La Mort
CHAPITRE II
L'ANÉANTISSEMENT
I
Nous voici devant l'abîme. Il est vide de tous les songes dont l'avaient peuplé nos pères. Ils croyaient savoir ce qui s'y trouve; nous savons seulement ce qui ne s'y trouve point. Il s'est étendu de tout ce que nous avons appris à ignorer. En attendant qu'une certitude scientifique y interrompe les ténèbres—car l'homme a le droit d'espérer ce qu'il ne conçoit pas encore,—le seul point qui nous intéresse, parce qu'il se trouve dans le petit cercle que trace au plus noir de la nuit notre intelligence actuelle, est de savoir si l'inconnu où nous allons nous sera oui ou non redoutable.
Hors des religions, quatre solutions, sans plus, sont imaginables: l'anéantissement total, la survivance avec notre conscience d'aujourd'hui, la survivance sans aucune espèce de conscience, enfin la survivance dans la conscience universelle ou avec une conscience qui ne soit pas la même que celle dont nous jouissons en ce monde.
L'anéantissement total est impossible. Nous sommes prisonniers d'un infini sans issue où rien ne périt, où tout se disperse, mais où rien ne se perd. Ni un corps ni une pensée ne peuvent tomber hors de l'univers, hors du temps et de l'espace. Pas un atome de notre chair, pas une vibration de nos nerfs n'iront où ils ne seraient plus, puisqu'il n'est pas de lieu où rien n'est plus. La clarté d'une étoile éteinte depuis des millions d'années erre encore dans l'éther où nos yeux la rencontreront peut-être ce soir, tandis qu'elle poursuit sa route sans terme. Il en est ainsi de tout ce que nous voyons comme de tout ce que nous ne voyons point. Pour pouvoir anéantir une chose, c'est-à-dire la jeter au néant, il faudrait que le néant pût exister; et s'il existe, sous quelque forme que ce soit, il n'est plus le néant. Dès que nous tentons de l'analyser, de le définir ou de le comprendre, les expressions et les pensées nous manquent ou créent ce qu'elles s'évertuent à nier. Il est aussi contraire à la nature de notre raison et vraisemblablement de toute raison imaginable, de concevoir le néant que de concevoir des limites à l'infini. Il n'est au surplus qu'un infini négatif, une sorte d'infini de ténèbres opposé à celui que notre intelligence s'efforce d'éclairer, ou plutôt, il n'est qu'un nom d'enfant dont elle a baptisé ce qu'elle n'avait pas tenté d'embrasser; car nous appelons néant tout ce qui échappe à nos sens ou à notre raison et existe à notre insu. Mais, dira-t-on peut-être, si l'anéantissement de tous les mondes et de toutes choses est impossible, il est moins certain que leur mort le soit; et pour nous, quelle différence entre le néant et la mort éternelle? Ici encore notre imagination et les mots nous induisent en erreur. Non plus que le néant, nous ne pouvons concevoir la mort. Nous couvrons de ce terme les petites parties du néant que nous croyons comprendre; mais, en y regardant de près, nous devons reconnaître que l'idée que nous nous faisons de la mort est trop puérile pour qu'elle puisse contenir la moindre vérité. Elle n'est pas plus haute que notre propre corps et ne peut mesurer les destinées de l'Univers. Nous appelons mort tout ce qui a une vie un peu différente de la nôtre. Ainsi faisons-nous pour un monde qui nous paraît immobile et glacé, comme la Lune par exemple, parce que nous sommes persuadés que toute existence animale ou végétale y est à jamais éteinte. Mais nous avons appris depuis quelques années que la matière la plus inerte en apparence est animée de mouvements si puissants et si furieux que toute vie animale ou végétale n'est plus que sommeil et immobilité au regard des tourbillons vertigineux et de l'énergie incommensurable que renferme une pierre du chemin. There is no room for death! «Il n'y a pas de place pour la mort!» s'écrie quelque part la grande Emily Brontë. Mais alors même que dans la suite infinie des siècles, toute matière deviendrait réellement inerte et immobile, elle n'en subsisterait pas moins sous une forme ou sous une autre; et subsister, fût-ce dans l'immobilité totale, ne serait en définitive qu'une forme enfin stable et silencieuse de la vie. Tout ce qui meurt tombe dans la vie; et tout ce qui naît a le même âge que ce qui meurt. Si la mort nous portait au néant, la naissance nous tirerait donc de ce même néant? Pourquoi ceci serait-il plus impossible que cela? Plus s'élève et s'accroît la pensée humaine, moins le néant et la mort deviennent compréhensibles. En tout cas, et c'est ce qui importe ici, si le néant était possible, ne pouvant être quoi que ce soit, il ne saurait être redoutable.