La Manifestante
L'AUTRE FORCE
Honoré Danglemond, industriel parisien, était, au physique, un homme de bonne taille et de solide complexion, pas plus. Il avait épousé une russe, également « belle femme » sans exagération, mais dont le père était un véritable géant.
Mme Danglemond eut une couche malheureuse qui compromit sa santé pour longtemps : le petit Boris, en naissant, dépassa la grosseur permise pour l'entrée au monde. On le plaça en nourrice, dans une région de montagne où la race était particulièrement robuste. Malgré la distance, on allait le voir facilement avec l'auto.
Il se mit à si bien pousser chez ses nourriciers, que ma foi, par tendresse bien comprise, les parents se résignèrent à le leur laisser jusqu'à sa cinquième année.
En effet, Boris tenait du grand père Ivan. Comparé aux enfants de même âge que lui, des montagnards déjà exceptionnels pourtant, — il se montrait doué d'une vigueur naturelle prodigieuse. Il n'était pas extraordinaire de grandeur ; sa force était répartie dans tous ses membres, dans ses reins, ses épaules, dans l'ensemble de sa charpente.
Il arriva que les nourriciers se plurent à développer encore par l'exercice cette force étonnante.
Oui, mais quel exercice!
Celui de lutter avec des gamins beaucoup plus grands et plus âgés que n'était Boris.
Et dame, ce continuel usage des moyens brutaux n'alla pas sans un développement de caractère corrélatif.
Le jeu de bataille ne plaisait pas à tous les gamins, ou bien les amateurs n'étaient pas toujours disposés à se colleter, — dans ce cas, Boris leur cherchait noise.
Et puis, le combat ne lui donnait pas toujours le plaisir d'être vainqueur. Il trouvait son maître : soit qu'un frère aîné le rossât pour avoir rossé son cadet, — soit que plusieurs galopins se réunissent contre lui, — dans ce cas, il amassait de la rancune.
Il devint tyrannique, agressif, et surtout susceptible dans le sens populaire du mot : il ne voyait qu'offenses et provocations de tous côtés. L'épanouissement excessif du physique se produisit au détriment du moral rétréci à une conception, élémentaire et mal dirigée, des choses d'amour-propre.
Quand ses parents le ramenèrent à Paris, il avait une admirable figure, slave du haut, parisienne du bas : des cheveux blonds, de grands yeux clairs, des pommettes marquées, — et de l'espièglerie, de la sensualité, et de la bravoure dans le nez, la bouche et le menton.
Mais c'était en réalité une petite brute de cinq ans, à l'approche dangereuse, qu'il fût d'humeur ombrageuse ou d'humeur joviale. Les efforts d'une grande personne n'avaient pas facilement raison de l'étau de ses mains, — et tout lui était prétexte à jeux de mains, — même pour être aimable, même pour caresser, il bousculait, il donnait du poing.
Ses manières causèrent surprise et indignation, la première fois qu'on le mit en présence des enfants de la famille. Dans le salon, il bondit autour d'eux comme un animal, comme un gros chien stupide ; il y eut des vêtements déchirés, des meubles brisés ; il prit les sourires, les gestes et les mots d'urbanité pour des invitations à la lutte : ses cousins et ses cousines furent tour à tour meurtris et renversés.
Comment dépeindre la désolation des parents?
Il sembla que Boris serait à peu près incorrigible, pour ce motif péremptoire qu'il ne comprenait pas les exhortations à la tranquillité. On avait beau se mettre puérilement à sa portée pour expliquer qu'ici à Paris, à cause du manque d'espace et de la fragilité des choses et des gens, l'on ne se servait jamais de sa force, — il ne comprenait pas.
L'incompréhension est un mur, une porte close devant quoi échouent les meilleures habiletés.
Boris n'obéissait qu'à son instinct combatif et le moindre geste, fût-il de douceur, excitait cet instinct. Quand on le raisonnait pour qu'il supportât passivement le contact d'autres enfants, c'était comme si on l'eût adjuré de changer de nature.
Quelle désolation pour l'avenir!
M. Danglemond, enrichi par l'industrie, avait rêvé que son fils gagnerait encore un rang dans la société : qu'il serait un artiste.
Et pas du tout : il serait un butor, un inintelligent, un inférieur mental!
Pour M, Danglemond, le signe d'intelligence, le signe de supériorité le premier, le plus haut, c'était : le refus de violence par mots et par actes.
En effet, disait-il, plus les gens sont bêtes, incultes, de race grossière, plus ils se disputent, plus ils se cognent facilement. Voyez les exemples de la rue, — voyez les conducteurs de véhicules se baptiser de tous les synonymes du mot pourriture, — puis « se sauter sur le lard, se crocheter, se jambonner, se mettre une pâtée. »
Au contraire, l'individu répugne à la guerre, à mesure que s'affine la matière humaine, à mesure qu'elle s'imprègne de spiritualité.
Plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus on trouve chez eux la patience, l'indulgence, la faculté de pardon. Les échelons ne sont durablement marqués que par la seule bonté philosophique : l'homme de génie même se rabaisse par la brutalité.
Certes l'on doit se défendre, l'on doit se protéger au prix des armes indispensables, — mais quelle dose de raison, quelle dose de noblesse, quelle dose de toutes les vertus ne faut-il pas pour dédaigner la provocation, pour se dispenser de la vengeance?
* *
Donc, on n'avait aucune chance d'amender Boris par des raisonnements, — seule l'action de la vie, la pratique de la vie pouvait l'assouplir, le mater, le civiliser. L'action de la vie résulte du contact permanent avec le nombre, de la nécessité de s'entendre avec la collectivité, qui dépasse tout de même en force n'importe quelle force individuelle.
Parbleu! Boris avait encore l'âge de l'école maternelle, c'était tout indiqué de l'envoyer à celle du quartier. Justement l'on habitait à Charonne où la population enfantine n'était pas délicate. On pouvait lâcher Boris parmi les gosses habitués à carapater dans les rues, il n'y avait pas à craindre la casse, comme avec les enfants d'appartement.
Eh bien, il arriva des histoires ennuyeuses, en dépit de la prévision logique.
Les plaintes affluèrent chez madame la directrice : dans la cour de récréation, les écoliers écopaient des coups excessifs de la part de Boris. Les torgnoles sont admises, — mais il y a une mesure, un code différent pour la maison, pour la rue, pour l'école.
A la maison, dans l'exiguïté des chambres où les meubles souvent renvoient les coups lancés aux mômes, les parents sont excusables d'aller un peu fort à bosseler. On ne réfléchit pas, on se sert de ce que l'on tient à la main, — si c'est une cuiller à pot, c'est tout bénef pour le loupiot, — mais dame, si c'est un fer à repasser… Enfin ça les regarde les parents, c'est leur affaire : s'ils abîment trop leur marmaille, ils en sont quittes pour la raccommoder.
Les horions de la rue sont tolérés tant qu'ils ne donnent pas lieu à intervention du pharmacien, et tant qu'ils sont anonymes et qu'après une mêlée copieuse, on ne sait pas au juste à qui s'en prendre.
Mais à l'école, on fait une distinction sévère entre les baignes, les bâfres, les marrons. Par exemple, on accepte la bosse et l'égratignure, mais on réclame pour l'œil poché et pour la dent cassée. Comme on supportera une manche de tablier arrachée, mais on râlera pour une jambe de culotte en moins.
La directrice fut attaquée matin et soir.
— Madame y a encore votre satané Boris qui a complètement noirci de coups mon pauvre enfant, au point qu'il ne me reste plus un endroit propre sur sa peau, si je veux le calotter pour mon compte.
— Madame, Boris a si tellement aplati la poitrine de Tonton, qu'il m'empoisonne la chambre avec les noyaux de prunes, il prétend qu'il ne peut plus les avaler.
La directrice finit par attraper à son tour, Mlle Victorine, l'institutrice des grands :
— Boris est votre élève, — à vous de le morigéner. C'est vous qui êtes responsable.
* *
Mlle Victorine, malgré son âge, la trentaine, n'offrait pas le signalement d'une vieille fille. Au lieu d'être jaune, maigre, revêche, mal ficelée, — elle était de visage coloré, assez grasse, de caractère indulgent et artistement habillée.
Grande, rousse, d'un type indécis où l'on trouvait des lignes sémitiques, sans qu'elle fût juive, — elle n'était pas précisément jolie à cause de ses traits un peu gros, — cependant, si elle n'y avait pas pris garde, elle aurait fait sensation dans n'importe quel milieu.
Sa coquetterie savante était de discrétion et de simplicité : des étoffes peu éclatantes et des coupes qui découvraient et accusaient les formes le moins possible.
Vous devinez : elle obéissait au souci de ne pas trop appeler l'attention sur son épanouissement de femme faite, qui n'était pas légitime chez une fille.
Elle ne montrait même pas sa fraîche dentition par le rire trop ouvert, ce premier et typique moyen de l'exhibitionnisme féminin.
On disait, avec des sous-entendus, — parmi les collègues, qu'elle était protégée par un personnage politique et qu'elle aurait un avancement rapide.
Avait elle, comme on le suggérait, l'existence normale d'une personne de trente ans bien constituée? Était-elle d'accord avec la nature? C'est assez probable, car elle faisait preuve de charité envers les nombreuses mères irrégulières qui approvisionnaient l'école, et elle aimait les enfants malheureux.
Tout de suite, Boris, ce petit privilégié indomptable requit, de sa part, une attention pédagogique spéciale.
Elle entreprit de l'adoucir par des considérations sentimentales personnelles :
— Tu n'es vraiment pas gentil avec moi, je ne t'ai rien fait et tu me bouzilles tous mes enfants. J'aime qu'ils ne soient pas trop poussiéreux, pas trop fêlés, ou écorchés, ou cabossés, — et toi, tu leur fais bouffer le gravier de la cour qui sera bientôt toute décailloutée, — tu les tapes contre le marronnier qui n'aura bientôt plus d'écorce, — ça me contrarie beaucoup, car j'aime bien le marronnier aussi. Est-ce que tu me vois courser madame la directrice et lui défoncer le derrière? Est-ce que tu me vois faire la lutte avec les autres institutrices, avec Madame Gallon et Madame Portenard et les basculer la tête en bas, les jambes en l'air?
Les semonces ne furent pas sans effet, comme celles de M. et de Mme Danglemond. Boris ne comprit pas précisément, il ne changea pas précisément, — parce qu'il n'était pas maître de sa force ; quelque chose de nouveau se produisit pourtant.
Mlle Victorine était « Mademoiselle » tout court ; une autorité, un prestige s'attachait à ce titre ; il rendait plus impérieux le magnétisme qui se dégageait de la beauté sereine et bienveillante.
Il arriva que certains mots, certaines inflexions de voix, certains regards appuyés atteignirent en Boris la fibre sensible.
Mlle Victorine vit des clartés paraître sur sa figure, comme le feu jaillit de la pierre choquée au bon endroit.
En effet, il commença par percevoir les bons sentiments de Mademoiselle et par vouloir les imiter. Mais il ne se départit pas pour cela de sa brutalité.
Pour être aimable, il ne savait qu'offrir ce qu'il avait dans ses poches, — bonbons, joujoux, images, — mais en saisissant rudement le camarade, en le secouant, en lui fourrant le cadeau dans le bec, dans les pattes, dans les frusques, de façon à lui faire du mal.
— Tiens, mon vieux, c'est pour toi… tu crois que c'est une attrape… attends un peu, je te vas ficher une volée, jusqu'à ce que tu voies bien que c'est vrai, que je te donne tout ça que je te montre dans ma main.
Ce résultat si imparfait sembla décisif à Mlle Victorine, — aucun miracle n'est impossible du moment que l'on peut s'adresser à la sensibilité d'un enfant.
Une mirobolante inspiration lui fit promulguer cet ordre de service : désormais, à la récréation, Boris restera dans la partie de la cour réservée aux filles.
Elle expliqua aux intéressés des deux sexes réunis qu'il ne s'agissait pas d'une punition, mais d'une mesure de paix publique. Boris était trop costaud et trop porté à « faire le ménage », c'est à dire à battre les camarades comme des tapis, — ce n'était pas sa faute, — mais il rendait trop sauvages, les jeux déjà infernaux des garçons : au voleur, — à l'incendie, au déraillement, — au combat naval, au match-« Carpentier ». Les hurlements faisaient arrêter le monde devant l'école…
— Surtout les sages-femmes, — qui croient qu'on a besoin d'elles, — observa judicieusement Polyte, le garçon le plus raisonnable de la classe.
Mais Mademoiselle n'entendit pas et continua son oraison : Boris serait obligé d'être calme en prenant part aux jeux des filles : à la marchande, — a la maîtresse d'école, aux visites.
* *
Un phénomène pas rare de psychologie féminine : ça ne fait pas l'affaire des filles que Boris abandonne toute brutalité.
Ces demoiselles jouent à ne pas vouloir jouer avec lui.
— A quoi qu'on rigole? demande-t-il.
— A rien, on veut pas s'amuser avec toi.
Et l'on fait mine de le narguer, de le défier, de fuir. Il est bien forcé de poursuivre et de bousculer.
Il s'aperçoit que les filles ne se défendent pas de la même façon que les garçons, — elles ne rendent pas de coups de poing, elles ont une riposte plus déliée, plus rapide et sournoise : elles lancent des claques, des coups de griffes.
Mademoiselle lui a dit, — et lui répète : hé là-bas! qu'on ne bat pas les filles, — il interprète, il constate : les coups à main fermée ne concordent pas avec ceux des filles, — et puis ces coups là ne trouvent pas assez de surface, ni assez de contre-poids. Et voici déjà un premier dégrossissement.
Un enfant a toujours un camarade préféré qui l'attire plus que les autres.
La camarade qui finit par attirer le plus Boris est Fifine — la bien nommée, — une mignonne de six ans, brune, délicate de figure et qui reproduit délicieusement, à son insu, les attitudes, les expressions de physionomie de Mademoiselle.
Tout d'abord, elle n'était pas de celles que Boris voulait contraindre à jouer ; il ne faisait pas attention à elle, comme trop « brimborion » sans doute. C'est elle qui lui a signalé sa négligence :
— Je suis bien contente, moi, je joue pas non plus et on me laisse tranquille.
Boris n'a pas hésité à la pousser par l'épaule et à la secouer :
— Tu dis que tu veux pas jouer non plus, mais moi justement ça m'amuse de cavaler après toi et que tu cherches à me tirer les cheveux.
Mais Boris se trompe ; il attribue à tort à Fifine le genre d'opposition des autres filles.
Elle résiste sans fuir et sans se servir de ses bras. Elle lutte par contraction menaçante, par mimique ; sa résistance est dans ses yeux, dans sa figure :
— Laisse moi, gros méchant, — je ne veux pas de ces manières là…
Boris, dans ces conditions, ne peut pas secouer beaucoup Fifine, il la lâche pour courir vers d'autres adversaires plus agissantes, — mais il s'étonne lui-même de céder ainsi, il se dit quand même victorieux :
— Voilà! ça t'apprendra, une autre fois, à pas me regarder, à pas me parler.
Les autres fois, Fifine est plantée dans la cour, de façon à être dans le chemin, dans le rayon visuel de Boris. Et elle se distingue des autres filles ; elle est la première en composition, elle a toujours la croix attachée d'un ruban grenat à son tablier noir, bien propre, elle a l'air sérieux de Mademoiselle et ses chaussettes ne sont jamais rabattues sur ses souliers à clous bien cirés.
Les yeux au dessus de la tête de Boris, elle dit avec impertinence :
— Je regarde comme si c'était le marronnier.
Bizarrerie. Boris la prend à partie plutôt que les autres filles qui l'asticotent :
— Monsieur Boris est tout seul, qui sait pas à quoi jouer.
Boris pousse Fifine rudement hors de son chemin, mais après hésitation et en se croyant obligé de donner un motif :
— T'as pas besoin d'être là, t'as pas besoin de me boucher le passage.
Fifine oppose toujours la même défense : des reculs, des contorsions, des crispations qui expriment le refus, la répulsion supérieure.
D'une fois sur l'autre, la bousculade de Boris est moins brutale et moins prolongée. Sans qu'il comprenne, il se heurte à une autre force que la sienne, que la force physique.
Il devient aussi moins acharné après les autres filles, — si bien que le jeu de ne pas vouloir jouer avec Boris commence à manquer de charme, du moment qu'il ne vous fait presque plus de mal en vous agrippant et en vous bourrant.
On songe à reprendre les vrais jeux particuliers aux filles :
— Si on jouait à la maîtresse d'école?
Cette proposition vient un jour où Boris, devant le dédain de Fifine, ne porte pas la main sur elle, et prononce seulement d'un ton à la fois menaçant et mal assuré, cette incommensurable parole :
— Tu sais, toi, tu ne me fais pas peur.
Mlle Victorine qui a suivi l'évolution de Boris, enregistre cette parole d'autant plus admirable, d'autant plus significative, que Boris, depuis son arrivée à l'école, depuis quelques mois, s'est mis à grandir visiblement et qu'il a l'air d'un véritable colosse à côté de la fluette Fifine.
Et Mademoiselle aussitôt s'empresse de donner à Madame Danglemond cette chère assurance :
— Je vous certifie, Madame, que votre fils ne sera pas un butor. Il devient sensible à l'autre force : la non matérielle, l'impondérable, la supérieure à toutes, et qui prend des noms différents selon la forme où elle domine chez les différents individus : intelligence, autorité morale, noblesse, bonté, beauté. Boris acquiert l'autre force par le fait même qu'il en subit l'ascendant : c'est par l'intelligence que l'on est sensible à l'intelligence, par douceur personnelle que l'on est sensible à la douceur d'autrui, par maîtrise de soi que l'on respecte la patience courageuse.
Et, au bout de quelque temps, voici une émouvante expérience.
Dans le bureau de la directrice qui donne de plain-pied sur la cour, M. Danglemond lui-même, si inquiet de son fils, assiste incognito à une récréation.
Le jeu « à la maîtresse d'école ».
Cette personnalité, chez les enfants, est différente de la vraie institutrice, — elle tient surtout de la mère et des femmes voisines de la gamine qui joue le rôle.
Bien entendu, c'est Fifine la maîtresse. Son jeu est de continuelle exhortation, et le jeu des élèves accroupis par terre est, hélas, de la faire enrager.
Bien entendu Boris est l'élève dont on s'occupe le plus.
Oh! il prend part aux manifestations collectives qui désespèrent la maîtresse.
Par exemple quand « Madame » crie : silence! il mêle sa voix formidablement au chant unanime qui éclate en dérision de ce commandement.
Mais il faut l'observer dans les incartades particulières qui composent le plus important du jeu.
Oui, la vraie rigolade est là ; parmi les enfants, c'est à qui se montrera le plus infernal, à qui inventera les pires mauvais tours, à qui usera le mieux de sa malignité et de sa force corporelle contre madame : toutes sortes de refus d'obéissance, toutes sortes de tentatives d'évasion qui obligent Madame à porter la main sur les délinquants, lesquels, par suite, se livrent à toutes sortes de « rebiffes » et de rébellions.
Or, si Boris est l'élève dont la figure exprime le plus d'invention, il est le plus médiocre exécutant.
Il tire la langue, il fait des grimaces à Madame, il récite sa leçon de travers en y ajoutant des mots incongrus : « Le Loup et L'Agneau, — poil au dos », — il s'en va là-bas, quand on lui ordonne : venez ici, — mais vraiment il a trop soin de ménager la maîtresse quand elle se met après lui, tout en se lamentant : quel enfant insupportable! il me fera mourir de chagrin! ah! que je suis donc fatiguée! quand est-ce donc qu'on fera des écoles sans enfants?
Sa rébellion physique est si dérisoire que les filles le poussent, l'excitent.
— Vas y donc plus fort que ça! fourre donc une trifouillée à madame!
Finalement elles se moquent de lui :
— Ah! là là, il est bête maintenant Boris, il rit, il ose pas…
Quelle émouvante constatation!
— Hein! Monsieur, — souligne la directrice : « il ose pas! » Non seulement il ne sera pas un rustre, mais il sera un artiste, comme vous le souhaitez. Il aura mieux qu'une normale, qu'une louable sensibilité, il aura le respect de la sensibilité d'autrui, le souci de ne pas abuser.
« Votre colosse aura la réserve particulière aux hommes supérieurs, il aura l'élégance des forts : la timidité.
« Savez vous ce qui le retient, ce qui annonce le futur artiste? Il perçoit déjà les profonds sentiments que les autres ne perçoivent pas.
« C'est que Fifine appartient à une très pauvre famille accablée de nombreux enfants et qu'elle vit au milieu d'autres pauvres familles. Elle exprime, en jouant, la misère, les éternels tourments des ménagères de sa race, elle exprime surtout le dévouement, l'héroïsme féminin.
« Il y a, dans sa figure, dans son intonation, une étrange vibration de vérité douloureuse.
« Voyez avec quelle mesure elle réalise son irritation de maîtresse d'école. Voyez avec quelle mesure Boris lui résiste, fasciné, les yeux pleins d'elle, riant d'une émotion inconsciente.
« Comme ces deux acteurs d'élite réagissent l'un sur l'autre.
« Le jeu exige que la maîtresse effleure l'insupportable d'un semblant de claque. La joue de Boris n'est pas touchée et pourtant elle rougit!
« Voyez : ses robustes bras ne lui servent qu'à garer sa tête menacée ; la force brutale reste contenue en eux sans sortir.
« Mais voyez l'autre force!
Le clan des petites filles cesse de se moquer du trop pacifique Boris. Qu'est-ce qu'elles admirent donc toutes d'invisibles d'insaisissable, qui pourtant semble irradier de lui et régner sur le monde comme la lumière du soleil?
Imprimerie des Éditions Kemplen. Bruges (Belgique).
DU MÊME AUTEUR
Vient de paraître :
LA VIRGINITÉ
Roman, (Flammarion, éditeur).
L'œuvre toute féministe de Léon Frapié devait se compléter par l'étude de l'angoissant problème qui résulte de la disproportion numérique entre les filles et les garçons.
La Virginité, pareille en nouveauté à ce que fut La Maternelle lors de son apparition, est le livre qui n'avait pas encore été écrit.
C'est le roman des filles à marier sans espoir, — le roman-clameur des millions d'êtres qui ont pour destination essentielle la tendresse, le dévouement, la maternité et qui aspirent à l'instauration, pour leur sexe, d'une autre vertu que la résignation à ne rien être, — et d'un autre honneur que la misère de ne rien faire de leurs forces aimantes.
1 volume format in-18, 7 francs.
Éditions Kemplen
RUE DE MIROMESNIL, 79, PARIS (8e)
Volumes in-18. — 5 Francs.
Roger Avermaete : UNE ÉPOUSE MODÈLE. — Histoire d'un couple de bourgeois d'une banalité profonde, qu'un drame moral vient déséquilibrer. Détails précis, silhouettes vivantes, intenses de vérité d'un humour sain et net, c'est le livre que voudront lire tous les amateurs de bonne littérature.
Lucien Christophe : AUX LUEURS DU BRASIER. — La confession est d'une étrange et poignante beauté. Dépouillée de toute rhétorique, l'œuvre de M. Lucien Christophe se cristallise autour d'une pensée repliée sur elle-même jusqu'à la souffrance et, bien qu'il ait toujours quelque témérité à évoquer le souvenir d'un grand nom d'autrefois, c'est à « Servitude et grandeur militaires » que fait songer « Aux lueurs du Brasier. »
(Mercure de France, Paris).
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