'emmenait dîner chez Foyot.

Foyot est le café Anglais du quartier.

Ces messieurs y mangeaient habituellement, sans dédaigner cependant de dîner quelquefois dans les bouillons d'alentour, à seule fin de rester populaires parmi les étudiants moins opulents qu'eux.

Le dimanche, pendant la belle saison, Oreste et Pylade se montraient au Luxembourg, à l'heure de la musique et, ces jours-là, ils faisaient des concessions à la mode, en s'habillant d'une façon moins excentrique.

L'an passé, donc, par une claire journée dominicale du mois de mai, ils se promenaient, bras dessus bras dessous, sur la terrasse qui domine le grand bassin central, du côté de la rue de Fleurus.

C'est là que s'assemblent, pour jouir du concert gratuit, les habitantes de ces régions reculées: honnêtes bourgeoises assises en rond sur des chaises de louage et flanquées de demoiselles à marier; bonnes d'enfants entourées de marmots et de militaires non gradés; habituées de la Closerie des Lilas, circulant par groupes de deux ou trois et blaguant les mères de famille.

Le ciel était splendide. Les marronniers en fleurs embaumaient l'air tiède. Le printemps faisait sa rentrée, après six mois de relâche, pour cause de brouillard et de frimas. Les arbres et les femmes avaient des toilettes neuves.

Paul Cormier, lui aussi, s'était fait beau. Il portait une redingote noire, coupée par un bon tailleur, un joli pantalon de fantaisie et des bottines pointues, ni plus ni moins qu'un gommeux remontant les Champs-Elysées, à l'heure où les équipages reviennent du Bois.

Et cette tenue élégante lui allait à merveille.

Jean de Mirande avait endossé, pour la circonstance, une espèce de justaucorps en velours violet, boutonné jusqu'au menton; il avait chaussé des bottes molles montant jusqu'au genou sur une culotte gris-perle extra collante et, pour compléter ce mirifique costume, il s'était coiffé, comme un Calabrais d'opéra-comique, d'un feutre pointu, orné d'un large ruban vert.

Et, ainsi accoutré, il ne paraissait pas trop ridicule. Sa haute mine sauvait tout et nul n'était tenté de se moquer de lui en face.

Les hommes attendaient, pour hausser les épaules, qu'il leur tournât le dos. Les jeunes filles de bonne maison le suivaient des yeux à la dérobée, et les mamans pensaient: «Voilà un beau gars!»

Lui, marchait la tête haute et la moustache au vent, remorquant son camarade qui s'arrêtait souvent pour regarder les femmes et qui ne passait point inaperçu, quoiqu'il n'eût ni l'imposante prestance ni les airs vainqueurs du beau Mirande, Roi des Écoles et bourreau des crânes.

En arrivant sur la terrasse, Paul Cormier avait avisé, assise contre le piédestal d'une statue, une personne charmante.

Elle était sans cavalier, mais sans doute elle ne comptait pas rester seule jusqu'à la fin du concert, car elle gardait deux chaises, près de celle qu'elle occupait.

Paul qui ne manquait jamais la musique le dimanche, et qui, tous les jours, traversait le jardin plutôt deux fois qu'une, Paul ne l'y avait jamais rencontrée. Donc, elle venait de la rive droite. Sa toilette le disait assez, une toilette élégante et de bon goût, comme on en voit peu dans les environs de Saint-Sulpice.

Du reste, elle ne semblait pas s'apercevoir qu'elle attirait l'attention de ce joli blond qui lui décochait une oeillade brûlante chaque fois qu'il passait devant elle.

Et Paul se demandait déjà s'il avait enfin rencontré ce qu'il cherchait.

Etait-ce le début d'une aventure? Il l'espérait presque et il s'y serait volontiers embarqué, sans savoir où elle le conduirait.

S'il avait pu prévoir comment elle devait finir, il aurait certainement hésité.

La dame lisait un livre à couverture jaune, sans doute un roman nouveau, et ce roman devait être fort intéressant, car elle ne levait pas les yeux.

Paul Cormier, qui la lorgnait inutilement, commençait à se lasser de ce manège improductif, lorsque Mirande, s'arrêtant tout à coup, lui dit:

—Ah! ça, qu'est-ce que tu as donc à te retourner à chaque instant? J'en ai assez de te traîner comme un cheval rétif qu'on mène par la figure et qui tire au renard.

—Une femme adorable, mon cher! murmura Cormier, en serrant le bras de son ami.

—Où donc?… cette liseuse, là-bas, au pied d'une statue?… Elle n'est pas mal, mais ce n'est pas la peine de risquer d'attraper un torticolis pour la contempler… aborde-la carrément.

—Tu ne vois donc pas que c'est une femme du monde?… une vraie.

—Décidément, tu es encore plus jobard que je ne pensais.

—C'est toi qui a la manie de prendre toutes les femmes pour des drôlesses. Celle-là est seule en ce moment, mais elle attend quelqu'un… son mari très probablement.

—Allons donc! elle attend quelqu'un, oui… seulement elle ne sait pas qui… toi, si le coeur t'en dit… ou moi, si je voulais, mais, moi, je ne veux pas. Elle me déplaît, ta princesse, avec son air en-dessous. Et puis, ce soir, j'offre à dîner à deux ou trois jolies filles qui s'amusent bon jeu, bon argent, au lieu de faire les pimbêches: Maria, l'élève de la Maternité et Georgette, une petite actrice des Nouveautés, gaie comme un pinson. Lâche ta femme honnête. Je t'invite. Nous aurons en plus Véra, la Russe… externe à la Pitié.

—Une nihiliste!… merci!… ton apprentie accoucheuse et ta figurante ne me tentent pas non plus. Du reste, tu sais bien qu'aujourd'hui, dimanche, je dîne chez ma mère.

—Blagueur, va!… dis donc plutôt que tu as envie de suivre ta marquise de carton. Faut-il que tu sois naïf!… ça, une grande dame?… une horizontale, tout au plus… et de petite marque, mon pauvre Paul. Je m'y connais.

—Tu crois t'y connaître et tu n'y entends rien.

—Ah! c'est comme ça!… tu prétends m'en remontrer!… eh! bien, je vais te donner une leçon. Tu vas voir comment on s'y prend pour faire connaissance avec une princesse qui vient chercher fortune à la musique du Luxembourg.

Et, dégageant son bras, Mirande alla droit à la liseuse.

Paul essaya de le retenir. Il n'y réussit pas et il resta, planté sur ses jambes, au milieu de la terrasse, et fort embarrassé de sa contenance, pendant qu'à dix pas de lui, le beau Mirande s'asseyait sans façon sur une des chaises restées libres à côté de la dame.

Cette fois, elle leva la tête et elle se montra dans toute sa radieuse beauté.

C'était une blonde aux yeux noirs, une blonde qui avait le teint mat et chaud d'une Espagnole de Séville avec la physionomie intelligente et vive d'une Parisienne de Paris.

Pas du tout intimidée, d'ailleurs.

—Pardon, madame, commença Mirande en retroussant sa moustache, vous devez vous ennuyer toute seule et je me suis dit…

Il n'acheva pas sa phrase. La dame le regardait fixement et ses yeux n'exprimaient que le dédain, mais un dédain si calme et si fier qu'il s'arrêta net.

Les grosses galanteries qu'il allait débiter lui restèrent dans le gosier. Et alors se joua une scène muette qui ravit d'aise l'ami Paul.

Déconcerté par ce regard froid et par ce silence hautain, Mirande ôta son chapeau qu'il avait, d'un geste conquérant, enfoncé sur sa tête avant de s'emparer de la chaise vacante, alors qu'il croyait à une victoire facile.

Se découvrir poliment, ce n'était pas assez pour réparer sa première inconvenance et la dame continuait à le dévisager, sans lui adresser la parole.

Il se décida à se lever et il cherchait un mot pour se tirer le moins mal possible de la sotte situation où il s'était mis, lorsqu'il vit debout, devant lui, un monsieur, vêtu de noir, qui s'était approché sans qu'il l'entendît venir.

—Enfin! s'écria-t-il, tout heureux de consoler son amour-propre en cherchant noise à quelqu'un; enfin je trouve à qui parler!

Jean de Mirande s'était bien aperçu que la blonde inconnue le trouvait ridicule; et il était d'autant plus vexé que Paul Cormier assistait de loin à sa défaite. Paul Cormier qu'il comptait éblouir en faisant, au pied levé, la conquête d'une femme jeune, jolie et parfaitement distinguée, quoi qu'il en eût dit, avant de l'aborder.

Et pour se relever aux yeux de son ami de cet échec humiliant, il n'avait rien imaginé de mieux que d'apostropher un monsieur, père, frère ou mari, très probablement, de cette grande mondaine, fourvoyée au Luxembourg.

Ce personnage qui venait de surgir tout à coup, comme un diable jaillit d'une boîte à surprise, montrait un visage complètement rasé, sauf une paire de favoris, coupés au niveau de l'oreille et portait à la boutonnière de sa longue redingote un mince ruban rouge.

Il avait tout à fait l'air d'un officier en demi-solde, un de ces types de grognards licenciés comme on en voyait du temps de la Restauration et comme on en voit encore dans les dessins de Charlet.

Grands traits qui semblaient avoir été taillés à coups de hache, regard dur, physionomie chagrine.

Au lieu d'interpeller Mirande qui s'y attendait et se préparait à répliquer vertement, l'homme vêtu de noir vint, sans dire un mot, se placer entre l'étudiant et la liseuse qui ne lisait plus.

Mirande crut que ce protecteur muet allait s'asseoir, afin d'établir par cette prise de possession son droit de défendre la belle inconnue, mais le protecteur resta debout, fronçant le sourcil, pinçant les lèvres et opposant sa large poitrine à toute tentative d'occupation.

—Monsieur, dit Jean, un peu déconcerté par ce sang-froid je viens d'aborder cavalièrement madame qui, je le suppose, vous tient de près. Si vous n'êtes pas content, je suis à vos ordres et je vous laisse le choix des armes. Vous pouvez m'envoyer vos témoins demain matin… Jean de Mirande, boulevard Saint-Germain, 119. Je les attendrai jusqu'à midi.

—Je n'ai que faire de votre adresse, répondit sèchement le monsieur.
Passez votre chemin.

—Alors, vous ne voulez pas vous aligner? Très bien!… je me suis trompé. Je vous prenais pour un ancien militaire à cause de ce bout de ruban.

Je m'aperçois que j'ai affaire à un bourgeois, décoré par l'intermédiaire de l'agence Limouzin. Puisque vous ne vous battez pas, je n'ai plus rien à vous dire. Gardez bien madame votre épouse et au plaisir de ne jamais vous revoir.

Après avoir lâché cette dernière impertinence, Mirande pirouetta sur ses talons avec la désinvolture d'un marquis d'autrefois et s'en alla rejoindre Paul Cormier.

Il était resté à distance, cet excellent Paul, et assez embarrassé de sa situation.

De la place où il semblait avoir pris racine au milieu de la terrasse, il n'entendait pas les paroles agressives que lançait Jean, mais il suivait de l'oeil ses mouvements. Il comprenait très bien que son incorrigible ami cherchait querelle au défenseur de la dame blonde, et il ne fut pas peu surpris de le voir battre en retraite.

—Eh bien! lui demanda-t-il, sans pouvoir s'empêcher de sourire, as-tu réussi?

—Mon cher, répliqua sèchement Mirande, je sais tombé sur une rouée qui me l'a faite à la pose. Pour lui montrer que je n'étais pas sa dupe, j'ai proposé la botte à cet escogriffe qui lui sert de garde du corps. Il a cané.

—Il a cependant l'air d'un ancien officier.

—Lui! jamais de la vie!… Le ruban qu'il porte doit être celui d'un ordre des îles Mariannes. J'aurais dû le gifler… Il est encore temps et je vais…

—Tiens-toi en repos, je te prie. Tu te ferais mettre au poste. Pense à ces demoiselles que tu as invitées à dîner chez Foyot. La douce Véra te jetterait du vitriol à la figure, si tu la plantais là.

—Il faut que je corrige ce drôle… la blonde verra que je ne me laisse pas berner.

—Cette blonde ne s'occupe plus de toi. Elle a repris sa lecture; elle y est plongée. Quant au chevalier noir, le voilà qui s'en va se mêler aux badauds occupés à regarder jouer au ballon. Cet homme n'est qu'un domestique. Un mari ou un amant se serait campé sur la chaise.

—Tu as raison, au fait… on ne se bat pas avec un valet. Allons-nous en pour que je ne voie plus sa vilaine tête. Si je me trouvais encore bec à bec avec lui, l'envie me prendrait de lui tomber dessus et je n'y résisterais pas.

Paul s'empressa d'entraîner son rancuneux camarade et Jean se laissa faire, mais avant d'arriver au bout de la terrasse, ils donnèrent en plein dans une chaîne de femmes qui leur barrèrent le passage.

Elles étaient quatre qui se tenaient par le bras, comme des escholiers du moyen âge, et qui scandalisaient par leurs airs évaporés et leurs toilettes bizarres les familles bourgeoises rangées en espalier des deux côtés de la terrasse.

Il y avait Maria, l'élève sage-femme, coiffée d'un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Il y avait Véra, l'externe nihiliste, coiffée d'un béret rouge, et deux échappées des petits théâtres de la rive droite; plus élégamment habillées, celles-là, mais pas moins tapageuses.

Toutes les quatre fumaient des cigarettes turques, offertes par l'étudiante russe.

Les gardiens du jardin les regardaient de travers, mais au Luxembourg on n'est pas si collet-monté qu'aux Tuileries et les habitués y ont leurs coudées franches.

Ce fut une fête en plein air que cette rencontre entre ces émancipées et les deux étudiants les plus chic du pays Latin. Il y eut des cris de joie et des accolades à grands bras. Maria proposa de se prendre tous par la main et de danser en chantant la ronde du pont d'Avignon.

Peut s'en fallut qu'on ne s'y mît. Mais Paul Cormier modéra ces ardeurs, en disant gaiement:

—Veuillez remarquer, Mesdames, que je suis aujourd'hui en tenue d'homme sérieux. Respectez ma redingote noire et mon chapeau haut de forme.

—T'as raison, mon p'tit, s'écria mademoiselle Zoé, figurante au théâtre Beaumarchais, si tu gigottais ici devant les femmes comme il faut du quartier, ça te ferait du tort pour te marier. Pas de bêtises, Po-Paul!… épouse la fille d'un épicier cossu et quand tu auras le sac, n'oublie pas tes petites camarades.

Paul ne songeait guère à se marier, mais la dame au livre n'était pas loin. En se retournant, il s'était aperçu qu'elle le regardait et il ne se souciait pas de danser une farandole, sous les yeux de cette blonde qu'il persistait à trouver charmante et distinguée, on dépit des sarcasmes du beau Mirande, vexé d'avoir été éconduit.

—Ils sont trop verts! pensait Paul Cormier. Si elle avait daigné lui répondre quand il l'a abordée, il déclarerait qu'elle est adorable. Et il ne m'est pas démontré qu'elle recevrait aussi dédaigneusement un hommage plus discret.

Le refus de Paul fut appuyé par mademoiselle Véra. Cette jeune personne qui portait les cheveux courts comme un garçon, et une mante de serge blanche taillée comme les touloupes des paysans Russes, n'était pas précisément jolie avec son teint chlorotique et son nez à la Roxelane, mais elle avait des yeux verts d'un éclat singulier et d'une mobilité troublante.

Elle déclara que, libre-penseuse et citoyenne de la future République universelle, elle rougirait de se donner en spectacle aux vils bourgeois qui attristaient de leur présence le jardin du Luxembourg.

—Tu aimerais mieux pétroler le Palais… moi aussi, dit le seigneur de
Mirande.

Heureusement, son oncle n'était pas là pour l'entendre.

—Eh bien! reprit-il gaiement, chère Véra, qui vivra verra.

—Oh! un calembour! ricana une des cabotines; voilà Mirande qui joue les
Christian, à la ville.

—Mes enfants, il ne s'agit pas de tout ça, dit Maria. On s'embête ici, au milieu de tous ces types.

Tu paies à dîner, pas vrai, mon vieux Jean?

—À dîner, à souper… tout ce que vous voudrez, mes petites reines.

—Alors, il est temps d'aller prendre l'absinthe au Boul'Mich.

—Allons-y! conclut Mirande. En es-tu, Paul?

—Non. Je dîne chez ma mère, je te l'ai déjà dit.

—Tiens, s'écria Zoé, j'ai vu jouer une pièce qui s'appelle comme ça.

—En route! reprit Maria, en s'emparant du bras de Jean.

Ses aimables compagnes entourèrent le couple et le groupe tumultueux roula comme une avalanche vers la grand escalier de la terrasse.

Trop heureux d'être délivré de leur bruyante société, Paul Cormier les laissa partir sans regret.

Ils l'avaient entraîné assez loin de la dame blonde. Il lui tardait de la revoir et d'essayer d'attirer son attention, car il ne désespérait pas de lui plaire, en s'y prenant autrement que ne l'avait fait Mirande.

Il tenait d'autant plus à tenter l'aventure que pareille occasion ne s'offrirait peut-être plus jamais de réaliser le rêve de toute sa vie.

Ce rêve ambitieux, c'était de se faire aimer d'une femme du vrai monde et celle-là en était certainement, quoi qu'en pût dire ce Jean qui ne croyait à rien.

Il s'agissait maintenant de manoeuvrer adroitement et Paul avait à choisir entre deux partis: ou aborder à son tour la liseuse, sous prétexte de lui présenter les excuses de son ami, en lui disant que cet ami était gris; ou bien se contenter de la saluer respectueusement, afin de marquer par cette politesse discrète que, lui, Paul Cormier, désapprouvait la conduite de son camarade au chapeau pointu et se tenait prêt à réparer les torts de ce garçon mal élevé, pour peu qu'elle voulût l'y encourager d'un coup d'oeil.

Paul penchait pour cette dernière façon de procéder qui convenait mieux à son tempérament et il en était déjà à se composer une attitude pour ne pas manquer son effet, quand il s'aperçut que la place était vide.

La dame avait levé le siège, pendant qu'il se défendait contre les instances des invitées de Mirande et il eut beau chercher de tous les côtés, il ne retrouva ni elle ni son chevalier noir.

—Allons! murmura-t-il tristement, j'arrive trop tard. Et il ne me reste même pas la ressource de la suivre pour voir où elle demeure. Elle a dû remonter dans son équipage qui l'attendait à une des portes du jardin. L'ange blond s'est envolé et je ne le reverrai plus… Bah! qui sait?… en venant tous les jours sur cette terrasse, je l'y rencontrerai peut-être… et, j'aurai soin d'y venir sans ce grand fou de Mirande.

Médiocrement consolé par ce très vague espoir, Paul s'achemina vers la grille qui fait face aux galeries de l'Odéon.

Il était résigné à s'en aller rue des Tournelles chez sa mère qui l'attendait pour dîner. Il y a, tout près de cette sortie du Luxembourg, une station de fiacres et il comptait en prendre un.

Le concert tirait à sa fin; les amateurs de musique en plein vent commençaient à se disperser et le gros de la foule s'écoulait du côté de la rue de Vaugirard.

Paul suivit le torrent.

Après avoir passé devant la fontaine de Médicis, il franchit la grille et avant de remonter à droite, du côté où stationnent les voitures de place, il s'arrêta un instant sur le trottoir pour allumer un cigare.

Quand ce fut fait, en regardant machinalement devant lui, il avisa, au coin de la rue Corneille, un coupé de maître, attelé de deux beaux chevaux bais-bruns.

Un cocher majestueux, haut perché sur son siège avait les guides en main et le fouet appuyé sur la cuisse droite. Un valet de pied en livrée sombre se tenait debout près de la portière.

Paul, qui avait la prétention d'être connaisseur en équipages, se mit à admirer celui-là.

Les glaces étaient levées, quoiqu'il fît très chaud, mais il crut voir à travers la vitre un visage féminin qui disparut aussitôt.

C'en était assez pour exciter la curiosité d'un flâneur, mais Paul se dit qu'il ferait une sottise en allant regarder de plus près une princesse si bien gardée et passa, non sans se retourner trois fois.

A la troisième, il constata que le coupé n'était plus là.

Il avait dû tourner rapidement et filer vers la place de l'Odéon.

Paul continua son chemin sans se presser.

Arrivé à la station, il ouvrit la portière du fiacre qui tenait la tête de la file et il allait y monter, lorsqu'une femme y entra du côté opposé et y prit place tranquillement.

Il n'avait nulle envie de contester le droit de priorité de cette dame et il recula pour se mettre en quête d'une autre voiture, mais l'inconnue lui dit:

—Venez, monsieur!

Elle avait rabattu sur sa figure une épaisse voilette de blonde noire, et Paul ne pouvait pas voir si elle était jolie, mais la voix était douce, la tournure distinguée, la toilette élégante.

C'était décidément la journée aux aventures.

—Au rond-point des Champs-Élysées! reprit la dame.

Paul Cormier tombait de son haut. Elle lui parlait comme elle aurait parlé à un de ces commissionnaires qui ouvrent, aux stations, les portières des fiacres.

Il aurait dû la planter là, mais c'était si drôle qu'il se décida tout de suite à répéter au cocher l'ordre qu'elle venait de donner et à prendre place à côté d'elle dans la voiture.

Le romanesque Paul aimait l'imprévu: il était servi à souhait.

Mais il n'augurait pas très bien de cette nouvelle aventure.

Il savait que les grandes mondaines n'ont pas coutume de se jeter ainsi à la tête d'un monsieur qu'elles n'ont jamais vu et il pensait que cette personne, un peu trop sans façon, pouvait bien n'être qu'une farceuse en quête d'une liaison passagère… et productive.

Elle avait cependant si bon air qu'il voulait savoir à quoi s'en tenir sur ses intentions.

Il lui restait tout le temps de faire avec elle, avant d'aller dîner au Marais, une promenade qui éclaircirait ce petit mystère, et rien ne l'empêcherait ensuite de fausser compagnie à la promeneuse, s'il s'apercevait qu'elle ne valait pas la peine d'être conquise.

Elle ne le fit pas languir.

Le fiacre commençait à peine à descendre la rue de Tournon et Paul en était encore à chercher une phrase pour entamer la conversation, quand elle releva sa voilette.

Cette inconnue c'était la blonde aux yeux noirs que Jean de Mirande avait abordée si audacieusement et avec si peu de succès, sur la terrasse du jardin.

Elle regardait Paul, en souriant et elle paraissait s'amuser de son étonnement et de son trouble.

—Quoi! Madame, dit-il assez gauchement, c'est vous qui, tout à l'heure…

—Oui, Monsieur, répondit-elle, sans paraître embarrassée, c'est moi qui étais assise, là-bas, sous les grands marronniers, quand votre ami s'est permis de m'adresser la parole.

—Je vous prie de croire, Madame, que j'ai fait ce que j'ai pu pour l'empêcher de commettre cette inconvenance.

—Je le sais, Monsieur; j'ai très bien vu que vous avez essayé de le retenir et j'ai deviné que vous le désapprouviez.

—Oh! absolument!

—Je n'en doute pas. C'est ce qui m'a fait désirer de vous connaître.

L'explication ne laissait pas que d'être flatteuse pour Paul Cormier; mais elle n'excusait pas l'allure, pour le moins excentrique, de cette dame qui, pour faire connaissance avec un jeune homme qu'elle venait de voir pour la première fois, n'imaginait rien de mieux que d'envahir un fiacre où il montait et de lui commander de l'accompagner à l'autre bout de Paris.

Il n'aurait plus manqué que de baisser les stores.

Elle ne s'en avisa point, ni Paul non plus, car il avait beau se dire qu'il était tombé sur une chercheuse de rencontres, il ne parvenait pas à se le persuader, tant l'air de cette blonde énigmatique était en désaccord avec sa conduite.

Il y avait dans toute sa personne et dans le ton qu'elle avait pris un je ne sais quoi qui commandait, sinon le respect, au moins des égards, et au risque d'être dupe, Paul ne put pas se décider à lui parler autrement qu'il ne l'aurait fait dans un salon.

—Quel dommage, reprit-elle, qu'un homme si bien né soit si mal élevé!

—Comment savez-vous qu'il est bien né? demanda Paul.

—Il ne s'est assis près de moi qu'un instant et il a trouvé le temps de dire son nom… je crois même qu'il y a ajouté son adresse.

—Et son nom vous était connu? demanda Paul, très étonné.

—Oh! depuis bien des années. Sa famille est une des plus anciennes et une des plus illustres du Languedoc.

Cormier pensa tristement que la sienne ne remontait pas si loin et que sa notoriété ne s'était jamais étendue au-delà du quartier des Halles, mais il ne laissa pas voir à la dame qu'elle venait de l'humilier, sans le vouloir.

Il se contenta de répondre:

—Jean eût été bien fier, s'il avait su que, pour vous, il n'était pas le premier venu. Pourquoi ne le lui avez-vous pas dit?

—Je n'avais garde… pour plusieurs raisons… la première, c'est qu'il aurait fallu me nommer… Or, si j'ai entendu parler de lui, il n'a jamais entendu parler de moi… Mon nom ne lui aurait rien appris… et d'ailleurs, menant la vie qu'il mène, il doit se soucier fort peu de me connaître.

—Il mène la même vie que tous les étudiants… la même que moi.

—Permettez-moi, Monsieur, de n'en rien croire. Je vous regardais quand vous avez rencontré sur la terrasse les demoiselles qui l'ont emmené… et j'ai vu que vous avez refusé de les suivre.

—J'ai refusé, parce que je ne pensais qu'à vous.

—Vraiment?… alors, vous n'en avez que plus de mérite à ne pas vous être conduit avec moi comme l'a fait M. de Mirande… mais, quel plaisir peut-il prendre à s'entourer de ces créatures?

L'une d'elles est sa maîtresse, n'est-ce pas?

—Je devrais vous répondre que je n'en sais rien, mais je veux bien vous dire la vérité… Jean n'a rien de commun avec le lierre… il ne s'attache pas.

—Il n'y a que demi-mal.

—Alors, vous l'approuvez de n'aimer sérieusement aucune femme?

—Je ne dis pas cela, répliqua vivement la dame; je l'approuve de ne pas aimer à tort et à travers, mais je ne désespère pas d'apprendre un jour qu'il a trouvé enfin une femme digne de lui… et qu'il l'aime.

—C'est la grâce que je lui souhaite. Elle ne l'a pas encore touché et elle pourra se faire attendre.

Maintenant, Madame, oserai-je vous demander en quoi sa conversion vous intéresse?

Et comme elle ne paraissait pas disposée à répondre, Paul reprit:

—Je me permets de vous poser cette question parce que vous ne m'avez encore parlé que de lui.

—N'êtes-vous pas son meilleur ami?

—Je le crois, mais avouez que je pousserais l'amitié jusqu'à l'abnégation la plus invraisemblable, si je ne vous disais pas que je serais heureux de vous plaire et que je m'étonne d'être appelé à l'honneur de vous fournir des renseignements sur Jean de Mirande.

Vous auriez pu les lui demander à lui-même, au lieu de l'éconduire… et je pourrais ajouter: pour qui me prenez-vous?

La dame rougit et ce fut d'un ton peiné qu'elle répondit:

—Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous ai offensé. J'avais cru, en m'adressant à vous, que je pourrais, sans vous blesser, vous interroger sur M. de Mirande… et je n'ai pas craint de tenter une démarche… que j'espère ne pas avoir à regretter.

—Oh! protesta Paul Cormier, je n'abuserai pas de la situation.

Elle n'a cependant rien de flatteur ni d'agréable pour moi, convenez-en. Me voilà réduit au rôle de confident… et encore!… jusqu'à présent vous ne m'avez pas confié grand'chose…

J'espérais mieux et quand vous avez bien voulu m'inviter à monter dans cette voiture, si j'avais pu prévoir qu'il ne serait question que de Mirande et de sa famille…

—Ne vous repentez pas d'avoir fait une bonne action, interrompit la blonde inconnue.

—Une bonne action, dites-vous?… voilà un bien gros mot!… je n'aperçois pas encore quel service j'ai pu vous rendre.

—Un grand service… vous le reconnaîtrez plus tard et… pourquoi ne l'avouerais-je pas?… je compte vous en demander d'autres…

—Je vous reverrai donc!

—Oui… si vous voulez me promettre de ne pas chercher à savoir qui je suis…

—Voilà une condition un peu dure!

—Et de ne rien dire à votre ami.

—Il ne m'en coûtera guère d'être discret, mais… quelle sera ma récompense, si je me soumets à l'autre condition?

—Fiez-vous-en à ma reconnaissance et comptez qu'un jour vous saurez tout.

—Soit! j'accepte; mais comment vous reverrai-je? Vous ne m'avez pas dit votre nom… je suppose que vous ne voulez pas me le dire… et vous ne savez pas le mien.

—Il ne tient qu'à vous de me l'apprendre. Je m'en souviendrai, je vous le jure.

Ce fut dit avec un accent de sincérité chaleureuse qui toucha Paul
Cormier, sans le convaincre tout à fait.

Il se défiait encore un peu des intentions de la dame et le rôle effacé qu'elle semblait lui réserver ne le tentait guère. Mais elle était, comme a écrit La Bruyère, si jeune, si belle et si sérieuse, qu'il se laissait aller à la croire.

Il allait peut-être s'ouvrir pour lui ce grand monde qu'il rêvait et
Paul n'était pas homme à refuser d'y entrer, même par une porte secrète.

L'inconnue en était certainement et elle lui offrait d'emblée une sorte de traité d'alliance.

Après l'amitié, l'amour viendrait peut-être et cette chance valait bien qu'il acceptât le compromis qu'elle lui proposait.

Et pourtant sa réponse se fit attendre. Il lui en coûtait de décliner
son nom roturier à une femme qui connaissait à fond l'armorial du
Languedoc où figurait si brillamment l'aristocratique famille de
Mirande.

Il s'y décida cependant.

C'était le seul moyen de la revoir, puisqu'elle ne voulait pas lui dire le sien.

—Je m'appelle Paul Cormier, dit-il brusquement, comme un homme qui prend tout à coup son parti de subir une nécessité désagréable.

Et ne voulant pas faire les choses à demi, il ajouta:

—Je n'ai plus que ma mère qui n'habite pas avec moi. Je finis ma dernière année de droit et je demeure rue Gay-Lussac, nº 9.

Vous voilà renseignée, Madame. Je ne vous demande pas de me rendre la pareille.

—Je vous ai promis que plus tard vous sauriez tout. Je vous le promets encore. En attendant que je puisse tenir ma promesse, vous vous contenterez de me voir.

—Pas chez vous, je suppose?

—Ni chez vous, Monsieur, dit en souriant la mystérieuse blonde.

Je vous écrirai pour vous faire savoir où nous pourrons nous rencontrer.

Et vous ne croyez pas, je l'espère, que j'attends de vous d'autres services que ceux qu'un galant homme peut, sans déchoir, rendre à une honnête femme qui a recours à son obligeance, sinon à sa protection.

Ce langage ferme et net fit sur Paul une impression profonde.

Son consentement ne tenait plus qu'à un fil et s'il hésitait encore, c'est qu'un point à éclaircir lui tenait au coeur.

—Eh! bien? demanda la dame; est-ce convenu?

—Oui… si…

—Quoi! il y a un: si!

—Ne vous fâchez pas de ce que je vais vous dire…

—C'est donc bien terrible?

—Non… c'est enfantin… Donnez-moi votre parole d'honneur que vous n'aimez pas Jean de Mirande… que vous ne l'aimez pas… d'amour.

—Je vous la donne. Je n'ai pas d'amour pour lui et je n'en aurai jamais.

—Jamais, c'est beaucoup dire.

—Je ne puis pas l'aimer. Un jour je vous apprendrai pourquoi.

—C'est bien… je vous crois, dit gravement Paul Cormier. Je ferai tout ce que vous voudrez.

—Merci, Monsieur!… à dater de cet instant vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous… et avant de nous séparer…

—Déjà!…

—Il le faut. Nous approchons du rond-point et je vous prierai de descendre un peu avant d'y arriver.

—Vous craignez qu'on ne nous voie ensemble?

—Probablement.

—Votre mari, n'est-ce pas?

—Prenez garde!… voilà que vous manquez à nos conventions!

—C'est juste. Je retire ma question… et je ne recommencerai plus. Mais j'ai une grâce à vous demander… Je vais vous quitter et je ne sais quand je vous reverrai, mais vous ne me défendez pas de penser à vous.

—Non certes.

—Eh! bien, quand j'y penserai, ne serez-vous jamais pour moi que Madame X…? ne pourrai-je jamais rattacher ma pensée à un petit nom… celui que vous choisirez, si vous tenez à me cacher le véritable?

—C'est enfantin, comme vous disiez tout à l'heure, répondit en riant la belle inconnue; mais je ne veux pas vous refuser cette satisfaction. Quand vous penserez à moi… eh! bien… pensez à Jacqueline.

—Jacqueline! murmura Paul qui trouvait ce nom charmant.

Je répéterai souvent: Jacqueline!… cela m'aidera à prendre patience jusqu'au jour où vous voudrez bien vous souvenir de moi.

—Ne craignez pas que j'oublie, reprit vivement la dame. Mais le moment est venu de nous quitter. Il ne me reste qu'à vous dire…

—Adieu?

—Non. Au revoir! faites arrêter le cocher, je vous prie.

Paul tourna le bouton d'avertissement et demanda:

—Vous gardez la voiture, Madame?

—Oui… je la quitterai un peu plus loin.

Paul comprit qu'elle attendait qu'il partît pour donner l'adresse de la maison où elle allait.

Il ouvrit la portière et il descendit.

Il espérait que Jacqueline allait lui tendre la main, et il l'aurait baisée avec enthousiasme cette main, gantée de Suède.

Il n'eut même pas le plaisir de la serrer, car dès qu'il fit le geste de la prendre, elle se retira vivement.

Cette première déception n'était pas pour le mettre de bonne humeur.

Il s'était laissé enguirlander par les douces paroles de la dame et il venait d'accepter les conditions bizarres qu'elle lui imposait.

Il n'eut pas plutôt pris pied sur la chaussée de la grande avenue des
Champs-Elysées qu'il changea de sentiment sur la soi-disant Jacqueline.

Ce fut un revirement complet.

Dans la voiture, il la trouvait adorable; il croyait à ses serments et aux histoires pleines de réticences qu'elle lui racontait.

Depuis qu'il avait touché terre, elle lui faisait l'effet d'une intrigante et il ne se pardonnait pas de s'être laissé prendre à ses mensonges.

—Non, disait-il entre ses dents, je ne me corrigerai jamais… les yeux d'une jolie fille m'empêcheront toujours d'y voir clair. En voilà une qui s'en va m'attendre à la sortie du Luxembourg et qui me force à monter en fiacre avec elle. Maria, l'apprentie accoucheuse, n'oserait pas en faire autant. Je me laisse emmener et au lieu de profiter de l'occasion, je la prends pour une femme du monde et j'écoute pieusement les balivernes qu'elle me débite sur mon ami Jean… Ah! ce qu'il me blaguerait, s'il me voyait lâché sur l'asphalte, pendant qu'elle se fait conduire chez un amant qui l'attend du côté du rond-point! Elle m'a joué là un bon tour, mais je la repincerai…

Tout en s'objurguant ainsi lui-même, Paul suivait des yeux la voiture.

Il en était descendu à la hauteur du Cirque d'Eté et il s'était avancé jusqu'au coin de l'avenue Matignon. Il la vit s'arrêter un peu plus loin, du côté de la rue Montaigne.

La dame en sortit, paya le cocher et s'engagea, sans se retourner, mais sans trop se presser, dans l'avenue d'Antin.

—Parbleu! je saurai où elle va, grommela Paul Cormier.

Elle m'a fait jurer de ne pas l'interroger, mais elle ne m'a pas défendu de la suivre. Si elle s'en aperçoit, je la rattraperai et nous aurons une petite explication où je ne me gênerai pas pour lui dire son fait. Si elle ne me voit pas, je ne la lâcherai qu'à la porte de la maison où elle entrera.

Et encore! non… je me sens très capable d'y entrer avec elle… il en arrivera ce qu'il pourra.

Paul passait d'un excès à l'autre. Après avoir été trop timide, il devenait trop hardi.

Il eut tôt fait de revoir la dame qui filait rapidement sur le large trottoir de l'avenue d'Antin et comme il était passé maître dans l'art du suivre les femmes, il sut maintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu'à attirer son attention.

Il manoeuvra si bien qu'au moment où, après avoir tourné court, elle franchit le seuil d'une porte cochère ouverte, il put la rejoindre sous la voûte, sans qu'elle sentît qu'il était presque sur ses talons.

La maison avait l'air d'être un hôtel particulier et la blonde y avait ses entrées,—soit qu'elle l'habitât, soit qu'elle y fût déjà venue souvent—car elle poussa tout droit jusqu'à une tapisserie mobile qui barrait le vestibule et qu'elle écarta avec sa main, cette main qu'elle avait refusée à Paul en le congédiant.

Paul, qui serrait de près sa traîtresse, arriva juste au moment où apparaissait un superbe valet de pied, placé là pour recevoir les visiteurs et pour crier leurs noms.

Ce domestique ne connaissait pas Cormier, mais il connaissait la dame et, comme ils entraient ensemble, il annonça sans hésiter:

—Monsieur le marquis et madame la marquise de Ganges!

Paul avait réussi au-delà de ce qu'il espérait. Il était entré dans la place, avant que la dame se fût aperçue de sa présence. Il venait même d'apprendre son véritable nom qu'elle tenait tant à lui cacher. Mais ces succès inattendus le gênaient énormément.

Il avait deviné sans peine que le valet de pied l'avait pris pour le mari de la femme qu'il avait l'air d'escorter. Il prévoyait donc que cette annonce saugrenue allait faire sourire ceux qui l'avaient entendue et mettre en colère la prétendue Jacqueline, marquise de Ganges.

Il aurait bien voulu battre en retraite, mais il n'était plus temps.

Paul était tombé au beau milieu d'une de ces réunions mondaines que les Anglais appellent: five o'clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait dans la cour de l'hôtel, une cour pleine de fleurs et couverte d'un velum en soie, destiné à préserver les invités des ardeurs du soleil printanier.

Il y avait là une douzaine de visiteurs des deux sexes, groupés autour de la maîtresse du logis qui offrait à la ronde des tasses de thé et tous les yeux étaient braqués sur le couple nouveau venu.

Évidemment, un orage allait tomber sur l'intrus qui se permettait de s'introduire ainsi dans un cercle d'intimes où personne ne le connaissait.

A la grande stupéfaction de Paul, cet orage n'éclata pas.

Il y eut des chuchotements, mais pas la moindre manifestation hostile et les regards fixés sur Paul étaient plutôt bienveillants.

La marquise, seule, rougit et lui lança un coup d'oeil, chargé de reproches, mais non pas de menaces.

Elle aussi avait deviné la méprise du domestique et le prodigieux fut qu'elle s'abstint de la rectifier.

Se résignait-elle à en subir les conséquences pour éviter une explication qui n'aurait pas tourné à son avantage, si Paul se fût avisé de raconter comment il se trouvait là, après une course en fiacre? Il était tenté de le croire et il ne répugnait pas à se prêter à cette comédie de salon, mais il se demandait comment la dame allait se tirer de la situation qu'elle paraissait disposée à accepter.

Les invités qui la connaissaient devaient connaître aussi son mari et probablement ce mari ne ressemblait guère à Paul Cormier, qui n'avait pas du tout, comme on dit au théâtre, le physique de l'emploi.

Mais les figures n'exprimaient pas d'autre sentiment que la curiosité—une curiosité décente qui n'avait rien de blessant pour celui qui en était l'objet.

On l'observait à la dérobée, comme on observe un monsieur dont on a souvent entendu parler et qu'on n'a jamais vu.

La dame qui donnait ce thé vint droit à Paul Cormier et lui dit gracieusement:

—Soyez le bienvenu chez moi, monsieur le marquis. Cette chère Marcelle ne vous attendait que la semaine prochaine. Je la remercie de ne pas avoir perdu un seul jour pour vous amener ici. Vous êtes arrivé, hier, je pense?

A cette question qu'il aurait dû prévoir, Paul ne sut que répondre et il serait resté bouche bée; mais la blonde aux yeux noirs se chargea d'y répondre.

—Ce matin, par l'orient-express, dit-elle, en regardant fixement son prétendu mari.

—C'est fort aimable à vous et surtout à M. de Ganges d'être venus, reprit la maîtresse de la maison: car il doit être horriblement fatigué après un si long voyage.

Paul se contenta de sourire. C'était le meilleur moyen de ne pas se compromettre; mais il ne pourrait pas toujours se tirer d'affaire avec des sourires et il n'imaginait pas comment finirait la scène.

Elle commençait du reste à l'amuser et il reprenait peu à peu son aplomb, fort dérangé au début.

—Permettez-moi, monsieur le marquis, continua la dame, qui était une fort belle personne, un peu mûre, mais d'aspect agréable; permettez-moi de vous présenter mes amis, après vous avoir présenté à mes amies, qui sont aussi les amies de Marcelle et que vous aurez l'occasion de revoir, puisque vous comptez faire un assez long séjour à Paris.

Cette fois Paul se contenta de s'incliner et les présentations commencèrent.

Ce n'étaient que comtesses et baronnes, marquis et vicomtes, tout un annuaire de la noblesse où le véritable marquis de Ganges se serait trouvé dans son élément.

La marquise y était certainement. Elle les connaissait tous et toutes. Elle aussi s'était remise d'un trouble passager et elle manoeuvrait maintenant avec une aisance parfaite, sur ce terrain devenu difficile pour elle, depuis l'erreur du valet de pied.

—Vous offrirai-je une tasse de thé?

Et comme l'étudiant, qui trouvait le thé fade, hésitait à accepter:

—Vous n'êtes pas forcé, reprit gaiement la dame qui recevait. Mon thé est laïque et gratuit, mais pas obligatoire. Vous saurez que chez moi la liberté complète est à l'ordre du jour. On n'est même pas tenu de s'occuper des femmes. Nous nous suffisons très bien à nous-mêmes… et vous allez nous permettre d'accaparer cette chère Marcelle pour causer chiffons pendant qu'avec ces messieurs vous parlerez politique, si le coeur vous en dit.

Parler politique, Paul Cormier n'y tenait pas, mais il était enchanté de profiter de la permission de s'éloigner du groupe féminin, en attendant qu'il se présentât une occasion de disparaître à l'anglaise, car pour le moment il ne songeait qu'à couper court à un imbroglio des plus scabreux.

Il laissa donc ces dames s'emparer de la marquise et la faire asseoir avec elles autour de la table sur laquelle chantait sa chanson le samovar, cette théière en cuivre que les Russes ont importée à Paris.

Quoiqu'en eût dit la maîtresse de la maison, les messieurs ne paraissaient pas tous disposés à faire bande à part. Madame de Ganges fut très entourée et très complimentée par des cavaliers qui cherchaient certainement à lui plaire.

Paul n'avait pas le droit d'être jaloux, mais il lui passa par l'esprit que sa présence était pour quelque chose dans ces empressements. Ces beaux gentilshommes avaient l'air de se dire: «Le mari est revenu. La marquise va ouvrir son salon, fermé pour cause de veuvage momentané. C'est le vrai moment de lui faire la cour.»

Ce n'était de la part de Paul qu'une simple conjecture, mais il y voyait déjà un peu plus clair dans la situation où l'avait jeté un engrenage de petits événements, plus bizarres les uns que les autres.

Il savait maintenant que la soi-disant Jacqueline, s'appelait, de son vrai prénom, Marcelle, qu'elle était la femme légitime d'un marquis, que ce mari en voyage, ou plus probablement fixé à l'étranger, était attendu et qu'on ne le connaissait pas encore dans le monde où la marquise vivait à Paris.

Il fallait qu'il fût jeune, ce mari, puisque Paul avait pu être pris pour lui.

Mais, il fallait aussi que sa femme fût bien sûre qu'il ne reviendrait jamais, car s'il avait dû reparaître, elle ne se serait pas résignée, sans la moindre hésitation, à passer pour être la femme d'un autre.

Jusqu'où comptait-elle pousser cette substitution improvisée? Paul ne s'en doutait pas, mais quoi qu'il advînt, elle serait désormais obligée de compter avec lui. Il était entré dans son jeu, sans sa permission, mais elle l'y avait admis, puisqu'elle n'avait pas réclamé. Au contraire, elle l'avait plutôt encouragé, par un regard qui lui enjoignait d'être discret, et par son silence.

Il espérait bien ne pas s'arrêter en un si beau chemin. Il savait le nom de l'énigmatique blonde du Luxembourg; il ne tarderait guère à savoir où elle demeurait et quand il en serait là, le reste irait tout seul.

Par exemple, il ne devinait encore pas pourquoi elle s'intéressait à Jean de Mirande, mais ce mystère-là finirait bien par être éclairci comme les autres.

Il ne devinait pas non plus ce que pouvait être l'homme décoré et boutonné qui n'avait fait que paraître et disparaître sur la terrasse du Luxembourg. Il avait oublié de s'en informer pendant le voyage en fiacre, mais il comptait bien y revenir, quand il la reverrait, ce qui ne pouvait guère tarder.

Depuis que la marquise était assise, Paul, resté debout, se tenait un peu à l'écart, mais son isolement allait prendre fin, car deux ou trois invités s'approchaient dans l'intention évidente d'entamer avec lui une conversation qu'il redoutait un peu.

—Monsieur de Servon, appela tout à coup la maîtresse de la maison, avouez que vous grillez d'envie de tailler une banque de baccarat.

M. de Servon, qu'elle interpellait ainsi, était un jeune homme qui aurait pu représenter, au naturel, ce grand flandrin de vicomte, dont il est question dans une des comédies de Molière.

Vicomte, il l'était, et de plus efflanqué, ravagé, long comme un jour sans pain, vicieux comme pas un et ne s'en cachant pas.

—J'avoue, baronne, j'avoue! répondit-il gaiement.

—En plein jour!… à la face du soleil!… vous n'avez pas honte? lui demanda en riant la dame.

Décidément, la maîtresse du logis était une baronne. Encore un renseignement que Paul Cormier attrapait au vol.

—Mais non… nous jouerions à l'ombre, puisqu'il y a un velum. Et je parierais volontiers que vous l'avez fait tendre pour me permettre d'abattre neuf, sans me gâter le teint.

—Vous avez donc le démon du jeu dans le corps?

—Moi!… mais je le déteste, le jeu!… seulement je déteste encore plus l'oisiveté. Vous savez qu'elle est la mère de tous les vices, cette coquine d'oisiveté.

—J'ai toujours pensé que vous étiez son fils. Taillez-la donc votre banque! Vous voyez que la table est mise là-bas… et vous aurez en M. de Ganges un adversaire digne de vous.

—Dites donc que je serai le pot de terre contre le pot de fer… je ne roule pas sur les millions, moi.

—Il paraît que le vrai marquis est fortement millionnaire, se disait Paul Cormier; je puis bien le remplacer auprès de sa femme, mais au jeu!… c'est une autre affaire.

—Faites donc à ce grand fou le plaisir de lui gagner quelques centaines de louis, dit la baronne en s'adressant au faux marquis. Marcelle ne vous en voudra pas de nous la laisser.

Marcelle ne dit mot, mais elle fit signe que non, au grand étonnement de
Paul, qui se demanda immédiatement:

—Pourquoi désire-t-elle que je joue?

L'idée lui vint aussitôt que c'était pour lui procurer un moyen d'échapper en partie aux embarras de la situation. S'il était resté avec les femmes, il aurait eu à répondre tôt ou tard à des questions gênantes. Moins il parlerait, plus il aurait de chance de ne pas se trahir. Et au baccarat, on ne parle que pour demander: cartes, ou pour annoncer son point.

Il sut gré à la charmante blonde de sa bonne intention, mais il resta perplexe. Il ne haïssait pas le jeu et dans sa vie d'étudiant, il avait gagné ou perdu au rams, au piquet et à l'écarté, beaucoup de consommations dans les cafés du Boul'Mich. Il lui était même arrivé de jouer au baccarat, les nuits de folle orgie au quartier, et d'y laisser des pièces blanches. Mais il n'avait jamais risqué de perdre plus qu'il ne possédait. Il préférait garder son argent pour mener joyeuse vie, quand son ami Jean de Mirande qui, lui, était joueur comme les cartes, arrangeait des soupers ou des parties de campagne avec les coryphées du bal Bullier.

Et il n'était pas tenté de lutter contre ce vicomte de Servon qui devait être un vieux routier du baccarat et qui avait sur un pauvre étudiant la première des supériorités au jeu: celle des capitaux.

Paul n'était cependant pas sans argent dans sa poche. Il avait, par hasard, touché, la veille, un mois de la pension maternelle et il n'avait pas eu le temps de l'écorner beaucoup.

Mais les vingt-cinq louis qui lui restaient ne constituaient qu'un maigre contingent pour livrer sur le tapis vert une grosse bataille.

Le vicomte n'en ferait qu'une bouchée de ces vingt-cinq louis sur lesquels Paul comptait pour vivre largement jusqu'au mois prochain.

Et elle s'annonçait comme devant être chaude la bataille, car dès les premiers mots du dialogue qui venait de s'engager entre la baronne et le vicomte, les invités du sexe masculin s'étaient mis à tourner autour de l'aspirant à la banque, comme les papillons tournent autour d'un flambeau dont la flamme va leur brûler les ailes.

Un de ces messieurs profita de l'occasion pour complimenter le faux marquis de Ganges en lui disant:

—Toutes mes félicitations, Monsieur le marquis. A l'âge où d'autres ne songent qu'à leurs plaisirs, vous avez déjà un coup d'oeil et une entente des affaires que les financiers les plus expérimentés vous envient. Cette concession en Turquie, nos plus gros capitalistes l'avaient manquée, et pour l'obtenir, vous n'avez eu qu'à vous montrer.

—Quelle concession? se demandait Paul. Du diable! si je me doutais qu'on m'avait concédé quelque chose dans les États du Sultan!

Et comme il n'avait garde de répondre, le monsieur, qui devait être un gros spéculateur, reprit en souriant:

—Vous avez remporté là une grande victoire, mais il y a temps pour tout et je conçois que vous aimiez à vous distraire au jeu de vos grands travaux. Le jeu c'est encore une affaire… n'est-ce pas, cher vicomte?

—Plus souvent mauvaise que bonne… pour moi, du moins, grommela M. de Servon. Mais nous perdons notre temps à bavarder… or, à sept heures et demie on viendra annoncer que Mme la baronne est servie et on nous mettra poliment à la porte. Donc, si vous m'en croyez, messieurs, nous profiterons sans plus tarder de l'aimable attention qu'a eue Mme Dozulé de nous faire dresser une table là-bas.

—Bon! pensa Paul Cormier que ses interlocuteurs renseignaient progressivement et involontairement; nous sommes ici chez la Baronne Dozulé. On ne voit pas le baron. Il faut croire qu'elle est veuve.

—Désirez-vous prendre la banque, Monsieur le marquis? lui demanda l'entêté vicomte qui tenait absolument à cartonner avant dîner.

Le baccarat lui tenait lieu d'apéritif.

—Du tout!… du tout!… s'empressa de répondre Paul, qui n'était pas même décidé à ponter.

—Alors, je vous remercie de me la laisser. Je ne fais que perdre depuis quinze jours et j'ai besoin de me refaire. Venez-vous, messieurs?

Personne ne répondit, mais tout le monde suivit et l'étudiant fit comme les autres.

L'autel avait été préparé par les soins de la prévoyante baronne Dozulé. Rien n'y manquait: ni les jeux de cartes paquetés, ni les jetons de différentes couleurs, destinés à servir de monnaie fiduciaire, au cas où les pontes voudraient jouer sur parole.

En un clin d'oeil, les places furent prises autour de la table, et le vicomte, à qui personne ne disputait la banque, déclara tout d'abord que les fiches représenteraient un louis et les plaques rondes cent francs, attendu qu'il s'agissait d'une toute petite partie.

Paul, qui n'en avait jamais vu de si grosse, fut violemment tenté de se lever. Une fausse honte le retint et aussi le désir de se tenir loin du cercle féminin jusqu'au moment où madame de Ganges prendrait congé. Il comptait que pour jouer son rôle jusqu'au bout, elle n'oserait pas s'en aller sans son mari, qu'ils sortiraient ensemble et qu'une fois dehors, elle ne refuserait pas de lui expliquer ce qu'il ne comprenait pas.

Il resta donc assis et il se trouva placé de telle sorte qu'il lui tournait le dos et que, par conséquent, il ne pouvait pas la voir.

Il ne tarda guère, d'ailleurs, à oublier qu'elle était là.

M. de Servon le pria de lui dire combien il voulait de jetons représentatifs et Paul demanda la permission de jouer or sur table. Elle lui fut gracieusement accordée et il aligna modestement devant lui les vingt-cinq louis qui constituaient toute sa fortune.

—Quand je les aurai perdus, je m'en irai, pensait-il. J'en serai quitte pour demander à maman une avance sur le mois prochain; et comme ça je ne m'emballerai pas.

Et il fit mentalement le serment de ne pas risquer un sou sur parole.

Cette prudence venait de lui être suggérée par un soupçon qui lui avait traversé l'esprit. Cette maison ouverte à tout venant, cette baronne sans baron, ces gentilshommes qui parlaient de cent louis comme il aurait parlé de cent sous, cette table de baccarat qui se trouvait là comme par hasard; tout ce monde et toute cette mise en scène lui étaient tout à coup devenus suspects.

Il était un peu tard pour s'en aviser et si ses soupçons étaient fondés, la blonde aux yeux noirs devait être une aventurière qui ne l'avait racolé au Luxembourg que pour l'amener dans un tripot.

Il lui répugnait trop de croire cela et d'ailleurs, il avait fait d'avance le sacrifice de la somme qu'il possédait.

Il ne tenait qu'à la faire durer le plus longtemps possible.

C'est pourquoi, au profond étonnement des autres pontes, et surtout du vicomte, il attaqua d'un louis une banque de dix mille francs.

Le vicomte aurait dû s'en féliciter, car il perdit cinq fois de suite et comme Paul retirait un louis à chaque coup:

—A ce jeu-là, vous ne vous ruinerez pas, monsieur le marquis, lui dit ironiquement le financier qui venait de le complimenter sur le succès de ses entreprises en Turquie.

Paul eut honte. Il fit paroli et il gagna encore.

Était-ce Jacqueline qui lui portait bonheur, cette Jacqueline emmarquisée, dont le petit nom, qu'il savait être faux, ne lui sortait pas de la tête? Paul était tenté de le croire.

Il se disait pourtant qu'une petite veine, au début d'une partie, n'est souvent que l'avant-coureur d'un désastre.

Il voulut en avoir le coeur net, au risque d'arriver trop tôt à la fin de son capital, et il laissa ses quatre louis qui furent doublés en un clin d'oeil, après un triomphant abatage.

Sa masse grossissait, mais elle n'était pas encore bien menaçante pour le banquier, lequel gagnait d'ailleurs à tous les coups sur l'autre tableau.

Il souriait toujours ce grand flandrin de vicomte et cependant il était préoccupé, non pas d'avoir perdu une dizaine de pièces de vingt francs, mais un de ces pressentiments dont aucun joueur n'est exempt l'avertissait que la chance se dessinait contre lui et que la partie allait mal tourner.

Paul était lancé maintenant et nul ne pouvait prévoir où il s'arrêterait.

Les seize louis se doublèrent, puis les trente-deux. Son gain dépassait déjà le billet de mille.

Et tout cela sur la main du financier complimenteur qui jouait du même côté que Paul Cormier et qui encaissait une part du butin. Il n'avait pas encore perdu un seul coup..

Il n'était plus tenté de rire de la façon de ponter du marquis de
Ganges.

Le vicomte non plus ne riait pas. Il devenait même de plus en plus sérieux, surtout quand Paul eut gagné encore le paroli de soixante-quatre louis et, immédiatement après, celui de cent vingt-huit.

Jamais, de mémoire de ponte, pareille série ne s'était vue nulle part. Les coups se suivaient avec une régularité désespérante. Quand le banquier abattait huit, le marquis abattait neuf; quand le marquis avait le point de un, le banquier avait baccarat.

Heureusement, Paul ne tenait pas les cartes, car on aurait pu croire qu'il les changeait en les relevant sur le tapis.

On l'aurait soupçonné lui qui tout à l'heure avait un instant soupçonné la baronne et ses invités.

Il avait maintenant plus de cinq mille francs et à la banque aux abois, il restait tout juste de quoi tenir le coup.

—Combien faites-vous, marquis? demanda familièrement Servon, qui avait payé assez cher le droit de ne plus dire: «Monsieur le marquis.»

Paul mourait d'envie de répondre: «Dix louis» et d'empocher les autres. Cinq mille francs! il ne les avait jamais eus à la fois. C'était de quoi faire les frais de la campagne amoureuse qu'il allait ouvrir; c'était aussi de quoi se consoler d'un échec, si la marquise lui échappait.

—Pas plus que la banque, reprit le vicomte.

—Je fais le reste, après ces messieurs, dit Paul, résolu à en finir.

Le banquier donna les cartes, regarda les siennes et annonça qu'il en donnait. Paul s'y tint. Il avait sept et le banquier n'avait que six.

Ce fut le coup de grâce. La banque sautait.

Le vicomte, beau joueur, ne sourcilla point, mais il déclara en avoir assez, et, tirant de sa poche un paquet de dix billets de mille qui répondaient des jetons qu'il avait émis, il invita les pontes à se partager ses dépouilles.

Paul était le plus gros et il lui revenait plus de quatre cents louis qu'il ramassa avec une satisfaction mal dissimulée.

—Il faut convenir, monsieur, que vous êtes heureux partout, dit le banquier décavé. Vous donnez un démenti au proverbe.

Ce compliment était à l'adresse de la marquise, mais Paul ne saisit pas tout d'abord l'allusion au célèbre dicton: «Heureux au jeu, malheureux en femmes.» Ce gain lui montait à la tête et c'est tout au plus s'il se souvenait que Jacqueline était là, derrière lui.

—Moi, c'est tout le contraire, reprit gaiement M. de Servon; je suis malheureux partout.

C'était presque dire qu'il avait fait sans succès la cour à la marquise de Ganges.

Il ajouta presque aussitôt:

—Vous me devez une revanche, monsieur le marquis… et je me sens capable de vous la demander, séance tenante. Vous plairait-il de me tenir quitte ou double… quatre cents louis, sur parole?… un seul coup, à rouge ou noir?

Paul aurait volontiers refusé. Il n'osa pas. S'il perdait, après tout, il ne perdrait que son bénéfice et d'ailleurs, il entendait derrière lui des bruits de chaises remuées qui lui indiquaient que des invitées de la baronne Dozulé se levaient pour partir.

Il aimait mieux s'en aller les mains vides que de manquer le départ de
Jacqueline qu'il comptait reconduire chez elle.

C'était son droit de mari et il ne supposait pas qu'en public elle refuserait sa compagnie; d'autant qu'elle devait souhaiter, autant que lui, une explication en tête à tête.

—Je suis à vos ordres, monsieur le vicomte, répondit-il bravement. Je tiens ces quatre cents louis… et je dis: Rouge!

M. de Servon avait déjà la main sur les cartes empilées. Il en tira une au milieu du paquet et en la jetant sur le tapis:

—Le roi de coeur! annonça-t-il. Vous avez gagné, monsieur le marquis.
Demain, les huit mille francs que je vous dois seront chez vous.

Paul était si troublé qu'il ne prit pas garde à ce «chez vous» qui, dans la pensée du vicomte ne signifiait pas: chez M. Cormier, étudiant, rue Gay-Lussac, 9. Le vicomte entendait évidemment chez M. de Ganges, mari de madame de Ganges.

Et, alors même qu'il aurait fait attention à ce quiproquo, Paul, sous peine de compliquer encore une situation déjà très compliquée, n'aurait pas pu signaler l'erreur à M. de Servon.

Du reste, il n'eut pas le temps d'y réfléchir, car la baronne Dozulé, qui s'était sournoisement approchée de la table de jeu, se montra tout à coup et dit, en riant, à ces messieurs:

—Ne me prenez pas pour une trouble-fête, je vous prie. Continuez, tant qu'il vous plaira, de faire des parolis et des bancos; permettez seulement à mes amies et à moi d'aller dîner. Il est l'heure.

—Vous êtes vraiment trop bonne, chère madame, s'écria le financier qui ne demandait qu'à lever la séance, afin d'emporter son bénéfice.

—Mais non. Je me suis fait une règle de ne jamais gêner les plaisirs des autres, reprit madame Dozulé. Et cette chère Marcelle est dans les mêmes principes que moi… elle pousse même le scrupule plus loin que moi, car elle n'a pas voulu déranger son mari pour le prévenir qu'elle s'en allait. Elle craignait de lui couper sa veine.

—Alors, dit gaiement le vicomte, je regrette doublement que madame de
Ganges soit partie sans adresser la parole à M. de Ganges.

C'était vrai; la marquise n'était plus là. Cormier n'eut qu'à se retourner pour constater son absence.

—Monsieur le marquis, continua la baronne, Marcelle m'a chargée de vous dire qu'elle rentrait directement chez elle… et qu'elle vous attendrait.

Paul eut sur les lèvres une question: «Où ça?» Il se retint à temps, mais il avait failli se trahir et Dieu sait quel effet il aurait produit s'il s'était laissé aller à demander sa propre adresse,—l'adresse de sa femme, ce qui revenait au même.

Il avait évité cette faute, mais il n'en restait pas moins dans un prodigieux embarras. Il sentait le terrain manquer sous ses pieds, et il ne pensait plus qu'à se dérober le plus tôt possible aux interrogations qu'il redoutait.

Que serait-il devenu si son débiteur s'était avisé de lui demander où il demeurait? Il serait resté court et autant aurait valu avouer tout de suite qu'il n'était pas le marquis de Ganges et qu'il connaissait à peine la marquise.

Fort heureusement, le vicomte était renseigné sur ce point, ayant sans doute été reçu chez madame de Ganges qui ne paraissait pas lui être indifférente.

Paul profita de son silence pour prendre congé de la baronne et des joueurs qui semblaient disposés à user de la permission qu'elle leur accordait de reconstituer une partie de baccarat.

Il partit d'autant plus volontiers qu'il lui était venu une idée. Il se disait que madame de Ganges ne pouvait pas l'abandonner dans l'impasse où elle l'avait mis. Au moins fallait-il qu'elle le vît pour lui tracer une ligne de conduite.

Et fort de ce raisonnement, Paul se persuada qu'elle était allée l'attendre quelque part, non loin de l'hôtel de la baronne, avec l'intention de l'arrêter au passage et de conférer avec lui. Mais où s'était-elle embusquée? Au rond-point, peut-être, à l'endroit où elle avait quitté le fiacre où Paul était monté avec elle devant la grille du Luxembourg. La place est banale, mais à l'heure du dîner, les Champs-Elysées sont presque déserts.

Paul y courut, à ce rond-point, et il n'y trouva point la marquise. Quand et comment la reverrait-il? En ce moment, pour le savoir, il aurait donné de bon coeur tout l'argent qu'il venait de gagner au jeu.

II

Le Marais est un honnête quartier et la rue des Tournelles est une honnête rue qu'on peut habiter sans rien perdre de sa respectabilité, comme disent les Anglais, même quand on appartient à la bourgeoisie aisée.

Elle n'est pas gaie, cette voie qui ne mène à rien, mais elle a gardé comme un parfum de l'époque lointaine où la place Royale était le centre du Paris mondain. Les voitures n'y passent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ont une apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où des présidents au Parlement y logeaient.

Les fenêtres sont ornées de balcons en fer forgé et les portes cochères ont des marteaux.

L'hiver, elle est lugubre, mais dans la belle saison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l'emplissent de leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assises dans de vieux fauteuils de paille.

Madame Cormier, née Julie Desgravettes, y demeurait depuis dix ans qu'elle s'était retirée du commerce avec des capitaux assez ronds.

Elle appartenait à une bonne famille parisienne et elle s'était mésalliée en épousant sur le tard, François Cormier, facteur aux halles et fils de ses oeuvres, car il avait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.

Ce brave homme, peu lettré, était mort assez jeune, et sa veuve s'était consacrée tout entière à l'éducation de son fils Paul qu'elle adorait et qu'elle gâtait déplorablement.

En dépit des intentions de son père qui le destinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Sa mère l'avait laissé faire son droit qu'il ne faisait guère, car au bout de cinq ans, il n'avait pas encore passé sa thèse et elle lui pardonnait ses écarts parce qu'il était resté bon fils. Elle lui pardonnait même d'être allé planter sa tente au quartier Latin qu'elle considérait comme un pays maudit.

Elle espérait toujours qu'il se rangerait et elle rêvait de le marier avantageusement, quand il serait inscrit au barreau et en passe d'acheter une charge de notaire ou d'avoué.

Quoiqu'elle fût du mauvais côté de la cinquantaine, cette mère trop indulgente était encore presque jolie. Elle avait été charmante et son fils Paul lui ressemblait beaucoup. Mais elle n'avait jamais songé à se remarier et elle s'était complètement retirée du monde commerçant où elle avait vécu lorsqu'elle gouvernait un grand magasin de primeurs et de gibiers à l'enseigne du Faisan argenté. Quelque chose comme la boutique de la légendaire madame Bontoux, bien connue des gastronomes d'il y a quinze ans.

De tous les amis de son défunt mari, elle ne voyait plus qu'un vieil avocat consultant qui lui avait rendu d'importants services quand elle avait quitté les affaires et réglé ses comptes.

M. Bardin était veuf et, comme elle, il n'avait qu'un fils, beaucoup plus âgé que Paul et beaucoup plus laborieux, car à force de travail et par son seul mérite, il était arrivé à siéger au tribunal civil de la Seine où il occupait les fonctions très enviées de juge d'instruction.

Madame Cormier citait sans cesse l'exemple de ce bon sujet à Paul, lequel n'avait pas manqué de prendre en grippe Charles Bardin qui était pourtant un excellent magistrat et un excellent garçon.

Ce juge, célibataire comme Paul, était trop occupé au Palais pour fréquenter souvent chez la veuve, mais son père y dînait régulièrement, tous les dimanches.

Ces jours-là, c'était fête dans l'appartement que madame Cormier occupait au deuxième étage et sur le devant d'une antique maison où l'escalier était en pierre, et où les plafonds, hauts de quinze pieds, montraient encore quelques traces de dorures.

Paul y apportait un contingent de gaieté juvénile et ne s'y ennuyait pas à écouter la conversation du bonhomme Bardin qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup retenu, et qui racontait fort bien.

Et le dîner était toujours excellent.

De ses anciennes relations commerciales, la veuve avait gardé des facilités d'approvisionnement dont elle faisait profiter ses convives, en leur servant des produits recherchés. Elle possédait aussi une cave de premier ordre qu'elle ne ménageait pas le dimanche.

On se mettait à table à six heures et demie précises. Quand la demie sonnait à l'horloge de Saint-Paul, M. Bardin dépliait sa serviette, et aux trois quarts, Brigitte, la bonne à tout faire, entrait pour enlever le potage.

Et Paul était d'une exactitude méritoire. Il avait beau percher sur les hauteurs du Panthéon, il apparaissait toujours cinq minutes avant la demie. Il quittait toutes les absinthes et toutes les donzelles de son quartier pour ne pas faire attendre sa mère qui lui en savait gré.

Mais, enfin, tout arrive. Et il arriva que, ce dimanche de mai qui devait marquer dans la vie de Paul, à sept heures, madame Cormier et son ami Bardin étaient encore assis près de la fenêtre de la salle à manger, se faisant vis-à-vis et échangeant par-ci par-là quelques mots en l'air pour tromper leur impatience.

La veuve s'était déjà levée dix fois pour regarder dans la rue. Bardin, qui prisait beaucoup et particulièrement dans les cas embarrassants, Bardin avait presque vidé sa tabatière. Brigitte ne faisait qu'entrer et sortir, en se lamentant sur la destinée du gigot qui serait trop cuit.

—Bardin, dit tout à coup madame Cormier, il faut qu'il lui soit arrivé un accident. Il est peut-être malade. Si j'allais voir rue Gay-Lussac?

—Ce serait ce que vous pourriez faire de pis, répondit sans s'émouvoir le vieil avocat. Vous iriez en voiture et vous vous croiseriez avec lui; à son âge, on n'est pas retardé que par les accidents.

—Comment! vous supposez qu'il est en train de s'amuser… un dimanche!… quand je l'attends!

—Bah! dit Bardin, en haussant les épaules, il faut bien que jeunesse se passe… et, entre nous, elle ne passe que trop vite, la jeunesse… Laissez-le jeter ses gourmes, ce garçon… plus tôt ce sera fait, plus tôt il sera mûr pour le mariage.

—Je sais bien, mon ami, murmura la mère, toujours disposée à excuser son Paul. Mais je me plains qu'il ne mûrit pas vite.

—Bah!… les fruits d'arrière-saison sont les meilleurs. J'ai quelquefois regretté que mon Charles n'ait jamais fait de sottises quand il était jeune.

—Vous dites ça pour me consoler.

—Pas du tout. Je dis ça parce que je crains qu'il n'en fasse quand il sera vieux. J'espère que non, mais n'empêche que «faut de la sagesse, pas trop n'en faut». C'est comme la vertu.

—Taisez-vous, Bardin. Vous finiriez par me faire rire et je n'en ai pas envie.

—Voyons!… voulez-vous que je vous indique le moyen de calmer vos inquiétudes?

—Je ne demande pas mieux, mais…

—Le moyen, c'est de nous mettre à table. Il n'est rien de tel pour faire arriver les retardataires.

Et comme la bonne dame ne paraissait pas convaincue, son vieil ami s'empressa d'ajouter:

—Si votre fils ne vient pas, je vous promets qu'après dîner, je pousserai jusque chez lui pour prendre de ses nouvelles. Ne me remerciez pas, je m'en fais une fête. Voilà trois jours que je ne sors pas de mon cabinet où je suis plongé dans l'étude d'un dossier qui m'est arrivé de province. Il me semble que je dois exhaler une odeur de paperasse. Une promenade hygiénique me fera du bien. Sans compter que pour moi ce sera une joie de revoir le quartier Latin. Je n'ai plus jamais l'occasion d'y aller. Ça me rappellera ma jeunesse. J'y ai fait mes farces, moi aussi, il y a une quarantaine d'années.

Les farces du bonhomme n'avaient pas dû le mener bien loin, mais c'était une de ses manies de prétendre qu'il avait mené la vie d'étudiant noceur, et madame Cormier, qui connaissait ce travers, s'abstenait de le contredire.

—Eh bien, dit-elle, dînons. Je vais appeler Brigitte pour qu'elle nous serve… et, après le dîner, si je n'ai pas vu mon fils, j'irai avec vous, rue Gay-Lussac.

—Hum! grommela Bardin, qui aurait préféré y aller tout seul.

—Oui, vous devez mourir de faim. Quelle heure peut-il bien être?

—Pas loin de huit heures, chère amie. Il fait presque nuit et je ne vous cacherai pas que j'ai l'estomac dans les talons.

Bien à regret, car elle se désolait de dîner sans son Paul, la veuve se leva et s'achemina vers la cuisine où Brigitte surveillait le rôti en maugréant contre le gamin qui se permettait de faire attendre sa mère.

Un roulement de voitures monta de la rue, madame Cormier courut au balcon et s'écria joyeusement:

—C'est lui!

—Il arrive en fiacre! dit le vieil avocat en se mettant aussi au balcon. La jeunesse d'à présent ne se refuse rien. De mon temps, elle allait à pied… ou en omnibus.

Paul, en effet, descendait d'une Victoria numérotée dont l'entrée dans la rue des Tournelles avait fait sensation. Les concierges sortaient pour la voir et les enfants avaient cessé leurs jeux pour la laisser passer.

—Eh! bien, reprit le père Bardin, vous voyez qu'il ne lui est rien arrivé. Il a oublié l'heure, voilà tout.

—Brigitte!… tu peux servir! cria madame Cormier, toute joyeuse.

Paul l'avait oubliée, en effet, l'heure du dîner de sa mère et il ne s'en était souvenu qu'après avoir cherché longtemps aux Champs-Elysées la marquise disparue. Elle ne s'était pas montrée et il avait eu quelque mérite à se rappeler qu'on l'attendait rue des Tournelles, car son étrange aventure l'occupait tout entier.

Elle lui apparaissait maintenant sous des aspects nouveaux et il ne lui déplaisait pas trop d'y être engagé. L'erreur d'un domestique l'avait mis dans une fausse situation, mais la marquise l'aiderait certainement à en sortir. Elle s'était abstenue de l'attendre aux environs de l'hôtel de son amie, mais elle ne manquerait pas de lui donner bientôt de ses nouvelles. Tout s'éclaircirait. Il resterait à Paul l'espoir de lui plaire et de remplacer effectivement ce mari dont il avait joué le rôle pendant deux heures. Il lui restait aussi huit bons billets de mille francs qui gonflaient son portefeuille, sans compter huit autres que le vicomte lui devait.

Il les avait loyalement gagnés à un gros joueur qui se consolerait facilement de les avoir perdus et il n'était pas fâché de les tenir, mais il faut lui rendre cette justice que ce gain inattendu le touchait moins que la joie d'avoir fait connaissance avec une femme charmante qui avait bien l'air d'appartenir au meilleur monde.

Il débarquait, tout plein de son sujet, dans le paisible appartement de la rue des Tournelles et s'il l'eût osé, il aurait volontiers raconté à sa mère et au vieil avocat sa bonne fortune. Mais il n'osait pas, sachant qu'il les affligerait tous les deux.

—Te voilà, méchant garçon! lui dit en l'embrassant tendrement madame
Cormier. D'où viens-tu?

—J'ai été retardé au dernier moment, balbutia Paul.

—Dis donc que tu piochais ton quatrième examen, lui souffla le père
Bardin qui riait sous cape.

—S'il y a du bon sens de dîner à huit heures!… tu t'abîmeras l'estomac.

La bonne dame ne pensait qu'à la santé de ce fils qui venait de les faire souffrir, elle et son vieil ami, accoutumés à la régularité des repas.

—A table!… voici la soupe! s'écria Bardin.

Il n'y avait qu'à obéir à cette invitation. Paul n'eut même pas la peine d'inventer une excuse.

Les trois convives avaient grand'faim et Paul plus que les deux autres. Rien ne creuse comme les émotions, quand on est jeune. Il n'avait pas encore atteint l'âge où elles coupent l'appétit.

Il en résulta que le commencement du dîner fut silencieux. On n'entendait que le bruit des cuillers heurtant le fond des assiettes.

Après le potage, un verre de vieux Xérès, qui avait mûri dans les caves du Faisan argenté, délia la langue de l'avocat, qui se mit à parler de son unique rejeton, son Charles, le magistrat modèle, pour lequel il rêvait une brillante carrière. A ce savant, à ce laborieux, il ne manquait, pour sortir de la foule, que d'être chargé d'instruire une de ces affaires retentissantes qui mettent en lumière les talents d'un juge d'instruction.

Bardin souhaitait à son fils un accusé comme Campi, cet assassin anonyme, dont le procès venait de passionner Paris.

A quoi madame Cormier répondait qu'elle souhaitait qu'il n'y eût jamais de criminels à juger et qu'elle espérait bien que Paul n'aurait jamais à demander la tête de personne, attendu qu'il n'entrerait pas dans la magistrature.

Paul n'avait garde de se prononcer sur ce point, car il n'était pas du tout à la conversation. Son esprit vagabondait à une lieue de la rue des Tournelles et du dîner, auquel, pourtant, il faisait grand honneur, car en dépit de ses préoccupations, il ne perdait pas un coup de dent. Il pensait qu'à cette heure la marquise de Ganges dînait peut-être seule dans le magnifique hôtel qu'elle devait habiter, et que la baronne Dozulé, qui avait des invités ce soir-là, leur parlait peut-être du jeune Monsieur qu'elle avait pris pour le mari de la marquise.

Il s'était acquitté d'un devoir en venant s'asseoir à la table maternelle, mais il méditait de filer après le dîner vers le quartier latin où Jean de Mirande était resté. Il était à peu près sûr de l'y trouver, au bal de la Closerie des Lilas ou à la brasserie de la Source, et il éprouvait le besoin de le revoir; non pas pour lui raconter son aventure—il avait juré à madame de Ganges de n'en rien dire à son ami—mais pour se retremper au contact de ce joyeux compagnon qui prenait si gaiement l'existence et qui jonglait avec les soucis.

Madame Cormier finit par s'apercevoir que son cher fils n'écoutait pas et Bardin, qui s'en était aperçu depuis longtemps, lui dit en clignant de l'oeil:

—Je parie qu'il est amoureux.

Cette fois, Paul entendit et affecta de sourire en haussant les épaules.

—Oh! ne t'en défends pas! reprit le vieil avocat. Ça vaut mieux que d'aller au café.

—Oui, s'il était amoureux pour le bon motif, rectifia sagement la mère qui n'aspirait qu'à marier son garçon de bonne heure, pour le mettre à l'abri des dangers du célibat prolongé.

—C'est encore un peu tôt, dit Bardin. Et puis vous savez… pour faire un civet, il faut un lièvre… eh! bien, pour se marier, il faut une femme… j'entends une femme aussi bien dotée par ses parents que par la nature… et dame!… ces lièvres-là, ça ne court pas les champs… ni même les rues de Paris.

Paul continuait à jouer de la fourchette, sans lever les yeux. Sa mère, qui aurait voulu l'entendre manifester des velléités conjugales, dut se contenter de répondre à Bardin:

—Vous devriez lui trouver ça.

Et Bardin, qui ne restait jamais court, répliqua sans broncher:

—Autrefois, je n'aurais pas dit: non… du temps où je voyais tant de gens défiler dans mon cabinet. Maintenant je ne donne plus de consultations qu'à des amis. J'ai remercié ma clientèle… un peu à contre-coeur… j'y ai renoncé à cause de Charles… le père d'un magistrat ne doit pas recevoir d'honoraires du premier venu.

—Mais vous avez gardé d'excellentes relations avec vos anciens clients et, dans le nombre, il doit s'en trouver qui ont des filles à marier. Paul aura six cent mille francs après moi, et je lui en donnerai la moitié le jour de la signature du contrat.

—Avec ça et ses qualités physiques et morales, il ne tiendra qu'à lui d'épouser une héritière… car il est plein de qualités, ce mauvais garnement…

—Vous êtes bien bon, monsieur Bardin, murmura Paul, en souriant.

—Je te dis tes vérités, voilà tout. Le diable c'est que, pour le moment, je ne connais pas d'héritières…

—Oh! je ne suis pas pressé.

—Je te crois sans peine, mais ta mère l'est, pressée, et si je pouvais l'aider à te caser avantageusement, je m'y emploierais volontiers,…

Le bonhomme s'arrêta tout à coup, en se frappant le front:

—Mais où ai-je la tête? s'écria-t-il; décidément, je vieillis, car je perds la mémoire… à moins que ce ne soit le Xérès de ta maman qui m'obscurcisse les idées… verse m'en tout de même un dernier verre… là! c'est bien… maintenant, mon garçon, j'ai ton affaire… une jeune orpheline qui doit avoir tout au plus vingt et un ans et qui est l'unique héritière d'une fortune de six millions.

—C'est superbe! dit ironiquement Paul, et pour peu qu'avec cela elle soit jolie…

—On dit qu'elle est charmante.

—Comment! on dit?… vous ne la connaissez donc pas?

—Je ne l'ai jamais vue… mais j'ai vu les titres qui établissent son droit à l'héritage en question… je sais où il est, en quoi il consiste et ce qu'il faut faire pour qu'elle soit envoyée en possession.

—Vous êtes admirablement renseigné. Il ne vous reste plus qu'à m'apprendre où se trouve cette merveille.

L'ancien avocat prit un temps, comme on dit au Palais, aussi bien qu'au théâtre et, après cette pause, il répondit gravement:

—Si je le savais, je t'aurais déjà présenté à elle.

Paul, pour le coup, éclata de rire et madame Cormier fit une moue significative. Elle trouvait mauvais que son vieil ami se permît de plaisanter à propos du mariage de son fils.

—Ris, mon garçon, reprit Bardin, ris tant que tu voudras. C'est très sérieux et vous, ma chère Julie, vous avez tort de vous fâcher. Mon héritière existe. Voulez-vous que je vous raconte son histoire?

—Racontez, monsieur Bardin!… racontez!… dit Paul, toujours pouffant.

—Mon ami, ajouta madame Cormier, vous auriez dû commencer par là.

—C'est vrai, répondit le vieil avocat, j'ai mis la péroraison avant l'exorde, mais quand on cause à table, on ne parle pas comme à l'audience. Je regrette ma bévue et je vais la réparer. Je la regrette d'autant plus que je vous ai mis l'eau à la bouche et qu'il faudra en rabattre…

—Bon! s'écria Paul, il y a une tare… je vois ça d'ici… la jeune héritière a commis une faute… et…

—Pour qui me prends-tu? interrompit sévèrement Bardin. Est-ce que tu te figures que j'ai vécu soixante ans de la vie d'un honnête homme pour me charger à mon âge de trouver un drôle disposé à vendre son nom en reconnaissant l'enfant d'un autre?…

—Non, certainement, monsieur Bardin… mais…

—Tu n'es qu'un étourneau… apprends à tenir ta langue… surtout quand tu parles à un ami de tes parents.

—Excusez-moi… j'avais cru que vous plaisantiez…

—Tais-toi!… pour te punir d'avoir dit une sottise, je devrais garder pour moi mes renseignements.

—Mon cher Bardin, moi, je ne vous ai pas offensé, dit doucement madame
Cormier.

Il n'en fallut pas davantage pour que le vieillard s'apaisât.

—C'est juste, dit-il, et nous ne nous fâcherons pas pour si peu. Voici l'histoire que je vous ai promise. Elle est peut-être invraisemblable, mais elle est vraie. J'ai toutes les preuves entre les mains, certifiées par un homme d'une honorabilité incontestable.

Il y a quatre ans vivait dans un village du département de l'Hérault…, à Fabrègues…, une brave femme que son mari avait abandonnée depuis dix ans… elle était restée sans ressources avec une petite fille et elles seraient peut-être mortes de faim toutes les deux si une demoiselle d'une très bonne famille de Montpellier ne s'était intéressée à elles. Les parents de cette demoiselle avaient, tout près de Fabrègues, un château où ils passaient tous les étés. Ils recueillirent la petite abandonnée et ils la firent élever avec leur fille. On n'avait aucune nouvelle du mari. On savait vaguement qu'il était allé chercher fortune en Californie, mais rien de plus.

—Je devine, s'écria Paul; il l'a trouvée là-bas la fortune… il vient de mourir et alors…

—Alors, quoi?… ce n'était pas la peine de m'interrompre pour dire ce que n'importe qui aurait deviné comme toi.

Paul, ainsi rabroué, baissa le nez et ne dit plus mot.

—Oui, le père est mort, reprit le vieil avocat, sa succession est liquide et revient tout entière à sa fille unique. La mère aussi est morte, deux ans avant son mari. La fille est donc bien et dûment six fois millionnaire. Seulement…

Et comme Bardin, encore une fois, s'était arrêté au moment le plus intéressant, madame Cormier ne put pas s'empêcher de dire:

—Eh! bien?

—Seulement, on ne sait pas où elle est.

—Comment! que nous dites-vous là!

—La vérité, chère amie. Elle a disparu.

—Elle est peut-être allée en Californie comme son père, ricana l'incorrigible Paul.

—Elle a disparu, quelques jours avant le mariage de sa jeune protectrice qui, elle aussi, avait perdu ses parents et qui l'avait prise chez elle comme lectrice.

—Alors, la protectrice doit savoir où est sa protégée.

—C'est probable, mais la protectrice a quitté le pays pour suivre son mari à l'étranger. Et très probablement aussi, elle ignore que sa protégée a maintenant des millions.

—Vous le lui apprendrez.

—Quand je l'aurai trouvée. Je la cherche.

—Quoi! elle a disparu aussi celle-là!

—Disparu, n'est pas le mot. Elle n'est pas de celles qui se perdent comme cela arrive à une pauvre fille. Elle est riche par elle-même et elle a fait un grand mariage. Mais elle n'a plus aucune attache dans son pays d'origine et depuis qu'elle l'a quitté, elle n'a fait que voyager avec son mari.

J'ai demandé de plus amples renseignements à la personne qui m'a fourni les premiers. Je les attends et, lorsque je les aurai, le plus fort sera fait. Je me mettrai en relations avec cette dame et il faudra bien qu'elle me dise ce qu'est devenue l'héritière… que je cherche aussi et que je trouverai peut-être, sans que l'autre m'y aide. J'ai quelques raisons de croire qu'elle est à Paris, l'héritière; et je m'informe. Le diable, c'est qu'elle a dû changer de nom.

—Alors, vous aurez de la peine à la découvrir.

—Mon cher Bardin, dit en souriant madame Cormier, je vous avoue que je commence à me ranger à l'avis de Paul, qui trouvait ce projet de mariage un peu en l'air.

—En l'air, tant que vous voudrez… il est réalisable et dans des conditions exceptionnelles. Voilà une jeune fille qui a des millions et qui ne sait pas qu'elle les a. Supposez que je la trouve, que je lui présente Paul, que Paul lui plaise et qu'elle plaise à Paul… il y a des chances, car ceux qui l'ont vue, il y a quatre ans, s'accordent à dire qu'elle est ravissante et aussi bonne que belle… ce serait une affaire faite…

—Trop de suppositions, grommela Paul.

—Resterait encore, dit sa mère, à savoir comment elle a vécu, depuis qu'elle a quitté son pays… une enfant de seize ans, livrée à elle-même!

—Ce serait une enquête à faire, répondit Bardin. Je m'en chargerais et je vous réponds qu'elle serait poussée à fond. Vous me connaissez d'assez longue date pour savoir que je ne transige pas sur ce qui touche à l'honneur.

—Je le sais, mon ami, et je me fierais à vous comme à moi-même, mais je crains bien que vous n'ayez jamais l'occasion de me donner votre avis sur cette héritière… introuvable.

Est-il indiscret de vous demander d'où vous sont venus ces renseignements?

—D'un de mes anciens confrères du barreau de Montpellier avec lequel je suis en correspondance depuis plus de trente ans. Il m'a écrit tout récemment et à plusieurs reprises pour me demander de le seconder dans ses recherches. Il a été jadis l'avocat de la famille de la demoiselle qui s'intéressait à l'orpheline et qui l'a tirée de la misère. Aussi met-il beaucoup d'ardeur à poursuivre cette affaire. Il se propose, si elle n'aboutit pas prochainement, de venir à Paris tout exprès, quoique, à son âge, le voyage l'effraie un peu… Il a soixante-quinze ans, cet excellent Lestrigou. S'il se décide, je vous demanderai la permission de vous le présenter.

—Comment donc!… je compte bien qu'il nous fera le plaisir de dîner chez moi avec vous… et avec Paul qui ce jour-là, je l'espère, ne se fera pas attendre.

—Je jure d'être exact! dit solennellement Paul.

—Oui, je te connais, beau masque, répliqua le père Bardin. Tu arriveras à l'heure si tes amis et connaissances ne s'arrêtent pas en route. Mais, j'y pense!… tu ne nous a pas dit pourquoi tu as laissé brûler le rôti… Il était bon tout de même, mais il faut convenir qu'il était trop cuit.

Paul n'avait garde de dire la vérité. Il parla vaguement d'amis qui l'avaient retenu et d'une interminable partie de billard qu'il ne pouvait pas quitter parce qu'il gagnait.

Paul savait que Bardin ne haïssait pas le billard et qu'il fulminait volontiers contre le baccarat.

—Gageons, dit le vieil avocat, que tu étais avec ton inséparable… ce grand casseur d'assiettes qui se promène au quartier dans des costumes de carnaval. Mauvaise compagnie, mon garçon!

—Mais, non, je vous assure. Il aime les tenues excentriques, mais il est très comme il faut, quand il veut l'être. Il est noble, du reste, et il pourrait prendre le titre de comte que son père portait. Il s'appelle Jean de Mirande.

—Joli nom, à mettre dans une comédie. Et il fait son droit, ce gentilhomme? Il veut donc entrer dans la basoche?

—Je ne crois pas. Il s'est fait étudiant pour s'amuser à sa façon et contre la volonté de tous ses proches. Je crois du reste qu'il commence à en avoir assez et qu'il finira par s'engager dans un régiment d'Afrique. Il est né batailleur et il ira où on se bat.

—Grand bien lui fasse! De quel pays est-il?

—Du Languedoc. Son oncle habite un château près du Vigan.

—Ah! il est du Languedoc. Demande-lui donc, quand tu le verras, s'il connaît la famille de Marsillargues.

—Je n'y manquerai pas. Puis-je savoir en quoi cette famille de
Marsillargues vous intéresse?

—La protectrice dont je viens de te parler était une demoiselle de
Marsillargues.

—Quel nom baroque!

—Plus il est baroque, mieux tu le retiendras.

—Mais elle ne le porte plus, puisqu'elle est mariée.

—A un mauvais sujet qui la rend, dit-on, très malheureuse. Lestrigou, dans ses lettres, a oublié de m'apprendre comment s'appelle son mari. Lestrigou me parle toujours d'elle sous son nom de demoiselle. C'est celui-là que ton ami doit connaître, puisqu'il est Languedocien. Du reste, dans sa prochaine, mon correspondant m'apprendra l'autre nom et je te le dirai.

—Bon! vous pouvez compter que votre commission sera faite ce soir.

—Ce soir?… c'est donc que tu comptes finir ta soirée à Bullier; car un dimanche, ton Mirande ne peut pas passer la sienne ailleurs.

—Mais je vous assure que…

—Oh! ne t'en défends pas!… j'y ai dansé jadis à Bullier.

—Ça devait être drôle, pensa Paul Cormier qui ne voyait pas bien le vieil avocat exécutant une tulipe orageuse.

Madame Cormier ne soufflait plus mot. Elle rêvait à ce mariage fantastique, mis sur le tapis par un homme en qui elle avait pleine confiance et elle se promettait de ne pas laisser tomber dans l'eau ce projet séduisant. Mais, pour y revenir, elle attendait d'être seule avec Bardin. Elle voulait en parler à coeur ouvert et la présence de son fils l'aurait gênée.

Bardin, qui devina son intention, lui vint en aide.

Le dîner avait marché plus vite que de coutume. On en était au café qu'on prenait à table, et Paul venait de vider son quatrième verre d'un remarquable cognac, de la même provenance que le vin de Xérès, servi après le potage.

—Tu grilles d'envie de fumer, hein? lui demanda l'avocat.

—Oh! je sais que ça gêne maman, dit Paul. Je fumerai dans la rue, en rentrant chez moi.

—Et le plus tôt sera le mieux, n'est-ce pas?… Eh! bien, je lis sur la figure de ton indulgente mère qu'elle te permet de lever la séance. Quand tu seras parti, nous ferons tranquillement notre cent de piquet jusqu'à dix heures et je serai encore couché avant toi, car je demeure à deux pas d'ici.

Le bonhomme habitait la rue des Arquebusiers, une rue dont peu de Parisiens connaissent le nom et qui va, en faisant un coude, du boulevard Beaumarchais à la rue Saint-Claude.

—Et d'ici à Bullier, il y a une trotte!… il est vrai que tu vas en carrosse, toi… Dame! quand on a des amis dans la noblesse!…

Paul s'était levé pour embrasser sa mère et il ne fit pas semblant d'entendre, mais l'impitoyable Bardin, reprit:

—Parions que tu portes toute ta fortune dans ta poche.

—Pourquoi ça? balbutia Paul, un peu décontenancé, car c'était vrai; qui vous fait croire?

—Le geste!… le geste révélateur!

—Quel geste?

—Pendant tout le dîner, tu n'as fait que tâter avec ta main la poche de poitrine de ta redingote. Je ne m'y trompe jamais à ce geste-là. Ton portefeuille doit être bien garni.

—Maman m'a remis, hier, mon mois. N'est-ce pas, mère?

La veuve fit signe que: oui, et pendant que M. Bardin riait d'aise d'avoir été si perspicace, le jeune homme s'empressa de lui serrer la main et de partir.

Il en avait assez des malices de ce jurisconsulte en retraite et de ses histoires matrimoniales.

—Décidément, c'est un vieux fou, grommelait Paul en descendant quatre à quatre les marches du large escalier de la maison maternelle. S'il croit que je vais prendre des renseignements sur son orpheline égarée, il se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude.

L'étudiant reparaissait dans ce langage qu'il n'aurait pas osé tenir chez sa mère, et encore moins chez la baronne Dozulé, où il avait joué le rôle d'un seigneur qu'on attendait.

Et le fait était que Paul se sentait revivre à l'idée de se retrouver sur le sable des allées de la Closerie des Lilas, où il pourrait, à son choix, rêver à Jacqueline, ou bien se distraire en joyeuse compagnie, et où personne ne le prendrait plus pour le marquis de Ganges.

Au bout de la rue des Tournelles, il sauta dans un fiacre découvert, après avoir allumé un cigare, et il se fit conduire au célèbre jardin où tant de générations des Écoles de droit et de médecine ont fait leurs premiers pas.

Il y arriva, juste à l'heure où la fête bat son plein et, comme c'était dimanche, la foule était énorme: une vraie cohue où dominaient les étudiants, mais où il y avait aussi des amateurs venus de la rive droite, en transfrétant la Séquane, a écrit le maître Rabelais.

Ceux-là, blasés sur les quadrilles payés que la Goulue et Grille d'égout dansent tous les soirs au Jardin de Paris, venaient se retremper aux sources du cancan, alléchés par l'espoir de voir exécuter, bon jeu bon argent, des pas fantastiques, inventés par la belle jeunesse française.

Il a été de mode, un temps fut, dans les grands clubs, de s'offrir ce divertissement, comme on allait jadis voir la descente de la Courtille.

C'est un genre de sport que messieurs les Copurchies se permettent encore quelquefois.

Mais Paul Cormier ne s'attendait guère à rencontrer à Bullier la fine fleur de l'élégance parisienne.

Il venait y chercher Jean de Mirande et sa suite, car il supposait qu'après un plantureux dîner chez Foyot, la bande avait dû éprouver le besoin d'aller gigotter à la Closerie.

Le difficile c'était de les rencontrer, au milieu de ce flot de promeneurs, de danseurs et de consommateurs, car à Bullier tous les plaisirs sont réunis. On circule dans un jardin éclairé au gaz, on danse dans une salle immense, aux sons d'une musique endiablée, on boit sur les longues estrades qui l'entourent en la dominant et aussi dans les bosquets.

Ce soir-là, il y avait du monde partout, et justement une valse échevelée tournoyait d'un bout à l'autre de la salle couverte, refoulant les curieux et bousculant les gêneurs.

Paul, qui ne tenait pas à faire là des études de chorégraphie moderne, se rabattit sur le jardin où il comptait attendre que les évolutions circulaires des valseurs eussent pris fin.

Alors seulement, il pourrait se mettre en quête de Jean, avec quelque chance de le trouver.

Le jardin était fort encombré aussi. On s'y disputait les tables encastrées dans des massifs de verdure et les garçons de café, portant à bout de bras des plateaux chargés de bocks, fendaient impitoyablement les groupes qui se permettaient d'empêcher la circulation en stationnant dans les allées.

Paul, la veille encore, aurait trouvé charmante cette fête dominicale. Maintenant, il la voyait avec d'autres yeux. La joie de ces jeunes gens lui semblait grossière; les femmes lui semblaient laides et mal habillées.

Et ce n'était pas l'argent gagné au jeu qui changeait ainsi son optique; c'était l'image de Jacqueline qu'il avait sans cesse devant ses yeux et qui, par l'effet de la comparaison, lui faisait prendre en dégoût les pitoyables drôlesses du quartier.

Il n'était pas l'amant de cette merveilleuse marquise; et tout au plus espérait-il le devenir; mais il était déjà son complice, puisqu'il partageait avec elle un secret qu'elle était intéressée à cacher.

C'était assez pour qu'il se crût fait d'un autre bois que les camarades;
Jean de Mirande, excepté.

Celui-là était du même monde que madame de Ganges; il ne le fréquentait pas, ce monde aristocratique, mais il y était né et quoi qu'il affectât d'en faire fi, il était homme à comprendre certaines nuances qui échappaient complètement aux autres habitués de la Closerie.

Paul le cherchait donc, quoique bien décidé à ne pas lui faire de confidences, et ce ne fut pas lui qu'il rencontra.

Au détour d'une allée, Paul se trouva presque nez à nez avec un monsieur qui venait en sens inverse et qui s'écria:

—Vous, ici, monsieur le marquis!

Ce monsieur, c'était le vicomte de Servon, aussi étonné de la rencontre que Paul Cormier l'était de le trouver là.

Le vicomte, toujours poli, aborda courtoisement son heureux adversaire du baccarat, mais sa figure exprima un autre sentiment que l'étonnement. Ses yeux disaient clairement: «Eh bien?… et votre femme?»

Paul comprit. Il y avait dans le regard qui tomba sur lui toute une série d'interrogations que le vicomte était trop bien appris pour formuler en paroles.

Il voulait dire, ce regard clair et légèrement ironique: «Quoi! vous êtes arrivé ce soir, d'un long voyage; vous avez à peine eu le temps de voir votre charmante femme et au lieu de passer la soirée avec elle, vous venez vous divertir dans un bal d'étudiants!»

Paul était même tenté d'y lire quelque chose comme ceci: «Très bien. On pourra essayer de la consoler cette belle marquise que vous délaissez ainsi.»

Mais il ne s'agissait pas de deviner les intentions de M. de Servon; il s'agissait de se tirer immédiatement d'une situation plus qu'embarrassante et Paul ne pouvait s'en tirer que par un mensonge.

Il lui en coûtait, car jusqu'alors, il n'avait pas menti, dans le sens littéral du mot. Il s'était laissé traiter de marquis de Ganges et présenter comme tel par la baronne Dozulé, mais il n'avait rien dit qui pût faire croire que ce nom et ce titre lui appartenaient.

Maintenant, il se trouvait pris dans un engrenage. Sous peine de passer pour l'amant de Jacqueline, il fallait mentir, non plus en se taisant, mais en inventant une explication de sa présence à Bullier.

Le diable s'en mêlait. Il maudissait ce vicomte qui s'était avisé de traverser les ponts au lieu de chercher à se refaire en taillant un baccarat dans les salons de son club. Mais il était obligé de répondre, et il répondit, en allant au-devant des questions qu'il prévoyait.

—Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici, surtout ce soir, n'est-ce pas, monsieur? commença-t-il d'un ton dégagé. Je pourrais vous dire, comme le doge de Gênes, à Versailles… ce qui m'étonne le plus, c'est de m'y voir. Figurez-vous que ma femme, qui ne savait pas que j'arriverais à Paris aujourd'hui, avait accepté une invitation à dîner chez une de ses amies. Elle voulait lui écrire pour se dégager. J'ai exigé qu'elle y allât. Elle y passera la soirée. J'ai dîné seul… au restaurant… et ne sachant que faire après, je suis venu, en me promenant et en fumant d'innombrables cigares, jusque dans ce quartier excentrique. J'ai entendu la musique de ce bal et l'envie m'a pris d'y entrer. Je crois que je n'y resterai pas longtemps.

Pour une explication improvisée, celle-là n'était pas trop mauvaise, et
Paul s'empressa d'essayer d'une diversion.

—Mais vous-même, monsieur, reprit-il, par quel hasard?…

—Mon Dieu! c'est bien simple, dit le vicomte; j'ai dîné au club… j'espérais y trouver une partie, mais il fait si beau que tous les dîneurs ont pris leur volée en sortant de table… nous nous sommes trouvés trois à fumer sur le balcon… pas moyen seulement d'organiser un whist à quatre et je n'aime pas à jouer le mort… nous avons décidé, d'un commun accord, de fréter un cab et de nous faire conduire à la Closerie des Lilas. C'est assez canaille, ce bastringue, mais on y découvre quelquefois des femmes nouvelles…

—Pas souvent, murmura Paul qui savait à quoi s'en tenir sur ce point.

—Je vois, monsieur le marquis, que vous connaissez l'établissement…

—J'y suis venu autrefois, comme tout le monde.

—Oh! je pense bien que vous ne le fréquentez plus. Madame de Ganges s'y opposerait et… vous perdriez trop au change. Moi qui n'ai pas le bonheur d'être marié à une femme charmante, j'y viens de temps à autre avec des amis… et il m'est arrivé d'y faire des trouvailles… il y a encore ici quelques jolies filles qui ont sur les horizontales de la rive droite l'avantage d'être jeunes… on en est quitte pour les décrasser avant de les lancer.

Cormier s'apercevait que le vicomte était un viveur à outrance et il s'en réjouissait, parce qu'il espérait que ce chercheur de débutantes allait bientôt le quitter pour se mettre en chasse.

—Je viens d'en suivre une qui en valait la peine, reprit M. de Servon. Elle m'a planté là pour se pendre au bras d'un grand diable qui porte des bottes molles, un pantalon collant et un chapeau pointu. Il paraît qu'ici c'est le suprême chic.

Paul était sur les épines, car à ce signalement, il avait reconnu son ami Jean et il tremblait que Jean ne vînt déranger son colloque avec le vicomte et patauger à travers son marquisat de carton, comme un éléphant dans un magasin de porcelaines.

Mais Jean était sans doute occupé à abreuver dans la salle couverte ses invitées de chez Foyot, et M. de Servon continua ainsi:

Mes deux amis du club sont partis sur une autre piste. Je ne sais s'ils auront plus de chance que moi, mais je les attends ici et je serai bien heureux, monsieur le marquis, de vous les présenter.

Cela ne faisait pas du tout l'affaire de Paul Cormier qui balbutia:

—Je serais charmé, moi aussi, de connaître ces messieurs, mais…

—Eux, vous connaissent de réputation. Ils savent qu'après avoir mené la grande vie, vous avez abordé les affaires à l'âge où d'autres perdent encore leur temps au club et au foyer de la danse. Et les grandes affaires vous ont réussi, comme elles réussissent toujours aux hommes intelligents et hardis. Vous pouvez songer maintenant à jouir de vos succès… votre place est marquée dans notre monde parisien où jusqu'à présent vous vous êtes peu répandu, je crois.

—Oh! très peu! dit vivement Paul, enchanté du prétexte que lui fournissait le vicomte pour expliquer son ignorance des hommes de ce monde-là.

—J'ai bien vu, chez la baronne, que vous vous trouviez sur un terrain nouveau pour vous, reprit obligeamment le vicomte. Vous ne la connaissiez pas, je crois, cette chère baronne?

—Pas du tout, et elle m'a accueilli comme si j'étais de ses amis.

—Oh! c'est une excellente femme, et d'ailleurs elle est liée avec madame de Ganges que tout le monde aime et respecte.

Paul s'inclina par politesse, mais au fond, il n'était pas fâché d'apprendre qu'on respectait sa Jacqueline.

—Quand vous connaîtrez madame Dozulé, vous verrez qu'elle n'a pas sa pareille pour former un salon… car madame de Ganges, qui s'abstenait de recevoir pendant que vous étiez loin de Paris, va certainement ouvrir sa maison, l'hiver prochain. J'avoue que nous y comptons un peu… et ce serait vraiment dommage de ne pas utiliser votre bel hôtel de l'avenue Montaigne, qui semble avoir été construit tout exprès pour y donner des fêtes.

—Il paraît que j'ai un hôtel, avenue Montaigne, se dit Paul, c'est bon à savoir. Je ne serai plus embarrassé pour retrouver Jacqueline, si elle ne me donne pas de ses nouvelles.

—Voici mes amis du club, dit tout à coup M. de Servon. Ils reviennent bredouille, je crois… Mais non, ma foi!… ils sont suivis de près par deux jeunes personnes qui m'ont tout l'air d'avoir accepté un souper au café Anglais.

—Ça les changera… mais je me reprocherais de vous retenir…

—Oh! je serai de la fête… le temps de vous mettre en relations avec ces messieurs et je vous demanderai la permission de vous quitter. Voulez-vous seulement venir avec moi à leur rencontre?

Paul, qui voyait avec joie arriver le moment de la séparation, suivit le vicomte, qui l'amena en face des deux clubmen et procéda immédiatement aux présentations, en commençant par ses amis:

—Monsieur le comte de Carolles!… Monsieur Henri de Baffé!…

Puis, presque aussitôt:

—Monsieur le marquis de Ganges, reprit-il en élevant la voix, comme pour mieux marquer l'importance du personnage.

Cette cérémonie, assez inusitée au bal Bullier, se passait non loin de l'entrée de la salle couverte et tout près d'une espèce de tonnelle de feuillage où étaient attablés un monsieur et trois femmes qui, à en juger par leur tenue et leurs allures, devaient être des dévergondées de la pire espèce.

Le monsieur, au contraire, avait l'air d'un homme du monde, mais il était complètement ivre.

La table, couverte de bouteilles vides, attestait qu'il ne s'était pas grisé seulement de paroles et de bruit.

Au moment où M. de Servon venait de présenter le faux marquis, ce monsieur se leva, en montrant le poing au groupe des clubmen. Une de ses tristes invitées le força à se rasseoir en le tirant par le pan de sa redingote, mais il continua de gesticuler en criant:

—Qu'est-ce qu'il dit? Est-ce à moi qu'il en a?

Le présenteur et les présentés ne firent aucune attention à ce pochard qui, à la Closerie, n'était pas seul de son espèce. Ils échangèrent de brèves politesses avant de se séparer et le vicomte prit congé de Paul en lui disant:

—A l'honneur de vous revoir, monsieur le marquis.

Ces messieurs venaient de s'éloigner avec leurs deux recrues féminines, lorsque Jean de Mirande déboucha de la salle de bal, en nombreuse compagnie.

Tout tournait au gré des désirs de Paul qui ne craignait rien tant que de se trouver pris entre son vieil ami du quartier et ses nouveaux amis du club.

—Marquis! persistait à grommeler l'ivrogne; je vais t'en donner, moi, du marquis de Ganges!

Paul Cormier n'entendit pas cette menace qui se confondit avec un grognement et il ne se douta nullement qu'elle s'adressait à lui.

Il était tout à la joie d'avoir évité l'explication qui eût été la conséquence forcée de la rencontre avec Jean, si Jean était survenu une minute plus tôt.

Il arrivait, ce brave Jean, escorté de ce qu'il appelait sa maison civile et militaire, c'est-à-dire des quatre donzelles qu'il venait de régaler chez Foyot et d'une demi-douzaine d'étudiants recrutés dans le bal et largement abreuvés à ses frais.

Lui aussi, il était non pas ivre, car il portail le vin comme pas un, mais outrageusement gris. Il marchait encore droit, et il avait toujours la parole facile; seulement les yeux lui sortaient de la tête, et Paul, qui le connaissait bien, vit tout de suite qu'il était très surexcité.

Et quand cela lui arrivait, il était capable de toutes sortes d'extravagances. Paul le savait et bénissait d'autant plus le ciel qui avait inspiré au vicomte de Servon l'idée d'emmener ses amis.

—Te voilà, joli lâcheur, lui cria Mirande, du plus loin qu'il l'aperçut. Était-elle bonne la soupe de ta maman? Et le bouilli? Et le petit ginglet pour arroser tout ça? Si tu étais venu avec nous, tu aurais mangé de la bisque et bu du Clicquot. Demande plutôt à ces dames. Mais je te tiens, maintenant, et tu vas finir ta nuit avec nous… nous souperons chez Baratte, aux Halles.

Cormier admirait à part lui les effets du vin de Champagne qui inspirait de tels projets au dernier rejeton d'une famille de la vieille-roche et il était assez disposé à prendre la chose gaiement. Mirande, ce soir-là, ne pouvait lui être bon à rien et Paul n'était pas pressé de s'acquitter de la commission dont l'avait chargé le père Bardin, emporté par son zèle matrimonial.

Il craignait seulement que le bal ne finît pas sans bataille. Mirande, quand il se mettait dans ces états-là, avait le louis facile et le coup de poing aussi. Pour peu qu'on l'agaçât, il en venait aux voies de fait et il arrivait que la fête se terminait au violon.

Paul, qui n'avait pas envie de l'y suivre, méditait déjà de le calmer et de le ramener tout doucement à son domicile du boulevard Saint-Germain où il pourrait se coucher et cuver son vin jusqu'au lendemain.

Le diable c'était que le reste de la bande avait perdu toute notion du respect qu'on doit à l'autorité qui veille sur la tranquillité des bals publics. Ces dames avaient déjà failli se faire mettre à la porte en levant la jambe plus haut que le casque du municipal de service. Véra, la nihiliste, poussait des cris séditieux. Il est vrai qu'elle les poussait en russe et que personne ne les comprenait, mais les étudiants qui complétaient le cortège de Jean bousculaient tout le monde et faisaient un tapage infernal.

Paul, malgré tout, espérait encore que la soirée s'achèverait pacifiquement. Il comptait sans le pochard qui l'avait déjà interpellé du fond de la tonnelle qu'il occupait avec trois créatures. Elles avaient essayé de le contenir, mais il s'était arraché de leurs pattes et il vint se planter devant Paul Cormier, les bras croisés, le chapeau rejeté sur la nuque et les cheveux en coup de vent.

—D'où sort-il celui-là? grommela Mirande en toisant l'intrus qui lui dit brusquement:

—Ce n'est pas à vous que j'ai affaire… c'est à celui-ci.

—A moi? demanda Paul, stupéfait.

—Oui, à vous. Pourquoi vous faites-vous appeler le marquis de Ganges?

Paul pâlit et ne répondit pas. Il comprenait que cet homme avait entendu les présentations, mais il ne devinait pas en quoi elles pouvaient l'avoir offensé.

—Êtes-vous fou? demanda Mirande à l'ivrogne, dont l'attitude agressive commençait à l'irriter.

—Je ne suis pas fou et je suis parfaitement sûr d'avoir bien entendu. Encore une fois, pourquoi, vous, le petit blond, pourquoi avez-vous pris un nom qui ne vous appartient pas?

Êtes-vous le marquis de Ganges, oui ou non?

—Qu'est-ce que ça vous fait? riposta Mirande, exaspéré par cette insistance tenace qui est particulière aux gens ivres.

—Ce que ça me fait? Vous voulez le savoir? C'est moi qui suis le marquis de Ganges.

—Possible! ricana Jean. Vous n'en avez pas l'air.

—Je ne vous parle pas. Je parle à cet homme qui s'obstine à ne pas me répondre… et je lui répète qu'il s'est permis de prendre mon nom, que je veux savoir pourquoi et que s'il persiste à refuser de me le dire, je vais le souffleter.

Paul leva le bras, pour prendre les devants, mais Mirande fut plus prompt que lui.

—Après moi, s'il en reste, cria-t-il en appliquant sur la joue du réclamant une maîtresse gifle.

Ce fut le signal d'un tumulte effroyable. Les filles qui buvaient tout à l'heure avec le souffleté s'enfuirent en criant comme si elles avaient reçu le soufflet. Les amis et les amies de Jean arrivèrent pour lui prêter main-forte au cas où le battu essaierait de rendre coup pour coup. Jean s'était mis en posture de boxer et tout faisait prévoir qu'un combat acharné allait s'engager entre ces deux hommes, ivres tous les deux et aussi furieux l'un que l'autre.

On accourait de tous les côtés du jardin et il y avait déjà des gens qui montaient sur des chaises pour mieux voir. Pour un peu ils auraient fait: Kss!… kss!…

Le plus ennuyé de tous les acteurs de cette scène, c'était Paul Cormier, qui était la cause de la querelle et qui, faute de présence d'esprit, avait laissé son ami usurper le premier rôle, un rôle qui pouvait le mener sur le terrain.

Mais ceux qui comptaient sur le spectacle d'une belle lutte à coups de poing furent complètement volés.

Soit que le souffleté vît qu'il ne serait pas le plus fort, soit qu'il trouvât au-dessous de sa dignité d'engager un pugilat, il s'abstint de se jeter sur son adversaire, et il lui dit avec un sang-froid surprenant:

—Maintenant, monsieur, ce n'est plus à votre ami que j'ai à faire, c'est à vous et vous me rendrez raison de l'outrage.

Le soufflet l'avait non seulement dégrisé, mais transfiguré. L'ivrogne avait maintenant l'attitude et le ton d'un gentleman, brutalement offensé.

—Quand il vous plaira, répliqua Mirande. Je vais vous donner ma carte.

—Pas ici, je vous prie. Voici les sergents de ville qui arrivent. Je ne veux pas être mis au poste et je suppose que vous tenez aussi à éviter ce dénouement ridicule. Veuillez sortir avec moi et vos amis… y compris monsieur…—le souffleté désignait Paul—j'ai un autre compte à régler avec lui. Mais venez avant qu'on nous entoure… nous nous expliquerons dehors.

—Je ne demande pas mieux.

Trois des étudiants qui escortaient Mirande s'esquivèrent. Ceux-là, comme Panurge, craignaient les coups naturellement. Les trois autres restèrent. Les femmes s'étaient perdues dans la foule, aussitôt après la gifle. Mirande ouvrit la marche et on lui fit place. Son encolure et ses biceps imposaient le respect aux curieux et les sergents de ville, enchantés de n'avoir pas à intervenir, laissèrent passer le groupe, subitement apaisé.

Une paix provisoire ou plutôt une trêve, commandée par la crainte de la police, qui n'est pas tendre aux étudiants.

Le Monsieur, dégrisé, était un homme jeune et élégamment tourné, dont les traits distingués semblaient avoir été altérés par des débauches prolongées. L'ivresse habituelle y avait mis sa marque. Ce n'était pas la physionomie d'un raffiné de vices comme le vicomte de Servon. Il y avait de cela avec un peu d'abrutissement en plus. Paul se représentait ainsi le pâle Rolla d'Alfred de Musset, ce Rolla qui n'était autre que le poète lui-même.

D'où venait cet homme, évidemment tombé de haut dans de crapuleuses habitudes? Qu'était-il venu faire à ce bal avec des filles de bas étage? Et quel vertige l'avait poussé à planter là des créatures pour apostropher Paul, à propos d'un nom prononcé, un nom qui ne devait jouir d'aucune notoriété à la Closerie des Lilas?

Avait-il été pris subitement d'un accès de folie? Mirande en était convaincu et il le lui avait dit.

Paul aurait voulu le croire, mais tout en se demandant avec inquiétude comment cette nouvelle aventure allait finir, il ne pouvait pas s'empêcher de douter que cet homme fût fou, et il se disait:

—Si pourtant c'était le vrai marquis de Ganges!

Cette idée ne fit que traverser le cerveau de Paul Cormier et tout semblait indiquer qu'elle ne valait pas la peine qu'il s'y arrêtât.

Quelle apparence en effet que le marquis de Ganges, au retour d'un long voyage, s'en allât faire la noce—c'était le vrai mot—au bal Bullier, avec des créatures, au lieu de débarquer dans son hôtel de la rue Montaigne où sa charmante femme l'attendait?

Si bas tombé que soit un gentilhomme, il ne s'affiche pas ainsi et d'ailleurs Cormier n'avait aucune raison de croire que le mari de Jacqueline fût un marquis déchu. Au contraire, on parlait de ses succès financiers, des grandes entreprises qui venaient d'augmenter sa fortune déjà considérable.

Donc, ce pochard subitement dégrisé n'était pas, ne pouvait pas être le marquis de Ganges.

Alors, pourquoi s'était-il fâché quand il avait entendu donner ce nom et ce titre à un monsieur qui passait?

C'était à n'y rien comprendre et Paul Cormier y renonça. Mirande, lui, ne se creusait pas la tête à deviner cette énigme. Il avait souffleté un insolent qui menaçait son ami. Il lui devait une réparation et il ne demandait pas mieux que de la lui accorder. Un soufflet vaut un coup d'épée, c'était une de ses maximes favorites. Et il ne sortait pas de là.

Il y avait longtemps qu'il n'était allé sur le terrain et il n'était pas homme à manquer une si belle occasion de se refaire la main.

Les trois étudiants qui l'avaient suivi étaient trois bons jeunes gens qui ne s'étaient de leur vie battus qu'à coups de poing et qui n'avaient jamais mis les pieds dans une salle d'armes. Ils suivaient Mirande, parce que Mirande était le chef incontesté des tapageurs du quartier et ils étaient bien persuadés que l'affaire se terminerait autour d'un bol de punch.

Le groupe sortit sans autre incident de cette Closerie où on échange plus de horions qu'on n'y cueille de lilas.

L'orchestre venait de donner le signal d'un nouveau quadrille; danseurs et danseuses y couraient, sans plus s'occuper des suites d'une dispute, comme on en voit à Bullier, à peu près tous les soirs.

Le problématique marquis marchait en tête, comme de juste, puisque c'était lui qui avait proposé de sortir pour régler cette affaire d'honneur, où l'honneur n'était pas en cause, car il s'agissait d'une querelle entre deux ivrognes, dont l'un avait eu la main trop leste.

Ce giflé susceptible emmena les autres, sous les arbres, beaucoup plus loin que la statue du maréchal Ney, au milieu d'un carrefour désert, où ces messieurs pouvaient conférer tout à leur aise, sans craindre d'être dérangés.

Paul Cormier qui ne souhaitait la mort de personne, prit le premier la parole et ce fut pour prêcher la conciliation.

—Messieurs, dit-il, il n'y a dans tout cela qu'un malentendu… dont j'ai été la cause, bien involontairement… et tout peut s'arranger.

—Plus maintenant, interrompit le soi-disant marquis.

—Pourquoi donc pas?… J'exprime tout haut et devant témoins le regret d'avoir été l'occasion d'une querelle sans motif sérieux. Entre honnêtes gens, on ne se coupe pas la gorge pour un mot dit en l'air.

—Et le soufflet?… Il n'était pas en l'air, le soufflet. Il est encore marqué sur ma joue.

—Un mouvement de vivacité… que mon ami regrette, j'en suis sûr.

Mirande s'abstint de confirmer cette appréciation de Paul et son air disait assez qu'il ne se repentait pas du tout de ce qu'il avait fait.

—Bien obligé! répondit l'offensé. Demandez-lui donc s'il veut tendre la joue pour que je lui rende ce qu'il m'a donné.

—Je ne vous conseille pas d'essayer, ricana Mirande.

—Soyez tranquille!… je veux autre chose… je veux vous tuer…

—Comme ça!… tout de suite!… vous attendrez bien jusqu'à demain… et d'abord, je ne me bats pas en duel avec le premier venu. Commencez par me dire qui vous êtes.

—Je vous l'ai déjà dit. Je suis le marquis de Ganges… et il est probable que je vous ferai beaucoup d'honneur, en croisant le fer avec vous, car je ne vous connais pas et…

—C'est mon nom qu'il vous faut?… Je m'appelle Jean de Mirande et je descends des comtes de Toulouse. Ça vous suffit-il?

—Je m'en contenterai. Je serais mal fondé à vous demander de me montrer vos titres, car je suppose que vous ne les avez pas dans votre poche.

—Je les montrerai demain aux témoins que vous m'enverrez.

—Demain! s'écria le souffleté. Vous voulez rire, je pense!… Alors, vous croyez que je garderai ma gifle jusqu'à demain? Rayez cela de votre programme, monsieur le descendant des comtes de Toulouse. C'est la première que je reçois de ma vie. Je ne veux pas aller me coucher avec. Il n'y a que les lâches qui renvoient un duel au lendemain, quand l'offense ne peut se laver qu'avec du sang.

—Parbleu! je ne demande qu'à m'aligner, mais je ne peux pourtant pas m'aligner, séance tenante, sous un bec de gaz. D'abord, pour se battre, il faut des témoins et des épées.

—Des témoins? deux de ces messieurs m'en serviront.

—Bon!… et des armes?

—Vous devez avoir dans ce quartier un ami qui possède une paire de fleurets. Nous en serons quittes pour les démoucheter.

—J'ai chez moi des épées de combat, s'empressa de dire un des étudiants, un imberbe qui en était à sa première année de droit.

Cet âge ne rêve que plaies et bosses.

—Et je demeure à deux pas d'ici… faubourg Saint-Jacques… en face du
Val-de-Grâce.

—Merci, monsieur, dit gravement le marquis.

A son attitude et à son langage, Cormier commençait à croire qu'il l'était tout de bon, marquis, et s'il était vraiment le mari de madame de Ganges, cela compliquait beaucoup la situation.

—Il ne nous reste plus qu'à trouver un terrain propice, reprit ce gentilhomme entêté.

—Et à attendre qu'il soit jour, dit ironiquement Mirande.

—Pourquoi?… Il fait un clair de lune superbe.

—Le duel pourrait avoir lieu dans ma chambre, proposa le jeune étudiant, altéré du sang… des autres.

—Je ne dis pas non, répliqua l'offensé irréconciliable.

—Voyons! voyons, messieurs! s'écria Paul Cormier, tout cela, je pense, n'est pas sérieux; vous n'allez pas, de gaîté de coeur, vous exposer à passer en cour d'assises, si cette rencontre absurde se terminait par la mort d'un des deux adversaires. Battez-vous, si vous y tenez, mais battez-vous régulièrement. Je vous déclare, pour ma part, que je refuse d'être témoin dans un duel entre quatre murs et même dans un combat de nuit.

—Eh bien! nous nous contenterons de trois témoins. Deux suffiraient à la rigueur.

—Ah! ça, vous êtes donc enragé, vous, dit Paul.

Pour toute réponse, le giflé mit son doigt sur sa joue.

Et Paul comprit qu'il ne ferait pas entendre raison à ce diable d'homme.

Marquis ou non, ce pochard, complètement et subitement dégrisé, savait très bien ce qu'il disait et surtout ce qu'il voulait.

Et Mirande, toujours surexcité, n'était pas disposé à faire cause commune avec son ami pour empêcher la rencontre. Elle lui plaisait par son étrangeté même; il pensait à la première scène du roman de Dumas où les trois mousquetaires vont ferrailler derrière le Luxembourg et il se faisait une fête de mettre flamberge au vent, comme eux, pour vider au pied levé, une querelle ramassée par hasard.

Paul, qui ne renonçait pas encore à l'espoir de faire avorter le duel, chercha un biais et crut l'avoir trouvé.

Il pensait que s'il pouvait seulement gagner du temps, les têtes finiraient peut-être par se calmer et il dit au marquis:

—Vous ne voulez absolument pas attendre jusqu'à demain la réparation que monsieur vous doit et qu'il ne refuse pas de vous accorder?

—Non… et s'il persistait à demander un délai, je le tiendrais pour un lâche.

—Pas d'injures, monsieur!… et faites-moi la grâce de m'écouter, ou bien je croirai qu'en nous imposant des conditions inacceptables, vous cherchez à éviter ce duel.

L'offensé protesta d'un geste, mais il écouta. Et Paul reprit:

—Nous y sommes, à demain… attendu qu'il est minuit. Et nous sommes à la fin de mai. A trois heures, il fera jour ou du moins on y verra assez clair pour échanger des bottes sans s'éborgner. Vous pouvez bien attendre trois heures.

—Tiens! c'est une idée! s'écria Mirande qui se laissait toujours séduire par l'imprévu.

—Trois heures, c'est long, grommela le marquis. Et puis, je prétends ne pas quitter monsieur, jusqu'à ce qu'il m'ait rendu raison.

—Et qui vous parle de le quitter? Je compte bien que nous ne nous séparerons pas jusqu'au lever de l'aurore, dit Paul Cormier.

—Originale, ton idée, dit Mirande; mais nous ne pouvons pas battre le pavé de Paris, pendant trois heures.

—Nous monterons chez moi et nous ferons du punch au kirsch, s'écria l'étudiant de première année.

—Pourquoi ne proposes-tu pas, pendant que tu y es, d'aller souper tous ensemble? demanda Paul en haussant les épaules. Il ne s'agit pas d'un de ces duels qui ne sont que des prétextes à godaille. Tu vas monter chez toi, tout seul, tu y prendras tes épées de combat… elles ne t'ont jamais servi, je suppose.

—Elles sont toutes neuves. C'est un cadeau que m'a fait mon cousin qui est sous-lieutenant de dragons.

—Très bien! C'est ce qu'il nous faut. Tu les apporteras dans leur enveloppe et nous nous acheminerons tout doucement vers les fortifications. Je connais un endroit où nous ne serons pas dérangés… sur le boulevard Jourdan, à gauche de la porte d'Orléans.

—Mais nous y serons dans trois quarts d'heure, à la porte d'Orléans, grommela Mirande, et s'il faut battre la semelle sur le chemin de ronde, en attendant le jour, je n'en suis pas.

—Je sais dans ces parages un cabaret qui reste ouvert toute la nuit. Ou y vend la goutte aux maraîchers en route pour les halles.

—Et on nous la vendra aussi, n'est-ce pas? Merci! On nous prendrait pour ce que nous sommes… des gens qui viennent se rafraîchir d'un coup de pointe… et le cabaretier irait prévenir les sergents de ville. Je n'ai pas envie de me déranger pour rien.

—Ni moi non plus, dit le souffleté.

—J'aime encore mieux fumer des pipes sur un bastion, reprit Mirande. Il ne fait pas froid et je n'ai pas envie de dormir.

—Je me range à l'avis de mon adversaire, appuya le marquis.

Les trois autres témoins opinèrent dans le même sens et l'un d'eux qui étudiait la médecine eut soin d'ajouter, assez mal à propos, qu'il avait dans sa poche sa trousse de chirurgie.

Toute cette jeunesse était prête à aller là comme à une partie de plaisir. Le marquis restait résolu à en finir le plus tôt possible et Mirande, maintenant, se montrait aussi impatient que lui. Paul Cormier se trouvait être le seul homme raisonnable de la bande, lui qui d'ordinaire ne brillait pas par la prudence.

Le sort en était jeté. On allait se battre dans des conditions extravagantes et il n'y avait guère que Paul qui se préoccupât des conséquences de ce duel insensé.

On s'achemina vers le faubourg Saint-Jacques, deux à deux, le souffleté en tête avec l'étudiant aux épées.

Mirande s'arrangea pour rester en serre-file avec son ami Paul qu'il n'avait pu interroger en tête à tête depuis le commencement de la querelle et qui ne lui en laissa pas le temps, car il lui dit aussitôt:

—Mon cher, je ne te comprends pas. Quelle lubie t'a pris de frapper cet homme qui ne s'adressait pas à toi? Nous voilà tous embarqués dans une sotte affaire…

—Ah! parbleu! s'écria Jean, tu me la bailles belle! C'est toi qui t'es pris de bec avec ce pochard et tu viens me reprocher de t'avoir évité le soufflet qu'il te destinait!

—Je ne te reproche pas cela. Je te reproche de lui en avoir donné un qui a rendu le duel inévitable.

—Et puis, qu'est-ce que c'est que cette histoire?… Ce marquis de
Ganges qui prétend que tu lui as volé son nom?… Est-ce vrai?

—Pas du tout. Il a entendu de travers.

—Et tu ne le connais pas?…

—Je ne l'ai jamais vu, quand il s'est levé pour m'interpeller grossièrement. Je l'ai pris d'abord pour un fou.

—Moi aussi, mais je me suis aperçu qu'il ne l'est pas. Je commence même à croire qu'il est bien marquis, quoi qu'il n'en ait pas l'air. Il y a là dessous quelque chose que je ne comprends pas. Ma foi! Tant pis pour lui, si je l'embroche. Il n'avait qu'à se tenir en repos.

—Je te conseille de le ménager, sur le terrain. Si tu le tuais, nous nous trouverions tous dans un très mauvais cas.

—Oh! je ne tiens qu'à lui donner une leçon. Il est brave, après tout. Un autre aurait reculé devant une rencontre où il n'a personne pour l'assister et c'est lui qui l'a exigée. Ce marquis doit avoir beaucoup roulé. Il n'y a que les déclassés pour se jeter tête baissée dans une aventure pareille.

—Toi qui connais le monde de la noblesse, puisque tu en es, avais-tu déjà entendu parler d'un marquis de Ganges?

—Jamais… j'ai bien lu autrefois, dans un recueil de causes célèbres, l'histoire d'une marquise de Ganges, qui fut assassinée, si je ne me trompe, par ses beaux-frères et par son mari… mais ça s'est passé du temps de Louis XIV. Cet ivrogne est-il de la même famille? Je n'en sais rien et je m'en moque comme d'une guigne. J'aurais préféré ne pas le rencontrer, mais maintenant que le vin est tiré, il faut le boire… et puisque je me bats, je veux que les choses se passent convenablement sur le terrain et même avant d'y arriver. Ainsi, je pense que nous ne devons pas le laisser faire le chemin avec ce blanc-bec pour unique compagnie. Nous en avons pour deux heures de faction, avant le point du jour. Je ne peux pas me charger de causer avec lui, en attendant le moment d'en découdre… il y a un soufflet entre nous deux… toi qui ne l'as ni donné, ni reçu, ce soufflet, rien ne t'empêche de distraire ce monsieur en lui parlant de n'importe quoi.

—Tu as raison! ce sera convenable… et d'ailleurs, je ne serais pas fâché de savoir au juste à qui nous avons affaire. Je vais m'y mettre, pendant que le petit montera chercher les épées. Nous voici devant sa porte. C'est le moment de m'accointer de notre homme. Ne t'occupe plus de moi.

Mirande se le tint pour dit et aborda les deux étudiants restés sur le trottoir du faubourg Saint-Jacques devant l'allée où leur camarade venait d'entrer.

Le marquis s'était isolé d'eux et on eût dit qu'il avait deviné l'intention de Paul Cormier, car il vint à lui, et quand Paul lui proposa de faire route à côté l'un de l'autre, il répondit:

—J'allais vous le demander.

Un dialogue ainsi entamé devait aller tout seul et Paul vit aussitôt qu'il n'aurait pas de peine à en venir à ses fins, c'est-à-dire à se renseigner sur un homme qui pouvait bien être, en dépit des apparences, le mari de Jacqueline, et qui ajouta:

—Je suis content d'avoir un autre adversaire que vous, car je ne vous en veux plus. Et puisque nous ne nous battrons pas, voulez-vous que nous causions à coeur ouvert du point de départ de cette querelle?

—Très volontiers.

—Eh bien, je vous prie de me dire pourquoi un monsieur que je ne connais pas vous a présenté à deux autres messieurs, sous un nom et sous un titre qui m'appartiennent. J'ai retenu les leurs… M. le comte de Carolles… M. de Baffé… Je ne les connais pas, mais je pourrai les retrouver et les interroger plus tard… Je ne doute donc pas que vous ne répondiez franchement à la question que je vous pose.

—Moi, non plus, je ne connaissais pas ces messieurs.

—Mais vous connaissiez l'autre… celui qui vous à présenté.

—Fort peu. Je l'ai rencontré dans un salon, où je mettais les pieds ce jour-là pour la première fois et où j'ai échangé quelques mots avec lui. En me retrouvant à la Closerie des Lilas, il s'est rappelé ma figure et il m'a abordé, mais je suppose qu'il m'aura pris pour un autre.

—Pour moi, alors, puisque je suis le marquis de Ganges… le vrai…, le seul. Nous ne nous ressemblons pourtant guère.

—Pas du tout, et je ne m'explique pas la méprise de ce monsieur. Il ne savait pas mon vrai nom et il ne le sait pas encore. Mais je tiens à vous l'apprendre. Je m'appelle Paul Cormier et j'achève mon droit. Vous voyez qu'il n'aurait pas dû confondre.

Et comme l'offensé paraissait accepter cette explication:

—Maintenant, reprit Paul, me permettrez vous d'ajouter que, si vous m'aviez interrogé tranquillement, au lieu de vous emporter comme vous l'avez fait… nous n'en serions pas où nous en sommes.

—Certainement, non… et je reconnais que j'ai eu tort… mais avouez que je suis excusable. J'arrive à Paris, après une très longue absence… à Paris où personne ne m'attendait… du moins, pas si tôt… Pour des raisons qu'il est inutile de vous dire, parce qu'elles ne vous intéresseraient pas, je m'étais décidé à ne pas descendre chez moi sans m'y faire annoncer… j'aurais pu, j'en conviens, mieux employer ma soirée, mais j'ai voulu la passer dans ce bal où je me croyais sûr de ne pas rencontrer de gens de ma connaissance… jugez de ce que j'ai dû éprouver quand j'ai entendu un monsieur vous appeler par mon nom… si je vous disais que j'ai cru entendre aussi qu'il parlait de la marquise de Ganges.

—De la marquise de Ganges, répéta Paul; non, je ne crois pas qu'il ait parlé d'elle, mais… excusez mon indiscrétion… vous êtes donc marié?

—Mon Dieu, oui, répondit le souffleté. Ça vous étonne, parce que vous venez de me retrouver à Bullier, buvant avec des drôlesses. Ça vous étonnerait moins si vous connaissiez mon histoire.

Paul grillait d'envie de répondre: racontez-la moi; mais c'eût été un peu prématuré, au début d'une conversation qui devait se prolonger puisqu'ils allaient faire route ensemble jusqu'au lieu du combat.

D'ailleurs, l'étudiant de première année venait de reparaître, portant sous son bras les épées enveloppées de serge verte et tout fier de ce fardeau.

—Quand il vous plaira, messieurs, dit Jean de Mirande. Je prends les devants avec nos camarades… Toi, Paul, tu connais le chemin et tu n'as qu'à nous suivre en tenant compagnie à monsieur.

Cet arrangement était accepté d'avance, et on s'achemina, dans l'ordre indiqué, vers les fortifications, par l'interminable rue du Faubourg-Saint-Jacques.

Le marquis et Paul formaient l'arrière-garde, et ils n'eurent pas plutôt fait cent pas côte à côte que le marquis reprit, en haussant les épaules:

—Au fait!… pourquoi ne vous la dirais-je pas, mon histoire? Je n'ai rien contre vous, après tout… Vous me plaisez, même, et je veux vous prouver que je ne suis pas simplement une brute avinée, comme vous avez pu le croire.

—Je suis déjà convaincu du contraire, dit Paul et je sois très flatté de la confiance que vous m'accordez, mais je n'ai aucun droit à recevoir des confidences que vous pourriez plus tard regretter de m'avoir faites.

—Non, car vous n'en abuserez pas, j'en suis sûr. J'ai vu tout de suite que vous étiez un galant homme et de plus, vous n'êtes pas du monde où je suis né. Je n'ai donc pas d'indiscrétions à redouter de votre part et… pourquoi ne vous le dirais-je pas? J'ai un certain intérêt à vous renseigner sur ma personne et sur mon passé.

Et comme Paul le regardait d'un air étonné, M. de Ganges reprit:

—Voici pourquoi. Je suis de première force à l'épée et j'espère bien tuer votre camarade… je ne vous cacherai pas que je le souhaite… mais enfin, tout arrive et je puis être tué, moi aussi. En prévision de ce cas, je tiens à vous apprendre certaines choses, à seule fin de ne pas disparaître comme un chien errant qu'on tue derrière une haie.

—Je ne puis pas, monsieur le marquis, refuser de vous entendre, mais vous voudrez bien vous souvenir que je ne vous ai rien demandé.

—Je le sais et je commence. Je suis bien le marquis de Ganges, vous n'en doutez plus, et j'ai sur moi des papiers qui le prouvent.

J'ai été riche et j'ai épousé, étant très jeune, une femme encore plus riche que moi. Je m'étais marié en province et j'aurais pu y tenir mon rang, mais j'ai préféré mener la grande vie à Paris et dans d'autres capitales… Je m'y suis ruiné complètement. Je n'ai pas pu ruiner ma femme parce que ses biens étaient sous le régime dotal… et je me suis relevé plus d'une fois par des spéculations heureuses… ainsi, tenez!… il n'y a pas huit jours, j'avais refait un million… mais j'en voulais trois… et vous devinez le reste.

Paul commençait à comprendre pourquoi ce mari n'était pas allé tout droit chez sa femme. En rapprochant ce récit des propos qu'il avait entendus chez la baronne Dozulé, Paul s'expliquait comment s'était propagé le bruit des succès financiers du marquis de Ganges à l'étranger, succès qui avaient été suivis d'un désastre. Il n'apercevait pas encore ce qu'il allait résulter, pour la marquise, de cette catastrophe qui ne le touchait qu'à cause d'elle.

—Je n'avais plus de quoi faire la guerre à la fortune, reprit M. de Ganges; je me suis décidé brusquement à revenir à Paris où on ne m'a pas vu depuis longtemps et j'y suis arrivé nu comme un petit Saint-Jean. Vous allez rire quand vous saurez que j'ai dû laisser mes malles en gage dans le pays où j'étais et qu'il ne me reste pas cinq louis dans ma poche. Aussi ne suis-je pas descendu à l'auberge… je comptais passer ma nuit au bal et dans quelque restaurant… j'aurais pu descendre chez moi… c'est-à-dire chez ma femme, mais je ne l'avais pas prévenue de mon arrivée… j'ai préféré remettre ma visite à demain… non pas, comme vous pourriez le croire, parce que je craignais de mal tomber… ma femme est cuirassée de vertu… sans compter qu'elle a un garde du corps en la personne d'un vieux soldat que sa famille a comblé de bienfaits et qui veille sur elle comme sur un trésor…

—Bon! se dit Paul, c'est l'homme du Luxembourg… celui qui s'est interposé quand Mirande l'a abordée.

—Non, continua le marquis, je n'ai pas fait le mari prudent… j'étais bien sûr de ne pas déranger cette pauvre Marcelle qui vit comme une sainte… mais j'ai de si gros aveux à lui faire que j'ai voulu réfléchir avant de la voir.

—Aurait-il quelque crime ou quelque vilenie sur la conscience? se demandait l'étudiant.

—S'il ne s'agissait que de ma ruine totale, ce ne serait rien… je me suis déjà ruiné trois on quatre fois… elle y est accoutumée… et puis elle est si bonne!… mais j'ai aggravé mes torts en lui écrivant que j'étais en passe de faire une immense fortune, avec une concession de chemins de fer que j'avais obtenue en Turquie… où entre nous, je n'ai jamais mis les pieds… elle me croyait à Constantinople, tandis que j'étais…

Paul n'osa pas demander: où, mais ses yeux interrogèrent M. de Ganges qui lui dit brusquement:

—Êtes-vous joueur?

—Je l'ai été, répondit évasivement Paul qui n'avait garde de parler des huit mille francs gagnés au baccarat, presque sous les yeux de la marquise.

—Si vous ne l'êtes plus, je vous en félicite, mais puisque vous l'avez été, vous allez me comprendre… et m'excuser.

J'étais à Monaco.

—Oh! murmura Paul.

—Oui, à Monaco… au trente et quarante… et j'ai cru plus d'une fois la tenir cette fortune que j'annonçais à ma femme. J'étais en pleine veine… le diable s'est mis de la partie et j'ai tout perdu. Cette fois, c'est la fin finale… non seulement parce que je n'ai plus un sou, mais parce que je suis las de la vie que je mène depuis quatre ans. S'il m'était resté seulement de quoi payer mon passage, je me serais embarqué pour l'Australie et ma femme n'aurait plus entendu parler de moi. Je vais la revoir, mais ce sera pour lui faire mes adieux… et pour lui conseiller de demander le divorce… j'ai peur qu'elle n'entende pas de cette oreille-là, car elle a tous les préjugés de sa caste… mieux vaudrait pour elle que je fusse mort et ma foi! si votre ami me tuait, ça liquiderait une situation inextricable.

Paul comprenait maintenant le caractère du marquis de Ganges et il ne pouvait se défendre d'une certaine sympathie pour ce gentilhomme dévoyé qui n'avait pas perdu tout sentiment de l'honneur et de l'équité, puisqu'il risquait gaiement sa vie pour venger un outrage reçu et puisqu'il rendait justice à sa femme.

Paul devinait aussi l'existence de sacrifices et de dévouement de cette marquise blonde qu'il avait prise d'abord pour une coquette et qui méritait si bien d'être aimée et respectée.

—Oui, reprit M. de Ganges, je suis un homme fini. Autant vaut que je crève tout de suite. Mais j'aime mieux que ce ne soit pas de votre main, car je suis bien persuadé maintenant que je n'ai aucun sujet de vous en vouloir. Ce n'est pas votre faute si je ne sais quel écervelé a cru faire une jolie plaisanterie en vous appelant par mon nom. Il était écrit que je me battrais cette nuit… c'est fatal, ces choses-là, comme le retour du zéro à la roulette, il en arrivera ce qu'il pourra. Je me défendrai de mon mieux et j'espère ne pas laisser ma peau sur l'herbe des fortifications, mais enfin, si j'y restais, j'ai un devoir à remplir. Ma femme deviendrait veuve et ce serait fort heureux pour elle. Encore faudrait-il qu'elle le sût. Voudriez-vous, le cas échéant, vous charger de le lui annoncer?

—Moi!… vous n'y songez pas, monsieur!

—J'y songe si bien que je vais vous remettre des papiers que j'ai sur moi et qui serviront à faire constater authentiquement le décès de Pierre-Constantin, marquis de Ganges et seigneur de divers autres lieux où je ne possède plus un arpent. Je tiens beaucoup à ne pas être jeté à la fosse commune.

C'est une faiblesse, je le sais. Je ne devrais pas m'inquiéter de ce que deviendra ma carcasse. Si je m'étais brûlé la cervelle à Monte-Carlo, on ne m'aurait pas consacré un monument… ni même une plaque commémorative sur la façade du Casino. Mais si je meurs à Paris, je voudrais que cette pauvre Marcelle vînt de temps en temps voir ma tombe… je suis sûr que, malgré tout le mal que je lui ai fait, elle y apporterait des fleurs… C'est bête, ce que je vous dis là, mais que voulez-vous!… on n'est pas parfait.

Paul se sentait ému d'entendre ce marquis déchu parler avec tant de désinvolture de sa mort prochaine et il se surprenait à souhaiter de tout son coeur qu'il revînt vivant du combat où il allait si gaiement.

Et pourtant, l'amoureux Paul ne pouvait pas s'empêcher de penser aux conséquences de cette mort qui ferait libre une femme malheureuse, touchante victime d'un mariage mal assorti avec un débauché, lequel se rendait justice en déclarant qu'il n'avait plus qu'à quitter ce monde où il n'avait fait que du mal.

S'il survivait à la rencontre, ses bonnes résolutions s'évanouiraient bien vite et Marcelle n'aurait plus qu'à se résigner, à souffrir encore, à souffrir toujours.

S'il y succombait, l'avenir était à elle et à Paul qui ne demandait qu'à l'aimer… qui l'aimait déjà.

—Il me reste, reprit M. de Ganges, à vous indiquer ce que vous aurez à faire pour remplir la mission que, je l'espère, vous voudrez bien accepter. Madame la marquise de Ganges habite avenue Montaigne, 22, un hôtel qui lui appartient. Vous vous y présenterez de ma part et elle vous recevra certainement. Je n'ai pas à vous dicter ce que vous lui direz pour lui annoncer la nouvelle de ma mort. Je suis sûr que vous y mettrez tous les ménagements possibles. Je me fie pour cela à votre tact. Le point essentiel, c'est que vous lui remettiez ce portefeuille. Elle y trouvera tout ce qu'il faut pour établir mon identité. Elle se chargera de faire le reste.

Le marquis l'avait tiré de sa poche et le tendait à Paul qui se défendit de le prendre, en disant:

—Il m'en coûte, monsieur, de vous refuser, mais vous me demandez là un service si délicat que j'hésiterais à le rendre à un ami intime.

—Et vous ne me connaissez pas du tout, je le sais, mais l'aventure où nous nous trouvons engrenés sort tellement de l'ordinaire, que vous pouvez bien faire une exception en ma faveur.

Prenez, je vous en prie. Je vois là-bas vos amis qui se sont arrêtés pour nous attendre et il est inutile qu'ils sachent que je vous ai chargé d'aller voir ma femme.

Si, comme j'y compte bien, je reviens sans accroc de cette promenade aux remparts, vous me rendrez mon portefeuille et tout sera dit.

Ce dernier argument décida Paul, qui, très à contrecoeur, empocha l'objet.

Jean de Mirande et les trois étudiants qui lui faisaient cortège étaient arrivés au rond-point où était jadis la barrière Saint-Jacques, et où on a exécuté de 1832 à 1851 les condamnés à mort, qu'on guillotine maintenant sur la place de la Roquette.

Là s'arrêtaient les connaissances topographiques de Jean qui ne poussait guère ses excursions plus loin que l'Observatoire et il attendait Cormier pour lui demander le chemin du boulevard Jourdan, où se trouvait la place indiquée comme devant leur fournir un terrain excellent.

Paul dit qu'on n'avait qu'à prendre la rue de la Tombe-Issoire qui fait suite au faubourg Saint-Jacques et qui aboutit directement aux fortifications.

On la prit, en se rapprochant les uns des autres, sans cependant que les deux groupes se fondissent en un seul, mais assez pour faire cesser les apartés.

Le marquis, du reste, ne tenait plus à continuer la conversation avec
Paul. Il lui avait dit tout ce qu'il avait à lui dire et de son côté,
Paul aimait mieux réfléchir que de parler.

Mirande continuait à blaguer, à haute voix, sur tous les sujets qui lui passaient par la tête, mais ses compagnons lui donnaient peu la réplique.

Ces messieurs commençaient à regretter de s'être embarqués dans une affaire qui pouvait très mal finir.

A la chaude, après la dispute, et encouragés par l'attitude agressive de Mirande, champion des Écoles, ils avaient été tout feu, tout flammes, et s'il l'avaient pu, ils auraient pris pour champ-clos un des quinconces plantés devant la porte la Closerie.

La marche les avait calmés peu à peu, et maintenant ils pensaient moins à la gloriole d'être témoins dans un duel sérieux qu'aux suites menaçantes de ce duel improvisé.

Cela pouvait les mener devant la justice et les faire expulser, l'un de l'Ecole de médecine, et les deux autres de l'École de droit.

Ils n'osaient pas déserter en route, mais ils en avaient bonne envie, et Cormier, qui s'en aperçut, se promit d'utiliser sur le terrain leurs dispositions pacifiques, c'est-à-dire d'en profiter pour empêcher le combat ou tout au moins pour le renvoyer à une heure moins nocturne.

Et Paul avait quelque mérite à souhaiter un arrangement, car tout valait mieux pour lui que de rester dans la situation où il s'était mis vis-à-vis du mari de Jacqueline.

On allait lentement, très lentement, afin d'employer le temps jusqu'au petit jour et ce piétinement sur un chemin désert n'avait rien de récréatif.

Mirande en avait assez quand on déboucha sur le chemin de ronde, plus désert encore que la rue qu'ils venaient de suivre dans toute sa longueur, et il demanda brusquement à Paul:

—Où se trouve-t-il donc, ton fameux terrain?

—A deux cents pas d'ici, répondit Paul. Vois-tu là-bas, cette butte qui fait bosse au milieu d'un bastion?

—Bon!… et après?… Tu ne vas pas, je suppose, nous proposer de monter dessus pour nous battre?

—Non, mais entre la butte et le rempart, il y a une place excellente… assez d'espace pour rompre… un sol ferme sous le gazon sec… on est là comme chez soi, et personne ne peut vous voir… Le cavalier sert d'écran…

—Ça s'appelle un cavalier, cette espèce de monticule?

—Oui, et ça servait pendant le siège contre les obus.

—Le lieu me paraît très bien choisi, dit le marquis.

—Alors, allons-y! conclut Jean.

Et on y alla.

On n'avait pas marché vite et, à la montre de Paul Cormier, il était deux heures passées. Il faisait encore pleine nuit, mais l'attente ne serait pas longue, car le ciel blanchissait déjà du côté de l'est.

Ces messieurs commencèrent par prendre position dans le coin signalé par
Paul et accepté à l'unanimité.

Tout le monde était fatigué et chacun s'assit par terre, les uns au pied du rempart, les autres au pied de la butte.

Le marquis fit mieux, il se coucha sur la pente gazonnée du cavalier, en disant à Paul:

—Ces messieurs m'excuseront. J'ai passé la nuit dernière en wagon et j'ai plus marché ce soir que je n'avais marché pendant toute cette année. Je tombe de sommeil. Il ne fera pas jour avant trois quarts d'heure. Je demande qu'il me soit permis de dormir, et je compte que vous voudrez bien me réveiller aussitôt qu'on y verra clair.

—Je vous le promets, monsieur, dit Paul, tout étonné.

Il ne songeait guère à dormir, ni Mirande non plus, et sans se le dire, ils admiraient ce gentilhomme qui, au moment de jouer sa vie dans un duel, imitait le grand Condé, lequel, comme chacun sait, ne fit qu'un somme pendant toute la nuit, la veille de la bataille de Rocroy.

Et ce n'était pas de la pose car, au bout d'une minute, il ronflait déjà comme un tuyau d'orgue.

Les petits étudiants étaient bien trop émotionnés pour en faire autant, quoique leurs précieuses personnes ne courussent aucun danger. Ils se repentaient d'être venus et ils auraient bien voulu s'en aller.

L'un d'eux osa même dire à l'oreille de Mirande qu'une très jolie farce ce serait de décamper et de laisser le dormeur se réveiller tout seul. Sur quoi, Mirande le tança vertement et déclara que le premier qui filerait aurait affaire à lui.

La proposition du jouvenceau n'était pas héroïque, mais elle était sage.
Aussi n'avait-elle aucune chance d'être adoptée.

Paul, lui-même, la repoussa, mais pas pour le même motif que son ami
Jean.

Jean de Mirande tenait à se battre, pour l'honneur du quartier latin, surtout, car il n'avait pas d'outrage personnel à venger, et il était incontestablement l'offenseur.

Paul, qui se serait très bien contenté d'un arrangement, ne pouvait pas accepter cette façon d'éviter le combat, depuis qu'il s'était chargé, un peu malgré lui, du portefeuille de M. de Ganges. Et, d'ailleurs, l'expédient proposé n'aurait pas amélioré la situation. Le duel eût été retardé, sinon évité, mais le marquis aurait pris ces messieurs pour des drôles, et il n'aurait pas manqué de raconter l'histoire à sa femme, en nommant Paul Cormier, qui aimait mieux tout que cette honte.

Il soutint donc avec Mirande qu'il fallait attendre le réveil du dormeur, et il ne fut plus question de l'idée saugrenue de l'étudiant de première année.

Le jour ne venait pas vite, et le froid du matin se faisait sentir. On alluma des pipes et on piétina pour se réchauffer. L'excitation était tombée. Chacun raisonnait à part soi et on n'échangeait plus de réflexions.

Les instants qui précèdent une bataille sont toujours silencieux; les braves se recueillent, les autres cherchent à se monter la tête pour faire bonne figure quand le combat s'engagera. Mais tous trouvent le temps long.

Cette veillée des armes prit fin à la voix de Mirande.

—Allons! dit-il, on y voit maintenant bien assez clair pour se tailler réciproquement des boutonnières dans le casaquin.

A toi, Paul, l'honneur de réveiller M. le marquis!

Mets-y des égards.

Paul ne pouvait pas décliner cette mission qui lui revenait de droit, puisqu'il devait être le second de M. de Ganges.

Il se baissa et poussa doucement par l'épaule le dormeur, qui se redressa, en disant vivement:

—Je fais le maximum à rouge.

Le ponte incorrigible croyait être attablé au trente-et-quarante, et il se hâtait d'annoncer sa mise, de peur de manquer la série.

En toute autre circonstance, Paul aurait ri de la méprise, mais il n'avait pas le coeur à la joie et il tendit la main à M. de Ganges pour l'aider à se remettre sur pied.

Dès qu'il y fut, ce singulier marquis se frotta les yeux, se secoua comme un braque mouillé par la rosée dans un champ de luzerne qu'il vient de battre, s'étira les bras et reprit en saluant à la ronde:

—Je vous demande pardon, Messieurs, si je vous ai fait attendre. J'étais tellement éreinté, que j'aurais dormi vingt-quatre heures, si on avait oublié de me réveiller.

Mirande eut un bon mouvement:

—Si vous êtes éreinté, la partie ne serait pas égale et nous pourrions la remettre pour vous laisser le temps de vous reposer.

—Du tout! du tout! j'ai fait un somme qui m'a délassé… vous êtes trop bon… mais je ne veux pas de remise. Ma joue ne peut pas attendre.

Ce diable d'homme en revenait toujours au soufflet et Paul vit bien qu'il serait inutile d'insister.

—Alors, finissons-en, dit Mirande et dépêchons-nous, car il fait frisquet ici… sans compter que si nous traînions, nous pourrions être dérangés.

Jules, les épées!

L'étudiant imberbe défit le paquet et mit au clair deux lames fourbies de frais, qui n'avaient encore jamais brillé sur le terrain.

—M. Cormier va être l'un de vos témoins. Veuillez choisir l'autre.

Le marquis désigna au hasard l'étudiant en médecine. Ces jeunes gens se valaient tous, car aucun d'eux n'avait jamais assisté à une affaire sérieuse.

Mais Paul était là et il s'était déjà battu. Il prit donc la direction du duel et personne ne s'avisa de la lui disputer.

La place était marquée d'avance. Le choix des armes n'était pas en question, puisqu'on n'avait qu'une paire d'épées.

Paul n'eut qu'à les mesurer pour s'assurer qu'elles étaient de même longueur.

Les deux adversaires mirent habit bas. Il ne restait plus qu'à les armer, à engager les fers et à donner le signal.

Le marquis s'approcha de Paul et lui dit à demi-voix:

—Savez-vous l'anglais?…

—Un peu, murmura Paul qui ne s'attendait guère à pareille question.

—Ça suffit. Je n'ai qu'un mot à vous dire… Remember!

Paul le comprit ce mot, le dernier que Charles Stuart, roi d'Angleterre, ait prononcé sur l'échafaud, ce mot qui veut dire: «souviens-toi!» et il comprit aussi à quoi le marquis faisait allusion.

Il s'agissait du portefeuille à remettre à la marquise et pour que M. de Ganges y pensât dans un pareil moment, il fallait qu'il tînt beaucoup à ce que Paul s'acquittât de la commission.

Et Paul, bien résolu à tenir sa promesse, vit comme un présage sinistre dans cette réminiscence très imprévue de la dernière parole d'un roi qui allait mourir.

Mais Paul n'eut pas le loisir de philosopher sur ce rapprochement entre un monarque condamné à mort par ses sujets révoltés et un déraillé de la vie qui tenait à ne pas quitter ce monde sans en informer sa femme.

Les combattants étaient face à face, les épées étaient croisées.

—Allez, messieurs, prononça Cormier, en se reculant un peu pour laisser le champ libre.

Ils avaient tous les deux très bonne mine sous les armes. Mirande, académiquement posé et ferme comme un roc sur ses grandes jambes; le marquis ramassé sur lui-même, le corps bien effacé, avait pris d'emblée une garde savante et se préparait à attaquer.

Rien qu'à son attitude on voyait qu'il était de première force. Il attaqua en effet, après quelques feintes, et avec une vivacité inquiétante pour Jean de Mirande qui eut fort à faire pour parer une série de coups très bien calculés et magistralement exécutés.

Il était moins leste et moins prompt que le marquis, mais il le tenait à distance, grâce à la portée de son bras, se bornant à lui présenter la pointe de son fer et, sous la menace incessante d'un coup d'allonge, le marquis n'avait pas encore trouvé le joint pour risquer une botte décisive.

Il le trouva enfin, après on dégagement trop large qui fit dévier de la ligne droite l'épée de son adversaire, et il en profita pour charger à fond, avec une telle furie que Mirande dut rompre en parant de son mieux, sans riposter. Le marquis ne lui en laissait pas le temps.

Le combat, mené de la sorte, ne pouvait pas se prolonger beaucoup et tout annonçait qu'il allait se terminer par une catastrophe. Ce n'était pas un de ces duels pour rire où les combattants cherchent à en finir par une piqûre à l'avant-bras. Le marquis tirait au corps et il tirait si bien que c'était un miracle que Jean n'eût pas encore été embroché.

Paul Cormier faisait maintenant des voeux sincères pour son ami et tremblait d'avoir à le ramasser, transpercé d'outre en outre.

Il était si ému qu'il ne pensait plus du tout à madame de Ganges.

En revanche, il pensait beaucoup à la responsabilité qui retomberait sur lui, en cas de malheur, car les autres témoins n'étaient là que des comparses, absolument incapables de le seconder.

Mirande était serré de si près que, pour empêcher un corps à corps, Paul allait prendre sur lui d'arrêter l'engagement.

Il n'eut pas besoin d'intervenir.

Le marquis, en se fendant à fond, mit le pied sur un caillou roulant qui le fit trébucher. Son épée dévia un instant de la ligne droite et il vint s'enferrer sur celle de Mirande qui lui troua profondément la poitrine.

Il lâcha la sienne, appuya ses deux mains sur sa blessure et dit avec effort:

—Toujours la série à rouge!… j'avais trente et un à noire… j'avais gagné… et voilà que j'attrape un refait.

Les assistants auraient pu ajouter, à l'instar des croupiers de Monte-Carlo:—«Rien ne va plus», car le marquis tomba comme une masse et ne se releva pas.

Tout cela s'était passé si vite que Mirande ne comprenait pas encore. Il resta en garde et il fallut que Paul lui criât de jeter son épée.

Les trois autres témoins avaient perdu la tête à ce point qu'ils se seraient enfuis, si Paul n'avait pas pris au collet l'étudiant en médecine pour le contraindre à examiner le corps étendu sur l'herbe ensanglantée.

Ils auraient été tous encore plus effrayés s'ils avaient levé les yeux vers le sommet de la butte au pied de laquelle on s'était battu.

Ils y auraient aperçu un homme qui s'était sans doute endormi là, que le bruit avait réveillé et qui avait dû tout voir.

La présence de ce témoin imprévu les aurait d'autant plus inquiétés qu'au lieu de dégringoler de là haut pour leur offrir ses services, après la catastrophe, il cherchait évidemment à se cacher, car il s'était couché à plat-ventre et il ne montrait guère que sa tête.

Ces messieurs avaient pour le moment d'autres soucis que celui de s'assurer que personne n'avait assisté au duel sans leur permission.

Il s'agissait avant tout de savoir si M. de Ganges était mort et le docteur en médecine déclara, après l'avoir examiné, qu'il avait été tué raide.

L'épée avait dû trancher l'artère aorte; l'hémorragie s'était faite en dedans, et le sang l'avait étouffé. L'étudiant ne comprenait pas qu'il eût encore pu prononcer quelques mots avant de tomber.

Le malheureux marquis n'était plus qu'un cadavre et tous les soins du monde ne l'auraient pas rappelé à la vie.

Il fallait maintenant prendre un parti: aller chercher des sergents de ville au poste le plus rapproché ou s'esquiver sans bruit.

Les trois jeunes témoins n'hésitèrent pas. Celui qui avait fourni les armes ramassa prestement les épées que lui avait prêtées son cousin le sous-lieutenant de dragons, et fila comme un lièvre. Les deux autres en firent autant et les deux amis restèrent seuls auprès du mort, sous les yeux de l'homme qui continuait à les espionner du haut de la butte.

Très émus tous les deux et très perplexes.

—Qu'allons-nous faire? demanda Mirande.

—Tout plutôt que d'attendre qu'on nous surprenne, répondit Paul Cormier. Un passant du chemin de ronde qui aurait l'idée de tourner la butte nous trouverait près d'un mort et nous aurions beau dire qu'il a été tué en duel, on nous prendrait pour des assassins.

—D'autant plus que ces clampins qui viennent de se sauver ont emporté les épées, grommela Mirande, en endossant son justaucorps qu'il avait ôté avant le combat. Mais nous ne pouvons pas en rester là. Il y a eu mort d'homme. Tout le quartier des Écoles saura l'histoire… ils vont la colporter ce soir dans les cafés du boul'Mich'… il faut absolument que je fasse ma déclaration au commissaire de police.

—Moi aussi. Seulement, il vaut mieux nous adresser à celui de notre quartier, où on nous connaît. Dans les parages où nous sommes en ce moment, on commencerait par nous arrêter. Mon avis est donc que nous rentrions d'abord chez nous.

—C'est aussi le mien. En route!

Ils partirent, non sans remords d'abandonner ce cadavre, que le premier venu allait découvrir et qu'on ne manquerait de porter à la Morgue.

Ils se trouvaient dans un de ces mauvais cas où on se tire d'affaire comme on peut, et ce n'était pas le moment de faire du sentiment.

Ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus et ne s'aperçurent pas que l'homme couché sur le sommet de la butte artificielle se leva tout doucement, descendit de son observatoire et se mit à les suivre de loin.

Le voyage à pied était forcé, car au petit jour les fiacres ne circulent pas encore, et il n'était pas court, mais il n'y avait pas moyen de faire autrement.

Paul d'ailleurs n'était pas très pressé de passer au commissariat. Il préférait même n'y aller qu'après s'être acquitté de la mission que l'infortuné marquis lui avait confiée et il ne pouvait pas décemment aller réveiller la marquise à cinq heures du matin.

Il se proposait pourtant de s'y présenter vers midi, après avoir pris un peu de repos dont il avait grand besoin, et il tenait à commencer par cette visite.

Il ne pouvait pas parler de ses projets à son ami qui ne savait pas le premier mot de la vraie situation, car non seulement Mirande n'avait pas vu le marquis remettre son portefeuille à Paul, mais il en était encore à croire que la querelle avait eu pour point de départ un malentendu.

Et Paul n'avait garde de le détromper.

Il avait du coeur ce grand fou de Mirande et, en dépit de l'affectation qu'il mettait à paraître impassible, il sentait très vivement le regret de s'être mis sur la conscience la mort d'un homme.

Ce n'était pas qu'il redoutât beaucoup les suites fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce tragique événement.

Le duel, après tout, avait été loyal. Il se trouverait des gens pour attester que l'affaire s'était engagée à Bullier et que la victime de cette rencontre improvisée avait eu les premiers torts.

Et, en définitive, Mirande qui avait de sa main tué le marquis était moins préoccupé des conséquences de cette mort que Paul Cormier qui n'avait fait qu'assister au combat.

Mirande pensait avoir eu pour adversaire un aventurier sans attaches mondaines, et même sans relations à Paris.

Il ne se trompait qu'à moitié, mais il ne croyait pas avoir eu à faire à un gentilhomme dont la race valait la sienne.

Les deux amis n'étaient ni l'un ni l'autre en train de parler et ils cheminaient côte à côte depuis plus d'une demi-heure, lorsque Paul dit:

—J'ai réfléchi et avant de rien faire, je voudrais consulter le père
Bardin.

—Qu'est-ce que c'est que le père Bardin? demanda Jean.

—Un vieil avocat qui était l'ami et le conseil de mon père. Je croyais t'avoir déjà parlé de lui.

—C'est possible, mais je l'ai oublié. A quoi peut-il nous être bon?

—Il connaît comme pas un le Code, la procédure et tout ce qui s'ensuit. Je vais lui exposer notre cas, et il m'indiquera la marche à suivre. Il a, d'ailleurs, un fils qui est magistrat et qui, s'il le fallait, répondrait de nous.

—Tu as raison. Il faut que tu le voies, le plus tôt possible.

—Aujourd'hui, parbleu!… j'ai dîné, hier, avec lui chez ma mère. Il m'a même parlé de toi.

—A propos de quoi?

—Oh! rien… un renseignement qu'il m'a prié de te demander. Il sait que tu es du Midi et il voudrait savoir si tu as connu dans ta province une famille de… le nom m'échappe… un nom bizarre… ah! j'y suis!… de Marsillargues…

—Oui, j'ai entendu parler de ces gens-là… autrefois, car il y a beau temps que je l'ai lâchée, ma province… ils étaient très riches… et l'unique héritière de la fortune était une toute jeune fille, très jolie, qui avait je ne sais plus quelle infirmité… manchotte, je crois… ou paralysée d'une main… Moi, je ne l'ai jamais vue et je crois bien qu'elle est morte. Toute cette famille a disparu. Pourquoi Bardin te parlait-il d'elle?

—Ce serait trop long à t'expliquer et ça ne t'intéresserait pas.
Revenons à notre affaire. Me donnes-tu carte blanche jusqu'à ce soir?

—Oh! très volontiers. Je vais me coucher en rentrant chez moi, car je ne tiens plus sur mes jambes. Tu me trouveras au lit quand tu viendras. Et tout ce que ton homme t'aura conseillé de faire, nous le ferons de concert. Ce sera mieux que si nous agissions séparément.

—Beaucoup mieux. C'est convenu.

Paul se disait:

—D'ici, à ce soir, j'aurai vu la marquise.

Ils étaient arrivés à la hauteur de l'Observatoire, lorsque Mirande avisa un fiacre qui revenait à vide de quelque gare où il était allé attendre inutilement les voyageurs d'un train de nuit.

Mirande l'appela et voulut y faire monter Paul avec lui, mais Paul refusa. Il n'était plus très loin de la rue Gay-Lussac et la marche lui faisait du bien.

Il n'était pas fâché d'ailleurs de se retrouver seul, pour tâcher de remettre un peu d'ordre dans ses idées.

Les deux amis se séparèrent donc. Un magistrat aurait dit: les deux complices, puisqu'ils pouvaient être impliqués tous les deux dans une affaire qui se dénouerait peut-être en Cour d'assises.

Jean se fit voiturer au boulevard Saint-Germain où il avait son domicile. Paul continua de cheminer à pied vers la rue Gay-Lussac.

L'homme qui les avait épiés du haut de la butte les avait filés à distance sans qu'ils s'en fussent aperçus.

Il les filait, dans un but qui ne pouvait pas être de leur rendre service, car il se dissimulait en rasant les maisons et on ne se cache que pour mal faire.

Quand ces messieurs se quittèrent, il dut forcément lâcher une des deux pistes pour s'attacher à l'autre, et il n'avait pas le choix, car les chevaux du fiacre où Mirande était monté allaient plus vite que lui.

Il se rabattit donc sur Paul Cormier qui s'en allait pédestrement et qui ne s'avisa pas une seule fois de se retourner, car il ne se doutait pas qu'un curieux mal intentionné était à ses trousses.

Ce suspect individu suivit Paul jusqu'à la porte de la maison qu'il habitait.

Il ne poussa pas l'audace jusqu'à y entrer sur ses talons, comme Paul était entré, la veille, chez la baronne Dozulé, en même temps que la marquise de Ganges. Mais il n'abandonna pas la partie et Paul s'aperçut, dès le lendemain, qu'il aurait désormais à compter avec un dangereux drôle.

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