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La Manifestante

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LE PETIT FRÈRE

M. Passerot, modeste employé d'administration et sa femme habitaient à Belleville un logement au premier étage d'une haute maison drôlement placée en face de l'un de ces derniers vestiges du vieux Paris : un pavillon de deux étages, couvert de tuiles, sans boutique au rez-de-chaussée.

L'occupante, Mme Le Guetteux, était une matrone qui prenait des pensionnaires, — autrement dit : chez qui des femmes, à leur terme, venaient séjourner le temps de leur couches. Elle se tenait « en bas », et avait « au dessus » huit chambres à accoucher, — selon sa propre expression. C'était une vieille praticienne, à figure de sorcière joviale, connue et estimée de tout le quartier.

Les Passerot, des parisiens bien assortis, du type agréable, âgés d'une trentaine d'années, avaient une petite fille et, vu la vie chère, ne voulaient pas d'autre enfant.

Or, certainement par l'influence locale, dès l'âge de quatre ans, Suzon déjà maternelle avec sa poupée, se mit à convoiter « un petit frère de vrai. »

C'était bien naturel : on demeurait en face de la marchande.

Suzon ne pouvait douter que ce fût Mme Le Guetteux qui vendît les petits frères, puisque, pour ses yeux d'enfant, le spectacle habituel offert par le pavillon était celui d'une boutique de commerçant : toutes les dames entrantes avaient les mains vides et toutes les sortantes avaient un poupon dans les bras.

Suzon, blondinette rose, fine et sensible, reproduisait le joli minois chiffonné de sa mère, — et tenait de son père, par l'esprit, par la distinction à demi sérieuse.

Tout d'abord, elle n'avait pas semblé faire de différence entre sa poupée et un petit frère de chez Mme Le Guetteux :

— Prends garde, maman, si tu fais la robe de ma Catherine trop juste, ce sera comme à moi, faudra la rallonger l'année prochaine.

— Oh, maman, fais lui un bavoir s'il te plaît, car elle aura bientôt mal aux dents.

Mais cette confusion du factice et du vivant n'avait pas duré. La voisine, porte à porte sur le palier, avait acheté un bébé qui remuait, qui miaulait. Suzon voyait avec jalousie Joséphine, la grande sœur de huit ans, le trimbaler en chantant, — alors Suzon avait réclamé pareil bonheur et il avait fallu, journellement, lui promettre d'aller chez Mme Le Guetteux faire un achat « dès que l'on aurait assez d'argent. »

A cinq ans, elle faisait les commissions pour lesquelles « on n'avait pas besoin de changer de trottoir. »

Dans la rue, elle n'oubliait jamais de surveiller le pavillon de la sage-femme, — elle s'arrêtait même, en attente, de longs moments et parfois elle avait la joie suprême de voir sortir une dame qui emportait un petit frère.

Un après midi, à la tombée de la nuit, une jeune acheteuse, à peau olivâtre, de physionomie étrangère, traversa la rue tout droit vers Suzon qui était en faction et qui s'agita d'une façon si parlante que cette question s'imposa :

— Qu'est-ce que tu veux, ma petite?

Suzon répondit avec exaltation :

— C'est un petit frère que vous avez d'enveloppé, — si vous vouliez me le prêter un peu, je suis assez forte pour le porter, vous verriez…

Un silence ; puis, chez l'étrangère, le rire d'une maligne inspiration :

— Fais voir si tu peux le porter… oh, très bien… Et tu demeures ici, — alors je te le donne ; oui, tu peux l'emporter, sauve-toi vite avec…

Suzon s'élança et se mit à pousser des cris frénétiques avant même qu'on ne lui eût ouvert la porte :

— Maman! maman! J'en ai un!… j'en ai un petit frère, une dame vient de m'en donner un.

Mme Passerot trouva cette plaisanterie imprudente ; Suzon pouvait laisser choir le poupon, mais il y avait tout de même de quoi rire :

— Où est-elle, cette dame? elle monte, ou bien elle attend en bas?

La dame ne montait pas, et quand, au bout d'un instant, la maman regarda par la fenêtre, elle ne vit personne en bas. Effarée, elle courut chez la sage-femme ; celle-ci ne fut pas très étonnée de l'aventure : la sortante, avait parlé d'abandonner son enfant à l'Assistance Publique.

M. Passerot rentra de son bureau. Que faire? Il fut d'avis qu'il fallait simplement restituer l'innocent à Mme Le Guetteux qui, selon son rôle, s'adresserait à l'administration municipale.

Mais Suzon, rendue anxieuse par les airs mécontents et les conciliabules à voix basse, ne voulut pas lâcher son trésor :

— Il est à moi… je l'ai pas pris! je l'ai pas volé! on me l'a donné… je veux le garder.

Elle fit une telle scène de larmes et de hurlements, une scène si vraiment effrayante, que, ma foi, vu l'heure tardive, le père consentit à ce que l'on couchât le petit frère auprès de Suzon.

Mais le lendemain, — quel saisissement, quel désespoir : il n'était plus là.

Suzon n'accepta pas cette explication : que la dame était venue le reprendre pendant la nuit. Non, la dame l'avait donné pour de bon et elle était partie pour toujours, c'était là un fait matériel, inchangeable, — mais Suzon avait bien vu que le petit frère ne plaisait pas et qu'on voulait le rendre à Mme Le Guetteux.

Alors…

Suzon était d'une nature extrêmement sensible et affectueuse, — par là, elle avait, à un degré exceptionnel, la perception de ce qui attaquait son droit, son individualité ; elle avait à un degré exceptionnel le sentiment de la justice, cette logique de la conservation vitale.

De l'enlèvement du petit frère, sa sensibilité dégageait une impression de mensonge, d'attentat, d'abus de la force et par suite : une impression de tendresse maternelle et de « gâterie » paternelle diminuées.

Vraiment la révélation de la tromperie, de l'oppression, de la méchanceté injuste, entra en elle comme un poison moral.

Son envie de posséder un petit frère était une idée permanente, — par conséquent, l'impression de perte, de dépossession ne pouvait pas n'être que passagère.

Le poison attaqua l'organisme de Suzon.

L'atmosphère ne contenait plus la quantité d'oxygène-bonté indispensable à l'existence.

Suzon, telle une plante dans un mauvais climat, se mit à végéter, — elle se mit à moins vivre ; tout son être se serra, elle mangea et remua moins ; son besoin de parler, de rire, de jouer s'arrêta.

Elle restait pendant des heures assise près de la fenêtre devant ses jouets étalés, — elle faisait seulement semblant d'y toucher quand on la regardait, quand on l'interpellait, — sans cela, elle attendait, elle guettait : peut-être qu'elle le reconnaîtrait dans les bras d'une acheteuse sortant de chez Mme Le Guetteux, son petit frère, qu'on lui avait pris.

Et maintenant les promesses consolatrices d'aller chez Mme Le Guetteux dès que l'on aurait assez d'argent n'avaient plus de prise sur elle.

La maman ne tarda pas à s'inquiéter du dépérissement de Suzon.

Comme son mari ne s'apercevait encore de rien, un jour, pendant qu'il était au bureau, elle laissa Suzon à la maison, (comme une grande fille), — et vint trouver la sage-femme que tout le monde, dans le quartier, avait l'habitude de consulter gratuitement pour la santé des jeunes enfants, sous le prétexte qu'elle les avait mis au monde.

En effet, après quarante ans d'exercice, Mme Le Guetteux avait une expérience infaillible. Elle connaissait bien Suzon, elle l'avait même particulièrement observée, de son cabinet du rez-de-chaussée, où elle recevait présentement Mme Passerot.

— Tenez, madame, d'ici je vois chez vous, comme si j'y étais.

L'état de Suzon ne pouvait être amélioré par aucun régime alimentaire, ou médical. Elle appartenait à un genre d'enfants supérieur, — enfants délicieux par les dons de l'âme, mais singulièrement délicats et fragiles.

Mme Le Guetteux avait déjà vu de ces enfants là mourir de jalousie, ou de chagrin, de maladie noire.

Elle se chargerait volontiers de sauver Suzon en lui annonçant, avec les ressources de son autorité morale, avec la garantie de sa situation commerciale, que les parents avaient enfin commencé à lui donner de l'argent pour l'achat d'un petit frère et en la faisant patienter, par des assurances réitérées, — elle s'en chargerait volontiers, à la condition expresse que ce fût vrai.

Mme Passerot se récria :

— Mais, Madame, mon mari ne veut pas, il ne veut absolument pas…

— Oh! madame, voyons, s'il comprend que la vie de la chère petite Suzon est en danger.

Mme Passerot, tout en larmes, réfléchit qu'en effet la question ne s'était pas encore posée de cette façon là pour son mari ; elle décida de lui parler tout de suite, dès qu'il rentrerait.

Mme Le Guetteux l'approuva fortement : quand une femme a quelque chose de difficile ou d'ennuyeux, ou de contrariant à dire à son mari, si elle hésite, si elle veut choisir l'occasion, l'à propos, ou bien elle se tait finalement, ou bien elle s'y prend mal.

Combien préférable d'y aller carrément, la porte à peine ouverte, pendant que le mari retire son chapeau, son pardessus ; on a tout le bénéfice d'une attaque à l'improviste ; il arrive du dehors avec ses préoccupations, ses pensées du dehors, on ne lui laisse pas le temps de se mettre en garde, il est forcé d'écouter, d'encaisser…

Mme Passerot souriait à demi, avec embarras. Elle voyait bien la scène ; ça lui était déjà arrivé de crier à son mari une bonne nouvelle en même temps que le bonsoir habituel : « Suzon a percé une dent, — Suzon tient sur ses jambes, elle a tourné toute seule autour d'une chaise. » Mais ce n'était tout de même pas pareil de le saisir, sans préambule, par l'annonce du danger actuel qui menaçait la chère enfant et par l'avis du moyen de sauvetage obligatoire.

Mme Le Guetteux, elle, souriait malignement :

— Tenez, voici des roses de ma maison de campagne, emportez les, vous les montrerez tout de suite à votre mari, vous les lui ferez admirer en disant qu'elles viennent de chez moi, — vous aurez ainsi le début de votre discours :

— Oui, figure-toi que, cet après midi, je suis entrée chez Mme Le Guetteux…

L'instant d'après, les deux femmes s'adressaient des signes d'intelligence l'une à sa fenêtre du rez-de-chaussée, l'autre dans le cadre de sa fenêtre au premier étage, où elle arrangeait les fleurs dans un vase.

Puis, un geste furtif de Mme Le Guetteux vers le bout de la rue :

— Voici, votre mari… Fourrez lui tout de suite les roses sous le nez.

*
*  *

Ah! la bonne heure! voilà qui peut s'appeler savoir entamer un discours!

La jolie petite Madame Passerot pouvait prendre de pauvres airs de ne pas savoir par quel bout commencer!

Dix minutes à peine après l'arrivée de M. Passerot, Mme Le Guetteux vit apparaître Suzon.

— Madame, papa m'envoie un peu chez vous, — papa m'a dit que vous aviez quelque chose de pressé à me dire tout de suite, tout de suite…

— Ton papa, ou ta maman qui t'envoie?

— Papa, madame, il parlait vite, il m'a vite poussée à la porte.

La sage-femme alla regarder : la fenêtre de la chambre ouverte tout à l'heure était maintenant fermée.

— Oui, fit elle mystérieusement, ma petite Suzon, tu vas être contente, car c'est moi aujourd'hui qui te promets un petit frère. Moi, c'est pour de bon, tu le sais, — il ne s'agit pas de plaisanter dans le commerce des enfants. Tiens, écoute, — j'en ai deux là haut, dans mon magasin, — entends les crier. Ton papa a commencé à m'apporter de l'argent, il m'en rapportera chaque fois qu'il aura des économies et quand il y en aura assez, je donnerai le petit frère. Tu comprends, ça ne peut pas être tout de suite.

— Tout est si cher…

— Les enfants ont encore augmenté de cent sous depuis la semaine dernière! Mais écoute : si tu manges bien ta soupe, si je te vois rire, jouer, courir, — de temps en temps, je t'en montrerai un, petit frère, — ce sera déjà un peu comme si je te le donnais, tu seras sûre, tu y penseras, tu feras ton choix : il y en a des plus gros, des moins gros, des blonds, des bruns…

Suzon, enchantée, voulait s'en retourner au plus vite, pour annoncer la grande nouvelle à sa mère, — mais Mme Le Guetteux la retint :

— Non, attends un peu, assieds-toi… Regarde ces images. Il faut que j'inscrive et que je calcule.

La sage-femme avait du papier sous la main ; elle traça quelques chiffres au crayon. Mais, pour calculer, elle tendait la figure à chaque instant vers la rue, comme si elle cherchait quelque signe à éclore dans l'espace vide.

Des minutes s'écoulèrent.

On entendait, venant d'une des chambres d'accouchement, le gémissement d'une femme en mal d'enfant, mais si faible encore, si modulé, qu'il aurait pu être un gémissement heureux.

Puis, Mme Le Guetteux eut un abaissement de paupières impressionné, presque religieux.

— Tu peux t'en aller maintenant, ma petite Suzon, j'ai fini mon compte.

Une certaine fenêtre avait cessé, doucement, d'être close.

Suzon, en fait d'images, n'avait pas un instant quitté des yeux Mme Le Guetteux.

Elle sourit d'un air complice :

— Je ne dirai rien en rentrant, mais je commencerai par embrasser papa, parce que l'argent c'est lui qui le gagne, — mais après, j'embrasserai maman.

Avec la drôlerie imitative des enfants, elle reproduisait l'expression attendrie de Mme Le Guetteux, — comme si elle captait sur sa figure une mystérieuse transmission.

Elle répéta, les paupières recueillies.

— J'embrasserai maman aussi, parce que c'est elle qui garde la bourse, — il faudra bien que papa lui dise que vous attendez après l'argent et je suis bien sûre qu'elle se plaindra que le petit frère est vraiment trop cher et qu'elle dira comme toujours : « Oh toi tu ris, papa, mais moi je ne sais pas comment je vais y arriver… »

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