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La main froide

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—Vous pourriez ajouter qu'elle n'a rien fait pour se rappeler à moi.

—Qu'aurait-elle pu faire?… vous aviez pris un faux nom, parce qu'elle ne vous aurait pas cédé si elle avait su que vous étiez le neveu du comte de Mirande, le plus riche propriétaire du département de l'Hérault. Mais elle a cru à vos promesses de mariage… car vous êtes allé jusqu'à lui jurer de l'épouser… et quand elle a connu la vérité… c'est moi qui la lui ai apprise… il était trop tard… elle avait été obligée de m'avouer sa faute.

—Elle aurait pu m'écrire.

—Pourquoi? pour vous demander un secours? elle n'y a pas pensé… et si cette pensée lui était venue je l'aurais détournée de tenter une démarche humiliante. Ce n'était pas de l'argent qu'elle voulait de vous… qu'en aurait-elle fait d'ailleurs?… depuis son malheur, je me suis chargée d'elle, et elle n'a jamais eu à souffrir de la misère… c'eût été trop!… elle a assez souffert par le coeur…

—Oh! par le coeur!… murmura ironiquement Mirande, déjà las de supporter des reproches sans y répondre.

—Oui, monsieur, répliqua madame de Ganges. Elle vous aimait et vous l'avez trahie.

—Elle m'aimait, dites-vous?

—Et elle vous aime encore.

—Singulier amour qui ne lui a pas inspiré l'idée si simple de me donner de ses nouvelles. Un silence de cinq ans!… j'avais bien le droit de me croire oublié.

—Elle n'a pas cessé un seul instant de penser à vous… mais elle n'était plus en France… elle voyageait avec moi, car elle ne m'a jamais quittée… et elle ne me quittera jamais…

—Elle est donc à Paris?

—Depuis que j'y suis revenue, oui, monsieur.

—Et elle n'a pas cherché à me voir?

—Elle vous a vu.

—Sans que je la voie, alors.

—Vous l'avez peut-être vue sans la reconnaître.

—Je ne crois pas… ou il faudrait qu'elle fût bien changée.

—Elle est aussi belle qu'au temps où on l'appelait: la perle de
Fabrègues.

—Eh bien! pourquoi se cache-t-elle?

—Elle ne se cache pas, répondit madame de Ganges qui regardait du côté où le petit Roch avait couru.

Paul Cormier commençait à comprendre.

Depuis l'entrée en scène de son camarade, il n'avait pas dit un mot, mais il avait vu où était allé l'enfant, et il attendait avec anxiété que la marquise se décidât à expliquer une situation qu'il croyait deviner.

—Monsieur, reprit-elle, toujours en s'adressant à Mirande, vous ne nierez plus maintenant que vous avez troublé ma vie. Je vous ai pardonné le mal que vous m'avez fait. Il me reste à vous dire que je vous suis reconnaissante d'une bonne action… Sans vous, Dieu sait ce que serait devenu l'enfant dont vous avez pris soin, depuis hier…

—Quoi!… vous savez…

—Votre ami m'a renseignée.

—Il est ici, cet enfant… Je l'ai amené… Il vient de me quitter.

—Il n'est pas loin, murmura Paul.

—Et il paraît que sa mère y est aussi… il me l'a dit… et je suppose que l'ayant aperçue, il aura couru la rejoindre…

Puis, se reprenant, Mirande ajouta:

—Non, il s'est trompé… ce n'est pas elle, car le voilà qui revient.

Roch arrivait, en effet, lancé à fond de train, et sans s'inquiéter de son bon ami Jean, comme il l'appelait déjà, il sauta d'un bond sur les genoux de madame de Ganges, en criant:

—Ne me gronde pas maman Jacqueline!… c'est petite mère qui m'a retenu.

Le «maman Jacqueline» fit encore une fois son effet. Mais ce fut Mirande qui reçut le coup.

Comme tout à l'heure Paul Cormier, il crut comprendre que Roch était le fils de la marquise et cette découverte n'était pas faite pour lui plaire. Il n'était pas amoureux de madame de Ganges, lui, et peu lui importait qu'elle eût caché la naissance d'un enfant illégitime; mais il ne pouvait guère espérer qu'elle le lui laisserait, cet enfant qu'il aurait voulu garder.

Et il ne se gêna pas pour exprimer tout haut ce qu'il ressentait.

—Allons! dit-il, décidément, je n'ai pas de chance! je m'étais attaché à ce petit et je ne le reverrai plus.

—Qu'en feriez-vous, s'il restait avec vous? demanda la marquise, en le regardant fixement.

—J'en ferais un homme.

—Un homme à votre image! soupira maman Jacqueline.

—Non, madame; un homme qui vaudrait mieux que moi… ce ne serait pas difficile… et je l'aurais adopté, pour qu'il héritât de mon nom et de ma fortune… je cherchais à me persuader qu'il n'avait personne pour l'aimer… Je vois que je me suis trompé… c'était un rêve… je tâcherai de l'oublier.

—Vous y parviendrez… vous avez déjà oublié tant de choses!

—Pas tant que vous croyez… mais que voulez-vous!… il paraît que j'ai la bosse de la paternité et que je n'ai pas la bosse du mariage…

—En d'autres termes, vous avez de la sympathie pour cet enfant, et s'il était orphelin, vous seriez heureux de vous charger de lui…

—Vous devinez ma pensée… mais il a au moins une mère… et une mère qui ne consentirait pas à se séparer de lui.

—Oh! non, murmura madame de Ganges, en étreignant le petit Roch.

—Vous voyez bien que je n'ai plus qu'à essayer de me consoler. On ne lutte pas contre sa destinée. Il était écrit là-haut que je finirais seul… comme mon oncle, qui mène depuis des années la vie d'un vieux sanglier solitaire… C'est dans le sang des Mirande… personne ne les aime… eux, n'aiment pas souvent et quand ça leur arrive, ça ne leur réussit pas… ma foi! je me résigne.

—C'est dommage! vous aviez la vocation… il a suffi de quelques heures pour que vous vous attachiez à cet enfant que vous n'aviez jamais vu. Que serait-ce donc s'il était votre fils!

—S'il était mon fils, je le prendrais, quoi qu'on fît pour m'en empêcher; aucun sacrifice ne me coûterait…

—Même celui de votre liberté?

—Oui, madame, j'irais jusqu'à épouser sa mère… Mais vous savez mieux que personne que c'est impossible.

—Pourquoi mieux que personne? Cet enfant n'est pas le mien.

Mirande s'inclina en souriant pour exprimer qu'il ne voulait pas donner un démenti à une femme.

—Maman Jacqueline, s'écria tout à coup le petit Roch, je ne sais pas pourquoi maman Bernadette a du chagrin… elle ne fait que pleurer… allons la consoler veux-tu?…

Ce nom de Bernadette fit tressaillir les deux amis.

Paul savait par Lestrigou que c'était celui de l'héritière. Il ne l'avait pas prononcé devant Mirande, mais Mirande le connaissait de longue date, ce nom, assez répandu dans le midi de la France, et presque ignoré à Paris. Mirande avait eu de bonnes raisons pour le retenir, et il s'étonnait de l'entendre sortir de la bouche de cet enfant.

—Il parle de sa mère, dit madame de Ganges, et sa mère est ma meilleure amie… je vais le lui ramener.

—Elle est donc ici? demanda Mirande, fortement troublé.

—Oui, monsieur; et je me reprocherais de la priver plus longtemps de son fils.

Madame de Ganges ajouta en se levant:

—Je ne vous empêche pas de me suivre, messieurs.

Ils profitèrent de la permission, sans trop savoir où elle allait les conduire, car ils n'apercevaient sous les quinconces que des bandes de gamins et des bonnes qui les surveillaient.

Roch courait devant la marquise et ils le virent disparaître derrière le tronc d'un gros marronnier qui leur cachait en partie une femme assise à l'ombre de ce vétéran des plantations du Luxembourg.

Ils pressentaient tous les deux qu'ils touchaient au dénouement d'une situation qui, depuis trois jours ne faisait que se compliquer de plus en plus, et ils étaient trop émus pour échanger leurs impressions, même à voix basse.

Paul fut le premier à apercevoir le profil de Bernadette, entre deux embrassades du petit garçon qui la tenait par la tête et la couvrait de caresses pour sécher ses larmes.

Et, du premier coup d'oeil, Paul reconnut la charmante jeune femme qu'il avait rencontrée dans le jardin de l'hôtel de l'avenue Montaigne, le jour de sa visite à la veuve du marquis.

La vérité éclatait enfin. L'enfant qui avait oublié ses jouets sur un banc était l'enfant de l'amie de madame de Ganges, qui n'avait pas à rougir d'une maternité clandestine.

Paul se reprochait déjà de l'avoir soupçonnée.

Mirande reçut un coup au coeur.

Lui aussi, il reconnut Bernadette, et pas pour l'avoir entrevue un instant, l'avant-veille.

C'était Bernadette qu'il avait séduite à Fabrègues, pendant ce fatal voyage d'où il avait rapporté la malédiction de son vieil oncle et le remords d'avoir abusé de l'innocence d'une jeune fille sans défense.

Son passé se dressait tout à coup devant lui, et, devant cette apparition, il restait immobile et sans voix.

Il aurait voulu demander pardon à sa victime et il ne trouvait pas une parole.

Elle le regardait, pâle, éperdue, et elle serrait contre son coeur le petit Roch, comme si elle eût craint que Mirande le lui arrachât.

—Il est à vous, monsieur, dit madame de Ganges, en montrant l'enfant.
L'aimerez-vous moins parce que vous êtes son père?

Le beau Mirande, le brillant champion des Écoles, le Don Juan du quartier Latin, passa un cruel moment. Sa fierté se révoltait encore à la pensée de confesser ses torts et de s'humilier devant celle qu'il avait offensée, en la suppliant de lui rendre cet enfant qu'il avait abandonné comme il avait abandonné la mère.

—Demandez-lui donc de choisir entre elle et vous, reprit la marquise.

Et comme il se taisait:

—Roch, demanda-t-elle, veux-tu aller demeurer chez monsieur, ou bien rester avec maman Bernadette?

—Je veux rester avec maman, répondit sans hésiter l'enfant, mais je veux bien qu'il vienne chez nous, parce que je l'aime bien.

—Il a choisi, dit madame de Ganges. Vous ne le verrez plus, car vous ne verrez plus sa mère. Et votre fils, qui ne portera pas votre nom, aura le droit de vous maudire.

L'orgueil de Mirande ne tint pas contre cette évocation de l'avenir qui attend les pères coupables.

Il fléchit le genou, sans se soucier de l'étonnement des promeneurs du Luxembourg, où les amoureux ne s'agenouillent guère, et prenant la main de Bernadette il lui dit:

—Pardonnez-moi et… soyez ma femme.

Les derniers mots se firent un peu attendre, mais il les prononça très distinctement et très résolument.

—Non, répondit Bernadette, c'est trop. Vous regretteriez peut-être de m'avoir épousée. Que notre fils reconnu puisse porter votre nom, et je vous bénirai. Je vous ai déjà pardonné.

—Si je me bornais à le reconnaître, Roch de Mirande ne serait que mon fils naturel. Notre mariage le légitimera.

Madame de Ganges, trop émue pour parler, tendit silencieusement la main à son compatriote qui la prit et qui, en la serrant, ne put pas dissimuler un tressaillement de surprise.

—Oui, dit-elle en souriant tristement, j'ai la main froide. Ne le saviez-vous pas, vous qui êtes de mon pays? C'est à cela qu'on reconnaît les filles de ma race… Ma mère était ainsi…

—Il y a un proverbe sur les mains glacées, essaya de dire Mirande.

Elle ne le laissa pas achever, et elle reprit:

—Aurez-vous le courage de tenir l'engagement que vous venez de prendre? Vous êtes noble et Bernadette est du peuple… vous êtes riche et elle n'a rien…

—Je me moque des préjugés de caste, et je suis très heureux qu'elle soit pauvre. Si elle était plus riche que moi, j'hésiterais à l'épouser.

—Non, dit vivement la marquise, vous n'hésiteriez pas. Vous ne renonceriez pas à être heureux par crainte d'être accusé de vous être mésallié par intérêt. Vous êtes au-dessus d'un tel soupçon et votre ami est témoin que vous ne vous êtes pas occupé de savoir si Bernadette avait de la fortune.

—Petite mère ne pleure plus, interrompit Roch. Veux-tu me permettre d'aller jouer, dis, maman Jacqueline?

—Va, mon ami, mais ne t'éloigne pas.

L'enfant ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita pour aller se joindre à une bande de gamins qui jouaient à la toupie, et en courant, il se jeta dans les jambes de deux messieurs qu'il faillit renverser.

Le plus grand trébucha si bien qu'il lâcha de sonores jurons; et comme il jurait en patois languedocien, madame de Ganges et Bernadette se retournèrent pour le regarder, car elles s'étonnaient d'entendre parler la langue d'oc sous les marronniers du Luxembourg.

Paul Cormier se retourna aussi et il ne put retenir un cri de surprise en voyant M. Lestrigou, flanqué de son vieux confrère Bardin.

Les deux vétérans du barreau étaient venus achever au Luxembourg leur tournée à travers le quartier Latin et ils s'attendaient un peu à y rencontrer Paul; mais ils ne s'attendaient guère à y rencontrer l'héritière des six millions.

Lestrigou la reconnut plus vite qu'elle ne le reconnut; mais, pour madame de Ganges, il y mit plus de temps, parce qu'elle avait changé, à son avantage, depuis qu'elle n'était plus mademoiselle de Marsillargues.

Il les aborda toutes les deux à la fois: la marquise respectueusement et Bernadette familièrement. Et après de courtes salutations, il entama un exorde ex-abrupto:

—P_é_tite, dit-il en se frottant les mains,—c'était son tic—j_é_ t'apporte d_é_ quoi trouver un mari à ton goût… tu n'auras qu'à choisir.

Ce début fit froncer le sourcil à Mirande et Bernadette rougit jusqu'aux oreilles.

L'ancien bâtonnier venait de mettre, comme on dit, les pieds dans le plat.

—Si tu commençais par me présenter? interrompit Bardin.

—C'est juste, répondit l'imperturbable Lestrigou.

Madame la marquise… et toi p_é_tite… vous présente mon ami Bardin, qui fut jadis une des lumières du barreau parisien et qui est aussi l'ami M. Paul Cormier qué j'ai le plaisir voir en votre compagnie… Es-tu content? demanda d'un air goguenard l'ancien bâtonnier.

—Très content. Il ne me reste qu'à prier Paul de nous mettre en rapport avec monsieur?

—Monsieur Jean de Mirande, commença Paul, en regardant le vieil avocat dans le blanc des yeux.

Bardin fit la grimace, mais il ne dit plus mot.

—Mais si j_é_ n_é_ m_é_ trompe, M. d_é_ Mirande est un compatriote? reprit Lestrigou.

—Originaire du Languedoc, oui, monsieur, répondit froidement l'étudiant, qui donnait à tous les diables les deux vieux avocats, survenus si mal à propos.

—Tous pays! s'écria Lestrigou. puis donc parler sans contrainte d'un_é_ nouvelle qui va révolutionner notr_é_ province. Six millions qui tombent dans l_é_ tablier d'une honnête fille.

Des cinq personnes qui écoutaient ce brave homme, Bernadette seule ignorait la grande nouvelle et elle ne devina pas du tout qu'il s'agissait d'elle.

Lestrigou s'empressa de mettre les points sur les i.

—Oui, p_é_tite, reprit-il, t_é_ voilà six fois millionnaire.

Cette fois, tous furent étonnés, excepté peut-être Bardin, qui venait d'entendre, un instant auparavant, son vieil ami appeler par son nom l'héritière, et Paul Cormier, qui savait depuis le matin que ce nom était celui de la protégée de la marquise.

—Moi! murmura Bernadette, ce n'est pas possible!… De qui donc me viendrait cette fortune?… Je n'ai plus de parents…

—Tu avais encore ton père, il y a six mois, répondit Lestrigou. Tu l_é_ croyais mort parce qu'il n_é_ t'a jamais donné d_é_ ses nouvelles… Eh bien! il vivait très bien à San-Francisco où il s'était enrichi et il y est décédé… subitement… C'est heureux, car il n'a pas eu le temps de tester et il t'aurait peut-être déshéritée… la loi américaine lui en donnait droit depuis qu'il s'était fait naturaliser citoyen des Etats-Unis… Mais il n'a pas laissé d_é_ testament et toute la fortune de François Lamalou t'appartient… les formalités ont été remplies là-bas, par l'intermédiaire du consul d_é_ France. Il n_é_ reste plus qu'à t'envoyer en possession et c_é_ n_é_ sera pas long.

Eh bien! pétité Bernadette, avais-je raison de t_é_ dire tout à l'heure qu'en fait maris, tu n'aurais qu_é_ l'embarras du choix.

Depuis qu_é_ je suis arrivé à Paris, c'est-à-dire d_é_puis hier soir, on m'en a déjà recommandé un, ajouta l'ancien bâtonnier on regardant du coin de l'oeil Paul Cormier, qui le donnait mentalement à tous les diables.

Personne ne comprit l'allusion, si ce n'est celui qu'elle concernait et aussi le père Bardin qui en fut charmé.

La marquise avait entendu Paul lui dire, quelques instants auparavant, que Bardin rêvait de la marier à l'héritière languedocienne, mais elle n'y pensait déjà plus et elle se hâta de prendre la parole pour couper court aux projets des deux vieux avocats.

—Bernadette a choisi, messieurs, dit-elle simplement. Bernadette est fiancée à M. Jean de Mirande que M. Cormier vient de vous présenter.

—Vous badinez! s'écria Lestrigou.

Badiner! Madame de Ganges n'y songeait guère et dans la situation le mot était grotesque; mais les méridionaux le mettent à toutes sauces et Lestrigou l'avait dit si naturellement qu'il n'y avait pas lieu de se fâcher.

—Si vous en doutez, messieurs, reprit la marquise, interrogez M. de
Mirande.

Il était très troublé, Mirande, et il hésita avant de répondre:

—Quand j'ai demandé la main de mademoiselle, j'ignorais qu'elle avait des millions…

—Et qu'importe qu'elle soit riche! s'écria la marquise.

—Je ne le suis pas assez pour l'épouser.

Bernadette pâlit; sa protectrice fronça le sourcil et Lestrigou ne manqua pas l'occasion de dire, comme aurait pu le faire en pareil cas le légendaire M. Prud'homme:

—Voilà un trait de désintéressement qui devrait servir d'exemple à la jeunesse d'à-présent.

Bardin approuva du geste la sentence émise par son ami. Il n'avait pas encore renoncé tout à fait à sa toquade de marier Paul aux millions de Bernadette, et il trouvait fort bon que Mirande retirât sa candidature.

A ce moment, le conciliabule fut dérangé tout à coup par un survenant qu'on n'attendait pas si tôt.

Roch, après avoir bousculé les deux vieillards, était allé se mêler à une bande enfantine qui l'avait mal reçu. Il n'était pas du jeu et on ne voulut pas l'y admettre. Dans le petit monde, c'est comme dans le grand. Il y a des coteries.

Et Roch, repoussé par ces gamins exclusifs, se repliait en courant sur le groupe qui entourait les deux mères.

Il ne s'adressa ni à la vraie, ni à l'autre. Il grimpa aux jambes de Mirande qui ne résista pas à l'envie de l'enlever dans ses bras pour l'embrasser.

—Voulez-vous me prêter votre canne? criait le gamin en se débattant.

—Ma canne?… et pourquoi faire? demanda l'étudiant.

—Pour battre les polissons qui jouent là-bas à la toupie.

—Elle est plus haute que toi, ma canne… tu ne pourrais pas la porter…

—Eh! bien, alors, venez avec moi et laissez-moi vous appeler papa devant eux… Ils croiront que vous l'êtes et ils n'oseront plus refuser de jouer avec moi.

—Parbleu! dit tout bas le bonhomme Bardin, ce ferrailleur serait vraiment le père de ce moutard qui parle déjà de rosser les autres, ça ne m'étonnerait pas, car bon sang ne peut mentir.

Mirande faisait la plus singulière figure du monde.

Après la déclaration qu'il venait de lancer, il aurait dû, pour être conséquent avec lui-même, rendre l'enfant à sa mère, qu'il ne voulait plus épouser, de crainte qu'on ne l'accusât de se mésallier par spéculation.

Mais Roch, qui s'était accroché à son cou, ne le lâchait pas et criait de sa voix flûtée:

—Papa!… papa!… j'ai retrouvé petite mère, mais je ne veux pas vous quitter… Venez avec nous.

—C'est par délicatesse que vous refusez, dit madame de Ganges; vous le croyez? Eh! bien, non, c'est par vanité. Si vous aviez du coeur, vous ne penseriez qu'à réparer le mal que vous avez fait, au lieu de vous préoccuper de l'opinion du monde. Bernadette en a, elle, du coeur, et je suis sûre qu'elle renoncerait à cet héritage, s'il le fallait, pour légitimer son enfant.

—J'y renonce, murmura la jeune femme.

—Pardon! s'écria Lestrigou, on n_é_ renonce pas comme ça à une succession… il n_é_ suffit pas d_é_ dire: j_é_ veux pas…

La résolution de Mirande ne tint pas devant cette scène où le petit Roch jouait le principal rôle. Il le porta dans les bras de sa mère, et comme le gamin se cramponnait, il lui dit:

—N'aie pas peur. Nous serons deux à t'aimer.

En même temps, il baisa la main de Bernadette, sans s'agenouiller cette fois; mais ce baiser devant quatre témoins, c'était comme s'il lui eût passé au doigt l'anneau des fiançailles.

—Alors, vous allez venir demeurer avec nous? demanda l'enfant terrible.

Et comme sa mère avait les larmes aux yeux:

—Pourquoi pleures-tu, maman Bernadette?… mon bon ami nous reste… tu vois bien que maman Jacqueline est contente.

Il n'y avait pas que maman Jacqueline. Bernadette pleurait, mais c'était de joie. Mirande était heureux, comme on l'est quand on vient de se mettre en règle avec sa conscience, et Lestrigou se frottait les mains en disant:

—Comme j'ai bien fait de venir à Paris!

Relégué au second plan, Paul Cormier approuvait, mais le père Bardin ne s'associait pas à la satisfaction générale.

Il n'avait jamais porté Mirande dans son coeur et il trouvait souverainement injuste que ce batailleur couronnât sa carrière de mauvais sujet en épousant une archi-millionnaire qui aurait très bien pu faire le bonheur de Paul Cormier.

Il oubliait que ce mariage n'était qu'une réparation, et il ne se doutait pas que son protégé Paul avait d'autres visées.

—Alors, continua Roch, nous allons tous rentrer chez maman Jacqueline, j'en ai assez, moi, du Luxembourg.

—Il va bien, l_é_ p_é_tit! dit en riant Lestrigou.

La marquise saisit l'occasion de s'expliquer sur un point intéressant pour tout le monde.

—Messieurs, dit-elle, mon amie, Bernadette Lamalou, n'a jamais cessé d'habiter chez moi depuis que nous avons quitté le Languedoc. Elle et son fils y resteront jusqu'au jour où elle se mariera. En attendant, ma maison vous sera ouverte et je serai charmée de vous y voir.

L'invitation était collective. Paul crut lire dans les yeux de madame de Ganges qu'elle tenait à ce qu'il en profitât, et il se reprit à espérer que l'avenir le dédommagerait des pénibles épreuves par lesquelles il venait de passer.

—Tiens! cria tout à coup Roch qui ne restait jamais en repos bien longtemps, voilà Coussergues. Je vais lui dire bonjour.

Et il partit à toutes jambes pour aller joindre l'homme que Paul avait surpris, la veille au soir, en faction devant la maison de Mirande et qui, planté maintenant sous les arbres, à cinquante pas du groupe qui entourait la marquise, semblait monter la garde en attendant qu'on l'appelât.

Et la marquise lui fit signe de venir.

Il vint à pas comptés, ramenant l'enfant, et madame de Ganges le présenta sans qu'il desserrât les dents.

Elle ne l'avait appelé que pour l'interroger avant d'entamer une confession que Paul Cormier pressentait.

Aux brèves questions qu'elle lui adressa, M. Coussergues répondit brièvement et la marquise commença en s'adressant à Mirande:

—Monsieur, c'est moi qui ai tout fait. Je n'ai pas pu me résigner à laisser souffrir plus longtemps Bernadette. Nous ne pouvions, ni elle, ni moi, tenter une démarche directe… surtout après ce qui s'était passé dimanche entre vous et moi. Et Bernadette ne pouvait pas continuer à vivre comme elle vivait. Alors, j'ai eu une idée. J'ai toujours cru à la voix du sang… j'ai voulu faire un essai… je me suis dit que peut-être, si vous voyiez votre fils, votre coeur parlerait… je ne me trompais pas, puisque vous l'avez recueilli sans le connaître…

—C'est donc volontairement que, hier, vous l'avez laissé sur cette terrasse? interrompit Mirande.

—Contre l'avis et malgré les prières de sa mère, oui, monsieur. J'ai eu beaucoup de peine à décider Bernadette à partir et j'avais pris mes précautions pour qu'il ne mésarrivât pas à l'enfant. M. Coussergues veillait sur lui. Si vous n'aviez pas parlé à Roch, en passant, M. Coussergues l'aurait reconduit chez moi. Vous vous êtes intéressé à cet enfant, vous l'avez emmené. M. Coussergues vous a suivi. Il y aura bientôt vingt-quatre heures qu'il vous suit.

—Vous aviez donc deviné que je reviendrais aujourd'hui, au Luxembourg, puisque je vous y ai trouvée?

—Je savais, par M. Cormier, que vous y veniez tous les jours, et je supposais que vous rechercheriez la mère de l'enfant que vous aviez recueilli.

Si vous n'étiez pas venu, je serais allée moi-même le réclamer chez vous.

—Et lui?… vous l'aviez mis dans la confidence?

—Non, monsieur. Je savais qu'il n'aurait pas peur en se voyant tout seul… Il n'a peur de rien… et je ne doutais pas qu'il ne vous demandât lui-même de le ramener aujourd'hui à l'endroit où vous l'avez trouvé hier.

Tout s'est passé comme je l'avais prévu, et j'ai tout dit.

Il ne me reste plus qu'à vous demander pardon d'avoir eu recours à ce moyen.

Mon excuse, c'est que je n'en avais pas d'autre à ma disposition.

Et, ajouta en souriant la marquise, à l'employer, je risquais quelque chose… je risquais de passer pour être la mère de Roch!… demandez plutôt à M. Cormier.

Paul rougit et balbutia quelques mots de protestation, mais madame de
Ganges reprit:

—Tout le monde s'y serait trompé. Cet enfant est accoutumé à ne faire aucune différence entre ma chère Bernadette et moi. Il croit qu'il a deux mères.

—Il me l'a dit, murmura Mirande.

—Il ne se trompe qu'à demi, car je l'aime comme s'il était à moi.

Il n'est pourtant pas sans défaut, ajouta malicieusement la marquise en regardant d'une certaine façon Mirande, qui comprit et qui dit sans hésiter:

—Il a les miens.

—Il a aussi les qualités de sa mère.

—Et je ne suis pas fâché qu'il ait mes défauts, dit Mirande, rasséréné.

Puis, à Bernadette:

—Vous l'en guérirez, n'est-ce pas?… Je ferai de mon mieux pour vous y aider.

Cette déclaration équivalait à une nouvelle promesse de mariage, et, de celle-là, Mirande ne se dédirait plus, sous prétexte que Bernadette était trop riche.

Madame de Ganges pensa qu'il fallait en rester là.

—Au revoir, messieurs! dit-elle.

Et elle le dit si bien que tous comprirent qu'ils n'avaient plus qu'à s'éloigner, sans en demander davantage.

Cet «au revoir» s'adressait aussi bien à Lestrigou qu'aux deux étudiants; mais Bardin ne le prit pas pour lui, et peut-être n'eut-il pas tort.

Roch ne laissa pas partir Mirande sans lui faire promettre qu'il reviendrait dès le lendemain jouer avec lui dans le jardin de maman Jacqueline.

Mirande n'avait garde d'y manquer.

Il prit le bras de Paul qui était plus troublé que satisfait.

Lestrigou s'accrocha au père Bardin.

Et pour ne pas gêner plus longtemps ces dames en restant sur la terrasse où ils les laissaient, ils s'acheminèrent deux par deux vers l'escalier par lequel Mirande était arrivé avec le petit Roch.

Les vieux ne se réunirent aux jeunes qu'au bord du bassin central, et ce fut pour se séparer, après avoir échangé quelques mots.

—Eh bien! demanda brusquement Mirande, dès qu'il fut seul avec son ami, et la voix du sang?

—Je commence à y croire, murmura Paul. Cet enfant est le tien. Tu ne peux pas le renier.

—Alors, tu m'approuves de le reconnaître!

—C'est ton devoir. Et je t'approuve aussi d'épouser la mère.

—Je l'épouserai, mais toi… n'épouseras-tu personne?

—Qui voudrait de moi?

—La marquise. Elle t'aime.

—Tu te trompes. Je lui suis indifférent, à moins qu'elle ne me haïsse, et je n'en serais pas surpris.

—Tu n'y entends rien. Je m'y connais, moi, et je t'affirme qu'elle sera ta femme, si tu veux. Nous nous marierons le même jour.

—Dans dix mois, alors, car il n'y a pas quatre jours qu'elle est veuve… cherche l'article du Code civil… Ce serait trop faire attendre Bernadette.

ÉPILOGUE

Les dix mois sont passés et madame de Ganges est toujours veuve.

Elle épousera Paul Cormier, mais elle a voulu attendre, pour l'épouser, que la fin tragique de son mari fût oubliée.

Elle l'est déjà. Le drame où le malheureux marquis a trouvé la mort n'a pas eu de retentissement, car il ne s'est pas dénoué en cour d'assises.

Après avoir longtemps hésité, Charles Bardin a rendu une ordonnance de non-lieu et les conseils de son père ont influencé sa décision que, du reste, ses supérieurs hiérarchiques ont approuvée.

Il a démontré jusqu'à l'évidence que le duel avait été loyal. L'acquittement était certain. Les magistrats ont sagement jugé qu'il valait mieux ne point infliger la publicité de l'audience à des jeunes gens qui pouvaient invoquer beaucoup de circonstances atténuantes.

Du reste, la marquise n'était pas femme à se marier, au pied levé, par un coup de tête, comme une excentrique lady qui s'éprend d'un ténor.

Paul, dès le jour de leur première rencontre, avait fait sur elle une très vive impression et il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour l'aimer, mais elle a voulu le connaître avant de lier sa destinée à celle d'un garçon à peine plus âgé qu'elle, et qui n'était ni de sa caste ni de son monde.

Elle lui a imposé un stage. Paul n'a pas trouvé la condition trop dure. Marcelle lui en a su gré. Elle sait maintenant tout ce qu'il vaut et elle est décidée à s'appeler madame Cormier, quand le moment lui paraîtra tenu de mettre fin à l'épreuve que son amoureux subit de bonne grâce.

Jean de Mirande et Bernadette Lamalou n'ont pas fait tant de cérémonies pour consacrer leur union.

Mirande a voulu réparer ses torts, et il a sauté à pieds joints par-dessus les préjugés sociaux. Son oncle l'a déshérité, mais il s'en moque. Il est assez riche pour se passer de sa succession et pour vivre sans toucher aux revenus de sa femme.

Il a épousé Bernadette, brûlant ce qu'il avait adoré, et cette conversion fait du bruit au quartier.

Ce fut, l'année dernière, un beau tapage dans le quartier Latin, quand on y sut que le Roi des Écoles renonçait à la vie d'étudiant pour se réfugier dans le port du mariage.

Ses favorites l'ont regretté, mais elles se sont vite consolées; et Véra, la nihiliste, a déclaré hautement que Mirande, au fond, n'était qu'un bourgeois.

Il a rompu si brusquement avec ses amis et avec ses habitudes qu'il n'a pas songé un seul instant à enterrer sa vie de garçon en offrant à la jeunesse latine un festin pantagruélique.

Bernadette n'a pas tardé à devenir, dans les délais de rigueur, la femme légitime du père de son enfant.

Elle n'était plus veuve et elle était mère: deux excellentes raisons pour hâter le mariage réparateur.

Roch n'a plus qu'une maman, car petite mère, depuis qu'elle est madame de Mirande, n'habite plus chez maman Jacqueline; mais il a un père, un vrai, qu'il adore et qui le lui rend bien.

Si jamais homme s'est vu renaître dans son fils, cet homme, c'est Jean de Mirande.

Roch lui ressemble tant que Bernadette trouve qu'il lui ressemble trop; car s'il a toutes les qualités de sa race paternelle, il en a aussi tous les défauts.

Il est volontaire et querelleur; il n'obéit qu'à son père et la douce Bernadette s'inquiète déjà de l'avenir de ce batailleur en herbe. Mais les tourments qu'il lui donne ne l'empêchent pas de le chérir.

Il sera élevé à la campagne, car elle achètera le château de Marsillargues, et les nouveaux époux comptent passer huit mois de l'année près de ce village de Fabrègues où ils se sont rencontrés.

Ils y remplaceront la famille de la marquise, et ils seront à leur tour les bienfaiteurs du pays.

Lestrigou est au comble de la joie. Il ne cesse plus de se frotter les mains depuis qu'ils les a décidés à venir s'établir en Languedoc.

Il fera leurs affaires pour rien, pour le plaisir.

Coussergues ne quittera pas la marquise quand elle aura changé de nom. Ce fidèle gardien est comme un immeuble par destination. Il fera partie de la maison jusqu'à la fin de ses jours et il vivra en meilleure intelligence avec Paul qu'il n'a jamais vécu avec le défunt marquis.

Marcelle ne s'est brouillée avec personne, parce qu'elle a pris le parti de dire la vérité aux gens de son monde. La baronne Dozulé et ses invités du thé de cinq heures savent maintenant qu'elle devra son bonheur conjugal à une méprise d'un domestique.

Le vicomte de Servon, renseigné comme les autres, a renoncé à consoler la charmante veuve de M. de Ganges.

Il sait que la place est prise et il s'est rallié de bonne grâce aux amis de son rival heureux.

Il a même débarrassé Paul et Mirande de l'affreux Brunachon en signalant à la police les méfaits anciens et récents de ce dangereux drôle.

Bardin ne boude plus le fils de sa vieille amie, mais il regrette encore—sans le dire—que le sien ait manqué d'avancer dans la magistrature, faute d'avoir à instruire un crime célèbre.

Les personnes bien informées assurent que la marquise de Ganges convolera en secondes noces avant la fin de l'hiver.

Elle a et elle aura toujours la main froide, mais pas le coeur, et elle aimera passionnément son nouveau mari.

Le proverbe aura raison, une fois de plus.

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