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La main froide

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Brunachon, d'ailleurs, affirmait le fait, et Brunachon devait le savoir, quoiqu'il se fût dispensé de dire comment il le savait.

Cet étudiant était-il l'amant de madame de Ganges?… Tout semblait l'indiquer.

M. de Servon l'avait vu arriver avec elle chez la baronne Dozulé, il l'avait entendu annoncer sous le nom du marquis et elle s'était prêtée à cette supercherie, puisqu'elle n'avait pas réclamé.

Fallait-il donc supposer qu'elle espérait le faire passer indéfiniment pour son véritable mari, à peu près inconnu à Paris?

Cela pouvait être—certaines femmes ont toutes les audaces—mais alors il fallait supposer aussi qu'elle savait que le vrai marquis ne reparaîtrait jamais.

Et de là à conclure qu'elle l'avait fait tuer par son amant, il n'y avait qu'un pas.

Le vicomte hésitait à la tirer, cette terrible conclusion. Ni madame de
Ganges, ni Paul Cormier ne lui représentaient un de ces couples
adultères qui cherchent le bonheur dans le crime et qui l'y trouvent.
Ceux-là sont rares et ils s'y prennent plus adroitement.

Ils n'agissent pas comme des enfants, ils ne se mettent pas à la merci d'un hasard, ils ne s'exposent pas à être rencontrés par un ami, ou même par une simple connaissance du mari supprimé.

Et puis, cet amant et cette maîtresse n'avaient pas du tout l'air de criminels. La marquise était douce et gaie; Paul Cormier, moins expansif, avait une physionomie ouverte qui inspirait la sympathie.

Servon le trouvait à son gré et il aurait eu quelque remords de le tromper avec sa femme, au temps où il le croyait marié.

Il était donc très porté à croire que ce garçon n'avait pas le moindre assassinat sur la conscience, mais après le voyage à la Morgue, il ne pouvait absolument pas en rester là.

Il ne voulait pas se mêler de leurs affaires, mais il voulait connaître la vérité.

A qui s'adresser pour la connaître?

Il regrettait déjà d'avoir congédié Brunachon qui en savait probablement plus long qu'il n'en avait dit. Il était un peu tard pour courir après lui et d'ailleurs il y aurait regardé à deux fois avant d'interroger sur la marquise un pareil drôle.

L'interroger elle-même, en abordant carrément la question délicate, c'eût été plus loyal et plus digne. Mais le difficile, c'était d'arriver jusqu'à elle. Madame de Ganges avait refusé la veille de recevoir une lettre du vicomte de Servon; à plus forte raison refuserait-elle de recevoir le vicomte lui-même.

A force de se creuser la tête, il finit par en faire jaillir une idée. Il lui vint à l'esprit que le moyen le plus simple et le plus honnête de se renseigner, c'était de demander à Paul Cormier de lui apprendre tout ce qu'il pouvait lui apprendre sans compromettre madame de Ganges; de le lui demander poliment, doucement, après lui avoir exposé l'embarras où il était, depuis que le nommé Brunachon lui avait montré le cadavre du marquis, et en lui proposant de le servir, s'il pouvait lui être utile en cette grave circonstance.

Paul Cormier, si le vicomte l'avait bien jugé, ne repousserait pas ces ouvertures courtoises. Peut-être même, les accueillerait-il avec un certain plaisir.

Il devait être embarrassé de sa situation, ce brave étudiant, et très désireux d'en sortir.

M. de Servon, en le prenant par la douceur, obtiendrait de lui bien des choses: un aveu d'abord qui ne serait pas par trop pénible, car un jeune homme peut bien jouer, dans une comédie mondaine et passagère, un rôle imposé par une femme qui lui plaît. Une fois entré dans cette voie, Paul Cormier pourrait bien en venir à se fier à un homme plus expérimenté que ne pouvait l'être un étudiant et à lui demander des conseils, sauf à ne pas les suivre.

Et si l'entrevue tournait à la conciliation, Servon se sentait très capable de lui en donner d'excellents, voire même de désintéressés.

Servon n'était pas irréprochable, il se permettait une foule de licences de conduite, mais, en dépit de la vie à outrance qu'il menait, Servon avait gardé les sentiments d'un gentilhomme et il était incapable d'abuser de la confiance d'un rival.

Et d'ailleurs, il n'avait pas pour madame de Ganges une de ces violentes passions qui font capituler la conscience d'un amoureux. Ce n'était qu'un goût très vif, aiguisé par la difficulté. En s'occupant d'elle, il ne cherchait qu'une liaison agréable, comme il en avait eu quelques-unes dans le monde où il vivait.

Toutes réflexions faites, il se décida à s'aboucher, le plus tôt qu'il pourrait, avec Paul Cormier.

Il n'espérait plus le rencontrer dans la rue. Les hasards comme celui qui venait de les mettre en présence l'un de l'autre n'arrivent pas tous les jours. Le vicomte n'avait donc qu'un moyen de voir le faux marquis, c'était d'aller chez lui, à l'adresse indiquée par Brunachon.

Servon était persuadé qu'il l'y trouverait. Cormier, en le quittant, lui
avait dit qu'il allait rejoindre sa femme qui dînait en ville.
Évidemment il avait menti, puisqu'il n'était pas le mari de madame de
Ganges, et il avait dû rentrer à son domicile de la rue Gay-Lussac.

Servon s'y fit conduire dans la victoria qui l'avait amené à la Morgue et qu'il renvoya en arrivant rue Gay-Lussac.

Il était las de rouler en fiacre et il prévoyait qu'il éprouverait le besoin de marcher, après l'explication qui serait peut-être longue.

Malheureusement, le portier du numéro 9 lui dit que M. Cormier n'était pas rentré, et au ton de la réponse, Servon vit bien qu'il ne mentait pas, par ordre de son locataire.

Assez ennuyé de ce contre-temps, le vicomte dut se résigner à regagner la rive droite, à pied, puisqu'il avait lâché sa victoria.

Il se mit donc à descendre le boulevard Saint-Michel, dans le très vague espoir d'y croiser son homme, mais en lisant sur une maison d'angle le nom de la large rue qui va du Luxembourg au Panthéon, il se rappela tout à coup que l'étudiant au chapeau pointu avait crié à son camarade, resté sur le banc, aux Champs-Elysées: «Va m'attendre au café Soufflot; j'y serai dans deux heures.»

Les deux heures étaient presque écoulées et Paul Cormier n'avait pas dû manquer au rendez-vous.

Il ne s'agissait plus que de trouver le café Soufflot et ce n'était pas difficile. Il devait être situé dans la rue du même nom, devant laquelle Servon passait en ce moment. Et Servon, tournant à droite, s'y engagea immédiatement, sans trop savoir comment il allait s'y prendre pour y découvrir l'étudiant qui se tenait peut-être au fond de quelque salle avec des camarades.

Il eut la chance de l'apercevoir attablé à l'extérieur, tout seul en face d'un verre de vermouth, et absorbé dans la lecture d'un journal du soir.

On dîne de bonne heure au quartier latin, surtout l'été, afin d'avoir le temps d'aller au Luxembourg, en sortant de table.

La terrasse du café s'était vidée peu à peu et il n'y restait guère que Paul Cormier attendant son ami, et se tourmentant de ne pas le voir arriver.

Pour tromper son impatience, il s'était mis à lire un journal. Il y avait trouvé un long article de reportage où il était question de l'affaire du boulevard Jourdan, assez mal exposée et présentée comme un assassinat.

Paul, que ce fait-divers intéressait particulièrement, y apportait tant d'attention qu'il ne vit pas venir M. de Servon, qui put prendre place à la table voisine, sans que le liseur levât les yeux.

—Bonjour, Monsieur! c'est encore moi, dit presque gaiement le vicomte.
La journée m'est heureuse à vous rencontrer.

—En effet, balbutia l'étudiant, je ne m'attendais pas…

—A me revoir si tôt! Et vous devez être étonné de me trouver si souvent sur votre chemin. Cette fois, le hasard y est encore pour quelque chose, mais le hasard n'a pas tout fait, car… pourquoi vous le cacherais-je? je viens de chez vous, je ne vous y ai pas trouvé, et je vous cherchais…

—De chez moi? murmura Cormier, qui en était encore à croire que M. de
Servon le prenait toujours pour le marquis de Ganges.

—Mon Dieu, oui, dit le vicomte de l'air le plus naturel du monde; je suis allé vous demander rue Gay-Lussac, et votre portier m'ayant répondu que vous n'étiez pas rentré, j'ai pensé que je vous rencontrerais peut-être dans ce quartier.

Paul ouvrit la bouche pour nier; mais il lut sur la figure de M. de
Servon que ce serait inutile, et il attendit la suite.

—C'est vous dire, cher monsieur, reprit le vicomte, que je sais qui vous êtes… et je m'empresse d'ajouter que je ne viens pas vous chercher querelle à propos de… l'erreur où je suis tombé… je ne viens pas même vous demander des explications… dans le sens que le plus souvent on attache à ce mot-là…

—Alors, monsieur, je ne vois pas…

—Laissez-moi achever, je vous prie. Vous n'avez pas plus que moi oublié ce qui s'est passé dimanche chez madame Dozulé, ni notre rencontre, le soir de ce dimanche, à la Closerie des Lilas. Tout à l'heure, quand je vous ai revu aux Champs-Elysées, j'en étais encore au même point… pas tout à fait, cependant, car je vous ai trouvé causant avec un jeune homme que j'avais remarqué au bal de Bullier et qui ne peut être qu'un étudiant. Maintenant que je suis mieux renseigné, je ne tiens à l'être davantage que sur un seul point.

J'ai souvent rencontré dans le monde madame la marquise de Ganges. J'ai pour elle le plus profond respect, et Dieu me garde de rien faire ou dire qui puisse nuire à sa réputation. Mais ce que je viens d'apprendre, par hasard, d'autres que moi peuvent l'apprendre aussi. Vous avez des camarades qui savent que vous n'êtes pas le marquis de Ganges… si l'un d'eux, à ce bal, dimanche, m'avait entendu vous donner ce titre, vous vous seriez trouvé dans une situation très difficile.

Le vicomte ne croyait pas si bien dire, car il n'avait pas vu s'engager la querelle avec le vrai marquis.

—A cela, reprit-il, il n'y aurait encore que demi-mal; mais qu'un homme reçu dans les salons où va madame de Ganges vienne à connaître votre véritable nom, qu'arrivera-t-il? De quoi ne l'accuserait-on pas?… Eh bien! Monsieur, je suis venu vous dire que je serais prêt à la défendre… mais pour que je puisse la défendre utilement, il faut que je sache ce qui s'est passé, et c'est à vous que je m'adresse pour le savoir.

Paul fit un haut-le-corps, et peu s'en fallut qu'il ne s'écriât: Pour qui me prenez-vous? Mais le vicomte s'empressa d'ajouter:

—Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je ne cherche pas à surprendre le secret de vos relations avec elle, mais si, comme j'en suis convaincu, madame de Ganges n'a rien à se reprocher, je voudrais être renseigné afin d'être en mesure de faire cesser les propos malveillants. En un mot, monsieur, je viens vous demander ce que je devrais répondre si on l'accusait en ma présence. Ma démarche vous semble peut-être étrange, mais si vous voulez prendre la peine de réfléchir, vous y verrez une preuve du cas que je fais de vous et de la sympathie que vous m'inspirez.

Ce fut si bien dit que Paul Cormier s'abandonna au mouvement qui le poussait à se confier au gentilhomme qui lui tenait ce langage chaleureux et persuasif.

—Monsieur, commença-t-il avec émotion, je vous crois et je vais vous confesser la vérité. C'est moi qui suis cause de tout ce qui est arrivé. J'ai rencontré, dimanche, madame de Ganges, dont j'ignorais le nom et que je n'avais jamais vue. Sa beauté m'a frappé et je me suis permis de la suivre.

—Suivre une jolie femme dans la rue, ce n'est pas un cas pendable, dit en souriant le vicomte, qui était coutumier du fait.

—Je l'ai suivie dans les Champs-Elysées, jusqu'à l'avenue d'Antin, où elle allait et, là… quand elle est entrée, sans s'apercevoir que j'étais presque sur ses talons, dans l'hôtel de cette madame Dozulé, j'y suis entré avec elle… le domestique qui annonçait ne connaissait pas M. de Ganges…

—Et il a annoncé monsieur le marquis et madame la marquise!… C'est très drôle et ce serait charmant au théâtre.

—Vous ne me croyez pas?

—Mais si… je vous déclare même que l'idée m'était venue… pas ce jour-là, mais depuis… qu'il n'y avait dans tout cela qu'une méprise. Je m'étonne seulement que madame de Ganges n'ait rien dit…

—Elle a perdu la tête… elle comptait que j'allais me retirer après m'être excusé, et c'est ce que j'aurais dû faire. Lorsqu'elle a vu que je restais et que j'acceptais les félicitations que la baronne adressait au marquis de Ganges, elle a continué à se taire.

—Je comprends maintenant pourquoi elle s'est éclipsée avant la fin de notre partie de baccarat. Vous avez dû être bien embarrassé.

—Pas trop. J'espérais ne jamais revoir les personnes qui se trouvaient chez madame Dozulé.

—Vous deviez bien penser cependant que je vous enverrais, avenue
Montaigne, la somme que je croyais avoir perdue contre le marquis.

—Je vous jure, monsieur, que je n'y avais pas songé, et tout à l'heure, quand vous me l'avez remise, j'ai été sur le point de la refuser.

—Je l'ai bien vu, mais quand vous m'avez rencontré, dimanche soir, à la
Closerie des Lilas, vous avez dû me maudire.

—J'en conviens… et tout à l'heure encore, en vous voyant paraître…

—Vous m'avez donné à tous les diables. J'espère que vous voilà rassuré sur mes intentions. Maintenant, me permettez-vous de vous demander si vous avez revu madame de Ganges?… je me hâte d'ajouter que vous n'êtes pas obligé de me le dire.

—Pourquoi m'en cacherais-je? Je l'ai revue une seule fois… hier, chez elle.

—Elle vous avait donc donné son adresse?

Paul ne s'attendait pas à cette question et il aurait bien pu rester court, mais il eut la présence d'esprit de répondre:

—Je savais son nom… je n'ai pas eu de peine à trouver son adresse… je n'ai eu qu'à feuilleter le Tout-Paris.

L'explication venait à propos, car pour en fournir une autre, Paul Cormier eût été obligé de dire que c'était le marquis lui-même qui lui avait donné l'adresse de sa femme, et il comptait que cet entretien plein de périls allait en rester là.

Paul Cormier n'avait garde de parler de la mort tragique de M. de Ganges. Il croyait avoir fait la part du feu en avouant qu'il s'était laissé donner un nom et un titre qui ne lui appartenaient pas et il avait eu soin de passer sous silence le commencement de l'aventure—la rencontre au Luxembourg et le voyage en fiacre du Luxembourg au rond-point des Champs-Élysées—épisodes compromettants pour la marquise.

Il espérait bien qu'il n'en serait plus question, et que M. de Servon ne tarderait pas à lever la séance.

Pour l'y décider, il lui dit chaleureusement:

—Monsieur, je me défiais de vous parce que je ne vous connaissais pas. Maintenant, je n'ai plus qu'à vous remercier de tout mon coeur de m'avoir mis à même de justifier madame de Ganges et j'ai le devoir de vous apprendre qu'elle ne me retrouvera pas sur son chemin. Je suis rentré dans ma peau d'étudiant et je n'en sortirai plus.

—Vous aurez du mérite à disparaître ainsi, car elle est charmante, la marquise… et vous auriez bien pu aspirer à lui plaire..

Est-elle informée de votre résolution?

—Oui… et elle l'approuve…

—Je comprends… elle est mariée… Peut-être changerait-elle d'avis, si elle venait à perdre son mari.

Cormier ne dit mot. Il se demandait déjà pourquoi le vicomte lui posait cette question.

—C'est une éventualité à prévoir, reprit M. de Servon et si madame de
Ganges était veuve, vous pourriez l'épouser.

—En admettant qu'elle voulût de moi.

—Pourquoi pas? les femmes aiment les audacieux. Je parierais bien qu'elle vous a su bon gré de l'avoir suivie jusque dans le hall de la baronne.

—Elle me l'a très amèrement reproché.

—En pareil cas, les femmes disent toujours le contraire de ce qu'elles pensent. Si j'étais à votre place, cher monsieur, je profiterais de mes avantages pour me faire agréer.

Vous ne savez peut-être pas qu'elle est fort riche?

—Je le crois et peu m'importe, répliqua l'étudiant un peu piqué. Je ne suis pas sans fortune et je ne cherche pas à faire un mariage d'argent.

—Si je me risque à vous indiquer celui-là, c'est que je viens d'apprendre une chose que certainement vous ignorez et qu'il est bon que vous sachiez.

M. de Ganges est mort.

—Qui vous l'a dit? demanda étourdiment Paul Cormier.

—Vous le saviez donc? riposta le vicomte.

—Non… c'est-à-dire… je supposais…

—Eh! bien, moi, je n'en aurais rien su, si un homme qui a connu M. de
Ganges ne m'avait pas montré son cadavre.

—Son cadavre! répéta Paul Cormier qui pâlissait à vue d'oeil.

—Oui, cher monsieur; à la Morgue où il est exposé. Le marquis est mort de mort violente. On croit qu'il a été assassiné.

Paul eut un geste de dénégation.

—Qu'il l'ait été ou non, madame de Ganges a un gros intérêt à être informée de cet événement… ne fût-ce que pour faire constater le décès qui la rend libre… à moins qu'elle n'aime mieux, par des raisons que j'ignore, rester dans le statu quo.

—Mais il me semble qu'elle n'a pas le choix. L'homme qui a reconnu le corps a dû aller faire sa déclaration.

—Pas encore. Il n'y a pas de temps perdu, car la reconnaissance vient seulement d'avoir lieu. J'y étais.

—Vous, monsieur!

—Oui, et c'est ce qui m'a déterminé à me mettre immédiatement à votre recherche. J'ai cru que mon devoir, en cette triste circonstance, était de renseigner madame de Ganges. Je serais allé chez elle, si je n'avais craint de n'être pas reçu.

—Je ne le serais pas plus que vous, dit Paul en secouant la tête.

Il ne regrettait guère qu'on n'annonçât pas à la marquise un événement qu'elle connaissait déjà depuis vingt-quatre heures.

—Vous pouvez du moins lui écrire… si vous ne le faisiez pas, je le ferais, car il y a urgence.

—Pourquoi? Les mauvaises nouvelles arrivent toujours assez tôt, murmura Paul qui ne disait pas le véritable motif de la tiédeur qu'il mettait à entrer dans les vues de M. de Servon.

—Bon! s'il ne s'agissait que d'une mauvaise nouvelle que madame de
Ganges connaîtra tôt ou tard. Mais un danger la menace.

—Quel danger? demanda l'étudiant.

—Je ne vous ai pas dit par qui le corps du marquis vient d'être reconnu.

—Par un de vos amis, je crois.

—Non pas. Aucun de mes amis ne connaissait M. de Ganges quand il vivait. L'homme dont je vous ai parlé est un mauvais drôle qui a fait toutes sortes de vilains métiers et qui a beaucoup vu le marquis à Monaco où il jouait encore tout récemment. Vous allez me demander comment j'ai connu, moi, un individu de cette espèce. C'est bien simple. Il a été jadis garçon dans un cercle où j'allais quelquefois. Je l'ai rencontré un instant après vous avoir quitté, il m'a abordé pour me demander un secours que je ne lui ai pas refusé et, sans doute pour me remercier, il m'a appris qu'il venait de voir à la Morgue le corps du marquis. Comment sait-il que je connais la marquise?… je l'ignore, mais il le sait. Comme je n'avais pas l'air de croire beaucoup à la nouvelle qu'il m'apprenait, il m'a proposé d'y aller voir… et par curiosité, j'y suis allé… pas dans la même voiture que lui, je vous prie de le croire… et il m'a montré sur les dalles de la Morgue… un cadavre. Il m'a affirmé que c'était celui du marquis et je ne doute pas que ce soit vrai. Je ne vois pas ce qu'il gagnerait à mentir, tandis que je vois très bien ce qu'il gagnera à exploiter le secret qu'il a découvert.

—L'exploiter!… comment?

—En faisant chanter madame de Ganges. En la menaçant, par exemple, de la dénoncer comme ayant fait assassiner son mari.

Paul Cormier fit le mouvement d'un homme qui voit tout à coup s'ouvrir à ses pieds un précipice sans fond.

Il avait bien eu déjà de vagues inquiétudes. Il s'était demandé si on ne le soupçonnerait pas d'avoir trempé dans un complot organisé pour supprimer un mari gênant. Mais ce malheur était si peu probable qu'il ne s'en était pas beaucoup préoccupé.

Et voilà que ces craintes prenaient un corps, il existait un misérable qui se préparait à menacer madame de Ganges, en lui proposant de lui vendre très cher son silence, comme un autre coquin avait essayé, la veille, de l'intimider, lui, Paul Cormier, simple témoin du duel où le marquis était resté sur le carreau.

Il y avait de quoi s'effrayer… et se renseigner afin de se préparer à se défendre.

—Vous venez de m'apprendre d'où sort ce venimeux gredin, dit-il, et je vous en remercie… mais je voudrais bien savoir son nom…

—Il s'appelle Brunachon, répondit sans hésiter, le vicomte.

Brunachon, c'était le chenapan qui, dans le cabinet du juge d'instruction, avait désigné Paul Cormier comme ayant pris part au meurtre commis sur le boulevard Jourdan.

Et ce même coquin avait découvert que Paul Cormier était en relations avec madame de Ganges, Paul Cormier qui avait refusé de donner dix mille francs pour obliger le drôle à se taire.

C'était un comble: le comble du malheur, ou plutôt de la déveine, car il aurait fallu que la justice eût sur les yeux trois bandeaux, au lieu d'un, pour qu'elle en vînt à condamner des innocents, mais c'était beaucoup trop qu'elle les soupçonnât..

—Est-ce que vous connaissez cet homme-là? demanda M. de Servon.

—Non, articula péniblement l'étudiant, mais il se peut qu'il me connaisse… il me fait l'effet de connaître tout le monde…

—C'est un peu ça et il a une rude mémoire… j'en ai eu la preuve à la
Morgue.

—Que me conseillez-vous? demanda tout à coup Paul Cormier.

—Puisque vous me consultez, je vous conseille de prendre les devants… c'est-à-dire d'aller trouver le juge d'instruction qui est chargé de cette affaire… d'y aller, après vous êtes concerté avec madame de Ganges… qui est toujours la principale intéressée.

Le conseil était peut-être excellent, mais il venait trop tard, puisque
Paul Cormier avait été interrogé la veille.

Jean de Mirande devait l'être au moment où le vicomte parlait et son camarade s'inquiétait déjà de ne pas le voir arriver. Que faire en attendant qu'il reparût? Comment différer encore de donner une réponse catégorique à M. de Servon qui, tout en affectant de se désintéresser de la situation, insistait pour tâcher d'en savoir plus long que Cormier ne voulait lui en dire?

—Je ne puis rien faire avant d'avoir revu mon camarade, répondit enfin
Paul.

—Bon! mais quand le reverrez-vous?

—Il ne peut pas tarder beaucoup maintenant.

—J'ai entendu ce qu'il a dit tantôt, en vous quittant aux Champs-Elysées… qu'il serait au café Soufflot dans deux heures. C'est même ce qui m'a donné l'idée de vous y chercher. Mais il se peut qu'on le retienne plus longtemps qu'il ne pensait. Dans ce cas, je serais obligé de vous quitter.

Cormier devina que si le vicomte levait la séance, ce serait pour courir chez la marquise, afin de se donner le mérite de la renseigner le premier sur la tournure que semblaient prendre les événements.

Et, quoi qu'il en eût dit, Cormier n'était pas du tout disposé à se désintéresser des affaires de madame de Ganges.

D'un autre côté, il craignait de mettre le feu aux poudres en abouchant le vicomte avec Mirande qui était discret comme un coup de canon.

—Mais, le voici, votre camarade, s'écria M. de Servon. Je vois poindre là-bas l'étonnant chapeau pointu qu'il a l'habitude de porter.

La question était tranchée. L'explication à deux allait se continuer par une explication à trois, car c'était bien Jean de Mirande qui montait la rue Soufflot, en se balançant sur ses hanches comme un tambour-major d'autrefois.

Et grâce à sa taille de cinq pieds dix pouces, on l'apercevait d'aussi loin que s'il eût porté au haut de son feutre un plumet gigantesque.

—Eh! bien, monsieur, s'empressa de dire Paul Cormier, je vais me concerter avec lui, et si vous voulez bien me faire savoir où je pourrai vous rejoindre ce soir, dans une heure…

—A quoi bon perdre du temps? répliqua le vicomte. Présentez-moi ce jeune homme… ou présentez-moi à lui… comme il vous plaira… nous nous communiquerons les renseignements que chacun de nous a pu recueillir sur cette singulière affaire et après, nous délibérerons en connaissance de cause.

C'est un homme comme il faut, n'est-ce pas?

—Très comme il faut, mais…

—C'est bien. Je vais me présenter moi-même.

Ayant dit, le vicomte se leva, Paul se leva aussi et tout surpris de cet accueil cérémonieux, Mirande qui n'était plus qu'à deux pas ne put moins faire que de lever son chapeau en lançant à Cormier un regard qui signifiait évidemment:

—Qu'est-ce qu'il nous veut encore cet animal-là?… Et pourquoi est-ce que je le trouve sans cesse sur tes talons?

Paul jugea prudent de laisser M. de Servon s'expliquer, et M. de Servon commença par une explication qui ne fit qu'embrouiller la situation déjà fort embrouillée:

—Monsieur, dit-il, je n'ai pas encore l'honneur d'être connu de vous, mais vous savez comment j'ai connu votre ami, M. Cormier.

—Moi!… je ne m'en doute pas, répliqua sèchement Mirande.

—Nous nous sommes rencontrés, dimanche dernier, chez la baronne Dozulé, qui recevait ce jour-là quelques dames… entre autres madame la marquise de Ganges.

—Je n'en savais absolument rien, et il m'est tout à fait indifférent de l'apprendre.

—Alors, vous ne connaissez pas du tout cette marquise?

—De nom seulement… Ganges est un nom du Languedoc et j'en suis du Languedoc. J'ai vu aussi… dimanche soir… un monsieur qui prétendait être le marquis de Ganges… seulement, mes relations avec lui n'ont pas été de longue durée.

Mirande répondait avec une douceur et une prudence qu'on n'aurait guère attendues de lui.

Paul Cormier n'en revenait pas.

—Maintenant, reprit Mirande sans élever la voix, j'ai répondu, monsieur, à toutes les questions que vous m'avez posées. Il me semble que c'est à mon tour de vous demander: de quel droit m'interrogez-vous?…

—J'aurais dû, je le reconnais, commencer par vous le dire, puisque votre ami a oublié de me nommer à vous.

Je m'appelle le vicomte de Servon.

Et vous, monsieur?

—Moi, je suis Jean de Mirande, et je crois que mon nom vaut le vôtre. J'ignore quelles affaires vous pouvez avoir avec Cormier et je ne tiens pas à le savoir, mais je veux savoir ce que vous me voulez.

—Je suis venu renseigner votre ami et vous renseigner, vous aussi, monsieur.

—Sur quoi, je vous prie?

—Sur la mort de ce marquis de Ganges dont vous venez de parler… et cela dans votre intérêt comme dans l'intérêt de M. Cormier.

—Vous êtes vraiment trop bon, dit l'étudiant avec une grimace ironique, mais je n'ai que faire de vos renseignements, ni lui non plus, car je lui en rapporte… j'en ai les mains pleines de renseignements…

Et comme Paul lui lançait des regards pour le prier de se taire:

—Tant pis pour toi, mon cher! si tu m'avais prévenu qu'il y avait là-dessous je ne sais quelles histoires que je ne connais pas, je ne marcherais pas sur tes plates-bandes. Au contraire, tu m'as poussé à aller voir le juge d'instruction… eh! bien, j'en sors de son cabinet, après une séance de deux heures, et je lui ai tout dit. Il sait maintenant que c'est moi qui ai tué l'homme.

Jean de Mirande n'y allait plus, comme on dit, par quatre chemins. Il commençait par dire devant M. de Servon: «J'ai tué l'homme» et M. de Servon était déjà bien assez renseigné pour deviner que l'homme, c'était le marquis de Ganges.

Cette déclaration avait au moins l'avantage de simplifier la situation, en rendant inutiles les feintes et les réticences.

Il ne restait plus à Paul Cormier qu'à confesser franchement au vicomte le rôle qu'il avait joué dans cette affaire du duel.

Paul avait eu le tort de s'en tenir avec ce gentilhomme à des demi-confidences. Il aurait cent fois mieux fait de tout dire dès le commencement.

A Jean de Mirande non plus, il n'avait pas tout dit, puisqu'il lui avait caché son aventure du Luxembourg et les suites qu'elle avait eues.

De là, l'imbroglio inextricable où ils s'agitaient tous les trois. Il était temps que la brusque franchise de l'ami Jean y mît fin.

Maintenant qu'il était lancé, il ne s'arrêterait pas en si beau chemin.

Et du reste, ni le vicomte, ni l'étudiant n'avaient envie d'arrêter ce saint Jean Bouche d'or qui allait très probablement, si on le laissait continuer, leur épargner de longues explications.

—Oui, reprit-il, je lui ai dit que c'est moi qui me suis battu et que tu n'as fait que me servir de témoin. J'ai même commencé par là, sans attendre qu'il m'interrogeât. Et je n'ai pas oublié de parler du soufflet que j'ai campé à cet homme et qui a rendu le duel inévitable. Je me suis, comme tu vois, donné tous les torts… et j'ai bien fait, car il a pris assez tranquillement la chose.

Ça m'a l'air d'un brave garçon, ce fils de ce vieil avocat dont tu m'as tant rebattu les oreilles.

—Nous lui devons, toi et moi, une fière reconnaissance, dit Paul. Si nous avions eu à faire à un autre magistrat, nous ne causerions pas en ce moment devant ce café.

—Je crois qu'il a eu bonne envie de m'envoyer en prison, mais il est revenu de cette idée en causant avec moi. Je vais avoir à consigner vingt-cinq mille francs dont le dépôt garantira que je ne brûlerai pas la politesse à la justice de mon pays. C'est bête le Code!… comme si ça m'empêcherait de décamper, si je me croyais coupable!

Il paraît que de toi on n'exigera pas de caution… ni des trois farceurs qui nous ont si bien lâchés après le duel.

—Est-ce que tu les lui a nommés?

—Non… la police les a dénichés ce matin. Ils n'ont pas pu se tenir de raconter l'affaire à d'autres gamins… tout le quartier la connaît. On les a priés de passer au Palais et quand je suis sorti du cabinet de ton M. Bardin, il les y attendait. J'aime autant ne pas les y avoir rencontrés, car je n'aurais pas pu m'empêcher de leur dire ce que je pense d'eux.

Voilà où nous en sommes. Quant à la suite, je ne sais rien, je ne prévois rien. Ça peut finir par une ordonnance de non-lieu… mais ça finira plus probablement devant la Cour d'assises… où nous serons acquittés haut la main.

—Alors, l'accusation d'assassinat…

—Il n'en est plus question. Ça ne tenait pas debout. Te voilà rassuré, je crois.

Ah! j'oubliais!… il paraît que, décidément, c'est le marquis de Ganges que j'ai tué… le juge a reçu un télégramme de Nice qui ne laisse aucun doute… je suppose d'ailleurs que tu savais déjà à quoi t'en tenir puisque tu connais sa femme… c'est-à-dire sa veuve.

Quand il te plaira de me mettre au courant de tes relations avec elle, je t'écouterai volontiers.

Maintenant que j'ai parlé devant monsieur, comme si monsieur était un de tes plus anciens amis, devant monsieur que je n'avais jamais vu…

—Vous ne vous en souvenez pas, mais nous nous sommes déjà rencontrés, interrompit doucement le vicomte…

—Où donc?

—D'abord, à la Closerie des Lilas, dimanche dernier. Je causais avec M.
Cormier, et je venais de le quitter quand vous l'avez rejoint…

—Alors, vous avez dû assister à la querelle?

—Non, pas même au commencement. Et aujourd'hui, je vous ai revu près du rond-point des Champs-Elysées. Vous étiez assis sur un banc, à côté de votre ami…

—Oui, et quand je me suis aperçu que vous alliez aborder Cormier, j'ai filé sans vous regarder… mais je vous reconnais… et je ne mets pas en doute que vous soyez lié avec Paul. C'est pour cela que j'ai parlé devant vous de ma visite au juge d'instruction. Il me semble que le moment serait venu pour vous de me renseigner un peu… sur…

—Sur tout ce que vous voudrez, monsieur, dit avec empressement le vicomte, ou, pour mieux dire, sur tout ce qui peut vous intéresser. Je vous ai dit qui j'étais et où j'avais rencontré M. Cormier. Il me reste à vous expliquer les suites de cette rencontre et le rôle que madame de Ganges y a joué.

—Précisément.

—Mon rôle, à moi, a été très effacé et je ne l'ai pas cherché. Votre ami le sait bien. Et je tiens à le consulter avant de vous répondre au sujet de la marquise. M'engage-t-il à vous raconter des faits qu'il connaît aussi bien que moi ou bien préfère-t-il vous les raconter lui-même? Je m'en rapporte entièrement à sa décision.

—Il vaut mieux que ce soit moi, dit Paul sans hésiter.

—C'est aussi mon avis. Je laisserai donc M. Cormier vous éclairer sur une situation très délicate pour lui… pour madame de Ganges et pour moi, si je m'en mêlais, ce qu'à Dieu ne plaise.

Je n'en reste pas moins à votre disposition, messieurs. Vous me trouverez toujours prêt à vous servir.

Le vicomte n'alla pas jusqu'à la poignée de mains que Mirande aurait peut-être refusée. Il salua poliment et il s'en alla par le boulevard Saint-Michel.

Mirande le laissa filer avant de dire rageusement à Cormier:

—Ah! tu as un drôle d'ami, toi!… et tu t'y es si bien pris que si nous ne sommes pas tous coffrés, ce n'est pas ta faute. Comment! tu m'envoies chez le juge d'instruction, en me pressant de me déclarer et tu me caches les dessous de l'affaire!… tu me laisses croire que tu ne connaissais pas ce marquis de Ganges… et voilà que j'apprends que tu es au mieux avec sa femme… tu aurais dû au moins m'avertir. Et tu me permettras d'ajouter que puisque tu es son amant, c'était à toi de le battre.

—Je ne suis pas son amant et je te somme de m'écouter, au lieu de t'emporter et de m'adresser des reproches que je ne mérite pas.

—Soit!… qu'as-tu à me dire?

—Ici, rien. Ta vas me faire le plaisir de venir avec moi au Luxembourg. Nous causerons en nous promenant sous les arbres. Ce sera long et je ne veux pas qu'on nous dérange.

Mirande criait toujours plus fort que son ami Paul, mais toujours aussi, il finissait par se ranger à son avis.

Il se tut donc et il le suivit jusqu'au jardin qui, dans la saison où on était, reste ouvert très tard.

Paul lui fit traverser les allées qui entourent le bassin entre les deux terrasses. Il s'était mis en tête de lui raconter ses aventures avec la marquise à l'endroit où elles avaient commencé.

Le décor n'avait pas changé depuis le mémorable dimanche où Paul
Cormier, sans songer à mal, avait fait la connaissance d'une marquise.

Les grands marronniers de la Terrasse avaient toujours leurs panaches blancs et le soleil à son déclin éclairait obliquement la longue allée de l'Observatoire.

Seulement, il était tard et les promeneurs étaient moins nombreux. Les bourgeoises assises en famille avaient quitté le jardin et les étudiantes n'étaient pas encore en nombre.

C'est le chemin qu'elles préfèrent pour aller à Bullier, mais le bal ne commence guère avant dix heures et ces dames achevaient leurs cigarettes devant les cafés du Boul'Mich.

Les deux amis ne pensaient guère en ce moment aux plaisirs du quartier. Paul, fort ému et assez inquiet, cherchait un moyen de sortir des terribles embarras où il s'était mis et Jean, très rogue et très mal disposé, attendait des explications que son ami ne se pressait pas de lui fournir.

—Voyons, dit-il en s'arrêtant tout à coup, te décideras-tu à parler, oui ou non? J'en ai assez de rôder sur cette terrasse et je te prie de m'apprendre enfin ce que c'est que cette marquise de Ganges dont tout le monde me rabat les oreilles.

—Tu la connais, répondit Cormier.

—Moi!… allons!… pas de blagues!… je n'ai pas envie de rire.

—Je te répète très sérieusement que tu as vu la marquise de Ganges et que tu lui as parlé.

—Où?… quand?… vociféra Mirande, dont la voix avait l'éclat des cymbales.

—Pas si haut, je te prie. Il est au moins inutile que les promeneurs nous remarquent… et il peut y avoir des mouchards, ici comme ailleurs.

—C'est bon. Je me tais… mais explique-toi…

—Tu as vu madame de Ganges, dimanche dernier, pendant la musique, au
Luxembourg. Elle était assise là-bas, au pied de cette statue…

—Comment! la pimbêche blonde qui m'a si bien blackboulé…

—C'était la marquise.

—Alors, parbleu! toi qui la connaissais, tu aurais dû m'avertir qu'elle était si farouche.

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour t'empêcher de l'aborder. Tu n'as pas voulu m'écouter. Mais, à ce moment-là, je ne la connaissais pas du tout. C'est après… bien après… quand tu étais déjà parti avec tes noceuses. C'est alors seulement que je l'ai revue et que j'ai eu avec elle une conversation…

—Ah! je te reconnais bien!… tu fais tes coups à la sourdine, toi… tu as attendu que je ne sois plus là pour me couper l'herbe sous le pied… je m'en moque, mais je tiens à te dire qu'on ne se conduit pas comme ça quand on pose pour le parfait gentleman.

—Laisse-moi donc parler… Je ne songeais pas à te supplanter.

—Mais tu y es arrivé tout de même… sans t'en douter… je comprends que tu te sois laissé aller… Une marquise, c'est ton rêve depuis que je te connais… et la première que tu as trouvée par hasard, tu ne l'as pas manquée.

—Tu raisonnes à faux, car au moment où elle m'a adressé la parole, je ne me doutais pas du tout qu'elle était marquise. Je la prenais même pour une grande cocotte.

—Et c'est une illumination d'en haut qui t'a fait apercevoir sous son chapeau une couronne de marquise!

—C'est plus tard que j'ai su qui elle était… et je l'ai su par hasard… c'est-à-dire…

—Ne patauge donc pas dans les blagues…

—Ah! tu m'ennuies, à la fin! s'écria Paul Cormier. Tu m'interromps sans cesse et je ne peux pas parvenir à placer un mot. Je te déclare que, si tu continues, je vais te planter là… tu iras te renseigner ailleurs… moi, je ne te reverrai plus.

—Allons!… je t'écoute… raconte et sois bref. Tu en es resté au moment où tu as retrouvé la blonde que tu cherchais.

—Je ne la cherchais pas du tout. Je m'en allais tranquillement dîner chez ma mère, au Marais. Au moment où je montais dans un fiacre, près de la grille de la rue de Vaugirard, une femme voilée entrait dans ce fiacre par l'autre portière et me faisait signe de prendre place à côté d'elle. Naturellement, je ne me suis pas fait prier. Deux minutes après, elle relevait sa voilette, et je reconnaissais la dame de la terrasse. Alors, je l'avoue, je me suis cru en bonne fortune.

—Je m'y serais cru à moins!… une femme qui t'enlève en voiture!

—Eh bien, je me trompais complètement… Dès que j'ai essayé de lui faire une cour un peu accentuée, elle m'a rembarré de la belle façon, en me menaçant de descendre.

—Et tu as été assez nigaud pour te tenir tranquille!

—J'aurais peut-être insisté, si je ne m'étais promptement aperçu que je lui étais tout à fait indifférent et qu'elle ne m'avait fait monter que pour me parler d'un autre homme.

—Ça, c'est plus fort!

—Oui, mon cher, pour me demander une foule de détails sur la vie que cet homme mène à Paris…

—Un homme que tu connais?

—Bien entendu! Si je n'étais pas lié avec lui, elle se serait adressée à un autre que moi.

—Un de tes amis alors?… et tu ignorais qu'il a été l'amant de cette femme?

—Je l'ignore encore et j'ajouterai que je ne le crois pas.

—Alors, pourquoi s'intéresse-t-elle tant à lui?

—Je n'ai pu le savoir.

—Ah! décidément, tu me fais là des contes à dormir debout… et je commence à me lasser de deviner des énigmes. Finissons-en! Nomme-le moi cet ami qui a tourné la tête à ta marquise. Je suppose que je le connais, car autrement ce ne serait pas la peine de me dire un nom qui ne m'apprendrait rien.

—Personne ne le connaît mieux que toi.

—Alors, vas-y… comment s'appelle-t-il?

—Tu ne devines pas?

—Pas du tout.

—Il s'appelle Jean de Mirande.

—Te moques-tu de moi?

—En aucune façon. Je te répète qu'elle ne m'a parlé que de toi, tout le temps que le voyage a duré. Et sais-tu comment elle a commencé?… par me remercier de ne pas l'avoir abordée lorsqu'elle était assise sur la terrasse… et elle a ajouté en parlant de toi: «Quel dommage qu'un garçon si bien né soit si mal élevé.»

—Qu'en savait-elle si j'étais bien né?

—C'est précisément ce que je lui ai demandé. Elle m'a répondu que tu lui avais jeté à la volée ton nom et ton adresse. Elle ignorait ton adresse, mais ton nom lui était parfaitement connu, parce qu'elle est, comme toi, du Languedoc. Seulement, si elle a beaucoup entendu parler de ta famille, il paraît, s'il faut l'en croire, que tu n'as jamais entendu parler de la sienne.

—Ça prouve que la sienne n'est guère illustre, car je suis encore assez ferré sur l'armorial de mon pays. Ainsi, je sais depuis longtemps qu'il existe des comtes ou marquis de Ganges.

—Elle a épousé le dernier du nom.

—Et cette noble alliance ne me paraît pas lui avoir réussi, ricana
Mirande. Mais pourquoi s'occupe-t-elle de moi?

—Je ne suis pas en mesure de te répondre, répondit Paul Cormier. Elle m'a questionné sur la vie que tu mènes à Paris. Elle a été jusqu'à me demander si tu avais une maîtresse… et il m'a semblé qu'elle était contente d'apprendre que tu courais beaucoup, sans t'attacher à aucune femme.

—Si c'est comme ça que tu as fait mon panégyrique, je ne te remercie pas.

—Je ne pouvais rien dire qui te fût plus favorable, car j'ai très bien vu qu'elle craignait que tu n'eusses le coeur pris. Enfin, elle m'a tant et tant parlé de toi que j'ai fini par me fâcher. Je lui ai demandé pour qui elle me prenait. Alors, elle s'est excusée en me jurant que je venais de lui rendre un immense service et que plus tard, elle me dirait tout, à condition que, pour le moment, je ne lui en demanderais pas davantage.

—Et tu t'es soumis à la condition?

—Faute de pouvoir faire autrement. Je suis descendu de la voiture sans avoir rien obtenu que la promesse d'une lettre qu'elle devait m'écrire et que j'attendrais encore si je m'en étais tenu là… Ah! j'oubliais de te dire que, pour me calmer, elle m'avait juré qu'elle ne t'aimait pas, et qu'elle ne t'aimerait jamais, parce qu'elle ne pouvait pas t'aimer… Je n'ai pas compris.

—Et moi, je ne comprends pas… à moins que cette marquise ne soit une soeur que feu mon père m'aurait donnée jadis sans me prévenir. Mais ça m'est égal. Arrive au dénouement de l'aventure. Tu en es toujours à peu près au même point. On dirait que tu ménages tes effets.

—Je vais abréger. Elle m'a planté là près du rond-point des Champs-Elysées, mais je l'ai suivie si adroitement qu'elle ne m'a pas vu. Elle est entrée dans une maison de l'avenue d'Antin. J'y suis entré sur ses talons et je suis arrivé en même temps qu'elle au seuil d'une espèce de hall en plein vent où un domestique m'a pris pour son mari et a annoncé bravement: M. le marquis et madame la marquise de Ganges..

—Ça, c'est amusant, dit Mirande en riant.

—Pas si amusant que tu crois. C'est à la méprise de cet imbécile de larbin que nous devrons, toi et moi, des ennuis sans nombre. Je suppose que tu commences à deviner la suite.

—Je l'entrevois, mais…

—Tu y as assisté… tu y as même joué le principal rôle dans une scène à laquelle j'arrive. Chez la dame qui recevait avenue d'Antin, se trouvait ce vicomte de Servon que je viens de te présenter. Il n'avait jamais vu l'autre marquis de Ganges, le vrai… il a cru que c'était moi… je ne pouvais pas le détromper sous peine de mettre la marquise dans un terrible embarras. Je l'ai laissé dire et j'ai pu, au bout de deux heures, m'esquiver sans qu'il y eût de scandale. Je me croyais quitte; j'ai été dîner chez ma mère et après, je suis venu te rejoindre à Bullier. Je ne prévoyais pas que la fatalité y amènerait ce vicomte de Servon, qu'il m'appellerait très haut par mon faux nom et par mon faux titre, que le mari, arrivé à Paris le jour même, se trouverait là tout à point pour entendre… maintenant, tu sais le reste.

—Oui… et je conviens que tu es moins coupable que je ne pensais. Je te reproche pourtant de ne pas m'avoir dit la vérité avant le duel.

—Tu ne m'en as pas laissé le temps. Le soufflet que tu as donné au marquis m'a coupé la parole.

—Bon!… J'ai été trop vif… mais après l'affaire, pourquoi m'avoir laissé croire que tu ne connaissais pas ce malheureux que je venais d'embrocher?… c'était si simple de m'apprendre que…

—C'était impossible. Avant le combat, pendant le trajet que j'ai fait côte à côte avec lui, il m'avait raconté son histoire et il m'avait chargé de remettre, s'il lui arrivait malheur, son portefeuille à sa femme. J'avais accepté et je ne pouvais rien te dire avant de m'être acquitté cette triste mission.

—C'est juste, et il est survenu un tas d'incidents que tu m'as racontés tantôt aux Champs-Elysées… entre autres l'intervention de ce chenapan qui nous a vus au bastion et qui t'a dénoncé. Tout ça commence à se débrouiller. Mais la marquise… cette marquise dont tu viens de me parler ce soir pour la première fois, tu l'as revue, puisque tu lui as remis le message de son mari.

—Je l'ai revue, hier, chez elle, et notre entrevue a duré plus d'une heure.

—Alors, tu dois être fixé sur son compte.

—Pas beaucoup mieux que je ne l'étais le premier jour. D'abord, j'ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu'à elle. Je ne voulais pas faire passer ma carte de peur qu'elle refusât de me recevoir. J'ai dit que je venais de la part du marquis de Ganges. Je ne mentais pas. Mais l'homme à qui j'ai eu à faire a commencé par me dire que c'était impossible… tu le connais celui-là… tu as eu maille à partir avec lui, dimanche, au Luxembourg.

—Cet escogriffe qui a l'air d'un gendarme en bourgeois?

—Précisément. Il paraît que c'est un ancien officier qui a été jadis l'ami du père de la marquise et il occupe chez elle les fonctions de garde du corps ou de porte-respect… Bref! madame de Ganges a fini par me recevoir… dans le jardin de son hôtel où elle était avec une jeune femme de ses amies, qui m'a cédé la place et que j'ai saluée en passant… une merveilleuse beauté, mon cher, aussi brune que la marquise est blonde… Je n'ai pas osé demander qui elle était.

—Et moi je ne tiens pas à le savoir. Arrive à ton explication avec la marquise.

—Elle a été longue et orageuse, l'explication. Madame de Ganges m'a amèrement reproché ma conduite de la veille. J'ai essayé de me justifier en lui déclarant que j'étais amoureux d'elle… et c'est vrai, mon cher… je suis pris…

—Tant pis pour toi!… Continue. Comment a-t-elle pris la nouvelle de la mort de son mari?

—Elle a d'abord refusé d'y croire. Mais quand je lui ai remis le portefeuille, elle a changé de note. Elle a été très émue, très troublée… il ne m'a pas paru qu'elle fût très affligée… ce marquis était un fort mauvais mari qui lui a joué tous les tours imaginables et qui lui a mangé une partie de sa fortune. Elle ne peut pas le regretter beaucoup.

—Lui as-tu raconté comment il est mort?

—Il le fallait bien, et je lui ai tout dit: les confidences que son mari m'avait faites… les incidents qui ont amené la rencontre… et même le nom de l'adversaire du marquis… Elle me l'a demandé.

—Et quand elle a su que c'était moi?

—Elle a eu un cri parti du coeur… une exclamation que je tiens à te répéter comme je l'ai entendue… elle a dit: «Jean de Mirande! c'était donc écrit qu'il troublerait encore une fois ma vie!…» Et comme je lui ai naturellement demandé ce que tu lui avais fait, elle m'a répondu: «Il a fait le malheur d'une personne à laquelle je m'intéresse.»

—Du diable si je devine qui! Elle aurait bien dû prendre la peine de me le dire quand je l'ai abordée dimanche sur cette terrasse où tu m'as ramené, ce soir.

—Nous n'en serions probablement pas où nous en sommes. Mais laisse-moi te raconter comment s'est terminée mon entrevue. La marquise y a mis fin en me congédiant, assez sèchement, sans me rien promettre et en me laissant entendre qu'elle allait quitter Paris.

J'ai eu beau lui dire que rien ne la forçait à partir, que cette affaire serait vite oubliée et que, s'il le fallait pour la tranquilliser, je m'abstiendrais de la revoir; elle n'a rien voulu entendre et j'ai dû me retirer sans avoir rien obtenu d'elle qui ressemblât à un engagement.

—Ça vaut mieux pour toi, dit philosophiquement Mirande. Cette marquise ne porte pas bonheur. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de ne plus penser à elle.

—J'ajoute, reprit Cormier, toujours plein de son sujet, qu'on est venu, pendant que j'étais là, apporter une lettre adressée au marquis de Ganges—c'est-à-dire, à moi—une lettre contenant de l'argent… huit mille francs que, la veille, j'avais gagnés sur parole à ce vicomte de Servon chez la dame de l'avenue d'Antin. La marquise l'a renvoyée…

—Et tu n'en as plus entendu parler? demanda Mirande en éclatant de rire.

—M. de Servon m'a remis la somme aujourd'hui, quand je l'ai rencontré aux Champs-Elysées.

—Alors, tu roules sur l'or!… Je ne t'ai jamais connu tant d'argent à la fois.

—Et je n'en ai jamais eu dont la possession m'ait fait si peu de plaisir. Je le donnerais sans regret au premier mendiant que je rencontrerai.

—Garde-le pour une meilleure occasion. Maintenant que tu m'as tout dit…, car je suppose que c'est tout…

—Oui… tu sais le reste… ma visite au père Bardin et l'interrogatoire dans le cabinet de son fils… l'entrée en scène de cet abject coquin…

—Je connais tout ça. Maintenant, résumons-nous. Me voilà fortement compromis, toi un peu moins, et ta marquise, pas du tout, jusqu'à présent. Que comptes-tu faire? as-tu toujours l'intention de te faire son champion, sans qu'elle t'y ait convié, ni même autorisé?

—Je ne peux pas la défendre malgré elle, mais je l'ai quittée en lui jurant qu'elle me trouverait toujours prêt à faire ce qu'elle me demanderait, et je tiendrai ma parole.

—Alors, tu en es décidément amoureux?

—Amoureux fou.

—Bien fou, en effet; mais ça te regarde. Je n'entreprendrai pas de te guérir. Je n'ai qu'une simple question à t'adresser et je te prie d'y répondre nettement.

—Parle!

—Trouveras-tu mauvais que moi qui ne suis pas amoureux de la dame en question et qui ne le deviendrais jamais, je t'en réponds… trouveras-tu mauvais que j'aille la voir?

—Non… mais tu ne la verras pas.

—C'est mon affaire. Je te demande seulement si tu ne m'en voudras pas d'essayer.

—Pourquoi t'en voudrais-je?

—Tu aurais bien tort, car je te jure que je ne lui ferai pas la cour.

—Je te crois… mais tu peux bien me dire pourquoi tu tiens à la connaître. Il me semble d'ailleurs que tu oublies un peu trop que tu as tué son mari. Elle le sait, puisque je le lui ai dit, et je suis très sûr qu'elle s'en souvient.

—C'est un rude service que je lui ai rendu là.

—Peut-être, mais il ne serait pas décent qu'elle en convînt… et encore moins qu'elle te reçût..

—Qu'elle me reçoive ou non, je trouverai bien le moyen de lui parler.

—Lui parler de quoi?

—Du passé, parbleu!… de sa vie que, s'il faut l'en croire, j'ai déjà troublée sans m'en douter… de cette personne enfin qui l'intéresse et dont j'ai fait le malheur!… Je te cite ses propres paroles que tu m'as répétées tout à l'heure.

—Et tu espères qu'elle t'en dira davantage?

—Non seulement je l'espère, mais je n'en doute pas. Il ferait beau voir qu'elle refusât de s'expliquer. J'ai la prétention de n'avoir fait le malheur de personne et je n'admets pas qu'on m'accuse sans preuves, même quand c'est une femme qui m'accuse. Je sommerai donc catégoriquement ta marquise de me nommer ma prétendue victime… quand ce ne serait que pour me mettre à même de réparer mes torts, si, par impossible, j'en avais eu. Je soupçonne qu'il y a là-dessous un malentendu, mais je veux en avoir le coeur net… et si, comme elle le prétend, elle est du Languedoc, nous arriverons vite à nous entendre.

Je n'ai pas, je pense, besoin d'ajouter que mes relations avec elle en resteront là.

C'est tout au plus si je profiterai de cette première et unique entrevue pour lui faire de toi un éloge bien senti, conclut en riant Jean de Mirande.

—Comme tu voudras, dit Paul. Pourvu que je ne m'en mêle pas.

—Je l'espère bien. Tu me gênerais.

—Moi, je vais tâcher de voir notre juge. Il viendra peut-être ce soir chez son père… je vais m'y transporter.

—Et dîner? interrogea Mirande.

—Tu penses à dîner, toi!

—Parfaitement. Et je te déclare que je vais de ce pas prendre chez
Foyot quelque nourriture.

—Eh! bien, moi, qui n'ai pas faim, je vais prendre… une voiture qui me conduira au Marais…

—Alors, viens avec moi jusqu'à la rue de Vaugirard… Nous n'avons que le temps… la retraite est battue… on va fermer les grilles.

En effet, la nuit tombait, la terrasse s'était vidée peu à peu, et les gardiens avaient commencé leur ronde pour faire sortir les retardataires.

Au bout du quinconce, sous les derniers marronniers, près d'une baraque où ou vend des gâteaux et des jouets et que la marchande venait de clore, un adjudant, médaillé, parlementait avec un enfant qui s'obstinait à rester sur une chaise où il s'était assis à la turque, les jambes croisées.

—Allons, petit, décampe! disait l'adjudant. On ferme.

—Ça m'est égal, j'attends maman, répondait l'enfant.

—Où est-elle, ta maman? si elle était au Luxembourg, elle viendrait te chercher.

—Elle va venir.

—Eh bien! elle te trouvera à la maison. Allons! je n'ai pas le temps de t'écouter. Houste!… décanille ou je te flanque au violon.

Le gardien allait empoigner le récalcitrant au collet; mais, le petit se leva d'un bond, sauta au bas de la chaise, s'adossa au piédestal d'une statue, et, brandissant une pelle en bois qu'il tenait dans sa petite main, il cria de toute la force de sa voix enfantine:

—Vous, si vous me touchez, je vous casse la figure.

Il était si comique dans cette attitude menaçante que l'adjudant ne put pas s'empêcher de faire comme les deux amis, qui riaient de bon coeur.

—Il me plaît, ce moucheron, dit Mirande.

—Il est gentil comme un amour, mais il me semble que son éducation a été quelque peu négligée, reprit gaiement Paul Cormier.

—Je ne trouve pas. On veut le faire marcher, ça ne lui plaît pas. Il se rebiffe. Il a raison. Si j'avais un garçon, je le voudrais comme ça.

Voyons un peu comment la discussion va finir.

—Allons, méchant môme, reprit le gardien, finissons-en. File, si tu ne veux pas que je te mène au poste, où on te mettra jusqu'à demain dans un cachot tout noir. Tu seras bien mieux chez ta maman.

L'enfant, au lieu de répondre, resta sur la défensive, le dos appuyé au piédestal et la pelle levée comme un sabre.

Le gardien n'avait qu'à étendre la main pour l'enlever comme une plume, mais le brave homme hésitait de peur de faire du mal à un récalcitrant qui n'avait pas beaucoup plus de cinq ans et qui n'était guère plus gros qu'un moineau.

Ce révolté précoce était très bien habillé, à la russe, toque en tête, culotte de velours, chemise de soie rouge et bottes minuscules montant jusqu'au genou.

Il avait tout à fait l'air d'un enfant de bonne maison, bien soigné et bien nourri.

La figure était charmante, ronde avec un teint d'un blanc mat, de grands yeux noirs bien ouverts, des cheveux bruns très fins coupés carrément sur le front.

Sérieux avec cela comme un petit homme et pas plus intimidé devant ce militaire à grandes moustaches que s'il avait eu à faire à sa bonne.

—Il est un peu jeune pour coucher au poste, dit en riant Mirande qui s'était rapproché.

—Eh! parbleu! je n'ai pas envie de l'y mettre, s'écria l'adjudant. C'est pas sa faute à ce gamin si ses parents l'ont oublié là. Bien sûr, il n'est pas venu ici tout seul… il devait être avec sa mère et elle est partie, sans s'inquiéter de lui… Faut être à Paris pour voir des choses comme ça!

—Qu'est-ce que vous dites de ma mère? cria le petit en grossissant sa voix et en faisant mine de se jeter sur le gardien.

Il était si drôle que le gardien se mit à rire et dit à Mirande qui se tenait les côtes:

—C'est de la graine d'insurgé, ce crapaud-là. Ah! on les élève bien, à présent, les mioches!… pour lui apprendre à vivre, j'ai bonne envie de l'enfermer dans le jardin… quand il fera nuit noire, il aura peur et il saura bien appeler au secours.

—C'est peut-être votre uniforme qui l'effarouche, dit Jean. Voulez-vous que j'essaie de lui faire entendre raison?

—Comme vous voudrez, pourvu que ça ne traîne pas… car nous allons fermer… et vous seriez pris, messieurs…

—Pas de danger et je réponds du petit.

L'adjudant haussa les épaules et reprit sa ronde pendant que Mirande s'approchait de l'enfant qui n'avait pas cessé de le regarder depuis le commencement de cette petite scène et qui l'attendit de pied ferme.

Cormier admirait la désinvolture de son camarade qui, dans la situation où ils étaient tous les deux, prenait souci d'un marmot égaré sous les arbres d'un jardin public, sans s'inquiéter de prévoir où le mènerait cette fantaisie de jouer au saint Vincent de Paul.

Et Cormier n'avait garde de s'en mêler, car il lui tardait de se faire conduire au Marais pour s'aboucher avec Bardin.

—Mon petit ami, dit Mirande au gamin toujours campé comme un jeune coq qui s'apprête à jouer de l'ergot, ce militaire a eu tort de vouloir vous emmener de force, mais c'est bien vrai qu'on va fermer le jardin. Vous voyez que monsieur et moi nous nous en allons. Voulez-vous venir?

—Avec vous, je veux bien, répondit aussitôt l'enfant. Vous ne me tutoyez pas et vous me parlez poliment, vous.

—Un fils de roi, déguisé, ricana entre ses dents Paul Cormier.

—Donnez-moi la main, reprit Mirande.

Le petit la lui donna, non sans l'avoir encore une fois toisé de la tête aux pieds. Il avait commencé par là avant de lui répondre. Probablement la physionomie de l'étudiant lui plaisait.

—Tu es fou, dit Paul à l'oreille de son ami; que vas-tu faire de cet enfant?

—Je n'en sais rien… le reconduire chez sa mère… ça m'amusera… elle est peut-être jolie…

—Tu seras toujours le même.

—Je l'espère.

—Mais, malheureux, une mère qui oublie son enfant au Luxembourg, comme elle y oublierait son ombrelle, je te demande quelle espèce de femme ça peut bien être!

—Une femme distraite, assurément.

—Moi, je crois qu'elle a fait exprès de le perdre.

—Comme le Petit Poucet, alors… ce serait amusant. Le conte a été mis en féerie. J'ai vu ça à la Gaieté et je jouerais volontiers un rôle dans une machine comme ça.

—Tu y jouerais un rôle de dupe si, comme je le soupçonne, cette mère veut se débarrasser d'un fils qui la gêne.

—Je te parie, moi, que c'est une très brave femme qui me remerciera de lui ramener son garçon. Et, du reste, quand même tu aurais deviné, je n'abandonnerais pas ce petit. Il me va, parce qu'il a le diable au corps.

—Comme toi, parbleu!

—Peut-être bien… mais ne te monte pas la tête, mon vieux Paul, et va à tes… non, à nos affaires. Je verrai ce que je peux faire de ce moutard, et quand je serais obligé de le garder jusqu'à demain matin, il n'y aurait pas grand mal. J'ai de la place chez moi pour le coucher. Mais, sois tranquille, je ne me propose pas encore de l'adopter. Et demain, j'aurai d'autres chats à fouetter que de faire la bonne d'enfants, car je veux voir madame de Ganges, quand je devrais escalader le mur de son jardin.

Les deux amis étaient arrivés à la grille de la rue de Vaugirard,
Mirande tenant toujours par la main l'enfant qui ne disait mot.

—A demain matin! dit Paul, en tirant de son côté. Ne sors pas avant de m'avoir vu.

Mirande le laissa partir et fila vers la rue de Tournon où il se proposait de dîner, au restaurant Foyot.

Il eut soin, bien entendu, de raccourcir ses enjambées, afin de se mettre au pas du petit, lequel trottinait à son côté, sans manifester la moindre velléité de le quitter, et sans demander où le menait son conducteur.

Et Mirande, qui ne s'étonnait pas facilement, commençait à s'étonner de la hardiesse insouciante de ce gamin qu'il venait de ramasser au Luxembourg.

Ce morveux ne s'inquiétait pas plus de sa mère que s'il n'en avait jamais eu.

Devant le palais du Sénat, Véra, l'étudiante russe, et Maria, l'élève sage-femme, leur barrèrent le passage.

Mirande, qui ne les avait pas revues depuis la soirée de dimanche à la Closerie des Lilas, se serait bien passé de les rencontrer; mais il en prit son parti, sachant bien qu'il ne pourrait pas toujours les éviter, et comme il ne faisait jamais les choses à demi, il commença par les inviter à dîner.

Ces demoiselles acceptèrent avec enthousiasme, et Maria s'écria:

—C'est à toi, ce mômaque?… oh! ne dis pas que non… Il te ressemble… c'est toi, tout craché.

Mirande allait protester contre la paternité qu'on lui attribuait; mais l'enfant dégagea sa main, vint se planter devant l'apprentie sage-femme, et de sa voix grêle, il lui cria, en se haussant sur ses orteils:

—Pourquoi m'appelez-vous? mômaque? je ne suis pas un singe… et d'abord, je ne vous connais pas et je vous défends de me parler.

—Il a entendu macaque, dit Véra en riant aux éclats.

—Ah! l'amour de mioche! s'écria Maria; fier et colère comme son père… tu ne peux pas le renier, celui-là.

—Taisez-vous donc, vous autres!… vous ne dites que des bêtises, interrompit Mirande. Laissez-moi parler à ce jeune homme.

Et s'accroupissant jusqu'à ce que sa figure se trouvât à la hauteur de celle de l'enfant:

—Mon petit ami, lui dit-il doucement, ces dames, qui sont de mes amies désireraient vous connaître. Voulez-vous nous dire votre nom?

—À elles, pas… à vous, oui, répliqua ce singulier gamin. Je m'appelle
Roch.

—Je vous remercie, mon ami! Roch, c'est votre petit nom. Comment se nomme votre papa?

—Je n'ai pas de papa.

—Mais vous avez une maman?

—J'en ai deux.

A cette réponse, les étudiantes pouffèrent et Mirande eut beaucoup de peine à tenir son sérieux. Il y parvint pourtant, et comme il ne se souciait pas de continuer dans la rue cet interrogatoire qui aurait fini par attirer l'attention des badauds, il reprit en changeant de sujet:

—Voulez-vous venir dîner avec moi, mon cher Roch?

—Avec vous, oui, répondit l'enfant terrible; avec ces vilaines, non..

Les vilaines, c'était les deux étudiantes qui se tordirent de plus belle, en dépit des gros yeux que leur faisait Mirande.

—Ah! il ne nous l'envoie pas dire! s'écria l'élève de la Maternité.

—Je vous assure, mon petit ami, que ces demoiselles vous aiment beaucoup et qu'elles ne demandent qu'à vous faire plaisir. Vous m'en ferez un très grand à moi, si vous voulez venir.

Roch écouta gravement ce discours comme on n'en tient guère aux enfants de cinq ans, et il finit par répondre, non moins gravement:

—Eh bien, je viendrai pour vous.

—A la bonne heure!… Avez-vous faim?

—Non. J'ai mangé beaucoup de gâteaux au Luxembourg. J'en mange toujours beaucoup quand je sors avec maman Jacqueline.

—Elle était donc avec vous, maman Jacqueline?

—Oui. Et puis, une dame est venue la chercher. Alors, elle m'a dit de l'attendre… mais elle n'est pas revenue… elle reviendra demain… elle vient tous les jours… je serais resté dans le jardin, si ce méchant soldat ne m'avait rien dit.

—Vous auriez eu grand'peur, la nuit.

—Non, je n'ai peur de rien.

—Vous avez tout de même bien fait de venir avec moi… parce que ce soir, quand nous aurons dîné, je vous reconduirai chez votre maman.

—Vous savez donc où elle demeure?

—Non, mais vous me montrerez le chemin.

—Moi… je ne le connais pas… c'est très loin… avec maman
Jacqueline nous venons toujours en voiture.

—Et vous croyez qu'elle viendra demain?

—Oh! oui… à la place où j'étais quand vous êtes passé.

—Bien, mon petit ami, je vous y ramènerai… ce soir, vous coucherez chez moi.

Les deux étudiantes ne perdaient pas un mot de cette causette qui obligeait Mirande à marcher courbé en deux pour se faire entendre du petit et qui les mena jusqu'à la porte du restaurant.

Il avait là ses grandes entrées et on l'y traitait avec toute la considération due à un client qui fait régulièrement une grosse dépense.

On lui gardait tous les soirs une table au rez-de-chaussée, dans le bon coin, et un cabinet au premier étage, pour le cas où il y aurait des dames—et le cas n'était pas rare.

Ce soir-là, bien entendu, on prit possession du cabinet, et ces dames, comme toujours, commandèrent le menu du dîner, pendant que Mirande s'amusait à faire jacasser l'étonnant gamin qu'il venait de recueillir.

Jamais l'ami de Paul Cormier n'avait vu ni imaginé un pareil enfant.

Roch, par instants, raisonnait comme un homme et, en même temps, il donnait des preuves d'une ignorance extraordinaire. Il ne savait rien, il n'avait rien vu, et cependant rien ne paraissait le surprendre.

Ainsi, on voyait bien qu'il n'avait jamais mangé au restaurant, et pourtant il ne fit pas une question à propos du service des garçons et des bruits qui montaient du rez-de-chaussée.

C'était à croire qu'il avait passé sa toute jeune vie dans une tour, comme certains princes des contes de fées.

Il ne faisait pas de fautes de français en parlant et il ne se servait que de locutions d'une politesse recherchée, mais en lui montrant une carte des prix de l'établissement, Mirande put constater qu'il ne savait pas lire.

Les deux invitées étaient revenues de leurs premières idées de ressemblance entre le gamin et Mirande, quoique Maria persistât à soutenir qu'ils avaient tout à fait les mêmes yeux et la même façon de porter la tête. Mais elles s'amusaient beaucoup de ce petit être qui les examinait avec une insolence imperturbable.

Véra s'étant avisée de dire que son habillement à la russe n'était pas réussi, il l'avait vertement rabrouée en lui disant que c'était maman Jacqueline qui l'avait choisi et que maman Jacqueline avait très bon goût.

Mirande aurait bien voulu le pousser sur cette maman Jacqueline, mais quand il lui en parlait, l'enfant ne répondait pas grand'chose.

Son autre maman qu'il ne nommait pas devait être une amie de la vraie, peut-être une soeur qu'on ne l'avait pas accoutumé à appeler ma tante.

De celle-là aussi, il parlait fort peu.

Du reste, le pauvre baby était visiblement fatigué. Mirande qui commençait à le prendre en amitié eut pitié de lui et le laissa s'assoupir peu à peu sur la petite chaise où on l'avait juché pour le mettre à table après que Maria lui eut attaché une serviette au cou.

En sa qualité de future sage-femme, Maria avait des instincts maternels qu'elle contenait pour ne pas troubler ses études, mais qui ne demandaient qu'à se faire jour.

Le bruit du duel s'était répandu lentement dans le quartier et Mirande qui y avait joué le principal rôle, dut subir de la part de ces demoiselles un interview complet.

Il dit ce qu'il lui plut de dire et il n'eut pas trop de peine à éviter de mettre en scène la marquise de Ganges dont les deux étudiantes ignoraient absolument l'existence.

Puis il revint à l'enfant dont il commençait à se préoccuper, sans trop savoir pourquoi.

Il l'avait emmené, sans se demander ce qu'il allait en faire.

Une idée qui lui était venue tout à coup et aux conséquences de laquelle il n'avait pas pris le temps de réfléchir.

Jean de Mirande était l'homme du premier mouvement, qui n'était pas toujours le bon.

Et, cette fois, il ne regrettait pas d'y avoir cédé.

Recueillir un enfant égaré ou abandonné, c'était une bonne action dont il ne pouvait que se féliciter et qu'il se sentait tout disposé à parfaire en s'occupant de rendre à sa mère ce singulier garçonnet.

Il n'aurait même pas répugné à le garder et à se charger de lui, s'il ne retrouvait pas cette mère encore plus singulière qui était partie sans son fils, et qu'on n'avait plus revue.

Depuis qu'il avait l'âge d'homme, Mirande ne s'était jamais occupé des enfants que pour demander à quelle heure on les couchait. Il les considérait comme des êtres malfaisants et surtout incommodes. Il avait toujours fui comme la peste les femmes affligées de progéniture, et comme celles-là sont rares au quartier latin, où il passait sa vie, il n'avait jamais l'occasion d'être gêné par la marmaille.

Il approuvait fort le législateur d'avoir interdit la recherche de la paternité et il ne lui était jamais arrivé de souhaiter de perpétuer le nom de Mirande qui s'éteindrait en sa personne, s'il ne se décidait pas à changer d'existence.

Et il n'en prenait pas le chemin.

Aussi n'en revenait-il pas de se découvrir des sentiments qu'il ne se connaissait pas. Il n'y voulait pas croire et il comptait bien que cet accès d'attendrissement paternel passerait comme beaucoup d'autres caprices auxquels il était sujet.

Véra, la Russe, qui, comme lui, manquait absolument de vocation pour le mariage et ses conséquences, se mit à le blaguer à propos du petit. Maria, l'élève sage-femme, prit le contre-pied, et Mirande, pour entretenir une discussion qui l'amusait, se fit un malin plaisir d'exagérer en déclarant qu'il ne lui manquait, pour être heureux, que d'avoir un intérêt dans la vie, et que son bonheur serait d'avoir un enfant comme celui-là.

—Farceur, va! lui dit la nihiliste. Je voudrais bien t'y voir avec un gosse sur les bras. Où le remiserais-tu, les soirs de Bullier?

—Il n'aurait qu'à me le confier, répliqua Maria.

—Pour l'élever au biberon, avec de l'absinthe au lieu de lait! Tu ferais mieux, mon vieux Jean, de l'envoyer à l'école, puisqu'il ne sait pas lire… à cinq ans!… c'est raide!

Qu'est-ce que ça peut bien être que son père et sa mère?

—Absent, le père. Le môme vient de vous dire qu'il n'en avait pas.
Probablement, la mère n'est pas pour l'instruction obligatoire.

—J'ai comme une idée qu'elle ne vaut pas cher, cette mère-là.

Roch qui sommeillait, ouvrit un oeil, regarda fixement Véra et se rendormit presque aussitôt sur sa chaise.

—C'est drôle, murmura l'apprentie sage-femme on dirait qu'il a entendu et qu'il a compris.

—Un enfant prodige, alors! ricana la Russe. Dis donc, Jean?… es-tu bien sûr qu'il n'est pas à toi?

—On n'est jamais sûr de ces choses-là, répondit en riant Mirande.

—Si nous lui demandions un peu de nous raconter d'où il sort… et ce qu'il a fait depuis qu'il n'est plus en nourrice?

—Oh! laissez-le en repos. Vous voyez bien qu'il n'en peut plus.

—Et du reste, reprit Véra, je parie que vous aurez beau le questionner, il ne vous dira pas ce qu'on lui a défendu de vous dire.

—Comment! tu crois qu'on lui a fait la leçon.

—Parfaitement.

—Et dans quel but?

—Est-ce que je sais?… une femme qui t'en veut et qui cherche à te jouer un tour…

—Je me demande quel tour on pourrait me jouer avec ce petit.

—Peut-être te compromettre… dire que tu es son père et te forcer à le reconnaître…

—Si je croyais ça, grommela Mirande en fronçant le sourcil, je le conduirais ce soir chez le commissaire de police et je l'y laisserais.

—Ce serait très mal! s'écria avec conviction Maria. Je l'emmènerais plutôt chez moi. J'ai un petit lit pour le coucher, le pauvre Chérubin. Mais vous voyez bien qu'il dort de tout son coeur. C'est cette Véra avec ses imaginations!… si on l'écoutait, on verrait des mystères et des complots partout, comme dans son pays.

Cette fois, il n'y avait pas à en douter. L'enfant dormait si bien qu'il glissait insensiblement sur sa chaise et qu'il serait tombé si Mirande ne l'eût enlevé et couché sur un divan qui n'avait pas été mis là pour servir de berceau à un petit garçon.

La conversation prit un autre tour. Aussi bien, elle commençait à agacer Mirande, qui se reprochait presque d'avoir fait dîner l'enfant perdu en compagnie de deux demoiselles peu respectables.

—Si je retrouve sa mère, pensait-il, et s'il lui raconte que je l'ai mené chez Foyot avec des habituées de la Closerie des Lilas, elle n'aura pas une haute opinion de moi.

On se remit à parler du duel, et Mirande s'aperçut qu'il avait grandi de cent coudées aux yeux de Véra depuis qu'elle savait qu'il avait lestement expédié un homme dans l'autre monde. Cette moscovite ne rêvait que batailles et exterminations.

Maria, moins féroce, mais plus curieuse, voulut avoir des détails sur le drame où Jean avait joué le principal rôle, et elle lui en demanda tant qu'il finit par ne plus lui répondre et qu'il songea à lever la séance.

On en était aux liqueurs et Véra, qui ne tenait pas en place, fumait de grosses cigarettes à la fenêtre, pendant que la tendre Maria contemplait le petit Roch, dormant du sommeil de l'innocence.

—J'en étais sûre, s'écria tout à coup la Russe, nous avons été suivis par un mouchard.

—Oh! toi, dit Mirande, tu vois des mouchards partout.

—Je les vois où ils sont. Venez un peu ici que je vous montre celui-là.

Jean se leva, s'approcha et aperçut de l'autre côté de la rue de Tournon, à l'angle de la rue de Vaugirard un homme, immobile comme une borne, qui avait l'air de monter la garde.

—Eh bien! quoi? demanda-t-il en haussant les épaules. Il attend une femme qui lui a donné rendez-vous là. Il en a bien le droit.

—Maria ou moi, alors, car il ne quitte pas des yeux la fenêtre de notre cabinet.

—Ah! tu m'ennuies à la fin. Je ne me cache pas, et si c'est à moi qu'il en a, il saura bien me le dire, car je vais rentrer chez moi à pied.

Et comme le garçon apportait la note qu'il avait demandée, Mirande la paya sans vérifier l'addition, prit dans ses bras le petit Roch qui se réveilla, marmotta quelques mots et se rendormit presque aussitôt, descendit l'escalier, sortit du restaurant, tourna du côté de l'Odéon et s'achemina à grands pas vers le boulevard Saint-Germain où il demeurait.

Il ne se retourna même pas pour regarder si le prétendu mouchard le suivait, et il arriva chez lui sans incident d'aucune sorte.

Décidément, la fibre paternelle prenait le dessus et si ses amis du quartier l'avaient rencontré faisant ainsi la bonne d'enfants, ils auraient certainement cru qu'il était devenu fou.

V

Pendant que Jean de Mirande emmenait dîner chez Foyot un petit garçon qu'il avait trouvé dans le Luxembourg, Paul Cormier, que l'enfant n'intéressait guère, prenait en fiacre le chemin du Marais, mais ce n'était pas pour aller dîner chez sa mère.

Il ne l'avait pas revue depuis le dimanche qui avait si mal fini et il ne tenait pas à la revoir avant d'être certain que l'affaire du duel n'aurait pas pour lui de suites trop graves.

Il allait chez Bardin pour lui demander où en étaient les choses depuis la malencontreuse scène qui s'était passée la veille dans le cabinet du juge d'instruction.

L'avocat devait être au courant, car il avait très certainement revu son fils et il ne refuserait pas de renseigner Paul, en considération de sa vieille amie madame Cormier, qui ne savait rien encore et qu'il fallait préparer avant de lui apprendre la triste vérité.

Paul s'attendait pourtant à être très mal reçu rue des Arquebusiers, mais il était décidé à tout supporter pour rentrer en grâce auprès du père Bardin..

Il savait que le bonhomme dînait à six heures et demie et qu'après son dîner, il était presque toujours de bonne humeur. Il prenait donc bien son temps et il calculait qu'il arriverait juste au moment ou Bardin sirotait son café, appuyé de deux ou trois verres d'une eau-de-vie presque centenaire,—un cadeau de madame Cormier.

Paul s'était fort attardé à la grille du Luxembourg avec Mirande, et la nuit était venue quand il arriva à la porte de la maison du vieil ami de sa mère.

En levant les yeux pour regarder s'il y avait de la lumière au troisième étage, il fut un peu étonné de voir les trois fenêtres de l'appartement brillamment éclairées.

Bardin, d'ordinaire, n'illuminait pas ainsi, et comme il ne recevait jamais que son fils, il était difficile de supposer qu'il donnait une fête.

Enfin, cette profusion de clarté prouvait qu'il n'était pas sorti, et Paul, qui ne craignait rien tant que de ne pas le rencontrer, s'empressa de monter.

La servante qui vint lui ouvrir lui dit que son maître attendait quelqu'un; mais elle le fit entrer et, en traversant la salle à manger, il put voir sur la table un souper froid des plus appétissants.

Il remarqua même qu'il n'y avait qu'un couvert, ce qui prouvait surabondamment que le bonhomme n'était pas en bonne fortune.

Paul le trouva assis dans son cabinet, devant un dossier étalé sur son bureau; et Bardin, quand il entendit ouvrir la porte, se leva en s'écriant sans se retourner:

—Te voilà, mon brave ami!… Je ne l'attendais qu'à neuf heures. Le chemin de fer ne t'a pas trop fatigué?

Quand il fit volte-face et qu'il aperçut Cormier, ce fut une autre note:

—Comment, c'est toi! dit-il d'un ton bourru. Qu'est-ce que tu viens faire ici?

—Vous demander pardon de tous les ennuis que je vous ai causés.

—Il est bien temps, ma foi!… Ah! tu peux te flatter de m'avoir fait passer vingt-quatre heures agréables! Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Et c'est à cette heure-ci que tu viens me faire des excuses? Tu tombes mal. Ma soirée est prise.

—Je n'ai pas pu venir plus tôt. Hier, j'ai couru après Mirande toute la soirée, sans parvenir à le trouver. C'est aujourd'hui seulement que j'ai pu le voir… et le décider à se présenter au cabinet de votre fils… Il y est resté deux heures…

—Je sais ça. Charles sort d'ici.

—Et j'ai attendu que Mirande revînt. Je viens de le quitter.

—Tu ne peux donc pas te passer de lui?

—Je voulais savoir quelle décision votre fils avait prise à son égard.

—Eh bien, tu dois être content et ton Mirande aussi! Charles a cru devoir le laisser libre sous caution. Il a eu bien de la bonté. Moi, j'aurais envoyé ce fier-à-bras coucher au Dépôt de la Préfecture… et je ne dis pas que je ne t'y aurais pas envoyé aussi… Enfin! ça le regarde, cet excellent Charles. Ah! il ne prend pas le chemin d'avancer, mon cher fils! Encore une affaire qui s'annonçait bien… une affaire superbe qui s'en va en eau claire.

—Ce n'est pas ma faute si le prétendu assassinat n'était qu'un duel, dit Paul, en souriant à demi.

—Parbleu! je ne te le reproche pas, mais je dis que Charles n'a pas de chance… et que toi et ton animal d'ami, vous en avez dix fois plus que vous ne méritez. Avoue que tu en es quitte à bon marché!

—Oui, si j'en suis quitte. Il n'y a pas d'ordonnance de non-lieu.

—Et il n'y en aura pas, je te l'ai déjà dit; ce qui vous sauvera, c'est qu'on ne trouvera pas de jurés pour vous condamner.

—Qui sait si cet homme n'inventera pas quelque chose contre nous?

—L'homme qui t'a dénoncé? On ne le croira pas. Charles a eu sur lui, à la Préfecture de police, des renseignements détestables. C'est un chenapan de la pire espèce.

—Il a essayé de me faire chanter.

—Quand ça?

—Hier, avant de venir au Palais, il m'a écrit pour me demander dix mille francs, en me menaçant de me dénoncer si je ne les lui donnais pas. Il a assisté au duel et il m'a suivi jusqu'à ma porte, rue Gay-Lussac.

—Pourquoi n'as-tu pas dit ça à Charles?

—Je me réserve de le lui dire plus tard, murmura Paul, qui n'avait garde d'avouer qu'il s'était tu parce qu'il craignait que ce coquin ne s'attaquât à la marquise de Ganges.

—Tu en auras prochainement l'occasion, car je crois bien que Charles ne tardera guère à te faire appeler de nouveau. Il a encore un tas de choses à te demander et à t'apprendre. Il a reçu la réponse au télégramme qu'il avait adressé au Parquet de Nice. Il connaît le nom de l'homme que ton Mirande a tué.

—Ah!… il connaît… balbutia Paul. Comment s'appelait ce… malheureux?

Paul ne le savait que trop, mais il restait dans son rôle en feignant de l'ignorer; et Bardin, sans remarquer qu'il se troublait, s'écria:

—Parbleu! je ne me suis pas amusé à le demander. Qu'il s'appelle Pierre ou Jacques, qu'il soit marquis ou commis-voyageur, c'est toujours un homme mort et tu as aidé à l'expédier dans l'autre monde en servant de témoin à ton joli camarade.

—Allons! pensa Paul, il n'a pas encore été question de madame de
Ganges. Pourvu que ce Brunachon ne la dénonce pas.

—Et dire, reprit Bardin, que tu t'es mis dans ce pétrin, juste au moment où il n'aurait tenu qu'à toi de faire un mariage magnifique. Elle va te coûter cher, ton incartade.

—Un mariage!… je ne songe guère à me marier.

—Bon! mais j'y avais songé pour toi.

—Ah! oui, l'héritière dont vous m'avez parlé chez maman. Mais vous m'avez dit que vous en étiez encore à la chercher.

—Oui, je t'ai dit ça dimanche; mais depuis, il y a eu du nouveau, j'ai reçu des nouvelles, ce matin. Elle est retrouvée, l'héritière aux six millions.

—Où se cachait-elle donc? demanda Paul, pour dire quelque chose.

Cette découverte, qui semblait passionner le père Bardin, le touchait médiocrement, et, s'il faisait semblant de s'y intéresser, c'était pour flatter la manie du vieil avocat.

—Je n'en sais rien encore, reprit le bonhomme, mais je sais qu'elle est à Paris.

—Diable!… c'est vague!…

—Jusqu'à présent, oui; mais, demain, je saurai où… dans quel quartier… dans quelle maison.

—Est-ce que vous la ferez chercher par la police?

—Fi donc!… je sais maintenant à qui m'adresser pour m'aboucher avec elle… Tu le saurais comme moi, si tu n'avais pas oublié son histoire que je t'ai racontée dimanche dernier, en dînant avec toi chez ta mère…

—J'avoue que je ne m'en souviens pas très bien. Il s'agissait, je crois, d'une jeune fille qui habitait le département de l'Hérault.

—Oui… à Fabrègues… un village, pas très loin de Montpellier.

—Et qui a disparu depuis plusieurs années.

—Disparu… c'est-à-dire qu'elle a quitté le pays en même temps qu'une personne qui s'intéressait à elle…

—Une demoiselle de grande famille…

—Une demoiselle de Marsillargues. Je t'avais même prié de demander à ce
Mirande s'il la connaissait, lui qui est du Languedoc.

—Je le lui ai demandé et je me rappelle très bien ce qu'il m'a répondu. Il m'a dit qu'il avait entendu parler de la famille, mais qu'il n'avait jamais vu la jeune fille qui portait ce nom. Tout ce qu'il en sait, c'est qu'elle était très jolie, très riche et qu'elle avait le malheur d'être paralysée d'une main…

—Paralysée?… c'est la première fois que j'entends parler de cela, dit
Bardin. Mirande doit se tromper.

—C'est possible. Du reste, elle a disparu aussi, celle-là, à ce qu'il paraît, et Mirande croit qu'elle est morte.

—Elle est vivante et très vivante. Elle habite Paris, qui plus est, et elle nous dira où est sa protégée.

—Sa protégée, c'est l'héritière?

—Parbleu!… seulement, elles ne savent ni l'une ni l'autre l'histoire de l'héritage que je t'ai racontée et nous avons des raisons de croire que la protégée ne vit pas dans l'opulence. Les millions vont lui tomber du ciel.

C'est pour ça que j'avais pensé à te la faire épouser. J'y penserais encore si tu n'avais pas pris soin de te rendre impossible en te fourrant dans cette mauvaise affaire.

Nous ne pourrons pas décemment lui proposer d'épouser un garçon qui va passer en Cour d'assises, un de ces jours.

—Ce serait, je crois, tout à fait inutile… Mais pourquoi parlez-vous au pluriel?… vous dites: nous

—Parce que je ne serai et ne puis être en cette affaire qu'un auxiliaire… C'est mon vieil ami Lestrigou qui en tient tous les fils et lui seul peut la mener à bien…

—Un avocat de Montpellier, je crois?

—Oui… un ancien bâtonnier de l'ordre qui va sur ses soixante seize ans et qui a été longtemps l'avocat de la famille de Marsillargues. En dépit de son âge, il a pris la chose à coeur et voilà un mois que nous échangeons des lettres à propos de l'orpheline. Il est tout à fait dans mes idées sur la nécessité de la marier promptement et convenablement… Je lui avais parlé de toi et il n'avait pas dit: non… Maintenant, il faut en rabattre… tes chances ont baissé de cinquante pour cent.

Cormier eut un geste d'indifférence et Bardin reprit, avec humeur:

—Oui, je sais que tu t'en moques. Tu préfères continuer la vie qui t'a mené où tu en es. Eh bien! je te prédis que tu regretteras de l'avoir manqué par ta faute, ce mariage que je t'avais trouvé.

—Vous en parlez comme si je n'avais qu'à me présenter pour le faire, dit Paul en souriant. Il me semble qu'il serait bon de consulter d'abord la principale intéressée.

—Ça, je m'en chargerais, d'accord avec ce brave Lestrigou qui m'est tout dévoué et qui userait de son influence sur la dernière des Marsillargues.

—Je croyais qu'il l'avait perdue de vue…

—Oui, depuis qu'elle s'est mariée; mais maintenant qu'il sait où la prendre, il aura vite fait de redevenir ce qu'il était autrefois: son ami, son conseil, presque son tuteur.

—Et le mari?… il aura bien voix au chapitre, je suppose.

—Le mari ne vit plus avec sa femme… et elle se gardera bien de le consulter… il ne s'est d'ailleurs jamais occupé de l'orpheline de Fabrègues. Si tu plaisais à la protectrice, tu plairais certainement à la protégée.

—Vous me permettrez d'en douter… et de vous faire observer que vous raisonnez comme si cette jeune fille n'avait jamais vu le monde. Quel âge a-t-elle donc?

—Vingt ans… peut-être vingt-deux… je ne sais pas au juste…
Lestrigou te le dira…

—Lestrigou?… mais il est à Montpellier.

—Il arrive ce soir. Je l'attends… et il faut que le train ait eu du retard, car il devrait déjà être ici.

—Comment! à son âge, il s'est décidé à faire un si long voyage.

—Mais très bien. Il se porte comme le Pont-Neuf, Lestrigou. Et puis, la chose en vaut la peine. Six millions qu'il apporte à une pauvre fille qui ne s'en doute pas! Il a pris assez de peine pour la trouver… il tient à se donner le plaisir de lui annoncer cette grande nouvelle.

—C'est trop juste. Alors, il ne lui a pas écrit, ni à cette dame non plus?

—A personne qu'à moi. Et il n'a pas perdu de temps, car il n'y a pas deux jours qu'il sait où demeure la protectrice.

—La protectrice seulement?

—Ça suffit. La protégée ne sera pas difficile à découvrir. Lestrigou a des raisons de croire qu'elles n'ont qu'un seul et même domicile. La dame doit être assez grandement logée pour donner l'hospitalité à une amie pauvre.

Du reste, nous parlons là fort inutilement, puisque tu ne te mets pas sur les rangs… et tu n'as peut-être pas tort… au moins pour le moment. Quand ta mauvaise affaire sera arrangée… si elle s'arrange comme je le souhaite… nous recauserons de l'héritière.

Bardin s'interrompit pour prêter l'oreille à un bruit de roues qui lui arrivait d'en bas.

—Une voiture qui s'arrête à ma porte, dit-il. A cette heure-ci, ce ne peut être que Lestrigou.

—Alors, je vous laisse, murmura Paul. J'avais encore beaucoup de chose à vous dire… mais je vous gênerais pour recevoir votre ami. Je reviendrai demain, si vous le permettez.

—Eh! non, reste! grand nigaud, dit Bardin qui ne boudait jamais bien longtemps le fils de madame Cormier. Je vais toujours te présenter à Lestrigou. Il aime les jeunes gens. Il sera enchanté de te voir. Et puis, ça ne peut pas nuire qu'il te connaisse. Tu es bon à montrer. Après, nous verrons. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

C'était bien Lestrigou qui arrivait dans un de ces fiacres à quatre places et à grille qu'on ne trouve guère qu'aux gares des chemins de fer.

Il n'en fallait pas davantage pour mettre en émoi la paisible maison de la paisible rue des Arquebusiers.

Le portier, prévenu par Bardin, s'était précipité hors de sa loge pour aider le cocher à décharger la malle de l'ancien bâtonnier du barreau de Montpellier.

Quelques fenêtres s'étaient ouvertes et on y voyait des têtes de locataires, curieux d'assister à ce débarquement.

Paul regarda aussi et vit descendre un grand vieillard sec comme une allumette, qui, en trois enjambées, disparut sous la voûte de la porte-cochère.

Bardin s'était précipité dans l'escalier pour courir au-devant de son vieil ami. Lestrigou grimpait si vite qu'ils se rencontrèrent à mi-chemin.

Ils entrèrent, en se tenant par la taille, dans la salle à manger, où Paul les attendait, et Lestrigou commença par battre un entrechat pour montrer que le voyage ne l'avait pas fatigué.

C'était un type que ce vieux bazochien, desséché par le soleil du Languedoc. Il n'avait que la peau et les os, avec une petite tête ronde comme une pomme de canne au bout d'un long corps qui se remuait tout d'une pièce, une tête éclairée par deux petits yeux noirs, percés comme avec une vrille et brillants comme deux tisons ardents.

—Hé! dit-il, sais-tu qué tu es bien logé ici! rappelles-tu temps où nous perchions sur les gouttières dans une vieille cassine dé la rue la Pomme?

Bardin, jadis, avait fait sa première année de droit à Toulouse, où son père était alors employé de l'enregistrement, et c'était là qu'il avait connu Lestrigou.

—Ah! je crois bien! dit en se frottant les mains le vieil avocat.

Et il ajouta sagement:

—Mais si tu te lances dans les souvenirs de notre jeunesse, tu n'en sortiras pas. Tu dois avoir faim.

Uné faim loup des Cévennes. Jé né mé suis rien mis sous la dent _dé_puis buffet Vierzon.

—Eh! bien, mets-toi à table et mange, mon ami. Attaque cette terrine de Nérac que j'ai achetée à ton intention. Demain, mon cordon-bleu te cuisinera un cassoulet dont tu me diras des nouvelles.

—Tu es donc toujours gourmand?

—Je n'ai pas perdu mes bonnes habitudes et j'ai encore bon appétit. Tu pourras t'en convaincre à déjeuner. Mais ce soir, je ne te tiendrai pas compagnie. J'ai dîné.

—Tu as bien fait, mon petit, et vais rattraper; mais jé né veux pas être incivil, et avant dé mé mettre à table, tu vas présenter cé june homme…

Le june homme c'était Paul, qui mourait d'envie de rire, en dépit de ses chagrins et de ses préoccupations.

—C'est le fils de feu Cormier dont je t'ai souvent parlé dans mes lettres, dit Bardin, et dont la veuve est restée mon amie. Tu goûteras tout à l'heure d'un certain Corton qui sort de sa cave.

—Monsieur, permettez-moi vous serrer la dextre, dit Lestrigou en tendant la main à Paul qui ne demandait pas mieux que de fraterniser avec ce joyeux compatriote de son ami Jean de Mirande.

—Tel que tu le vois, mon cher, reprit le papa Bardin, ce garçon fait sa troisième année de droit. Je ne répondrais pas qu'il n'ait eu que des boules blanches à ses examens, mais il sera reçu avocat tout de même.

—Tous confrères, alors! s'écria Lestrigou en s'attablant. Pardiu, nous allons rire; à démain les affaires sérieuses!…

—Ah! oui, l'héritage.

—Tu l'as dit, Bardin mon coeur, t'apporte coquin d'héritage; tout est en règle. n'ai plus qu'à faire une hureusé; mais ton june ami sait pas quoi il est question.

—Je lui en ai dit un mot en t'attendant.

—As bien fait. n'est plus un sécret. Demain jé verrai l'héritière et dans peu jours, toutés les gazettes en parleront.

—Elle est capable d'en devenir folle, ta petite payse. Lui as-tu écrit, au moins, pour la préparer à recevoir la tuile d'or qui va lui tomber sur la tête?

—Ta sais bien qué jé né pouvais pas.

—C'est vrai. Tu n'as pas encore son adresse. Es-tu sûr qu'elle est à
Paris?

—Si n'en étais pas sûr, jé né sérais pas venu.

Tout en répondant aux questions de son vieil ami, le bonhomme ne faisait, comme on dit, que tordre et avaler; et Paul admirait ce vieillard de soixante-quinze ans qui n'avait pas l'air de savoir ce que c'est qu'une indigestion.

—Ah! ça séra un beau parti que ma pétite Vénus de Fabrègues, soupira Lestrigou en faisant clapper sa langue, après avoir vidé son verre d'un trait.

—Vénus!… diable! comme tu y vas!… elle est donc bien belle?

—Comme la mère des Amours… si elle n'a pas changé.

—Hé! hé! changer, ça arrive aux jeunes comme aux vieilles. Combien y a-t-il de temps que tu ne l'as vue?

—Il y aura six ans aux vendanges qu'elle est partie de Fabrègues avec mademoiselle Marsillargues, qui s'est mariée à Montpellier six mois après, et qui l'a emmenée à Paris. Ça fait donc à peu près cinq ans. Mais suis bien sûr qu'elle est restée la même. Les filles chez nous ne sont pas comme les Parisiennes, des déjeuners de soleil. Ma petite amie d'autrefois sera belle tant qu'elle vivra.

—Lestrigou, mon bon, le patriotisme t'égare. Les Languedociennes vieillissent comme les autres et quelquefois même plus vite. A Toulouse, on en voit sur les portes qui sont ridées comme des pommes cuites et qui n'ont pas quarante ans.

Je ne dis pas ça pour ton héritière qui n'en a que vingt.

—Vingt-deux, mois prochain. Mais jé té garantis qu'elle est charmante… Une brune avec uné peau qu'on dirait qué lé bon Dieu s'est amusé à la dorer avec un rayon soleil.

—Elle serait noire comme une taupe qu'elle trouverait des amoureux avec ses six millions. Mais, dis moi… quelle éducation a-t-elle reçue dans ce village de Fabrègues?

—Excellente, mon cher. Feu Marsillargues, père, l'avait prise en amitié, quand elle était toute petite. Elle passait toutes ses journées au château et elle avait les mêmes maîtres que mademoiselle. Elle sait l'anglais, elle chante dans la perfection et elle est de première force sur piano.

—Le piano… je l'en dispenserais, dit en riant Bardin qui n'aimait pas la musique; mais comme ce n'est pas moi qui l'épouserai, je m'en console. Maintenant, parle-moi un peu de sa protectrice qui lui a fait apprendre tant de belles choses. Elle est donc revenue à Paris, après avoir beaucoup voyagé.

—Oui, et elle demeure dans quartier des Champs-Elysées.

—Comment s'appelle-t-elle de son nom de femme?

—Est-ce que ne l'ai pas écrit?… alors, c'est qué j'ai oublié. Elle est marquise Ganges, par son mariage.

A ce nom, lâché ex-abrupto par le ci-devant bâtonnier de Montpellier,
Paul tressaillit, et changea de visage.

Les écailles tombaient de ses yeux; et il s'étonnait de ne pas avoir deviné plus tôt que la protectrice de cette héritière dont il ignorait encore le nom, c'était la marquise.

—Et pourtant, comment aurait-il deviné, alors qu'il ne savait pas que madame de Ganges s'appelait, avant son mariage, mademoiselle de Marsillargues?

Bardin, lui, ne s'émut aucunement. Il n'avait jamais entendu parler du marquis de Ganges. Son fils, qui venait d'apprendre le nom de l'homme tué sur le boulevard Jourdan, ne l'avait pas prononcé pendant la courte visite qu'il venait de faire au vieil avocat.

—C'est presque un nom historique, dit le vieil ami de madame Cormier.
Il figure dans le recueil des causes célèbres.

—Oui, sais, répliqua Lestrigou. Célui qui porte maintenant est dernier de sa race, et il lui fait pas honneur. C'est un très mauvais sujet, qui a rendu sa femme très malhureuse. crois qué jé té l'ai écrit.

—Tu m'as écrit qu'il s'était ruiné et qu'il ne vivait pas avec elle.

—C'est la vérité… mais n'aurai rien à démêler avec lui… alors même qu'il serait revenu à Paris, car il ne s'est jamais occupé la protégée son épouse. C'est à madame qué j'aurai à faire. Dès demain, jé mé présenterai chez elle.

—Tu as son adresse?

—Un peu qué jé l'ai: avenue Montaigne, 22. Beau quartier, hein?

—Très beau… mais pas tout près d'ici.

—Peuh! les fiacres sont pas faits pour les chiens. Tu viendras avec moi, n'est-ce pas, mon vieux Bardin?

—Jamais de la vie. Qu'est-ce que j'irais faire chez cette dame?

—Tu m'aideras à lui expliquer la situation. Et puis, elle né mé connaît pas. Tu répondras moi.

—Belle garantie, ma foi!… elle ne sait seulement pas que j'existe. Autant vaudrait, puisque tu es si timide, te faire accompagner par mon jeune ami, ici présent.

—Hé! hé! ça _né sérait pas si mal imaginé. La jeunesse aime la jeunesse et elle est jeune, ma marquise… presque aussi jeune que sa protégée… et si elle a tenu qu'elle promettait, elle doit être très jolie.

—Dis donc, Paul, demanda Bardin en clignant de l'oeil, tu ne serais peut-être pas fâché de la voir? Elle te présenterait à l'héritière.

—Je ne crois pas, murmura Cormier.

—Hé! au fait! s'écria Lestrigou, il lui faudra bientôt un mari à ma petite paysanne, et si monsieur lui plaisait…

—Je ne songe pas à me mettre en ménage, interrompit l'ami de Jean de Mirande, sans se préoccuper des regards courroucés que lui lançait le père Bardin.

Le bonhomme revenait à son idée fixe qui était de le conjoindre avec la fille aux six millions, et il enrageait de voir que Paul faisait de son mieux pour contrecarrer ce beau projet.

Lestrigou, du reste, semblait médiocrement disposé à l'appuyer, car il reprit:

—A parler franchement, mon vieux Bardin, jé né serais pas très surpris que la petite eût déjà fait un choix. Elle a dû rencontrer des beaux messieurs chez la marquise… et elle peut bien avoir un sentiment…

—Oh! elle ne manquera pas de prétendants, dès qu'on saura qu'elle hérite, grommela le père Bardin. J'avais rêvé de la faire épouser au fils de ma vieille amie, mais il me paraît manquer d'enthousiasme… et toi aussi. N'en parlons plus. Goûte-moi ce Corton, ça vaudra mieux que de causer des chimères que je m'étais fourrées dans la tête.

Lestrigou ne tenait pas du tout à s'étendre sur ce sujet. Il se recueillit pour déguster le nectar que Bardin venait de lui verser et il déclara solennellement qu'il n'avait jamais rien bu qui en approchât.

Ce grand crû bourguignon le remit en belle humeur et lui délia si bien la langue qu'il ne tarit plus en histoires du bon vieux temps. C'est tout au plus s'il laissait à Bardin le temps de lui donner la réplique. Leurs souvenirs de jeunesse défilèrent les uns après les autres, évoqués par le bonhomme qui se grisait en parlant.

Il n'aurait pas fallu le prier beaucoup pour le déterminer à s'en aller finir sa soirée à la Closerie des Lilas.

Ce que voyant, Paul Cormier, qui n'avait aucune envie de l'y conduire, fit signe au père Bardin qu'il en avait assez et s'esquiva sans que Lestrigou y prît garde.

Il tardait à Paul d'être seul pour remettre un peu d'ordre dans ses idées fortement troublées par la nouvelle qu'il venait d'apprendre.

Madame de Ganges et mademoiselle de Marsillargues, protectrice de l'héritière, n'étaient qu'une seule et même personne.

Paul n'en revenait pas et il s'en alla par les rues du Marais en s'efforçant de rattacher les uns aux autres des faits dont il se souvenait et qui semblaient au premier abord, n'avoir aucun lien entre eux.

Il n'y réussissait guère, et de tout ce qu'il avait vu et entendu depuis qu'il connaissait la marquise, il ne se dégageait rien de clair.

La lumière ne se faisait pas sur le passé de la veuve, ni même sur le présent.

Comment avait-elle vécu depuis qu'elle avait épousé M. de Ganges? Où se cachait cette protégée qui, s'il fallait en croire Lestrigou, ne l'avait pas quittée depuis quatre ans.

Un fait revint tout à coup à la mémoire de Paul. Il se rappela que, dans le jardin de l'hôtel de madame de Ganges, il s'était croisé avec une jeune femme merveilleusement belle.

«Une de mes amies», avait dit la marquise; et cette amie avait bien l'air d'être là chez elle.

Etait-ce l'orpheline aux six millions? Tout semblait l'indiquer.

Et, si c'était elle, Lestrigou n'aurait pas de peine à la trouver. Madame de Ganges pourrait la lui montrer séance tenante, si elle consentait à le recevoir.

Paul comptait voir le lendemain la marquise; et Mirande, en le quittant, avait annoncé l'intention de se présenter, lui aussi, le lendemain, à l'hôtel de l'avenue Montaigne.

—Il faut absolument que je m'entende avec lui, ce soir, se dit Cormier. Après son dîner, il a dû rentrer. Je suis à peu près certain de le trouver… et s'il était sorti, je chargerais son portier de le prévenir que je reviendrai demain matin à la première heure, comme nous en étions convenus.

Le boulevard Saint-Germain n'est pas aussi loin qu'on pourrait le croire de la rue des Arquebusiers, et en coupant au plus court, Cormier, qui marchait vite, ne mit pas beaucoup de temps pour y arriver.

Les passants y sont rares, passé une certaine heure, et les boutiques éclairées n'y abondent pas.

En traversant la chaussée déserte, Cormier aperçut, devant la maison où demeurait son ami, un homme qui se promenait lentement, allant et revenant sur ses pas, sans jamais s'éloigner de la porte.

En d'autres temps, Paul Cormier n'aurait fait aucune attention à cet homme qui pouvait bien être un simple flâneur; mais depuis qu'il avait eu affaire à la justice, il était sur ses gardes et il se défiait de tout.

Ce gredin qui s'était mis à ses trousses après le duel et qui l'avait dénoncé au juge d'instruction continuait peut-être à l'espionner.

Paul ralentit le pas, obliqua un peu à droite afin de ne pas aborder le trottoir devant la porte de la maison de Mirande, et observa, chemin faisant, l'individu qui lui paraissait suspect.

Il n'eut qu'à l'examiner de loin avec beaucoup d'attention pour se convaincre qu'il ne ressemblait pas du tout à l'affreux Brunachon.

Celui-ci était beaucoup plus grand et accoutré d'une tout autre façon: longue redingote boutonnée, chapeau haute forme à larges bords, enfoncé jusqu'aux yeux.

Il avait l'air d'un sergent de ville en bourgeois.

Dès qu'il aperçut Cormier, il démasqua la porte devant laquelle il avait l'air de monter la garde, et sans se presser, il s'éloigna.

Cormier ne s'amusa point à le suivre. Il n'y aurait rien gagné, même en supposant que ce personnage fût là en surveillance, et il n'avait aucune envie de se faire une affaire en allant regarder sous le nez un monsieur qui ne songeait pas à mal.

Que lui importait qu'on le vît entrer chez Mirande? On savait bien qu'il était son ami et même son complice, si on qualifiait de complicité le fait de lui avoir servi de témoin dans son duel.

Et il avait hâte de raconter à Mirande ce qu'il venait d'apprendre chez Bardin; de le consulter même, quoique ce batailleur ne fût pas précisément ce qu'on peut appeler un homme de bon conseil.

Paul n'avait qu'une peur: c'était de ne pas le trouver chez lui.

Le portier le rassura. Mirande venait de rentrer.

Ce fut lui qui vint ouvrir lorsque Paul sonna et, en le voyant, il s'exclama joyeusement:

—Tu arrives bien, s'écria-t-il; j'allais passer ma soirée à avaler ma langue. Tu vas me tenir compagnie. Nous allons causer en fumant des pipes et en buvant des grogs.

—C'est que… j'en ai long à te raconter, murmura Paul.

—Et moi, donc!… Nous allons nous établir dans mon salon. Tu verras pourquoi.

Mirande occupait un joli appartement de garçon, pas très grand, mais très complet, qu'il s'était plu à meubler suivant ses goûts.

Peu d'objets d'art, mais des collections de pipes de tous les pays et des ustensiles de salle d'armes, accrochés à tous les murs: masques, fleurets, épées de combat et le reste.

Sur la table, des boîtes de cigares, des pots à tabac, des verres et une bouteille d'eau-de-vie encore aux trois quarts pleine.

—A toi la parole, dit Mirande. Après, ce sera à mon tour. Sieds-toi, verse-toi à boire, allume ce que tu voudras et vas-y de ta narration. Tu viens de dîner au Marais?

—Je viens du Marais, mais je n'ai pas dîné et je ne dînerai pas ce soir. Les nouvelles que j'ai apprises m'ont coupé l'appétit.

—Qu'est-ce qu'il y a encore? Est-ce qu'on va nous arrêter?… Ce juge m'a pourtant dit…

—Il ne s'agit pas de ça. J'ai vu le père Bardin et j'ai trouvé chez lui un monsieur qui arrive de Montpellier.

—C'est ça tes fameuses nouvelles!

—Il arrive tout exprès pour voir madame de Ganges.

—La marquise en question?… Celle qui m'accuse d'avoir troublé son existence?

—Oui… laisse-moi achever. Ta n'as pas oublié que je t'ai demandé, de la part du père Bardin, des renseignements sur une famille de ton pays, la famille de Marsillargues.

—Je t'ai répondu que j'avais entendu parler de ces gens-là, mais que je ne les connaissais pas.

—Eh bien! madame de Ganges est une demoiselle de Marsillargues, la dernière de sa race.

—Grand bien lui fasse! dit Mirande, en haussant les épaules.

—Alors, ça ne t'intéresse pas de savoir qu'elle est, comme toi, du
Languedoc et que tu as pu la rencontrer autrefois?

—Ma foi! non.

—Tu m'as tenu, tantôt, un autre langage. Tu m'as dit que tu voulais absolument savoir comment tu as, s'il faut l'en croire, troublé sa vie.

—Je le veux encore, et je suis plus décidé que jamais à aller la voir demain pour le lui demander.

—Tu rencontreras peut-être chez elle l'ami du père Bardin…, l'homme qui est venu de Montpellier, tout exprès pour s'aboucher avec elle… M. Lestrigou, un ancien bâtonnier de l'ordre.

—Trop avocats à la clé, décidément, ricana Mirande. Eh bien! je verrai ce qu'il a dans le ventre, ce bâtonnier.

Paul eut sur les lèvres le mot qui aurait pu mettre sur la voie son ami Jean. Il ne lui avait jamais parlé de la protégée de madame de Ganges, de cette orpheline qu'elle avait prise avec elle, depuis quatre ans et qui ne savait pas encore qu'elle héritait de six millions. C'était le cas de mettre Mirande au courant de la situation. Et Paul n'en fit rien; non qu'il voulût garder pour lui cette héritière; mais il se dit que ce secret ne lui appartenait pas, et que Lestrigou aurait le droit de trouver mauvais qu'il le confiât à quelqu'un, même à un camarade.

Il se tut donc et Mirande reprit gaiement:

—Mon cher, tu me remets en mémoire la fable de la Fontaine: «la montagne qui accouche d'une souris…» Les révélations que tu m'avais annoncées si pompeusement me paraissent manquer d'intérêt…

—Pour toi, peut-être, interrompit Paul Cormier; et encore… si tu voulais bien prendre la peine de réfléchir, tu reconnaîtrais qu'elles devraient t'intéresser aussi… ne fût-ce qu'indirectement.

—Pardon! cher ami, je ne suis pas amoureux de la marquise, moi. Si je tiens à l'interroger demain, c'est pure curiosité de ma part. Il me suffit qu'on ne me tracasse plus à propos de ce duel et si j'ai bien compris ce que tu m'as laissé entendre, le fils de ton vieil avocat n'a pas l'intention de revenir sur sa décision. Demain, je verserai la caution dont il a fixé le chiffre, et s'il ne finit pas par rendre une ordonnance de non-lieu, j'en serai quitte pour passer aux assisses où je serai acquitté. Ça me va d'autant mieux que j'ai de quoi m'occuper d'ici-là.

—Une nouvelle maîtresse?

—Ah! non, exemple. J'en ai assez de passer mon temps à m'amouracher de femmes dont je me dégoûte au bout d'un mois. Je cherche mieux…

—Quoi donc, mon Dieu?… Est-ce que tu rêves de te faire nommer député dans ton pays?

—Je n'en suis pas encore là. Ce sera bon quand j'aurai cinquante ans.
Maintenant, je voudrais tout bonnement vivre à ma guise.

—Il me semble que tu ne t'en prives pas. Tu t'amuses vingt-quatre heures par jour.

—Tu te figures ça! Eh bien! je m'embête à mort, et je n'aspire qu'à changer d'existence.

—Voilà du nouveau, par exemple!… Depuis quand?

—J'y aspirais depuis longtemps, sans m'en apercevoir.

—Vraiment?… Je ne m'en doutais guère.

—Il n'a fallu qu'une occasion pour m'éclairer…

—Sur tes sentiments?

—Tu l'as dit. Il me manquait quelque chose et je ne savais pas quoi. Je le sais maintenant. Il me manquait un intérêt dans ma vie.

—Tu tournes toujours dans le même cercle. Explique-toi un peu plus clairement. Quelle espèce d'intérêt?

—J'éprouvais, sans m'en douter, le besoin de m'attacher…

—A qui? Tu viens de me dire que les femmes t'écoeuraient..

—Et je te le répète. Je me suis découvert une autre bosse…

Et comme Paul le regardait d'un air ébahi:

—La bosse de la paternité, reprit Mirande.

—Elle est forte, celle-là! Du diable si j'aurais deviné que tu ambitionnes de t'élever à la dignité de père de famille.

—Non… pas précisément… mais…

—Alors, marie-toi… avec les avantages que tu possèdes, si tu t'y décides, ce sera tôt fait.

—Peut-être, mais je ne m'y déciderai pas.

—As-tu un bâtard à reconnaître?

—Non… heureusement.

—Alors, je ne vois pas comment tu t'y prendras pour te procurer la joie que tu rêves… à moins que tu ne t'adresses à l'hospice des Enfants-trouvés. Là, tu n'auras que l'embarras du choix.

—Ce ne serait pas si bête, mais je n'ai pas besoin d'y aller. J'ai mon affaire. Viens un peu avec moi, que je te montre ça.

Paul, ahuri, se leva et suivit son ami qui se dirigeait vers la chambre à coucher, séparée du salon où ils causaient par une portière en tapisserie.

Mirande s'approcha en marchant sur la pointe du pied, souleva doucement le rideau et dit tout bas:

—Regarde-le dormir.

La chambre était éclairée par une lampe dont un abat-jour adoucissait la lumière.

Allongé sur un canapé, la tête appuyée sur un coussin et les jambes enveloppées dans un burnous, un enfant dormait à poings fermés.

Cormier avait complètement oublié ce qui s'était passé sur la terrasse et à la grille du Luxembourg, mais il reconnut tout de suite le singulier garçonnet que Mirande y avait trouvé.

—Quoi! s'écria-t-il, c'est à propos de ce petit malheureux que tu me tiens de si beaux discours!

—Pas si haut! murmura Mirande en mettant un doigt sur ses lèvres. Tu vas le réveiller… et il a besoin de repos… Laissons-le dormir et revenons à nos grogs… et à ce que je te disais.

—Décidément, dit Paul, quand ils eurent repris leurs places à table, tu es encore plus fou que je ne pensais. Comment! tu as emmené cet enfant!

—Parfaitement, mon cher, et je ne regrette pas du tout de l'avoir emmené, répondit Mirande, sans s'émouvoir.

—Et où l'as-tu conduit, bon Dieu!

—Dîner chez Foyot, avec Véra et Maria, que j'ai rencontrées, en chemin, rue de Vaugirard.

—Jolie société pour un morveux de son âge!

—Si tu avais entendu comme il les a traitées! Il les a appelées: vilaines. Je me tenais les côtes.

—Tu n'as pas honte de l'avoir fait servir à l'amusement de ces balocheuses?… Et tu te figures que tu as la bosse de la paternité!

—Je l'ai… et je m'en vante?

—Je parierais qu'elles l'ont grisé, le petit malheureux.

—Pas du tout, je m'y serais opposé; et, du reste, il ne se serait pas laissé faire. Il a une volonté, je t'en réponds.

—Parbleu! je l'ai bien vu, tantôt, quand il se chamaillait avec l'adjudant. Il a dû recevoir une drôle d'éducation.

—Pas si mauvaise. Quand il parle, il s'exprime comme un enfant de bonne famille. Seulement, il a mauvais caractère. Il s'est fâché dix fois depuis que nous l'avons rencontré… Pas contre moi, par exemple… il ne me fait que des risettes… On dirait qu'il m'a toujours connu.

—Les affinités électives, parbleu!… Il a deviné que tu as toi-même un affreux caractère… Vous êtes faits l'un pour l'autre.

—Je le crois, dit sérieusement Mirande.

—Bon! Mais il n'a donc pas de mère qu'il se jette comme ça à la tête du premier venu?

—Pas de mère? Il en a deux, à ce qu'il dit.

—Et combien de pères? demanda ironiquement Cormier.

—Pas même un, je crois.

—Très bien. Voilà ton affaire. Tu lui en serviras… si les deux mères veulent bien y consentir. Tu aurais bien dû commencer par le leur demander.

—C'est ce que j'aurais fait, si j'avais su où les trouver… c'est-à-dire où trouver la vraie; car je suppose que la mère numéro deux est une tante ou une soeur aînée… Mais il n'a pas su me donner l'adresse; il sait bien où c'est, et il reconnaîtra la maison… mais il paraît qu'elle est très loin d'ici, cette maison… et le soir, il n'aurait pas pu trouver son chemin.

—Bon! je reviens à l'idée que j'ai eue tantôt. Ses excellents parents ont voulu se débarrasser de lui; et puisque tu as été assez sot pour le recueillir, ils vont te le laisser sur les bras.

—Eh bien! il me restera. C'est ce que je demande.

—Ah ça! d'où t'est venue cette subite démangeaison de paternité?

—Que veux-tu que je réponde? Je n'en sais rien. Ça m'a pris tout d'un coup et ça me tient ferme.

—La voix du sang, peut-être! ricana Paul Cormier.

—Ça expliquerait tout et j'y ai bien pensé, répondit très sérieusement Mirande; mais j'ai eu beau interroger ma mémoire, je n'y ai rien trouvé qui puisse me permettre de supposer que j'aie jamais été père.

—On peut l'être et ne pas s'en douter… Jean de Mirande ou le père sans le savoir… drame en beaucoup d'actes.

—Blague tant que tu voudras. Je suis enchanté de ce qui m'arrive. Je ne m'ennuierai plus.

—Tu vas te faire le précepteur de ce petit… et sa bonne par-dessus le marché, car il est encore à l'âge où on a besoin d'être mouché. Ce sera, en effet, très gai.

—Ne t'inquiète pas. Je lui donnerai tous les maîtres qu'il faudra… mais je lui apprendrai moi-même l'équitation… l'escrime…

—Et la boxe, pendant que tu y seras. Pour peu qu'il profite de tes leçons, ce sera un gentleman accompli. Mais… me feras-tu le plaisir de me dire si tu te proposes de le garder sans essayer de retrouver la mère?

—Oh! non, dit sans conviction Mirande. Le petit m'a dit qu'elle vient tous les jours au Luxembourg… sur la terrasse où il était resté quand nous l'avons rencontré tantôt. Je l'y mènerai demain, et si elle y est, il faudra bien que je me résigne à le lui remettre.

—Je serais bien curieux de la voir.

—Rien ne t'empêche de te trouver là. Je compte y passer l'après-midi.

—Je ne sais pas si je pourrais venir. Je tiens absolument à voir demain madame de Ganges.

—Moi aussi, parbleu! je tiens à la voir. Mais il y a temps pour tout…
Et maintenant que j'ai charge d'âmes…

—Tu es superbe dans ce rôle-là!… Heureusement ton sacerdoce va prendre fin, si tu remets la main sur l'une des deux mères de cet énigmatique garçon… oui, énigmatique, car tu auras beau dire, un enfant ne se perd pas comme ça… il y a certainement quelque chose là-dessous.

—C'est possible, mais je m'en moque.

—Sais-tu bien aussi que tu prends mal ton temps pour t'embarquer dans une nouvelle affaire, quand nous en avons déjà une terrible sur le dos. L'instruction n'est pas close et le gredin qui m'a dénoncé n'a pas dit son dernier mot. Tout à l'heure, je viens de voir un homme qui se promenait sur le trottoir devant la porte et qui avait l'air de surveiller ta maison.

—Te voilà comme Véra qui voit des espions partout. Pendant que nous dînions chez Foyot, elle m'a montré un individu planté au coin de la rue de Vaugirard et elle a prétendu que c'était un mouchard.

—Véra s'est peut-être trompée, mais, moi, je suis sûr d'avoir bien vu.
Et je parierais que l'homme y est encore.

Mirande alla ouvrir la fenêtre tout doucement, se pencha en dehors pour regarder dans la rue et revint dire à Paul:

—C'est vrai. Il se promène sur le trottoir… mais rien ne prouve qu'il nous guette. Et puis, que nous importe? Maintenant que j'ai tout dit au juge d'instruction, nous n'avons pas besoin de cacher ce que nous faisons.

—Ce n'est pas la police que je redoute.

—Qui donc, alors?

—Je ne sais pas… mais je crains tout.

—Et moi, je ne crains rien… Nous ne serons jamais d'accord. Parlons d'autre chose. A quelle heure verras-tu demain cette marquise?

—A l'heure où il lui conviendra de me recevoir; je me présenterai chez elle dans la matinée. Très probablement, elle ne me recevra pas, mais je lui ferai savoir que je reviendrai dans l'après-midi et j'espère que cette fois je serai admis. Pourquoi me demandes-tu cela?

—Parce que, toutes réflexions faites, je ne la verrai que plus tard. J'avais pensé à t'accompagner avenue Montaigne, mais je préfère rester libre de disposer de ma journée. Il peut arriver tant de choses…

—Comme tu voudras. Je crois, du reste, que nous ferons mieux d'y aller séparément, dit Paul, qui ne tenait pas du tout à emmener son ami chez madame de Ganges.

—Demain, reprit Mirande, je ne m'occuperai que de mon moutard. Le matin, je causerai longuement avec lui et je tâcherai d'en tirer des renseignements sur ses mamans, comme il les appelle. Il ne demande qu'à parler et il ne parle pas comme un enfant… il parle clairement, posément, comme un petit homme. Ce soir, il s'est endormi à table, parce qu'il était fatigué; mais demain, il sera éveillé comme une potée de souris. Je le ferai bien déjeuner et après déjeuner, grande promenade au Luxembourg. Je m'y établirai avec lui et pendant qu'il s'amusera, je fumerai d'innombrables cigares. J'y resterai jusqu'à la nuit, s'il le faut. Et si je ne le vois pas se jeter dans les bras d'une femme, j'en conclurai qu'on l'a perdu exprès et qu'il n'a plus au monde que moi.

—Jolie perspective! dit Paul en faisant la grimace. Tu ferais beaucoup mieux de le conduire chez le commissaire de police de ton quartier… Ce commissaire recevrait ta déclaration; il donnerait des ordres pour qu'on cherchât les parents du petit… et il te marquerait un bon point comme ayant bien agi… tandis que si tu te tiens coi, on saura tout de même que tu as chez toi un enfant qui ne t'appartient pas et…

—Chut! fit Mirande, en prêtant l'oreille et en baissant la voix.
Écoute!… il me semble qu'il appelle.

—Non, murmura Cormier, il rêve tout haut.

Mirande quitta encore une fois sa place et se rapprocha sans bruit de la tapisserie qui séparait le salon de la chambre à coucher.

Il était curieux d'entendre ce que le petit disait en dormant.

Paul fit comme lui, quoique le dormeur l'intéressât beaucoup moins.

Ils n'entendirent que des mots sans suite, parmi lesquels revenait souvent un nom: Maman Jacqueline.

—Bon! murmura Mirande, il rêve de sa mère.

—Sa mère! dit tout bas Paul, quoi! sa mère s'appelle Jacqueline!

—Une de ses mères, puisqu'il en a deux; mais il parle plus souvent de celle-là que de l'autre. C'est sa préférée.

Ce nom, pour Mirande, était un nom comme un autre.

Pour Cormier, ce fut une révélation.

Il n'avait jamais oublié que, dans le fiacre où il était monté avec elle, le jour où il l'avait vue pour la première fois, madame de Ganges, au moment où il allait la quitter, il lui avait dit: «Quand vous penserez à moi, pensez à Jacqueline.»

On les compte, les femmes qui s'appellent Jacqueline, et il était étrange qu'il s'en trouvât deux à porter le même nom parmi les habituées de la terrasse du Luxembourg.

L'enfant avait dit que sa maman y venait tous les jours.

Fallait-il en conclure qu'il était le fils de la marquise et que c'était elle qui l'avait oublié sous les marronniers où les deux amis l'avaient trouvé?

Paul était tenté de le croire.

Et si madame de Ganges était la mère de l'enfant, M. de Ganges n'était pas son père, car ce malheureux gentilhomme, en se confessant à Cormier avant le duel où il avait succombé, n'aurait pas manqué de lui parler de son fils, s'il en avait eu un.

Ce fils, d'ailleurs, s'il eût été légitime, eût été élevé ostensiblement dans l'hôtel de l'avenue Montaigne, et la marquise ne l'y aurait pas laissé, lorsqu'il lui arrivait d'aller passer l'après-midi dans un jardin public.

Il était donc bâtard on adultérin, suivant qu'il était né avant le mariage de mademoiselle de Marsillargues, ou bien pendant une des longues absences du mari, et madame de Ganges le faisait élever en cachette.

Mais elle ne se privait pas de le voir souvent.

Ainsi s'expliquait la naïve erreur de l'enfant qui croyait avoir deux mères.

L'autre, c'était une femme chargée de le garder.

Maman Jacqueline était la vraie.

Et cette marquise que tout le monde croyait irréprochable avait une grosse tare dans sa vie.

Paul tombait du haut de ses illusions et sa figure s'allongeait à vue d'oeil.

—Qu'est-ce que tu as? lui demanda Mirande. Est-ce que tu connais une
Jacqueline?

—Moi! pas du tout, répondit vivement Cormier, qui n'avait garde d'exposer ses perplexités à son turbulent camarade.

Et presque aussitôt, il reprit:

—Comment s'appelle l'autre?

—La mère numéro deux?… Je n'en sais rien. Le petit ne m'en a rien dit, et je n'ai pas pensé à le lui demander. Il me le dira demain. Ça t'intéresse donc?

—Oh! c'est pure curiosité de ma part.

—Ta curiosité sera satisfaite. Je ne suis pas comme toi, qui m'as caché tant que tu as pu ton histoire avec ta marquise. Je ne ferai pas le mystérieux à propos de cet enfant, et de quelque façon que tourne l'aventure, j'agirai au grand jour.

—Tu auras bien raison.

—Je prévois, du reste, que le dénouement ne se fera pas attendre.
Demain soir, après ma promenade au Luxembourg, je serai fixé.

—Moi aussi, se dit Cormier qui se promettait de raconter toute l'histoire à la marquise et de lui demander hardiment ce qu'elle en pensait.

Après ce court échange de questions et de réponses, la conversation cessa, et chacun des deux amis s'absorba dans des réflexions qui n'avaient pas le même objet.

Mirande se remit à caresser sa chimère de paternité et Paul à rappeler ses souvenirs, à seule fin de se faire une idée nette du cas de madame de Ganges.

Après tout, il l'accusait sans preuves, sur de simples apparences fondées sur une coïncidence de nom.

Le jour où il l'avait rencontrée au Luxembourg, l'enfant n'était pas avec elle. Peut-être jouait-il plus loin sur la terrasse, sous la surveillance de sa bonne ou de sa nourrice. Mais, si elle eût été avec sa mère, elle ne serait pas partie sans l'embrasser.

Restait le nom, ce nom de Jacqueline qu'il donnait à sa maman et qui était resté gravé dans la mémoire de Paul, depuis le voyage en fiacre de la rue de Vaugirard au rond-point des Champs-Elysées.

Il se souvint tout à coup que madame de Ganges en avait un autre. La baronne Dozulé, en lui parlant, et en parlant d'elle, l'avait appelée: ma chère Marcelle, devant quinze personnes assemblées dans le hall à ciel ouvert où elle recevait ses invités.

Donc, ce joli prénom était bien celui de la marquise.

Pourquoi en avait-elle pris un autre? Probablement, parce qu'elle ne voulait pas dire le véritable à un homme que peut-être elle ne reverrait jamais et que, à ce moment-là, elle connaissait à peine.

Et, sans doute, elle avait dit le premier qui lui était venu à l'esprit,
Jacqueline, comme elle aurait dit Jeanne ou Andrée.

Ce raisonnement, fondé sur un fait, rasséréna Cormier; et de peur de s'assombrir de nouveau en écoutant discourir Jean de Mirande, il prit le parti de s'en aller.

Ils avaient assez parlé de l'enfant. Le sujet était épuisé et ils n'avaient plus rien à se dire.

Mirande ne demandait qu'à se remettre à veiller sur le sommeil du mystérieux gamin qu'il hébergeait.

Cormier ne songeait qu'à rentrer chez lui pour rêver solitairement à la marquise.

Ils se séparèrent donc d'un commun accord, en se disant: «Au revoir!» et
«À demain!» mais sans prendre de rendez-vous précis.

Ils pressentaient l'un et l'autre que des incidents imprévus dérangeraient leurs projets, et il leur suffisait de savoir que, si rien ne les en empêchait, ils pourraient se retrouver au Luxembourg.

Le petit dormeur ne donna plus signe d'existence avant le départ de
Paul, qui se garda bien de le réveiller.

Le temps avait marché et il était assez tard lorsque Cormier descendit. Cependant, le portier n'était pas couché et il tira le cordon sans attendre que l'ami de son locataire frappât au carreau de la loge.

La porte de la rue s'ouvrit sans bruit, et au moment où Cormier posa le pied sur le large trottoir du boulevard Saint-Germain, il faillit heurter un monsieur qui passait et qui se retourna pour l'éviter.

Il y avait justement là un bec de gaz dont la clarté tomba en plein sur le visage de ce promeneur que Paul avait déjà remarqué en arrivant, et que, cette fois, il reconnut.

L'homme le reconnut aussi et fit un bond de côté, en tournant le dos et en s'éloignant à grands pas.

C'était le personnage qui avait eu maille à partir, au Luxembourg, avec Mirande, et le lendemain, avenue Montaigne, avec Paul quand il s'était présenté pour voir la marquise.

C'était le garde-du-corps de madame de Ganges, ancien ami de son père, disait-elle, et ancien militaire.

Il s'appelait M. Coussergues, et certes, il n'était pas de la police, quoiqu'il fût évidemment là en surveillance comme un simple agent.

Il y avait sans nul doute été envoyé par la marquise, et ce n'était pas à Paul Cormier qu'il en avait, car il n'abandonna pas sa faction pour le suivre, et Paul ne s'avisa pas de l'interpeller, car il devina sans peine ce qu'il faisait là.

Il gardait l'enfant.

Il avait dû le suivre de loin, depuis que Mirande l'avait emmené du Luxembourg; il avait pour mission de rester devant la maison où l'enfant allait passer la nuit; d'y rester jusqu'à ce qu'il en sortît et de ne pas le perdre de vue jusqu'à ce qu'il rencontrât sa mère.

La lumière se faisait enfin.

La mère, c'était bien madame de Ganges. Elle avait laissé l'enfant au Luxembourg pour que Mirande l'y trouvât, et elle avait fait la leçon au petit pour qu'il se laissât conduire par Mirande qu'elle avait dû lui désigner de loin, sans se montrer elle-même.

Tout cela était le résultat d'un plan combiné d'avance, et la journée du lendemain dénouerait la situation, car Mirande, renseigné par l'intelligent gamin, ne manquerait pas de le ramener à l'endroit où il l'avait trouvé.

Mais pourquoi Mirande? Elle le connaissait donc d'ancienne date? Oui, puisqu'elle l'avait dit à Paul Cormier, qui l'accompagnait en voiture. Alors, comment Mirande, en l'abordant sur la terrasse, ne l'avait-il pas reconnue?

C'était incompréhensible, et Paul, tout en regagnant son domicile de la rue Gay-Lussac, se creusait inutilement la tête pour tâcher de trouver la clé de ce mystère.

Et cette pensée lui revenait sans cesse: le père, c'est Mirande. Voilà pourquoi madame de Ganges m'a tant interrogé sur lui. Il est père sans le savoir. Tout est possible. Une aventure de voyage, la nuit, avec une femme dont il n'a pas vu le visage. Elle n'a peut-être pas su qui il était; ce n'est que beaucoup plus tard qu'elle l'a appris, et depuis qu'elle le sait, elle cherche à le revoir. Elle n'ose pas s'adresser à lui directement et elle emploie des moyens détournés pour l'attirer à elle.

C'est de moi qu'elle s'est servie. Le jour où elle nous a vus ensemble, elle s'est dit qu'elle n'aurait pas de peine à me séduire et que je serais entre ses mains un instrument docile. J'ai été sa dupe et j'ai joué un rôle ridicule. Il faut qu'elle soit folle de lui, puisqu'elle n'a pas renoncé à le ramener, lorsqu'elle a su qu'il avait tué son mari. Cette femme est un monstre.

Ainsi déraisonnait Paul Cormier, oubliant des faits qu'il connaissait bien et qui prouvaient que ses suppositions n'avaient pas le sens commun.

La passion l'aveuglait à ce point qu'il aurait nié l'évidence plutôt que de convenir qu'il se trompait.

Il en était à former des projets de vengeance contre une femme qu'il aimait. Il souhaitait que Brunachon la dénonçât comme ayant fait assassiner son mari. L'accusation ne tiendrait pas debout, mais la marquise n'en serait pas moins perdue de réputation dans le monde où elle vivait.

Il n'en voulait pas à Mirande; mais, elle, il la haïssait autant qu'il l'avait adorée; ou du moins, il croyait la haïr, car il n'y voyait pas encore très clair dans les sentiments qui l'agitaient.

Et il se jurait d'en finir avec elle.

Mais avant de la chasser de son coeur qu'elle occupait tout entier, il voulait se donner la satisfaction de lui dire ce qu'il pensait de son indigne conduite.

Il l'avait condamnée sans l'entendre; il résolut de l'exécuter, dès le lendemain, et il rentra chez lui, sans se demander si la nuit ne lui porterait pas conseil.

VI

Elle parut longue à Paul Cormier, cette nuit qu'il passa tout entière à s'agiter dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil qui le fuyait, et dont il aurait eu grand besoin pour remettre un peu d'ordre dans ses idées.

Le jour était levé depuis longtemps, lorsqu'il put fermer l'oeil, et il fut réveillé par sa femme de ménage qui vint lui dire que deux messieurs demandaient à le voir.

Elle ne les connaissait pas et ils n'avaient pas voulu dire leurs noms.

En d'autres circonstances, Paul aurait absolument refusé de les recevoir; mais il était dans le cas de ne pas renvoyer les gens, sans savoir ce qu'ils lui voulaient.

Il leur fit dire d'attendre qu'il fût levé et il sauta en bas du lit pour s'habiller rapidement.

Son logement n'était pas si grand que les visiteurs qui se présentaient fussent hors de portée d'entendre ce qui se passait dans la chambre où il couchait.

La femme de ménage avait d'ailleurs négligé de fermer les portes de communication.

Si bien qu'une voix s'éleva, voix que Paul reconnut et qui disait:

—Ne fais pas tant de façons. C'est moi, Bardin, et je suis avec un ami qui te dispense de toute cérémonie. Tu peux nous recevoir en chemise, si tu veux.

—Entrez alors, cria Paul, tout en se demandant qui Bardin lui amenait.

Dans la situation où il était, tout l'inquiétait.

Il se rassura en voyant Lestrigou, mais il ne devina pas ce que venaient faire chez lui, si matin, les deux vieux avocats qu'il avait quittés la veille au soir.

—Encore au lit, june homme? lui dit le ci-devant bâtonnier.

—Quelle heure est-il donc? demanda Paul en passant un pantalon.

—Midi passé et très passé, mon garçon, répondit Bardin.

À quoi donc as-tu employé ta nuit, que tu te réveilles si tard?…
Est-ce que tu as encore fait des bêtises?

—Oh! non…, à minuit, j'étais au lit…, seulement j'ai eu beaucoup de peine à m'endormir.

—Parce tu as l'habitude de te coucher à des heures indues. Lestrigou et moi, ce matin, nous étions debout dès l'aurore… et pourtant Lestrigou avait passé l'autre nuit en chemin de fer.

Tu ne te doutes pas d'où nous venons?

—Pas du tout.

—Nous venons de l'avenue Montaigne. Lestrigou avait hâte de voir cette marquise de Ganges pour lui demander l'adresse de l'héritière. J'ai eu beau lui dire qu'il ne fait pas jour chez les marquises avant quatre heures du soir, il a voulu absolument se présenter chez elle, le matin.

—Et elle vous a reçus?

—Ah! bien, oui!… nous nous sommes heurtés à un grand laquais galonné sur toutes les coutures, qui a commencé par nous répondre que sa maîtresse n'était pas visible. Nous avons insisté. Lestrigou a donné sa carte sur laquelle il avait écrit quelques mots pour indiquer le but de sa visite. Le laquais a refusé de s'en charger. Et comme je me fâchais, il a fini par me dire que madame la marquise était en voyage.

—C'est peut-être vrai, murmura Paul.

Madame de Ganges, la dernière fois qu'il l'avait vue, lui avait annoncé qu'elle était à peu près décidée à quitter Paris.

—Je n'en ai pas cru un mot, reprit Bardin. Lestrigou non plus. Quelles raisons a cette dame pour se cacher? Nous n'en savons rien, mais certainement elle se cache. Nous pouvons nous passer d'elle, mais il nous faut l'héritière; et je viens de décider Lestrigou à s'adresser à la préfecture de police qui saura bien la retrouver.

—Vous ne ferez pas cela! s'écria Paul.

—Et pourquoi pas?

—Parce que vous compromettriez une femme qui n'a peut-être rien à se reprocher.

—Qu'en sais-tu? Est-ce que tu la connais?

—Non… mais elle est très honorablement connue à Paris, et si vous faisiez intervenir la police dans une affaire où son nom serait mêlé, vous lui feriez le plus grand tort.

—J'en serais bien fâché, dit Lestrigou. Je suis un vieil ami de la famille, et quand elle était jeune fille, je n'ai jamais eu qu'à me louer d'elle. Le diable, c'est que je ne sais comment m'y prendre pour mettre la main sur Bernadette.

—Bernadette! répéta Paul, qui entendait pour la première fois prononcer ce nom-là.

—Eh! oui… Bernadette Lamalou… l'orpheline que mademoiselle de Marsillargues a recueillie à Fabrègues et qui ne l'a pas quittée depuis cinq ou six ans… Celle-là aussi m'intéresse, et il me tarde de m'aboucher avec elle… si je connaissais un moyen d'y parvenir, sans mettre sa protectrice en cause…

—Voulez-vous que j'essaie, moi? demanda brusquement Cormier.

—Vous, june homme!… eh! mais, ça né sérait pas refus, si croyais qué

—Perds-tu l'esprit? s'écria Bardin. Comment feras-tu pour…

—Ne me demandez pas d'explication. Je ne pourrais pas vous en donner. Mais je m'engage à vous dire ce soir si la marquise de Ganges est encore à Paris et si sa protégée habite avec elle.

Bardin consulta d'un coup d'oeil son ami Lestrigou qui approuva d'un signe de tête.

—Quand les sages sont à bout de leur latin, dit en haussant les épaules le vieil ami de madame Cormier, ce qu'ils ont de mieux à faire c'est de passer la main à un fou. Va donc, mon garçon. Tu as carte blanche, jusqu'à demain. Nous attendrons ton rapport avant de commencer des démarches officielles… nous l'attendrons chez moi, jusqu'à midi… Et maintenant, sois libre de ton temps… tu n'en as pas à perdre, si tu veux réussir… J'étais venu te chercher pour m'aider à faire à Lestrigou les honneurs de ton quartier Latin qu'il veut absolument revoir, mais je les lui ferai sans toi. Au revoir!… à demain matin!

Lestrigou n'ajouta rien; il s'était mis sous la direction de Bardin, et il ne voyait plus que par ses yeux. À Montpellier, c'eût été l'inverse; mais à Paris, l'ancien bâtonnier se trouvait tout dépaysé et il sentait la nécessité de se laisser guider par son vieil ami.

Cormier les laissa partir bien volontiers. Ils l'auraient gêné; ils le gênaient déjà. Mais il ne regrettait pas de les avoir vus. Leur arrivée l'avait tiré de la torpeur où il était après une mauvaise nuit, comme un coup de fouet remet le coeur au ventre à un bon cheval accablé de fatigue. Son esprit, engourdi par un lourd sommeil succédant à une longue insomnie, s'était réveillé tout à coup; ses idées s'étaient éclaircies, et il voyait enfin la situation telle qu'elle était.

Il ne s'agissait plus de chercher des combinaisons pour arriver à pénétrer les secrets de la marquise. Il s'agissait de la voir à tout prix, qu'elle le voulût ou non, et d'avoir avec elle une explication décisive, pas pour l'accabler de reproches, comme il l'avait résolu la veille, mais pour exiger d'elle la vérité sur tous les points et pour rompre, s'il acquérait la certitude qu'elle s'était moquée de lui.

Il ne croyait pas à son départ précipité et il se promettait de faire, s'il le fallait, le siège de son hôtel jusqu'à ce qu'elle consentît à l'entendre.

Autrement, il n'avait pas de plan arrêté. Il comptait s'inspirer des circonstances.

Il acheva de s'habiller et il déjeuna en toute hâte, comme il l'avait fait le jour de sa première visite à madame de Ganges, le lendemain du duel.

Et, cette fois, quand il descendit dans la rue, il n'y aperçut pas de fiacre suspect.

Brunachon semblait avoir désarmé, car il n'avait plus donné signe de vie à Cormier, depuis qu'ils s'étaient trouvés face à face dans le cabinet du juge d'instruction.

Peut-être comptait-il sur l'appui du vicomte de Servon pour monter une agence de renseignements.

Et quoi qu'il en fût, Paul n'avait plus à se préoccuper des attaques de ce maître chanteur, car Paul n'avait plus rien à cacher de ce qui le concernait personnellement, et il ne se croyait plus tenu de préserver madame de Ganges d'un dénonciation.

En descendant de voiture à l'entrée de l'avenue Montaigne, il s'assura d'un coup d'oeil que ce drôle ne rôdait pas aux abords de l'hôtel et il se glissa en rasant les maisons jusqu'à la porte cochère qu'il s'attendait à trouver fermée.

À sa grande surprise, il la trouva, non pas ouverte, mais largement entrebâillée.

C'était une heureuse chance et il n'hésita pas à en profiter pour entrer sans sonner.

Il prévoyait qu'il n'irait pas loin sans avoir maille à partir avec le valet récalcitrant qui lui avait barré le passage, lors de sa première et unique visite.

Il ne vit personne, et au lieu de manifester sa présence en appelant, il traversa vivement la cour et pénétra dans le jardin où la marquise l'avait reçu.

Si elle y était, il allait la surprendre et elle ne pourrait pas lui échapper.

Il ne souhaitait rien de mieux, car le lieu était propice entre tous à une explication décisive qui pouvait devenir orageuse.

La marquise n'y était pas.

Il fit le tour du jardin sans la rencontrer et sans qu'aucun domestique se montrât.

Paul se demanda si l'hôtel était abandonné et il fut tenté de croire que madame de Ganges avait vraiment quitté Paris, en emmenant tout le personnel de sa maison.

Une découverte qu'il fit changea le cours de ses idées.

Sur le banc où il l'avait vue assise, au pied d'un acacia, il aperçut un sabre, une giberne et un fusil minuscules: tout l'attirail d'un petit garçon qui aime à jouer au soldat.

—Ah! murmura-t-il, en pâlissant, l'enfant est à elle.

Il n'y avait guère moyen d'en douter.

Ces jouets oubliés là attestaient que le jardin de l'hôtel servait aux ébats d'un enfant, et que cet enfant était un garçon; car les petites filles n'ont pas coutume de s'amuser avec des réductions d'ustensiles militaires. Les petites filles s'amusent avec des poupées.

Et ce garçon ne pouvait être que le belliqueux gamin qui s'était si bien gendarmé, la veille, contre un gardien du Luxembourg.

En fait de joujoux, celui-là devait préférer les sabres.

Et si la marquise venait de quitter Paris, il était permis de supposer qu'elle l'avait laissé pour compte à Mirande.

Son garde-du-corps, Coussergues, était resté pour veiller à ce que Mirande ne se débarrassât pas du petit, en le déposant à la Préfecture de police comme il aurait déposé un parapluie trouvé dans la rue.

Tout s'expliquait ainsi; et madame de Ganges, qui n'avait pas cessé de mentir à Paul Cormier depuis qu'elle le connaissait, madame de Ganges, fille-mère ou épouse infidèle, ne méritait pas que Paul la défendît.

Ses indignations le reprirent, et cette fois, il ne se donna pas la peine d'examiner le pour et le contre, ni même de chercher un valet qui le renseignât sur le brusque départ de la dame.

Il ne pensa qu'à sortir de cet hôtel où il se jurait de ne plus remettre les pieds.

Que lui importait maintenant l'héritière aux six millions? Il avait promis à Bardin et à Lestrigou de leur dire où ils trouveraient cette protégée introuvable; mais à l'impossible, nul n'est tenu. Il leur dirait qu'elle avait probablement quitté Paris avec sa protectrice et il ne se gênerait plus pour leur dire tout ce qu'il savait sur la marquise.

Ah! Lestrigou, maintenant, pouvait bien s'adresser à la police! Paul n'interviendrait pas pour l'en empêcher.

Il s'en alla comme il était venu, sans rencontrer personne, et il trouva la porte entrouverte comme il l'avait laissée.

Rien ne bougea dans cette vaste demeure où les domestiques étaient nombreux. On eût dit le château de la Belle au bois dormant.

Paul, une fois dehors, se demanda comment il emploierait le reste de sa journée.

Il serait bien allé rue des Arquebusiers, à seule fin de renseigner ses vieux amis, mais il n'espérait pas les y trouver.

Ils avaient annoncé l'intention de parcourir le quartier Latin, en quête de leurs anciens souvenirs, et cette tournée rétrospective les retiendrait probablement plusieurs heures.

Mieux valait que Paul attendît au lendemain pour leur faire son rapport.

Et comme il éprouvait le besoin de confier ses peines à un ami, il songea aussitôt à se rendre chez Mirande et à lui dire tout ce qu'il avait sur le coeur.

Il cherchait des yeux une voiture, lorsqu'il vit venir à lui le vicomte de Servon.

Ce gentilhomme arrivait du côté des Champs-Elysées et il avait tout l'air d'aller faire une visite à la marquise.

Il l'avait à peu près annoncée, la veille, cette visite, en causant avec
Paul, au café Soufflot, et il était tout naturel qu'il la fît.

Paul aurait voulu l'éviter, car il n'était pas disposé à le prendre pour confident; mais le vicomte l'avait aperçu de très loin et Paul n'avait plus le temps de se dérober.

Ils s'abordèrent poliment et le premier mot de M. de Servon fut:

—Vous venez de voir madame de Ganges, je suppose?

—Je n'ai pas été reçu, répondit évasivement Cormier. Peut-être, monsieur, serez-vous plus heureux que moi.

—Ma foi! je vais essayer… et comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, hier, je me propose de lui signaler les manoeuvres de l'homme qui vous a dénoncé et qui pourrait la calomnier, si on n'y met ordre.

—C'est ce que j'aurais fait si je l'avais vue… mais vous êtes mieux à même que moi d'agir contre ce misérable, puisque vous connaissez tous ses antécédents.

M. de Servon avait cette finesse que donne la pratique du monde et des hommes. Il remarqua très bien que l'étudiant paraissait ne plus s'intéresser autant à madame de Ganges, et pour savoir à quoi s'en tenir sur les sentiments qu'elle lui inspirait, il se mit à parler d'elle sur un ton plus dégagé que respectueux.

—C'est, en vérité, une étrange personne que cette marquise, dit-il en souriant. On lui pardonne tout, parce qu'elle est adorablement jolie, mais il faut convenir qu'elle a fait tout ce qu'il fallait pour se déclasser. Toute autre qu'elle y aurait réussi depuis longtemps; mais le monde a de ces indulgences pour les femmes qui savent se bien poser dès le début. Décidément, elle est très forte.

Paul aurait volontiers fait chorus avec M. de Servon, mais il lui déplut de l'entendre traiter si légèrement madame de Ganges et, de par son instinct d'amoureux mal guéri, il essaya de la défendre.

—J'ignorais qu'on médît d'elle dans les salons où on la reçoit, répliqua-t-il assez sèchement.

—Oh! pas dans ceux-là…, mais elle ne tient pas à Paris le rang auquel son nom et sa fortune lui permettraient de prétendre…

Et lorsqu'on saura comment son mari est mort, elle va se trouver dans une situation difficile. Mais nous sommes, vous et moi, disposés à la soutenir et tout s'arrangera, j'en suis persuadé.

Paul ne répondit pas. Il cherchait une transition pour prendre congé sans brusquerie de ce causeur malveillant.

—Elle est singulière en tout, reprit l'indiscret vicomte. Avez-vous remarqué, cher monsieur, qu'elle ne se dégante jamais?

—Non, balbutia Cormier, je l'ai si peu vue…

—Elle a encore une autre manie: celle de ne jamais permettre qu'on lui serre la main… pas même le bout des doigts.

Paul s'en était aperçu deux fois, mais il ne lui convenait pas de le dire et il prit un air étonné qui n'arrêta pas le cours des médisances du vicomte, car il ajouta:

—Il paraît qu'elle est affligée d'une infirmité bizarre. La peau de ses mains est glacée comme la peau d'un serpent. Quand elle était jeune fille, ses compagnes l'appelaient la Main-Froide. Si jamais elle faisait une exception en ma faveur, je me figure qu'en la touchant, j'éprouverais une impression désagréable.

Et comme Paul persistait à ne pas répondre, M. de Servon reprit gaiement:

—Je ne sais pourquoi je vous parle de cela, cher monsieur. Ce sont des bruits de salon qui ne valent pas qu'on les rapporte; et, qu'ils soient fondés ou non, madame de Ganges est charmante.

Et puis, il y a le dicton: main froide, chaudes amours… J'incline à croire qu'il s'applique très bien à la marquise… je voudrais qu'il me fût donné d'en faire l'expérience, mais je ne l'espère pas… et je vous quitte pour aller lui présenter mes hommages très platoniques… si elle veut bien ne pas me fermer sa porte.

Au revoir, et toutes mes excuses de vous avoir retenu si longtemps.

Cormier se garda de le retenir. Ce gentilhomme l'agaçait avec ses insinuations et son persifflage dont il n'apercevait pas le but.

Cormier voulait bien maudire madame de Ganges, mais il avait souffert impatiemment qu'un autre en dît du mal devant lui, et il ne pensa qu'à s'éloigner pour éviter de rencontrer de nouveau M. de Servon, quand il sortirait de l'hôtel de la marquise absente.

Il tourna donc à droite et il se jeta sous les arbres, afin de gagner le quai en passant derrière le Palais de l'Industrie.

Là, il sauta dans une voiture et il se fit conduire au boulevard
Saint-Germain.

Il en fut pour sa course. Mirande était sorti avec le petit garçon. Paul l'avait manqué d'un quart d'heure. Le concierge lui dit qu'il était sorti à pied. Paul pensa qu'il devait être allé au Luxembourg comme il le lui avait annoncé la veille, et Paul remonta en fiacre pour l'y aller rejoindre.

Il savait ce que son camarade y allait faire: chercher la mère de l'enfant perdu ou plutôt l'y attendre.

C'était une raison pour que Paul qui la cherchait aussi, et qui croyait la connaître, se rendît là où il lui restait quelque chance de la rencontrer.

Il descendit devant la grille qui borde la rue de Vaugirard, à la hauteur de la rue Féron, paya son cocher et entra dans le jardin, bien décidé à n'en pas sortir avant d'avoir trouvé son camarade.

Mirande venait là comme un pêcheur va tendre ses filets. L'enfant allait lui servir d'appât pour attirer la mère. Mirande avait dû s'établir à la place où la mère avait laissé la veille ce singulier petit garçon.

Paul commença donc sa tournée par ce bout de la terrasse. Il reconnut la boutique à joujoux près de laquelle le gamin s'était retranché pour résister à l'adjudant qui voulait l'emmener; mais il ne vit ni Mirande ni le jeune Roch. Sans doute, il les avait devancés et ils n'allaient pas tarder à paraître.

L'idée lui vint d'interroger la marchande en lui expliquant comment l'enfant était habillé, et cette femme lui répondit qu'il venait à peu près tous les jours avec sa mère, vers quatre heures.

Elle l'avait encore vu la veille et comme elle avait fermé boutique de bonne heure, elle n'avait pas assisté à la scène avec le gardien.

Paul, ainsi renseigné, poussa plus loin sur la terrasse, dans la direction de la Pépinière, afin de s'assurer que Mirande ne se promenait pas de ce côté-là.

Il ne le rencontra point et il rebroussa chemin, dans l'intention de revenir à son point de départ et d'y rester.

Ce n'était pas dimanche et le temps n'était pas très sûr. Il y avait peu de monde sur la terrasse: quelques femmes assises, par ci, par là, sur des chaises.

Paul, avant de revenir sur ses pas, se mit à les passer en revue, et resta pétrifié en apercevant la marquise de Ganges.

Elle s'était assise à la place qu'elle occupait déjà le jour où il l'avait rencontrée pour la première fois, au bout de la terrasse du côté de l'allée de l'Observatoire, adossée au piédestal d'une statue—la même—et absolument seule.

Elle ne voyait pas Paul Cormier, et elle ne l'avait pas remarqué lorsqu'il avait passé devant elle, pas plus qu'il ne l'avait remarquée.

Ce n'était pas elle qu'il cherchait, c'était Mirande et le petit garçon.

Mais il suffit qu'il aperçût madame de Ganges pour qu'il oubliât ce qu'il était venu faire au Luxembourg.

Il la retrouvait enfin, cette marquise introuvable qui faisait dire par ses gens qu'elle avait quitté Paris.

L'occasion était belle pour lui demander une explication qu'elle lui devait bien et il alla droit à elle, résolu à en finir et à ne pas la ménager.

Il fut presque brutal.

An lieu de la saluer, en l'abordant, il fit ce que Mirande avait fait, le dimanche de la première rencontre.

Il s'empara d'une chaise et il s'assit en face d'elle, sans prononcer une parole.

Elle pâlit et fut sur le point de se lever, mais elle resta et elle lui dit d'une voix altérée par l'émotion:

—Je vous en supplie, monsieur, laissez-moi.

—Désolé de vous refuser, répliqua-t-il durement. Je me suis présenté chez vous et vous n'y étiez pas. Puisque je vous rencontre, il faut absolument que je vous parle.

—Pas maintenant. Je vous recevrai quand vous voudrez; mais en ce moment, je ne puis pas vous entendre.

—Vous m'entendrez, pourtant; car je vous préviens que si vous quittez la place, je vais vous suivre. Ce sera, si vous voulez, une nouvelle promenade en fiacre, mais cette fois je ne descendrai pas en route pour vous être agréable.

—Que vous ai-je fait pour que vous preniez ce ton avec moi? demanda madame de Ganges qui se remettait peu à peu de son trouble.

—Vous vous êtes moquée de moi… vous avez menti… il faut bien que j'appelle les choses par leur nom…

—Je n'ai jamais menti de ma vie, interrompit froidement la marquise.

—Excepté le jour où vous m'avez juré que mon ami, Jean de Mirande, vous était indifférent.

—Vous vous trompez. Je vous ai dit que je ne l'aimais pas et que je ne pouvais pas l'aimer, voilà tout.

—Oh! je ne viens pas vous faire une scène de jalousie!

—Vous n'en avez pas le droit, dit avec beaucoup de dignité madame de Ganges. Il vous a plu de me déclarer que vous m'aimiez, moi que vous connaissiez à peine. Je ne vous y ai pas encouragé, et surtout je ne vous ai rien promis. Que me reprochez-vous?

—D'avoir essayé de me faire jouer un rôle ridicule, en vous servant de moi pour en venir à vos fins.

—Je ne comprends pas.

—Vous comprenez très bien. Votre but, je ne l'ai pas encore deviné, mais je suis certain que vous n'oseriez pas l'avouer… et tenez! je voudrais que Mirande fût ici… peut-être vous décideriez-vous à jouer cartes sur table… Il y viendra, du reste…

Madame de Ganges tressaillit, mais elle ne dit mot.

—Oui, madame, je comptais l'y trouver et je vais l'attendre.

—Comme il vous plaira, monsieur. Vous êtes libre de rester, et je suis libre de partir.

—Pas seule.

—Est-ce à dire que vous prétendez me suivre, malgré ma volonté?

—Je prétends que vous m'écoutiez jusqu'au bout.

—Hâtez-vous alors et parlez clairement. Que voulez-vous de moi?

—Je veux la vérité.

—Sur quoi?

Paul hésita, retenu par un reste de délicatesse qui l'empêchait de blesser une femme qu'il aimait en lui posant à brûle-pourpoint une question qu'il avait sur les lèvres.

La passion l'emporta et il lui dit brusquement:

—Vous n'avez jamais eu d'enfants?…

Cette fois, la grossièreté était si forte que les larmes vinrent aux yeux de madame de Ganges; mais elle resta maîtresse d'elle-même et ce fut avec calme qu'elle répondit:

—Jamais, monsieur. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que je croyais que vous en aviez un.

—Et sur quoi fondiez-vous cette supposition offensante pour moi.

—Offensante? mais non, puisque vous n'êtes veuve que depuis trois jours. Vous étiez mariée, je pense, depuis plusieurs années. Vous pouvez bien avoir eu un enfant de votre mari.

—Si j'en avais un, il ne me quitterait pas, et vous ne l'avez jamais vu avec moi.

—Non… je n'ai vu que ses joujoux qu'il a oubliés sur un banc de votre jardin. J'y suis entré aujourd'hui, dans ce jardin. La porte de votre hôtel était ouverte, et je n'ai pas trouvé un de vos gens pour me répondre.

—Et de ce qu'un enfant a laissé ses jouets chez moi, vous concluez que je suis sa mère?

—J'ai d'autres preuves.

—Lesquelles, je vous prie?

—Comment vous appelez-vous de votre petit nom?

—Marcelle, répondit sans hésiter la marquise.

—Vous avez donc deux noms?… L'autre, c'est Jacqueline… vous me l'avez dit, en voiture, dimanche dernier.

—C'est vrai. Je m'en souviens. Vous me pressiez de vous l'apprendre et à ce moment-là, je ne savais pas encore si je vous reverrais jamais. Je vous ai donné le premier nom qui m'est venu à l'esprit.

Du reste, un quart d'heure après, vous avez pu entendre mon amie madame
Dozulé me nommer Marcelle.

—Marcelle de Marsillargues, alors?

—Oui, je suis née de Marsillargues. Comment la savez-vous?… je ne vous l'ai jamais dit.

—Qu'importe comment je le sais?

—Par mon mari; peut-être, balbutia madame de Ganges, légèrement troublée.

—Non, madame, ce n'est pas votre mari qui m'a renseignée.

—Qui donc alors?

—Connaissez-vous, à Montpellier, Me Lestrigou?

—L'ancien bâtonnier!… oui, certes… il était l'ami et le conseil de mon père… mais il y a plusieurs années que je ne l'ai vu.

—Il ne tiendra qu'à vous de le voir.

—Je le voudrais… mais il est si âgé qu'il ne se déplace plus.

—Il est à Paris.

—Depuis quand? demanda la marquise, tout étonnée.

—Depuis hier soir. Il est venu tout exprès pour vous.

—Pour moi!… que ne m'a-t-il écrit!… il se serait épargné la fatigue de ce long voyage.

—Il ignorait votre adresse. Il l'a apprise tout récemment… Et il s'est présenté ce matin à votre hôtel. Vous avez refusé de le recevoir.

—Je n'étais pas chez moi, dit vivement madame de Ganges. Et si je savais où il loge à Paris…

—Je le sais moi, et je vous le dirai… quand vous aurez répondu aux questions que je vais vous adresser.

—Parlez, monsieur!

Paul prit un temps, pour préparer son effet, et quand il lut dans les yeux de madame de Ganges une inquiétude qui ressemblait fort à de l'anxiété, il commença ainsi:

—Vous souvenez-vous des séjours que vous faisiez au château de
Fabrègues, avant votre mariage?

—Oui, certes, répondit sans hésiter la marquise.

—Alors, vous vous souvenez aussi d'une petite paysanne… une orpheline, à laquelle vous vous intéressiez?…

—Et à laquelle je m'intéresse encore; oui, monsieur.

—Eh! bien, M. Lestrigou la cherche. Il ignore où elle est et il pense que vous ne l'ignorez pas.

—Pourquoi la cherche-t-il?

—Pour lui annoncer une bonne nouvelle.

—Je ne comprends pas. Expliquez-vous, monsieur, je vous en prie.

—Elle hérite d'une fortune énorme.

—C'est impossible. Ses parents étaient pauvres.

—Son père s'est enrichi en Californie où il est mort en lui laissant six millions.

—Que dites-vous? murmura la marquise, très émue.

—La vérité, madame. La succession est liquide, M. Lestrigou a fait toutes les démarches nécessaires. Votre protégée n'a qu'à entrer en possession. Seulement, il faut qu'elle se montre. Et si elle ne se montre pas, le brave homme qui la cherche va s'adresser à la police qui saura bien la trouver.

—Moi, je la trouverai et M. Lestrigou la verra… chez moi.

—Quand?

—Quand il lui plaira.

—Cela suffit, madame. M. Lestrigou est descendu à Paris chez un de ses anciens amis, qui est aussi un vieil ami de ma famille. Je ne suis pas certain de le rencontrer aujourd'hui, mais j'irai demain matin lui annoncer que vous êtes prête à le mettre en présence de Bernadette Lamalou.

—Vous savez son nom! s'écria madame de Ganges.

—Pourquoi M. Lestrigou me l'aurait-il caché?… Il a confiance en moi et il m'a raconté toute l'histoire de cette jeune fille…

—Que vous a-t-il dit d'elle? demanda vivement la marquise.

—Qu'elle a été élevée avec vous, au château de Fabrègues, qu'elle vous a suivie à Montpellier, et qu'après votre mariage, elle ne vous a pas quittée… vous avez fait avec elle de longs voyages; M. Lestrigou a perdu sa trace et même la vôtre.

—Il ne vous a dit que cela?

—Il m'a dit aussi que vous n'avez pas trouvé le bonheur avec M. de Ganges et que vous avez dû vous attacher encore davantage à votre protégée.

—C'est vrai. Son amitié m'a consolée de bien des chagrins… mais elle a souffert encore plus que moi.

—Eh bien, ses mauvais jours sont passés. La voilà riche.

—Ce n'est pas de la pauvreté qu'elle a souffert, murmura la veuve du marquis. La pauvreté n'est rien. J'ai toujours été riche et je n'ai jamais été heureuse.

—Que vous a-t-il donc manqué pour l'être? demanda Paul, en regardant fixement la marquise.

—Il m'a manqué d'être aimée, répondit-elle, sans hésiter.

—Qu'en savez-vous?

—Ne me dites pas que vous m'aimez… je ne pourrais pas vous croire… et alors même que vous ne vous feriez pas illusion sur la nature du sentiment que vous prétendez avoir pour moi, je ne pourrais pas y répondre… c'est trop tard… ma vie est finie… je n'ai plus qu'une seule affection… celle que je porte à Bernadette… elle aussi, a souffert par le coeur… la blessure qu'elle a reçue saigne encore, et si je parvenais à la guérir, je ne demanderais plus rien à Dieu.

Cette déclaration désespérée qui n'éclairait pas Paul Cormier sur la situation des deux amies, ne le toucha pas comme elle aurait dû le faire s'il eût été moins prévenu contre madame de Ganges.

L'enfant recueilli par Mirande ne lui sortait pas de la tête, et les réponses de la marquise ne l'avaient pas convaincu qu'elle n'était pas la mère de ce garçonnet qui oubliait ses jouets chez elle.

Il n'avait pas poussé à fond l'interrogatoire et il s'était perdu dans des questions accessoires sur le passé de mademoiselle de Marsillargues avant de lui parler de l'incident qui avait conduit le petit Roch chez Jean de Mirande.

Mais il n'avait pas renoncé à aborder ce sujet, et il était temps d'y arriver, car madame de Ganges allait se lasser de l'entendre et, quoi qu'il en eût dit, il ne songeait pas à la retenir de force, si elle se levait pour partir.

Et, emporté par la vivacité du dialogue qu'il avait entamé avec elle, il oubliait que Jean ne devait pas tarder à arriver sur la terrasse, conduisant l'enfant qui ne manquerait pas de trancher la question en reconnaissant sa mère, si elle était là.

Il ne remarquait pas non plus que la marquise semblait s'attendre à un événement, car il lui était arrivé plus d'une fois, surtout au début de l'entretien, de regarder au loin, comme si elle eût guetté l'apparition de quelqu'un.

Depuis que Paul s'était mis à la presser de questions embarrassantes, elle s'occupait moins de ce qui se passait sur la terrasse. Elle tournait moins souvent la tête et elle ne cessait guère de regarder son interlocuteur en face, sans doute afin de deviner son arrière-pensée et de se tenir prête à la riposte.

—Madame, reprit Cormier, sans s'apitoyer sur les chagrins de coeur de la marquise, je vous ai parlé tout à l'heure d'un enfant que je croyais être à vous. Vous affirmez le contraire et il se peut que je me sois trompé. Mais je ne vous ai pas dit que je l'ai vu hier… que je lui ai parlé… et que je sais où il est.

Et, comme madame de Ganges ne soufflait mot, et baissait les yeux:

—Il est chez quelqu'un que vous connaissez bien…

À ce moment, Roch, sorti on ne sait d'où, arriva, courant à toutes jambes, et sauta sur les genoux de la marquise en s'écriant:

—Maman Jacqueline! Bonjour, maman Jacqueline!

Et sans lui laisser le temps de se reconnaître, il lui jeta ses petits bras autour du cou et il se mit à la manger de caresses.

Elle était très troublée et il y avait de quoi, mais elle ne le repoussa pas et elle lui rendit tendrement ses baisers.

—Allons! pensait Cormier, elle avoue, parce qu'elle ne peut faire autrement… L'enfant est bien à elle, car si elle n'était pas sa mère, elle le chasserait.

—Tiens! s'écria le petit garçon, dès qu'il se fut rassasié d'embrassades. Bonjour, monsieur!… ça va bien depuis hier?

Il avait tout de suite reconnu Paul, quoiqu'il ne l'eût pas beaucoup vu la veille, et Paul, enchanté de l'incident, s'empressa de lui dire:

—Ça va très bien, et vous? Avez-vous bien dormi chez notre ami?

—Oh! oui. Je ne me suis réveillé que ce matin, très tard, et j'ai été soigné chez lui comme chez maman Jacqueline. Il m'a mené déjeuner dans un café où il y avait des glaces partout… J'ai mangé des fraises tant que j'en ai voulu… des belles grosses… Mais je suis joliment content tout de même de retrouver maman Jacqueline.

—Et où est-il, notre ami?… Il est venu avec vous au Luxembourg?

—Oui… mais au bas de l'escalier de la terrasse il a rencontré deux vilaines femmes… celles qui ont dîné avec nous, hier… il s'est mis à leur parler… ça m'ennuyait… alors j'ai monté les marches à cloche-pied… quand j'ai été en haut, j'ai vu maman Jacqueline… et me voilà!

—Il doit être inquiet de vous. Vous ferez bien d'aller le chercher.
Vous lui direz que je suis là.

—Faut-il, maman? demanda Roch en interrogeant des yeux la marquise.

—Va, mon enfant, répondit-elle avec calme.

Le gamin partit comme une flèche et se précipita dans l'escalier.

Paul n'attendait que son départ pour entamer l'explication décisive.
Madame de Ganges le prévint.

—Eh bien! monsieur, lui dit-elle, le voilà, cet enfant que vous prétendiez être à moi…

—Mais il me semble qu'il ne peut pas être à une autre.

—Pourquoi?… Parce qu'il m'appelle maman?

—Maman Jacqueline… il ne vous connaît sans doute que sous ce nom-là… le premier qui vous est venu à l'esprit, quand je vous l'ai demandé l'autre jour, disiez-vous tout à l'heure!

—Ce nom est à moi… j'en ai deux, je m'appelle Marcelle-Jacqueline.

—Marcelle, pour le monde… Jacqueline, pour votre fils?

—Vous persistez donc à croire que Roch est mon fils?

—Oseriez-vous encore soutenir le contraire?

—Oui, et je vous le prouverai bientôt.

—Alors, c'est un enfant trouvé que vous avez adopté?… Vous aviez déjà adopté une orpheline… c'est une manie!…

—La manie d'aimer, murmura la marquise.

Ce fut dit si doucement que Paul fit un retour sur lui-même. Madame de Ganges, au lieu de se fâcher de l'accusation qu'il lui jetait à la face, répondait sans s'émouvoir et sans prendre la peine de se justifier. Il recommençait à se demander si cette attitude résignée qu'il avait prise d'abord pour un aveu n'était pas une preuve d'innocence.

Et il reprit d'un ton moins assuré:

—Il est allé rejoindre un homme que vous connaissez… Jean de Mirande.

—Je le sais.

—Mais il va revenir… et Mirande ne manquera pas de vous aborder.

—Je m'y attends.

—Que ferez-vous, alors?

—Vous le verrez. Maintenant, je vous prie de rester. Je désire que vous assistiez à l'entretien que j'aurai avec votre ami. Vous serez libre d'y prendre part.

—Quoi!… en présence de l'enfant!

—L'enfant jouera autour de nous. Il ne comprendrait pas… et il ne cherchera pas à comprendre. J'espère que M. de Mirande n'amènera pas les femmes qu'il vient de rencontrer, ajouta en souriant tristement madame de Ganges.

—Il suffira qu'il vous aperçoive pour qu'il se débarrasse d'elles. Vous les avez déjà vues… dimanche… elles étaient ici et elles l'ont emmené…

—Je m'en souviens très bien.

—Mais depuis ce jour-là, il s'est passé des choses…

—Qui ont changé l'humeur de votre ami. C'est la grâce que je lui souhaite.

—Je ne vous cacherai pas que je comptais le trouver ici… et je savais qu'il y conduirait l'enfant, qui nous a dit, hier, que sa mère y venait tous les jours… sa mère! vous entendez, madame?

—J'entends très bien… et Roch vous a dit la vérité.

—Alors, c'est moi qui ne comprends plus. Mais, puisque tout va s'éclaircir, nous pouvons parler d'autre chose… De votre protégée, par exemple. Elle ne doit guère s'attendre à la nouvelle que vous allez lui apprendre… car je suppose que vous la verrez avant qu'elle ait vu cet excellent M. Lestrigou qui lui apporte six millions.

—Je la verrai certainement aujourd'hui.

—Et Lestrigou ne la verra que demain. Vous aurez donc le plaisir de lui annoncer qu'elle est millionnaire. Oserai-je vous demander si elle est mariée?

—Non, monsieur, elle ne l'est pas.

—Elle ne manquera pas de prétendants. Je vais bien vous étonner en vous disant qu'on m'a mis sur les rangs sans me consulter.

—Vous! murmura madame de Ganges en rougissant un peu.

—Mon Dieu, oui… et voici comme: l'ami de M. Lestrigou s'intéresse beaucoup à moi; il rêve de me marier, et dès qu'il a su que M. Lestrigou connaissait une héritière, il s'est mis en tête de me la faire épouser. Il m'a prêché longuement; il m'a menacé de me donner sa malédiction si je me dérobais.

—Puis-je savoir ce que vous lui avez répondu?

—Que je ne voulais pas de sa millionnaire… qui, très probablement d'ailleurs, ne voudrait pas de moi. Ai-je eu tort?

—Non, monsieur, Bernadette ne veut pas se marier.

—Ni moi non plus. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

—J'envie votre optimisme, soupira madame de Ganges.

—Que ne puis-je vous y convertir!

—Il faudrait pour cela des événements… qui n'arriveront pas… Mais il me semble que Roch tarde bien… Pourvu que M. de Mirande nous le ramène!

—Vous pouvez y compter… Le petit sait que vous êtes là et Mirande qui l'adore ne le quitterait pas pour un empire.

—Ah! il s'est déjà attaché à lui?

—C'est-à-dire qu'il en est fou!… Il a découvert tout à coup qu'il a une vocation prononcée pour la paternité… et je parierais qu'il a une peur atroce qu'on lui reprenne l'enfant. Si la mère l'avait abandonné, il serait ravi parce qu'il pourrait le garder… et si elle voulait le lui vendre, il l'achèterait au poids de l'or.

—Roch n'est pas à vendre.

—Oh! je le pense bien… mais il s'arrangerait à merveille de vivre avec mon ami. J'étais là, hier soir, quand Mirande l'a rencontré sur la terrasse. L'enfant était en train de se chamailler avec un gardien qui voulait le faire sortir du jardin, parce qu'on allait fermer. Dès que Mirande s'en est mêlé, il est devenu doux comme un mouton et il l'a suivi, sans faire l'ombre d'une difficulté. Ils se sont entendus tout de suite. Et j'ai pu m'apercevoir qu'ils ont le même caractère. Le petit est aussi rageur que le grand est violent.

—Ce n'est pas peu dire, je crois. Votre ami me fait l'effet d'un sauvage qu'on aurait jeté tout à coup au milieu des civilisés. Il n'obéit qu'à ses passions ou plutôt à ses instincts… il ne connaît aucun frein. Il marche à travers le monde sans se soucier des victimes qu'il écrase… Il m'effraie.

—Vraiment? Je croyais que vous vous intéressiez à lui.

—Comme on se préoccupe d'un dangereux ennemi… comme un berger s'inquiète du loup qui rôde autour du troupeau…

—Je vous assure, madame, que Jean vaut beaucoup mieux que vous ne pensez… les brebis qu'il a enlevées ne demandaient qu'à être croquées.

—Qu'en savez-vous? demanda vivement madame de Ganges.

—Celles que je connais du moins… des demoiselles du quartier Latin…

—Il n'a pas toujours vécu à Paris.

—Il n'en est pas sorti depuis qu'il a quitté le collège.

—Je croyais qu'il avait un oncle dans la province où je suis née…, en
Languedoc.

—Il ne l'a pas vu depuis cinq ans, cet oncle… et il s'est brouillé avec lui pendant un voyage à Montpellier…, le seul qu'il ait fait depuis sa majorité.

—Vous a-t-il parlé quelquefois de ce voyage?

—Très peu. Il en a gardé un mauvais souvenir et c'est un sujet qu'il évite d'aborder. J'ai cru comprendre qu'il lui est arrivé là-bas une aventure désagréable, mais il ne me l'a jamais racontée.

—Le contraire m'étonnerait beaucoup.

—Vous la connaissez donc, cette aventure?

—Dispensez-moi, monsieur, de vous répondre.

—Vous préférez répondre à Jean que vous allez voir bientôt, et qui ne va pas manquer de vous interroger…

—Sur quoi, je vous prie?

—Mais… quand ce ne serait que sur cet enfant qui, tout à l'heure, viendra se jeter dans vos bras.

—Se jeter dans mes bras?… non… je ne crois pas, murmura madame de Ganges qui, depuis quelques instants, regardait avec persistance du côté où, la veille, les deux amis avaient rencontré le petit Roch.

Mais, reprit-elle, quoi qu'il arrive, je remercierai M. de Mirande.

—De quoi le remercierez-vous?… d'avoir été inconvenant, lorsqu'il vous a abordée, dimanche dernier, sur cette terrasse?

—Je le remercierai d'avoir recueilli ce pauvre petit.

—Il vous répondra en vous demandant s'il est à vous.

—Je dois m'y attendre, puisque vous m'avez adressé la même question.

—Une question qui ne paraît pas vous embarrasser.

—Oh! pas du tout. Et vous ne tarderez guère, monsieur, à savoir à quoi vous en tenir.

—Qu'attendez-vous pour me dire la vérité?

—J'attends que votre ami soit là. Il est plus intéressé que vous à la connaître.

—Voilà un commencement d'aveu! s'écria Cormier; mais tenez!… Le voici!… ou plutôt les voici!

Mirande, en ce moment, apparaissait en haut de l'escalier, tenant par la main le petit Roch et délivré de la compagnie des donzelles qui l'avaient accosté près du bassin.

Sans doute, il venait de les congédier en apprenant de la bouche de l'enfant que l'énigmatique maman Jacqueline était sur la terrasse.

Paul Cormier se leva pour l'appeler du geste. La marquise ne bougea pas, et Roch lâcha la main de Mirande pour courir à elle; mais tout à coup, obliquant à droite, il se lança à toutes jambes vers les quinconces où ne manquaient ni les gamins de son âge, ni les femmes assises au pied des marronniers.

Mirande n'essaya point de le rattraper. Il avait aperçu son ami et la blonde qui s'était naguère montrée si revêche à ses galanteries à la hussarde. Il savait par Paul que cette blonde récalcitrante était la marquise de Ganges, mais il ne se doutait pas qu'elle était aussi maman Jacqueline, et il ne résista pas à l'envie qui lui prit de s'expliquer avec elle avant de courir après l'enfant.

Il avait tué son mari. Ce n'était pas une raison pour la fuir, et il vint à elle avec toute la bravacherie de Don Juan invitant à souper la statue du Commandeur qu'il avait envoyé dans l'autre monde.

Pâle, mais résolue, madame de Ganges le regardait, sans baisser les yeux. Elle attendait qu'il parlât et ce fut Cormier qui dit à son ami:

—Madame te connaît. Il est inutile que je te présente.

—Parfaitement inutile, appuya Mirande. Je sais que j'ai l'honneur d'être le compatriote de madame qui s'appelait autrefois mademoiselle de Marsillargues… et je sais aussi qu'elle m'accuse d'avoir troublé sa vie… c'est à toi qu'elle l'a dit et c'est toi qui me l'as répété.

Et comme la marquise continuait à se taire, il reprit d'un ton moins assuré:

—Si ce reproche s'appliquait à un malheur récent que je déplore, je prierais madame de me pardonner… mais, si je ne me trompe, il s'agirait de torts graves que j'aurais eus autrefois…

—Il y a cinq ans, interrompit madame de Ganges.

—Envers vous, madame?… Je pensais vous avoir vue pour la première fois, dimanche dernier, à la place où vous êtes assise en ce moment.

—Vous avez donc oublié que vous êtes venu à Fabrègues?

—À Fabrègues! répéta Mirande en fronçant le sourcil.

—Oui… au village près duquel mon père avait un château.

—Je sais… mais je ne me rappelle pas vous avoir rencontrée pendant le très court séjour que j'ai fait tout près de là, dans un domaine qui appartient encore à mon oncle.

—Vous y étiez le jour de l'ouverture des vendanges?

—Oui… je crois…

—Vous croyez! répéta la marquise; vous n'êtes pas sûr?… alors, vous n'avez pas gardé de ce jour un souvenir distinct!… il aurait dû pourtant marquer dans votre vie.

Paul fut très étonné de voir que Mirande changeait de visage. Il le fut bien plus encore de l'entendre répondre:

—C'est vrai… ce jour-là, j'ai commis une mauvaise action.

—Non, monsieur… pas seulement une mauvaise action… un crime, car vous pouviez la réparer et vous ne l'avez pas fait.

Paul tombait de son haut. Il se demandait de quelle espèce de crime son camarade avait pu se charger la conscience, en Languedoc. C'était bien assez d'avoir tué le marquis sur le boulevard Jourdan.

Il commençait pourtant à deviner qu'il ne s'agissait pas d'un autre meurtre et que la première victime de Mirande n'était pas un homme.

—Comment l'aurais-je réparée? balbutia le coupable. Je suis parti le lendemain.

—Et vous n'êtes jamais revenu… et vous ne vous êtes jamais inquiété de savoir ce qu'il adviendrait de la malheureuse enfant que vous aviez indignement trompée!

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