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La main froide

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III

Quoique ses moyens le lui permissent, Paul Cormier ne s'était pas encore mis dans ses meubles, comme son ami Jean de Mirande qui s'était payé une installation superbe.

Il ne vivait pas non plus dans un hôtel garni, comme un simple étudiant, pourvu d'une maigre pension.

Il avait loué, dans une honnête maison, un joli appartement meublé, composé de quatre pièces, au premier sur le devant, et n'eût été l'écriteau jaune pendu à la porte de la rue, les personnes qui venaient le voir pouvaient croire qu'il était là chez lui.

Une femme comme il faut pouvait y entrer sans se compromettre.

En fait de domestiques, il se contentait d'une femme de ménage, évitant ainsi la dépense obligatoire d'une tenue de maison, afin de garder plus d'argent de poche, le seul qu'il appréciât.

Il avait un certain mérite à se gouverner de la sorte, car madame Cormier, la mère, était restée usufruitière de toute la fortune; et son fils, qui aurait pu exiger sa part de l'héritage, ne l'avait jamais réclamée.

Depuis qu'il avait gagné huit mille francs au vicomte de Servon, il s'était déjà demandé s'il ne les emploierait pas à se créer un intérieur confortable où il pourrait, sans rougir de la mesquinerie de son ameublement, recevoir un jour ou l'autre la marquise de Ganges.

Mais depuis la mort tragique du mari, il pensait beaucoup moins à la jolie somme qui gonflait son portefeuille qu'à un autre portefeuille qu'il s'était chargé de remettre à la veuve du marquis.

Celui-là lui pesait cent livres sur la poitrine et quand il le retira de sa poche en se déshabillant, c'est à peine s'il osa y toucher.

Il fut pourtant violemment tenté de l'ouvrir.

M. de Ganges, en lui recommandant de le porter à sa femme, ne lui avait pas défendu d'en examiner le contenu, et il y trouverait peut-être d'autres secrets que celui de la personnalité du défunt.

Il ne savait presque rien de la marquise et il ne tenait peut-être qu'à lui de tout savoir.

Mais il lui répugnait de fouiller dans les papiers d'un mort et après avoir un peu trop hésité, il sut résister à la tentation.

Il le serra avec ses billets de banque dans l'armoire à glace qui lui servait de coffre-fort et il se mit au lit où il dormit d'un sommeil très agité, jusqu'à l'heure où sa femme de ménage le réveilla pour lui apporter son chocolat, c'est-à-dire à midi précis.

Paul se hâta de se lever et d'expédier ce frugal déjeuner. Il lui tardait de courir à l'avenue Montaigne et il avait encore à faire une toilette plus soignée que de coutume, avant de se présenter chez la marquise.

Le noir était indiqué, puisqu'il avait à remplir le pénible rôle du page de la chanson de Marlborough.

«La nouvelle que j'apporte fera vos yeux pleurer.»

Encore fallait-il que les vêtements de deuil qu'il allait mettre fussent neufs et coupés par un bon tailleur.

Il était content du sien qui n'habillait que des messieurs élégants et il choisit une tenue appropriée à la circonstance.

S'il l'eût osé, il aurait mis un crêpe à son chapeau.

Et il n'eut pas de peine à prendre la figure que doit avoir un homme chargé d'annoncer une catastrophe, car il n'avait pas le coeur à la joie. Il commençait à se préoccuper fortement des conséquences du drame nocturne auquel il avait pris une trop large part. Il se demandait ce qu'il était advenu du cadavre abandonné sur le talus des fortifications et si l'on n'avait pas trouvé sur le mort des preuves de son identité; toutes n'étaient peut-être pas dans son portefeuille. Et dans ce cas, la police arriverait bien vite à découvrir qu'il existait à Paris une marquise de Ganges ayant des relations dans le beau monde et pignon sur rue, ou plutôt sur avenue, ce qui est encore mieux.

Donc, Paul Cormier devait se hâter, s'il voulait avoir tout le bénéfice de la mission qu'il avait acceptée; mission délicate, s'il en fut, puisqu'il était la cause involontaire de la mort du marquis. Il est vrai que la marquise partageait ce tort avec lui, puisqu'elle s'était tacitement prêtée à la confusion de personnes qui avait amené la malencontreuse présentation au bal de la Closerie des Lilas. Et Paul espérait que cette complicité passive lui vaudrait quelque indulgence de la part de la veuve. Elle l'avait laissé se mettre dans son jeu; après la scène qu'il allait avoir avec elle, en s'acquittant du message que le mort lui avait confié, il ne pouvait pas manquer d'y entrer plus avant et il y comptait bien.

Non pas certes qu'il songeât à se prévaloir de la situation pour lui imposer son intimité, mais elle aurait forcément besoin de lui et elle ne pourrait pas moins faire que de le revoir.

Il avait renvoyé sa femme de ménage et il allait sortir quand il avisa sur sa table de nuit une lettre qu'elle y avait posée en entrant, comme elle avait coutume de le faire chaque matin, lorsqu'elle apportait le courrier.

Peu s'en fallut qu'il ne l'y laissât sans l'ouvrir. Il n'avait ni affaires, ni créanciers, et les femmes qui lui écrivaient de temps à autre lui étaient maintenant complètement indifférentes.

Il la décacheta cependant, pour l'acquit de sa conscience et il ne fat pas peu surpris de ce qu'il y lut.

On lui écrivait ceci:

«J'ai vu tout ce qui s'est passé, ce matin, au petit jour, sur un bastion du boulevard Jourdan. Vous avez tué un homme et vous étiez deux contre un. C'est bel et bien un assassinat et vous savez où ça mène. Je n'ai qu'un mot à dire pour vous faire arrêter. Mais je suis bon enfant et je ne demande qu'à m'entendre avec vous. Le silence est d'or, à ce qu'on dit. J'estime que le mien vaut au moins dix mille francs. Si vous êtes disposé à me les donner, vous me trouverez, de midi à deux heures, dans le jardin des Thermes de Cluny, au coin du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel. Si vous n'y venez pas, vous coucherez ce soir au dépôt de la Préfecture. Ce sera vous qui l'aurez voulu.»

Cette aimable épître n'était pas signée, mais elle était très correctement rédigée, sans la moindre faute d'orthographe ni de français et parfaitement adressée à M. Paul Cormier.

Elle n'était pas signée,—on ne signe pas ces choses-là,—mais il y avait un post-scriptum ainsi conçu:

«Je m'adresse à vous de préférence, parce que c'est vous que j'ai sous la main, mais je saurai retrouver votre complice et il ne perdra rien pour avoir attendu.»

C'était clair et net. Il s'agissait d'un chantage.

Le maître-chanteur se trompait, peut-être volontairement, quand il disait que Paul avait tué un homme, puisque Paul n'avait été qu'un des témoins du duel.

Il s'adressait à celui-là parce qu'il ne connaissait pas encore l'adresse de l'autre, mais la menace d'une dénonciation n'en était pas moins redoutable.

Évidemment, ce drôle s'était renseigné chez le portier du numéro 9 de la rue Gay-Lussac sur son locataire, et il n'avait qu'à signaler M. Cormier au commissaire de police pour qu'on l'envoyât chercher à domicile par deux agents.

C'était ce que Paul redoutait par-dessus tout, car s'il se flattait de fournir à ce commissaire des explications satisfaisantes, il tenait absolument à pouvoir disposer de sa journée, d'abord pour aller voir la marquise de Ganges et ensuite pour aller consulter le vieil ami de sa mère, l'avocat Bardin.

Quant à acheter le silence du gredin qui le menaçait de le dénoncer, Paul n'y songea pas un seul instant; non qu'il n'eût volontiers donné de l'argent pour que ce drôle le laissât en repos, mais c'eût été se mettre à sa merci, car il n'aurait pas manqué de recommencer.

C'est le système de tous les maîtres-chanteurs. Plus l'homme qu'ils exploitent les paie, plus croissent leurs exigences. Ils ne le lâchent qu'après l'avoir ruiné et lorsqu'il en est là, ils le dénoncent quand même.

Paul savait cela et d'ailleurs, au fond, il ne demandait qu'à être appelé à s'expliquer devant un magistrat sur ce duel malheureux. Il faudrait bien en venir là tôt ou tard, mais il préférait que ce ne fût pas immédiatement.

Comment ce misérable était-il si bien informé? Paul ne s'en doutait pas. Et c'était d'autant plus incompréhensible pour lui que, à en juger pas le style et l'orthographe de la lettre, il n'avait pas affaire à un rôdeur de barrières. Mais Paul n'avait pas le loisir de chercher le mot de cette énigme, et sa résolution fut bientôt prise.

Le chanteur ne l'attendait pas dans la rue, devant sa maison, puisqu'il annonçait que de midi à deux heures il se tiendrait dans le jardin du musée de Cluny. Paul n'avait qu'à le laisser s'y morfondre et à prendre un fiacre pour se faire conduire avenue Montaigne.

Après son entrevue avec madame de Ganges, il comptait aller chez Bardin, puis chez Mirande, que très probablement, il trouverait encore au lit, et, quand il se serait entendu avec lui, alors il serait temps d'aviser.

Il sortit donc et en sortant, il eut soin de donner un coup d'oeil à droite et à gauche: il ne vit personne. La rue Gay-Lussac n'est pas très fréquentée et dans le voisinage du numéro 9, il n'y avait aucun de ces établissements où on vend à boire et à manger, et, où on peut s'installer pour espionner à travers les vitres de la devanture.

Cormier aurait bien pu interroger son portier pour savoir qui avait apporté la lettre et si quelqu'un était venu demander des renseignements. Mais c'eût été laisser voir qu'il craignait d'être surveillé et il préféra s'abstenir.

Il passa donc devant la loge sans s'y arrêter et tournant à gauche, il déboucha sur le boulevard Saint-Michel, tout près de la station où il avait pris la veille la voiture qui l'avait mené avec madame de Ganges, au rond-point des Champs-Élysées.

Avant d'y arriver, il en vit une arrêtée au coin de la rue Gay-Lussac, mais elle devait être occupée, car les stores étaient baissés et il lui fallut pousser jusqu'à la station de la rue de Médicis.

Cette fois aucune femme ne monta dans le fiacre qu'il choisit.

Ces aventures-là n'arrivent pas tous les jours.

Paul, bien entendu, n'avait pas oublié de se munir du portefeuille à lui confié par le pauvre marquis et il n'avait pas non plus laissé le sien dans son armoire à glace où ses billets de banque n'auraient pas été en sûreté.

Le voyage ne lui parut pas long, car il l'employa à se préparer à paraître devant la marquise, et plus le moment solennel approchait, moins il se sentait rassuré sur le résultat de la démarche qu'il allait tenter, démarche scabreuse s'il en fut.

D'abord, madame de Ganges consentirait-elle à le recevoir? Il commençait à en douter.

Sous quel prétexte et sous quel nom se présenterait-il? Elle savait qu'il s'appelait Paul Cormier. Il le lui avait dit. Peut-être était-ce une raison pour qu'elle lui fermât sa porte, si elle reconnaissait ce nom sur la carte qu'il remettrait au domestique chargé de répondre aux visiteurs.

Mieux valait sans doute se faire annoncer sous un nom inconnu d'elle, en ajoutant qu'il avait absolument besoin de l'entretenir d'affaires graves et urgentes.

Paul payait assez de mine pour ne pas avoir à craindre d'être pris pour un mendiant ni même pour un commis-voyageur qui vient offrir à domicile des vins de propriétaire.

Une fois qu'il serait en présence de la marquise, le reste irait tout seul. Elle n'aurait garde de le renvoyer car, après ce qui s'était passé chez la baronne Dozulé, elle devait souhaiter autant que lui une explication en tête à tête.

La seule difficulté était donc d'arriver jusqu'à elle. Après réflexion, il résolut de s'inspirer des circonstances et il descendit de son fiacre, un peu avant le numéro 22, à seule fin de se donner le temps d'examiner l'extérieur de la place, avant d'essayer d'y pénétrer par surprise.

En s'approchant, il vit un grand et bel hôtel dont la façade à deux étages était imposante. On devinait tout de suite qu'il n'avait pas été construit pour abriter une de ces horizontales enrichies qui peuplent l'avenue de Villiers et les rues adjacentes.

L'hôtel de la marquise était un hôtel sérieux comme on n'en bâtit guère pour ces demoiselles.

Il avait même l'air un peu triste avec ses hautes fenêtres closes et sa majestueuse porte cochère dont les deux battants étaient fermés.

On n'entrait pas là comme chez la baronne de l'avenue d'Antin qui laissait libre l'accès du sien, les jours où elle recevait ses nombreux amis.

Chez madame de Ganges, il fallait montrer patte blanche et son salon n'était pas ouvert à tout venant.

Paul, un instant intimidé par l'aspect de ce logis seigneurial, doutait de plus en plus d'y être admis.

Il se décida pourtant à sonner et le cordon fut tiré immédiatement.

Il poussa le battant mobile et se trouva dans un large vestibule aboutissant à un jardin qui semblait s'étendre très loin.

Un valet en livrée de couleur sombre vint à la rencontre du visiteur et lui demanda son nom, ce qui semblait indiquer que madame de Ganges était chez elle.

Paul, pris de court, allait donner sa carte, lorsqu'il aperçut à l'entrée du jardin un homme vêtu de noir qu'il reconnut aussitôt pour l'avoir déjà vu la veille au Luxembourg, sur la terrasse.

Cet homme, c'était celui qui avait eu maille à partir avec Jean de Mirande, à propos de la chaise occupée si cavalièrement par cet audacieux étudiant et que Mirande avait traité du haut en bas.

La rencontre était fâcheuse. Ce personnage qui gardait si bien la marquise hors de chez elle, devait se tenir là pour la protéger à domicile contre les importuns et contre les indiscrets.

—S'il allait me reconnaître pour m'avoir vu hier avec Jean? se disait
Paul, de moins en moins rassuré.

Il oubliait qu'il s'était tenu à distance pendant l'altercation et que ce chevalier de la marquise n'avait pas pu le remarquer.

Il eut bientôt la preuve qu'il avait tort de s'alarmer, car ce grave personnage s'approcha et lui dit très poliment que madame de Ganges, un peu souffrante, ne recevait personne.

Paul ne se tint pas pour battu et parlant d'abondance, il dit qu'il n'avait pas l'honneur d'être connu de madame la marquise, mais qu'il était chargé de lui faire une communication importante.

L'homme l'interrompit pour lui demander brusquement:

—De la part de qui?

Paul ne pouvait pas répondre: de la mienne, après avoir dit que madame de Ganges ne le connaissait pas.

On l'aurait évidemment mis à la porte.

Il eut une idée qui aurait pu lui venir plus tôt, et qu'il crut bonne, car il n'hésita pas une seconde à dire:

—De la part de M. le marquis de Ganges.

En parlant ainsi, Paul Cormier ne mentait pas, puisque le malheureux marquis l'avait expressément chargé d'aller remettre son portefeuille à sa femme et c'était bien le seul moyen qui lui restât d'arriver jusqu'à madame de Ganges. Mais il avait oublié de se demander comment le chevalier noir allait prendre cette déclaration qui devait l'étonner beaucoup, pour peu qu'il fût au courant des affaires de ménage de la noble dame dont il semblait s'être constitué le garde du corps.

—C'est impossible, dit brutalement ce personnage rébarbatif, M. le marquis n'est pas à Paris.

C'était bel et bien un démenti. En toute autre occasion, Paul l'aurait vertement relevé, mais il dut filer doux, sous peine de manquer son but en se faisant expulser, et il se contenta de répondre:

—Tout ce que je puis vous dire, c'est que je l'ai vu et qu'il m'a confié une mission que je tiens à remplir consciencieusement. Or, je ne puis m'en acquitter que si madame me fait l'honneur de me recevoir, car j'ai promis à monsieur de ne remettre qu'à elle seule un objet qu'il m'a chargé de lui apporter.

Ce fut dit d'un ton ferme qui parut faire impression sur le fidèle gardien de la marquise. Peut-être crut-il que ce messager inattendu arrivait d'un pays étranger où il avait rencontré M. de Ganges. Paul, en affirmant qu'il l'avait vu, s'était bien gardé de dire où. Et il se pouvait que madame de Ganges eût intérêt à recevoir le message.

—Je veux bien lui répéter ce que vous venez de me déclarer, et prendre ses ordres, grommela le serviteur récalcitrant. Elle est au fond du jardin; je vais lui demander si elle veut vous recevoir. Si elle y consent, je viendrai vous chercher. Attendez-moi ici.

Paul n'avait qu'à obéir sans élever d'objections, trop heureux d'avoir décidé ce cerbère à consulter sa maîtresse.

Ainsi fit-il. Bien persuadé d'ailleurs que, dans la situation d'esprit où elle devait être depuis la veille, elle ne refuserait pas de voir un monsieur qui lui apportait des nouvelles de son mari.

Il resta à la place où le colloque venait d'avoir lieu et il attendit, sous l'oeil du valet en livrée qui l'observait de loin.

L'homme noir revint au bout de quelques minutes et il lui dit:

—Allez! elle est seule maintenant.

—Je l'espère bien qu'elle est seule, pensa Paul qui tenait absolument au tête-à-tête et qui ne savait pas que la marquise venait de renvoyer une de ses amies pour le recevoir.

Il prit l'allée que l'homme lui indiqua. Au premier tournant, il croisa l'amie, et il la salua en passant.

Cette amie était une très jeune femme, modestement habillée, dont l'éclatante beauté l'éblouit: une brune au teint clair, avec des yeux qui n'en finissaient pas et un air de tristesse qui ne faisait que l'embellir encore.

Sans doute, une amie malheureuse, une amie d'enfance, à laquelle madame de Ganges s'intéressait.

Paul avait autre chose en tête que de chercher à deviner qui elle était. Il cherchait des yeux la marquise et il l'aperçut, assise au pied d'un acacia, sur un banc rustique.

Elle aussi l'aperçut et se leva vivement pour venir à sa rencontre.

—Vous ici, monsieur! s'écria-t-elle. Et vous osez vous y présenter sous prétexte de me remettre un message de mon mari! Est-ce ainsi que vous tenez votre parole? Vous m'aviez promis de ne pas chercher à me connaître. Vous aviez déjà manqué à votre promesse en me suivant jusque chez madame Dozulé… et Dieu sait dans quels embarras vous m'avez mise! Vous m'avez donc encore une fois épiée, puisque vous êtes parvenu à savoir où je demeurais?

—Non, madame!… je vous jure que non, s'écria Paul.

—Alors, comment avez-vous appris mon adresse? Vous n'avez pas eu, je suppose, l'audace de la demander, après mon départ, aux personnes qui avaient entendu le domestique de la baronne vous annoncer sous le nom que je porte!

—Je m'en serais bien gardé… quelqu'un a dit devant moi que votre hôtel était situé avenue Montaigne.

—Soit! je veux bien vous croire… et alors vous n'avez rien eu de plus pressé que de vous présenter ici. Qu'espériez-vous donc? Vous êtes-vous imaginé que je continuerais à me prêter à une confusion de personnes que je n'ai pas eu la présence d'esprit d'empêcher, en déclarant tout haut que je ne vous connaissais pas.

—Je ne l'espérais pas… mais je le désirais de tout mon coeur.

—Vous saviez bien que c'était impossible. Ni mon amie, ni les personnes qui se trouvaient chez elle, hier, ne connaissent mon mari; mes gens ne le connaissent pas non plus. Mais il y a ici quelqu'un qui le connaît.

—Oui… votre intendant, n'est-ce pas?… cet homme qui, hier, vous gardait au Luxembourg et que je viens de retrouver…

—M. Coussergues n'est pas mon intendant. C'est un ancien officier qui fut l'ami de mon père et qui est resté le mien.

—Il connaît M. de Ganges, mais il ne sait pas qu'on m'a pris pour lui. Donc pour le présent, vous n'avez pas à craindre que l'erreur soit découverte.

—Elle le sera forcément quand mon mari reviendra.

C'était le cas ou jamais de répondre: il ne reviendra jamais. Paul ne le fit pas. Avant d'en venir là, il voulait voir un peu plus clair dans les sentiments intimes de la marquise et il lui dit:

—Oserai-je vous demander ce que vous ferez quand reparaîtra M. de
Ganges?

—Je n'en sais rien encore, murmura madame de Ganges. Je crois bien que je lui dirai la vérité. Le mensonge me répugne. Et du reste, je n'ai à me reprocher qu'une légèreté que mon mari excusera quand je lui aurai dit le motif qui m'a poussée à la commettre.

—C'est son affaire, répliqua peu poliment Paul, piqué d'entendre cette marquise parler de ses relations avec lui comme d'une aventure sans conséquence. Mais vos amies et vos amis… la baronne Dozulé… le vicomte de Servon… et les autres… comment leur expliquerez-vous que vous n'avez pas protesté contre l'erreur de ce valet qui m'a annoncé devant dix personnes sous le nom de M. de Ganges?

—Je n'aurai rien à expliquer, car aussitôt que mon mari sera de retour, je quitterai avec lui Paris et la France.

—Mais vous y reviendrez.

—Je ne crois pas.

—Quoi! vous expatrier pour toujours!

—Vous y aurez contribué, en me plaçant dans une situation insoutenable.

—J'ai eu tort, je l'avoue… mais vous, madame, n'avez-vous donc rien à vous reprocher? Je ne vous connaissais pas quand je vous ai vue au Luxembourg et vous me rendrez cette justice que je ne me suis pas permis de vous aborder… c'est vous qui…

—Brisons là! monsieur, interrompit sèchement la marquise. Je regrette beaucoup ce que j'ai fait… Si vous saviez ce qui m'a déterminée à agir ainsi, vous excuseriez mon imprudence… et ce n'est pas à vous de me la reprocher. J'en supporterai les conséquences et je vous prie de ne plus vous occuper de moi.

—Ainsi, vous me défendez de vous revoir?

—Vous revoir! Je le voudrais que je ne le pourrais pas, vous devez le comprendre. Et si, comme je le crois, vous êtes un galant homme, vous ne chercherez pas à prolonger une fiction qui finirait par me compromettre gravement, et que la très prochaine arrivée de M. de Ganges va percer à jour. Je vous pardonne d'avoir cru que je n'y mettrais pas fin. Vous pensiez sans doute que j'étais libre. Vous savez maintenant que je ne le suis pas, puisque je suis mariée.

—Vous vous trompez, madame, répliqua Paul Cormier, vous êtes veuve.

Paul, emporté par un élan de passion, avait parlé trop vite et il se repentait d'avoir lancé cette grosse nouvelle qu'il comptait réserver pour le moment où il aurait suffisamment préparé madame de Ganges à la recevoir.

Il n'avait pas pris le temps de se préparer à l'expliquer et à tirer parti de l'effet qu'elle allait produire.

Il venait de mettre, comme on dit, les pieds dans le plat.

—L'effet, d'ailleurs, ne fut pas celui qu'il prévoyait, car la marquise répondit dédaigneusement:

—Vous vous permettez, monsieur, une plaisanterie très déplacée, souffrez que je vous le dise et que j'arrête-là cet entretien.

—A Dieu ne plaise que je plaisante après un pareil événement, s'écria Paul. Je vous répète que vous êtes veuve, madame… je vous le jure sur mon honneur!

—Vous ne prenez pas garde que vous êtes en contradiction avec vous-même, dit froidement madame de Ganges. Vous vous êtes introduit chez moi en prétextant que vous aviez à me remettre un message de mon mari et vous venez me dire maintenant qu'il est mort. L'une de vos deux déclarations est fausse.

—Elles sont vraies toutes les deux.

—Ah! c'est trop fort!…, et vous me permettrez, monsieur, de n'en pas entendre davantage.

—Je vous supplie de m'écouter jusqu'au bout, Après… vous ne douterez plus.

Ce fut dit avec tant de fermeté que madame de Ganges resta et attendit la suite.

—J'ai vu votre mari, cette nuit, reprit Paul.

—C'est impossible. Mon mari n'est pas à Paris.

—Il y est arrivé, hier… je l'ai rencontré… malheureusement.

—Comment avez-vous pu le reconnaître?… vous ne l'aviez jamais vu.

—C'est lui qui m'a abordé. Il a entendu M. le vicomte de Servon me présenter à un de ses amis en m'appelant; M. le marquis de Ganges. Alors, il est intervenu… il m'a demandé des explications que je n'avais garde de lui fournir.

—Où s'est passé cette scène? demanda la marquise, déjà mise en éveil par cet exposé inattendu.

—Dans un bal public, répondit Paul, après avoir un peu hésité.

—On vous a trompé, monsieur… quelqu'un aura trouvé drôle de se faire passer pour le marquis de Ganges qu'il avait peut-être vu autrefois et dont vous usurpiez le nom et le titre…

—J'aurais pu croire cela, si l'affaire n'avait pas eu de suites.

—Quelles suites?

—Il m'en coûte de vous le dire… mais il faut que vous sachiez tout… j'ai juré, et je dois tenir ma parole… une querelle s'est engagée.

—Entre mon mari et M. de Servon?

—Non, madame… M. de Servon n'était plus là… un de mes amis est survenu, au moment où M. de Ganges me menaçait de me souffleter… mon ami, qui est très violent, a pris les devants et l'a frappé au visage…

—Ce n'est pas vrai!… M. de Ganges n'est pas un lâche.

—Non, certes… Il ne l'a que trop prouvé… mais il a été surpris par cet acte de brutalité. Il ne lui restait qu'à demander raison à l'agresseur. C'est ce qu'il a fait.

—Et il en résultera un duel? demanda anxieusement la marquise.

—Le duel a eu lieu, madame, répondit Paul en baissant les yeux.

—Quand?… on ne se bat pas la nuit.

—Ils ont attendu que le jour commençât à poindre. Dieu m'est témoin que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour empêcher la rencontre… ou pour la retarder. Tous mes efforts ont été inutiles… et…

—Achevez!…

—On s'est battu à l'épée… et M. de Ganges, frappé en pleine poitrine… est mort en brave…

—Mort!… Non, ce n'est pas possible!…

—J'y étais, madame… Je l'ai vu tomber…

—Ah!… je comprends, s'écria la marquise. C'est vous qui l'avez tué!… et vous osez vous présenter devant moi couvert du sang de mon mari!…

—Non, madame. Je n'étais pas son adversaire… j'ai été un de ses témoins… et c'est lui-même qui m'a choisi. Il ne nous connaissait ni les uns, ni les autres… il a eu confiance en ma loyauté et je l'ai assisté de mon mieux.

La marquise, pâle et tremblante, se taisait parce qu'elle n'avait plus la force de parler.

—Si vous en doutez, reprit Paul, je puis vous prouver que je ne dis que l'exacte vérité. Je suis venu chez vous parce que M. de Ganges m'y a envoyé. Comment aurais-je su votre adresse, s'il ne me l'avait pas donnée? Je n'ai pas pu la demander à M. de Servon, qui me prenait et qui me prend encore pour votre mari.

—Mort!… il est mort!… murmura la marquise en cachant son visage dans ses mains gantées.

—M. de Ganges a fait plus que de m'envoyer à vous. Il m'a raconté sa vie.

—Que dites-vous? demanda madame de Ganges stupéfaite.

—Toujours la vérité, madame. La querelle a commencé dans un bal, près du carrefour de l'Observatoire, et s'est vidée aux fortifications. J'ai fait ce long trajet à côté de M. de Ganges et en causant avec lui. C'est ainsi que j'ai reçu de lui des confidences que je n'avais pas provoquées.

—Comment a-t-il pu vous choisir pour les entendre, vous qui vous étiez emparé de son nom?

—Je lui ai dit qu'on m'avait fait la sotte plaisanterie de me le donner, et que je n'y étais pour rien. En vérité, je ne mentais pas. Il m'a cru, et, s'il n'y avait pas eu le soufflet, l'affaire se serait probablement arrangée… et j'aurais eu quelque mérite à pousser, comme je l'ai fait, à un accommodement, puisque sans ce duel fatal, vous ne seriez pas…

—Que vous a-t-il dit? interrompit la marquise.

—Son récit n'a été qu'une longue confession de ses torts envers vous. Il m'a dit qu'il s'était ruiné plusieurs fois, et qu'il avait abusé de votre bonté, sans jamais la lasser. Il m'a dit que depuis un an il n'a pas cessé de vous tromper en vous écrivant qu'il était en train de refaire sa fortune dans de grandes entreprises financières. C'était faux. Il était en dernier lieu à Monaco où il jouait et où, après avoir gagné une somme énorme, il a perdu jusqu'à son dernier louis. Il arrivait à Paris sans argent, et c'est la honte de vous avouer ce qu'il avait fait qui l'a empêché de se présenter, hier, à votre hôtel.

—Ah! c'est le coup de grâce! murmura madame de Ganges.

—Je dois ajouter, reprit Paul, qu'il se repentait de vous avoir offensée et qu'il m'a chargé de vous demander de lui pardonner le mal qu'il vous a fait. C'était là une mission qui ne me plaisait pas, vous le croirez sans peine, mais je ne pouvais pas refuser de l'accepter… et je m'en acquitte.

Abîmée dans sa douleur, ou tout au moins dans son émotion, la marquise semblait avoir été changée en statue. Pâle, immobile, le regard fixe, elle ne trouvait pas une parole à adresser à Paul Cormier, qui attendait.

—Qui donc l'a tué? demanda-t-elle lentement, comme si elle sortait d'un rêve.

—Un homme que vous connaissez, madame, répondit Paul. Il était avec moi, hier, au Luxembourg, quand je vous ai vue pour la première fois… et il a osé vous parler.

—Jean de Mirande! s'écria la marquise; lui, toujours lui!… c'était donc écrit qu'il troublerait encore une fois ma vie!

—Que voulez-vous dire, madame? demanda vivement Paul Cormier. Que vous a donc fait Mirande, avant de…

—A moi, rien, murmura la marquise; mais il a fait le malheur de… d'une personne à laquelle je m'intéresse… et vous venez m'apprendre qu'il a tué mon mari!…

—Qu'il ne connaissait pas, même de nom. Je l'ai interrogé après le duel et il m'a affirmé qu'il n'avait jamais entendu parler de M. de Ganges.

Cette assurance ne parut pas déplaire à la marquise et Paul reprit vivement:

—Vous le voyez, madame… c'est la fatalité qui a tout fait… et dans ce malheur, vous pouvez du moins vous dire que vous ne serez pas compromise, car personne ne sait que l'homme qui a succombé dans ce duel était votre mari.

—On le saura… on trouvera sur lui des papiers… des cartes de visite… que sais-je?

—Rien, madame. M. de Ganges, avant le duel, m'a remis son portefeuille… Le voici, dit Paul, en le tirant de sa poche, pour le présenter à la marquise. Il porte une couronne et des armes gravées sur le cuir. Les reconnaissez-vous?

—Oui… ce sont les siennes, balbutia madame de Ganges.

—Ai-je besoin de vous jurer que je ne l'ai pas ouvert?

—Non… je vous crois… mais que va-t-il arriver, mon Dieu!… La justice poursuit les duellistes, quand le duel a causé la mort de l'un des combattants… vous serez interrogés… vous et votre ami… que direz-vous? La vérité, n'est-ce pas?… On vous demandera pourquoi vous aviez pris ce nom qui ne vous appartenait pas… et vous ne pourrez pas cacher ce qui s'est passé hier, chez mon amie, madame Dozulé… Ah! je suis perdue!

—Si on m'interroge, je ne parlerai pas de vous… Mirande non plus… par une excellente raison, c'est qu'il ignore que vous existez. Les trois autres témoins sont trois étudiants qui n'étaient pas présents au moment où M. de Ganges m'a grossièrement reproché de lui avoir volé son nom… Ils savent que ces messieurs se sont battus à propos d'un soufflet… Ils ne savent pas pourquoi ce soufflet a été donné. Ce n'est pas moi qui le leur apprendrai… et, d'ailleurs il n'est pas certain qu'on nous interrogera… personne ne nous a vus sur le terrain.

Paul oubliait, peut-être volontairement, la lettre du maître-chanteur, qui menaçait de le dénoncer. Il ne pensait qu'à rassurer la marquise et à tirer parti, pour entrer dans son intimité, de la bizarre situation que le plus étrange des hasards venait de leur créer.

Il sentait très bien que le moment eût été mal choisi pour lui parler encore de son amour, comme il n'avait pas craint de le faire avant de lui annoncer qu'elle était veuve, mais il constatait déjà que si la nouvelle de la mort tragique de M. de Ganges avait bouleversé la marquise, elle ne l'avait pas affligée outre mesure, car elle n'avait pas versé de larmes.

Et il lui savait gré de ne pas feindre une douleur que ne pouvait guère lui causer la lamentable fin d'un homme qui s'était presque vanté, avant de mourir, d'avoir été le plus détestable des maris.

Il espérait qu'une fois remise de l'émotion bien naturelle qu'elle venait d'éprouver, cette victime d'une union mal assortie comprendrait qu'elle aurait tort de faire un éclat et il se préparait à lui proposer, en temps et lieu, le modus vivendi que lui avait suggéré sa cervelle d'amoureux.

Il attendait toujours qu'elle prît ce portefeuille qui, à vrai dire, lui brûlait les doigts.

On a beau ne pas être sentimental à l'excès, on ne garde pas volontiers sur soi les reliques d'un homme qu'on a vu tomber, frappé à mort, dans un duel dont on a été la cause première.

Et, de son côté, la marquise répugnait évidemment à toucher ce legs de son indigne mari.

Paul Cormier se décida enfin à le placer sur le banc où elle était assise quand il avait paru dans le jardin.

Il pensait bien qu'elle ne l'y laisserait pas et il tenait à s'en débarrasser le plus tôt possible.

—Vous ne m'accuserez plus de mentir, dit-il doucement, et maintenant que j'ai rempli la pénible mission qui m'a été imposée, je vous supplie, madame, de me faire connaître votre volonté. A tout ce que vous me commanderez, j'obéirai, quoi qu'il m'en puisse coûter. Dans la situation où les événements nous ont placés, c'est à vous de donner des ordres. Et je vous demande en grâce de ne penser qu'à vous en prenant une décision. Peu importe ce qu'il m'arrivera, pourvu que vous n'ayez pas à souffrir des conséquences de ce duel.

—Souffrir! répéta tristement la marquise, voilà des années que je souffre… il ne peut rien m'arriver de pis que de vivre comme j'ai vécu depuis que je me suis mariée. Si vous saviez!…

—Je sais. Croyez-vous donc que je ne devine pas qu'on vous a sacrifiée à un homme que vous n'aimiez pas et qui a fait de vous une martyre… s'il ne me l'a pas dit, il m'en a dit assez pour que je ne le plaigne pas… c'est Dieu qui l'a puni… et c'est vous que je plains… vous pour qui je mourrais avec joie, si ma mort pouvait vous épargner un chagrin… vous que…

La marquise arrêta d'un geste la déclaration brûlante que Paul avait sur les lèvres.

—Pas un mot de plus, lui dit-elle d'une voix ferme. Je vous crois, mais je ne dois pas vous écouter. Je subirai mon sort sans murmurer… et je compte que vous n'aurez pas moins de courage que moi.

—Est-ce à dire que vous persistez à me défendre de vous revoir?

Et comme madame de Ganges se taisait:

—C'est impossible! s'écria Paul. Comment feriez-vous? Que diriez-vous à vos amies… à vos amis… à ce monde où vous vivez et où j'ai été présenté sous le nom de votre mari? Espérez-vous leur persuader que je suis retourné à l'étranger?… Ils s'apercevraient bien vite que je n'ai pas quitté Paris… je me suis déjà trouvé face à face avec M. de Servon dans un lieu où je ne devais pas m'attendre à le rencontrer…

—C'est moi qui partirai… je m'éloignerai de la France… je vous l'ai déjà dit.

—Mais j'y resterai, moi. Que dirai-je à ceux qui me parleront de vous? Faudra-t-il que j'échafaude des mensonges pour tâcher de leur expliquer ce chassé-croisé du marquis et de la marquise de Ganges? Ils ne me croiraient pas… ils sauraient bientôt la vérité… on dirait partout que j'ai été votre amant… et que nous avons à nous deux, inventé cette supercherie… ils ne vous pardonneraient pas de vous être moquée d'eux.

—Pourquoi ne leur diriez-vous pas tout simplement la vérité?… que vous m'avez suivie, que vous êtes entré chez madame Dozulé, en même temps que moi qui ne vous avais pas vu… et que l'erreur d'un valet de pied a fait tout le mal…

—Ils me croiraient encore moins.

—Mais rien ne vous oblige à les voir, vous n'avez qu'à reprendre la vie que vous avez toujours menée. Pour eux, le quartier que vous habitez est aussi loin que la Chine. Vous y avez rencontré M. de Servon par un de ces hasards qui n'arrivent pas deux fois.

—J'avais bien compris… vous ne voulez plus me connaître… je vous gêne, murmura Paul Cormier.

—Je n'ai pas dit cela, répliqua vivement la marquise.

—Vrai?… vous ne me chassez pas? merci!… oh! merci!… alors, il n'y a qu'un moyen… un seul… c'est de rester comme nous sommes.

—Je ne comprends pas.

—Pourquoi ne continuerais-je pas à passer pour votre mari? demanda Paul, emporté par son ardeur amoureuse, au point de ne pas s'apercevoir de l'énormité de la proposition qu'il osait faire à la marquise.

—D'abord, parce que c'est impossible. A la rigueur, mes amis pourraient s'y laisser prendre; mais les vôtres?… mais votre mère?… car vous avez encore votre mère, vous me l'avez dit… Comment leur persuaderez-vous que vous n'êtes plus vous-même?… Cesserez-vous de les voir?…

—Non… Mais je les verrai moins souvent… Je ne dîne chez ma mère qu'une fois par semaine… le dimanche… elle ne vient presque jamais chez moi… et elle ne me demande pas de lui rendre compte de ce que je fais.

—Encore votre mère, reprit la marquise, serait-elle bien étonnée et probablement très affligée si elle venait à apprendre que son fils va dans le monde sous un faux nom et porte un titre qui ne lui appartient pas. J'admets qu'elle n'en saura rien, mais M. de Mirande, votre ami intime, comment pourrait-il ignorer que vous vivez en partie double?… Étudiant sur la rive gauche et marquis sur la rive droite…

—Paris est si grand! murmura Paul, à bout d'arguments.

—Oui, Paris est immense, mais tout y arrive… vous en avez eu la preuve hier, puisque vous avez trouvé sur votre chemin M. de Servon. Et si vos camarades venaient à découvrir que vous vous faites passer pour le marquis de Ganges, de quoi ne vous accuseraient-ils pas!… Convenez donc, monsieur, que votre projet est fou, si tant est que vous l'ayez conçu sérieusement.

Paul baissa la tête et ne trouva rien à répondre.

—Ce n'est pas tout, reprit madame de Ganges; alors même qu'il serait praticable, je ne me prêterais pas à une imposture… je ne trouve pas d'autre mot pour qualifier le plan de conduite que vous me proposez d'adopter.

—Vous préférez me désespérer!

—Non, monsieur. Seulement, je veux rester maîtresse de mes actions. Je ne sais ce que vous pensez de moi, mais je vous prie de croire que j'ai toujours été irréprochable.

Mon mari, lui-même, mon mari qui m'a fait tant de peines, me rendrait cette justice, s'il vivait encore.

—Il me l'a dit avant de mourir.

—Vous devez donc comprendre que je ne puis ni ne dois rester avec vous dans les termes où nous a mis la méprise d'un domestique. Je suis décidée à dire la vérité à mon amie madame Dozulé. Elle a assisté à la scène et je lui expliquerai qu'un manque de présence d'esprit m'a empêchée de rectifier immédiatement l'erreur.

Elle rira de l'aventure et elle se chargera de la présenter sous son véritable jour à ses invités d'hier.

—Dieu sait ce qu'ils penseront de moi, murmura l'étudiant.
Qu'importe?… tout ce que vous ferez sera bien fait, madame.

—Je serais désolée que vous eussiez à souffrir de ma franchise, mais je ne puis agir autrement. Je ferai, d'ailleurs, en sorte de prendre sur moi la responsabilité de ce désastreux malentendu. Personne n'aura rien à vous reprocher. Il aura, du reste, duré si peu de temps qu'il ne saurait avoir de bien graves conséquences.

—S'il en a, je les supporterai, quelles qu'elles soient… pourvu que vous ne me défendiez pas de vous revoir.

—Plus tard, peut-être… mais vous sentez comme moi que pendant un temps nos relations doivent cesser.

—Si j'étais sûr qu'elles ne seront qu'interrompues?…

—Je ne puis rien vous promettre. La catastrophe que vous venez de m'annoncer va bouleverser ma vie et je ne sais pas encore quel parti je prendrai… je n'ai même pas la certitude que je suis veuve…

—Si vous ne l'étiez pas, je ne vous aurais pas parlé comme je viens de le faire… Mais M. de Ganges est tombé sous mes yeux et je vous ai apporté la preuve qu'il est mort, dit Paul Cormier, en montrant du doigt le portefeuille auquel la marquise n'avait pas encore osé toucher.

Il était resté sur le banc ce portefeuille armorié et elle ne pouvait pas douter qu'il eût appartenu à son mari.

—Ouvrez-le, madame, reprit Paul, vous y trouverez certainement des papiers qui ne vous laisseront pas de doutes.

La marquise ne semblait pas pressée de suivre le conseil que lui donnait l'amoureux qui aspirait à remplacer son mari. Peut-être s'y serait-elle décidée, mais son garde du corps se montra tout à coup. Au lieu de prendre l'objet, elle se plaça de façon à l'empêcher de le voir et elle l'interrogea des yeux.

L'homme noir comprit la signification du regard qu'elle lui lança, car il répondit comme si elle lui eût adressé la parole:

—C'est le valet de chambre de M. de Servon qui apporte une lettre pour M. de Ganges. J'ai eu beau lui dire que M. de Ganges n'est pas encore arrivé. Il prétend que son maître l'a vu hier.

La marquise changea de visage et Paul Cormier comprit.

Le vicomte envoyait les huit mille francs qu'il avait perdus sur parole à M. de Ganges qui les lui avait gagnés.

—Il paraît que la lettre contient de l'argent, reprit le chevalier noir et que c'est très pressé.

La situation se corsait encore. Le domestique de M. de Servon attendait une réponse et ce n'était pas à Paul Cormier de la lui donner. La marquise ne pouvait pas faire moins que de s'en charger.

—Dites-lui que M. de Ganges n'est pas là et que je ne reçois pas les lettres adressées à mon mari, répondit-elle, après un silence.

—Bien. Je vais le congédier, dit l'impassible personnage.

Et il tourna les talons en pivotant tout d'une pièce, militairement, comme un soldat qui vient de faire son rapport à son supérieur.

Paul le laissa s'éloigner avant de dire à demi-voix:

—C'est à moi que cette lettre était destinée.

—A vous! s'écria la marquise.

—Oui, madame. Depuis la partie de baccarat chez madame Dozulé, M. de
Servon est mon débiteur.

—Et c'est chez moi qu'il envoie la somme qu'il vous doit!

—Naturellement, puisqu'il croit la devoir à M. de Ganges.

La marquise tressaillit. C'était le premier effet de l'erreur du valet de pied de madame Dozulé et elle pouvait maintenant mesurer ce que cette fatale méprise allait lui coûter.

—Il reviendra l'apporter lui-même, cette somme, continua avec intention Paul Cormier qui ne désespérait pas encore d'amener la marquise à accepter son projet de rester dans le statu quo; et vous en verrez bien d'autres. C'est la conséquence forcée de ce qui s'est passé chez votre amie.

—Vous avez raison, monsieur, dit-elle; la situation où nous nous trouvons tous les deux est intolérable. Je n'ai que deux partis à prendre: ou dire la vérité, ou quitter Paris et n'y jamais revenir. J'ai besoin de réfléchir avant de me décider, et je désire être seule.

C'était un congé en bonne forme, et la marquise le signifia d'un ton si ferme que son amoureux comprit qu'il n'avait qu'à se retirer.

—Je vous obéis, madame, dit-il tristement.

Il se flattait que pour adoucir cette injonction, elle allait lui tendre la main, mais elle ne la lui offrit pas plus que la veille, au moment où il l'avait quittée tout près du rond-point des Champs-Elysées.

Elle la retira même, comme si elle eût craint qu'il ne la prît, sans sa permission.

Décidément, cette marquise n'aimait pas les contacts, même du bout des doigts.

Après ce refus, presque décourageant, Paul Cormier n'avait plus qu'à s'en aller, sans ajouter un mot à ce qu'il avait dit.

Ainsi fit-il, très mortifié et très mécontent du résultat de sa première visite à la marquise de Ganges.

En traversant la cour qui précédait le jardin, il y retrouva l'homme habillé de noir, cet étrange personnage qui se tenait à l'écart pour apparaître de temps en temps comme la statue du Commandeur.

Paul savait maintenant que ce garde du corps n'était pas un simple domestique, mais il n'eut pas la moindre envie de le saluer en passant et il crut voir que ce chevalier de la dame de l'avenue Montaigne le regardait d'un air soupçonneux.

Il se demandait sans doute ce que ce jeune homme était venu faire chez madame de Ganges, et c'était bien la preuve qu'elle n'avait pas jugé à propos de lui parler de ses aventures à la sortie du Luxembourg et chez la baronne Dozulé.

Peu importait du reste à Paul Cormier, mais il ne fut pas plutôt hors de l'hôtel, qu'il lui arriva, comme la veille, en descendant de voiture aux Champs-Elysées, d'envisager la situation sous un tout autre aspect.

La veille, après le voyage en fiacre, il s'était repenti de s'être laissé trop facilement éconduire et maintenant il apercevait dans le langage et dans l'attitude de la marquise des côtés qui le choquaient.

—Elle n'a pas sourcillé quand je lui ai annoncé que son mari avait été tué, cette nuit, se disait-il en s'acheminant vers le véhicule numéroté qui l'attendait à vingt pas de la porte de l'hôtel; je sais bien que ce mari était un chenapan et que sa mort la débarrasse de lui. J'ai trouvé tout naturel qu'elle ne jouât pas la comédie en faisant semblant de se désoler, mais à défaut de larmes, elle aurait pu montrer de l'émotion, ne fût-ce que par convenance… et c'est tout au plus si elle a été troublée un instant. Elle s'est mise tout de suite à examiner avec moi les conséquences de cette mort… en ce qui la touche personnellement, car elle ne s'est pas beaucoup inquiétée de savoir comment j'allais me tirer de ce mauvais pas. Et pourtant, si on poursuit les acteurs du duel, c'est Mirande et moi qui paierons les pots cassés.

Cette marquise ne s'est pas seulement informée de ce qu'était devenu le corps du malheureux que nous avons laissé étendu sur l'herbe d'un bastion du boulevard Jourdan. Je commence à croire qu'elle n'a pas de coeur.

Il était temps du reste que Paul pensât à ses propres affaires qui pouvaient très mal tourner, surtout depuis qu'il avait reçu la lettre anonyme où un gredin le menaçait de le dénoncer à la Justice.

Il y allait de son repos; presque de son honneur, car un duel nocturne, suivi de l'abandon du cadavre, devait forcément donner lieu à une instruction criminelle, et quoiqu'il ne fût pas le plus compromis, il risquait certainement de passer en cour d'assises ou en police correctionnelle, ce qui eût été bien pis, car les jurés acquittent presque toujours les duellistes que les magistrats condamnent très volontiers.

Et ne sachant pas du tout comment il fallait s'y prendre pour parer à ce danger on tout au moins pour l'atténuer, il ne pouvait mieux faire que d'aller prendre l'avis de son ami Bardin.

Il dit donc au cocher qui l'avait amené, avenue Montaigne, de le conduire au boulevard Beaumarchais, au coin de la rue Saint-Claude, où s'embranche la rue des Arquebusiers.

Il aurait bien pu profiter de l'occasion pour aller voir sa mère, puisque la rue des Tournelles est à deux pas, mais il craignait qu'elle ne remarquât l'état d'agitation où l'avaient mis les événements qui venaient de se succéder, événements dont l'entretien avec madame de Ganges n'était pas le moins troublant.

Il était donc décidé à ne voir, ce jour-là, que le vieil avocat, et pendant le trajet, il prépara la consultation qu'il allait chercher au Marais.

Il ne se souciait pas de dire du premier coup toute la vérité à Bardin. Il voulait d'abord tâter le terrain en lui demandant ce qu'il penserait d'un cas analogue au sien; s'il conseillerait à un homme compromis, en pareille occasion, de se tenir coi ou d'aller, au contraire au-devant de l'action judiciaire, en déclarant spontanément qu'il avait pris part à la rencontre et quelle part il y avait prise.

Il ne pouvait guère en dire davantage, car il n'était pas en cette affaire le principal intéressé.

Mirande était plus exposé que lui puisqu'il avait tué de sa main le marquis de Ganges. Paul n'avait donc pas le droit de prendre un parti sans l'approbation préalable de son ami, lequel, à l'heure qu'il était, devait dormir encore.

Paul projetait de se transporter chez lui, après avoir recueilli l'opinion du père Bardin et de décider d'un commun accord avec Jean ce qu'il convenait de faire dans le cas épineux où ils s'étaient mis.

Les trois autres étudiants ne comptaient pas: des gamins qui avaient assisté à la rencontre, par hasard, et auxquels on ne pouvait reprocher que d'avoir agi comme des étourneaux.

Le projet était sage, mais entre la conception et l'exécution, il y a toujours, place pour des incidents imprévus.

En descendant de voiture, rue Saint-Claude, Paul se trouva nez à nez avec l'avocat qui trottinait, à pas pressés, et qui lui dit:

—Comment! c'est encore toi!… dans mon quartier à l'heure de ton cours de droit administratif!… et puis, tu ne vas donc plus qu'en carrosse maintenant?…

—J'allais chez vous… pour vous parler d'une affaire… balbutia Paul, assez contrarié.

—Tu m'en parleras une autre fois… aujourd'hui, je n'ai pas de temps à perdre et je ne vais pas remonter mes trois étages pour t'entendre…

—C'est que… je ne puis pas remettre à un autre jour…

—Je n'imagine pas ce que tu peux avoir à me dire de si urgent, mais puisque tu tiens tant à causer avec moi, tu n'as qu'à m'accompagner; nous causerons en marchant.

—Qu'à cela ne tienne, mon cher monsieur Bardin. Je ne vous demande qu'une minute pour renvoyer mon fiacre.

Paul, paya au cocher le double de ce qu'il lui devait, pour se dispenser d'attendre qu'il lui rendît la monnaie, et revint dire au vieil ami de sa mère:

—Maintenant, me voilà prêt à vous suivre où il vous plaira de me mener pourvu que vous m'écoutiez. Où allez-vous?

—Au Palais de Justice.

—Bon! ce n'est pas tout près d'ici; j'aurai le temps de vous conter ce qui m'amène.

—N'importe!… sois bref!… et surtout sois clair!… mais avant de commencer, laisse-moi t'apprendre une nouvelle qui te fera plaisir.

—Tout ce que vous voudrez, monsieur Bardin.

—Il s'agit de mon fils. Je t'ai dit souvent qu'il ne lui fallait qu'un beau crime à instruire pour se faire connaître… pour sortir du rang… un de ces crimes dont tous les journaux s'occupent et qui mettent en lumière les talents d'un juge…

—Parfaitement… et j'ai toujours pensé que cette chance lui viendrait tôt ou tard.

—Hum!… elle s'est fait attendre… et l'avancement de ce pauvre Charles s'en est ressenti… si on ne regardait qu'au mérite, il devrait être déjà conseiller à la cour… mais enfin, il tient son crime.

—Bravo! dit Paul, qui souriait sous sa moustache de l'enthousiasme paternel du vieil avocat. Alors, il est corsé, ce crime?

Combien de cadavres?

—Un seul, répondit Bardin sans s'apercevoir que l'étudiant se moquait un peu de lui; mais la victime appartient aux classes élevées de la société… et le vol n'y est pour rien, car on a trouvé de l'argent dans les poches du mort.

—Une vengeance, alors?

—Probablement… et apprends pour ta gouverne que ces crimes-là passionnent toujours le public parisien… d'abord, parce qu'ils sont plus rares… et puis, parce qu'on cherche la femme.

—Ah! il y a une femme dans l'affaire?

—Je le parierais, mais je n'en sais rien encore. Charles vient de m'écrire un mot pour m'annoncer qu'on venait de le charger d'instruire et qu'il courait au Palais… Il ne me donne pas de détails… mais j'en aurai… j'ai pensé tout de suite à aller le trouver dans son cabinet pour lui faire mon compliment, et j'y vais de ce pas.

—Il est donc tout récent, ce crime?… Les journaux n'en disent rien.

—Il est de cette nuit.

—Ah! murmura Paul, à qui cette indication mettait déjà, comme on dit, la puce à l'oreille.

—Oui… le corps de l'homme assassiné a été trouvé, vers cinq heures du matin, par des maraîchers qui conduisaient leurs charrettes aux Halles.

—Dans quel quartier? demanda vivement Cormier.

—Charles ne me le dit pas. Je suppose que c'est près d'une des barrières de Paris… sur le chemin des voitures qui viennent de la banlieue?… quelle banlieue?… je l'ignore et ça m'est égal… à toi aussi, je suppose.

—Oh! complètement égal, s'empressa de répondre Cormier qui ne disait pas ce qu'il pensait, car cet exposé incomplet commençait à l'inquiéter sérieusement.

—L'important, c'est que l'affaire profite à l'avancement de Charles et je suis sûr qu'il l'éclaircira, quoiqu'elle soit, paraît-il, très mystérieuse. Mais en voilà assez là-dessus… Expose-moi la tienne… De quoi s'agit-il?

Paul n'était pas pressé de s'expliquer. Avant ce dialogue où le vieil avocat avait eu la parole presque tout le temps, il ne se serait pas fait prier. Il aurait abordé tout droit la question et il n'aurait pas été embarrassé pour la présenter de façon à ne pas éveiller l'attention de cet excellent Bardin. Maintenant, il ne savait plus comment s'y prendre, car il entrevoyait que le beau crime sur lequel le bonhomme fondait l'espoir de la fortune judiciaire de son fils pouvait bien n'être que le meurtre du marquis.

Consulter le père du juge d'instruction, c'était pour ainsi dire, se jeter dans la gueule du loup.

Il fallait pourtant parler, sans quoi Bardin se serait figuré que Paul avait voulu le mystifier et il aurait mal pris la chose.

L'ami de Jean de Mirande espéra s'en tirer en se tenant dans les généralités d'une consultation vague.

—Voici, dit-il, en cherchant à prendre un ton dégagé. Un de mes camarades s'est trouvé fourré dans une bagarre où on s'est fortement cogné. On a échangé des horions…

—Ils vont bien, tes camarades! Ça se passait, naturellement, au quartier Latin?

—Mon Dieu, oui. Les batailles n'y sont pas rares… mais celle-là a mal fini. Il y a eu des éclopés. Il paraît même qu'un des combattants est resté sur le carreau.

—C'est joli!… et sans doute, c'est un de tes amis qui a fait ce coup?

—Il le craint.

—Comment, il le craint!… il a donc assommé un homme sans s'en apercevoir?

—Dame!… vous comprenez… dans une mêlée…

—Tu me la bailles belle avec ta mêlée! Enfin, qu'est-ce que tu veux de moi?… ce n'est pas pour me raconter cette équipée que tu t'es fait conduire dare-dare rue des Arquebusiers.

—Mais, si. Je voulais vous demander un conseil.

—Tu en étais donc, de la rixe?

—J'y ai assisté, comme beaucoup d'autres.

—Et après… quand il y a eu un mort et des blessés, tout le monde s'est sauvé… tous ceux qui ont pu, s'entend.

—C'est à peu près cela. On n'a arrêté personne. Et je venais vous consulter, cher monsieur.

—Sur quoi!… ce cas ne me paraît pas rentrer dans ma spécialité.

—Mais, si… puisqu'il s'agit de faits qui pourraient donner lieu à des poursuites.

—Au lieu d'employer le conditionnel, tu devrais dire: qui donneront lieu. Il y a eu mort d'homme. L'affaire ne peut pas en rester là. Mon fils, depuis qu'il est juge, en a instruit vingt de la même catégorie. Elles ne sont pas très graves, mais elles aboutissent toujours à des mois ou à des années de prison. Ton doux ami peut s'attendre à en goûter, s'il est pris.

—Il ne l'est pas, jusqu'à présent… et c'est précisément sur ce point que je voudrais avoir votre avis. Doit-il se présenter chez le commissaire du quartier et lui raconter, pour sa justification, comment cette querelle s'est engagée… ou bien laisser la police chercher les coupables?…

—C'est sérieusement que me tu poses cette question?

—Mais, oui. C'est un cas de conscience que je vous soumets.

—Va te promener avec ton cas de conscience et médite sur le fameux mot du président de Harlay: «Si on m'accusait d'avoir volé les cloches de Notre-Dame, je commencerais par me mettre à l'abri…»

—Vous ne conseillez pas à mon ami de se sauver à l'étranger, je suppose?

—Non, mais je lui conseille de se tenir tranquille. On n'est pas forcé de se dénoncer soi-même, et les juges ne doivent pas s'en rapporter à la déclaration de celui qui se dénonce. C'est un axiome du droit criminel que tu devrais connaître… nemo creditur

—Je sais le reste. Alors, vous êtes d'avis que mon ami aurait tort de se livrer?

—Il faudrait qu'il fût fou… et tu peux lui signifier de ma part qu'il fera très bien de faire le mort… d'autant que s'il se déclarait, tu serais compromis très probablement… C'est ta maman qui ne serait pas contente!

Au fond, Paul était bien de l'avis du vieil avocat et il n'était pas fâché de l'entendre lui conseiller de s'abstenir.

Il crut pourtant devoir insister en disant:

—Alors, décidément, vous, jurisconsulte émérite, vous pensez qu'il vaut mieux laisser aller les choses?

—Ce n'est pas le jurisconsulte qui te parle, c'est l'ami de ta mère… et tout homme de bon sens te parlera comme moi. Si tu en doutes, il y a un moyen de t'assurer que je suis dans le vrai.

—Lequel?

—Consulte un magistrat.

—Y pensez-vous?

—Un magistrat qui te connaît et qui te croit incapable d'une vilaine action. Je vais au Palais voir mon Charles. Profite de l'occasion. Monte avec moi jusqu'à son cabinet.

—Comment! s'écria Paul, vous me proposez d'aller consulter votre fils sur une affaire qu'il pourrait avoir à instruire! Jamais de la vie! Il croirait que je me moque de lui, et il me mettrait à la porte.

—Non, puisque je serai avec toi, dit Bardin. Charles sera au contraire très sensible à une marque de déférence de ta part… d'autant plus que tu n'as pas toujours été bien pour lui… tu évites de le rencontrer et quand tu te trouves avec lui, tu affectes de ne lui parler que par ricochet… de bricole, comme on dit au billard.

—C'est par respect… vous comprenez… il est magistrat… juge au tribunal de la Seine… et je ne suis qu'un pauvre diable d'étudiant…

—Pas si pauvre, puisque ta mère te laissera six cent mille francs… tandis que moi, je ne laisserai pas grand'chose à Charles. Mais la question n'est pas là. Tu me donnes de mauvaises raisons et tu ferais mieux de me dire la vérité. Charles ne te va pas parce qu'il est trop sérieux et trop sage pour plaire à un garnement de ton espèce. Tu te figures sans doute que l'antipathie est réciproque. Tu te trompes absolument. Il ne m'a jamais dit que du bien de toi et je sais qu'il apprécie fort ton esprit et ta gaîté.

—Je ne l'aurais pas cru, mais je suis ravi de l'apprendre. Si je ne le recherche pas beaucoup, c'est à cause de la différence d'âge et de situation. Et, pour l'affaire en question, je craindrais, en la lui soumettant, de le mettre dans un terrible embarras… pensez donc!… demander à un juge si je ferais bien de me soustraire à l'action de la justice!… ce serait raide.

—Tu ne t'adresseras pas au juge; tu t'adresseras à l'homme. Il te donnera son avis tout comme s'il n'avait jamais porté la robe et je ne doute pas que cet avis soit conforme au mien. Je t'autorise du reste à le lui répéter ce que je viens de te dire sur ton cas et je le lui répéterai moi-même. Allons! viens! Ça me fera plaisir de te voir échanger une poignée de mains avec Charles et je suppose que tu tiens à être agréable au plus ancien ami de ta mère.

Paul protesta d'un geste, et le vieil avocat reprit malicieusement:

—D'abord, tu as intérêt à me ménager… à cause de l'héritière…

—Quelle héritière?

—La fille aux six millions? As-tu déjà oublié l'histoire que j'ai racontée hier en dînant?

—Non… mais je n'y pensais plus.

—Il faut y penser. Je me suis mis en tête de te faire épouser cette orpheline.

—Pourquoi pas plutôt à votre fils?

—Parce qu'elle n'a pas vingt ans et que Charles en aura bientôt quarante. Elle ne voudrait pas de lui… et d'ailleurs, mon fils n'a pas besoin d'une femme six fois millionnaire. Il ne saurait que faire de tant d'argent, tandis que toi, avec les goûts que je te connais, tu ne trouverais pas que c'est trop.

—Je ne suis pas si ambitieux.

—Peut-être, mais tu es si dépensier!… bref, tu as tort de ne pas prendre au sérieux le projet dont je t'ai parlé. Tiens! je parie que tu n'as seulement pas songé à prier ton ami de te renseigner sur la famille dont je t'ai cité le nom.

—Un nom que je n'ai pas retenu…

—Un nom de ce pays là… un nom qui rime avec Camargue…

—Bon! Je me souviens… Marsillargues… j'avoue que je ne me suis pas rappelé la recommandation que vous m'aviez faite.

—Tu as pourtant, je suppose, vu hier soir ton camarade?

—Je l'ai rencontré à la Closerie des Lilas, mais…

—Vous avez eu autre chose à faire que de causer du Languedoc, je le pense bien… et à propos de ce Mirande, est-ce que?… mais oui, parbleu!… c'est lui, n'est-ce pas, qui s'est mis dans ce joli pétrin?… et c'est pour lui que tu es venu me consulter?… l'assommeur, c'est lui.

—Je vous assure que non, répondit vivement Cormier.

Bardin en pensa ce qu'il voulut et n'insista pas. Il avait pris le bras de son jeune ami et il comptait ne pas le lâcher avant de l'avoir mis en présence de son fils, à seule fin de les raccommoder.

Paul se laissait emmener et il était très perplexe. Il regrettait fort de s'être tant avancé, mais il sentait qu'il ne pouvait plus reculer, sous peine de gâter son affaire. Bardin aurait pu croire qu'il avait sur la conscience un véritable crime et Bardin, vexé, aurait très bien pu faire part à son fils des confidences incomplètes que Paul Cormier lui avait faites, pendant le trajet de la rue des Arquebusiers au boulevard du Palais où ils arrivaient en ce moment.

Paul se disait aussi qu'il ne risquait pas grand'chose à accompagner Bardin père jusque dans le cabinet de Bardin fils qui était certainement un galant homme, incapable d'abuser de la situation. Paul pensait même qu'il y pourrait gagner de savoir à quoi s'en tenir sur l'affaire criminelle que ce juge était chargé d'instruire. Le père ne manquerait pas d'en parler au fils, en présence de Paul, et le fils se laisserait aller à donner des détails. Paul, renseigné, pourrait arrêter un plan de conduite en connaissance de cause et dût-il se décider plus tard à confesser la part qu'il avait prise à la mort du marquis, rien ne l'obligerait à déclarer la vérité avant de s'être consulté avec Jean de Mirande.

—Nous y voilà, dit le vieil avocat, en poussant Cormier sous une voûte qui aboutit à une cour. Nous n'avons plus qu'à monter deux étages. Tu n'es jamais entré dans un cabinet de juge instructeur?

—Jamais, Dieu merci!

—Pourquoi, Dieu merci?… Les plus honnêtes gens peuvent y être appelés comme témoins et même comme prévenus, quoique ce soit plus fâcheux. Tous les prévenus ne sont pas des coupables. Tu vas voir que ça t'amusera… nous allons rencontrer dans les couloirs des types curieux et des figures cocasses.

—Quoi! voilà que maintenant vous blaguez la magistrature!

—Tu ne comprends pas. Je parle des gens appelés à déposer. On en voit de toutes les couleurs, sans parler des avocats qui rôdent par les corridors. Il y en a qui ont de bonnes têtes.

Montons! Charles doit être arrivé. Tâchons de le voir avant qu'il ait commencé à entendre les témoignages. Si nous tardions, nous pourrions le déranger.

Paul Cormier se laissa guider par le père Bardin, à travers un dédale d'escaliers et de couloirs où stationnaient des Gardes de Paris, et où passaient des individus des deux sexes qui ne payaient pas de mine.

Il y en avait d'assis sur des bancs fixés au mur, attendant leur tour de comparaître devant le juge qui les avait fait citer.

Maître Bardin connaissait tous les détours de ce labyrinthe et il conduisit tout droit son jeune ami à la porte du cabinet de son fils, gardée par un planton, auquel il donna sa carte en le priant de la remettre immédiatement au juge d'instruction.

Pendant que le soldat la portait, Paul eut le temps de remarquer, parmi quelques autres témoins qui faisaient antichambre, un homme assez convenablement vêtu qui le regardait beaucoup, comme s'il eût été surpris de le voir là.

—Sois gentil avec Charles, dit à demi-voix le père Bardin, quand le planton revint les chercher pour les introduire dans le cabinet du juge.

Le vieil avocat entra le premier. Son fils, en le voyant, vint à lui, les deux mains tendues, laissant là un monsieur avec lequel il causait, debout. Sa figure rayonnait, à ce magistrat. Elle se rembrunit un peu, quand il aperçut Paul Cormier, mais il ne reçut pas mal ce visiteur inattendu.

Le juge lui demanda affectueusement des nouvelles de sa mère et le pria de s'asseoir, en attendant qu'il eût fini avec le monsieur qui les avait précédés dans le cabinet.

Ce ne fut pas long. Il emmena son interlocuteur dans un coin, échangea avec lui quelques mots à voix basse et le reconduisit jusqu'à la porte.

Puis, revenant à son père, il lui dit joyeusement:

—Vous venez me féliciter, n'est-ce pas?… je crois que je tiens une affaire intéressante. Et vous avez bien fait de venir de bonne heure… j'ai je ne sais combien de témoins à entendre, et mon greffier n'est pas encore arrivé… nous avons donc le temps de causer un peu, avant que j'entame les interrogatoires.

Et vous, mon cher Paul, par quel heureux hasard avez-vous accompagné mon père? Venez-vous aussi me complimenter? demanda en souriant le juge d'instruction.

Charles Bardin avait l'air sévère qui convient à un magistrat, mais sa voix était sympathique comme sa physionomie.

—Ce n'est pas tout à fait ça, dit en riant le vieil avocat. Je l'ai rencontré à ma porte comme je sortais pour venir te voir. Il avait une consultation à me demander. Je l'ai emmené avec moi, je la lui ai donnée en chemin et j'y ai ajouté un conseil qu'il hésite à suivre. Alors, je l'ai décidé à en appeler du père au fils… tu vas juger en dernier ressort.

—C'est bien de l'honneur que vous me faites. De quoi s'agit-il?

—En deux mots, voilà: hier soir, au quartier, grande bataille à la sortie de Bullier. Paul en était. On s'est fort assommé et il y a peut-être eu un tué.

—Diable!

—Ce serait grave, mais il n'est pas certain qu'il y ait eu mort d'homme. Les batailleurs se sont dispersés après la bataille. Paul a fait comme les autres. Il paraît qu'on n'a arrêté personne. Il n'aurait donc qu'à se tenir coi pour ne pas être inquiété. Mais il a été pris d'un scrupule et il est venu me soumettre son cas. Doit-il se présenter chez le commissaire de police et lui déclarer spontanément qu'il a pris part à cette rixe qui a si mal fini? Je lui ai conseillé de se tenir tranquille et je pense que tu es de mon avis.

—Comme magistrat, je me récuse, dit presque gaiement Charles.

—Ça va de soi… mais comme ami c'est une autre affaire, n'est-ce pas?… Note bien que si un des combattants est resté sur la place, ce n'est pas la faute de Paul qui est parfaitement sûr de n'avoir tué personne. Il craint que ce coup malheureux n'ait été porté par un de ses camarades… c'est très regrettable, mais je déclare en mon âme et conscience que Paul n'est pas tenu de dénoncer ce garçon.

—Ce qu'il y a de certain, c'est que les lois qui punissent la non-révélation ont été abrogées, répondit évasivement Charles Bardin.

—Et il faut voir les choses comme elles sont, reprit Bardin père; s'il s'agissait d'un assassinat… comme, par exemple, celui sur lequel on t'a chargé d'instruire… Paul aurait le devoir d'éclairer la justice; mais il s'agit d'une rixe entre ivrognes, ce qui est tout différent… coups et blessures ayant occasionné la mort sans intention de la donner… c'est l'affaire de la police de chercher les coupables.

—Mon cher père, vous plaidez si bien que je me rallie à votre opinion.

—Tu entends, Paul?… tu n'as qu'à ne pas bouger.

—C'est ce que je ferai, dit l'étudiant.

—Tâche surtout que ta mère ne sache rien. Si elle se doutait que tu t'es compromis dans une pareille bagarre, elle en ferait une maladie, la pauvre femme.

Ah! ça, j'espère bien que ton ami l'assommeur se tiendra coi aussi… et que s'il était arrêté, il ne s'aviserait pas de parler de toi.

—Je réponds que non.

—Alors, tu peux dormir sur tes deux oreilles.

—Je suis étonné de n'avoir pas entendu parler de cette affaire, dit Charles, moins optimiste que son père. Je sors du parquet et j'ai causé avec ces messieurs qui m'en auraient probablement dit un mot, s'ils l'avaient connue.

—Sans doute, ils n'ont pas encore reçu le rapport de la police. Ça s'est passé, hier soir… et ça n'a pas une grande importance en comparaison de l'autre… celle qu'on vient de te confier. Elle est grosse celle-là, hein? mon garçon.

—Très grosse et surtout très mystérieuse. Jusqu'à présent, nous n'avons pas un indice qui puisse nous mettre sur la trace de l'assassin. Vous m'avez trouvé tout à l'heure causant avec le chef de la Sûreté. Il venait m'annoncer que le corps vient d'être exposé à la Morgue.

—Ah! dit Paul, ce monsieur qui était là… c'est…

—Le chef de la Sûreté et il pense comme moi que le crime n'a pas été commis par un de ces bandits qui attaquent, pour les voler, les passants attardés dans les quartiers éloignés du centre. Le mort n'a pas été dévalisé… On a trouvé sur lui quelques pièces d'or. Ceux qui l'ont tué… car ils devaient être plusieurs… se sont contentés de le déshabiller… à moitié…

—Comment, à moitié? s'écria le vieil avocat.

—Ils ne lui ont laissé que son pantalon… le gilet et la redingote étaient jetés à côté du cadavre…

—C'est singulier. Les assassins n'ont pas coutume de perdre leur temps à débarrasser leurs victimes des vêtements qui les gênent. Pourquoi ceux-là ont-ils pris cette précaution?

—Je crois que j'ai trouvé l'explication du fait, dit Charles Bardin. Ils les ont enlevés pour les fouiller tout à leur aise. Ce n'était pas de l'argent qu'ils cherchaient; c'étaient des papiers… et ils les ont pris… la poche de la poitrine de la redingote avait évidemment contenu un portefeuille… ça se voyait aux plis de la doublure, m'a dit l'agent qui l'a examinée… elle bâillait, parce qu'elle était vide… et le portefeuille devait être gros.

—Bravo! s'écria le père. J'admire ta perspicacité.

Paul ne l'admirait guère. Il pensait au portefeuille que M. de Ganges lui avait confié avant le duel et il lui passait des frissons dans le dos.

—Alors, reprit le vieil avocat, tu supposes que ce malheureux avait sur lui des valeurs… des titres?…

—Ou des lettres compromettantes pour quelqu'un. On l'a tué pour les lui reprendre.

—Et il n'avait rien sur lui qui pût servir à le faire reconnaître? Par une carte de visite?

—Il en avait peut-être. Les assassins les ont fait disparaître, et ça se comprend. Si on savait qui il est, on parviendrait à savoir qui avait intérêt à le supprimer et on arriverait jusqu'à eux.

J'espère bien que j'y arriverai quand même. Ils n'ont pas pensé à emporter le chapeau. Or, sur la coiffe, il y a l'adresse du chapelier qui l'a vendu et une couronne de marquis.

Depuis que le juge avait commencé à exposer, avec une visible satisfaction, les précieux indices notés par les agents, Paul Cormier était sur des charbons ardents.

Tous les détails que donnait si complaisamment Charles Bardin se rapportaient si bien à l'affaire du duel nocturne que Paul ne doutait presque plus d'être tombé dans un guêpier en se laissant aller à consulter précisément le magistrat désigné pour l'instruction qui venait de s'ouvrir sur un meurtre encore inexpliqué. Mais enfin il n'en était pas sûr et il s'efforçait encore de se persuader à lui-même qu'il n'y avait là qu'une coïncidence fortuite.

Maintenant, il ne pouvait plus se faire la moindre illusion. C'était bien de la mort de M. de Ganges qu'il s'agissait. C'était même un plaisir que d'entendre ce grave magistrat, réputé comme habile, déraisonner à bouche que veux-tu, et prendre un duel pour un assassinat. Mais ces grosses erreurs n'empêcheraient pas qu'on parvînt à connaître la véritable personnalité du marquis de Ganges. L'adresse de son chapelier y suffirait.

—Le chapeau a été acheté à Nice, reprit le juge.

—Il l'a acheté en allant à Monte-Carlo, pensa Cormier, consterné.

Et cette histoire du portefeuille disparu achevait de le troubler. Sur ce point unique, Charles Bardin et le chef de la Sûreté avaient entrevu non pas la vérité, mais une partie de la vérité. Paul savait ou il était ce portefeuille qu'il venait de remettre à la marquise et il envisageait avec effroi les conséquences possibles de ce commencement de découvertes.

Il en était à se demander s'il ne ferait pas bien de parer au danger en disant tout de suite la vérité. Raconter le duel et le rôle qu'il y avait joué, c'eût été faire la part du feu. Il lui en coûterait de gros désagréments, mais, du moins, il n'aurait plus à redouter d'être accusé d'avoir commis un assassinat.

Il se serait peut-être décidé à entrer, comme on dit en style judiciaire, dans la voie des aveux—une voie semée d'épines et qui ne conduit pas toujours au salut ceux qui s'y engagent;—mais en se dénonçant, il eût été amené à dénoncer Mirande, et l'amitié lui fermait la bouche.

Il ne pensa plus qu'à mettre fin au supplice qu'il endurait, c'est-à-dire à prendre congé de ce juge qui, sans s'en douter, jouait avec le fils de la vieille amie de son père, comme un chat joue avec une souris.

Assurément, Charles Bardin n'essaierait pas de le retenir, car il devait avoir hâte de se mettre à sa besogne d'instructeur, et il avait donné son opinion sur le cas de l'étudiant.

Paul comptait sans le père Bardin, qui n'était pas encore las d'admirer la sagacité de son fils et qui l'aurait volontiers questionné deux heures durant, pour lui procurer de nouvelles occasions de mettre en évidence ses incomparables mérites.

—Mon cher enfant, lui dit-il avec effusion, tu seras conseiller, l'année prochaine. Maintenant, nous allons te laisser. Tu as déjà perdu assez de temps à m'écouter.

—Oh! il n'y a pas de mal… mon vieux greffier est en retard, comme toujours… je me propose même de lui déclarer que s'il continue à être inexact, je demanderai sa mise à la retraite. Et je ne sais pas encore si tous les témoins que je dois interroger sont arrivés.

—Quels témoins?… Personne n'a assisté au crime.

—Non, malheureusement. Je vais entendre les maraîchers qui ont trouvé le corps sur le boulevard Jourdan.

Cette indication aurait levé les derniers doutes de Paul Cormier, s'il lui était resté l'ombre d'un doute.

—Où ça se trouve-t-il ce boulevard-là?

—Aux fortifications, près de la porte de Montrouge. C'est tout bonnement le chemin de ronde auquel on a donné un nom de Maréchal de France. Et ce qu'il y a de curieux, c'est que l'homme a été tué, non pas sur le chemin, mais derrière une butte en terre qui se trouve au milieu d'un bastion. Sous quel prétexte a-t-on pu l'attirer là?

—Je me le demande, murmura le père Bardin.

Paul aurait pu renseigner le père et le fils, mais il n'avait garde. Seulement, leur aveuglement l'étonnait et il lui prenait des envies de leur crier: Comment ne devinez-vous pas qu'il a été tué en duel?… ce n'est pourtant pas la première fois qu'on se bat à Paris derrière un cavalier. On y est mieux caché qu'au bois de Vincennes.

—Du reste, reprit Charles Bardin, aujourd'hui, je ne ferai pas grand'chose. Cette première séance ne sera qu'un prologue… mon instruction ne se corsera qu'après que le cadavre aura été reconnu à la Morgue.

—Diable!… mais… s'il ne l'était pas?

—Il le sera. Il n'y a que les malheureux qui n'avaient ni feu ni lieu de leur vivant qu'on ne reconnaît pas sur les dalles de la Morgue. Ce mort devait avoir des amis… on a toujours quand on n'est pas dans la misère… et d'ailleurs le chapelier de Nice qui lui a vendu son chapeau me renseignera. Mais… permettez que je sonne pour savoir si mes maraîchers sont là.

—A ton aise, mon cher Charles… nous partons.

La porte du cabinet s'ouvrit; un garçon entra, appelé par le coup de sonnette, et répondit à l'interrogation du juge que les maraîchers en question attendaient depuis dix minutes.

Il ajouta qu'il y avait aussi là un homme qui n'avait pas reçu d'assignation, et qui demandait à être entendu, ayant, prétendait-il, à faire au magistrat instructeur une communication très importante et très urgente.

—Qu'il me la fasse par écrit, dit M. Charles Bardin. Quand j'en aurai pris connaissance, je verrai si je dois le recevoir, mais je vais d'abord entendre les témoins que j'ai fait citer.

—Voilà ce qu'il vient d'écrire au crayon, dit le garçon de bureau, en présentant au juge un bout de papier sale et froissé qui paraissait être une feuille arrachée d'un carnet de poche.

Charles Bardin y jeta les yeux et fit un haut-le-corps, comme s'il y avait lu quelque chose d'inattendu et de prodigieux. Il ouvrit même la bouche pour dire ce que c'était, mais il ne le dit pas et il demanda au messager qui venait d'apporter cet étrange billet:

—Quel homme est-ce?

—Un homme comme tout le monde, monsieur. Il n'est pas trop mal habillé. Il a une redingote. Il dit qu'il est allé d'abord au Parquet où on n'a pas voulu le recevoir et que les huissiers l'ont envoyé ici. Il y a trois quarts d'heure qu'il attend dans le corridor. Il y était déjà quand ces messieurs sont arrivés.

Le juge semblait hésiter. Il regardait son père, comme s'il eût voulu lui demander ce qu'il pensait de cette visite.

Le vieil avocat s'y trompa et dit avec empressement:

—Cette fois, mon cher Charles, je m'en vais pour tout de bon et j'emmène Paul. Reçois ce quidam, comme disaient les magistrats du bon vieux temps. Il t'apporte peut-être le mot de l'énigme.

Et nous serions de trop. Bonne chance et à ce soir, si tu as le temps de passer chez moi.

—Non, mon père, non… restez, je vous prie… restez tous les deux, dit vivement Charles Bardin.

Et s'adressant au garçon de bureau:

—Faites entrer cet homme!

—Mais nous allons te gêner, dit le père Bardin. Cet homme est sans doute un témoin. Tu ne peux pas l'entendre pendant que nous sommes là, Paul et moi.

—C'est lui qui le demande, répondit le fils en regardant fixement Paul
Cormier.

—Comment!… qu'est-ce que tu nous racontes?… il nous connaît donc?

—Peut-être… je vais le mettre en demeure de s'expliquer, mais je ne peux pas me dispenser de le recevoir.

—Je ne comprends toujours pas.

—Vous allez comprendre, mon cher père… et je suis certain que vous m'approuverez…

Paul ne comprenait pas non plus, et pourtant il était sur les épines. Une idée lui était venue tout à coup et il craignait d'avoir deviné pourquoi le juge d'instruction le retenait.

Il se rassura en voyant qu'il ne connaissait pas du tout l'individu qui entra, poussé par le garçon de bureau.

La physionomie de ce personnage ne prévenait pas en sa faveur et quoiqu'il ne fût pas mal vêtu, il ne paraissait pas faire partie de ce qu'on appelait autrefois les honnêtes gens, c'est-à-dire les gens du monde.

Il avait plutôt l'air d'un marchand de contremarques qui aurait connu de meilleurs jours avant de tomber si bas.

Le teint était plombé, la bouche crapuleuse et les yeux fureteurs avaient une mobilité inquiétante.

—Qui êtes-vous? lui demanda sévèrement le magistrat.

—Mon nom ne vous apprendra rien, répondit l'homme. Je m'appelle Brunachon… Jules Brunachon… ma profession? je suis sans place pour le moment… mais, j'ai été employé dans un cercle.

—Avez-vous un domicile?

—J'en change souvent… mais vous pouvez faire demander mon dossier… il n'y a rien contre moi… S'il y avait quelque chose, je n'aurais pas été assez bête pour venir vous voir.

Le père Bardin se demandait si son Charles avait perdu l'esprit de le garder pour interroger devant lui ce vagabond sur son état civil et sur ses antécédents.

—Qu'avez-vous à me dire? interrompit le juge d'instruction.

—Vous le savez bien, puisque je vous l'ai écrit sur ce bout de papier que vous tenez encore dans votre main.

—Ainsi, vous venez m'apporter des renseignements sur le meurtre qui a été commis, ce matin, aux fortifications… boulevard Jourdan?

—Sur ceux qui ont fait le coup… oui, monsieur.

—Et vous n'avez pas pu l'empêcher?

—Non… il était trop tard… et j'ai eu de la chance qu'ils ne m'ont pas vu, car…

—Vous auriez pu du moins faire votre déclaration, immédiatement après le crime.

—Je n'étais pas pressé… quand on n'est qu'un pauvre diable comme moi, on y regarde à deux fois avant de se mêler de ces affaires-là… pourtant, je me suis décidé… et j'y ai mis de la bonne volonté, car j'ai couru tout le Palais avant de trouver quelqu'un qui voulût bien recevoir ma déposition. Enfin, on m'a indiqué votre cabinet et j'ai joliment bien fait de m'y présenter, puisque pendant que je posais à votre porte dans le corridor, j'ai vu…

—Commencez par me dire ce que vous avez vu, là-bas… sur le chemin de ronde…

—Voilà. Je m'étais attardé hier soir, à Montrouge, avec des camarades, dans une brasserie. Quand on a fermé l'établissement, ils m'ont lâché aux fortifications. Je ne connaissais pas de garni dans ce quartier-là et je ne crains pas de coucher en plein vent quand il fait beau… j'ai trouvé un endroit qui me bottait pour dormir… une butte en terre, dans un bastion. Je suis monté dessus. Je me suis allongé sur l'herbe et je n'ai fait qu'un somme. Je pionçais comme une bûche, quand j'ai été réveillé par des cris. Je me suis dit: méfiance! et au lieu de me lever, je me suis traîné à plat ventre jusqu'au bord de la butte et j'ai regardé… il y avait en bas, étendu par terre, un homme en bras de chemise… et deux autres qui ont filé sans demander leur reste… le compte du bourgeois qu'ils avaient refroidi était réglé, ils ne se doutaient pas que j'étais là… s'ils s'en étaient aperçus, j'aurais passé un mauvais quart d'heure… vous pensez bien que je n'ai pas couru après eux.

—C'est pourtant ce que vous auriez dû faire.

—Pour qu'ils m'estourbissent comme ils ont estourbi l'autre?… Merci! Je les ai laissés aller et quand ils ont. été loin, je me suis cavalé

—Sans vous occuper du malheureux qu'ils avaient tué?

—Ça n'aurait servi à rien. Du haut de ma butte, je voyais bien qu'il avait dévissé son billard. Et puis, si je m'étais amusé à le tâter pour savoir s'il était mort et qu'on m'eût trouvé là, je n'aurais pas été blanc… on aurait dit que c'était moi qui lui avais fait passer le goût du pain.

—Enfin, vous n'avez pas assisté à l'assassinat, puisque vous dormiez.

—Non, mais j'ai vu les assassins, comme je vous vois, monsieur le juge… et c'est pour ça que tout à l'heure…

—Quelle heure était-il quand vous les avez vus? interrompit Charles
Bardin.

—Je ne pourrais pas vous dire au juste, vu que je n'ai pas de montre; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il était à peine jour.

—Qu'avez-vous fait depuis ce moment-là?

—J'ai descendu tout doucement le faubourg Saint-Jacques… J'ai bu une bouteille de vin blanc chez un mastroquet de la rue des Écoles, pour tuer le ver, et après, je suis entré dans une crémerie de la rue de la Huchette où j'ai cassé une croûte… mais ça n'a pas passé… l'affaire du boulevard Jourdan m'était restée sur l'estomac… je me disais que je devrais la dénoncer et j'avais peur que ça m'attire des embêtements… alors, je me suis baladé par les rues en me demandant ce que j'allais faire… A force de trauller dans le quartier, je me suis trouvé sur le boulevard du Palais… et je me suis dit: tant pis! faut que j'aille conter cette histoire-là à un curieux… pardon, monsieur le juge! à un magistrat. Ça m'a pris tout d'un coup et je suis entré.

Le père Bardin n'avait pas écouté ce fastidieux récit, sans donner des signes marqués d'impatience et, n'y tenant plus, il dit à son fils:

—Tu n'as plus besoin de nous, je m'en vais. Viens, Paul.

Paul ne demandait pas mieux, car il prévoyait la fin et il allait suivre le vieil avocat qui se rapprochait de la porte.

Un geste du juge d'instruction les retint et ce juge dit brusquement:

—Alors, vous reconnaîtriez les assassins, si on vous les montrait?

—C'est fait… pour un des deux, répondit le nommé Brunachon. Et je suis sûr que je reconnaîtrais l'autre, si je le rencontrais.

—Comment, c'est fait? grommela le père Bardin. Il ne lui manque plus que de dire que c'est moi.

—Ainsi, reprit Bardin fils, vous persistez, à affirmer que tout à l'heure, dans le corridor où vous attendiez…

—J'ai vu passer un des deux gredins qui ont saigné l'homme là-bas… il est entré dans votre cabinet… et le voilà, dit le témoin en désignant du doigt Paul Cormier.

Un obus éclatant au beau milieu du cabinet n'aurait pas beaucoup plus stupéfié les assistants que ne le fit cette déclaration.

Le moins étonné de tous ce fut Paul Cormier qui, depuis quelques instants, commençait à la prévoir, mais il ne l'entendit pas sans se troubler et il se rappela très bien avoir vu, en arrivant avec le vieil avocat dans le corridor, cet homme assis sur un banc.

Le père Bardin interpella son fils.

—Voilà donc pourquoi tu nous as retenus! lui cria-t-il. Tu crois à la dénonciation absurde de ce vagabond?

—Dites donc, vous! lui cria Brunachon, pourquoi vous permettez-vous de m'insulter?…

La juge le fit taire. Il ne pouvait pas tolérer qu'une discussion, assaisonnée d'injures, s'engageât dans son cabinet et il savait que son père était très capable de riposter. Mais les choses ne pouvaient pas en rester là et il dit à ce témoin tombé des nues:

—Alors, décidément, vous reconnaissez Monsieur?

—Ah! je crois bien que je le reconnais! répliqua l'homme.

—Prenez garde!… vous parlez à un magistrat dans l'exercice de ses fonctions; si vous mentez, c'est un faux témoignage… il y va pour vous des travaux forcés.

—Je le sais, mais ce n'est pas encore cette fois-ci qu'on m'enverra à la Nouvelle. Je suis sûr de ne pas me tromper. C'est bien lui que j'ai vu là-bas… et si vous en doutez, vous n'avez qu'à regarder sa figure…

Cormier était très pâle et le père Bardin qui l'observait n'était plus très éloigné de le croire coupable. Il attendait qu'il se justifiât; Cormier restait muet, et ce silence ne rassurait pas du tout l'avocat.

Son fils fit la seule chose qu'il pût faire pour mettre fin à une situation terriblement tendue.

Il sonna et au garçon qui entra, il donna l'ordre de conduire l'homme dans la chambre des témoins.

—Je vous ferai appeler tout à l'heure, dit-il au dénonciateur qui sortit sans réclamer.

Et lorsque le Brunachon eut passé la porte, Charles Bardin reprit:

—Vous avez entendu, mon cher Paul?…

—Moi aussi, j'ai entendu, s'écria le père Bardin, et j'espère bien que tu ne vas pas tenir compte des propos d'un ivrogne.

—Je suis tout disposé à n'y pas croire, mais je voudrais que notre ami m'expliquât…

—Et que voulez-vous que je vous explique! interrompit Cormier. Je ne puis vous répondre qu'en vous posant une question… Me croyez-vous capable d'assassiner?

—Je n'hésite pas à dire: non. Mais je ne puis pas m'empêcher d'être frappé d'une coïncidence… singulière. Vous avez appris à mon père que vous vous êtes trouvé mêlé, hier, à une querelle où il y a eu mort d'homme…

—Une bataille à la sortie de Bullier, ça n'a aucun rapport avec un meurtre commis aux fortifications, interrompit le père Bardin, toujours disposé à défendre le fils de sa vieille amie.

—Certainement non, dit le juge; mais les choses ont pu ne pas se passer comme le prétend cet homme dont le témoignage ne me paraît pas… a priori… mériter grande confiance. Je ne demande à Paul que de se justifier en me disant tout simplement la vérité sur cette rixe qui aurait eu lieu, si j'ai bien compris, près de la Closerie des Lilas… Paul, ce me semble, n'a pas précisé.

Cormier voyait très bien que Charles Bardin lui tendait la perche et il ne pouvait que lui savoir gré de l'intention, mais il n'en était pas moins perplexe. S'il eût été seul en cause, il aurait profité de la bienveillance évidente du juge pour raconter ce qui s'était passé pendant cette malencontreuse nuit, mais il lui en coûtait horriblement de compromettre son ami Jean, sans compter madame de Ganges qui pourrait bien être touchée par l'instruction, si on venait à découvrir que l'homme tué était son mari. Et, d'autre part, Cormier répugnait à s'empêtrer dans des mensonges qu'il ne se sentait pas le courage de soutenir indéfiniment.

—Autre singularité, reprit Charles Bardin. Je viens de causer longuement avec le chef de la Sûreté… il était encore ici quand vous êtes arrivés… il ne m'a pas dit un mot d'une bataille engagée près de Bullier, dans laquelle un des combattants aurait été assommé… il a pourtant lu ce matin les rapports de ses agents et si on avait ramassé un cadavre autre part qu'au boulevard Jourdan, il m'en aurait parlé.

Bardin père écoutait sans mot dire les sages discours de son cher fils et il se ralliait peu à peu à son avis; les déclarations de Paul ne lui semblaient plus suffisamment nettes, et il commençait à trouver, lui aussi, qu'il fallait que Paul s'expliquât.

—Voyons! lui dit-il en lui mettant la main sur l'épaule, il ne s'agit pas de faire l'enfant. Je suis bien convaincu… et Charles aussi… que tu n'as assassiné personne, mais… ce conte que tu m'as fait d'un étudiant resté sur le carreau… cet individu qui te reconnaît… il y a quelque chose là-dessous… dis-nous quoi.

—Je jure sur ma parole d'honneur que je viens de voir pour la première fois ce drôle qui prétend me reconnaître.

—Voilà ce que j'appelle une parole évasive. Tu ne l'as jamais vu, soit!… mais le récit qu'il vient de nous faire explique très bien comment il a pu te voir sans que tu le voies.

—Alors, vous aussi, vous croyez à cette butte où il était monté…

—Pourquoi pas? Je ne connais pas celle du boulevard Jourdan, mais j'en connais d'autres… je vais quelquefois me promener aux fortifications… et j'ai souvent pensé que derrière une de ces mottes de terre, on serait très bien pour se battre en duel.

A ce mot de duel, Paul tressaillit. Le père Bardin avait touché juste avec sa finesse de vieil avocat.

—Allons donc! s'écria le bonhomme, en se frottant les mains; nous y voila!… hic jacet lepus! comme disait mon professeur de septième, quand il confisquait des hannetons dans mon pupitre. La bataille en question s'est terminée par un duel.

—Et quand vous auriez deviné! dit Paul avec humeur.

—Le cas ne serait pas pendable… si le duel a été loyal… et je suppose que sans cela tu ne t'en serais pas mêlé.

—Je vous prie de le croire.

—Alors, demanda le juge, l'homme dont on a trouvé le corps…

—A été tué d'un coup d'épée… oui, Monsieur.

—Mais le témoin que vous venez d'entendre n'a pas parlé d'un duel.

—Il vient de vous dire lui-même que tout était fini quand il s'est réveillé. Il a vu deux hommes debout et un cadavre étendu sur l'herbe du bastion.

—Et l'un de ces deux hommes, c'était vous?

—Oui… mais ce n'est pas moi qui me suis battu.

—Alors, c'est l'autre?

—Oui. Nous étions quatre témoins. Trois étaient déjà partis, quand ce rôdeur nous a vus… il a eu soin de ne pas se montrer et nous ne nous sommes pas doutés qu'il était là.

—Et cet autre… celui qui a tué… c'est… un de vos amis?

Paul ne répondit pas.

—Enfin, reprit le juge, vous le connaissiez, puisque vous lui avez servi de témoin.

Paul fut tenté de dire que, s'étant trouvé par hasard assister à une querelle entre des étudiants qu'il n'avait jamais vus, il avait consenti par crânerie à les assister sur le terrain, mais c'eût été trop invraisemblable et d'ailleurs, il était las de mentir.

Après avoir un peu hésité, il répondit:

—C'est vrai. Je le connais.

—Alors, nommez-le moi?

—Je ne puis pas.

—Et pourquoi, je vous prie?

—Parce que je ne suis pas tenu de le dénoncer. C'est l'opinion de votre père qui connaît à fond les lois. Je veux bien avouer que j'ai pris part au duel. En avouant cela, je ne m'expose qu'à me nuire à moi-même. Je n'ai pas le droit de nuire à un camarade.

—Vous exprimez là un sentiment généreux, mais je ne saurais admettre que vous refusiez d'éclairer la justice, et vous devez désirer que la lumière se fasse.

—D'autant que je me charge de la faire, moi, la lumière, dit le père Bardin. Je vois qui c'est, ton camarade. Je l'ai deviné en venant ici, quand tu m'as raconté qu'on s'était cogné à la porte de Bullier. Il est assez connu au quartier. Charles n'aura pas de peine à le trouver.

—Qu'il le cherche! je n'ai pas le pouvoir de l'en empêcher. S'il le trouve, je n'aurai rien à me reprocher. Je n'aurai dénoncé personne.

A cette fière réplique, le juge se tut. Il sentait qu'il s'était placé sur un mauvais terrain.

—Soit! dit-il, je chercherai. Je ne peux pas vous contraindre à dire ce que vous avez résolu de taire… mais je peux vous interroger sur d'autres points et je compte que vous ne refuserez pas de me répondre. Vous connaissiez aussi le malheureux qui a été tué…

—Pas du tout. Je l'ai vu pour la première fois au moment où la querelle s'est engagée…

—Mais avant de se battre, il a dû dire son nom.

—La dispute a commencé au bal. Mon camarade a eu le tort de riposter par un soufflet à un propos un peu vif…

—Ah! il a été l'agresseur!… il ne lui manquait que cela.

—Il a eu tous les torts… j'en conviens et il en convient lui-même. Sa seule excuse c'est qu'il était à peu près ivre. Son adversaire n'était pas non plus de sang-froid..

—Mais, toi, interrompit le vieil avocat; tu n'avais pas bu… je puis le certifier, puisque nous avons dîné ensemble chez ta mère. Comment n'as-tu pas mis le holà?

—J'ai essayé. On ne m'a pas écouté. Si j'ai consenti à être témoin, c'est que j'espérais arranger l'affaire.

—Et tu n'y a pas réussi!… Vous étiez donc tous enragés!… je comprends que le malheureux qui avait été giflé tînt à se battre. Je comprends même à la rigueur que ton ami ne pouvait pas lui refuser une réparation, mais les autres… on n'a jamais vu de témoins comme ça… où les aviez-vous pêchés?

—A Bullier. Ils avaient vu donner le soufflet, et quand nous sommes sortis du bal, ils nous ont suivis.

—Des étudiants, alors?

—Oui… des étudiants de première année… des enfants…

—Jolie compagnie pour aller se couper la gorge!… Sais-tu leurs noms seulement?

—Je les saurais que je ne les dirais pas… mais je ne les sais pas.

—Qu'est-ce qu'ils sont devenus, ceux-là, après l'affaire?

—Ils ont eu peur et ils se sont sauvés… nous plantant là mon camarade et moi… et emportant les épées.

—Ah! oui, au fait, les épées!… on ne les a pas trouvées sur le terrain.

—Malheureusement, car si elles y étaient restées, on n'aurait pas cru à un assassinat. Du reste, je ne comprends pas qu'on s'y soit trompé. Le mort avait ôté son habit et la blessure faite par un coup de pointe ne ressemble pas à celle que fait un couteau.

—Je n'ai pas encore reçu le rapport des médecins désignés pour examiner le corps, dit le juge qui sentait la justesse de l'observation.

—Bon! s'écria le père Bardin. S'ils concluent que la mort a été donnée par un coup d'épée, ça prouvera que Paul vient de te dire la vérité.

Et l'affaire changera de face. Je savais bien que le fils de ma vieille amie n'avait assassiné personne.

—Je n'ai pas cru cela un seul instant, dit le juge d'instruction, et je ne doute pas que Paul ne dise la vérité… maintenant. Il aurait mieux fait de la dire tout de suite.

—J'ai eu tort, je le confesse, murmura Cormier. Que voulez-vous!… j'étais fort embarrassé… Je ne m'attendais pas à voir ici cet homme… et il me répugnait de m'expliquer devant lui. Si j'avais su que je trouverais en vous un magistrat indulgent, je n'aurais pas hésité…

—Je ne suis pas indulgent, dit vivement Charles Bardin, un peu froissé de la qualification; j'ai la prétention de n'être que juste et je reconnais que l'affaire est beaucoup moins grave, puisqu'il ne s'agit que d'un duel… mais elle aura des suites. Je me félicite qu'elle m'ait été confiée et je l'instruirai… vous sentez bien que j'ai le devoir de l'éclaircir complètement. Il faut que j'interroge tous ceux qui y ont pris part. Je n'insisterai pas pour que vous me disiez le nom de votre ami qui a eu le malheur de tuer un homme. La police le trouvera… mais je compte que vous lui conseillerez de se présenter spontanément à mon cabinet. Je lui saurai gré de cette démarche.

—Je vous promets de l'engager à la faire… et je ne doute pas de l'y décider.

—C'est dans son intérêt… et je suis sûr que c'est l'avis de mon père.

—Maintenant, oui, dit le vieil avocat. Tant que j'ai cru qu'il s'agissait d'une rixe, j'ai pensé au contraire que ces garnements feraient mieux de ne pas se dénoncer, mais depuis que je sais qu'il s'agit d'un duel, et que ce duel a eu pour résultat la mort d'un des combattants, j'appuie énergiquement ton opinion.

Paul, mon cher garçon, il faut que tu reviennes ici avec ton ami… faute de quoi, tu gâterais ton affaire… et, entre nous, tu sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi de le désigner à Charles, ce fâcheux ami… Il y a beau temps que j'ai deviné qui c'est.

—Laissez-lui le mérite de venir sans qu'on l'envoie chercher.

—Je l'attendrai, dit le fils Bardin.

—Remarque aussi, mon cher Paul, reprit le père, qu'un autre juge d'instruction qui ne te connaîtrait pas comme Charles te connaît ne te laisserait probablement pas en liberté, après la confrontation à laquelle je viens d'assister.

—Je ne sais pas ce que ferait un de mes collègues, s'il était à ma place, dit simplement le juge d'instruction, mais je suis sûr que je n'aurai pas à regretter de m'être fié à la parole de M. Cormier.

Paul, très touché de cette déclaration, tendit la main à Charles Bardin, qui la serra cordialement.

Et le vieil avocat s'empressa d'ajouter:

—Maintenant, filons. Mon petit Charles n'a pas de temps à perdre… ni toi non plus.

D'ailleurs, le greffier va arriver, et il est inutile qu'il entende ce que nous aurions encore à nous dire.

Paul ne tenait pas du tout à prolonger la séance, et il suivit très volontiers l'avocat qui avait si bien plaidé pour lui.

Le dernier mot du juge à son père fut:

—Je passerai chez vous ce soir, et, d'ici là, j'aurai du nouveau. J'ai télégraphié à Nice, pour savoir à quel marquis a été vendu le chapeau trouvé à côté du mort, et j'espère que la réponse ne se fera pas attendre.

—Tant mieux! c'est très important et tu feras bien aussi de garder sous ta main ce Brunachon zélé qui est venu te renseigner proprio motu. Il n'a pas menti, puisque Paul reconnaît que cet homme a pu le voir, mais il ne m'inspire pas beaucoup de confiance.

—Il ne m'en inspire pas plus qu'à vous, mon cher père. Je vais l'interroger encore et après, je le ferai surveiller.

—Et bien tu feras. A ce soir, mon garçon.

L'avocat et l'étudiant sortirent ensemble et ils ne rencontrèrent pas dans les corridors le dénonciateur, relégué dans la chambre des témoins, par ordre du juge d'instruction.

Bardin ne dit rien, tant qu'ils furent dans l'enceinte du Palais de
Justice, mais sur le boulevard, il éclata:

—Je viens d'en apprendre de belles! s'écria-t-il. Tu as donc juré de faire mourir de chagrin ta pauvre mère!

—J'espère bien qu'elle ne saura pas ce qui m'arrive, dit vivement Paul.

—Ce n'est pas moi qui l'en informerai. Mais si tu crois que les gazettes vont se taire, tu te trompes, mon bonhomme. Demain on ne parlera que de ça dans tout Paris et ta mère lira dans le Petit Journal l'affaire du boulevard Jourdan.

—Elle n'y lira pas mon nom… grâce à votre cher fils qui vient de me montrer tant de bienveillance.

—Parbleu! il en est plein de bienveillance à ton égard… il vient presque de se compromettre en te laissant partir… car il aurait parfaitement pu t'envoyer au Dépôt. Mais la suite ne dépend pas de lui. Le parquet poursuivra, c'est sûr… un duel, la nuit, ça relève de la justice… on te laissera peut-être en liberté provisoire, mais ton chenapan d'ami passera en cour d'assises et tu l'y suivras, mon garçon! ça t'apprendra à cultiver de mauvaises connaissances. Enfin, j'espère qu'on vous acquittera toi et les autres fous qui ont participé à cette belle équipée. Ta mère n'en aura pas moins reçu le coup. Ce n'est pas toi que je plains, c'est elle.

—Vous avez raison, et je suis impardonnable, murmura Paul, très sincèrement ému.

—Oui, repens-toi, va!… seulement ça ne répare rien, le repentir. Tâche au moins de marcher droit, maintenant. File chez… tu sais qui… ce n'est pas loin d'ici… et ne te couche pas sans avoir ramené à Charles ce maudit bretteur… il est né pour ta perdition, cet être là, et il faut qu'il ait le diable dans le corps… se battre au clair de la lune, sur un boulevard de Paris!… on n'a pas idée de ça!…

—Pas au clair de la lune… au petit jour… et aux fortifications… dans un endroit désert.

—Pas si désert, puisque ce drôle vous a vus… tiens! tu m'agaces… va de ton côté… moi du mien… je ne renonce pas à te défendre, mais laisse-moi en repos.

Sur cette conclusion, le vieil avocat tourna le dos à son protégé, qui ne songea point à courir après lui.

Paul s'achemina vers la rive gauche en réfléchissant à sa situation qui se compliquait de plus en plus. La fatalité s'en mêlait et il regrettait amèrement de s'être laissé entraîner dans le cabinet du juge d'instruction. Mais il ne comprenait pas comment cet homme qui avait essayé de le faire chanter s'était décidé si vite à aller raconter au juge ce qu'il avait vu au boulevard Jourdan. La rencontre dans un des corridors du Palais était certainement l'effet du hasard, car le drôle ne pouvait pas prévoir que Paul Cormier passerait par là. Il était donc venu pour exécuter, sans profit pour lui, la menace écrite dans sa lettre; et pourquoi, lorsqu'on l'avait mis en face de Paul, s'était-il abstenu de l'appeler par son nom qu'il connaissait fort bien puisqu'il s'était renseigné le matin chez le portier de la rue Gay-Lussac? Pourquoi s'était-il désarmé en le dénonçant, au lieu de renouveler, avant d'agir, sa première tentative de chantage? Était-ce donc qu'il n'avait pas dit tout ce qu'il savait et qu'il tenait en réserve une autre menace plus inquiétante que la première? Paul penchait à le croire.

Il venait de se souvenir tout à coup d'un fiacre qu'il avait remarqué au coin de la rue Gay-Lussac, au moment où il en cherchait un pour se faire conduire avenue Montaigne: un fiacre qui devait être occupé puisque les stores étaient baissés.

Et Paul se disait que le maître chanteur avait bien pu s'y cacher, au lieu d'aller l'attendre au square de Cluny, guetter sa sortie et après avoir vu que Paul ne se dirigeait pas vers le lieu du rendez-vous, le suivre en voiture jusqu'à la porte de l'hôtel de madame de Ganges.

Là, pendant que Paul était chez la marquise, cet homme avait pu se renseigner, comme il l'avait déjà fait rue Gay-Lussac, sur la personne qui habitait ce bel hôtel. Il y a plus d'un moyen pour cela et on n'a que l'embarras du choix. Et, une fois informé, le drôle devait être assez fin pour avoir deviné qu'il y avait entre cette marquise et cet étudiant un secret qu'il pénétrerait plus tard et qu'il serait toujours temps d'exploiter.

D'autre part, il ne pouvait pas différer beaucoup de faire sa déposition, sous peine de paraître suspect.

Il avait donc pris le parti de se rendre immédiatement au Palais dans la louable intention de dénoncer Paul Cormier, à tout hasard, sauf à utiliser, quand le moment lui semblerait propice, la découverte qu'il venait de faire des relations de Paul Cormier avec une grande dame de l'avenue Montaigne.

La rencontre du corridor avait pu modifier ses projets. Il avait dû remarquer que Paul Cormier et le vieillard qui l'accompagnait étaient reçus immédiatement, que le juge d'instruction ne leur faisait pas faire antichambre et en conclure qu'ils connaissaient déjà ce magistrat.

En suite de quoi, il s'était borné à accuser Paul sans le nommer, en disant qu'il était venu faire sa déposition sur l'affaire du boulevard Jourdan, sans se douter qu'il rencontrait à la porte du juge un des coupables.

Et si le juge laissait Paul en liberté, l'aimable Brunachon se proposait de le menacer en temps et lieu de mettre en cause une femme qui devait le toucher de près.

Était-il sincère en l'accusant d'assassinat? A la rigueur, on pouvait croire à l'exactitude de son récit, quoi qu'il semblât bien invraisemblable qu'il se fût réveillé sur sa butte, juste au moment où le duel venait de se terminer par la mort de M. de Ganges.

Peu importait d'ailleurs à Paul Cormier qui, dans aucun cas, ne serait embarrassé pour rétablir la vérité des faits, et il n'aurait tenu qu'à lui de confondre cet impudent chanteur, puisqu'il avait en poche la lettre où le coquin mettait son silence au prix de dix mille francs.

Si Cormier ne l'avait pas exhibée, c'était parce qu'il n'y avait pas pensé pendant la confrontation et maintenant qu'il y pensait, il n'était pas fâché d'avoir gardé une arme pour se défendre contre une nouvelle et plus dangereuse attaque qu'il commençait à prévoir.

Ces réflexions ne l'occupèrent pas longtemps. Il n'avait pas le loisir de s'y attarder, car il lui fallait aviser à sortir de la situation où l'avait mis sa visite au juge. Et pour en sortir, il fallait avant tout voir Jean de Mirande.

Il savait gré au père Bardin de ne pas l'avoir nommé, mais il sentait bien que le vieil avocat ne tairait pas toujours ce nom qu'il n'avait pas eu de peine à deviner, sachant à quel point le fils de sa vieille amie était lié avec ce batailleur.

Paul comptait même se servir de cet argument pour décider Mirande à se présenter au Palais de Justice, s'il s'avisait de faire des difficultés, et il espérait le trouver encore au lit.

En le quittant, le matin, Mirande lui avait déclaré qu'il resterait couché toute la journée pour se reposer des fatigues de la nuit et Paul le savait assez chevaleresque pour être sûr qu'il ne songerait pas à se dérober, alors que son ami, moins compromis que lui, était peut-être aux prises avec le juge d'instruction.

En arrivant à la maison de Jean, boulevard Saint-Germain, Paul eut une grosse déception.

Mirande venait de sortir et, selon sa coutume, il n'avait dit ni où il allait, ni à quelle heure il rentrerait.

Paul supposa qu'il n'avait pas quitté le quartier et qu'il le trouverait attablé devant un des cafés que fréquentent les étudiants. Mais lequel? Mirande pour varier ses plaisirs et pour distribuer également l'honneur de sa présence, se montrait tantôt à l'un, tantôt à l'autre, matin et soir, aux heures de l'absinthe. Paul résolut de les passer tous en revue, jusqu'à ce qu'il l'eût découvert, et s'il y était, ce ne serait pas difficile, car grâce à sa haute taille et à ses allures bruyantes, on le voyait et on l'entendait de très loin.

Paul se dirigea donc vers le boulevard Saint-Michel et le remonta jusqu'à la rue de Médicis, sans apercevoir Mirande.

Il inspecta ensuite les cafés de la rue Soufflot et il ne l'aperçut pas davantage.

Seulement, au coin de la place du Panthéon, il rencontra les trois étudiants qui avaient assisté au duel et il crut remarquer qu'ils cherchaient à l'éviter. Mais il les aborda et il commença par les malmener à propos de leur conduite après l'affaire. Ils le laissèrent dire et il ne tarda guère à constater que la peur qui les avait pris au moment où le marquis était tombé les tenait encore. Ils le supplièrent en choeur de parler moins haut et ils lui apprirent, en baissant la voix, que le bruit courait déjà, au quartier latin, que la querelle engagée à la Closerie avait fini tragiquement. On avait vu des agents de la police secrète rôder sur le Boul'Mich et les trois témoins s'étaient juré de ne rien dire de leur aventure nocturne, à personne, pas même à leurs étudiantes.

Paul les aurait voulus un peu plus crânes, mais il leur conseilla de persister à se taire et il leur demanda s'ils avaient rencontré Mirande.

Ils répondirent que, depuis le duel, Mirande n'avait paru nulle part et que sans doute il se cachait.

Sur quoi, Paul Cormier, voyant bien qu'il ne tirerait rien de ces jeunes effrayés, les planta là et se remit en quête.

Il y passa deux heures sans plus de succès et il en arriva peu à peu à s'inquiéter sérieusement de cette disparition subite d'un garçon que d'ordinaire on voyait partout.

Impossible de supposer que l'insouciant Mirande, pris tout à coup d'un remords, s'était enfui à la Trappe ou à la Grande-Chartreuse pour y faire pénitence. Il était bien plutôt capable de s'être enfermé chez quelque farceuse du quartier, Maria l'apprentie sage-femme ou Véra la nihiliste, ses deux préférées.

Et Paul ne se sentait pas d'humeur à aller le relancer chez ces dames.

Il avait fait de son mieux et à l'impossible nul n'est tenu.

S'il ne parvenait pas à mettre la main sur son introuvable camarade, Paul irait le lendemain conter sa déconvenue au père Bardin, et même s'il le fallait, au fils qui aviserait et qui était trop bien disposé pour le rendre responsable de l'inexplicable absence de son ami.

Paul avait un autre devoir à remplir: celui d'informer madame de Ganges de ce qui se passait et il ne savait comment s'y prendre pour s'acquitter de ce devoir sans s'exposer à la compromettre.

La journée avait été rude, mais il n'était pas au bout de ses peines.

IV

Les grands cercles à Paris ne sont pas tous, comme les grands clubs anglais, propriétaires de l'immeuble qu'ils occupent, mais ils sont presque tous situés dans le quartier de la Madeleine qui correspond à peu près au West End de Londres.

Beaucoup ont des fenêtres sur le boulevard; quelques-uns ont un balcon.

L'ancien cercle Impérial avait même une terrasse qui dominait la place de la Concorde.

Terrasses et balcons sont fréquentés par les clubmen, à certaines heures, pendant la belle saison.

Ces messieurs s'y montrent volontiers à la fin d'une chaude journée de printemps, pour prendre l'air et aussi un peu pour se faire voir, quand le cercle est de ceux où on n'est admis que très difficilement.

Lorsqu'on fait partie de l'Union ou du Jockey, on n'est pas fâché d'exciter l'admiration et l'envie de certains passants qui n'y seront jamais reçus, en dépit de leurs millions, et qui donneraient de jolies sommes pour avoir le droit de s'exhiber sur ce perchoir privilégié.

Après le Grand-Prix, on n'y voit plus personne, mais au mois de mai, avant et après l'heure du dîner, ce ne sont que fumeurs accoudés sur la balustrade, et on y échange de joyeux propos, agrémentés de quelques médisances.

Le lendemain du jour où Paul Cormier s'était fourvoyé dans le cabinet du juge d'instruction, les gentilshommes qui l'avaient rencontré, le dimanche soir, à la Closerie des Lilas, s'étaient établis sur le balcon de leur club pour causer au frais.

Ils étaient trois, comme les Mousquetaires d'Alexandre Dumas, trois inséparables, le vicomte de Servon, le comte de Carolles et le capitaine Henri de Baffé; tous les trois bien posés, bien apparentés et suffisamment riches pour faire bonne figure à Paris.

Ils ne devisaient pas de faits de guerre et d'amour, comme La Môle et Coconnas dans un autre roman du même Dumas; ils parlaient du Derby anglais qu'on venait de courir à Epsom, des derniers vainqueurs de Chantilly et de la grosse partie où Servon ne faisait que perdre tous les soirs.

Cette causerie à bâtons rompus avait l'air de les intéresser, car elle ne languissait pas, mais au fond ils s'ennuyaient ferme et chacun d'eux se demandait à part soi ce qu'il allait faire de sa soirée quand il aurait dîné au club.

Grave question à résoudre et en attendant qu'elle fût tranchée, ils baillaient à qui mieux mieux.

—Décidément, Paris est assommant, dit M. de Carolles; toujours le
Cirque et le Jardin de Paris… Jamais rien de neuf…

—Il vous faut du nouveau, interrompit le vicomte de Servon; je vais vous en servir. Écoutez ce qui m'advint hier et dites-moi s'il vous est jamais rien arrivé de pareil. Moi, c'est la première fois de ma vie que je vois ça.

—Quoi donc? demandèrent à la fois les deux amis du vicomte.

—Un monsieur qui a gagné huit mille francs au baccarat et qui refuse de les recevoir.

—C'est rare, en effet, dit le capitaine Henri de Baffé, mais ça prouve tout bonnement que ce monsieur n'est pas à court d'argent…

—Ou que ce monsieur est un impertinent. Voici ce qui s'est passé: Avant-hier, dimanche, dans une maison où je vais quelquefois prendre une tasse de thé, parce qu'on y rencontre de jolies femmes, je m'avise de proposer un bac… entre hommes, bien entendu… je taille une banque, je saute de quatre cents louis que j'avais sur moi et comme la partie finissait, je les joue quitte ou double, à rouge ou noir…

—Tu les perds?

—Naturellement. Je ne fais que ça depuis un mois, et si mon histoire s'arrêtait là, je ne vous la raconterais pas. Mais savez-vous de qui je suis resté le débiteur?…

—Dis-nous le tout de suite, au lieu de prendre des temps, comme un acteur en scène.

—Du marquis de Ganges.

—Celui que tu nous as présenté, hier, à Bullier? Ça ne m'étonne pas. Il a l'air d'un veinard, ce marquis… et sa femme est si jolie, que sa veine s'explique peut-être.

—Ce qui ne s'explique pas, c'est que, hier… les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures… j'étais en règle, puisque la partie ne s'était terminée que la veille à sept heures… donc, hier, j'envoie mon valet de chambre porter, avenue Montaigne, 22, les huit billets de mille sous enveloppe, à l'adresse de M. de Ganges…

—Et ce monsieur n'a pas voulu les prendre?

—Mon domestique ne l'a pas vu. Il a eu à faire à une espèce de majordome qui lui a répondu que M. le marquis n'était pas à Paris… je l'y avais vu la veille et vous l'y avez vu comme moi…

—Il y est peut-être incognito… un seigneur qui passe sa soirée à
Bullier!…

—J'ai eu la même idée que toi, mais mon valet de chambre a voulu laisser la lettre. Le majordome est allé consulter madame qui était à la maison, elle, et qui a fait dire qu'elle ne recevait pas les lettres adressées à son mari.

—Je comprends ça… c'est pour que le mari ne reçoive pas celles qu'on lui adresse à elle.

—Bref, François a dû me rapporter la mienne avec les billets de mille que j'y avais insérés.

—Tu en seras quitte pour les réexpédier à ton insaisissable créancier… par la poste… en chargeant le paquet… c'est un procédé dont on n'use guère pour s'acquitter d'une dette de jeu… mais quand on n'a que ce moyen-là…

—Non. J'irai moi-même. Il y a là quelque chose qui m'intrigue et je veux en avoir le coeur net. Si je ne trouve pas le marquis, je trouverai la marquise et j'aurai une explication avec elle.

—Bon! tu veux profiter de l'occasion pour te pousser dans son intimité. Tu espères qu'elle se plaindra à toi de la conduite de son mari et qu'elle t'autorisera à la consoler, dit en riant le capitaine.

—Qu'est-ce que c'est au fond que ces gens-là? demanda M. de Carolles.
Ganges, c'est un nom du Languedoc, je crois?

—Oui… un nom très ancien… et la marquise appartient à une vieille famille de ce pays-là… bonne noblesse de robe, m'a-t-on dit… je ne les connais pas autrement. Ils n'habitaient pas Paris il y a quelques années et depuis que la marquise y a acheté un hôtel, elle a très peu vu le monde.

—Et le marquis n'a guère fait que voyager à ce qu'il paraît, pour organiser à l'étranger de grandes affaires financières… c'est drôle!… il n'a pas du tout le physique de l'emploi. Je l'ai à peine entrevu à cette Closerie des Lilas, mais avant que tu l'aies nommé, je le prenais pour un étudiant… Il a l'air si jeune!… quel âge a donc sa femme?

—Ma foi! mon cher, je n'en sais rien et je n'ai pas l'intention de le lui demander. Je me contenterai de lui parler de son mari et je saurai ce qu'elle en pense. Je verrai aussi cette excellente baronne Dozulé qui est très bien avec elle…

—Où a-t-elle pris sa baronnie celle-là? demanda M. de Carolles qui se piquait de connaître toute la noblesse française.

—Oh! elle ne date pas des Croisades. Son mari était le fils d'un général du premier Empire… Mais elle reçoit très bonne compagnie et c'est une femme sûre… on peut s'en rapporter à elle… et elle ne refusera pas de me renseigner sur M. de Ganges… mais je tiens à m'adresser d'abord à la marquise elle-même et je vais pousser, tout à l'heure, jusqu'à l'avenue Montaigne…

—Tu feras bien de te dépêcher, si tu tiens à ne pas tomber chez elle à l'heure du dîner.

—J'y tiens, au contraire, car je suppose qu'elle ne dîne pas tous les jours sans son mari et s'il est là, il faudra bien qu'il me reçoive. Quand j'aurai vu sur quel pied ils vivent ensemble, je saurai à quoi m'en tenir sur bien des choses.

—Il doit être fort riche, puisqu'il est à la tête de grandes entreprises, dans je ne sais quel pays. Ce serait une bonne recrue pour la grosse partie. Tu devrais le présenter au club.

—J'attendrai qu'il me demande d'être un de ses parrains… et je ne lui en servirai qu'à bon escient… lorsque je connaîtrai à fond sa biographie… ses antécédents, comme on dit au Palais de Justice.

—Et tu n'auras pas tort. Le marquisat ne fait pas le marquis et on a vu des gens entrer dans la peau d'un autre.

—Je crois que ce n'est pas le cas, mais, il vaut toujours mieux prendre ses précautions. J'imagine d'ailleurs que si M. de Ganges se présentait, il courrait grand risque d'être black-boulé.

—Pourquoi donc? Il est dans les meilleures conditions pour être admis, puisque personne ne le connaît. On n'aura rien à dire contre lui.

—Qui sait?… Mais je doute qu'il songe à être des nôtres et peu m'importe qu'il en soit ou non. Ce qui me préoccupe, pour le moment, c'est de lui payer ce que je lui dois et il est temps que je me dirige vers l'avenue Montaigne.

—A pied?

—Oui, j'éprouve le besoin de marcher… et ce n'est pas si loin, l'hôtel de la marquise. J'espère qu'elle y recevra, maintenant que son mari est rentré à Paris.

—Elle est jolie, hein? demanda Henri de Baffé.

—Ravissante, mon cher, adorable… blonde comme les blés… avec les yeux et le teint d'une Andalouse de Séville.

—Tu me feras inviter chez elle, interrompit gaiement le capitaine.

—Je ne dis pas non, mais nous n'en sommes pas là.

—Oh! s'écria tout à coup le comte de Carolles, un revenant!…

—Où ça?… De qui parles-tu?

—Là… sur le trottoir, cet homme qui regarde le balcon du club… vous ne le reconnaissez pas, vous autres?

—Ma foi! non.

—Il vous a pourtant prêté plus d'une fois de l'argent à tous les deux… dans le temps où vous alliez ponter au cercle des Moucherons où il y avait une si belle partie.

—Il me semble, en effet, que j'ai déjà vu cette tête-là, murmura le vicomte de Servon.

—C'est l'ancien garçon du jeu du Cercle des Moucherons, parbleu! dit
M. de Carolles. Je m'étonne que tu ne l'aies par reconnu tout de suite.

—Si tu t'imagines que je fais attention à la figure de ces gens-là… il y a beau temps que j'ai oublié la sienne.

—J'ai plus de mémoire que toi, car je me rappelle même son nom… il est vrai qu'il a un de ces noms qu'on retient parce qu'ils sont ridicules… Brunachon.

—Pourquoi pas Patachon, comme dans les deux aveugles d'Offenbach? gouailla le capitaine.

—Oui, je me souviens, maintenant, dit Servon. Il prêtait aux décavés… à de jolis intérêts… un louis par jour pour cinquante louis qu'il avançait. Il a dû faire une jolie fortune.

—On ne le dirait pas, à sa tenue. Et ça s'explique; on l'a chassé des Moucherons à la suite d'une très vilaine histoire…

—Bon! j'y suis!… l'affaire des cartes marquées à coups d'ongle… il a été fortement soupçonné de les avoir introduites… et si on a étouffé l'affaire, c'est qu'on craignait qu'il ne compromît des membres du Cercle… il avait certainement des complices parmi les joueurs, puisqu'il ne pouvait pas jouer lui-même… on s'est contenté de le renvoyer et Dieu sait de quoi il a vécu depuis qu'on l'a mis à la porte.

—De chantage, très probablement. Il avait déjà essayé d'en faire au moment où le scandale éclata.

—Ça ne paraît pas lui avoir réussi.

—Vas-tu pas le plaindre!

—Non, mais je suis sûr qu'on le regrette aux Moucherons, C'était si commode de trouver immédiatement un billet de mille quand on était à sec. Je me rappelle qu'une fois, après avoir pris une culotte énorme, je me suis refait, séance tenante, avec cinquante louis qu'il m'a prêtés…

—A cent pour cent.

—Non, à cinquante pour cent… par nuit. Je lui ai rendu quinze cents francs avant d'aller me coucher.

—Il a gardé un bon souvenir de toi; c'est pour ça qu'il s'est arrêté à te contempler. Il espère que tu vas descendre pour lui faire l'aumône, en mémoire de ses bons procédés.

—Tu vois bien qu'il s'en va.

—Oui… le voilà qui file vers la Madeleine… il va probablement faire un tour aux Champs-Elysées, dans l'espoir d'y rencontrer quelque ancien client comme toi qui aura le louis facile.

—Ma foi! je ne le lui refuserais pas, s'il me le demandait, le louis.

—Dis donc, Servon! s'écria le capitaine, si tu tiens à l'obliger, tu pourrais le charger de te renseigner sur le marquis de Ganges. Brunachon ferait aussi bien de l'espionnage que du chantage.

—Pour qui me prends-tu?

—Je te prends pour un amoureux… et quand on est amoureux, on n'y regarde pas de si près. La marquise vaut bien qu'on emploie tous les moyens pour savoir au juste à quoi s'en tenir sur elle et sur son mari… retour de l'Inde… ou de Turquie, puisque le bruit court qu'il a triplé sa fortune dans les États du sultan.

—Tu es fou. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement avec toi. J'en ai assez et je m'en vais.

—Chez elle?… Bonne chance, mon cher! Carolles et moi, nous allons faire un rubicon à cent sous le point. Avec bien du malheur, le perdant y sera d'un millier de points. Ce sera peut-être moins cher que de courir après la marquise.

Servon haussa les épaules et entra dans le salon pour sortir du club.

—Ouvre l'oeil, si tu tiens à ne pas rencontrer Brunachon, lui cria Henri de Baffé, avant qu'il fût hors de vue.

Il exagérait, ce capitaine, en disant que son ami était amoureux de madame de Ganges.

Le vicomte la trouvait charmante et ne demandait qu'à s'assurer ses entrées chez elle, mais dans ce désir de rapprochement il y avait autant de curiosité que de passion.

Il voulait surtout se renseigner sur le mari, qui lui avait gagné son argent et qui commençait presque à lui paraître suspect.

Il espérait y parvenir en s'expliquant avec la femme qu'il comptait bien trouver chez elle et s'il n'y réussissait pas, il se sentait capable de recourir à d'autres procédés, en dépit des protestations qu'il venait de formuler énergiquement.

Il s'en allait donc, au pas accéléré, en se demandant si la marquise consentirait à le recevoir et quel parti il pourrait tirer de cette première visite.

Il y faudrait beaucoup d'adresse et de tact, mais l'habitude qu'il avait du monde lui permettait de tenter l'aventure avec de grandes chances de succès.

La journée était superbe et c'était l'heure où on revient du Bois. La grande avenue des Champs-Elysées regorgeait de beaux équipages et les promeneurs élégants encombraient les deux allées qui bordent la chaussée, à droite et à gauche.

Le vicomte, ennuyé d'être coudoyé, obliqua vers le Palais de l'Industrie, dont les abords étaient moins encombrés.

Ce chemin, d'ailleurs, était le plus court pour gagner l'avenue
Montaigne et il lui tardait d'arriver chez madame de Ganges.

Il allait droit devant lui sans se retourner et sans regarder personne, préoccupé qu'il était de ce qu'il allait dire à la marquise.

Il y a de ce côté, derrière la rotonde du Panorama, des quinconces arrangés comme un square, où on ne rencontre guère que des enfants avec leurs bonnes et quelquefois des amoureux cherchant la solitude.

Servon ne s'occupait pas de ces promeneurs, mais, en avançant, il aperçut, assis côte à côte sur un banc, deux messieurs qui attirèrent aussitôt son attention.

Ils se touchaient presque et ils se tenaient courbés comme des gens qui causent à voix basse, de bouche à oreille.

Le plus grand des deux tenait à la main une canne avec le bout de laquelle il traçait distraitement des cercles sur le sable de l'allée, ce qui est un signe de préoccupation très caractérisé.

Le vicomte ne voyait pas leurs figures, mais sans pouvoir s'expliquer pourquoi, il eut l'impression qu'il les avait déjà rencontrés ailleurs et, instinctivement, il ralentit le pas pour se donner le temps de les observer.

Bientôt, celui qui se servait de son bâton pour dessiner des figures de géométrie, releva la tête et ôta son chapeau qui le gênait sans doute: un feutre pointu comme on n'en porte guère pour se promener aux Champs-Elysées.

M. de Servon reconnut ce bizarre couvre-chef plus vite qu'il ne reconnut l'homme; mais en l'examinant, il se souvint de l'avoir aperçu de loin, l'avant-veille, à la Closerie des Lilas où il dirigeait les évolutions d'une bande turbulente composée d'étudiants et d'étudiantes.

Un peu surpris de retrouver si loin du bal Bullier cet élégant du quartier Latin, Servon ne se serait pas arrêté à le regarder, si l'autre causeur en se redressant aussi, ne lui avait pas montré son visage.

Celui-là, c'était son créancier de la partie chez la baronne.

Il serait difficile de dire lequel des deux fut le plus étonné du vicomte ou de Paul Cormier qu'il prenait pour le marquis de Ganges.

Seulement, le vicomte se réjouissait de la rencontre qui, tout au contraire, consternait Paul Cormier.

Le vicomte ne pouvait rien souhaiter de mieux que de trouver tout près de l'avenue Montaigne le mari qu'il cherchait et qui n'oserait certainement pas refuser de le conduire chez sa femme, logée à deux pas de là.

Paul, surpris en flagrant délit de causerie intime avec Jean de Mirande par un monsieur du monde de madame de Ganges, par celui de tous auquel il tenait le plus à cacher son véritable nom, Paul aurait voulu rentrer sous terre.

Il ne pouvait pas songer à fuir. Le vicomte l'avait vu et lui souriait déjà. Encore moins pouvait-il espérer continuer à faire le marquis, Mirande étant présent. Mirande, au premier mot équivoque, aurait demandé des explications et culbuté tous ses mensonges; Mirande qu'il avait eu tant de peine à retrouver, et qu'il venait de décider à aller dire la vérité au juge d'instruction.

Ce fut pourtant Mirande qui le tira d'embarras, sans le vouloir et sans le savoir. Il n'avait pas remarqué M. de Servon à la Closerie des Lilas et quand il se trouvait tout à coup face à face avec des gens qu'il ne connaissait pas, son premier mouvement était toujours de leur tourner le dos et de prendre le large.

Il n'y manqua pas en voyant que le vicomte allait aborder Paul. Il fila sans saluer ce gêneur qui s'avisait de les déranger et en criant à son ami:

—J'y vais, puisque tu le veux. Va m'attendre au café Soufflot. J'y serai dans deux heures.

Paul se serait bien passé d'être interpellé de la sorte, à portée des oreilles de M. de Servon qui n'était plus qu'à deux pas, mais le mal était fait et il ne lui restait qu'à tâcher de pallier le fâcheux effet de cette étrange invitation.

Un marquis avait pu se montrer un soir à la Closerie des Lilas, mais qu'il se montrât en plein jour au café Soufflot, c'était invraisemblable.

Et, pour comble de malechance, Mirande venait de le tutoyer à haute et intelligible voix.

Le pauvre Paul regrettait amèrement d'avoir accepté le rendez-vous que ce grand fou de Jean lui avait donné.

Jean qu'il avait tant cherché, la veille, au quartier Latin, Jean s'était laissé enlever par une ancienne maîtresse qui était venue le réveiller et qui l'avait emmené rue Jean-Goujon où elle possédait un joli petit hôtel; il l'avait connue figurante au théâtre de Cluny; elle était passée grande cocotte, et elle tenait à lui montrer les splendeurs de sa nouvelle installation; il n'avait pas refusé de l'accompagner chez elle et il s'y était oublié pendant vingt-quatre heures.

Pris du remords d'avoir oublié Paul Cormier dans un moment si critique, il lui avait écrit pour lui expliquer son cas et pour le prier de venir le rejoindre aux Champs-Elysées, derrière la rotonde du Panorama. Et Paul était venu. Depuis une heure, il le prêchait pour qu'il allât se déclarer et il n'avait pas encore pu l'y décider, quand l'apparition du vicomte avait coupé court au tête-à-tête.

Qu'il allât ou non au Palais de Justice, comme il venait de l'annoncer, Mirande était parti. Il s'agissait maintenant pour Paul de se préparer à répondre aux questions que M. de Servon n'allait pas manquer de lui adresser et, payant d'audace, Paul n'attendit pas que M. de Servon l'abordât.

Il se leva, il vint à lui et il cherchait une phrase polie pour entamer l'entretien, lorsque le vicomte s'écria gaiement:

—Enfin, je tiens mon créancier!

Paul était si troublé, qu'il ne se souvenait plus des huit mille francs gagnés chez la baronne, et comme il avait l'air de ne pas comprendre:

—Ce n'est pas ma faute si je suis encore votre débiteur, reprit M. de Servon. J'ai envoyé chez vous, hier… vous étiez sorti… personne n'a voulu de mon argent, et mon valet de chambre a dû me le rapporter. J'allais de ce pas avenue Montaigne, mais puisque j'ai la chance de vous rencontrer, permettez que je m'acquitte.

Paul hésita un instant à prendre les billets de mille que le vicomte lui présentait. Il se faisait presque scrupule de les recevoir. Le vicomte croyait les devoir au marquis de Ganges, et il semblait à Paul qu'il n'avait pas le droit d'y toucher. Il s'y résigna pourtant, car il ne pouvait pas les refuser, à moins d'avouer tout, sans que madame de Ganges l'y eût autorisé.

Encore M. de Servon, en parfait gentleman, aurait-il insisté pour qu'il les acceptât, et Paul aurait dû en passer par là.

—Maintenant que me voilà en règle vis-à-vis de vous, reprit le vicomte, il faut que je m'excuse de vous avoir interrompu. Vous étiez en conférence avec un jeune homme qu'il m'a semblé reconnaître… n'était-il pas dimanche soir, à ce bal où mes amis et moi nous vous avons rencontré?

—Peut-être bien, balbutia Paul. Il y va très souvent. Il fait son droit à Paris… mais il est du même pays que moi et je connais beaucoup sa famille…

—C'est ce que je pensais… et il est tout naturel qu'il vous tutoie…

—Il a été mon camarade de collège.

Et comme la figure de Servon exprimait un certain étonnement, Paul s'empressa d'ajouter:

—Je me suis marié très jeune.

—Je suis sûr que vous n'avez jamais regretté de n'être pas resté garçon, dit poliment le vicomte. Puis-je vous demander des nouvelles de madame de Ganges?

Paul fit un effort pour répondre:

—Elle va très bien… je vous remercie.

Quand il était obligé de parler d'elle comme s'il eût été son mari, les mots lui restaient dans la gorge.

—Je ne vous cacherai pas qu'en allant vous voir, j'espérais la trouver chez elle et si, comme je le suppose, vous rentrez à l'hôtel…

—Au contraire!… j'en sors, dit vivement Cormier.

Il mentait, car il se proposait de courir à l'avenue Montaigne dès qu'il aurait fini avec Mirande, et il y aurait couru si le vicomte n'était pas survenu.

Il fallait bien maintenant renvoyer à une meilleure occasion cette visite urgente, car il voulait éviter à tout prix d'accompagner M. de Servon chez la marquise.

Et de peur M. de Servon n'eût l'idée d'y aller sans lui, Paul s'empressa d'ajouter:

—Madame de Ganges est sortie aussi… elle doit dîner en ville… et je dois aller la rejoindre… je suis même déjà en retard…

—Oh! alors, je me reprocherais de vous retenir. J'aurai l'honneur de vous revoir très prochainement… dès que madame de Ganges aura choisi un jour de réception et, dans tous les cas, dimanche, j'espère, chez madame Dozulé.

—Je l'espère aussi… mais…

—Je compte même que vous voudrez bien être des nôtres, au club dont nous faisons partie Carolles, Baffé et moi. Je vous ai l'autre soir présenté ces messieurs… ils souhaitent vivement de n'en pas rester là et je tiens beaucoup à vous présenter au cercle où nous pourrons nous rencontrer tous les jours.

Si le vicomte avait eu l'intention de mettre Paul Cormier à la torture, il n'aurait pas parlé autrement. Chaque mot qu'il disait équivalait à un coup d'épingle et l'offre obligeante de son parrainage au club mettait le comble au douloureux embarras du faux marquis de Ganges.

Et le pauvre Paul ne pensait qu'à se dérober le plus tôt possible au supplice que M. de Servon lui infligeait, avec ou sans intention.

—Je remercie beaucoup ces messieurs de leur bonne volonté, dit-il précipitamment, et je vous suis très obligé, mais je ne sais pas encore si je me fixerai à Paris… quand j'aurai l'honneur de vous revoir, nous reparlerons de ce projet, mais en ce moment…

—Vous êtes pressé, je le sais, cher monsieur, et je ne vous retiens plus… ah! encore un mot pourtant… vous avez un intendant qui exécute trop bien les consignes qu'on lui donne… hier, vous lui aviez dit de ne recevoir personne…

—Pas moi… madame de Ganges sans doute…

—Eh! bien, il a exécuté l'ordre, mais il y a ajouté une explication de son cru… il a déclaré à mon valet de chambre que vous étiez encore en voyage… «Monsieur n'y est pas», c'est admis qu'un domestique réponde cela quand son maître tient à fermer sa porte; mais répondre: «Monsieur est en voyage» quand tout le monde sait que monsieur vient d'arriver à Paris… c'est maladroit. Je me permets de vous signaler le fait pour que vous laviez la tête à ce serviteur trop zélé.

Paul le connaissait depuis vingt-quatre heures, le fait, puisque, la veille, il était chez la marquise, au moment où le valet de chambre s'était présenté pour remettre une lettre. Le vicomte ne lui apprenait donc rien de nouveau, mais Paul ne pouvait plus espérer que la situation se prolongerait. Elle était trop tendue et le moindre incident ferait éclater la vérité.

Et il n'en était que plus pressé de fuir M. de Servon qui, d'explications en explications, aurait fini par la découvrir.

Tout en causant, ces messieurs s'étaient avancés, sous les arbres, jusqu'au bord de l'avenue d'Antin, qu'il faut traverser pour arriver à l'avenue Montaigne.

Un fiacre passait au pas. Paul fit signe au cocher d'arrêter et dit vivement à M. de Servon:

—Excusez-moi, monsieur… je suis si en retard que vous me permettrez de vous quitter… Merci du bon avis que vous venez de me donner, et au revoir!

Il sauta dans la voiture qui fila aussitôt vers le quai.

Ce brusque départ ressemblait tant à une fuite, que le vicomte en demeura stupéfait.

Il lui était déjà venu à l'esprit qu'il y avait un mystère dans la vie de ce noble ménage; maintenant, il n'en doutait plus, et il se promettait de manoeuvrer en conséquence.

De quelle espèce était ce mystère? Quel secret cachaient les allures bizarres du marquis? Peu importait à Servon, qui n'avait pas d'autre but que de s'insinuer chez la marquise et de tâcher de s'y implanter.

Mais, avant d'essayer, il tenait à être mieux renseigné et il ne savait comment s'y prendre.

Devait-il se présenter tout seul chez madame de Ganges, sous un prétexte qui restait à trouver, ou bien essayer de faire parler la baronne Dozulé? Elle lui voulait du bien cette baronne et elle devait savoir beaucoup de choses. D'autre part, l'hôtel de la marquise était à deux pas et le vicomte soupçonnait M. de Ganges d'avoir menti en disant que sa femme dînait en ville et qu'il allait la rejoindre. Si elle était restée chez elle, l'occasion était tentante pour risquer la démarche. Toute la question était de savoir si elle consentirait à le recevoir. Si elle le recevait, il saurait bien mener sa barque de façon à s'ancrer dans la maison.

Il allait se décider à courir cette aventure, lorsqu'il avisa sur le trottoir, de l'autre côté de l'avenue, un homme qui semblait hésiter à venir à lui.

Servon aurait pu l'apercevoir plus tôt, car il y avait bien deux minutes qu'il avait débouché de l'avenue Montaigne, juste au moment où Paul Cormier montait en voiture.

Cet homme n'avait rien qui put attirer l'attention, mais il regardait le vicomte avec tant de persistance que le vicomte le regarda aussi et le reconnut.

C'était l'individu qui, une heure auparavant, s'était arrêté sous le balcon du Club et que Servon avait signalé à ses amis.

C'était l'ancien garçon de jeu du Cercle des Moucherons, renvoyé pour cause de suspicion légitime et regretté des pontes qu'il obligeait jadis à des taux ultra-usuraires.

Il ne paraissait pas qu'il eût prospéré depuis qu'il avait changé d'état. Il avait le teint hâve d'un homme qui a souffert et ses vêtements n'étaient pas neufs, mais il n'en était pas à montrer la corde et, à la rigueur, un gentleman pouvait, sans se trop compromettre, lui parler dans la rue.

La veille encore, Servon, s'il l'eût rencontré, aurait très probablement fait semblant de ne pas le voir, mais dans les dispositions d'esprit où était en ce moment le vicomte, il n'en allait plus de même.

Il y a des services qu'on ne peut demander qu'à un déclassé et Servon se trouvait justement dans le cas d'avoir besoin d'un moins scrupuleux que soi.

Il ne fit pas la moitié du chemin, mais il attendit l'homme qui s'était décidé à s'approcher et qui lui dit en soulevant son chapeau, sans l'ôter—le salut d'un homme déchu qui ne sait pas comment on prendra sa politesse:

—Je vois que monsieur le vicomte veut bien me reconnaître. Monsieur le vicomte est bien bon.

—Je vous reconnais d'autant mieux que je vous ai déjà vu passer tantôt sur le boulevard, répondit Servon.

—Monsieur le vicomte était au club avec ses amis… M. le comte de Carolles… M. le capitaine de Baffé… Ces messieurs se souviennent de moi, quand j'étais aux Moucherons… C'était le bon temps…

—Oui… on vous à mis à pied, je crois…

—Sous prétexte que j'avais introduit au Cercle des cartes marquées. Il n'aurait tenu qu'à moi de me justifier… mais il aurait fallu nommer le vrai coupable et j'ai mieux aimé perdre ma place que de dénoncer un gentilhomme. La preuve que je n'étais pas coupable, c'est qu'on ne m'a pas poursuivi.

—Comment vivez-vous, maintenant?

—Je vis… mal.

—Vous aviez pourtant, je suppose, amassé un capital…

—Assez rond… c'est vrai… Je l'ai laissé à Monte-Carlo.

—Vous êtes joueur, vous!… ah! parbleu, c'est trop fort… après avoir vu où le jeu a mené tant de gens qui vous empruntaient de l'argent!…

—La passion ne raisonne pas… et c'est ma passion, le jeu… mais j'en suis bien revenu, et maintenant, je cherche à faire des affaires.

—Des affaires, de quel genre?

—Je n'ai pas de préférences. Cependant, si je pouvais monter une agence de renseignements, je crois que je ferais ma fortune… Recherches dans l'intérêt des familles… surveillances discrètes…

—Je comprends. Vous voudriez faire de la police au service des particuliers.

—Justement. Je m'essaie déjà, et si je pouvais être utile à monsieur le vicomte…

De ce ci-devant garçon de jeu au vicomte de Servon la proposition était impertinente et le gentilhomme auquel ce drôle osait la faire eut sur les lèvres une verte réplique. Mais si le premier mouvement est le bon, comme on le prétend, il arrive souvent que le second ne vaut pas le premier.

Servon, indigné tout d'abord, se dit très vite que cette ouverture n'était pas à dédaigner. Il avait à coeur de savoir à quoi s'en tenir sur les époux de Ganges; qui veut la fin veut les moyens et ce n'était pas le cas de se montrer difficile sur le choix de l'agent qui se chargerait de le renseigner.

On ne fait pas la cuisine avec des gants blancs et pour les basses besognes on n'emploie pas de gentlemen.

—Vous vous essayez, dites-vous? demanda Servon.

—Mon Dieu, oui, répondit modestement Brunachon; quand on a été sept ans employé dans un grand cercle on connaît tout Paris… le Paris mondain… et on sait beaucoup de choses. Depuis que je cherche à travailler dans la partie des renseignements, j'en ai déjà ramassé pas mal et j'ai fait quelques nouvelles connaissances. S'il plaisait, un jour ou l'autre, à monsieur le vicomte de mettre mes talents à l'épreuve, je me flatte que monsieur le vicomte serait satisfait de moi.

—Alors, pour le moment, vous faites de la police, en amateur?

—Pour me faire la main.

—C'est à peu près la même chose. Et vous vous exercez sur le premier venu?

—Oui… quand ça se trouve… et puis j'ai gardé des amis parmi mes anciens camarades… ils me renseignent à l'occasion… et je n'oublie jamais rien… j'ai une mémoire excellente…

—Vous avez aussi de bon yeux pour m'avoir reconnu au balcon.

—Je reconnaîtrais de beaucoup plus loin monsieur le vicomte, dit respectueusement Brunachon. Monsieur le vicomte ne ressemble pas à tout le monde.

—Alors, je dois être facile à… comment dites-vous cela?… à filer, je crois?

Filer, c'est bien le mot technique.

Ce terme et le langage correct de l'ancien croupier auraient bien étonné Bardin père et fils qui l'avaient entendu la veille, dans le cabinet du juge, s'exprimer comme un rôdeur de barrières. Ils ne connaissaient pas le personnage. Brunachon parlait argot, quand il lui convenait de le parler, mais il savait aussi à l'occasion prendre le ton d'un homme bien élevé.

—Est-ce que vous venez de me filer, moi? lui demanda tout à coup M. de Servon.

—Oh! monsieur!… je ne me serais pas permis…

—Pourtant, ça m'en a tout l'air. Je vous ai vu arrêté, tantôt, sous le balcon du club… et je vous retrouve, une heure après, dans ce coin des Champs-Elysées.

—J'y suis arrivé bien avant monsieur le vicomte et j'y suis venu pour une affaire dont je commence à m'occuper. Si je viens de rencontrer monsieur le vicomte, c'est tout à fait par hasard. Je sortais de l'avenue Montaigne quand je l'ai aperçu… Monsieur le vicomte a dû voir que je n'osais pas l'aborder…, et d'ailleurs, si je m'étais permis de le suivre, j'aurais eu soin de ne pas me montrer.

—Alors, vous cherchez quelqu'un, avenue Montaigne?

—Je cherchais… des informations. J'étais venu en reconnaissance… comme à la guerre… explorer le terrain et surveiller les mouvements de l'ennemi… j'ai perdu mes peines.

Tout cela n'était pas clair et ces réponses entortillées ne faisaient qu'aiguillonner la curiosité de M. Servon qui, lui aussi, avait des renseignements à prendre et qui songeait à charger Brunachon de les prendre pour lui.

—Vous qui prétendez connaître tant de gens, lui demanda-t-il, tout à coup, connaissez-vous un certain marquis de Ganges?

De vue… oui… parfaitement, répondit Brunachon, déjà sur ses gardes.

—Où l'avez-vous vu?… et quand?

—A Monte-Carlo, cet hiver.

—Je le croyais en Turquie.

—Je ne sais pas s'il y est allé, mais je sais qu'il était encore à
Nice, il y a huit jours.

—Mais, depuis, il est rentré à Paris.

—C'est possible. Sa femme y habite… tout près d'ici, dans un très bel hôtel qui lui appartient. On disait là-bas que le marquis ne vivait pas avec elle… ils ont pu se raccommoder… mais j'en doute…

—Pourquoi en doutez-vous?

—Puisque monsieur le vicomte me fait l'honneur de m'interroger, je dois dire à monsieur le vicomte que cette dame a un amant. Ce n'est pas une raison pour qu'elle ne se remette pas avec son mari…

—Enfin, vous persistez à affirmer que, si vous rencontriez le marquis de Ganges, vous le reconnaîtriez?

—A l'instant même.

—Eh! bien, vous vous vantez, car vous venez de le voir.

—Où donc?

—Je causais avec lui quand vous êtes arrivé.

—Quoi! ce jeune homme qui est monté en voiture…

—Précisément. Ce jeune homme, c'est monsieur de Ganges que vous prétendez connaître.

—Ça, le marquis! s'écria Brunachon. Ah! mais non! Il ne lui ressemble même pas… et le marquis a au moins cinq ans de plus.

—Il faut donc qu'il y ait deux marquis de Ganges, car celui que vous venez de voir porte ce nom et ce titre et il va dans le monde avec la marquise. Je les y ai rencontrés ensemble.

Brunachon eut un hochement de tête qui devait signifier: «tout s'explique», mais il ne dit mot.

Il n'était pas encore décidé à mettre le vicomte dans son jeu.

Brunachon, après avoir manqué sa première tentative de chantage, en préparait une autre, depuis qu'il était sorti du cabinet de monsieur Bardin. Il savait que Paul Cormier n'avait pas été arrêté, et il commençait à prévoir que l'affaire du boulevard Jourdan n'aurait pas de suites graves. Un duel n'est pas un assassinat. D'ailleurs, Paul Cormier, après avoir comparu devant le juge d'instruction, ne redoutait plus d'être dénoncé. Brunachon avait donc changé ses batteries. C'était maintenant la marquise de Ganges qu'il espérait faire chanter. Il y avait songé dès le premier jour, car, comme l'avait soupçonné Paul, il s'était caché dans un fiacre pour le suivre depuis la rue Gay-Lussac jusqu'à l'avenue Montaigne; il savait chez qui Paul était allé,—il l'avait su en faisant causer les marchands du voisinage, tous fournisseurs de l'hôtel,—et il s'était promis d'exploiter madame de Ganges aussitôt qu'il serait complètement renseigné sur la nature des relations que cette grande dame entretenait avec un étudiant.

Il était revenu le lendemain aux informations. Il en arrivait, et il s'en était fallu de peu qu'il surprît, causant avec Paul Cormier, Jean de Mirande, qu'il aurait pu exploiter aussi. Il n'avait fait qu'entrevoir Paul qui ne l'avait pas vu, mais M. de Servon venait de lui apprendre tout ce qu'il ne savait pas,—hors une seule chose que Servon ignorait lui-même, puisqu'il ne connaissait pas l'histoire du duel;—le nom de l'homme que Mirande avait tué.

Brunachon ne mentait pas en disant qu'il connaissait le marquis de Ganges pour l'avoir rencontré aux tables de jeu de Monte-Carlo; et Brunachon n'avait pas menti non plus, en disant au juge d'instruction qu'il ne s'était réveillé qu'au moment où le duel sur le bastion venait de finir.

Il avait vu d'en haut un mort couché sur l'herbe, la face contre terre. Il ne s'était pas douté que ce mort était le marquis et il ne s'en doutait pas encore.

—Eh! bien, lui dit M. de Servon en haussant les épaules, vous voyez qu'il vous arrive de vous tromper tout comme un autre.

—Je ne me trompe pas, murmura l'ancien garçon de jeu. Ce monsieur se fait passer pour le marquis de Ganges, mais il ment.

—Alors, il est d'accord avec la marquise?

—Évidemment, puisqu'il l'accompagne dans le monde.

—C'est donc qu'il est son amant?

—Je le supposais, avant d'avoir entendu M. le vicomte. Maintenant, je n'en doute plus.

—Bon! mais qui est-il?

—Ah!… voilà!…

—Vous devez le savoir.

—Si je le savais, monsieur le vicomte comprendra que je ne devrais pas le dire. En affaires, la discrétion est indispensable pour réussir.

—En affaires?… comment? Ah! oui, j'entends… les affaires de l'agence que vous voulez monter, dit Servon avec une légère grimace de dégoût. Vous ferez commerce de renseignements et vous ne les donnerez pas pour rien.

—Monsieur le vicomte devine tout.

—Eh! bien… j'ai l'habitude de payer ce que j'achète. Faites votre prix.

—Oh! je m'en rapporterai toujours à la générosité de monsieur, le vicomte… et du reste, pour le moment, j'ai si peu de chose à lui vendre que ce n'est pas la peine de traiter.

Le drôle disait: traiter, comme s'il se fût agi de signer une convention diplomatique.

—Si monsieur le vicomte avait intérêt à être renseigné sur ce faux marquis et sur ses rapports avec madame de Ganges, je me mettrais en campagne et je me ferais fort de lui procurer toutes les informations dont il aurait besoin.

—Très bien. Je vous rémunérerai largement.

Le vicomte était déjà revenu de ses répugnances à recourir aux vils offices d'un espion.

—Alors, je puis marcher. Une parole de monsieur le vicomte vaut de l'or.

Brunachon changeait, comme on dit, son fusil d'épaule. Brunachon n'était pas homme à refuser les offres de M. de Servon; d'autant que tout en le servant, il pourrait à l'occasion faire chanter la marquise.

C'était même sur elle qu'il fondait ses plus grosses espérances de bénéfices. Le vicomte se lasserait vite d'acheter des renseignements, et Paul Cormier n'était pas en état de payer bien cher un silence dont il pourrait bientôt se passer; mais la marquise était riche et elle avait sa réputation à préserver.

—Eh! bien?… le nom de cet homme? demanda M. de Servon.

—Il s'appelle Paul Cormier… et il est étudiant… il fait son droit.

—Je m'en doutais. Où demeure-t-il?

—Au quartier Latin. Rue Gay-Lussac, numéro 9.

—Cela doit être vrai, murmura le vicomte. Mais comment cet étudiant connaît-il la marquise de Ganges?

—Voilà, monsieur le vicomte, ce que j'ignore absolument, mais je m'engage à le savoir d'ici à très peu de jours. Tout ce que je puis vous dire aujourd'hui, c'est que, hier, il s'est fait conduire en voiture à la porte de l'hôtel de cette dame, avenue Montaigne, qu'elle l'a reçu et qu'il est resté plus d'une heure chez elle. Je pourrais faire le mystérieux et vous laisser croire que j'en sais beaucoup plus long. J'aime mieux vous dire la vérité.

—Et il la connaît de longue date, reprit Servon qui suivait son idée. Dimanche, ils se sont présentés ensemble dans une maison où je me trouvais… on a annoncé M. le marquis et madame la marquise de Ganges… et il a raconté, lui, qu'il était arrivé le matin d'un grand voyage… ils s'étaient entendus à l'avance, car elle ne l'a pas démenti… donc, ils étaient d'accord.

—C'est évident.

—Il n'y a qu'une chose que je ne m'explique pas, c'est qu'ils aient pu croire que personne ne s'apercevrait de la substitution… le vrai marquis n'aurait qu'à reparaître…, et il reparaîtra certainement… il ne restera pas toute sa vie à Monte-Carlo.

—A moins qu'ils ne se soient entendus avec lui… il y a des maris avec lesquels on peut entrer en accommodement… et il n'a pas trop bonne réputation, ce marquis.

—On finirait toujours par savoir à Paris qu'il existe… sa femme risquerait trop en mettant son amant à la place de son mari… il doit y avoir autre chose…

—C'est ce que je me dis aussi… mais, quoi?…

—Peut-être que le vrai marquis de Ganges est mort récemment à Monaco… il est joueur… il a bien pu se tuer… Peut-être que sa femme le sait et qu'elle a imaginé de le remplacer, parce qu'elle est bien sûre qu'il ne viendra pas réclamer…

—Je n'avais pas pensé à ça, murmura Brunachon, que cette idée parut frapper.

Puis, se reprenant:

—Mais, non… s'il s'était brûlé la cervelle là-bas, les journaux l'auraient annoncé… il faudrait donc supposer qu'il est mort incognito et que sa veuve espère qu'on ne saura jamais qu'il est mort.

Le vicomte réfléchissait et ne trouvait pas d'explication satisfaisante.

—Au fait!… pourquoi pas? dit entre ses dents Brunachon.

—Je vois, reprit Servon impatienté, que vous ne devinez pas mieux que moi. Quand vous aurez trouvé, vous me le ferez savoir. Mais notre entretien a assez duré… et comme toute peine mérite salaire…

Il allait mettre la main à la poche, quand Brunachon lui dit vivement:

—Pas encore, monsieur le vicomte. Laissez-moi gagner mon argent.
Pouvez-vous disposer d'une heure?

—Oui… mais pourquoi?

—Je viens d'avoir une idée et si je ne me trompe pas, avant une heure, vous serez fixé sur le point principal… le reste viendra ensuite, très facilement…

—Voilà bien des promesses! que faut-il que je fasse pour arriver à ce résultat?

—Une course en voiture… avec moi.

—J'aime mieux: pas avec vous, dit le vicomte qui ne tenait pas à se montrer dans les rues du Paris en compagnie de cet homme.

C'était bien assez d'avoir causé avec lui dans un coin écarté.

—Bon! je comprends, dit cyniquement Brunachon. Il y a moyen de s'arranger. Je vais monter dans le premier sapin découvert qui va passer, vous monterez dans un autre. Vous direz à votre cocher de suivre le mien et d'arrêter quand il arrêtera. Chacun descendra de son côté et là où vous me verrez entrer, vous entrerez derrière moi, sans avoir l'air de me connaître.

Vous pourrez même, si vous le préférez, m'attendre à la porte.

—C'est bien compliqué ce que vous me proposez là, dit le vicomte, qui avait bonne envie d'envoyer au diable ce chercheur de pistes.

—Mais, non… c'est tout simple, au contraire, répondit Brunachon, et Monsieur le vicomte ne risquera pas de se compromettre, puisque je ne lui parlerai pas… c'est-à-dire… je lui parlerai… après… et dans un endroit où personne ne nous remarquera…

—Comment, après?… après quoi?

—Après que j'aurai su ce que je vais savoir… et ce ne sera pas long… une demi-heure de trajet en voiture… et même moins, si nous tombons sur de bons cochers… cinq minutes de… de vérification… et je serai fixé. Je rejoindrai alors monsieur le vicomte et je lui ferai mon rapport.

—Dans la rue?

—Dans un square où on ne rencontre que des troupiers et des bonnes d'enfants.

—Que de mystères! vous pouvez bien me dire où vous voulez me conduire.

—Monsieur le vicomte ne viendrait pas, si je le lui disais.

—Alors, je refuse.

—Monsieur le vicomte aurait bien tort. Je lui rendrais compte tout de même… je lui écrirais… mais nous perdrions du temps… et dans ces sortes d'affaires, il ne faut pas traîner… tandis que si Monsieur le vicomte veut bien venir, il saura tout de suite à quoi s'en tenir sur la véritable situation de cette dame…

—De la marquise de Ganges?

—Mais oui, Monsieur. N'est ce pas précisément le point sur lequel vous désirez être renseigné avant tout?

—Sans doute, mais…

—Eh! bien, quand vous le serez, vous me direz ce que j'aurai à faire pour vous servir et je le ferai.

Brunachon parlait déjà comme s'il eût été chargé d'une mission par M. de
Servon qui hésitait encore à l'employer.

Il y répugnait même, car il était d'un monde où on ne se commet pas volontiers avec des gens de cette sorte, mais d'autre part il désirait tant éclaircir le mystère qui enveloppait la vie de madame de Ganges qu'il devait finir par se décider à accepter la proposition de l'ignoble Brunachon.

Que risquerait-il, après tout?… Rien que de faire en voiture une course inutile. C'était peu de chose en comparaison du résultat que l'espion lui promettait.

—Je me permettrai de faire observer à Monsieur le vicomte qu'il est temps de partir, reprit cet homme. Si nous différions davantage, nous arriverions trop tard.

Il ne disait toujours pas où il s'agissait d'arriver et Servon sentait bien qu'il ne le dirait pas. Mais peu importait, au fond. Servon serait toujours libre de ne pas le suivre jusqu'au bout, s'il s'apercevait qu'on le menait là où il ne voulait pas aller. Peut-être même valait-il mieux qu'il l'ignorât; car si ce voyage devait avoir des suites fâcheuses pour quelqu'un, sa responsabilité serait moins engagée.

Le hasard—un hasard facile à prévoir—mit fin aux incertitudes du vicomte.

En cette saison, à l'heure où on revient du Bois, les voitures vides et les cochers cherchant pratique foisonnent aux Champs-Élysées.

Deux victorias libres passaient en ce moment à la file, marchant au pas vers la place de la Concorde en rasant le trottoir de la contre-allée.

Brunachon interrogea d'un coup d'oeil le clubman qui répondit par un signe affirmatif et sans attendre un ordre plus formel, Brunachon sauta dans la première.

Le sort en était jeté. Servon monta dans la seconde qui n'était pas loin et dit à son cocher de suivre.

Brunachon avait rapidement donné ses instructions au sien qui mit son cheval au trot.

Le vicomte n'avait plus qu'à se laisser aller au courant de cette curieuse aventure et il commençait à y prendre un certain plaisir. L'attrait de l'inconnu. Il lui était arrivé assez souvent de suivre une jolie femme, sans savoir où elle le conduirait. C'est un sport amusant pour un désoeuvré qui se console facilement d'être distancé en route. Cette fois, il était sûr que pareille déconvenue ne lui arriverait pas et l'intérêt était plus vif, car il ne pouvait pas deviner le dénouement.

Brunachon avait refusé de dire où il allait et il s'était abstenu de donner la moindre indication sur la direction qu'il comptait faire prendre à sa victoria.

Elle descendait l'avenue des Champs-Elysées, et cela prouvait seulement que Brunachon ne se dirigeait pas vers les excentriques et élégants quartiers de l'Ouest: Passy, l'Etoile, le faubourg Saint-Honoré. Brunachon se dirigeait vers le Paris central.

En débouchant sur la place de la Concorde, la victoria qui le portait obliqua à droite et enfila le pont.

Servon était fixé. On allait sur la rive gauche.

Et une idée lui vint tout naturellement. Brunachon lui avait appris que l'amant de la marquise habitait le quartier latin. Servon ne douta pas que Brunachon ne le conduisît chez cet étudiant, auquel il se proposait de faire subir un interrogatoire en présence du vicomte, qui n'y tenait pas du tout, car il n'aurait rien gagné à mettre Paul Cormier au pied du mur.

Ce garçon, s'il fallait en croire Brunachon, demeurait rue Gay-Lussac. Le vicomte se promit de laisser Brunachon monter tout seul chez le faux marquis, si la Victoria s'arrêtait à la porte du numéro 9.

Pour le moment, elle suivait le quai d'Orsay, et c'était à peu près le chemin de la rue Gay-Lussac.

Après le quai d'Orsay, elle prit le quai Voltaire, mais au lieu de tourner par la rue des Saints-Pères, pour arriver presque directement au Luxembourg, elle continua par le quai Malaquais, et par le quai Conti, en passant devant l'Institut et devant la Monnaie, puis laissant le Pont-Neuf à gauche, elle se lança sur la pente du quai des Augustins.

—Bon! se dit Servon, toujours imbu de l'idée qu'on allait chez Cormier, il va prendre le boulevard Saint-Michel… ce cocher n'a pas le sentiment de la ligne droite, mais c'est le chemin tout de même. Je me laisse faire; seulement, je lâcherai ce drôle à la porte. Il faut en vérité qu'il soit stupide pour s'imaginer que je vais me présenter avec lui chez ce jeune homme.

La résolution était louable, mais le vicomte n'eut pas besoin d'y persévérer.

Arrivée à la place Saint-Michel, au lieu de remonter le boulevard, la voiture qui portait Brunachon s'engagea sur le pont qui aboutit dans la Cité.

—C'est inouï! grommela Servon; le voilà qui revient sur ses pas à présent. Ce n'était pas la peine de passer la Seine au pont de la Concorde pour la repasser dix minutes après.

Où diable me mène ce Brunachon? Est-ce qu'il se moque de moi et a-t-il le projet de me traîner à sa suite à travers tout Paris?… non, il n'oserait pas… mais où allons-nous?… cette rue qui traverse l'île, c'est le boulevard du Palais…

Et voici le Palais lui-même. J'aime à croire qu'il n'a pas l'intention d'y entrer pour avertir la justice.

Le vicomte n'avait assurément rien à démêler avec la justice de son pays, mais s'il avait su que le nommé Brunachon avait passé toute l'après-midi, la veille, dans le cabinet d'un juge d'instruction, il se serait arrêté plus longtemps à l'idée singulière qui lui était venue.

Du reste, il n'y avait pas lieu, car la victoria tourna vivement à droite, pour traverser le parvis Notre-Dame.

Cela devenait incompréhensible et l'aventure tournait presque au comique.

Il n'y a sur le Parvis que Notre-Dame et l'Hôtel-Dieu—une église et un hôpital.

On ne pouvait pas supposer que Brunachon allait visiter un malade ou allumer un cierge devant l'autel de la Vierge.

Où allait s'arrêter cette promenade? Le vicomte ne cessait de se le demander, mais il ne songeait plus à abandonner la partie, car il supposait qu'on approchait du but.

Le parvis ne mène à rien qu'à l'île Saint-Louis, et Servon ne se figurait pas que son étrange guide pût aller dans ce paisible quartier chercher des renseignements sur l'excentrique marquis de Ganges.

Brunachon avait pourtant l'air de savoir parfaitement ce qu'il faisait. Depuis qu'on roulait, il s'était retourné plus d'une fois pour s'assurer que la voiture du vicomte suivait et la dernière fois, en arrivant sur la place Notre-Dame, il avait adressé de loin au persévérant clubman, un signe qui signifiait, sans aucun doute: «Ne vous impatientez pas. Nous y sommes.»

Et Servon, quoique vexé d'être véhiculé de la sorte, lui savait gré d'observer les conventions en s'abstenant de communiquer avec lui autrement que par gestes.

Mais il ne devinait toujours pas où on allait.

La victoria de Brunachon s'engagea dans une rue sombre que domine à droite la masse colossale de la cathédrale: la rue du Cloître, qui n'est ni large ni longue, et où, de sa vie, le vicomte n'avait passé.

Il ne cherchait plus à se rendre compte des chemins qu'on lui faisait prendre, et il lui arrivait de se demander ce que les deux cochers devaient penser de cette course à la queue leu-leu de deux messieurs qui se connaissaient évidemment et qui avaient éprouvé le besoin de prendre deux voitures au lieu d'une seule.

Au bout de la rue du Cloître, celle qui marchait en tête s'arrêta et M. de Servon dit aussitôt à son cocher d'en faire autant.

Brunachon descendit et M. de Servon s'empressa de descendre aussi.

C'était le moment décisif. Brunachon allait-il aborder le vicomte et lui expliquer pourquoi il l'avait amené là?

Pas du tout. Brunachon, fidèle à sa promesse, se contenta de lui montrer du doigt la grille le long de laquelle les deux victorias étaient rangées, à dix pas d'intervalle.

Cette grille entourait une manière de square, planté d'arbres rabougris et garni de bancs vermoulus, un square pauvre où jouaient des enfants malingres et où de vieilles loqueteuses se chauffaient au soleil.

C'était bien là l'endroit désigné par Brunachon, qui avait engagé le vicomte à l'y attendre, pendant qu'il irait, lui, se renseigner sur la vraie situation de madame de Ganges.

Se renseigner où et près de qui? il ne l'avait pas dit et Servon, qui n'en avait pas la plus légère idée, le vit entrer avec d'autres personnes dans un bâtiment adossé au parapet du quai, à la pointe de la Cité, et d'assez triste apparence.

Cela ressemblait à l'une de ces constructions qu'on voit de distance en distance sur les bords de la Seine, depuis le pont de Bercy jusqu'au viaduc d'Auteuil, et où sont les bureaux des employés de la navigation.

Servon ne s'inquiéta point de savoir ce que c'était et ne fut pas tenté d'y entrer à la suite de Brunachon.

Servon appartenait à cette catégorie de Parisiens qui ne connaissent de Paris que les quartiers habités par les heureux de ce monde. Il pouvait se vanter de n'avoir jamais mis les pieds dans les parages où logent les déshérités, car il ne les avait traversés qu'en voiture, en se rendant à quelque gare de chemin de fer.

Il n'était pas entré au Jardin des Plantes depuis son enfance, et s'il avait aperçu les tours de Notre-Dame, c'était de loin et pour ainsi dire malgré lui, car il ne s'était jamais arrêté pour les admirer.

Il savait donc à peine où il était, et il n'avait pas, comme les étrangers qui visitent pour la première fois la grande ville, un guide du voyageur dans sa poche, à seule fin de ne pas s'égarer et de se renseigner sur la destination des monuments.

Peu lui importait d'ailleurs, pourvu que Brunachon revint promptement mettre fin à ses incertitudes.

Il entra dans le square et, n'ayant garde de s'asseoir sur des sièges publics d'une solidité et d'une propreté douteuses, il se mit à se promener par les allées, après avoir allumé un cigare.

Il remarqua bientôt que beaucoup de gens qui passaient sur le quai se détournaient de leur chemin pour entrer, comme Brunachon, dans le petit édifice long et bas qui faisait face à l'entrée du square. D'autres en sortaient. C'était un va-et-vient continuel.

De cette affluence, le vicomte conclut judicieusement qu'il y avait là dedans une succursale du Mont de Piété et se demanda derechef ce que l'ancien garçon de jeu était allé chercher là.

Il commençait d'ailleurs à en avoir assez de cette énigmatique expédition et il se promettait de planter là Brunachon, pour peu qu'il tardât à reparaître.

Il se trouvait même un peu ridicule de s'être laissé embarquer par ce drôle dans cette campagne policière et il jurait bien qu'on ne l'y reprendrait plus, quel qu'en fût le résultat.

Il n'attendit pas trop longtemps.

Au bout de dix minutes, il vit Brunachon descendre les marches qui précèdent la maisonnette où il était entré et impatient de l'interroger, il fit quelques pas pour se porter à sa rencontre, mais il se ravisa en voyant Brunachon lui indiquer d'un signe de tête le fond du square où il n'y avait absolument personne et où ils pourraient causer sans attirer l'attention.

Brunachon donnait au vicomte une leçon de prudence et le vicomte s'y conforma.

Il lui sut même gré de sa discrétion, car l'affaire semblait se corser et M. de Servon tenait de plus en plus à ne pas être vu conférant avec ce suspect personnage.

Brunachon passa, sans lui dire un seul mot, tout près du clubman qu'il avait promptement rattrapé et alla s'embusquer dans un coin du terrain qui s'étend au delà du square, entre les hauts contre-forts de Notre-Dame et le parapet du quai de l'Archevêché.

Servon vint l'y rejoindre, un peu étonné de le voir prendre tant de précautions, et l'interrogea des yeux.

—Monsieur le vicomte avait deviné, lui dit Brunachon. Moi, je n'y voulais pas croire.

—Croire à quoi?… Expliquez-vous, clairement, sacrebleu!

—Madame la marquise de Ganges est veuve.

—Veuve! s'écria le vicomte. Qu'en savez-vous?

—Je viens de m'en assurer, répondit tranquillement Brunachon.

—Comment? Est-ce à dire que vous venez de voir l'acte de décès de son mari? C'est donc une mairie ce vilain petit monument?

—Non… ce n'est pas une mairie, dit l'ancien garçon avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

—Alors, qu'est-ce que c'est?

—Monsieur le vicomte plaisante… Monsieur le vicomte n'ignore pas…

—Je vous dis que je n'en sais rien. C'est la première fois de ma vie que je viens ici et si vous croyez que je me suis amusé à interroger les gens déguenillés que j'ai vus dans le square…

—Oh! je pense bien que non… Mais, je croyais… enfin, je n'ai plus qu'une prière à adresser à Monsieur le vicomte…

—S'il s'agit de rouler encore à travers Paris, je vous préviens que je n'en suis plus.

—Non… non… j'attendrai ici et Monsieur le vicomte n'a qu'à entrer.

—Où ça?

—Dans le bâtiment d'où je sors. Monsieur le vicomte verra par lui-même… et après, si Monsieur le vicomte veut bien venir me rejoindre, je lui expliquerai ce qu'il n'aura pas compris.

—Soit! dit Servon, agacé. J'y vais… mais je vous préviens que si je m'aperçois que vous vous êtes moqué de moi, vous vous en repentirez.

Et pendant que Brunachon protestait contre cette supposition, le vicomte traversa le square presque en courant et monta vivement les marches qui précédaient une espèce de péristyle au delà duquel s'étendait comme un paravent un mur qui masquait l'intérieur de l'édifice.

Pour entrer, il fallait tourner par la droite ou par la gauche ce mur ouvert aux deux bouts.

Ainsi fit-il et il se trouva dans une vaste salle carrée dont les parois en stuc poli étaient couvertes de longues inscriptions qu'il ne prit pas la peine de lire.

Éclairé par en haut, ce hall ressemblait vaguement au vestibule d'un musée.

Le vicomte continuait à ne pas comprendre.

Il remarqua pourtant que les gens qui entraient se dirigeaient tous vers un vitrage qui barrait le fond de la salle et défilaient devant cette clôture en verre, comme on passe devant les étalages d'un bazar.

Ils ne s'arrêtaient qu'au bout, mais là, un groupe s'était formé et deux sergents de ville de service veillaient à ce que les curieux ne stationnassent pas trop longtemps.

«Circulez, messieurs!… circulez!» cet avertissement souvent répété accélérait le défilé.

Dans ce coin, évidemment, se trouvait ce que les Anglais appellent the great attraction, mais du diable si Servon devinait ce qu'on montrait là qui pût intéresser cette foule empressée.

Afin de le savoir, il se mit à la queue comme les autres et en s'approchant, il vit derrière la vitrine une double rangée de tables de marbre dont deux étaient occupées par deux cadavres de noyés, verts, bleus, violets, hideux.

Cette fois, Servon fut fixé sur la destination de l'édifice.

—Ce drôle m'a amené à la Morgue, dit-il, entre ses dents. Il m'a fait une farce funèbre, mais il me la paiera.

Il allait battre en retraite, car il n'avait aucun goût pour les spectacles lugubres, mais il se ravisa.

—Non, reprit-il en se parlant à lui-même, il n'aurait pas osé me berner de la sorte. En me poussant à entrer, il a eu un but. Lequel? Est-ce que le marquis de Ganges?… Mais oui… c'est cela… cet homme vient de le reconnaître, couché sur une des dalles noires… je serais bien empêché de le reconnaître, moi qui ne l'ai jamais vu vivant… et alors même que je l'aurais vu, je ne le reconnaîtrais pas davantage, s'il est dans le même état que ces deux corps qui n'ont plus figure humaine.

Servon s'aperçut bientôt qu'il y en avait un troisième, celui qui attirait le public, celui qui faisait recette comme disent les habitués de l'établissement.

Il suivit le mouvement et il vit que ce mort était beaucoup mieux conservé que les deux noyés.

Il était exposé au premier rang, tout près du vitrage et on ne l'avait pas déshabillé.

Il était vêtu d'un pantalon de fantaisie et d'une chemise fine avec, aux poignets, des boutons de manchettes en or.

On avait enlevé la cravate et ouvert la chemise, afin qu'on pût voir à nu la poitrine trouée au-dessous du sein droit.

Il avait dû mourir très vite, et sans souffrir, car la figure était calme.

On aurait dit qu'il dormait.

Celui-là, certainement, n'appartenait pas à la même catégorie sociale que les malheureux qui figurent ordinairement à la Morgue, et autour du vicomte, tout étonné, les commentaires pleuvaient: «—En v'là un qui ne s'est pas suriné l'estomac parce qu'il n'avait plus de quoi béquiller.—Non. C'est un rupin… il n'aurait eu qu'à porter ses boutons chez ma tante; on lui aurait prêté dessus au moins trente balles, à moins qu'ils ne soillent en toc.—Pas de danger!… c'est un zig de la haute, que je te dis.—Et c'est pas lui qui s'a suriné. C'est des escarpes… là bas, du côté de la porte de Montrouge.»

—Circulez, Messieurs!… circulez!… cria un des sergents de ville.

Le vicomte, qui en avait assez vu, circula, mais il ne se pressa pas trop de sortir.

Il était fixé maintenant. Ce mort, c'était le marquis de Ganges, que Brunachon avait cru reconnaître, et si Brunachon ne s'était pas trompé, il était jusqu'à présent le seul qui l'eût reconnu, puisque le corps restait exposé.

Les morts reconnus sont enlevés immédiatement. À Paris, chacun sait cela, et Servon l'avait entendu dire, comme tout le monde.

Comment ce mari de la marquise, le vrai, était-il venu se faire assassiner à Paris, en arrivant de Monte-Carlo, s'il fallait en croire l'ancien garçon de jeu qui disait l'y avoir vu?

Servon ne le devinait pas, et ce n'était pas ce côté de la question qui le préoccupait le plus.

Pour le moment, il ne pouvait mieux faire que d'aller retrouver l'homme qui l'attendait et de lui demander des explications supplémentaires.

Brunachon était à son poste, et il accueillit le clubman par un: «Eh! bien, monsieur le vicomte a vu?» qui poussa Servon à répondre:

—J'ai vu un homme qui a été tué d'un coup de couteau dans la poitrine, oui. Alors, vous prétendez que cet homme est M. de Ganges?

—Je l'affirme, parce que j'en suis sûr. Et s'il y avait ici n'importe quel croupier de Monte-Carlo, il le reconnaîtrait, car il n'est pas changé du tout. Il a sa figure de là-bas, quand il fermait les yeux pendant que la bille tournait dans le cylindre. On dirait qu'il va les rouvrir pour dire: moitié à la masse!

Pauvre marquis!… il était beau joueur, tout de même, et il ne regardait pas à l'argent quand il gagnait. Et pas fier, avec ça… il m'a plus d'une fois donné un louis, quand j'étais à la côte, conclut Brunachon en guise d'oraison funèbre.

—Si vous êtes sûr que c'est lui, pourquoi n'êtes-vous pas entré avec moi à la Morgue? demanda M. de Servon pour mettre fin à des discours qui l'ennuyaient.

—Mais… parce que j'en sortais, répondit Brunachon. Si j'y étais rentré immédiatement, on m'aurait remarqué et on m'aurait peut-être filé. C'est plein d'agents de police, là-dedans… ils remarquent les figures… et je ne tenais pas à leur montrer la mienne deux fois en dix minutes.

L'explication parut singulière au vicomte qui ne savait pas que l'ancien garçon de jeu avait eu et aurait probablement affaire encore au juge d'instruction à propos de la mort tragique du marquis de Ganges. Mais il ne perdit pas son temps à demander des éclaircissements.

—Puisque vous l'avez reconnu, dit-il sèchement, il faut faire votre déclaration à la police.

—Je préfèrerais que monsieur le vicomte s'en chargeât.

—Moi!… êtes-vous fou?… comment pourrais-je dire que je le reconnais?… c'est la première fois que je le vois.

—Oh! je comprends que monsieur le vicomte ne veuille pas se mêler d'une histoire où la justice a mis le nez.

—On croit donc à un crime?

—Et on a raison d'y croire. Ce pauvre marquis a été trouvé mort sur le talus des fortifications… il a dû être tué le jour de son arrivée à Paris. L'instruction est ouverte… seulement, le juge ne sait pas encore son nom… il paraît qu'il n'avait pas de papiers sur lui… et comme il n'habitait plus la France depuis des années, ceux qui l'y ont connu autrefois l'ont oublié.

—Raison de plus pour que vous avertissiez la police.

—C'est l'avis de monsieur le vicomte?

—Sans doute. Pourquoi cette question?

—Parce que… il me semblait… je me figurais que monsieur le vicomte préférerait commencer par se renseigner sur ce jeune homme que j'ai vu avec lui aux Champs-Elysées… et qui a pris le nom et le titre du marquis de Ganges.

Servon ne répondit pas, mais l'objection le frappa.

—Si j'allais dire à la police tout ce que je sais, je pourrais sans le vouloir compromettre des personnes honorables, continua Brunachon, et les pauvres diables comme moi doivent y regarder à deux fois avant de se mêler de ce qui ne les regarde pas. C'est pourquoi j'aime mieux me taire. Ça ne veut pas dire que je ne reste pas à la disposition de monsieur le vicomte. Tout ce qu'il me commandera de faire, je le ferai.

—Je n'ai pas d'ordres à vous donner, répliqua dédaigneusement Servon.

—Mais monsieur le vicomte peut avoir besoin de renseignements sur… sur n'importe quoi et n'importe qui… plus tard, comme maintenant, monsieur le vicomte me trouvera toujours prêt à le servir.

Servon commençait à se dire que le cas pourrait bien se présenter, avant peu, car il n'en avait pas fini avec l'étrange aventure où le hasard l'avait jeté.

—C'est bien, dit-il, je verrai. Où demeurez-vous?

—Pour le moment, je ne demeure nulle part, répondit modestement Brunachon; et quand j'aurai un domicile, ce qui ne tardera pas, il serait peu convenable que monsieur le vicomte se dérangeât.

—Je pourrais vous écrire.

—Si monsieur le vicomte le permet, je lui écrirai d'abord, pour lui donner mon adresse. J'adresserai ma lettre au cercle, et d'ailleurs, à partir de demain, je passerai tous les jours sur le boulevard, vers cinq heures, comme aujourd'hui. Monsieur le vicomte, s'il désire me parler, n'aura qu'à me faire signe… j'irai l'attendre derrière la Madeleine.

Tout cela était clair, précis, et bien combiné. On pouvait mépriser Brunachon, mais on ne pouvait pas lui contester le mérite d'être un agent plein de ressources et de zèle.

Il ajouta:

—Maintenant, je vais quitter monsieur le Vicomte. J'espère qu'il voudra bien m'excuser de l'avoir amené ici. Je tenais à lui prouver que cet étudiant n'était pas le marquis de Ganges et pour cela, je devais m'assurer que le véritable marquis était mort.

—Vous saviez donc que son corps était à la Morgue? demanda brusquement le vicomte.

—Non, répondit Brunachon, avec un peu d'embarras, mais je m'en suis douté quand j'ai lu ce matin dans les journaux qu'on avait ramassé près de la porte de Montrouge le cadavre d'un monsieur bien habillé. L'idée m'est venue, je ne sais comment, que c'était le cadavre de M. de Ganges… une vraie inspiration, cette idée-là, puisque maintenant je suis sûr que c'est lui qu'on a tué. On n'a qu'à faire venir des témoins de Monte-Carlo; on pourra dresser l'acte de décès. Sa veuve ne serait peut-être pas fâchée qu'on le dressât.

Et comme M. de Servon se taisait:

—Peut-être aussi aime-t-elle autant que les choses restent comme elles sont, reprit Brunachon, en le regardant fixement. C'est une question que je ne suis pas en mesure de décider et alors… je m'applique le proverbe: Dans le doute, abstiens-toi.

Ces réflexions à haute voix agacèrent Servon, précisément parce qu'elles étaient assez justes, et pour y couper court, il tira de son portefeuille deux billets de cent francs qu'il remit à Brunachon, en lui disant:

—Prenez ceci pour payer le cocher qui vous a amené.

—Pas celui qui a amené monsieur le vicomte? demanda l'impudent coquin en empochant la gratification comme il empochait jadis au cercle des Moucherons les pourboires des joueurs.

—Non. Je garde la voiture. Maintenant, partez! notre colloque en plein air a assez duré.

Brunachon ne se le fit pas dire deux fois. Il fila sans ajouter un mot. Qu'aurait-il ajouté? Son travail était fait. Il avait semé dans l'esprit du vicomte des idées qui ne manqueraient pas de germer et dont il espérait bien tirer quelque profit. Il ne s'était pas compromis et il restait libre de faire chanter ou Paul Cormier, ou la marquise de Ganges, ou même M. de Servon,—à son choix. Cela dépendrait de la tournure que prendrait l'instruction confiée à Charles Bardin.

M. de Servon était beaucoup moins satisfait de son expédition, et il regrettait de s'y être engagé.

Tant qu'il s'était agi de s'introduire chez la marquise, il aurait tout fait pour forcer son intimité, eût-il dû même abuser un peu de la situation, mais il entrevoyait maintenant que derrière cette situation il y avait un drame, et même un drame assez corsé, puisqu'il venait de se dénouer,—ou de s'engager,—par un meurtre.

Et dans la vie que menait Servon, il n'y avait pas de place pour les drames.

Il tenait à sa tranquillité autant qu'à ses plaisirs, et il se demandait déjà comment il allait s'y prendre pour se tirer à l'écart d'une affaire qui pouvait se terminer devant une cour d'assises.

Il lui en coûtait pourtant de se désintéresser des malheurs qui menaçaient la marquise et de renoncer à pénétrer le mystère de l'existence en partie double du soi-disant marquis Paul Cormier.

Le vicomte ne savait vraiment que penser de cet étudiant qui jouait, et pas trop mal, le rôle d'un marquis de la vieille roche.

Étudiant, il l'était, le vicomte n'en doutait pas depuis qu'il l'avait surpris aux Champs-Elysées causant familièrement sur un banc avec un grand gaillard à chapeau pointu qui, l'avant-veille, menait le branle des pochards à la Closerie des Lilas.

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