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La Manifestante

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LA MANIFESTANTE

M. et Mme Dovrigny étaient des gens d'honneur. Leur ascendance se composait de magistrats et d'officiers. L'on y citait de hauts grades, mais pas de noms illustres, pas de grands personnages. Dans leurs familles, on avait cultivé le devoir et la légalité consciencieusement, sans héroïsme, — comme ailleurs on cultive la terre.

M. Dovrigny, directeur d'assurances à Paris, avait de la fortune ; les époux vivaient selon la meilleure ordonnance mondaine ; la convention moyenne déterminait leurs goûts artistiques et récréatifs. La beauté, dans tout domaine, était pour eux une chose de juste mesure, confinée dans de strictes limites.

Ils n'étaient excessifs que dans leur adoration pour leur fils Adolphe qui atteignait l'âge du mariage et pour qui ils faisaient des rêves ambitieux.

Adolphe, vingt quatre ans, point sportif, pas très vigoureux, était pourtant de taille plus élevée que son père et que sa mère. Sa physionomie avait aussi plus de caractère que la leur. Blond, les yeux clairs, il avait une figure régulière, allongée, contemplative, d'un type aristocratique.

Selon une loi de nature, la race changeait en sa personne. C'était un garçon sérieux, très sérieux ; mais, sous l'influence de l'époque, il s'écartait de la tradition familiale si réglementaire. Par exemple, au lieu d'avoir uniquement des goûts appris, il sentait en lui la velléité de goûts personnels. En musique, en littérature, il considérait, avec le désir de les comprendre, des œuvres que ses parents ignoraient et refusaient de connaître.

Ses études terminées, — le baccalauréat et deux inscriptions de licence, pour la qualification d'étudiant en droit qu'elles comportaient, — son père lui avait attribué un emploi privilégié dans la Compagnie qu'il dirigeait.

Voilà qu'Adolphe Dovrigny s'était épris d'une simple employée de bureau, Mathilde Anriquet, que les motifs de service lui faisaient aborder quotidiennement!

Oh! la race entrait en évolution : il n'avait pas consulté ses parents avant d'engager de tendres pourparlers.

Et un beau jour, sans préambule, il leur avait annoncé qu'il se considérait comme fiancé. Il n'avait tenu compte de leurs pathétiques représentations que par des bouderies et des airs ennuyés.

Les parents se désolaient. Adolphe était un enfant gâté que l'on n'avait jamais contrarié ; ils avaient peur de lui faire du chagrin, ils ne pouvaient ni ne voulaient s'opposer expressément au mariage d'amour qu'il projetait et qui était pour eux un mariage « d'aventure ».

Ils essayaient de tout leur cœur, de toute leur sincérité, de toute leur passion de gens d'honneur, de l'en détourner.

Ils invoquaient surtout le rang, — l'étiage social, qui dépendait, (en dehors de l'origine, de l'éducation, et de la situation de fortune), d'un aspect mondain correct, légal, — d'un aspect de discipline, de bienséance, qu'il fallait exactement posséder.

— Cette jeune fille, à qui tu as pu adresser tes hommages sans formalité protocolaire et qui les a acceptés avec indépendance, n'est pas moralement assez haute, assez grande, assez belle pour toi.

Tel était le leit-motiv de leurs discours affectueux.

D'autres critiques ne leur manquaient pas :

— Elle est petite, brune de peau ; sa jeunesse n'a que l'agrément parisien ; avec ses yeux luisants et mobiles, nous lui trouvons une frimousse un peu enfantine. La candeur enfantine, à un certain âge, s'appelle ignorance et bêtise.

« Tu avoues toi-même que ta Mathilde n'est pas une beauté. Tu prétends la préférer aux jeunes filles que tu as pu connaître jusqu'à présent, parce qu'elle est mieux de cœur, d'intelligence, de conscience.

« Mais par quoi, comment est-elle ainsi mieux que les autres? Tu ne saurais le préciser. De cela, tu as seulement l'impression, le pressentiment.

« Eh bien, mon enfant, la vérité ne fait aucun doute : tu es influencé, trompé, aveuglé par un éveil de nature, par un mirage qui vient de toi-même.

« Tu as l'âge d'avoir une femme, tu prêtes une supériorité chimérique à celle que le hasard a placée le plus près de toi.

Adolphe ne restait pas sans répondre. Mathilde avait, entre autres, ce mérite d'être une employée modèle, de travailler pour gagner sa vie, et même de faire passer l'aide à sa famille avant la légitime coquetterie. Elle était économe jusqu'à se refuser le bouquet de violettes dont ses collègues ornaient leur table de travail.

Les parents se récriaient :

— Nous reconnaissons que cette jeune fille a des qualités, mais tout ordinaires, — mais point les qualités exceptionnelles que doit avoir la femme d'un homme tel que toi.

« Son extrême simplicité ne vient-il pas d'un défaut de goût? Dans tous les cas, ce fait de se refuser le luxe d'une fleur, cette sagesse mesquine est sans intérêt pour toi, notre unique héritier.

« La seule qualité de notre classe, la seule qualité mondaine ou bourgeoise de Mlle Mathilde serait qu'elle se montre parfaitement réservée en public ; dans les bureaux mêmes, elle se tient d'une façon toute différente de ses collègues. Quand elle est dehors, elle ne lance pas ses regards à tort et à travers, elle ne parle pas et ne rit pas tout haut, comme font ces demoiselles. On la sent incapable, non seulement de s'afficher, mais de manifester à la manière spontanée des gens, par exclamations et par gestes, même dans les occasions admissibles, même devant un spectacle de rue stupéfiant, effrayant ou comique.

« Très bien : elle conserve, en toute occurrence, la retenue, la correction. Mais cette correction, si louable soit elle, ne suffit pas seule à classer une personne.

« Si tu voulais nous croire, au lieu de t'obstiner dans ton parti-pris, — tu consentirais à ouvrir les yeux, à juger, à critiquer, à comparer. Tu considérais attentivement certaines jeunes filles de notre entourage, — chose que tu n'as jamais faite, — par exemple, tu regarderais sérieusement, tu observerais, tu étudierais Émilienne de Bégalit.

*
*  *

En effet, la déconvenue de M. et de Mme Dovrigny était d'autant plus cruelle qu'ils avaient cherché eux-mêmes la réalisation de leurs rêves ambitieux, — et qu'ils avaient caressé la délicieuse espérance de donner, eux-mêmes, une femme à leur cher enfant.

Juste au moment où Adolphe leur avait parlé de Mathilde Anriquet, ils venaient de fixer leur choix sur Émilienne de Bégalit et dans les conditions les plus ravissantes : les parents de la noble héritière trouvaient Adolphe digne de leur fille et elle-même n'était pas sans laisser deviner un trouble charmant lorsque la conversation se portait sur ce jeune homme « accompli ».

Ce parti répondait sous tous les rapports à l'idéal de M. et de Mme Dovrigny.

Émilienne était « belle femme » à la perfection, une déesse blonde, sculpturale au point de paraître un peu froide, — mais attendons l'amour, le bonheur conjugal et ses miracles. Elle était cultivée selon le meilleur programme mondain ; son goût en n'importe quel genre était copié sur le bien classique. Elle répudiait, sans idée personnelle, tout ce qui n'était pas conforme aux traditions, aux opinions ou aux habitudes bienséantes. Elle était bien élevée au point de ne savoir envisager aucune espèce de hardiesse.

Et ses parents donc! Ils étaient pareils à ceux d'Adolphe en plus austère, — leur code de l'honneur était plus agissant, plus intraitable que celui de M. et de Mme Dovrigny. Notamment, ils aimaient leur fille avec moins de faiblesse que n'en montraient ces derniers envers leur fils.

Ainsi, on leur fit part de la situation avec loyauté : Adolphe, avant que l'on eût pensé à Émilienne pour lui, s'était amouraché de Mathilde, oh légèrement, — mais il était si délicat, que l'incident prenait une importance exagérée.

Eh bien, les parents d'Émilienne furent d'avis que les Dovrigny n'avaient qu'à user de leur autorité et à imposer une rupture immédiate.

Toutefois, ils acceptaient, en haussant les épaules, que l'on donnât le temps à Adolphe de revenir tout seul à un choix acceptable. Car ils ne doutaient pas un instant que leur fille ne l'emportât sur cette mademoiselle Mathilde ; ils n'admettaient même pas qu'Émilienne fût mise en balance. Ils comprenaient qu'Adolphe craignait une scène disgracieuse, s'il rompait trop brusquement.

Hélas, Adolphe demeurait inébranlable dans sa résolution d'épouser Mathilde et il insistait pour la présenter à ses parents. Ils ne la connaissaient que pour être allés secrètement l'examiner dans son bureau, à un guichet ouvert au public. Déchirés, portés à la fois à céder et à refuser, ils bornaient leur résistance au moyen administratif de l'atermoiement, où ils excellaient par atavisme.

Le jour où ils recevraient Mathilde, ne reconnaîtraient ils pas, par ce fait, comme possibles, les fiançailles de leur fils?

Finalement, après quelques semaines gagnées au moyen de prétextes, de diversions, de contre-propositions plus ou moins bien déguisées, M. et Mme Dovrigny durent se résigner.

Mais, tenaces jusqu'au bout, ils spécifièrent très fort que cette première visite de mademoiselle Mathilde Anriquet n'était encore qu'une épreuve.

Ils s'accrochaient à cette dernière imagination : que la jeune employée commettrait quelque incorrection, laisserait apparaître quelque infériorité qui choquerait Adolphe lui-même et justifierait une nouvelle opposition de leur part.

Cela s'est vu souvent, cela est avec raison exploité au théâtre : une personne placée par les apparences trompeuses à un rang élevé, — et qu'un gros mot, qu'un geste trivial fait dégringoler au bas étiage qui est le sien véritable.

*
*  *

Le fatal dimanche est arrivé.

Un programme a été arrêté d'avance.

Cet après midi, Mlle Mathilde Anriquet ne sera accompagnée ni de son père ni de sa mère qui préfèrent, par sentiment des distances, modestement rester dans l'ombre, — (M. Anriquet est Contrôleur de chemin de fer), — elle viendra toute seule à cinq heures.

Adolphe, seul aussi, tout d'abord, la recevra, l'introduira dans le salon, — puis il ira chercher ses parents et procédera à une présentation en règle — sans qu'à aucun moment soit posée, soit examinée la question du mariage.

Dès le commencement de l'après midi, Adolphe et ses parents sont émus pour des causes différentes, mais à un degré pareil. Malgré eux, ils regardent l'horloge, ils calculent le temps avec anxiété.

Quatre heures. On sonne. Quelle peut bien être cette visite?

Surprise : c'est M. de Bégalit qui non seulement ignore où en sont les choses, mais reste persuadé qu'Adolphe sera son gendre, plus ou moins tôt, selon les circonstances et il les surveille de près les circonstances.

Le père d'Émilienne est plus cérémonieux que d'habitude, — il est même grave, avec une solennité sous laquelle on devine la satisfaction triomphante.

— Mes chers amis, il s'agit de Mlle Mathilde. La Providence, vous le savez, veut que mon domicile avoisine le bureau de cette jeune personne et que je me trouve, de force, placé à un poste d'observation. Le hasard m'a fait souvent sortir en même temps qu'elle, et avoir à parcourir le même chemin qu'elle. C'est par moi que vous avez été renseigné franchement sur sa décence extérieure.

« Aujourd'hui, j'ai un fait considérable à vous communiquer. Ce fait se rapporte au procès Bélinois qui s'est terminé hier.

Que l'on imagine l'effarement d'Adolphe, et de M. et de Mme Dovrigny : Mme Bélinois, une femme de toute ordinaire extraction, avait tué, d'un coup de revolver, son mari, un potentat de la finance, — par légitime défense, prétendait elle, — par préméditation cupide prétendait le ministère public qui réclamait la peine de mort.

Le procès avait passionné l'opinion : les uns souhaitant l'acquittement, les autres la condamnation.

Mme Bélinois était une étrange figure : actrice débutante, mais élève remarquée du Conservatoire, elle avait été épousée pour sa beauté, pour son charme, pour sa vocation d'amoureuse.

A entendre la défense, elle méritait le royal mariage qu'elle avait fait : toute la poésie et tout le dévouement et, notez bien, toute la vertu de l'amour habitaient en son cœur.

Or sa vie conjugale avait été un véritable martyre : un mari brutal, sadique, — un homme jaloux, avare, égoïste avec férocité, — qui imputait à crime jusqu'à des démarches de bienfaisance, jusqu'à des dépenses de charité.

Elle avait subi des outrages et des sévices ; l'état de dépendance où la femme est mise par la loi était devenu le pire esclavage, la pire torture.

Point de cupidité dans son explosion meurtrière : les clauses du contrat de mariage la laissaient aussi pauvre, veuve, qu'elle était, jeune fille.

Bon. Mais à entendre l'accusation, si Mme Bélinois restait pauvre, c'était par surprise, par suite d'un faux calcul, — et aucune de ses allégations n'était prouvée : le mari n'avait pas outrepassé ses droits, — il avait réagi légitimement contre un abus d'indépendance qui était le grand mal de l'époque actuelle.

« Certaines femmes étaient des insurgées, des anarchistes en rébellion contre les devoirs justement imposés à leur sexe.

Le procès avait, par endroits, pris l'ampleur d'un réquisitoire contre le féminisme, contre l'amour même.

Les huit audiences avaient accru l'émotion du public, mais l'avaient laissé presque aussi divisé que pendant l'instruction.

Les efforts opposés de la défense et de l'accusation n'avaient fait que rendre le mystère impénétrable.

A la vérité, l'on ne pouvait prononcer un jugement personnel que par l'intuition du cœur.

L'accusée avait bien soutenu son rôle : des attitudes et des paroles tragiques, des cris palpitants, des protestations, des serments impressionnants. Mais n'était-elle pas une comédienne de profession?

Les larmes de douleur et de désespoir n'avaient pas désarmé toutes les préventions, — non plus que la misère physique de cette malheureuse épuisée, rongée de fièvre, suppliciée par les interrogatoires, — mais qui gardait, pour certains yeux, une sorte de majesté indéfinissable.

Maintenant revenons à nos personnages.

Après une pause pour ne pas couper l'effarement de ses auditeurs, M. de Bégalit continue :

— On savait que le procès se terminerait hier samedi. Grâce au loisir de la semaine anglaise, une foule, tout de suite après le déjeuner, s'est massée sur la place Dauphine, devant la cour d'assises, pour attendre le verdict.

« A quatre heures, la nouvelle de l'acquittement s'est répandue dans Paris. L'héroïne du procès devant être mise en liberté immédiatement, une partie de la foule a voulu la voir sortir.

« En effet, une certaine porte s'est ouverte et la meurtrière acquittée est apparue, affreusement pâle, soutenue comme une agonisante, Parbleu! elle se sentait marquée du sang indélébile, elle se sentait une proscrite parmi les autres femmes.

« Il est de fait qu'un grondement effrayant l'a accueillie. La foule réunie là était la partie hostile qui voulait lancer, et peut être exécuter son verdict personnel.

« Il y a eu un instant critique. Sur le passage de la misérable, les huées augmentaient, des poings s'avançaient menaçants. Les exemples abondent de la populace brusquement déchaînée aussi terrible que la tempête, que l'ouragan.

« Mais alors, une contre-manifestation, — une seule. Attention!

« Avant que la menacée pût se réfugier dans un taxi, une jeune fille s'est précipitée à son secours, des fleurs offertes à la main.

« Tel a été le geste, telle a été l'expression, tel aussi le fluide, que la foule a été immobilisée par la stupeur, le temps suffisant pour la fuite.

« Hein? Vous imaginez l'inconcevable audace de la manifestante, isolée, détachée, se solidarisant avec la criminelle contre une foule entière, — au mépris de toute vergogne, au risque d'un mauvais parti.

« Car elle a dû s'enfuir, elle aussi, — le répit n'a pas duré. Le chauffeur du taxi a eu la présence d'esprit de la saisir, de l'emporter sur son siège comme un bagage, pour la déposer hors des atteintes vengeresses.

« Eh bien, attention! un degré s'ajoute encore à l'inconcevable!

« Cette manifestante de la solidarité, cette intrépide pardonneuse et protectrice de la femme qui avait tué son mari, était une jeune fille en instance de fiançailles! Préparez vous : c'était Mlle Mathilde Anriquet.

« Au revoir mes amis, je me ferais scrupule d'insister. Je me rends compte que vous avez besoin de solitude, je vous laisse à vos réflexions. »


M. de Bégalit parti, Adolphe et ses parents se regardent à grands yeux vides : ils ne savent pas, ils sont désemparés.

Ils devraient évidemment partager la réprobation frémissante du père d'Émilienne, qui trouve abominable, monstrueux, qu'une jeune fille désireuse de se marier affiche, comme d'un élan irrésistible, son sentiment pour la criminelle qui a assassiné son mari.

M. et Mme Dovrigny surtout devraient voir là, sans hésiter, le coup de théâtre escompté, la révélation qui, au dernier moment, démonétise un personnage sympathique par erreur.

Mais la dose excessive empêche qu'un poison mortel tue sur le coup. Mais la dose excessive de monstrueux arrête le mécanisme intellectuel.

L'acte de Mathilde est tellement inattendu que l'on ne comprend pas, — et l'incompréhension fait que l'on reste sans paroles, sans décision.

Ah! mon Dieu, on sonne, on a sonné! C'est l'heure! Quoi faire? on ne sait pas.

Le fils et les parents assis ne bougent pas. Ils oublient le cérémonial prémédité, — ils laissent la domestique introduire la visiteuse.

Dans le cadre de la porte, apparaît la jeune fille, — celle dont l'on vient de parler, — celle d'hier : ses mains gantées ont offert les fleurs, son front, ses yeux, sa bouche ont exprimé la solidarité, — dans sa poitrine, son cœur a commandé l'élan inconcevable.

Or l'entrée de Mathilde produit sur les trois personnages assis l'effet d'une irruption de clarté.

Ils se lèvent, ils s'avancent d'instinct, par spontanéité curieuse, comme pour voir de près, comme pour toucher.

C'est bien une irruption de clarté : Mathilde est vêtue de clair, une toilette sans artifice qui ne modifie aucune de ses proportions naturelles, une coiffure en béret qui n'ombrage pas la physionomie. Elle se présente bien droite, toute figure offerte, toute transparente de conscience : voici ma personne et voici mon âme.

On lui tend la main par une sorte de nécessité contagieuse, par impossibilité de composer des attitudes, avec seulement dans les yeux, dans la pensée, cette certitude : elle est la même aujourd'hui qu'hier, elle n'a pas deux visages, elle n'a pas deux aspects.

— Bonjour Mademoiselle.

— Entrez donc, Mademoiselle.

Les hôtes sont influencés, embarrassés, comme devant une personnalité non encore rencontrée ; il semble que Mathilde apporte avec soi une atmosphère étrangère.

Elle sourit, émue, pâlissante, rougissante :

— Je vous remercie, Madame, je vous remercie, monsieur, de vouloir bien me recevoir.

On déplace les sièges pour chercher une contenance :

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

— Vous êtes venue à pied?

Mais M. et Mme Dovrigny tout à coup s'inquiètent affreusement. Adolphe a salué, a présenté : Mademoiselle Mathilde Anriquet… mes parents… Puis il est allé fermer la porte derrière Mathilde, mais grâce à cela il a disparu!

Ah! mon Dieu, il se dérobe, il ne veut plus épouser Mathilde, il ne veut plus la voir. Le réquisitoire de M. de Bégalit l'a conquis en faveur d'Émilienne, l'héritière en possession de la beauté morale la plus régulière.

— Adolphe? demande malgré soi Madame Dovrigny.

— Adolphe a dû oublier quelque chose dans sa chambre, répond le père.

Que va-t-il se passer?

Le mieux n'est-il pas de faire que Mlle Anriquet devine à demi-mot « le changement » d'Adolphe.

M. Dovrigny commence :

— Mademoiselle, vous nous avez trouvés réunis au salon parce que nous venions d'avoir une visite. La visite d'un ami intime, au courant de nos projets, et bien entendu aussi au courant de nos opinions. Or le hasard veut que cet ami habite…

Ici, une exclamation de Mme Dovrigny.

Voici Adolphe. Il a en effet été déterminé par le réquisitoire de M. de Bégalit.

D'un bond, il a franchi les étages, puis il a couru à une boutique voisine. Et voici qu'il se précipite, des fleurs à la main :

— Mademoiselle Mathilde, chacun son tour. On vous a vue hier!

— Oui! fait Mathilde, les yeux émerveillés. Et vous aujourd'hui…

— Et moi aujourd'hui, du même cœur que vous…

Selon la loi éternelle, M. et Mme Dovrigny ont toujours trouvé qu'Adolphe était le plus beau garçon qui existât au monde. Mais, en ce moment, par son geste, son attitude, son sourire, — ils lui voient une beauté qu'ils ne lui connaissaient pas, une beauté comme vaporeuse, qui saisit, qui donne envie de pleurer. Oui! eux, en adoration depuis vingt cinq ans devant leur fils, ils ne l'avaient pas encore bien vu.

Vraiment ceci est nouveau pour eux : il a un large front où se joue la lumière, ses yeux s'attendrissent d'un éclat miroitant, la bonté décidée frissonne sous sa fine moustache. Comment des lèvres closes, peuvent elles, en s'avançant à peine, exprimer tellement l'action et la bonté?

Ils sentent qu'Adolphe, après la condamnation de Mathilde par M. De Bégalit, a, lui aussi, obéi à l'élan que rien n'arrête, — et que là, dans cet inconcevable, est la grande beauté.

Ils sentent par leur fils adoré.

Adolphe matérialise, rend perceptible pour eux le sublime, le bien qui ne se définit pas, qui n'a pas de mesure, qui ne se voit que par les yeux du cœur.

Et voilà qu'ils aiment, à en pleurer aussi, Mathilde, la petite parisienne, la modeste fille sans apanage aucun, — mais la personnification d'une bien haute espèce féminine.

Une femme était en danger, menacée par la foule qui hurle et qui lapide. Mathilde s'était jetée devant la blessée que l'on voulait achever. — Quel éternel emblème! Mathilde avait tenu en respect la barbarie aveugle en brandissant des fleurs!

Comment battait-il donc ce cœur apitoyé pour avoir ainsi vaincu les cœurs impitoyables?

Ah! mes amis, combien le sens de la beauté est-il entré chez les Dovrigny, dans leur maison, dans leur conception, dans leur existence, dans leur substance tressaillante!

Voilà qu'ils ont cette faculté d'exprimer, d'un regard, ce qu'il y a de plus délicat en nuance et en sensibilité ; voilà qu'ils se demandent, d'un regard, qui des deux, par justice, ils doivent embrasser en premier : Adolphe ou Mathilde?

Car enfin Adolphe a deviné Mathilde ; il a su, avant elle même, de quelle bravoure elle était capable, — il a, dès le début, annoncé qu'elle était mieux de cœur que n'importe laquelle.

Allons! égalité! embrassons les ensemble : Mme Dovrigny, Mathilde ; M. Dovrigny, Adolphe, — et puis faisons l'échange. Il ne faut pas faire de jaloux quand on a deux enfants.

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