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La mythologie du Rhin

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The Project Gutenberg eBook of La mythologie du Rhin

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Title: La mythologie du Rhin

Author: X.-B. Saintine

Illustrator: Gustave Doré

Release date: December 29, 2017 [eBook #56265]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Isabelle Kozsuch, Chuck Greif and the Online
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by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MYTHOLOGIE DU RHIN ***

LA
M Y T H O L O G I E
DU   RHIN

———
PARIS.—IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie
Rues de Fleurus, 9, et de l’Ouest, 21

———

LA

M Y T H O L O G I E

DU   RHIN

PAR X.-B. SAINTINE




ILLUSTRÉE PAR GUSTAVE DORÉ


PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14

1862

Droit de traduction réservé
 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

I

I

Époque primitive.—Premiers colons du Rhin.—Des savants à l’école.—De la langue sanscrite et du bas-breton.—Un dieu fainéant.—Divinités microscopiques.—Culte des arbres.—Des arbres de naissance et des arbres de mort.

Quoique né en Suisse, dans le pays des Grisons, quoique côtoyant ou traversant une partie de la France, et allant ensuite, après un long et magnifique parcours, s’absorber dans les nombreux canaux de la Hollande, le Rhin est un fleuve essentiellement allemand.

Dans les siècles les plus reculés, avant de planter des villes sur ses bords, toutes les peuplades germaniques y ont tour à tour planté leurs tentes, y ont abreuvé leurs troupeaux, y ont livré leurs interminables combats, sans que le cliquetis de leurs épées et le bruit de leurs trompes de guerre aient pu un instant attirer l’attention de l’impassible histoire, qui dormait alors de son plus profond sommeil.

Malgré son silence, qui devait se prolonger longtemps encore, on peut le supposer à coup sûr, le Rhin était déjà la grande voie de communication des peuples allemands entre eux, comme du reste de l’Europe avec l’Allemagne. Par le Rhin lui sont venus le commerce et la civilisation, mais aussi les invasions de toutes les espèces. Nous ne parlerons avec quelque détail que des invasions religieuses, les seules qui soient de notre sujet.

Dans les âges primitifs, le midi de l’Europe était seul habité; la partie nord ne présentait que des forêts inextricables, aussi vieilles que le monde, et où les pas de l’homme n’avaient pas encore tracé un premier sentier: sombres et froides solitudes sylvestres espacées de marécages, où les arbres se disputaient le terrain, les plus forts étouffant les plus faibles pour se faire une place au soleil; désert boisé parcouru seulement par des bandes d’animaux sauvages qui se poursuivaient et se dévoraient entre eux; ombrages séculaires où des volées d’oiseaux timides et palpitants cherchaient de vains refuges contre les troupes voraces des oiseaux de proie.

Ainsi, même en l’absence de l’homme, la guerre existait déjà, elle existait partout, dans ces régions où il était du destin de ce grand destructeur de s’en faire un jeu, une fête, une nécessité, une gloire!

Nul regard humain ne s’était ouvert sur les magnificences de ces contrées ignorées?

Puis, un jour, une peuplade de sauvages s’y établit avec ses troupeaux. Après elle, en vint une autre, plus guerrière, mieux armée, qui chassa les premiers occupants, et prit leur place, déjà défrichée.

Après celle-ci, une autre, puis une autre encore.

Il en fut de même pendant une longue série d’années et de siècles; et tous ces flots humains descendaient de l’extrême nord, marquant chacune de leurs étapes par de sanglantes batailles; et c’est ainsi que les vaincus, forcés, l’épée dans les reins, de faire une marche en avant, tour à tour pourchassés et pourchassant, allèrent peupler ces pays incultes et déserts, qui furent depuis la Belgique, les Gaules, l’Angleterre, la Bretagne, poursuivant leur course de plus en plus, du Rhin à la Méditerranée, s’épanouissant de droite à gauche, de l’est à l’ouest, franchissant les Pyrénées et les Alpes, pour s’emparer, dans leur fuite conquérante, de l’Ibérie d’un côté, et des plaines lombardes de l’autre.

Ces vaincus, ces vainqueurs, ces envahisseurs, ces envahis, ces premiers pionniers, ces premiers défricheurs d’un monde inconnu, étaient tous issus d’une même famille et ne portaient qu’un même nom, le nom de Celtes.

Mais d’où était sorti ce long chapelet de familles, de peuplades, de nations, s’égrenant ainsi, par jets successifs, sur la plus grande partie de notre continent? D’où venaient à l’Europe, naguère morne et silencieuse, ces flots de visiteurs inattendus, affluant tous des régions hyperboréennes? Quoi! à ces lointaines époques, les flancs glacés du pôle étaient-ils donc doués d’une si prodigieuse fécondité? répondez, hommes de la science!... La question est grave, peut-être même indiscrète; car sur ce point litigieux qui interroger? l’histoire? Elle n’existait pas; les monuments écrits ou sculptés? les anciens Celtes n’avaient songé à cultiver ni l’écriture ni la sculpture.

Devant ce mutisme universel que pouvaient nos savants? rien! si ce n’est de s’avouer impuissants, vaincus.... Eh bien, non! Des savants ne se résignent pas à de semblables aveux. A défaut d’autres monuments, les Celtes avaient laissé une langue, un jargon, encore en usage aujourd’hui dans quelques parties de l’ancienne Bretagne, ainsi que dans le pays de Galles, en Angleterre.

D’illustres académiciens, la plupart Allemands, n’hésitèrent pas à rentrer à l’école pour apprendre le bas-breton. De quel dévouement la science n’est-elle pas capable!

Après de longs travaux d’analyse et d’élimination pour séparer ce qui appartenait à la langue primitive de ce qui avait pu s’y ajouter depuis, nos érudits se trouvèrent face à face avec le sanscrit, idiome sacré des brahmes, idiome générateur de la vieille langue germanique, de la vieille langue celtique, par conséquent du bas-breton.

L’affaire était jugée, jugée scientifiquement et catégoriquement, sans appel. Les Celtes, nos ancêtres, étaient Indiens: nous descendons tous d’indiens émigrants, poussés sans doute par une puissante pression, soit politique soit religieuse, peut-être par de grandes famines périodiques, hors de cet immense et intarissable réservoir de peuples.

Au premier abord, la chose a pu nous étonner nous autres bourgeois, artistes, poëtes, romanciers ou dramaturges, assez généralement tous gens de petit savoir; mais les doctes ont prononcé; Bénarès et Quimper-Corentin ont fraternisé; les brahmes de Bénarès parlent le bas-breton, tout comme les Bas-Bretons de Quimper parlent le sanscrit. Nous avons une Bretagne indienne et une Inde bretonnante.

Aujourd’hui, grâce à la linguistique comparée, le rapprochement de deux syllabes de race différente constate l’alliance de deux peuples; l’hybridité vaut parenté.

Bienheureux sont les savants! A trois mille ans de distance ils peuvent converser avec les morts, et les morts n’ont pas de secrets pour eux. Un seul mot laissé par une nation disparue leur suffirait pour reconstruire l’histoire de cette nation.

Mais il me reste à leur adresser une autre question, bien plus importante pour moi. Quelles étaient les croyances religieuses de ces premiers habitants de l’Europe?...

M. Simon Pelloutier, pasteur de l’Église réformée de Berlin, d’origine française, et l’un des hommes qui ont le plus et le mieux étudié les religions primitives des Celtes, nous l’apprend. Ces peuples, avant l’arrivée des druides, adoraient, ou, plutôt, honoraient les astres, le soleil, la lune, les étoiles, sorte de sabéisme qui, cependant, n’excluait pas l’existence d’un dieu, créateur, mais non régulateur de toutes choses.

Ce dieu, bien imparfait, selon moi, engourdi, somnolent, inexplicable, sans forme définie, n’ayant ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre, était incapable de sentiments, de pitié ou de colère; les vœux et les prières des hommes ne pouvaient arriver jusqu’à lui. Invisible, intangible, incompréhensible, flottant dans l’espace, qu’il remplissait, qu’il animait sans y songer, tout-puissant quoiqu’inactif, faisant par son approche seule naître les îles et les continents, flamboyer les soleils et les étoiles, ce divin fainéant avait créé le monde sans daigner se donner la peine de le gouverner.

Le gouvernement des astres, à qui l’avait-il confié? M. Pelloutier lui-même ne l’a jamais bien su. Quant à celui de la terre, il en avait commis le soin à une foule innombrable de petites divinités subalternes, dieux et sous-dieux de très-petite espèce, sans formes comme lui, invisibles comme lui; mais plus que lui, actifs, remuants, doués de toute l’énergie qu’il n’avait pas voulu garder pour lui-même; et ils suppléaient par le nombre, par la force collective, à leur faiblesse individuelle, bien présumable, vu l’incroyable exiguïté de leur taille, qui permettait à un millier d’entre eux de s’abriter commodément sous la feuille d’un noisetier.

Aussi, aux différents départements qui leur étaient assignés présidaient-ils non par centaines, mais par myriades, par millions de myriades, faisant, sous leur impulsion, sous leur élan, bruire l’air dans toute son étendue, dirigeant le cours des ruisseaux et des fleuves, surveillant les terres et les forêts, pénétrant dans les profondeurs du sol à travers la moindre fissure, s’y frayant une sortie par le cratère des volcans, qui, dans ce temps, formaient une ceinture du Rhin au Taunus, y brillant un instant sous forme de pluie d’étincelles, ou se rabattant vers la plaine en colonnes de fumée noirâtre.

La physique d’alors avait établi ce principe incontestable: le mouvement ici-bas ne peut se produire que de deux façons, ou par la volonté des êtres animés, ou par le choc de ces petits dieux microscopiques.

Si les flots se gonflaient ou jaillissaient en cataractes, si le feuillage des bois s’agitait sous le vent, si la fleur se courbait sur sa tige, c’étaient ces dieux infimes, invisibles, toujours agissants, qui les forçaient à se mouvoir, qui provoquaient les éclaboussures de la cataracte, les tourbillons du vent à travers les arbres; eux, qui passaient sur la fleur, et la contraignaient de plier la tête; eux qui, rasant le sol avec rapidité, soulevaient la poussière du chemin; eux, qui déroulaient les cheveux de la jeune fille se rendant à la fontaine; qui faisaient vaciller sur son épaule la cruche de terre durcie au soleil; eux, qui crépitaient dans la flamme du foyer; eux encore qui mugissaient avec la tempête ou dans les éruptions de la montagne de feu.

En songeant à ce que devait être tout ce petit monde de dieux-moucherons, fendant l’air par essaims, allant, venant, luttant, virant de droite et de gauche, bourdonnant, tourbillonnant partout sur votre tête comme sous vos pieds (je demande pardon à leurs divinités de les comparer à d’humbles insectes, nés de la fange, et soumis comme nous aux infirmités et à la mort), mais ne songe-t-on pas involontairement à ces beaux vers de Lamartine, dans Jocelyn:

Chaque fois que nos yeux, pénétrant dans ces ombres,
De la nuit des rameaux éclairaient les dais sombres,
Nous trouvions sous ces lits de feuille où dort l’été,
Des mystères d’amour et de fécondité.
Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
Des flots d’air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux;
Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
Qui d’un éther vivant semblaient former les couches,
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Comblaient l’air, nous cachaient l’un à l’autre un instant,
Comme dans les chemins la vague de poussière
Se lève sous les pas et retombe en arrière.
Ils roulaient; et sur l’eau, sur les prés, sur le foin,
Ces poussières de vie allaient tomber plus loin;
Et chacune semblait, d’existence ravie,
Épuiser le bonheur dans sa goutte de vie,
Et l’air qu’ils animaient de leurs frémissements
N’était que mélodie et que bourdonnements.

Tels étaient donc les dieux reconnus par les premiers et naïfs riverains du fleuve; ces dieux bien dignes d’une société naissante.... Cependant, le dirai-je? Et pourquoi ne le dirais-je pas puisque M. Simon Pelloutier, de Berlin, mon guide jusqu’ici, a négligé de nous en instruire? Au fond de cette mythologie soi-disant primitive, puérile, en apparence seulement, il me semble voir se tordre un monstre hideux, tout à la fois menaçant et ricanant. Ce dieu Chaos, insoucieux et nonchalant, doué de fécondité, mais sans l’amour de son œuvre, n’est-ce pas la matière s’organisant d’elle-même? Cette poussière de dieux de bas étage, je les ai nommés microscopiques; j’aurais pu les désigner mieux sous le titre de moléculaires, de corpusculaires; ce sont des atomes, des monades. Il y a évidemment ici moins une croyance religieuse à l’état de germe, qu’un symbole de philosophie matérialiste, fruit d’une civilisation antérieure, civilisation dégradée et décrépite.

J’en ai douté d’abord, je commence à le croire, les savants ne s’y sont pas trompés; oui, ces premiers Celtes descendaient de l’Inde, de l’Inde déjà en décadence morale, et, dans leurs bagages de voyageurs, ils en avaient emporté, par mégarde, ce lambeau de cosmogonie symbolique, dont, à coup sûr, eux-mêmes ne comprenaient pas la triste signification.

Au bout de quelques années, de quelques siècles peut-être (ici nous n’avons pas à ménager le temps), toujours s’obstinant à prendre au sérieux ce dieu égoïste, perdu dans la contemplation de soi-même au sein d’un ciel froid et vide, n’abandonnant pas l’espérance d’établir quelques relations entre eux et lui, à défaut du Créateur, les Celtes s’adressèrent à la création, lui demandant un intermédiaire qui écoutât leurs plaintes ou leurs actions de grâces et pût les transmettre plus haut.

On le sait, ils avaient d’abord à cet effet pris conseil du soleil et de la lune; mais ils n’avaient pas eu à se louer d’eux.

Placés trop loin de leurs clients pour entendre leurs plaintes, ou préoccupés de leur labeur quotidien, ces astres participaient vis-à-vis des hommes à la parfaite indifférence de leur maître commun.

Irrités de ce manque d’égards, nos dévots songèrent à se choisir d’autres intercesseurs moins occupés, qu’ils pussent non-seulement toucher du regard, mais de la main, et qui, autant que possible, restassent en place, afin qu’on fût toujours sûr de les trouver à domicile.

Ils s’adressèrent aux fleuves et aux montagnes, mais les fleuves n’avaient d’immobile que leurs rivages; comme le soleil, comme la lune, ils poursuivaient leur course; quant aux montagnes, refuge des loups, des ours et des serpents, ce qui était déjà une mauvaise recommandation, les neiges ou les brumes les voilaient sans cesse aux regards des suppliants.

De guerre lasse, on finit par s’adresser aux arbres, et, comme il arrive toujours, on reconnut que c’était par là qu’il eût fallu commencer.

L’arbre était le médiateur le plus favorable; placé entre ciel et terre, il tenait à la terre par ses racines, et sa tige, semblable à une flèche empennée de verdure, se dressait vers le ciel comme pour s’y élancer.

Le culte des arbres, probablement, fut une première tentative de vie sédentaire, opposée à la vie nomade que les Celtes avaient menée jusqu’alors, de gré ou de force; il s’établit en peu d’années dans tous les pays en deçà comme au delà du Rhin.

Les arbres ne manquaient pas; chacun eut le sien. Ne pouvant l’emporter avec soi, on s’habitua à vivre près de lui.

L’homme pouvait y adosser sa cabane; le troupeau y dormir à l’ombre.

Les oiseaux y venaient d’eux-mêmes. Chantaient-ils? c’était un signal de plaisir; y suspendaient-ils leurs nids? une invitation au mariage.

L’arbre qui produisait des fruits parlait de bien-être, d’abondance et de fêtes; des fêtes de la récolte, de celles du pressurage, où assisteraient les amis, tenant à la main la corne de bœuf débordant d’un liquide mousseux.

Bientôt, à la naissance d’un enfant on planta l’arbre natif, qui devait être son compagnon et son conseiller pendant toute sa vie.

Plus tard, un massif représenta une famille.

Les soins religieux à rendre à l’arbre, c’était de l’émonder, de le diriger dans sa maîtresse branche, de nettoyer son écorce de toute herbe parasite, d’écarter de sa base les animaux nuisibles, les fourmis, les rats, les serpents. Ces soins continus devaient nécessairement aider aux progrès de la culture.

Les sectateurs des arbres firent plus. A de certains jours consacrés, ils suspendirent à leurs branches des bouquets d’herbes et de fleurs; leur portant à boire, et même à manger. Le fétichisme s’en mêlait déjà. L’homme a-t-il jamais su se préserver de l’excès?

Quand le vent murmurait à travers le feuillage, le fervent propriétaire écoutait attentivement, essayant d’interpréter le langage mystique de son cèdre ou de son poirier, et une causerie en règle s’établissait entre eux.

Qu’un orage s’élevant secouât vigoureusement l’arbre, présage fâcheux; que sous la rafale une de ses branches fût brisée, pronostic certain d’une catastrophe prochaine; que la foudre le frappât, signe infaillible de mort pour le propriétaire; et celui-ci se résignait, fier d’avoir enfin forcé son dieu fainéant de correspondre directement avec lui.

Si un enfant mourait, on l’enterrait sous son arbre, encore arbrisseau. Il n’en était pas de même quand il s’agissait d’un homme.

Les Celtes usaient de divers et étranges moyens vis-à-vis des dépouilles humaines pour les faire disparaître. Dans tel pays, on les brûlait, et l’arbre natif fournissait le bois du bûcher; dans tel autre, le Todtenbaum (l’arbre de mort), creusé par la hache, servait de cercueil à son propriétaire. Ce cercueil, on l’enfouissait sous terre, à moins qu’on ne le livrât au courant du fleuve, chargé de le transporter, Dieu sait où! Enfin, dans certains cantons existait un usage,—usage horrible!—qui consistait à exposer le corps à la voracité des oiseaux de proie; et le lieu de cette exposition lugubre, c’était le sommet, la cime de ce même arbre planté à la naissance du défunt, et qui cette fois, par exception, ne devait pas tomber avec lui.

Or, que voyons-nous dans ces quatre moyens si tranchés de restituer les dépouilles humaines aux quatre éléments, à l’air, à l’eau, à la terre et au feu? quatre genres de funérailles, de tout temps, et même encore aujourd’hui, pratiqués aux Indes, parmi les sectateurs de Brahma, de Bouddha ou de Zoroastre. Les Guèbres de Bombay, comme les derviches noyeurs du Gange, en savent quelque chose. Donc voilà quatre preuves pour une en faveur du système qui donne aux Celtes une origine indienne. Quant à moi, je le déclare, cette quadruple preuve achève de me convaincre.

On doit croire que l’usage des arbres de mort et des noyades posthumes dura séculairement dans la vieille Gaule comme dans la vieille Germanie. Vers 1560, des ouvriers hollandais, occupés à fouiller un atterrissement du Zuyderzée, rencontrèrent, à une grande profondeur, plusieurs troncs d’arbres miraculeusement conservés par pétrification. Chacun de ces troncs avait été habité par un homme, dont il conservait quelques débris, eux-mêmes presque fossilisés. Évidemment, c’était le Rhin, ce Gange de l’Allemagne, qui les avait charriés jusque-là, l’un portant l’autre.

En 1837, en Angleterre, du côté de Solby (Yorkshire), plus récemment encore, dans le grand-duché de Bade, au mont Lupfen, à la date de 1846, des arbres todtenbaum, de même conservés par la vertu spéciale du sol, ont été rencontrés avec leur habitant.

Ces preuves, authentiquement données, de l’usage de livrer les arbres de mort, soit aux fleuves, soit à la terre, est-il indispensable d’en produire d’autres à l’appui pour la combustion des corps, pratiquée partout dans la vieille Europe?

Au surplus, moi mythologue, suis-je tenu de prouver quoi que ce soit. Laissons donc là les arbres de naissance, les arbres de mort, les arbres fétiches, que, du reste, nous devons retrouver bientôt, et hâtons-nous de passer à une époque mythologique autrement importante.

Les druides viennent d’apparaître dans la Gaule et dans la Germanie.

 

 

II

II

Des druides et de leur doctrine.—Ésus.—Le chêne sacré.—Le tilleul de Pforzheim.—Une plante de l’opposition.—Du gui et de l’anguinum.—L’oracle de Dodone.—Chevaux immaculés.—Les druidesses.—Un électeur en retard.—Institution philanthropique des sacrifices humains.—Seconde époque des druides.

Non par leurs dogmes, mais par leurs rites, les druides, ces grands importateurs de la première vérité religieuse dans les Gaules, comme dans la Germanie, peuvent être soumis à l’appréciation mythologique.

D’abord d’où étaient sortis les druides? Disciples des mages, venaient-ils de la Perse? Quelques-uns l’ont prétendu. Initiés à ses mystères par la vieille Isis, arrivaient-ils de l’Égypte? Quelques autres l’ont avancé. Enfin, n’avaient-ils pas été poussés vers nos régions par une dernière vague humaine descendue de l’Inde, à la suite d’une nouvelle compression? C’est l’opinion de plusieurs.

Embarrassé de choisir entre ces trois hypothèses, pourquoi n’essayerais-je pas de les concilier toutes les trois? La route de l’Inde à la Germanie et à la Gaule est longue; on peut bien admettre quelques étapes entre le lieu de départ et le lieu d’arrivée, entre l’embarcadère et le débarcadère, comme nous dirions aujourd’hui.

Les druides, ainsi que les autres Celtes, étaient partis de l’Inde, mais par un trajet non direct, et n’avaient abordé en Europe qu’après divers stationnements et transbordements en Égypte ou en Perse.

Ceci admis, reconnaissons-le hautement, si les premiers venus parmi les Celtes n’avaient emporté avec eux, des bords de l’Indus et du Gange, que quelques rêves d’un naturalisme malsain, propagés hors du temple par la foule des faux docteurs, c’est dans le temple même, c’est-à-dire dans les confidences suprêmes de l’initiation, que les druides avaient connu la vérité, la vérité vraie au sujet de la divinité.

Leur doctrine reposait sur cette triple base:—un Dieu unique;—L’immortalité de l’âme;—Récompense ou châtiment dans une autre vie.

Ces croyances salutaires, aussi anciennes que le monde, fondement de la morale humaine, avaient de tout temps été adoptées par les sages.

Plus tard, les Grecs, quelque fiers qu’ils fussent de leur philosophie platonicienne, n’hésitaient pas à déclarer qu’ils en avaient puisé le germe chez des peuples barbares, les Celtes, les Galates, c’est-à-dire les druides. Un père de l’Église, Clément d’Alexandrie, reconnaît hautement que ces mêmes Celtes ont marché dans la voie droite de la religion, du moins quant aux dogmes.

Quel nom les druides donnaient-ils à l’Être suprême? ils le nommaient Ésus, c’est-à-dire le Seigneur, ou le désignaient par ce simple appellatif, Teut (Dieu). C’est par Teut que les peuples de la Germanie sont devenus les Teutons, les fils, les sectateurs de Teut; aujourd’hui encore, en langue allemande, ils ne portent que la dénomination de Teutsch, Teutschen.

Trois maximes d’un grand laconisme composaient à elles seules presque tout le catéchisme des druides:—Sers Dieu.—Abstiens-toi du mal.—Sois vaillant.

A la fois guerriers et pontifes, les druides, dans l’exercice de leur sacerdoce militaire, déployaient toute la force, toute la rigueur, toute l’autorité que peut comporter cet étrange accouplement de mots.

Réunissant tous les pouvoirs dans leurs mains, parlant au nom de Dieu, commandant les armées, gardiens du trésor public, exerçant les fonctions de juges, même celles de médecins, ils châtiaient à la fois l’hérésie et l’insubordination, et mettaient fin aux procès comme aux maladies, toutefois plus souvent par la mort du malade que par celle de l’accusé.

D’après leur législation, libérale et philanthropique malgré sa rigueur apparente, un jury, composé de notables, connaissait des crimes importants; l’idée d’un jury fait supposer facilement l’admission de circonstances atténuantes; aussi le coupable en était-il presque toujours quitte pour une forte amende s’il était riche, pour l’exil s’il était pauvre.

Cependant, malgré tous les efforts des druides, l’ancien culte des arbres n’avait pu être entièrement anéanti; ils résolurent d’en adopter un, à l’exclusion de tous les autres, un seul, qui ralliât autour de lui les hommages dispersés des populations. Cet arbre officiel, sorte d’autel verdoyant où Dieu venait se manifester à ses prêtres, ce fut un chêne, un chêne robuste et vigoureux, le roi des forêts.

Aujourd’hui le chêne sacré est reconnu et honoré; c’est vers lui que les dévots, la nuit, des torches à la main, se rendent processionnellement pour déposer leurs offrandes.

Cette coutume a bientôt envahi toute la Celtique.

Autour de ce chêne, les druides établirent des enceintes sacrées, où se fixèrent leurs familles, car ils étaient mariés; seulement, ils ne pouvaient avoir qu’une femme; parmi les autres chefs, la polygamie était usuellement pratiquée.

Néanmoins, si le chêne eut la prééminence sur les autres arbres, il ne fut pas exclusivement adopté partout. Soit antagonisme religieux, soit simplement question de terroir, quelques provinces de la Gaule ou de l’Italie lui préférèrent le hêtre ou l’orme. Dans la Gaule particulièrement, l’orme avait le pas sur le chêne; la France chrétienne continua même de planter un orme devant chaque nouvelle église qu’elle édifiait, pour y attirer Dieu plus sûrement; et, jusqu’à la fin du moyen âge, c’est sous un orme que se rendait la justice. De là notre vieux proverbe, qui n’avait pas le sens railleur qu’on y attache aujourd’hui: Attendez-moi sous l’orme! n’était rien moins alors qu’une belle et bonne assignation à comparoir devant le juge.

Le frêne aussi eut ses partisans parmi les populations de l’extrême Nord, et ce fut sur les branches élevées d’un frêne que vint s’abattre ce nuage sombre qui renfermait le terrible Odin et son cortége de dieux.

Voici donc le culte des arbres revenu. Ce culte a longtemps, a toujours persisté en Allemagne. Il y existe encore; mais ce n’est plus au chêne, à l’orme, au hêtre ou au frêne que s’adressent les hommages, surtout ceux de la jeunesse, c’est au tilleul. Les dévots du tilleul y poussent leur ferveur jusqu’au fanatisme, et leur fanatisme jusqu’au meurtre.

J’avais refusé de le croire. Ce matin, j’ouvre mon journal: j’y lis, à la date du 30 décembre 1860, qu’un jeune homme de Pforzheim, palatinat du Rhin, a tenté d’assassiner le bourgmestre au moyen d’un révolver, dont les quatre canons étaient chargés chacun d’une balle de plomb.

Arrêté sur-le-champ, le coupable déclara n’avoir personnellement aucune haine contre ledit magistrat, mais celui-ci, abusant de son autorité, venait de faire abattre des tilleuls, auxquels les Pforzheimois portent un culte, et il avait voulu le punir de cette profanation.

Le journal ajoute: «Ce jeune homme appartient à une famille honorable, ses antécédents sont purs, et jamais il n’a manifesté rien qui pût faire supposer en lui un dérangement mental.»

En quoi donc le tilleul mérite-t-il plus que les autres arbres d’exciter aujourd’hui, en plein dix-neuvième siècle, des sentiments de sympathie aussi violents? C’est que la jeune Allemagne l’a proclamé l’arbre des amoureux, sa feuille ayant la forme d’un cœur.

Si je ne craignais de m’attirer une mauvaise affaire, si je ne ressentais une horreur naturelle pour toutes les armes à feu, et spécialement pour les révolvers à quatre coups, je ferais observer que les anatomistes protestent contre cette prétendue forme de la feuille susdite qui, se terminant par une pointe aiguë, ressemble, en réalité, moins à un cœur qu’à l’as de cœur; mais ici la convention triomphe de l’anatomie, qui ne doit jamais se mêler aux choses de l’amour.

Le chêne des druides, quoique prêtant moins aux comparaisons galantes, avait fini par exciter des sentiments presque aussi fanatiques. Les processions et les offrandes se multipliaient autour de lui; les jeunes filles l’ornaient de guirlandes de fleurs, entremêlées de bracelets et de colliers; les guerriers suspendaient à ses branches les plus précieuses dépouilles conquises par eux dans les combats. Un vent d’orage aidant, les autres arbres des enceintes semblaient s’incliner humblement devant lui.

Et cependant, il avait un ennemi, un ennemi personnel, acharné. S’implantant sans façon sur ses rameaux sacrés, jusque sur sa tige auguste, une petite plante abjecte, obscure, misérable, vivait à ses dépens, se nourrissait de sa séve, absorbait sa substance, au point de le menacer dans son libre accroissement, poussant l’insolence jusqu’à voiler sous son feuillage terne et glauque le brillant feuillage de l’arbre fétiche.

Cette plante hostile et impie, c’était le gui, le gui du chêne. (Guythil.)

Des gens moins habiles, moins prévoyants que les druides, pour débarrasser l’arbre de cet hôte incommode et nuisible, se seraient contentés simplement de l’escalader, et d’un coup de serpe l’auraient séparé de son parasite. C’eût été là une manœuvre irrévérencieuse autant que maladroite. Qu’aurait pensé le peuple? Le peuple n’aurait pas manqué de dire que l’arbre divin, frappé d’impuissance, n’avait pas la force de se débarrasser lui-même de sa vermine.

Les druides firent mieux. Ils en usèrent envers le gui comme on en use assez volontiers chez nous envers un membre de l’opposition devenu redoutable; ils lui donnèrent une place dans le sanctuaire. Déclaré plante officielle et sainte, le gui fut spécialement attaché au culte.

Ce n’est point sournoisement, et avec une vile serpette de fer qu’on le détacha de l’arbre, c’est à la vue de tous, au milieu des réjouissances publiques, au bruit des cantiques, au moyen d’une faucille d’or que le Guythil, tranché à sa base, fut soigneusement recueilli sur des voiles de lin. Ces voiles, sanctifiés par lui, ne devaient plus servir à un usage profane.

Chez les Teutons du Rhin, on tirait de la plante une espèce de glu, réputée infaillible comme contrepoison, infaillible pour combattre la stérilité chez les femmes, infaillible pour chasser les maladies et conjurer les maléfices, et aussi pour prendre les petits oiseaux.

Dans les Gaules, après dessiccation, on le mettait en poudre pour en remplir de jolis sachets, qu’on se distribuait, comme étrennes, au premier jour de l’an. De là, ce cri resté longtemps populaire dans nos provinces: «Au gui l’an neuf! (Aguilanneuf!

La science moderne n’a pu découvrir dans le gui qu’un purgatif; ainsi, c’était un purgatif, et un purgatif violent, que nos pères échangeaient autrefois entre eux en guise de bonbons d’étrennes.

L’intronisation de cette plante parasite dans le sanctuaire ne laissa pas que d’être un bienfait pour tous. Le gui du chêne sacré devenant une valeur commerciale, les contrefacteurs (il y en avait déjà sous les druides) prirent soin de le recueillir sur les autres chênes, même sur les autres arbres où il se produisait, pommiers, poiriers, ormes, noyers, frênes, tilleuls ou mélèzes. Bientôt, dans les vergers aussi bien que dans les bois, on eut à s’applaudir de la supercherie, sur laquelle les druides fermèrent les yeux. Mais ils profitèrent de la leçon.

Une foule de reptiles dangereux s’étaient multipliés dans les cantons du Rhin, où nécessairement ils devaient être une cause d’accidents continuels pour des gens qui vivaient au grand air, et logeaient presque tous à la belle étoile. A l’époque de leur engourdissement, ces reptiles, s’entrelaçant les uns aux autres, collés ensemble par un suintement visqueux, composaient une espèce de pelote, nommée œufs, ou plutôt nœuds de serpents chez les Celtes, et que les Romains appelèrent anguinum.

Comme le gui, l’anguinum entra dans la pharmacopée des druides; il figura même dans leurs cérémonies religieuses, et fut bientôt assez rare pour devenir un objet précieux que les riches seuls se procuraient à prix d’or. S’ils s’étaient d’abord laissé entraîner à des usages superstitieux, réprouvés par leur conscience, ensuite les druides avaient su tirer parti de ces mêmes superstitions pour le bien général.

Par malheur, les nœuds de serpents, le chêne et son parasite ne pouvaient suffire longtemps aux partisans des innovations.

La voie des concessions, quelque étroite qu’en soit l’entrée, doit toujours aller en s’allongeant et en s’élargissant.

L’ancien parti du culte des arbres (il était nombreux encore, actif surtout, comme tous les anciens partis) se plaignit qu’on eût supprimé les compagnons, les oracles de la famille, en faveur d’un chêne, si ce chêne unique, privilégié, ne jouissait même pas de la faculté de les mettre en communication avec Ésus, le dieu du ciel.

Ces exigences ne manquaient pas de logique; il y fallut satisfaire.

Les druides se partagèrent en trois classes:

Les druides proprement dits (Eubages, dans la Gaule), à la fois philosophes et savants, magiciens même au besoin, car alors la magie n’était que la forme extérieure de la science; ils étaient chargés d’entretenir les principes de la morale et d’étudier les secrets de la nature: LES DEVINS, qui, au moindre souffle du vent, savaient interpréter le langage du chêne sacré par le murmure du feuillage, le froissement des branches, un craquement dans l’arbre, le retard ou la précocité de sa végétation. Enfin, les bardes, poëtes rivés à l’autel.

Tandis que les bardes chantaient autour du chêne, les devins lui faisaient rendre des oracles. Ces oracles se multiplièrent non-seulement en Europe, mais jusque dans l’Asie Mineure, où une colonie celte, au dire d’Hérodote, institua celui de Dodone, par droit de conquête; la Grèce naissante rendit hommage à un chêne, que Strabon assure avoir été un hêtre; on ne peut disputer des arbres ni des couleurs; mais Homère l’a déclaré chêne, et, pour nous, chêne il restera.

Ce nouveau mouvement, imprimé au culte puritain des druides, ne devait pas s’arrêter là.

Une fois habitués à correspondre avec Teut par un arbre, les Celtes s’étonnèrent, quand les arbres pouvaient parler, de voir les êtres animés rester muets, complétement privés de tout don de présage. Quelques chefs, se mettant en campagne et péniblement affectés dans leur dévotion de ne pouvoir emporter le chêne sacré avec eux, s’imaginèrent de consulter les tressaillements subits de leur cheval, ses hennissements dans un moment de surprise ou d’effroi, car pour avoir sa valeur augurale il fallait que le mouvement de l’animal fût involontaire et spontané. Cette croyance s’établissant peu à peu, tout homme, se préparant à voyager ou à guerroyer, enfourchait son augure, bien convaincu que, en cas de besoin, il pouvait le consulter le long de sa route, en soumettant, bien entendu, les pronostics aux savantes interprétations du devin.

Le collége des druides ne tarda pas à s’alarmer de ces oracles voyageurs, nécessairement sujets à se contredire entre eux.

Comme il avait autrefois institué un seul arbre officiel, il ne reconnut qu’à certains chevaux, élevés sous ses yeux dans les enceintes sacrées, le don spécial de fournir des présages authentiques.

Ces chevaux, à la robe blanche et immaculée, nourris aux frais du trésor public, n’étaient soumis à aucun travail, à aucune des entraves de la selle et du licou. Fiers et indomptés, la crinière au vent, ils erraient en toute liberté à travers les hautes futaies. Grâce à leurs mouvements plus libres, par conséquent plus sûrs au point de vue de la pronostication, ces chevaux-prophètes, qui faisaient presque partie du clergé druidique, jouirent longtemps dans tous les pays celtes d’une autorité incontestable, qui, un beau jour cependant, se trouva contestée.

D’autres êtres animés leur firent concurrence, et ces adversaires des chevaux, le dirai-je? ce furent les femmes. Les femmes se trouvèrent douées tout à coup, au plus haut degré, du don de seconde vue, d’inspiration, d’intuition, de divination.

Forcés par le sentiment public de se prononcer, les druides admirent chez elles (c’est Tacite qui nous l’apprend) quelque chose de plus instinctif, de plus divin que chez les hommes, et même que chez les chevaux. Leur organisation facilement impressionnable les prédisposant au don de prophétie: «c’est qu’en effet les femmes agissent plus volontiers par un instinct naturel et irréfléchi que par prudence et par raison.»

Cette dernière et malséante explication n’est pas de Tacite, ni de moi, grand Dieu! Elle appartient en propre à M. Simon Pelloutier, déjà nommé. Que chacun réponde de ses œuvres.

Les druides firent pour les femmes ce qu’ils avaient fait pour les chevaux, ce qu’ils avaient fait pour le gui et pour les arbres. Ils ne reconnurent pour vraies prophétesses que celles qui déjà subissaient le plus près d’eux possible les influences du chêne sacré: c’est-à-dire leurs épouses et leurs filles.

Le système de la centralisation des pouvoirs ne date pas d’hier.

Il y eut alors des druidesses comme il y avait des druides. Les druides tenaient école de jeunes gens; là le maître disait à ses disciples le mouvement des astres, la forme et l’étendue de la terre, les diverses productions de la nature, l’histoire des ancêtres, reproduite, sous forme de poëmes, par les bardes; ils leur apprenaient tout, excepté à lire et à écrire. La mémoire y suffisait. De leur côté, les druidesses ouvrirent des écoles de jeunes filles; elles enseignèrent à celles-ci le chant, la couture, les pratiques du culte, la connaissance des simples, et même la poésie; leur faisant apprendre par cœur des vers spécialement composés pour elles. Ces vers, d’un lyrisme douteux, nous devons le penser, les initiaient à l’art de faire le pain, de préparer la bière, et autres petits détails de cuisine et de ménage.

Les druidesses exerçaient aussi la médecine. Cette triple prérogative de femmes-docteurs, d’institutrices, de prophétesses, finit par les rehausser à tel point dans l’esprit de la nation que les prêtres de Teut, forcés d’abandonner leurs sanctuaires, ne craignaient point de leur en confier la garde. Dans de certaines cérémonies, elles présidaient même de droit.

Qu’une d’elles se signalât par la fréquence, la lucidité, la sûreté de ses inspirations, comme dans leur temps les célèbres Aurinia, Velléda, Ganna, que les empereurs romains ne dédaignaient pas de faire consulter par ambassadeurs, alors le collége orgueilleux des druides, courbant le front, l’installait à sa tête. Durant cette dictature féminine, arbitre des destinées de la nation, elle décidait de la paix ou de la guerre, pressait ou retenait le mouvement des armées.

César raconte qu’ayant demandé à des prisonniers germains pourquoi Arioviste, leur chef, n’avait pas encore osé lui présenter la bataille, il lui fut répondu que les druidesses, après avoir examiné les remous et les tourbillons du Rhin, avaient déclaré qu’il ne devait point engager l’action avant l’époque de la nouvelle lune.

Comme on le pense bien, l’interrogateur profita de l’avis, et la nouvelle lune ne s’était levée que pour voir les Germains en déroute complète.

Mais le Rhin n’a pas encore rendu d’oracles, et le temps n’est pas venu où Ganna, Velléda, Aurinia daigneront accorder audience aux ambassadeurs de Rome.

Nous avons voulu seulement tracer en quelques lignes le développement futur de cette nouvelle institution des druidesses, dont nous ne parlerons guère plus qu’à son déclin.

Déjà, cependant, leur pouvoir et leur crédit naissants croissaient de jour en jour. Les Teutons étaient-ils enfin satisfaits?... Non. Malgré l’habileté de leurs devins et de leurs druidesses, ils trouvèrent que le chêne sacré par les frémissements de son feuillage, les chevaux par leurs tressaillements, leurs bonds désordonnés, leurs hennissements plus ou moins prolongés et stridents, n’offraient ni des signes révélateurs assez sûrs ni un spectacle assez émouvant. Il leur parut bon, il leur parut convenable de consulter les animaux, non plus dans leurs manifestations extérieures, mais jusque dans leurs entrailles palpitantes, ce qui ne pouvait manquer de donner aux cérémonies religieuses un aspect plus sérieux, certain ragoût de meurtre, capable du moins d’éveiller l’attention d’un peuple guerrier.

Les druides cédèrent encore, mais presque découragés. Qu’était-elle devenue cette grande religion philosophique, se contentant de la prière et de la méditation, et qu’ils avaient cru, un peu à la légère il est vrai, pouvoir acclimater au milieu de ces barbares?

Au pied du chêne, jusque-là pur de sang, ils consentirent à immoler les animaux nuisibles d’abord, des loups, des lynx, des ours; vinrent ensuite les animaux utiles, nourriciers de l’homme, les brebis, les génisses, puis, enfin, jusqu’à son compagnon de guerre, le cheval.

Les chevaux immaculés, entourés jusqu’alors d’une si haute considération superstitieuse, ne furent même pas épargnés.

Et à chacun des degrés de cette échelle sanglante, toujours résistant, toujours débordés, les druides laissaient échapper une dernière concession, espérant par là retenir encore quelque temps un pouvoir qu’ils sentaient près de défaillir entre leurs mains.

Exaltés par le succès, les progressistes en vinrent à demander pourquoi la plus digne offrande à faire à Dieu ne serait pas le sang d’un homme? L’homme, parmi les êtres créés, n’était-il pas le plus noble, le plus parfait? Peut-être, poussant l’argument plus loin encore, espéraient-ils prouver que parmi les hommes, les plus agréables à Dieu, les plus dignes d’être choisis, c’étaient les druides eux-mêmes. Mais il ne faut pas demander trop à la fois. Cette suprême conséquence d’un même principe, ils la tenaient en réserve, n’exigeant pour l’heure qu’une victime vulgaire, la première venue, pourvu que ce fût un homme.

Certes, devant cette requête abominable, devant cet assassinat proposé au nom du ciel, les héritiers, les descendants de ces sages pontifes qui avaient détruit les premières et inoffensives superstitions des anciens Celtes, se voilant la face, reculant d’horreur, retrouvant leur vieille énergie, allaient faire parler à la fois le ciel et les enfers, le chêne sacré, les devins, les druidesses, les chevaux immaculés, en appeler à la nation tout entière, et lancer l’anathème sur la tête des infâmes pétitionnaires: il n’en fut rien. Au contraire, ils se hâtèrent de légitimer par leur saint acquiescement cette immolation sauvage. On aurait pu les soupçonner même d’en avoir, en dessous main, inspiré l’horrible pensée.

O prêtres hypocrites, philosophes menteurs, tigres déguisés en pasteurs de peuples!... Calmons ces emportements. En agissant ainsi, peut-être obéissaient-ils moins à un instinct de cruauté qu’à une haute pensée de politique, et même de philanthropie, oui, de philanthropie: expliquons-nous.

Chez les Celtes alors la vie de l’homme était comptée pour peu de chose; on la prodiguait dans les batailles, on la prodiguait dans les duels. Les Gaulois, à l’époque de leurs grandes assemblées nationales, pour forcer les électeurs à l’exactitude, avaient pour coutume de mettre à mort le dernier arrivé; celui-là payait pour tous les retardataires. Je ne proposerais pas de rétablir un pareil usage aujourd’hui; mais enfin, c’était un moyen, moyen infaillible, économique, et qui, sans frais, remplaçait avantageusement les jetons de présence.

De leur côté, les Teutons, non dans leurs assemblées électorales, mais à la guerre, vainqueurs impitoyables, se faisaient un jeu de massacrer tous leurs prisonniers.

Ces massacres cessèrent dès que les druides se furent fait un monopole des sacrifices humains.

Devenu sanguinaire, le bon Ésus réclamait les captifs, comme victimes expiatoires réservées à son autel; malheur à qui aurait osé frapper à son détriment! Celui-là, les enceintes sacrées se fermaient devant lui; déclaré impie, sacrilége, il cessait d’être compté au nombre des citoyens, et risquait même de remplacer le mort qui, par sa faute, manquait à l’holocauste.

Les choses ainsi réglées, quand les prisonniers lui avaient été livrés sains et saufs, le grand prêtre choisissait ceux qui devaient être égorgés, se contentant parfois d’un seul. C’était le plus souvent un des chefs ennemis; on l’immolait avec son cheval de guerre, pour rehausser la pompe cérémoniale, et aussi pour que la quantité du sang versé fît passer sur le petit nombre des victimes.

Après avoir scrupuleusement interrogé les flancs entr’ouverts du cheval et du cavalier, le sacrificateur, la barbe et les vêtements souillés de sang, levant vers le ciel une main rougie à la même source, terrible, suant le meurtre, respirant le carnage, déclarait son dieu satisfait: son dieu en avait assez; et l’on réservait le reste des captifs pour un autre jour, qui ne devait pas venir.

Un nouvel emploi venait donc d’être créé, celui de sacrificateur. Dans la Germanie, comme dans la Gaule, des deux côtés du Rhin, les druides se le réservèrent: dans d’autres pays de la Celtique, chez les Scandinaves, chez les Scythes, ce triste emploi, des femmes mêmes l’exercèrent; l’Iphigénie en Tauride est là pour l’attester.

Quoi qu’il en soit de cette sanglante innovation, elle profita aux prisonniers; mais ceux qui en tirèrent encore le meilleur bénéfice, ce furent les druides. Leur pouvoir, fortement ébranlé, secousse par secousse, se raffermit tout à coup. L’opposition n’avait tenu compte ni de leurs remontrances ni de leurs prières, elle s’arrêta devant leur couteau.

De ce moment date la SECONDE ÉPOQUE DES DRUIDES.

Le couteau druidique joua un long rôle, dans lequel il ne me convient pas de le suivre. César avait conquis et pacifié les Gaules; les successeurs d’Auguste lançaient leurs décrets impériaux contre tous les druides, sacrificateurs d’hommes, que ce même couteau continuait de se lever sur la Germanie.

 

 

 

 

III

III

Visite a la terre des aïeux.—Les deux rives du Rhin.—Pierres druidiques.—La noce et l’enterrement.—Culte nocturne.—Un vitrier demi-dieu.—Le duel de société.—Une compatriote d’Aspasie.—Boudoir d’une dame celte.—Récit du barde.—Teutons et Titans.—Tremblement de terre.

Quiconque a déjà voyagé avec moi doit le savoir, je suis sujet à m’égarer en route, ou du moins à prendre LE CHEMIN DES ÉCOLIERS. Il me plaît aujourd’hui de détourner mes yeux et mes pas de cette enceinte sacrée des druides, transformée en abattoir, et où la main qui bénit est aussi la main qui égorge.

J’ai besoin de respirer un air moins chargé des parfums ou plutôt des fétidités du sacrifice. Là-haut, sur cette colline, dont un soleil couchant éclaire les cimes blondes, je respirerai plus à l’aise.

M’y voici.

Devant moi, le Rhin étale ses deux rives, que ne relie encore aucun pont, pas même un bac, essayant de les rapprocher l’une de l’autre.

Des deux côtés, sous d’épais massifs d’osiers et de roseaux gigantesques, dans ses criques vaseuses, le Rhin abrite une multitude de petites barques sournoises, barques de pêcheurs inoffensifs dans le jour, mais qui, réunies le soir, s’emplissent de pillards et de corsaires allant à la proie sur la rive opposée et s’aventurant même au besoin jusqu’à la mer du Nord. Pour le moment, rien ne bouge; les pêcheurs sont rentrés, les corsaires ne sont pas encore sortis. Je porte mes regards plus loin.

Sur la rive gauche campent les Celtes gaulois, aux yeux bleus, à la peau blanche, à la chevelure dorée et ondoyante. Presque nus, ils semblent avoir pour principal vêtement ce haut bouclier, presque de la longueur de leur corps, à l’ombre duquel ils marchent, à l’ombre duquel ils dorment, et qui les garantit tout aussi bien des traits du soleil que de ceux de l’ennemi. Tout à coup, je les entends, la bouche collée contre un des bords de ce même bouclier, pousser des cris aigus, répétés au loin, de distance en distance, le long du fleuve. A ces cris, qui leur servent de télégraphie sans doute, répond le bruit strident des trompettes.

Quels sont ces autres soldats aux cheveux noirs, au teint de bronze? Symétriquement alignés, ils s’avancent couverts de cuirasses brillantes et portant des bannières surmontées d’un aigle d’or aux ailes demi-éployées. Après dix ans de combats, César est donc parvenu à se rendre maître des Gaules jusqu’à la frontière du Rhin? Je n’en saurais douter; à leur vue, les Gaulois abaissent le fer de leur lance en signe de bon accord, et laissent passer.

Une fois près du rivage, la petite phalange romaine s’arrête; sous sa protection, quelques hommes, vêtus d’une simple tunique, sans autres armes que des tablettes, un style et des cordeaux pour mesurer le terrain, se mettent en devoir de dresser un plan, le plan d’une ville ou d’un fort....

Sentinelles de la Germanie, prenez garde à vous!

Du haut de ma colline, embrassant un étroit horizon sur la rive droite, je vois divers groupes d’hommes disséminés dans les bois ou dans la plaine, travailler sous la surveillance d’un druide; celui-ci je le reconnais à sa longue robe et à la branche feuillue qu’il tient à la main; les uns fouillent la terre pour déraciner les arbres qui la stérilisent en l’obscurcissant; les autres la sillonnent du soc de la charrue. Ces travailleurs, dans leurs mouvements, semblent tous atteints d’une même gêne, dont, de si loin, je ne puis apprécier la cause.

Pour y réfléchir plus à l’aise je cherche où m’asseoir. A mi-côte j’entrevois un petit banc de pierre. A mesure que je l’approche, l’objet grandit et s’élève bientôt de telle sorte qu’il me faudrait une échelle pour prendre possession de mon siége.

Ce siége prétendu, c’est un monument, un monument druidique composé de deux roches verticales, reliées à leur sommet par une roche horizontale.

En France, en Angleterre, en Allemagne, il existe encore de ces pierres levées, dolmens ou menhyrs; les pierres levées étonnaient déjà Alexandre de Macédoine dans sa traversée de la Scythie. En Bretagne, à Carnac, quelques-unes, d’une seule pièce, se dressent solitaires au bord de la route, comme pour raconter au voyageur l’histoire du passé, ou s’alignent devant lui, innombrables, dessinant sur le sol des cercles peut-être emblématiques. Mais le voyageur ne comprend plus leur langage. Était-ce l’autel, était-ce le dieu, ou simplement la borne posée sur une tombe? Dans le premier cas, Carnac serait un Olympe; dans le second, un cimetière.

Je tournais autour de la triple pierre pour mieux en prendre connaissance, quand j’aperçus près de moi un troupeau de brebis, puis un berger.

Le berger, couvert d’une saie en lambeaux, avait les pieds enveloppés de bandelettes de cuir; sur son front une blessure, qui n’avait pas eu le temps de se cicatriser, mi-béante encore, ajoutait à son air farouche. Son regard flamboyait en se portant tour à tour et sur la pierre druidique et sur un autre objet, jusqu’alors échappé à ma vue. C’était la garde d’une épée implantée en terre.

Cette poignée d’épée, cette roche superposée sur son double appui, était-ce là de nouvelles concessions des druides?

D’après leurs idées spiritualistes, Dieu ne pouvant se revêtir d’une forme visible semblable à la nôtre, ils l’avaient figuré tant bien que mal par un symbole. Ainsi les sacrifices humains ne leur suffisaient déjà plus pour maintenir leur doctrine!

Tandis que j’examinais avec une curiosité croissante cet étrange gardeur de moutons, une jeune fille, grande et belle, les épaules et les pieds nus, dans cette même partie de la colline, gardait aussi son troupeau, tout en s’occupant à recueillir des plantes médicinales. Près de s’éloigner, elle offrit au berger de panser sa plaie; il refusa d’un air hautain: en se retirant, souriante, elle lui jeta une fleur au visage.

Cette fleur, il ne la ramassa pas; cette jolie fille, il ne salua son départ que d’un regard de dédain.

Ah! plus de doute, ce malheureux, comme les abatteurs d’arbres, comme les laboureurs de la plaine, est au nombre des prisonniers de guerre sauvés par les druides et utilisés par eux. Ses cheveux rasés, sa blessure saignante, le carcan qu’il porte à son cou en témoignent assez clairement. S’il n’a pas répondu à l’avance, à la fois empreinte de pitié et de coquetterie de la ramasseuse d’herbes, c’est que celle-ci n’a éveillé en lui qu’un souvenir douloureux: sa fiancée absente ou sa femme qu’il ne reverra plus! Si son regard s’est tourné terrible et fulgurant vers la pierre druidique et vers la tête d’épée, ne serait-ce pas que l’une et l’autre marquent des lieux de sacrifice? Là il se croit destiné à mourir peut-être?... Qui sait? peut-être aussi le guerrier de sa tribu, déjà immolé, était-il son meilleur ami, son frère?...

Mais je me suis réfugié ici pour échapper à des idées pénibles de sang et de meurtres; cherchons ailleurs nos distractions.

Plus bas, aux derniers replis du coteau, se montrent quelques cabanes ou plutôt quelques toitures aplaties, écrasées, à peine exhaussées de terre. Sont-ce là des maisons, des étables ou des caves?

Sur la rive gauche, Gaulois et Romains ont disparu derrière une brume du fleuve. Sur la rive droite, laboureurs ou bûcherons, les captifs, appuyés sur leur cognée ou sur leur charrue, semblent demander au soleil si la journée n’est pas bientôt finie.

Le vent fraîchit; le pâtre rassemble son troupeau et, toujours sombre, gagne le sentier de la colline qui s’abaisse vers le village.

Je le suis, sans savoir quelle force inconnue m’entraîne de ce côté.

Quelque druide magicien me tient-il si bien sous le charme que, sans oublier qui je suis, d’où je viens, ni quel siècle m’a vu naître, j’assiste ainsi, invisible pour tous, à ces scènes étranges, depuis longtemps effacées, et que, parmi les vivants, il n’aura été donné qu’à moi, à moi seul, de contempler de près? Essayons de mettre à profit cette bonne fortune si rare, même par le temps qui court.

Ce village rez terre où me voici parvenu est occupé par une colonie de Francs-Saliens, déjà échelonnés le long du Rhin. L’œil fixé sur la rive gauloise, ils se préoccupent pour le moment bien plus de l’invasion des Romains en Germanie que de leur propre invasion dans les Gaules.

Un vif sentiment d’intérêt vient tout à coup de naître en moi. Qui d’entre nous, Français du dix-neuvième siècle, peut dire que le sang de ses veines n’a pas circulé jadis dans celles de ces terribles hommes du Nord, Francs ou Gaulois? Nous sommes tous originaires de la rive gauche ou de la rive droite, même des deux rives, qui se sont rapprochées enfin, par la guerre d’abord, par la fraternité ensuite, comme certains écoliers tapageurs ne se sentent pris d’affection l’un pour l’autre qu’après de bonnes gourmades données ou reçues.

C’est donc d’une visite à nos grands ancêtres paternels (car les Francs nous ont laissé leur nom) qu’il s’agit aujourd’hui pour moi. On pourrait s’émouvoir à moins.

Les cahutes du village que je parcours (si tant est que ce soit un village), séparées entre elles par des pacages, par des cultures, débordent au loin dans la plaine, comme isolées les unes des autres. Là viendront peut-être un jour s’asseoir ou Cologne ou Mayence, sans occuper plus d’espace, même avec leurs faubourgs.

Des vergers, enclos d’ajoncs et tout peuplés de pommiers en fleurs; des bois de sapins, sombres et noirs; des mares, dont les eaux verdâtres sont contenues à grand’peine par un léger épaulement de terre, bordent la route, obstruée çà et là par une roche vive qui court à fleur de sol, ou par des arbres abattus et à peine ébranchés. Dans les pâtis, on entend le reniflement des buffles, encore essoufflés de leur travail de la charrue; le hennissement des chevaux se répète d’un bout à l’autre du pays et va en décroissant à mesure que le soleil se rapproche de l’horizon; de maigres génisses, aux longues cornes en spirale, passent de temps à autre leur tête au-dessus de la clôture des vergers pour tondre d’un dernier coup de dent les pousses tendres des ajoncs, et de petits bœufs de race inférieure, regagnant leur gîte en même temps que les moutons, se contentent comme eux de brouter l’herbe du chemin, tandis que des bandes de porcs se roulent dans les fanges des bas côtés.

Le paysage tient à la fois de la Bretagne et de la Normandie; mais à ce paysage les chaumières manquent. Pour rencontrer une habitation humaine il faut s’exhausser au-dessus des enclos de haies et abaisser ses yeux vers la terre.

A l’entre-croisement d’une route, les claquements d’un fouet se font entendre: porcs, moutons et petits bœufs sont chassés pour livrer passage à une sorte de procession d’hommes et de femmes, tous graves, silencieux, recueillis, presque consternés.

C’est une noce.

Deux jeunes époux viennent de faire bénir leur mariage devant le chêne sacré. Vêtue de noir, une couronne de feuillage sombre sur la tête, la mariée marche au milieu des siens, courbée en deux comme sous le poids de pensées accablantes. Une matrone, placée à sa gauche, lui met sous les yeux une nappe blanche; c’est un linceul; le linceul dans lequel elle sera ensevelie un jour. A sa droite, un druide entonne un chant, au rhythme solennel, où sont longuement énumérés tous les tourments, toutes les angoisses qui l’attendent dans son ménage:

«Sur toi, jeune épouse, sur toi seule retombe dès ce jour le fardeau de la communauté;

«Tu veilleras au fourneau, à la provision de vivres et de bois, à la préparation de la lampe et des torches de résine;

«Tu laveras le linge à la fontaine et confectionneras les vêtements;

«Tu prendras soin de la vache, même du cheval, si ton maître l’exige;

«Toujours pleine de respect, tu le serviras, debout, à l’heure de ses repas;

«S’il lui plaît de prendre d’autres épouses, tu accueilleras tes nouvelles compagnes avec aménité;

«Si besoin est, tu prêteras même ton sein à leurs enfants, toujours par soumission à la volonté du karl (du maître);

«S’il s’emporte contre toi, s’il te frappe, tu adresseras tes prières à Ésus, le dieu unique, sans accuser ton mari toutefois, les torts ne pouvant être de son côté;

«S’il témoigne du désir de t’emmener à la guerre, tu l’y suivras, pour porter ses bagages, entretenir ses armes en bon état et veiller sur lui en cas de blessures ou de maladie; «Le bonheur est dans l’accomplissement du devoir: sois heureuse, ma fille.»

A l’audition de ce menaçant épithalame, assez semblable à celui que les ménétriers bretons du Croisic et du bourg de Batz adressent encore aujourd’hui aux nouvelles mariées, à la vue de ce linceul, de ces vêtements de deuil et de tout ce funèbre cortége nuptial, je me sentais profondément attristé, lorsque des rumeurs de bon présage, des cris, des acclamations de joie se firent entendre.

Un autre cortége coupait en sens inverse le carrefour. Dans celui-ci toutes les figures souriaient et s’épanouissaient....

C’était un enterrement.

Il en était ainsi chez nos pères; ils se réjouissaient devant la mort, qui affranchit l’homme de tous ses maux; ils n’avaient que des pleurs à lui donner quand il poursuivait son temps d’épreuves.

Cependant, au crépuscule du soir la nuit a succédé. De petites lumières, semblables à des feux follets, errent à travers les bois et les campagnes, en prenant des routes diverses. Ce sont les dévots qui, un flambeau ou une lanterne à la main, se rendent aux lieux consacrés par le culte public, ou par leurs croyances particulières.

Les uns, et c’est le plus grand nombre, se dirigent vers la forêt de chênes, où se tiennent les druides; les autres, masquant de leur mieux la lumière de leur lanterne, vont, deci delà, vers les taillis de sapins et de hêtres, ou vers le fleuve, ou vers la colline, naguère blonde, maintenant d’un brun foncé. Qu’y vont-ils faire? Adresser leurs hommages au Rhin, aux sources, à tous les cours d’eau, aux arbres, aux pierres druidiques ou aux têtes d’épée. Quelle religion a pu échapper au schisme!

Schismatiques ou non, les Celtes, germains ou gaulois, ont toujours professé une religion essentiellement nocturne; ils divisent l’année en mois lunaires, et ces mois, non par le nombre des jours mais par celui des nuits. Et ils ont été véhémentement soupçonnés d’adorer le soleil! Et j’ai failli partager cette erreur! Comme il est bon de tout voir par soi-même!

Plus curieux, pour le moment, d’observations de mœurs que de mythologie, je poursuis mes premières investigations; n’est-il pas nécessaire, d’ailleurs, de connaître la vie des gens pour être à même d’apprécier justement les objets de leur culte?

En même temps que ces diverses lumières, semblables à des étoiles filantes, sillonnent la surface du pays, certaines lueurs, s’immobilisant, paraissent fixées au sol. Ce sont les lucarnes éclairées des habitations. Ces habitations, je les ai déjà qualifiées d’étables ou de caves; à l’exception de quelques-unes, je maintiens le mot.

Creusées dans la terre, humides, obscures, elles ont leur faîtage à fleur de sol et revêtu de plaques de gazon ou d’un chaume aride rongé de mousse; un couvercle plutôt qu’une toiture. On y descend par une sorte de porte à tabatière, engagée à niveau dans cette toiture même. Le jour n’y pénètre que par cette porte ouverte; par conséquent les ténèbres y règnent pendant toute la saison des pluies et des neiges, c’est-à-dire les trois quarts de l’année; les ténèbres! ces fléaux de la joie, de la santé, de l’imagination, de tout bien-être humain; et quel moyen de les conjurer: pas de fenêtres, pas de vitraux! O divin Apollon!

Toi dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute:

Certes, que de toi, la brillante personnification du soleil, de la lumière, on ait fait un dieu de premier ordre, je suis loin d’y trouver à redire; mais, avec non moins de raison, peut-être, de ce bienfaiteur mystérieux qui inventa les fenêtres, les vitres, du premier vitrier enfin, il eût été convenable de faire un demi-dieu; et il est resté un simple mortel, et l’on n’a pas même retenu son nom! Les hauts emplois ne sont pas mieux distribués dans le ciel que sur la terre!

A défaut de la fenêtre, c’est par la lucarne que mon œil plonge au milieu d’une de ces masures souterraines. L’aspect est loin d’en être aussi misérable que je l’avais pensé. J’y vois des murs tapissés de nattes, une aire salpêtrée; près de la lampe fumeuse qui descend de la poutre du plafond, pendent, accrochés, un quartier de cerf, des paniers remplis de provisions, des instruments de pêche et de chasse, filets et traquenards; puis, des guirlandes d’herbes médicinales, comme à la boutique d’un herboriste; et parmi ces bouquets de plantes, comme de droit, le gui tient la place d’honneur.

Dans un autre de ces sous-sols, le luxe même semble s’être introduit. Incrustées de cailloux du Rhin, aux couleurs nuancées, les parois y étalent des faisceaux d’armes luisantes: l’angon à crochets, la framée, les haches de silex ou de fer, les casse-tête à pointes aiguës, s’y marient agréablement à des boucliers, à de larges carquois en cuir, à de longues flèches, empennées d’un bout, dentelées de l’autre. On croirait que pour compléter et pour adoucir en même temps l’éclat de ces panoplies quelque peu menaçantes, la dame du logis y a entremêlé les bijoux de son écrin celtique: il n’en est rien. Ces chaînes d’or, ces colliers, où s’enchâssent l’onyx et les rubis, les guerriers d’un certain rang ont pour habitude de les étaler sur leur poitrine dans les combats, aussi bien comme objets de parure que comme armes défensives. Au dire d’un historien sérieux, très-sérieux, même un peu gourmé, c’est à cet usage de nos pères les Francs que nous devons aujourd’hui les hausse-cols de nos officiers. Qui le croirait? moi, moi-même, j’ai porté cet insigne barbare en qualité de lieutenant dans la garde nationale de la banlieue de Paris!... Quant aux nattes de paille, ici on les foule aux pieds; elles servent de tapis, non de tapisserie.

L’appartement, profond et spacieux, dont, à travers la lucarne, je n’aperçois qu’une des pièces principales, cloisonné, divisé dans sa longueur et dans sa largeur, s’ouvre de différents côtés sur d’autres chambres, ou d’autres caveaux, comme on voudra l’entendre. Évidemment, je suis devant le palais d’un des chefs du pays.


Un des chefs du pays.

Dans la première habitation visitée par moi, j’avais trouvé les gens à table, buvant la cervoise dans des cornes de bœufs sauvages, et causant affaires: car chez nos grands ancêtres, comme chez nous, on ne traitait bien les affaires qu’à table. On avait parlé d’échanges de béliers, d’association pour une grande pêche, d’un coup de main à tenter sur la rive gauloise, et un peu aussi des élections prochaines: le régime municipal et même constitutionnel, Montesquieu l’affirme, étant déjà connu et pratiqué en Germanie.

Dans la seconde habitation, celle aux panoplies, on ne parlait ni d’élections ni de pêche, mais on y était de même à table; on n’y buvait pas seulement la cervoise dans la corne des braves, mais aussi l’hydromel et l’hypocras dans des tasses de cuir, ou dans des crânes humains, blancs comme ivoire, soudés d’argent et naturellement façonnés en coupes. Dieu merci, cet usage, les Francs ne nous l’ont pas laissé.

Ce soir-là, on y fêtait la bienvenue d’un jeune guerrier, déjà connu par ses hauts faits et appartenant à une peuplade voisine et amie.

Le repas achevé, et quel repas! (je me garderai de le décrire, le récit seul serait capable de donner une indigestion), on songea à prolonger l’amusement de l’hôte illustre. Comment s’y prendre? Les petites demoiselles franques ne cultivaient point encore le piano, et le noble jeu de billard attendait son inventeur. On mit en avant des énigmes à deviner. L’exercice ne parut lui en plaire que médiocrement. Au jeu des cailloux, sorte de jeu d’osselets, il fut pris de somnolence. Les devoirs de l’hospitalité exigeaient qu’on redoublât d’efforts pour distraire le noble étranger, Chérusque ou Marcoman. On lui proposa le mouchoir. Il redressa subitement la tête.

Le jeu du mouchoir, fort goûté alors, était une espèce de duel de société. Deux adversaires bénévoles, sans autre motif que le désir de s’amuser un instant et de complaire à la compagnie, saisissaient de leur main gauche l’extrémité d’un mouchoir, et de la droite un couteau, couteau de table, couteau de chasse ou de cuisine, peu importait, pourvu que l’instrument fût aigu et bien affilé. Ah! c’est que nos bons aïeux ne connaissaient ni les armes courtoises ni les fleurets mouchetés! Imbus de cette étrange idée que combattre un contre un, ou mille contre mille, est ici-bas le bonheur suprême, ils se faisaient volontiers un divertissement de se couper la gorge, même avec leur meilleur ami.

La galerie s’était formée autour des assaillants. Après que ceux-ci eurent juré par le cercle de leur bouclier, par l’épaule de leur cheval et par la pointe de leur couteau que nulle animosité ne les excitait l’un contre l’autre, à un signal donné, le jeu commença. Quelque temps je vis le mouchoir se tendre, se replier, puis opérer un vif mouvement de rotation; déjà de légères entailles entamaient la peau des deux lutteurs; le sang coulait le long de leurs bras; mais pour si peu les témoins affriandés ne songeaient guère à interrompre le divertissement.

Tout à coup, j’entendis un joyeux hourra trois fois répété; le bienvenu, le bien choyé, l’hôte de la maison, venait de tomber à la renverse, le couteau de son adversaire en pleine poitrine. Il était mort.

On n’avait trouvé que ce moyen de lui faire passer la soirée agréablement. O hospitalité du bon vieux temps!

Ce joli jeu du mouchoir, quelque peu modifié, s’est conservé dans certaines contrées du Nord. Le mouchoir s’est enroulé sur la lame pour en diminuer la longueur. Dans les cabarets de la Hollande on dit ce jeu utile à la santé; un coup de couteau a la chance de sauver de l’apoplexie; il équivaut à une saignée.

Je m’étais enfui. Pendant une heure, j’errai au hasard, jetant un regard ahuri à travers quelques lucarnes, au fond desquelles j’entrevoyais des hommes, des femmes, des bœufs, des chevaux étendus pêle-mêle sur une même litière. Encore un souvenir de la Bretagne!

Au milieu d’un de ces bouges, je crus reconnaître la jeune fille de la colline; l’attitude du repos donnait à ses membres souples et délicats un charme particulier; sous les éclairs crépitants de la lampe, elle revêtait l’idéale beauté d’une nymphe endormie.

C’était une jeune Ionienne, une compatriote d’Aspasie; capturée enfant, elle avait traversé vingt marchés d’esclaves, toujours, en dépit d’un sort contraire, se développant dans sa grâce et dans son éclat. Sur les bords de l’Ilyssus, on lui eût dressé des autels; sur les bords du Rhin, elle gardait un troupeau de cochons.

Ce n’était pas la seule de son sexe qui dût m’apparaître durant cette nuit fantastique.

Bientôt, les sons d’un fifre aigu, mêlés à des vibrations de harpe, attirent mon attention. Je me dirige de ce côté.

Dans une petite chambre enguirlandée de fleurs, une jeune femme procédait à sa toilette. J’aurais dû fuir encore.... par pudeur, par convenance cette fois.... Mais un historien consciencieux doit tout braver pour arriver à la connaissance de la vérité exacte. N’était-ce donc rien que de pouvoir, de visu, révéler au monde moderne ce qu’était le boudoir d’une dame celte?

Celle-ci, à demi dévêtue, assise sur un escabeau, les cheveux flottants, tenait devant elle une plaque de métal poli, qui lui servait de miroir. Une vieille, sa mère ou sa servante, je ne sais au juste (cependant il me semblait que l’une et l’autre, comme ma jolie gardeuse de porcs, avaient déjà frappé mon regard une première fois; où? j’aurais été bien embarrassé de le dire); la vieille donc avait empoigné dans toute leur épaisseur les cheveux de la jeune, qui lui emplissaient les mains; elle les enduisait d’un mélange de suif, de cendres et de chaux, et, grâce à cet affreux philocome, les beaux cheveux passaient graduellement du blond cendré au roux le plus ardent, exigence d’une mode que je n’ai point à juger ici, mais simplement à enregistrer. Après les lui avoir lavés, peignés, lissés à plusieurs reprises, elle lui frotta les épaules et le cou de beurre fondu et lui lava le visage et les bras avec de l’écume de bière.

Ces petits soins de propreté achevés, elle plaça devant la jeune dame une légère collation, vite servie et vite consommée; et tandis qu’elle procédait ainsi à sa toilette, tandis qu’elle achevait ce festin de passereau, dans la salle voisine on prolongeait outre mesure un repas de cyclopes; les voix y retentissaient pleines et véhémentes; tout le monde y parlait à la fois, et avec un tel vacarme qu’à peine pouvait-on encore percevoir par intervalles le son du fifre; car c’était de cette salle, invisible pour moi, que les notes criardes de l’instrument étaient arrivées jusqu’à mon oreille.

Prévoyant la fin de l’orgie, la matrone se hâta de compléter son œuvre; ouvrant un coffre de bois, elle en tira une paire de jolis brodequins rouges, dont elle chaussa la jeune femme; jeta par-dessus sa robe blanche une écharpe de pourpre, retenue à l’épaule gauche par une longue épine de prunellier; elle lui cercla la tête d’une mince bandelette écarlate, lui passa des bracelets et des colliers de petites baies, semblables par la forme et la couleur à des grains de corail; enfin, comme dernier agrément, elle lui maquilla les joues au moyen d’un cosmétique où la brique, je le suppose, entrait pour une bonne part.

Quand la jeune lionne franque se vit ainsi ponceau, pourpre, garance, écarlate, rouge des pieds à la tête, elle poussa un cri de triomphe, surtout lorsque, suivi de ses convives, son mari entra dans sa chambre et parut émerveillé, ébloui à la vue de la charmante épouse qu’il venait d’acheter.

Acheter une femme, c’était déjà l’expression, expression longtemps conservée en Allemagne, Ein weib kaufen. Il faut dire qu’alors la fiancée n’apportait pas de dot; tout au contraire, c’était l’épouseur qui payait une certaine redevance à la famille de la promise. Nous devons beaucoup de nos usages à nos pères Celtes; quant à celui-ci, nous n’avons pas jugé à propos de le conserver.

Ce mari qui avait maintenant le sourire dans les yeux, sur les lèvres, sans doute aussi dans le cœur, je le reconnus aussitôt; c’était le Sire de la noce, celui que, deux heures auparavant, j’avais rencontré si grave, si solennel, si morose.

Selon les prescriptions du druide, la nouvelle mariée l’a d’abord servi à table, humblement et debout comme les autres esclaves de la maison; puis, vers le milieu du repas, elle s’est retirée pour substituer à sa toilette de jeune fille celle de la jeune femme, de la jeune femme qui a le droit de suivre la mode et d’arborer le rouge jusque dans ses cheveux.

Maintenant, le maître, elle le reçoit chez elle; là elle est maîtresse et maîtresse elle doit rester. Il en était ainsi parmi les Francs; malgré l’antienne du barde, malgré les rigides conditions du mariage, les femmes finissaient presque toujours par devenir souveraines au logis; usage qui, mieux que celui de la fille sans dot, a pu traverser le Rhin.

De compte fait, dans mon excursion nocturne au pays des aïeux, je venais d’assister, en qualité de témoin seulement, il est vrai, à trois repas successifs: repas d’affaires, repas hospitalier, repas de noces. Insuffisant pour la complète satisfaction de mon appétit, cela pouvait aider du moins à le faire naître. Je songeais donc à battre en retraite pour chercher un gîte et un souper, lorsque le barde-druide, qui n’a pas dédaigné de s’asseoir à la table nuptiale, comme font nos bons curés de village, s’avance solennellement au milieu de la chambre, en tirant quelques accords d’une sorte de harpe, faite d’un arc fortement courbé et comptant trois cordes au lieu d’une seule.

Il se prépare à charmer la société par le récit d’un de ces longs poëmes mystérieux contenant les annales de la Celtique. Je suspends mon départ.

On l’a dit, et l’on a eu raison de le dire, l’histoire de nos ancêtres gaulois ou germains devrait être pour nous un curieux sujet d’études; mais vainement des hommes courageux ont tenté de relever le vieux chêne, de l’ébrancher, pour y faire pénétrer l’air et le jour; les oiseaux qui chantaient sous son feuillage n’ont pas laissé trace de leurs chants, et à peine si quelques échos des enceintes sacrées sont parvenus jusqu’à nous.

O bonheur! ô gloire inattendue, inespérée! Ce que n’ont pu tant d’érudits, tant d’historiens armés de patience et de résolution, cuirassés de latin, de grec et de sanscrit, je le ferai, moi, moi, l’homme que vous savez! Grâce au récit du barde, je vais pouvoir combler cette lacune si regrettable; le premier, le seul dans le monde de l’histoire, je porterai le flambeau au milieu de ces impénétrables ténèbres!

Le barde commença. Attentif, retenant mon haleine, je demeurai l’oreille tendue, faisant un appel suppliant à ma mémoire, d’ailleurs assez vaillante.

Dans un exorde pompeux, il dit d’abord l’arrivée des Celtes sur la terre d’Europe; la venue des druides, propagateurs de la religion vraie; il dit comment une nombreuse colonie de Francs Saliens, de Gaulois, sous le nom collectif de Pélasges, tous fils de Teut, ou Teutons, avait d’abord été à Dodone planter le chêne sacré. Sur ce point, j’étais déjà renseigné; il aborde ensuite la fondation d’Athènes, due aux Teutons aussi bien qu’aux Grecs de Cécrops; il raconte comment lorsque ceux-ci, corrompus par les écarts de leur imagination, voulurent dresser des autels à Saturne, à Jupiter, à tous ces faux dieux empruntés à l’Égypte et à la Phénicie, au nom de la raison humaine outragée, les Teutons se soulevèrent en proclamant le Dieu unique et en brisant des simulacres menteurs. De là cette terrible lutte, si célèbre encore, des dieux de l’Olympe grec contre les Teutons, ou Titans....

Je ne respirais plus. Quoi! ces géants redoutables, même à Jupiter, ces hommes colosses, qui entassaient Ossa sur Pélion ou Pélion sur Ossa, ils étaient Celtes! C’étaient nos ancêtres à tous!

O Titans, mes frères, avec quels transports j’écoutais les saintes paroles du barde, pour vous les répéter et m’enorgueillir avec vous de notre glorieuse origine!

Par une grâce spéciale, je comprenais parfaitement les vers germano-celtiques du bon druide. Cependant le poëme se déroulait interminable; je commençais à me défier de ma mémoire. Les siècles succédaient aux siècles, les événements aux événements, serrés et nombreux comme les grains dans un sac de blé. La tension trop continue de mon esprit commençait à me donner le vertige. Les plus illustres entre les héros gaulois ou germains ne passaient plus devant moi que sous forme d’ombres chinoises; Sigovèse et Bellovèse, les neveux du grand roi Ambigat; Brennus, Belgius et Lutharius, fils ou gendres de l’autre grand roi Cambaule, se mirent bientôt à tourner dans ma tête, en se donnant la main et en exécutant une ronde bretonne au bruit d’un instrument breton. Arioviste jouait du biniou. Puis, aux sons du biniou, du fifre aigu et de la harpe druidique, se mêla un terrible bruit de cloches sonnant à grande volée; on eût dit du bourdon de Notre-Dame; les airs étaient ébranlés; puis, tout à coup la terre elle-même trembla; un éboulement général se fit autour de moi; le druide, les gens de la noce, la lucarne, la maison, le hameau, les arbres, la colline, le Rhin et ses rivages, le ciel et les étoiles, tout disparut en même temps, et je me réveillai dans mon fauteuil, au milieu de mes pauvres livres épars, qui, de mes genoux, venaient de crouler à mes pieds.

La cloche du dîner sonnait encore.

 

 

 

IV

IV

Invasion des dieux de Rome en Germanie.—Drusus et la druidesse.—Ogmius, l’hercule gaulois.—Grande découverte philologique au sujet de Teutatès.—Transformations de toutes sortes.—Irmensul.—Le Rhin divinisé.—Les dieux franchissent le fleuve.—Druides de la troisième époque.

La transformation hardie des Teutons en Titans, je ne l’ai pas rêvée, croyez-le bien; j’en ai été informé officiellement par un de mes auteurs les plus doctes et les plus recommandables. Ces messieurs les savants ont quelquefois bien de l’esprit.

Suivant le même, la taille des Celtes étant fort élevée en comparaison de celle des Grecs, avait naturellement inspiré à ceux-ci l’idée de les métamorphoser en géants. Dans les environs d’Athènes, les Celtes-Pélasges, pasteurs guerriers, comme tous ceux de leur race, faisaient paître d’ordinaire leurs troupeaux sur les hautes montagnes; ces montagnes, on leur en fit troubler le statu quo traditionnel; ils les entassèrent les unes sur les autres pour escalader le ciel. Folles imaginations de poëtes! direz-vous; d’accord! Mais à la suite de ces premiers poëtes, Hésiode et Homère sont venus qui ont donné au nuage vaporeux toute la solidité du roc; et sur ce roc, une nouvelle religion, une nouvelle civilisation se sont assises.

Aujourd’hui, l’heure est venue où ces mêmes dieux de la Grèce, devenus ceux de Rome, vont poursuivre les Titans, ou Teutons, jusqu’au fond de la Germanie.

César, on le sait, après avoir soumis la Gaule, avait rapidement traversé le Rhin, plutôt pour faire une simple reconnaissance sur la rive opposée que pour s’y établir. Son successeur pénétra plus avant dans le pays. Drusus, fils adoptif et lieutenant d’Auguste, atteignait jusqu’aux bords de l’Elbe, pourchassant les Francs, les Teutons, les Bourguignons, les Chérusques, les Marcomans, tous ces enfants d’une même famille, vaincus, mis en fuite, mais sans demander grâce.... Tout à coup, au moment où il s’apprête à franchir le fleuve, de la profondeur des bois sort, non une nouvelle armée de barbares, hérissée de fer, brandissant l’angon et la framée, mais une femme, grande et fière, frémissante, les cheveux flottants sur ses épaules nues, et le front couronné d’un simple rameau de chêne.

Lui barrant le passage et le doigt étendu, d’une voix impérieuse elle ordonne à Drusus de retourner en arrière, et de rentrer dans son camp pour y mourir.

C’était une druidesse, douée au plus haut degré du don de prophétie, on doit le croire, car avant d’avoir regagné sa tente, le général romain tombe de cheval et meurt.

Toutes les druidesses, cependant, ne parvenaient pas à faire rétrograder les envahisseurs d’un geste et d’un mot; tous les généraux romains ne se tuaient pas en tombant de cheval. Après soixante-cinq ans, mêlés de revers et de succès, plus de ceux-ci que de ceux-là, le génie de Rome l’emporta et devait l’emporter; le monde ne marchait-il pas à sa suite? Mais à sa suite aussi marchaient ses dieux, qui, malgré leur nombre, ou plutôt à cause de leur nombre, trouvaient aux bords du Rhin une résistance plus vive, plus prolongée encore que ses soldats.

Rome avait une magnifique mission à remplir. Son but glorieux était de reconstituer l’unité des grandes familles humaines, de les améliorer par le rapprochement, par la fraternité. Pour atteindre à ce but, la guerre avait été son instrument principal; la religion, son moyen subsidiaire, l’arme qu’elle tenait cachée, mais dont elle ne se servait pas moins pour assurer la durée de ses conquêtes.

Par malheur la corruption, une corruption effroyable, se manifestait parmi ses dieux aussi bien que parmi ses grands citoyens. Sur l’échelle double de la civilisation, on monte échelon par échelon; parvenu au faîte, comme le mouvement est la nécessité, l’élément même du progrès, le moment vient où, forcé d’aller, d’aller toujours devant soi, il faut descendre, descendre encore, jusqu’à ce qu’on soit tombé dans la dégradation sensuelle, dans la barbarie savante, raffinée, voluptueuse.... le bas de l’échelle.

Rome avait commencé par dresser des autels à toutes les vertus; aujourd’hui, ses dieux ne personnifiaient que des vices. Le moyen, je vous le demande, d’en proposer l’adoption, d’en faire la présentation en règle à ces hommes grossiers, chez qui la prostitution, l’adultère, le vol, étaient à peine connus de nom; chez qui une femme réclamant l’hospitalité d’un karl, pouvait tranquillement reposer sous son toit, partager même sa couche, sans craindre la médisance, s’il avait placé son épée entre elle et lui; chez qui l’usage des serrures et des coffres-forts n’était pas né et n’avait pu naître. Pour mettre en sûreté leurs objets les plus précieux, ne leur suffisait-il pas de les suspendre en plein champ, aux branches d’un arbre consacré, sinon de les déposer sur la plate-forme d’une pierre druidique, ou dessous, à leur choix? Cela fait, ils pouvaient dormir tranquilles, et pas besoin n’était d’y mettre une sentinelle en faction.

Déjà, du temps de César, les Romains, dans des circonstances semblables, usaient, pour sortir d’embarras, d’une supercherie assez ingénieuse vis-à-vis des Gaulois. Ils avaient feint de retrouver leurs dieux, leurs propres dieux, établis dans le pays depuis longues années. Ainsi, dans la vieille Gaule existait une statue élevée par les Étrusques à un certain Ogmius, ou plutôt Ogma. Le Grec Lucien en a fait mention en ces termes:

«C’est un vieillard décrépit; sa peau est noire; cette figure d’homme ne laisse pas que de porter l’équipage d’Hercule, la peau du lion, la massue. Je crus d’abord, ajoute Lucien, que les Celtes avaient inventé cette figure grotesque pour se moquer des dieux de la Grèce; mais ce soi-disant Hercule, déjà d’une haute antiquité, traîne après soi une grande multitude d’hommes, qu’il tient tous attachés par les oreilles avec des chaînes d’or qui lui descendent de la bouche.»

Cet Ogmius était évidemment la personnification du druidisme lui-même; Ogma, en langue celtique, signifie tout à la fois la science et l’éloquence. Où trouver de l’hercule là dedans? Les Romains ne s’obstinèrent pas moins à lui en maintenir le nom.

Ils ne s’en tinrent point là.

Entendant de tous côtés, au milieu des hommages du peuple conquis, résonner le nom de Teutatès, dans ledit personnage de Teutatès ils se hâtèrent de reconnaître leur dieu Mercure. C’était bien lui! C’était Mercure, le fils de Jupiter et de la nymphe Maïa! Analogie complète, ressemblance frappante! Il n’y avait point à s’y méprendre un instant!

O mes braves Romains, je ne vous en veux plus aujourd’hui de l’ennui que vous m’avez causé au collége; de ce côté j’ai tout oublié, tout!... Mais quelle sotte idée vous est venue de vouloir, bon gré mal gré, impatroniser votre Mercure, le dieu de l’éloquence, si l’on veut, mais avant tout le complaisant des amours de Jupiter, le dieu du commerce et des voleurs, dans un pays où le commerce, l’amour et les voleurs n’avaient pas cours. Se ralliant à l’opinion romaine, certains écrivains modernes ont été assez habiles pour prouver qu’entre ce Mercure exceptionnel et Teutatès existaient en effet de grands liens de parenté; eh bien, moi, ici, hautement, je leur donne un démenti! De nouveau, la philologie va venir à mon aide pour les réfuter. Ce matin, en me rasant, j’ai fait, même sans le secours du docteur Rosahl, une découverte philologique de la plus haute importance, à laquelle le public ne peut manquer de prendre un vif intérêt, l’Académie des inscriptions et belles-lettres aussi, je n’en doute pas.

Le mot Teut (mon lecteur ne peut l’ignorer maintenant) signifie Dieu; Tat, en celtique alors, et aujourd’hui encore en langage breton (je le tiens d’une vieille servante bretonne qui m’a élevé), a pour traduction exacte le mot père; ajoutez la terminaison Ès, diminutif d’Esus, le Seigneur; rassemblez les trois monosyllabes, et vous avez Teut-Tat-Ès, DIEU, PÈRE et SEIGNEUR.

Où retrouvez-vous, messieurs les historiens à la manière de Panurge, qui n’avez fait que sauter les uns après les autres, un Mercure quelconque dans Teutatès, la grande divinité des druides? Mais il vous a été plus commode de vous en rapporter aux dires intéressés des écrivains de Rome. N’eussent-ils pas voulu vous tromper, ne pouvaient-ils se tromper eux-mêmes? Ignorez-vous que Plutarque, le consciencieux Plutarque, après avoir, en Judée, assisté à la fête des Tabernacles, écrivait que les Juifs adoraient le dieu Bacchus? Soyez sincères, vous l’ignoriez, n’est-ce pas?... Eh bien, je l’ignorais de même il y a dix minutes; c’est le docteur Rosahl qui vient de me l’apprendre. Le cher docteur est enchanté de ma découverte du Teut-Tat-Ès; selon lui, jamais grande question étymologique ne fut posée plus nettement et plus nettement élucidée. Il m’a conseillé d’écrire à ce sujet une notice qu’il se chargeait de communiquer à des savants de ses amis, m’engageant toutefois à ne pas faire mention, comme autorité, de ma vieille servante bretonne; mais je suis de ceux-là qui se font un cas de conscience de toujours citer leurs auteurs.

Maintenant, puisque j’ai nommé Panurge, revenons à nos moutons, ou, mieux, à nos Teutons.

En Germanie, durant la conquête romaine, ce même système d’interprétation, essayé dans les Gaules, continua. Le chêne sacré devint un Jupiter, représenté symboliquement; les pierres druidiques figurèrent tantôt Apollon, tantôt Diane, ou des dieux de second ordre, des nymphes, le dieu Terme, tout ce qu’on voulut. Mais de ces métamorphoses, faites un peu à la hâte, s’ensuivit un singulier quiproquo.

Les vainqueurs avaient rencontré sur les bords du Weser un haut monolithe, simplement taillé à la hache par les rudes et naïfs sculpteurs du pays. Il avait nom Irmensul. Tout autant que le Teutatès gaulois, à de certaines époques, Irmensul attirait autour de lui un grand concours de peuples. Connaissant l’esprit guerrier des indigènes, les Romains n’hésitèrent pas à en faire un dieu Mars. En cette qualité, eux-mêmes lui rendirent les plus grands honneurs, lui consacrant leurs armes et lui offrant des sacrifices propitiatoires.

Or, qu’était donc cet Irmensul?

Lorsque, sous le règne d’Auguste, son général Varus avait envahi la Germanie à la tête de trois légions, Arminius le Chérusque (le Brunswickois, comme nous dirions aujourd’hui) l’avait surpris, enveloppé dans les marais de Teutenburg, sur les bords du Weser. Tout ce qui était romain ou allié des Romains, tout ce qui portait la livrée romaine, avait péri par l’épée. Pendant huit jours le Weser, dans ses flots ensanglantés, avait roulé trente mille cadavres.

A l’annonce de ce désastre, Auguste crut la Gaule perdue, l’Italie menacée, Rome elle-même en péril. Fou de douleur, un mois durant, on le vit se réveiller la nuit, saisi d’épouvante, et parcourir son palais en criant éperdu: «Varus! Varus! rends-moi mes légions!»

Eh bien, l’Irmensul n’était autre que la colonne triomphale élevée à la mémoire d’Arminius le Chérusque. Irmen est le même nom qu’Herman ou Armin (Arminius), et sul signifie colonne. Voilà ce que les Romains ignoraient, et ce qu’ils avaient tort d’ignorer, sans quoi ils n’auraient pas commis cette immense bévue de se prosterner devant le grand exterminateur des trois légions de Varus. Décidément, ils n’entendaient rien au celtique ni au tudesque!

Ne nous étonnons pas trop cependant de voir les soldats du peuple-roi transformer les pierres en dieux, comme Deucalion les avait transformées en hommes. Avant Homère, et longtemps après lui, Jupiter, en Séleucie, était modestement représenté par un fragment de roche; Cybèle, par une pierre noire. A Chypre, la Vénus de Paphos n’était autre qu’une pyramide triangulaire ou quadrangulaire; je ne saurais dire au juste quel rôle jouaient les angles dans ce corps aux saillies aiguës et qui devait s’assouplir bientôt sous les contours les plus merveilleux. Les poëtes étaient venus d’abord, qui avaient chanté Cybèle, la bonne déesse; Jupiter, l’omnipotent; Vénus, âme du monde et reine de la beauté. A leur voix et d’après leurs inspirations les artistes avaient promené leur ciseau sur ces pierres et sur ces pyramides; ils en avaient fait sortir le maître des dieux, armé de sa foudre, la belle Cythérée, mieux armée encore de toutes les grâces de la femme.... Poëtes et sculpteurs, vous avez tout bouleversé en fait de religion! C’est vous qui avez ôté au culte son austérité primitive! misérables tailleurs de pierres, imprudents numérateurs de syllabes sonores, c’est vous qui avez substitué le symbolisme à la vérité!... Cependant, je ne vous maudis pas; quoique je me sois fait l’avocat des druides de la première époque, je suis loin de rester insensible aux charmes de l’art et de la poésie; d’ailleurs, moi, mythologue, ai-je le droit de jeter l’anathème sur ceux-là qui ont été les vrais créateurs de la Mythologie?

Tandis que les vainqueurs des Teutons, croyant user d’habileté, entassaient méprises sur méprises, et trébuchaient au milieu de leurs propres traquenards, les vrais dieux de Rome, déjà acceptés par la Gaule, se tenaient sur les bords du Rhin, impatients de voir la Germanie leur élever à son tour des temples et des statues. Mais le Rhin, le sourcil hérissé, leur barrait impitoyablement le passage.

Un peu rancunier par nature, le vieux fleuve pouvait-il oublier qu’autrefois, dans les fêtes triomphales de Germanicus, il avait, ô honte! figuré, chargé de chaînes, en qualité de fleuve vaincu, et que les prolétaires et les gamins de Rome, après avoir insulté à sa défaite, lui avaient jeté au visage la boue du Tibre!

Le souvenir de son humiliation passée entretenait sa colère présente; sa colère décuplait ses forces. En vain, à diverses reprises, les Olympiens avaient tenté de le franchir sur différents points, ils le retrouvaient, depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord, agité, furieux, grondant, menaçant dans tous ses flots, écumant sur tous ses rivages.

Pour le gagner à la cause de l’Empire, on le fit roi; le roi des fleuves de la Germanie. Qu’était-ce qu’un roi de plus ou de moins pour un peuple qui faisait ou défaisait les rois à volonté?

Flatté dans son orgueil, le Rhin parut s’adoucir.

Il avait déjà laissé passer Jupiter, le prenant peut-être pour Ésus; après informations et sur leur brevet de moralité, il laissa de même la route libre devant Apollon, Minerve, Diane et quelques autres divinités supérieures et bien famées; mais à la vue de Bacchus, sa colère le reprit. Quoi! gorgés seulement de bière, les Germains n’étaient-ils pas assez emportés, assez querelleurs? Devait-il consentir à ce que le vin excitât encore leurs passions tapageuses? Il était roi; il devait garantir ses peuples d’un pareil fléau.

Les divinités, déjà admises, plaidèrent la cause du fils de Sémélé; il resta inexorable. Cependant, lorsque l’empereur Probus eut fait planter de vignes une partie du Rheingau, charmé de cette nouvelle décoration ajoutée à ses rives, ayant déjà, peut-être, mordu lui-même à la grappe, sa rigueur se détendit. Il consentit à ce que Bacchus traversât d’une rive à l’autre, mais seulement à l’époque des vendanges.

Une fois admis, Bacchus servit d’introducteur à cette foule de dieux libertins et de déesses tant soit peu compromises de Rome et de la Grèce. Le Rhin s’émut de nouveau; de nouveau on l’apaisa par des caresses, par des honneurs inattendus.

Il était roi, on le fit dieu.

Le Pater Rhenus commença à prendre en grande estime ses anciens ennemis. Voyant sa rive gauloise comme sa rive germaine adopter les coutumes et la religion des vainqueurs, il abandonna complétement la police de ses rivages, et aida lui-même à faire tout passer. Une fois installé, Jupiter appela à lui ses corybantes; Bacchus, ses bacchantes et ses égipans; Diane, ses nymphes chasseresses; Vénus, son entourage de prêtresses lascives; les Dryades et les Hamadryades, les Naïades et les Tritons, les Faunes et les Sylvains arrivèrent à leur tour. Ce fut un envahissement.

Cependant, la grave Germanie se sentait troublée au plus profond de ses habitudes austères par cette irruption générale de dieux frivoles et suspects. Si la jeunesse, déjà quelque peu romanisée, commençait à s’éprendre de cette poétique personnification de toutes les forces de la nature, les vieillards, les chefs, les druides surtout, et derrière eux le peuple presque unanime, se demandaient tout bas ce que signifiait cet engouement subit, cette dévotion vertigineuse pour des pantins célestes?

Mais nul n’osait agir; déchus de leur sauvage énergie d’autrefois, affaiblis, rompus, brisés par la durée même de leur résistance, les Teutons, devenus pusillanimes, après s’être présentés ostensiblement devant les temples païens, dans la crainte de se compromettre aux yeux du vainqueur, pour l’acquit de leur conscience, gagnaient ensuite quelque partie ténébreuse de la forêt, où l’œil inquiet, l’esprit troublé, ils offraient au chêne sacré leurs hommages fervents, mais souvent interrompus par des tressaillements de peur.

Les dieux de Rome allaient bientôt se trouver en face d’adversaires plus redoutables.

Au delà même de la Germanie, telle que les géographes la décrivent et la bornent, existaient une foule de nations, échelonnées sur un territoire immense, jusqu’aux bords de la mer Caspienne. Les Romains n’avaient sondé qu’avec inquiétude ces profondeurs inconnues, d’où sortaient incessamment d’innombrables essaims de soldats, auxquels ils ne savaient donner encore que le nom vague et collectif d’Hyperboréens. C’étaient les Huns, les Scythes, les Goths, les Slaves (Polonais, Danois, Suédois, Russes, Norvégiens), races de pirates et de pillards; ceux-ci, sous le nom de Cimbres et se ralliant aux Teutons, avaient déjà fait irruption dans les Gaules et jusqu’en Italie, ne s’arrêtant que devant l’épée de Marius; ceux-là devaient bientôt franchir les Pyrénées et s’abattre sur l’Espagne. Parmi tous, plus puissants que tous, dominaient les Scandinaves, soldats intrépides, grands écumeurs de la mer du Nord, qui devaient couvrir de leurs barques conquérantes les eaux du Rhin et faire pleurer Charlemagne en prévision de l’avenir!

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