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La Manifestante

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LA TOMBOLA

Dès qu'ils eurent trouvé des compatriotes à Paris, les réfugiés reçurent l'adresse d'un certain Monsieur Saumony qui se chargeait, uniquement en qualité d'intermédiaire, de trouver acheteur et d'obtenir le prix maximum pour tout objet vendable, si insolite qu'en fût la nature, si petite ou si grande qu'en fût la valeur.

La famille Vardikof, échouée dans un taudis du quartier St. Paul, se composait de cinq personnes : le père, un chimiste quadragénaire, la mère et trois enfants : deux garçons, l'un de dix ans, l'autre de douze ans, — et une fille, Sonia, dix-huit ans, une pure merveille de beauté.

Les Vardikof, là-bas, faisaient partie de la bourgeoisie aisée. Ils s'étaient expatriés, après avoir sacrifié tout ce qu'ils possédaient de non dissimulable, et amassé une assez forte provision de papier monnaie. Ce viatique n'avait pas suffi, et des perles fines, des bijoux précieux avaient fourni, au fur et à mesure, les ressources indispensables pour une tragique odyssée où les malheureux avaient affronté les pires dangers, et enduré les pires souffrances.

Comme les parents étaient épuisés de fatigue et de maladie, Sonia qui avait appris le français, dut se charger de porter à M. Saumony la dernière épave : un joyau d'héritage, une sorte de pendentif auquel on attribuait un gros prix à raison de son antiquité.

Brun grisonnant, barbu, la figure anguleuse sans dureté, d'une impassibilité complaisante, M. Saumony, habillé de noir comme un chef de bureau, recevait dans un cabinet au mobilier administratif, d'un luxe solide, sans éclat. Assis dans un fauteuil profond qui le grandissait ou le rapetissait à volonté, il avait devant lui, sur une vaste table d'acajou, des dossiers, des notes financières imprimées, et aussi des instruments de précision, des loupes, des compas, des balances.

Quand il parlait, sa physionomie était d'un enquêteur et d'un inventeur, de telle façon qu'il donnait espoir à la manière d'une célébrité médicale. Comme le malade à bout de forces croit qu'un miracle du prince de la science lui rendra la santé, — de même, le besogneux à bout d'expédients attendait, du minutieux intermédiaire, quelque sauvetage miraculeux.

Il habitait, boulevard Haussmann, un appartement discret sur la cour. Aucune enseigne extérieure ; sa profession marquée sur des cartes et répétée par le concierge était avocat-expert. Un trait d'union, reliait les deux mots et en faisait un terme spécial. M. Saumony n'appartenait pas au barreau, il ne plaidait pas devant le tribunal ; il défendait les intérêts de ses clients vendeurs auprès de ses clients acheteurs.

Il répondait lui-même à l'appel du timbre d'entrée. Des tapis conservaient le silence ; une lumière froide éclairait l'antichambre ; un long couloir, où l'on ne pénétrait pas, contenait une solitude mystérieuse.

*
*  *

Sonia se présenta avec décision et annonça qu'elle apportait un joyau de grande valeur.

M. Saumony l'accueillit avec le regard ordinaire d'un fonctionnaire qui reçoit du public, — mais, quand il la fit asseoir, ses yeux prirent, d'elle, un instantané secret.

Il examina soigneusement l'objet à vendre et son appréciation fut prononcée sur un ton de compétence indiscutable : cet objet avait pour caractéristique d'être vieux et démodé, mais non point d'être ancien. Les pierreries en étaient naturelles, mais non de l'espèce des gemmes précieuses ; il valait tout juste quelques centaines de francs.

Selon l'effet habituel produit par l'attitude toute puissante de M. Saumony, Sonia, déçue et convaincue, ne se découragea pas. Elle insista sur le secours beaucoup plus important dont la famille avait besoin, — par l'obscure impulsion de faire appel à une science, à un pouvoir, à un génie miraculeux.

Elle exposa que l'on manquait des choses de première nécessité : linge et vêtements. Elle-même, Sonia, portait présentement une toilette d'emprunt. Son père, M. Vardikof, ne pourrait pas, avant plusieurs semaines, pourvoir par son travail à l'existence quotidienne et enfin, suprême aveu, à partir d'aujourd'hui, la nourriture était fournie à crédit, — sur le vu du fameux pendentif.

C'étaient donc plusieurs milliers et non plusieurs centaines de francs qu'il fallait trouver, sous peine de périr littéralement.

M. Saumony répéta : plusieurs milliers de francs ; — sans sourciller, simplement pour peser, eût-on dit.

Comme Sonia le regardait d'un air d'attente, il ajouta, censément estimation faite :

— Disons cinq mille, pour préciser.

Sonia, à son tour, répéta posément :

— Cinq mille, ce serait bien.

M. Saumony, en physicien, en opérateur qui commence une création dont il possède la formule, demanda d'un air méticuleux :

— Votre père ne possède pas de titres financiers, même non cotés? pas de documents politiques? pas de lettres compromettantes?

— Non, rien d'autre que ce que je vous apporte.

— Ah! même pas de papiers, même pas de témoignages dangereux pour des tiers… Et vous, dans les difficultés de l'exode, — vous n'avez pas été violentée?

Cette question s'associait à l'idée de tiers susceptibles d'être accusés, — elle était toute naturelle, vu les circonstances auxquelles M. Saumony faisait allusion, et aussi vu le portrait de Sonia.

Le mois de juin s'embrasait d'un soleil oriental. Sonia portait un costume d'étoffe légère, bleu foncé, au moulage à demi décolleté, à demi raccourci selon la mode.

De proportion parfaite, ni petite ni grande, assez large de buste, sa taille s'amincissait sur le galbe des hanches. Des petites mains, des petits pieds, de fins poignets, de fines chevilles, — les bras et les jambes ronds et renflés, visiblement d'un grain lisse et serré. Les cheveux en or sombre ; la carnation de blancheur éblouissante attendrie de tons roses, les yeux de diamant noir, avec de longs cils qui s'abaissaient, en un jeu émouvant, sur des traits pareils, en leur céleste grâce, aux traits que l'on prête aux images d'églises.

Elle répondit avec une heureuse vivacité :

— Non, aucune violence, j'ai eu la chance d'échapper à des embûches, à des agressions abominables.

M. Saumony la regardait parler, il examinait sa sincérité d'accent, comme il avait examiné l'ancienneté du pendentif.

Il marqua d'un hochement l'expertise favorable. Alors, brusquement, Sonia comprit. Elle se tut, elle se leva en reculant sa chaise, dressée, combative, les yeux agrandis, en personne habituée à mesurer les dangers sans perdre la tête.

M. Saumony répliqua comme si des paroles précises avaient été échangées. A côté de l'horreur sous-entendue, il imposa l'imagination pratique du sauvetage.

— Vous diriez à vos parents et à l'entourage que ce joyau a trouvé acquéreur au prix espéré de plusieurs milliers de francs. Il n'y aurait aucune perte d'estime pour personne ; car le déshonneur, qui est le verdict du monde, n'existe pas si le monde ignore la vérité. Tandis qu'au contraire, les gens qui ont fait crédit à votre père sur cette fausse valeur, croiraient à la malhonnêteté, si vous n'aviez que le prix réel à déclarer.

Un long silence. Puis Sonia bougea le front, une lueur farouche signifia :

— Quand? Comment?

Certain marché doit s'exécuter au plus vite. La personne cessionnaire ne peut pas continuer sa vie ordinaire avec la perspective de l'opération en suspens. Elle peut se laisser deviner par ses proches, elle peut changer de volonté, — elle peut mourir…

M. Saumony spécifia :

— Venez demain, ici même, à cinq heures, chercher la réponse définitive.

Il employait à dessein cette formule ambiguë de « chercher la réponse définitive » ; il semblait laisser un aléa, il rendait ainsi supportable l'épouvantable perspective.

*
*  *

Au lieu de recevoir Sonia, comme la veille, dans son cabinet qui donnait sur l'antichambre, M. Saumony la conduisit au bout du couloir dans un petit salon à lourdes tentures.

— Vous n'avez qu'à vous asseoir et à attendre.

Il la laissa seule, porte close, sans autre explication.

Sonia, immobile au milieu de la pièce, vit qu'elle contenait des meubles divers, mais un seul siège : un divan vert avec des coussins rouges et tout à coup, au jour, près de la fenêtre, quelque chose frappa sa vue : sur un guéridon, des billets de banque, se dépassant l'un l'autre, pour être comptés sans que l'on y touchât, un, deux, trois, quatre, cinq.

Le saisissement fit faire à Sonia un pas en arrière : quoi? ici-même? Ce n'était pas seulement la réponse qu'il s'agissait d'entendre!

Mais aussitôt, elle sentit en quelque sorte contre son dos, la maison qui l'empêchait de reculer. La maison qu'elle venait de quitter : sa mère l'avait embrassée gravement, ses frères lui avaient souri en prisonniers qui attendent d'avoir des chaussures pour sortir, son père sommeillait dans un mauvais fauteuil, près de la table où traînait une ordonnance de médecin non portée au pharmacien.

Alors elle avança vers le guéridon, posa son réticule sur les billets et alla s'asseoir, pareille à une nihiliste qui guette l'instant de commettre un attentat : toute sensibilité arrêtée par le moyen physique de serrer les maxillaires et de fixer le vide.

Presque tout de suite, la porte fut ouverte par un monsieur bien habillé, pas jeune, l'âge d'un père de famille. Il s'approcha en parlant d'une voix basse, hésitante, avec des sourires carnassiers. Sonia feignit de ne pas comprendre le français ; d'ailleurs un bourdonnement martelait ses tempes et l'empêchait de percevoir toutes les syllabes des mots.

La pire abomination fut la durée du drame. Le sauvage effort de la volonté l'avait maintenue muette et désarmée, mais un tremblement convulsif l'avait tout de même rendue un personnage animé. Son bourreau avait donné aux tressaillements des répliques caressantes, — jusqu'à cette hallucination finale : on voulait poignarder ses parents, elle leur faisait un rempart de son corps ; malgré la douleur, elle ne crierait pas…

Mais ensuite, pas de prostration, pas de défaillance ni de désespoir.

Sonia avait revécu l'une de ces péripéties de l'exode où l'on avait franchi, la nuit, un espace exposé au tir des sentinelles. Sans gémir, sans ralentir, on s'était déchiré aux aspérités forestières, on s'était enlisé dans la boue des fondrières. La pire souffrance avait été l'anxiété, l'horrible longueur du temps, — et une fois le but atteint, on avait en quelque sorte oublié les meurtrissures et les souillures. Il y avait une telle distance entre le danger d'être tué et le fait d'être seulement meurtri et sali, que le soulagement du sauvetage avait couvert toute autre sensation. Quant au prétendu crime de l'évasion, que l'on avait commis, — on n'en avait même plus conscience.

Le tortionnaire disparu, Sonia, en fugitive experte, s'était glissée sans bruit dans le couloir et avait retrouvé la porte de sortie. Dans la rue, elle avait eu l'impression de retrouver l'espace libre, le mouvement de la vie, qu'elle avait cru perdu, dont elle avait été séparé pendant un temps infini : on était sauvé ; alors tant pis, elle respirait, la lumière du ciel était bonne à goûter encore.

A la maison, certes, on avait regardé comment elle entrait : mais seulement pour deviner si elle rapportait une bonne réponse et vraiment l'on n'avait vu que son réticule présenté à sa mère et les cinq billets de mille francs qu'il contenait. Tout le monde avait ri, Sonia elle-même : un rire de victime en révolte contre le monde.

*
*  *

Au bout d'un mois, voilà que Sonia revint, à l'insu de ses parents, solliciter M. Saumony : la santé de son père n'était pas encore rétablie, — pour le salut de la famille, il faudrait de nouveau obtenir plusieurs milliers de francs.

Sonia aurait un emploi dans une banque, la semaine prochaine, elle ferait croire à la maison qu'on lui consentait l'avance de plusieurs mois d'appointements ; surtout, elle paierait en secret une partie des dettes, pour que l'on continuât, dans le quartier, à faire crédit.

Au lieu de présenter, dans ses mains, quelque objet vendable, — par la tragique misère de son attitude, elle présentait sa beauté de statue de marbre.

M. Saumony se rendit compte et développa une réponse appropriée.

La grande considération dont il jouissait dans la meilleure société tenait à ce qu'il n'avait jamais commis de tromperie à l'égard de personne, — la tromperie fût elle indiscernable, ou même plus avantageuse au client que la réalité.

Or, Sonia n'avait plus son innocence, la seule chose qui valût plusieurs milliers de francs, — et lui, M. Saumony, n'était pas homme à céler cette absence de valeur.

Alors, sans tromperie, l'on tombait à une estimation de quelques centaines de francs.

Pourquoi? puisque la statue, en son dessin, n'avait rien perdu de sa beauté.

Pourquoi? parce que la beauté sans attribut ne dépassait pas un certain taux.

Pour que l'on atteignît à une grosse demande, il fallait que le véritable objet du marché fût le sacrilège à commettre.

Le sacrilège! valeur imaginaire et pourtant irrésistible et supérieure à toute valeur positive. Or, avec une jeune fille, le sacrilège n'existait qu'une fois.

Voyez la suprême influence de l'imagination : Sonia, telle qu'elle était, ne valait pas une femme beaucoup moins séduisante, mais enchaînée par la sainteté du mariage. Une femme mariée avait l'avantage d'offrir le sacrilège constamment renouvelé.

Malgré cette évidente démonstration, Sonia immobile, butée dans son sauvage héroïsme, répéta d'un ton d'exigence presque menaçante : je ne veux pas laisser mourir mes parents.

Le fait que l'on crût obstinément à son pouvoir surnaturel portait en effet M. Saumony à prouver qu'il tenait toujours quelque ressource en réserve.

— Il n'y a pas de problème insoluble, dit-il pensivement. Procédons par tâtonnement.

« La valeur présente est, supposons, de cinq cents francs, et nous en cherchons cinq mille. Donc la solution est cinq cent multiplié par dix.

« Nous refusons de faire dix ventes additionnées, mais nous pouvons trouver dix souscripteurs pour une seule vente : cela s'appelle une tombola.

Sonia eut un affreux haut le corps :

— Hein? quelle désignation…?

M. Saumony la rassura :

— La désignation sera aussi anonyme que possible, tout en étant compréhensible d'un clin d'œil et plutôt flatteuse que dégradante : un objet d'art.

« Ce procédé, d'ailleurs, doit vous être indifférent, il ne change rien à votre résolution, — il ne la rend pas plus pénible ; j'aurais pu en user sans vous le dire, et vous ne devez vous attacher qu'au résultat providentiel.


Les dix billets de tombola furent aisément placés dans un cercle de notables financiers.

Le gagnant fut un sexagénaire soucieux de n'abréger sa vie par aucun excès.

Ma foi, il fit cadeau du billet à son neveu, avec qui il se montrait assez libre sur le chapitre des choses galantes.

Il avait sa théorie au sujet des lois naturelles, — et — par le même souci qui le rendait modéré à raison de son âge, — il avait songé à ce que Roland, aux approches de la majorité, ne contrariât pas la nature par une absurde sagesse.

Ses largesses d'oncle à héritage s'accompagnaient toujours de quelque plaisanterie conseillère :

— Tiens, tu dois avoir des notes de fleuriste et de bijoutier à payer.

Cette fois, il lui expliqua rapidement que le billet de tombola n'était pas nominatif. C'était une entrée, — ou une quittance, — grâce à quoi, le porteur devait, à une adresse et à une heure indiquées, prendre possession de l'objet d'art gagné, sans autre formalité que les compliments préliminaires. Il s'amusa du double sens que prenait, dans l'occurrence, l'expression de : prendre possession.

Roland avait, à vingt ans, une élégance physique développée par les sports, — grand, large d'épaules, mince de taille, des cheveux blonds rejetés en arrière, un soupçon de moustache, le front intelligent, les yeux doux, il était, par sa figure, du type normand-parisien : un beau garçon, mais qui ressemblait en somme à nombre de ses camarades de l'École de droit.

Il avait pourtant un avantage sur eux, un agrément personnel : un air de jeunesse vraie, naïve, gentille, familiale, l'air (comme on dit) « d'avoir un caractère plus jeune que son âge », — un air d'adolescent qui a encore des qualités, des sentiments, des innocences d'enfant.

Le fait qu'il avait obéi de bonne heure à la nature, selon le souhait de son oncle, avait tout au moins eu ce résultat heureux d'empêcher son imagination de se pervertir. Et le fait même d'avoir aisément connu l'amour vénal avait beaucoup diminué, pour lui, l'importance de l'amour.

M. Saumony, en psychologue et en homme d'affaires honnête qui exige qu'on lui fasse confiance, avait traduit pour les intéressés le mot : objet d'art, simplement par : une femme, — avec le geste de poser un loup sur un visage.

Et en effet, le mystère même, l'absence même de toute précision avait contribué au placement immédiat des billets, — on était sûr d'avoir quelque chose de rare, la surprise réservée offrait un attrait de plus.

Roland fut particulièrement affriandé : l'on a recours à la tombola pour un objet qui n'est pas de vente ordinaire, donc, « une femme » cela ne signifiait pas une courtisane, et cela ne signifiait pas non plus une ignorante de l'amour.

Il se persuada que son rêve non encore satisfait allait enfin se réaliser : celui de prendre dans ses bras une femme mariée appartenant à une certaine classe.

Puisque l'intermédiaire avait observé une telle discrétion, il ne pouvait s'agir que d'une bourgeoise trop coquette ayant fait des dettes à l'insu de son mari.

*
*  *

Comme lors du premier sacrifice, Sonia était assise dans le petit salon au divan rouge et vert, — comme la première fois, elle s'apprêtait, dans l'insensibilité farouche, à laisser un visiteur quelconque s'approcher d'elle en violation du respect humain, — et elle s'efforçait de maîtriser un indomptable tremblement, elle s'efforçait de fixer, par les yeux de la pensée, les êtres chers qui pâtissaient à la maison.

Roland ouvrit la porte avec une émotion de débutant : cette « dame » serait sans doute intimidante ; comment n'être ni brutal, ni ridicule? Jusqu'alors, il avait eu besoin de peu d'initiative avec ses partenaires complaisantes.

Il fut très étonné : la personne qui attendait n'avait pas l'apparence d'une femme mariée, — (ce mot, il ne savait pourquoi, évoquait dans son idée une femme de trente ans). Sauf la pâleur pétrifiée, l'inconnue, par sa jeunesse, par son habillement genre midinette, lui rappelait certaines acquisitions précédentes.

Il apprécia, toutefois, instantanément : l'inconnue était une jeune personne, pas neuve, (une femme), — mais pas professionnelle et d'une impressionnante beauté. L'intermédiaire n'avait pas trompé son monde, — et la mise en tombola se justifiait, somme toute.

Il n'éprouva pas l'intimidation redoutée, il se sentit seulement guindé par « l'inaccoutumé et par le désirable excessif. » Pourtant, il sut affecter une assez galante désinvolture :

— Mademoiselle, c'est moi le favorisé des dieux, c'est moi l'heureux mortel autorisé à l'admiration de la divinité…

Sonia, renseignée maintenant sur l'horreur masculine, s'était promis une résignation plus sauvage que la première fois, — elle avait résolu de réduire au minimum l'affreux souvenir à emporter, — par exemple, de ne pas ouvrir complètement les yeux, de ne pas même regarder son bourreau.

Mais le condamné à mort, quel que soit son courage, ne peut pas s'empêcher de regarder l'apprêt du supplice.

Sonia ne put s'empêcher de bouger les yeux vers le visiteur et même, — à l'encontre de sa résolution, — de les ouvrir plus grands qu'elle ne l'avait fait la première fois.

L'impression confuse d'une erreur la saisit tout d'abord : elle s'attendait à voir « un monsieur », pareil en âge, en corpulence, à l'auteur du viol virginal, — comme si les amateurs de chair fraîche devaient être tous du même modèle à la fois banal et reconnaissable.

Elle laissa Roland avancer, sans le quitter du regard, sans paraître avoir entendu sa phrase de présentation, — mais quand, nécessairement, selon l'invitation de la mise en scène, — il s'assit près d'elle, quand son assise à elle fut remuée par l'élasticité du divan, — elle se leva d'un bond, elle s'écarta de côté, horrifiée, menaçante, prête à se défendre, et elle cria :

— Non! allez vous en…! Je ne veux pas…! allez vous en!

La révolte physique et spirituelle qu'elle n'avait pas ressentie assez frénétique pour sauver sa virginité, — cette révolte folle, furieuse, incoercible se produisait maintenant : rétraction de tout l'être, de l'âme, de la substance intime, — rétraction forcenée de l'instinct, comme au lèchement de flammes dévorantes.

Et tant pis pour le lendemain! tant pis pour le cruel, pour le hideux martyre de la misère! tant pis pour la catastrophe où s'engloutirait la famille : la mort réelle, plutôt que le genre de mort qui la menaçait en ce moment.

Roland, surpris, se leva ; de toute évidence, on ne lui faisait pas une comédie pour obtenir une gratification supplémentaire. Il resta sur place et ne trouva qu'à protester de sa bonne foi :

— Permettez, je croyais… on m'avait dit… et M. Saumony m'a amené devant la porte.

Sonia recula encore d'un pas, rendue plus révoltée :

— Oui, mais je renonce… On rendra l'argent… vous direz que j'ai refusé… que je n'ai plus voulu…

A la perspective de réclamer, de déclarer la déconvenue, l'amour-propre de Roland se sentit blessé :

— Je dirai… en effet, je devrai dire… Mais comment se fait-il?… une convention existait, sans exception annoncée… cette convention tenait jusqu'à mon arrivée, puisque vous étiez là…

Une gesticulation d'horreur :

— Eh bien?

— C'est moi, qui demande : eh bien?

Nouvelle gesticulation accompagnée d'une exclamation de plus en plus frémissante :

— Eh bien, pas vous!… pas vous!… laissez moi!… ne m'approchez pas!…

Le froid mortel qu'un homme éprouve devant un échec qui l'oblige à douter de sa valeur intime la plus chère, — devant un échec qui atteint sa sensibilité vitale même. Cette notion pénétra Roland sous forme de frisson : alors, n'importe qui, mais pas moi? Puis-je donc paraître si antipathique? si odieux?

Un long moment, il demeura muet, immobile. Mais voilà que Sonia se tenait, non pas les yeux fuyant de répulsion, de dégoût, — mais fascinée, atterrée, les yeux agrandis, les yeux comme enserrant toute sa personne à lui dans une étreinte de lutte.

Alors, tout à coup, Roland ressuscita ; un afflux chaleureux alluma l'éclair de sa pensée :

— Ce qui serait tolérable de n'importe qui, ne l'est pas de moi, parce que je suis différent des autres, je suis au dessus, je suis mieux… Je dépasse la prévision supportable… je suis impressionnant au delà de ce que la personnalité d'autrui peut tolérer. Parbleu! certaine gêne d'amour-propre, certaine pudeur d'imagination, je ne l'ai que devant tel camarade de haute valeur intellectuelle.

D'un virement du front, malgré soi, il s'assura, dans la glace, de son incomparable prestance et la réflexion continua :

— Si mon oncle avait voulu profiter du billet? De mon oncle, la monstruosité n'aurait pas dépassé le supportable!

Brusquement, il faillit s'exclamer tout haut, ce fut un jaillissement de lumière éblouissante :

— Ah! ah!… c'est que… c'est que moi, je suis de même âge qu'elle!…

Puis cette logique éclata, fulgurante :

— L'attentat deviendrait révoltant au delà de toute possibilité, à cause de notre jeunesse pareille… ah! ah!… il y a équivalence humaine…

Une éclosion se faisait en lui, il murmura inconsciemment :

— Je comprends.

N'est-ce pas, il était là avec sa dignité d'homme, elle était là, avec sa dignité de femme. L'expression entendu de son oncle, « une femme », changeait de sens ; elle prenait une grandeur immense : « une femme », une individualité humaine complète, avec les plus hauts attributs de la conscience.

Il recevait la révélation totale du féminin : la révélation du réservé, du respectable, du sacré de l'autre sexe.

Jusqu'alors, au moment de ses achats amoureux, il n'avait jamais pensé ni à sa mère, ni à ses sœurs. Comme si un sursaut de sentiment religieux remplaçait sa virile capacité, il se rejeta en arrière pour proférer à voix timide :

— Je m'en vais… Vous avez raison de refuser… Et je ne dirai rien… Vous êtes quitte… je m'en vais… pardon…

A sa figure de garçon encore inoffensif, à sa voix de petit garçon qui croit encore au règne maternel, on percevait qu'il éprouvait la même émotion que Sonia, à propos de leur commune ressemblance humaine.

Alors, en le voyant se reculer, se déplacer vers la porte, — l'héroïque, la nihiliste qui n'avait pas pleuré encore du misérable sort de la famille, ni de son misérable sort à elle-même, — la farouche qui n'avait pas pleuré aux pires douleurs, au pire outrage, — se mit à pleurer selon son âge, selon sa complexion, selon sa nature de jeune fille. Roland avait si bien prononcé : pardon, — qu'il avait comme fait cesser la méchanceté du monde, — alors la révolte faisait place à la pitié de soi.

Roland sentit qu'il y avait de la brutalité encore dans son départ, qu'il y avait une affreuse allusion dans cette parole : « vous êtes quitte », — lui aussi, il s'attendrit selon son âge.

Vous savez, comme deux enfants malheureux, deux enfants qui ont peur ou qui ont du chagrin, s'embrassent d'un même cœur?

Roland demanda :

— Voulez-vous qu'on s'embrasse en frère et sœur?

Sonia releva le front.

Et, sensation des lèvres aux joues, sensation des âmes rapprochées, ce fut vrai : en frère et sœur.

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