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La mythologie du Rhin

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Parmi les confédérés, quelques-uns, comme dans tous les combats épiques, s’élancent impétueusement hors des rangs pour défier en combat singulier les principaux entre les chefs des anges. Mais Jupiter et Odin, pensant que toute lutte partielle ne peut que compromettre le succès de la grande lutte générale, les ramènent aux lois de la discipline.

De dépit, Thor qui, un des premiers, s’était jeté en avant, laisse tomber sa lourde massue sur une petite ville placée sur la route, et qui pouvait gêner la marche de l’armée. La massue revient aussitôt d’elle-même dans la main de son maître, retombe, remonte, retombe encore.

Grâce à cette manœuvre incidente, la plaine, devenue plus libre, le signal de l’attaque est enfin donné. Les Corybantes font sourdement résonner leurs tambours; au centre, comme à la droite, y répondent les chants des Bardes et des Skaldes, qui ont bientôt pour accompagnement moins les accords de leurs harpes que le bruit des trompes, les aboiements frénétiques de Cerbère, le chien à trois gueules, de son confrère Garm et les hurlements des Stryges, des Kikimoras et des Polkrans.

Le concert ne devait pas s’arrêter là.

Mars, Odin, Potrympos et les autres dieux de la guerre tirent leurs épées qui, en sortant du fourreau, rendent un grincement formidable; Jupiter chez les Romains, Péroun chez les Slaves, Ukko chez les Finlandais, Thor chez les Scandinaves, font à la fois résonner leur tonnerre. Aux éclats multipliés de tant de foudres se joint le roulement des chars de Tabiti, de Flintz, le dieu squelette, de Poculos, de Stribogh, les dieux des trombes et des tempêtes boréales; les Égipans, les Cyclopes, les forgerons d’Ilmarinnen, poussent bruyamment devant eux d’immenses quartiers de rocs; en guise de massues, agitant des chênes entiers, tiges et racines, les géants de la Gelée les suivent avec d’effroyables clameurs, répétées par toute l’armée envahissante, et la non moins gigantesque Yaga-Baba, l’affreux chef d’orchestre de ce concert infernal, marque la mesure en frappant de son pilon de fer dans son mortier de bois.

Sous tant de bruits redoublés, sous tant de secousses retentissantes, le ciel et la terre semblent près de se confondre, l’horizon vacille et se balance, les montagnes tressautent sur elles-mêmes.

Seule, la colline sacrée reste immobile.

La lumière qui la cerclait à la base est graduellement montée jusqu’à son sommet et fait resplendir la petite chapelle d’un éclat pharamineux.

Surprise de ne pas voir encore l’ennemi apparaître, l’armée des dieux païens s’arrête.

Soudain, ô merveille! enlevée comme sous un coup de vent venu d’en haut, la chapelle disparaît et découvre aux regards un simple autel de pierre, que surmonte la croix.

Devant cet autel, privé de tout ornement comme de tout défenseur, se tient une jeune femme, une vierge, les pieds nus, portant un enfant entre ses bras.

Elle descend la colline, le sourire aux lèvres; la lumière scintillante ne brille plus qu’autour de son front et de celui de l’enfant; elle marche à la rencontre des dieux coalisés, qui commencent à se regarder entre eux avec stupeur; elle avance encore, et tout à coup, saisis d’une irrésistible panique, Jupiter, Odin, Wainamoïnen et Péroun, Mars, Thor, Ukko, Rujewit et Potrympos, et les Euménides, et les Tassanis, et les Cyclopes, et les Géants, tous enfin font volte-face vers le fleuve, qu’ils traversent en désordre, se culbutant les uns les autres et heurtant dans leur fuite désespérée leurs propres temples et leurs statues qui s’écroulent sur eux.

Une partie fut engloutie dans le Rhin, où nous les retrouverons plus tard; le reste, clopin-clopant, regagna ses froides latitudes, abandonnant presque toute la Germanie à Marie et à Jésus.

Il est bon de le remarquer, dans cette lutte des dieux contre le christianisme naissant, aucune tradition ne signale le Teut et l’Ésus des Celtes, l’Alfader des Scandinaves, le Jumala des Finlandais, le Bogh des Slavons, pas plus que le dieu inconnu des Romains. C’est que chacune de ces grandes divinités, seules impérissables, comme l’Indra du ciel indien, résumait toutes les autres et ne présentait à la pensée que l’image du Dieu unique et éternel.

Cette grande et vaine tentative des dieux païens est fixée traditionnellement vers l’année 510 de l’ère chrétienne. Dans le cours de cette même année, le roi Clovis résolut d’élever au Christ un temple digne de lui, et jeta les premiers fondements de la cathédrale de Strasbourg, peut-être avec l’intention de remplacer la petite chapelle, disparue d’une façon si merveilleuse.


Année 510 de l’ère chrétienne.

 

 

 

 

X

X

Marietta et l’Églantine.Ésus et Jésus.—Amalgame.—Un catéchumène.—Défense de se nourrir de la chair du cheval.—Les évêques-soldats.—Interruption.—Rentrez chez vous, bonhomme!—Rôle de la Prusse dans la mythologie du moyen âge.—Tybilinus, le dieu noir.—La petite fleur bleue.

Ceux qui me connaissent et m’apprécient témoigneraient au besoin de ma sincérité native. Même lorsqu’il ne s’agit que de fables, je ne me permettrais pas d’inventer quoi que ce soit; j’en suis incapable. Cependant, vu le merveilleux du sujet, quelques lecteurs incrédules pourraient penser que cette espèce de poëme, célébrant le triomphe de la vierge Marie sur les faux dieux coalisés, est une œuvre de mon imagination. Pour me disculper, je ne crois pouvoir mieux faire que de rapporter ici une des nombreuses traditions qui ont trait à ce grand événement. C’est un nouvel emprunt à faire à la muse finlandaise.

«Il existait alors une jeune vierge si pure, si pure, si candide, que son regard jamais ne s’était arrêté sur un autre regard que celui de ses sœurs; que jamais sa main ne s’était posée sur un des êtres de la création pour lui donner une caresse.

«Elle vivait solitaire au logis, dans le tête-à-tête de sa quenouille, ignorante de ce qui se passait même dans le cercle d’ombre tracé par le soleil autour de son habitation, et l’image d’un homme ne s’était guère plus réfléchie sous ses yeux que dans sa pensée. Sa pensée comme ses yeux avait gardé une chasteté parfaite.

«On la nommait Marietta.

«Un jour Marietta, par une belle matinée de printemps, sentit un désir vague et incompréhensible d’admirer la nature de plus près. Son cœur se gonflait dans sa poitrine sous une émotion étrange!

«Poussée moins par un désir qui lui fût propre que par un ordre venu d’en haut, elle ouvrit sa porte et se mit à parcourir une culture enclose d’une haie, près de sa maison.

«Sur la haie s’épanouissait une églantine. Elle s’approcha de l’églantine pour respirer ses parfums; l’attouchement seul de la fleur lui suffit: Marietta devint mère, et quand son fils vit le jour, elle comprit à son orgueil démesuré qu’elle venait de donner la naissance à un dieu!

«Cependant, avertis par leurs prophétesses que cet enfant né d’une vierge et d’une fleur devait un jour les chasser de leur ciel, les autres dieux, ceux du pays et ceux des pays circonvoisins s’étaient assemblés en armes, résolus de les faire périr tous deux pour prévenir la catastrophe prédite.

«Au moment où ils tenaient secrètement conseil, Marietta leur apparut portant son fils entre ses bras, et tous ces dieux, si redoutables naguère, pris d’épouvante, s’enfuirent précipitamment jusqu’au milieu des glaces du pôle, qui se refermèrent pour toujours sur eux.»

Telle est l’histoire de Marietta et de son fils Jésus.

Eh bien, cette naïve histoire, que M. Léouzon le Duc a plus longuement développée dans son remarquable ouvrage sur la Finlande, n’est-elle pas l’esquisse gracieuse du grand tableau homérique présenté par nous au lecteur? Nous n’avons fait que le compléter, grâce à des documents analogues.

Maintenant le christianisme recueille les fruits de la grande journée d’Argentoratum. Plus tard, les dieux vaincus devaient opposer encore sur quelques points une résistance désespérée; mais tout d’abord le triomphe de Marie et de Jésus, peut-être aussi les victoires du roi Clovis, firent de la première lueur du christianisme en Germanie une sorte d’incendie purificateur qui s’étendit rapidement du Rhin au Weser, du Weser au Danube.

Des circonstances étranges parfois y aidèrent. Parmi les Teutons, beaucoup avaient appris, sous l’enseignement druidique, à ne reconnaître qu’un seul dieu, premier point qui les ralliait à la prédication nouvelle; parmi ses noms divers, ce dieu portait celui de Ésus, presque Jésus! D’autres, à l’imitation des Slaves, s’étaient prosternés devant la poignée de leur épée, faite en croix; ils retrouvaient facilement dans la croix un signe de protection et de salut. Il n’est pas jusqu’aux partisans d’Odin qui ne courussent volontiers au-devant du baptême. Ils l’adoptaient en souvenir de ces ablutions régénératrices de l’eau prescrites par leur ancien culte: «Si je veux qu’un homme ne périsse jamais dans les combats, je l’arrose avec de l’eau lorsqu’il vient de naître,» avait dit Odin dans le chapitre runique de l’Edda.

Enfin ce modèle des justes mis à mort par des méchants, le Christ ressuscité, ne leur rappelait-il pas leur dieu Balder? Oui, les temps prédits étaient venus; Balder, l’ancien prisonnier du Nifleim, allait rénover le monde; sous sa nouvelle forme, le dieu rayonnant n’était plus le fils de Frigg; il était le fils de Marie et se nommait Jésus.

Mais ce mouvement, quoique se manifestant sur bien des points à la fois, était loin d’être unanime.

A la table de Clovis, les évêques, et saint Remi lui-même, se virent contraints de prendre place près des druides scandinaves. Quand ils entamaient le bénédicité, ceux-ci ne manquaient pas d’y répondre par une libation en l’honneur d’Asa-Thor ou d’Asa-Freyr. Malgré tous les efforts d’un clergé héroïque, infatigable, le polythéisme survivait jusque dans les rangs des nouveaux convertis, qui assistaient dévotement aux processions du culte chrétien en portant leurs idoles et leurs fétiches entre leurs bras, et en faisant le signe de la croix dès qu’ils apercevaient une source ou un arbre consacrés par leur ancien culte. Et quel moyen de les soumettre à l’orthodoxie complète?

La liberté telle que nous l’entendons, telle que nous avons raison de l’entendre aujourd’hui, aurait paru aux yeux d’un Slave ou d’un Teuton une belle femme le cou dans un carcan, et traînant des chaînes à chacun de ses membres. La Germanie, comme les autres contrées du Nord, avait ses lois, ses lois écrites ou non, mais la dignité de l’homme libre consistait surtout à n’en pas tenir compte. L’homme libre abandonnait son pays pour aller guerroyer n’importe où; sa famille, pour aller vivre n’importe avec qui; il en était de même pour lui dans les choses de religion; il se réservait son libre arbitre, le droit de pratiquer à sa manière, et la faculté du mélange.

De cette étrange liberté des cultes, de ces amalgames au choix, il résultait que parmi nos néophytes, beaucoup, sans scrupule aucun, moitié chrétiens moitié païens, se tenaient volontiers à cheval sur la limite des deux religions.

Dans le poëme des Niebelungen, qui, selon nous, n’est qu’une grande épopée scandinave christianisée après coup, nous voyons les gens aller à la messe après avoir dévotement consulté sur leur sort futur les nix du fleuve. C’était là l’image de la Germanie à la première époque du christianisme.

Pour quelques-uns, le baptême, entouré de cérémonies pompeuses, devenait un jeu; pour quelques autres un calcul. Nous empruntons à Ozanam, si bien renseigné sur tout ce qui touche à cette curieuse époque de transition religieuse, l’anecdote suivante.

Un jour, il y avait foule parmi les aspirants au baptême; chacun d’eux, selon l’usage, avait été revêtu d’une robe de pureté, blanche par conséquent, et d’étoffe convenable. Cette parure symbolique était un présent fait par l’Église au néophyte, et que celui-ci devait conserver précieusement comme preuve de sa rédemption. Or, ce même jour, le nombre des robes disponibles étant épuisé, au dernier qui se présenta le prêtre ne put offrir qu’un vêtement, de couleur claire il est vrai, mais en assez mauvais état.

«Qu’est-ce à dire? s’écria le catéchumène en reculant de trois pas; n’ai-je pas droit, aussi bien que les autres, à la robe blanche, et de fine laine encore?» Et, fixant sur le prêtre un regard furibond: «Croyez-vous donc m’en faire accroire? Voilà vingt fois que je me fais baptiser, et jamais on ne s’est permis de m’offrir semblable guenille!»

La naïve franchise de ce brave Teuton nous ferait penser qu’étranger à tout calcul, il se méprenait sur le but véritable du baptême, et n’y voyait qu’une distribution gratuite de vêtements.

D’autres méprises, plus regrettables encore, eurent lieu lorsque les missionnaires chrétiens, franchissant les landes et les forêts, allèrent, au risque de leur vie, jusqu’aux extrémités de la Germanie, chez des peuplades à demi sauvages, imprégnées encore de scandinavisme pur, prêcher, en même temps que l’Évangile, le culte des saints.

Le zèle patient, la douceur, l’éloquence des prédicateurs finirent par triompher des anciennes convictions de ces barbares. Ils reçurent le baptême, et non-seulement les saints furent les bien venus et les bien fêtés chez eux, mais, s’exagérant l’importance de leur rôle dans la hiérarchie religieuse, ils ne tardèrent pas à en faire des dieux. A ces nouveaux dieux ils dressèrent des autels, et sur ces autels ils leur immolèrent des victimes humaines.

Ces mêmes missionnaires avaient pour consigne d’interdire à leurs nouveaux convertis de se nourrir de la chair du cheval, usage général alors, et dont ils ne triomphèrent pas sans peine. Il nous paraît difficile d’expliquer l’importance attachée par l’Église à cette abstention, aujourd’hui que les plus honnêtes gens du monde s’efforcent de faire sortir le cheval de nos écuries pour le faire entrer dans nos cuisines.

La difficulté la plus sérieuse de ces époques de crises, c’est que tandis que le vrai clergé, par des efforts prodigieux et dignes de l’admiration de tous les âges, parvenait à soumettre à la discipline cette foule de chrétiens indécis, un faux clergé s’installait de force dans les cures et dans les évêchés, sans toujours attendre qu’ils fussent vacants. Pépin d’Héristal et Charles Martel, son fils, venaient de forcer les Saxons païens à s’abriter derrière le Weser. La guerre terminée, quand il s’agit de congédier les chefs de cette nombreuse armée jusqu’à la prochaine campagne, ainsi que cela se pratiquait alors, la plupart d’entre eux, comme prix des services rendus, demandèrent à troquer le casque contre la mitre, et la cuirasse contre la chape et la chasuble. Il leur semblait que l’état devait être bon et facile à exercer.

Pépin et Charles résistèrent; ils furent débordés.

Au grand scandale des populations nouvellement converties, au grand dommage de la sainte cause qu’ils étaient censés devoir servir, ces prêtres-soldats transportèrent dans l’Église la vie des camps et des burgs; ils vivaient entourés d’écuyers, de fauconniers et de chambrières, de chevaux et de chiens de chasse; lançant l’oiseau, courant le cerf, faisant bombance, se livrant à tous les excès, et tirant gaillardement l’épée contre quiconque y trouvait à redire.

La guerre rallumée, presque tous reprirent leur cuirasse, restée au vestiaire, sans pour cela renoncer à leurs fonctions ecclésiastiques. Gérold, évêque de Mayence, périt dans un combat contre les Saxons; son fils lui succède au trône épiscopal et, à peine sacré, songe à venger son père. Il court à la bataille, défie le meurtrier de Gérold, le tue, et rentre tranquillement dans Mayence pour y célébrer les saints offices et rendre grâces à Dieu de sa réussite.

Devant ces excès de la violence et des plaisirs mondains, les fidèles demeuraient dans la consternation; l’Église des apôtres commençait elle-même à s’intimider devant l’Église des soldats. Les Saxons reparurent, après avoir décuplé leurs forces par une alliance avec les Scythes et les Scandinaves....

«Mais, va s’écrier le lecteur (je l’entends d’ici!), c’est de l’histoire, même de l’histoire ecclésiastique que vous nous contez là, et non de la mythologie!...

—Je le reconnais, monsieur; aussi ai-je, sur ce terrain de l’histoire, tracé, aussi étroit, aussi court que possible, le sentier indispensable pour me faire regagner les terres de mon domaine?

—Allons, rentrez chez vous, bonhomme!

—Pardon, monsieur, avant de rentrer chez moi, comme vous dites, qu’il me soit permis du moins de glorifier en passant trois hommes appelés alors à sauver le christianisme et avec lui la civilisation, par la plume, par la parole et par l’épée. Ces trois hommes, également grands, également héroïques, sont trois saints aujourd’hui.

—Encore des saints!

—Oui, monsieur; le premier est le pape Grégoire; le second, Boniface le missionnaire; le troisième, l’empereur Charlemagne. Rassurez-vous, je me contenterai de les nommer, dans la crainte de m’engager de nouveau dans une route ardue, aux aspects trop sévères pour moi, vous me l’avez fait comprendre. Cependant, permettez-moi d’ajouter que si la lutte entreprise par ce dernier fut longue et terrible, elle fut glorieuse par-dessus toutes. N’était-il pas merveilleux, dites, de voir la nation des Francs, composée naguère encore d’une agglomération de barbares, s’avancer à la suite de son jeune roi comme la protectrice de Rome, de la civilisation et du christianisme? La massue était devenue bouclier, la baliste s’était faite muraille et rempart.

—Très-bien! d’accord! tout le monde sait cela!

—Mais, le saviez-vous, monsieur? quand les Saxons, dix fois vaincus, eurent reçu le baptême avec leur roi Witikind, quand le Rhin, baptisé lui-même, ne fut plus qu’un fleuve français et chrétien, quand l’Allemagne entière se prosternait devant la croix, un de ses peuples cependant, les Prussiens, ou Pruczi, ou Borussiens, s’obstinait dans son idolâtrie, et devait s’y obstiner pendant des siècles encore? Oui, il en fut ainsi. Les dieux proscrits, réfugiés sur les rives de l’Oder et de la Sprée, revenaient de là, vous le comprenez bien, visiter leurs anciens sectateurs. Ainsi se continuèrent sans fin dans les bas-fonds du monde allemand les croyances mythologiques.... Vous le voyez, monsieur, je suis rentré chez moi.»

Achevons rapidement cette première partie de notre tâche pour arriver enfin à la mythologie moderne, populaire, non moins curieuse, non moins étrange que l’autre.

Pendant la durée du moyen âge, l’Allemagne s’était hérissée de burgs, de donjons féodaux surmontés d’un casque et d’une croix; la croix s’élevait à l’encoignure de toutes les rues de ses villes, dans tous les carrefours de ses campagnes; les plus belles basiliques du monde, d’innombrables couvents se miraient dans les eaux de son fleuve, et cependant au sein de ses campagnes, de ses villes, le long des rivages de son fleuve, les faux dieux pullulaient encore.

Instruit par l’Église à ne plus les regarder que comme des démons, le peuple n’osait leur faire un mauvais accueil. Les démons ne sont pas des hôtes avec lesquels on puisse rompre trop brusquement.

«Dès le huitième siècle du christianisme, dit un de nos savants fournisseurs, les Saxons et les Sarmates, entendant les missionnaires leur parler sans cesse de la puissance redoutable du démon, crurent prudent de lui offrir un culte secret pour le désarmer et même se le rendre favorable. Ils l’appelaient le dieu noir ou Tybilinus; les Allemands l’appellent encore aujourd’hui Dibel ou Teufel

Eh bien, le dieu noir devint pour les peuples germaniques le chef d’armée de leurs dieux proscrits, armée qui devait encore se grossir de plus en plus.

Les princes, les chevaliers, suivis de leurs vassaux, partaient en foule pour la croisade; mais de la croisade, mais de l’Orient, princes et vassaux, en même temps que de saintes reliques, rapportaient la tradition des gnomes, des péris et des ondines.

Irrité de ne plus être dieu, le Rhin, pour se venger des seigneurs évêques, accueillait ces derniers venus comme il avait fait de leurs devanciers. Dans ses eaux régénératrices, les ondines se mêlaient aux tritons et aux naïades; les gnomes s’abritaient sous ses rochers, où ils faisaient bon ménage avec les nains, et au crépuscule du soir, les nymphes, les elfes, les dryades recommençaient à danser sur ses rivages avec les sylphes, les fées et les péris.

Sans doute, pour l’Allemagne chrétienne ce fut là plus tard moins une affaire de conscience qu’un aliment à l’imagination; mais dans ce bon pays, à la fois croyant et rêveur, où les paroles des poëtes sont paroles d’évangile, l’imagination domine facilement la conscience, et la recherche de la petite fleur bleue en égara plus d’un, même parmi les doctes, dans des sentiers quasi-sataniques. D’ailleurs il est dans l’essence de l’esprit allemand, toujours tourné vers l’idéalité, son pôle magnétique, d’opposer au culte officiel un autre culte plus intime, plus mystérieux.

Il en était ainsi au quatorzième et au quinzième siècle; il en est encore ainsi au dix-neuvième, surtout parmi le peuple des campagnes, qui, durant son passage à travers les temps de sorcellerie, où Tybilinus dominait presque exclusivement, a complétement modifié ses croyances païennes, et transporté son Olympe sur le Broken, la montagne du Sabbat.

Voyons maintenant ce que sont devenus, parmi les habitants des bords du Rhin, leurs anciens dieux et demi-dieux de toutes les paroisses.

 

 

 

XI

XI

Esprits élémentaires de l’air, du feu et de la terre.—Des Sylphes, de leurs divertissements et de leurs usages domestiques.—La petite reine Mab.—Les Follets.—Elfes clairs et Elfes noirs.—Véritable cause du somnambulisme naturel.—La fiancée du vent.—Le Feu-Grisou.—Maître Hœmmerling.—Le dernier Gnome.

Répétons-le, si nous ne l’avons pas dit encore assez clairement, en Allemagne, les mœurs, les coutumes, les croyances, les choses du préjugé, comme celles de l’art et de la science même, ont un commencement et n’ont pas de fin. Dans cette vieille terre du mysticisme et de la philosophie, tout s’implante à jamais, tout s’y perpétue, comme les chênes séculaires de l’antique Hercynie; le vieil arbre abattu, à défaut de sa tige, y verdit encore çà et là par ses rejets et ses surgeons. Le druidisme lui-même s’y est perpétué. Nous l’avons vu combattre contre les dieux de Rome; il a combattu de même contre le christianisme avec Witikind; il se cachait dans les rangs des premiers iconoclastes ou briseurs d’images; au milieu de cette vaste contrée, soumise enfin, et dévouée tout entière au catholicisme, on a pu le voir ressusciter tout à coup aux premières lueurs de la Réforme. Luther fut encore un druide.

Grâce à cette ténacité de croyances, dans ce bienheureux sol prolifique, tout ce qui semble avoir disparu n’a fait que se modifier, tout ce qui est mort ressuscite sous une forme ou sous une autre.

Prouvons-le.

De tous ces dieux déjà mentionnés par nous, ceux qu’on aurait pu croire à jamais oubliés, balayés par le vent, qu’ils avaient eu la prétention de suppléer, ou retombés dans la poussière à laquelle ils paraissaient faire concurrence, c’étaient, certes, ces petits dieux microscopiques dont nous avons parlé tout d’abord.

Il n’en était rien. Ne représentaient-ils pas de fait les esprits élémentaires par excellence? et le culte des éléments persista en dépit des autres cultes qui le frappaient de réprobation.

Seulement, ces dieux atomes, quoique restés bien petits, bien petits, s’étaient, relativement à leur ténuité première, développés d’une manière considérable; ils avaient même pris une forme et un corps, un corps visible, une forme non dépourvue de grâces.

Ils étaient devenus les Alps ou Alfs, connus plus tard sous leur dénomination orientale de Sylphes.

Il arrivait autrefois que le voyageur attardé, le paysan ou le bûcheron revenant d’une noce vers la tombée de la nuit, avaient cette chance heureuse de rencontrer dans une clairière du bois ou sur les bords d’un ruisseau, une troupe de lutins s’ébattant au milieu des clartés crépusculaires.

C’étaient les Sylphes, ce petit peuple de l’air, qui volaient par essaims, faisant leur nid d’une fleur ou de quelques brins de mousse au pied d’un genêt, ne sortant que le soir pour aller se visiter réciproquement et remplir leurs devoirs de société et de bon voisinage.

Si le voyageur, le bûcheron ou le paysan avait doucement marché sur le sable du ruisseau ou dans un sentier herbeux qui amortit le bruit de ses pas, s’il s’était arrêté à temps pour bien voir sans être vu, alors il pouvait assister à leurs divers exercices, et, témoin ignoré, pénétrer les secrets de leur vie intime.

Avez-vous, lecteur, dans le Roméo de Shakspeare, entendu Mercutio raconter la venue de la petite reine Mab?

O then, I see, queen Mab hath been with you.

«Son char est fait d’une coquille de noisette finement évidée; les longues pattes d’un faucheux ont fourni les rayons de ses roues; le manche de son fouet est un os de grillon, et son postillon un petit moucheron vêtu de gris.»

Eh bien, le paysan, le bûcheron ou le voyageur jouissait d’un spectacle non moins curieux.

Parmi nos Sylphes, les uns, suspendant un fil de la Vierge entre deux brins d’herbe, se livraient au plaisir de l’escarpolette ou se faisaient un hamac d’une toile d’araignée; les autres dansaient en tourbillonnant dans l’air avec un harmonieux bruissement d’ailes qui, pour eux, servait d’orchestre à ce bal aérien. Non loin de là, les petites dames sylphides, en bonnes ménagères, lavaient leur linge dans un rayon de la lune ou préparaient le repas commun.

C’était un léger mélange du miel extrait du nectaire des fleurs, quelques gouttes de lait recueillies sur les hautes herbes touchées en passant par les mamelles pendantes des génisses, quelques perles de cette précieuse rosée sécrétée par les plantes aromatiques, le tout servant d’assaisonnement à des œufs de papillon, et battu en neige.

Si, durant le repas, d’épaisses ténèbres enveloppaient tout à coup les convives, d’autres lutins, les Follets, aux ailes de feu, venaient prendre place à leur table hospitalière, payant leur écot par la clarté qu’ils répandaient autour d’eux.

La principale occupation de ceux-ci consistait à marcher devant le voyageur égaré, afin de le remettre dans sa route.

Tels étaient alors les esprits inoffensifs de l’air et du feu. Tout a bien changé de ce côté: depuis que des méchants ont fait courir le bruit qu’ils ne sont que le produit d’une combustion de gaz hydrogène ou de la présence du phosphore tenu en dissolution dans les terrains humides, les Feux-Follets, prenant les hommes en haine, ne se montrent plus aux voyageurs que pour les entraîner dans les ravines et les marécages.

Quant aux Sylphes (Alps ou Alfs), soit que de mauvais propos aient été de même tenus sur eux,


La danse des Elfes.

soit que le chimiste Liébig, dans son Traité sur la composition de l’air, ait étourdiment nié leur existence parce qu’il n’avait trouvé ni Sylphes ni Sylphides au fond de son appareil, subissant une troisième transformation, ils sont devenus les Elfes perfides, également ennemis des hommes.

Les Elfes aujourd’hui se divisent en deux classes, toutes deux redoutables.

Nymphes errantes à travers les prairies et les bois, comme les Willis des Slaves, les Elfes clairs (Liosalfar) guettent les jeunes gens sans expérience et les associent à leurs danses sans fin, à la suite desquelles, le souffle leur manquant, ils tombent le plus souvent pour ne plus se relever. Les traditions allemandes sont pleines de leurs méfaits. La place où se sont circonscrites ces rondes diaboliques s’argente sous leurs pas. C’est à ces cercles argentés que les bergers reconnaissent leurs traces, dont ils ont hâte de s’éloigner ainsi que leurs troupeaux.

Les Elfes noirs (Schwartzalfar) personnifient le cauchemar et le somnambulisme, le somnambulisme naturel, bien entendu.

Pendant ce dernier état, c’est l’Elfe noir qui dirige les mouvements du dormeur, qui vit en lui, qui pense et agit pour lui, qui le fait grimper sur les meubles et même sur les toits; qui lui fait garder son équilibre, à moins que.... Pauvre dormeur, prends garde! les Elfes noirs sont traîtres et cruels; il pourrait bien passer par la tête de celui qui te possède l’idée bouffonne de te jeter du haut en bas.

Les Alfs, devenus les Elfes, n’étaient pas les seuls esprits de l’air, on le comprend: vu leur nature frêle et délicate, par manque de souffle ils n’auraient pu suffire à enfler la voile des vaisseaux ou à pourchasser les nuages d’un horizon à l’autre.

Chez les Celtes, tous les magiciens avaient eu les vents et la tempête à leur disposition; aujourd’hui encore en Norwége, en Laponie, certains hommes vous vendent, à prix débattu, le vent qui vous convient pour accomplir heureusement votre traversée; en Allemagne, le peuple reconnut le vent comme puissance élémentaire; il ne le divinisa pas, comme avaient fait les Grecs et les Romains avec toute cette famille essoufflée d’Éole, d’Eurus, de Borée et de Favonius, mais il en fit un personnage doué de volonté, agissant par lui-même. Les poëtes aidèrent à donner de l’importance à monsieur le Vent.

Il me tombe sous la main une ballade qui mettra le lecteur à même d’en juger:

«Greth, la jolie meunière, était courtisée par le fils du roi. Son père, le meunier, sachant que les fils de rois n’épousent guère, lui avait choisi pour mari un jeune marchand de farine de Rotterdam.

«Le Hollandais s’était déjà mis en route par le Rhin; le soir même il devait arriver pour faire sa demande. Greth appela à son aide monsieur le Vent, qui entra aussitôt par sa fenêtre, non sans briser quelques carreaux.

«Que me veux-tu?

«—Un homme, malgré moi, va venir pour être mon mari; il s’approche dans sa barque à voiles; fais en sorte qu’il ne puisse toucher à Bingen.»

«Le Vent souffla, souffla si bien que la barque, au lieu de continuer de tenir le cap sur Bingen, navigua en arrière jusqu’à Rotterdam. A Rotterdam elle ne put même jeter ses amarres; reculant toujours, elle s’engagea dans la mer du Nord, où peut-être encore aujourd’hui le Hollandais est en train de courir des bordées.

«Mais avant de souffler, le Vent avait posé ses conditions auxquelles la belle meunière avait souscrit sans même les entendre, tant, sous l’influence de son visiteur, les meubles, les portes, les cloisons faisaient vacarme autour d’elle. Et c’est ainsi que la pauvre Greth se trouva être la fiancée du Vent, ce qui la contrista fort, car plus d’espoir pour elle d’épouser jamais le fils du roi.

«Cependant, avec sa belle fiancée, le Vent se montrait galant à sa manière. Chaque matin, quand elle ouvrait sa fenêtre, il lui jetait de beaux bouquets arrachés par lui dans les jardins voisins.

«Quelque jeune garçon du village qu’elle avait dédaigné passait-il devant elle sans la saluer, monsieur le Vent lui enlevait son chapeau, qu’il faisait tournoyer en l’air à des hauteurs si considérables, que volontiers il n’apparaissait bientôt plus que de la grosseur d’une alouette. Trop heureux que, du même coup, avec le chapeau, il ne lui enlevât pas la tête.

«Un jour (on peut supposer que ce jour-là monsieur le Vent dormait), le fils du roi entra au moulin, pénétra sans obstacle dans la chambre de Greth, et tout d’abord voulut l’embrasser; Greth le laissa faire. Mais, de nouveau, sans qu’au dehors rien ne bougeât, les portes et les cloisons se démenèrent, battant à qui mieux mieux; les meubles, les tables, les chaises exécutèrent une danse désordonnée.

«Greth elle-même se mit à tournoyer d’une manière effrayante; ses cheveux, tout à coup dénoués, épars, ruisselants, agités, tourbillonnaient comme elle avec des bruissements, des sifflements sinistres. Épouvanté à la vue de cette tempête à huis clos, le prince s’écria:

«Ah! maudite, tu es la fiancée du Vent!»

«Et au même instant une rafale épouvantable emporta le fils du roi, la meunière et le moulin, dont on n’entendit plus parler depuis. Peut-être avaient-ils été rejoindre le Hollandais qui courait toujours ses bordées dans la mer du Nord, ou le chapeau qui poursuivait sa route à travers les nuages.»

La tradition ne nous dit pas si c’est après cet événement que monsieur le Vent épousa madame la Pluie.

Voilà pour les esprits de l’air. Quant à ceux du feu, bien entendu ils n’étaient pas représentés seulement par les Follets; il y avait aussi les Salamandres, trop connues pour qu’il soit nécessaire d’en parler ici; de même des Feux-Saint-Elme, proches parents des Feux-Follets; mais nous nous arrêterons un instant devant le redoutable Feu-Grisou, l’effroi des mineurs, en nous étonnant du rôle presque insignifiant joué par lui dans la Mythologie populaire de l’Allemagne, malgré les nombreuses victimes qu’il a faites dans tous ces pays de montagnes, et particulièrement dans le Harz.

Cette foudre souterraine, plus meurtrière que celle d’en haut, les peuples du Rhin l’ont simplement personnifiée sous la figure d’un moine de haute taille, qu’ils nomment maître Hœmmerling.

Maître Hœmmerling visite les mines de temps en temps avec les allures pacifiques d’un amateur ou plutôt d’un inspecteur qui en prendrait à son aise; cependant, surtout le vendredi, il est parfois sujet à des colères subites. Qu’un ouvrier manie le pic avec maladresse, qu’il soit insolent envers son chef ou son chef trop dur, trop exigeant envers lui, rapide comme l’éclair il ira de l’un à l’autre, tandis qu’ils ont le corps à moitié hors de la fosse, et, rapprochant subitement ses longues jambes, il leur broiera la tête entre ses deux genoux, sans plus de façons que n’en met une bonne mère de famille à écraser entre les ongles de ses deux pouces l’insecte nuisible qui s’attaque à son enfant bien-aimé.

Nous voilà quittes envers les esprits élémentaires de l’air et du feu; mais tandis qu’à la suite de maître Hœmmerling, nous nous trouvons engagés dans les profondeurs des montagnes, pourquoi, sans désemparer, ne dirions-nous pas un mot des Gnomes, ces esprits de la terre?

A travers la couche d’air épaisse qui remplit ces immenses cavernes, voyez-vous pendre de haut en bas de gigantesques stalactites tout imprégnées de fer; ce sont les colonnes de ces palais souterrains; autour des stalactites, des eaux dormantes et plombées figurent de petits lacs dont les bords sont comme cerclés de rouille; çà et là, dans des fonds vaseux, encombrés de minerais et de scories de toute espèce, croissent de noirs roseaux en forme de couleuvres: comme les couleuvres, ils se replient sur eux-mêmes, promenant de côté et d’autre leur tête, à l’extrémité de laquelle brille un œil de diamant. Ces sombres profondeurs semblent se peupler d’êtres fantastiques; près d’un amas de pépites d’or, dans une pose immobile, se tient un griffon, gardien vigilant et silencieux; autres gardiens des trésors enfouis dans ce monde des métaux et des pierres précieuses, une bande de chiens noirs rôde incessamment le long de ces voûtes; sur les pentes, de petits nains, pareils à des grillons, sautillant comme des pois sur le crible du vanneur, ramassent de droite et de gauche des paillettes d’or abandonnées à leur discrétion; d’énormes grenouilles y sont aussi placées en sentinelles; puis enfin, au plus profond de ces abîmes se meuvent les rois de cet empire, au corps ramassé, aux membres trapus, à la tête monstrueuse; ce sont les Gnomes.

Mais aux Gnomes on ne croit plus guère; les ouvriers mineurs, qui chaque jour auraient dû se trouver en rapport avec eux, ont nié leur existence, et insensiblement ils sont passés à l’état d’êtres fabuleux.

Il m’a été raconté cependant que, pas plus tard que l’année dernière, une jolie paysanne des environs de Hombourg fut vue certain soir à la danse, portant au doigt un gros rubis. Elle prétendait l’avoir reçu d’un esprit de la terre qui lui était apparu à l’entrée des mines du Taunus.

Après informations prises par les commères, convaincue de n’avoir eu de rencontre réelle qu’avec un Gnome anglais, voyageant pour sa santé et courtisant les jolies filles pour sa satisfaction, elle fut chassée du pays.

C’est le dernier Gnome dont on ait entendu parler dans cette partie de l’Allemagne.

 

 

 

XII

XII

Esprits élémentaires des eaux.—Pétrarque à Cologne.—Jugement de Dieu par l’eau.—Des Nixes et des Ondines.—Une permission de dix heures.—L’Ondine au pied blanc.—Toc, toc! hâtez-vous!—Horribles mystères du Rhin.—La cour du grand Nichus.—Nixcobt, le messager des morts.—Ses joyeux tours.—Je me mets à la recherche d’une Ondine.

«En quittant Aix-la-Chapelle, je m’étais arrêté à Cologne, sur la rive gauche du Rhin, toute couverte alors de plusieurs rangs de femmes, troupe innombrable et charmante.... Couronnées de fleurs ou d’herbes aromatiques, les manches relevées au-dessus du coude, elles plongeaient dans le fleuve leurs mains blanches et leurs bras potelés, en murmurant je ne sais quelles paroles mystérieuses que je ne pouvais comprendre.

«J’interrogeai. On me répondit que c’était l’ancien usage du pays. Grâce à ces ablutions, accompagnées de certaines prières, le fleuve emportait avec lui, au courant de ses flots rapides, tous les maux qui, sans cela, vous auraient atteints dans l’année. A quoi, en souriant, je répondis: «Bienheureux les peuples du Rhin, puisque le bon fleuve entraîne vers les contrées lointaines toutes leurs misères! Jamais ni le Pô ni le Tibre ne réussiraient si bien à nous débarrasser des nôtres!»

Ainsi s’exprime Pétrarque dans une de ses lettres familières datée de la veille de la Saint-Jean.

Cette lettre, précieuse autant par sa date que par son contenu, témoigne irréfutablement qu’au quatorzième siècle, dans ce même jour où s’allument les feux de joie en l’honneur des fêtes du solstice, obstinés vestiges de l’ancien culte du feu, le Rhin avait sa part égale dans les hommages populaires.

Par malheur, les chrétiens finirent par en appeler aux éléments, soit de l’eau, soit du feu, comme à une autorité judiciaire.

Ce principe admis que les éléments étant des substances pures devaient naturellement rejeter loin d’eux tout objet impur, dans l’ordalie par l’eau on vous déshabillait, et après vous avoir préalablement lié en croix les mains et les pieds, c’est-à-dire la main droite attachée au pied gauche et la main gauche au pied droit, on vous jetait dans une rivière, dans un cours d’eau quelconque, pourvu qu’il fût profond; surnagiez-vous, déclaré coupable, on vous brûlait vif; plongiez-vous, persistiez-vous à rester au fond de l’eau, on vous reconnaissait innocent, mais vous étiez noyé.

Tel était, selon Henri Heine, le résultat infaillible de cette justice du moyen âge, et le moyen âge en Allemagne, c’était hier.

Il y avait aussi l’épreuve par le pain et le fromage (exorcismus panis hordeacei, vel casei, ad probationem veri), mais le pain et le fromage ne sont pas des éléments. Revenons aux esprits élémentaires des eaux.

Dans le grand mouvement de réaction religieuse qui se fit après Charlemagne, tous les dieux mythologiques des fleuves et des rivières n’avaient pas manqué de se reconstituer, ou à peu près, dans leurs anciens emplois. Le grand Nix ou Nichus, à qui était échu le gouvernement de tous les fleuves de l’Allemagne, n’était rien autre que le ci-devant Niord, un dieu considérable, espèce de Neptune scandinave. Cette importante découverte appartient en propre au savant Mallet-Dupan.

Sans doute ce dieu Niord, à la suite de la déroute d’Argentoratum, était tombé dans le Rhin. On l’y croyait noyé; il n’avait fait que chercher un refuge dans ses cavités les plus profondes, les plus insondables. De là, malgré les décrets des conciles, en dépit de l’anathème chrétien qui atteignait également tous les esprits élémentaires, le grand Nichus avait appelé à lui les divinités subalternes des sources, des étangs, des lacs, des rivières, aussi bien les nymphes du rivage que les monstres difformes, écailleux, qui grouillaient dans les bas-fonds du Rhin; il s’en était fait une escorte, un peuple, une armée. Avec cette armée, il avait envahi les rivages du Necker, du Mein, de la Moselle, de la Meuse, ses puissants tributaires, et maintenait par la terreur les habitants du littoral. Plus d’une fois on l’avait vu pousser ses ravages bien avant dans les plaines, renverser les églises à peine édifiées, et noyer dans ses eaux les déserteurs du culte d’Odin.

Niord était un dieu méchant et d’un affreux caractère. Il avait soumis au joug le plus fantasque, le plus cruel, ses sujets de toutes les classes, et fait du Rhin un enfer des eaux.

C’est dans ce royaume humide et sombre du grand Nichus que nous allons aborder, en tenant moins compte, nous le déclarons, de ses dignitaires que de ses plus humbles sujets ou sujettes, c’est-à-dire les Nixes, les Ondins et les Ondines, race de démons anathématisés, qui, à eux seuls, composent presque toute cette population sous-fluviatile.

Quoi! pauvre Lore, belle fée du Lorelei, vous qui avez préféré la mort au supplice, assez friand d’ordinaire à celles de votre sexe, de rendre tous les hommes amoureux de vous, ne seriez-vous donc aujourd’hui qu’un démon, une puissance malfaisante[1]? Non; de ce côté, l’opinion publique a résisté aux déclarations de l’Église. Pour les Nixes comme pour les Elfes, on admet généralement deux espèces distinctes: les Nixes proprement dites, anciennes divinités païennes, dont on ne saurait trop se méfier, et les Nixes femmes, presque toujours inoffensives, parfois secourables.

[1] Voir le Chemin des Écoliers librairie de L. Hachette et Cie.

A celles-ci nous continuerons de donner ce doux nom: les Ondines.

Les Nixes de la première catégorie prennent volontiers toutes sortes de déguisements pour arriver à leurs fins. On en voit rôder aux abords du fleuve, dans les endroits isolés; quelques-unes ont paru dans les villes du littoral, où elles se faisaient passer pour des étrangères de distinction, ou pour des artistes, généralement de première force sur la harpe. Elles y ont noué des intrigues amoureuses fatales aux galants. D’autres se sont montrées dans les fêtes villageoises, se mêlant à la danse avec une ardeur telle que leurs valseurs, enivrés, entraînés par elles, saisis de vertige, perdant la tête, croyant toujours entendre le bruit des harpes ou des violons, aux trompeurs accords de notes fascinatrices, abordaient la rive du Rhin, et ne reprenaient un instant leurs sens qu’en disparaissant sous les flots.

N’oublions pas un fait essentiel. Pour se préserver de l’approche de ces fées maudites, il suffit de porter sur soi un brin de marrube ou d’origan. Que ceux qui projettent de visiter les bords du Rhin se tiennent pour avertis. Avant de prendre leur passe-port, ils doivent se présenter d’abord chez l’herboriste.


La Nixe à la harpe.

La seconde classe des Nixes, la seule intéressante, les Ondines, sont, autant que j’ai pu me rendre compte de leur nature ambiguë, les âmes errantes des pauvres filles qui, par désespoir d’amour, se jettent dans le Rhin; et trop souvent le pauvre amour allemand, à bout de courage, va demander asile au suicide.

D’après les renseignements un peu confus puisés dans mes auteurs ou dans mes entretiens intimes avec la famille Rosahl, les Ondines, nées mortelles, bien inférieures en puissance aux Nixes véritables, vivent sous l’eau le même temps qu’elles auraient vécu sur la terre, si, volontairement, elles n’avaient pas abrégé leur existence. C’est là pour elles une résurrection conditionnelle, un purgatoire anticipé où trop souvent elles expient, sinon la faute de leur amour, du moins celle de leur mort.

Dans les abîmes du fleuve, au fond de ces grottes toujours submergées, se tient un tribunal secret présidé par le grand Nichus qui les soumet à sa discipline impitoyable, comme le prouvent surabondamment une foule d’histoires sinistres, entre autres celle des trois Ondines de Sinzheim, rapportée par les frères Grimm à la date de 1806.

Trois jeunes filles d’une merveilleuse beauté, trois sœurs, se montraient chaque soir à la veillée d’Epfenbach, près de Sinzheim, et prenaient place parmi les fileuses de lin. Elles apportaient des chansons nouvelles et de jolis contes inconnus au pays. D’où venaient-elles? On l’ignorait sans oser s’en enquérir, dans la crainte de paraître se tenir en défiance à leur égard. Elles étaient la joie de ces réunions; mais aussitôt que sonnaient dix heures, elles se levaient, et ni prières ni supplications ne pouvaient les faire demeurer un moment de plus.

Il arriva qu’un jour le fils du maître d’école, amoureux de l’une d’elles, pour mettre obstacle à leur départ, s’avisa de retarder l’horloge de bois qui devait sonner l’heure de la retraite.

Le lendemain, des gens du village côtoyant le lac de Sinzheim entendirent des gémissements sous l’eau, dont trois larges taches de sang vinrent rougir la surface. Depuis ce temps, on ne revit plus les trois sœurs à la veillée, et le fils du maître d’école ne fit plus que dépérir. Il mourut peu de temps après.

Dans ces trois sœurs, douces, aimables, laborieuses, rien n’accusait la fréquentation de l’esprit des ténèbres. On se rappela seulement que le bas de leur robe était souvent mouillé à l’ourlet, le seul signe auquel on puisse reconnaître les Ondines, tant, du reste, elles sont semblables aux autres jeunes filles, et l’on déplora bien amèrement la sévérité du grand Nichus.

Touchant la permission de dix heures, nos lois militaires elles-mêmes sont moins rigoureuses que les siennes.

On s’abuserait cependant en pensant que toutes les Ondines ont la douceur et la résignation de celles-ci. Aigries par le souvenir de leur abandon, il en est qui ne songent qu’à se venger, et par là semblent participer un peu à la nature des Nixes, ou plutôt, pourquoi ne pas le dire avec franchise? restent fidèles à leurs instincts de femmes.

Comme preuve à l’appui, voici un petit drame complet que Mlle Marguerite Rosahl a extrait, à mon intention, du volumineux recueil de Busching.

Le comte Herman de Filsen, dont les domaines s’étendaient sur la rive droite du Rhin, entre Osler-Spey et Braubach, allait se marier avec la riche héritière du château de Rheins, rive gauche. Déjà son messager, chargé des lettres de convocation, s’était mis en route; mais, en route, la crue subite d’un ruisseau lui avait barré le passage. En essayant de le franchir, son cheval s’était abattu et noyé. Sans perdre courage, le messager poursuivit son chemin pédestrement. Partout il rencontra le ruisseau devenu torrent, et le torrent le serrait de près, décrivant des courbes, des zigzags, des cataractes, toujours lui interceptant les voies de communication et les sentiers praticables.

S’aidant d’un bâton, sautant de roche en roche, le pauvre homme, perdant un peu la tête, ne se dirigeant plus qu’au hasard, se trouva devant le Rhin, où le torrent, grondant tout à coup derrière lui, semblait le pousser de tous ses efforts.

Par bonheur pour lui, un bateau flottait près de la rive; il le détacha, s’empara de la rame, regagna Filsen et dit au comte:

«Monseigneur, une Nixe s’est opposée à mon voyage.»

Le comte ne croyait pas aux Nixes. Il dépêcha un autre messager. A celui-ci comme à celui-là advint pareille mésaventure.

Le jour du mariage était fixé; le comte passa outre, quitte à ne se présenter à l’autel qu’avec un maigre cortége.

Un matin, quand il traversa le fleuve de la rive droite à la rive gauche pour rejoindre sa fiancée, une tempête subite se déclara. Il crut voir sortir des flots une figure pâle, qui, pesant sur l’avant de la barque, essayait de l’entraîner au fond du gouffre. Devenu taciturne, il appela à lui son majordome, et le chargea de s’enquérir de ce qu’était devenue une certaine fille du voisinage, Gottlieb de Braubach.

«Je l’ai rencontrée il y a quelques jours à la chapelle de Saint-Marc, dit le majordome, et lui ai même offert de l’eau bénite. Gottlieb s’est informée près de moi de votre prochain mariage, monseigneur. Elle était bien portante et d’assez belle humeur.

—Va la trouver sur-le-champ, dit le comte, et rapporte-moi de ses nouvelles.»

Pendant le repas des noces, Herman de Filsen paraissait joyeux et galant près de la nouvelle comtesse, mais il suait à grosses gouttes des efforts qu’il faisait pour le paraître, quand un petit pied de femme, blanc et menu, se dessina à ses yeux, à ses yeux seuls, au plafond de la salle du festin.

La sueur se glaça sur son front. Se levant brusquement, il courut se réfugier dans le salon, où sa femme, sa mère, ses convives, le croyant atteint d’un mal subit, le suivirent tout en désarroi.

Dans le salon, une draperie se souleva, et une main blanche, toujours visible à lui seul, en sortit, son doigt indicateur recourbé en signe d’appel.

Naguère, sans y ajouter foi, Herman a entendu conter que ce petit pied blanc, cette main blanche annoncent la présence de l’Ondine et une catastrophe inévitable.

Il croit maintenant.

L’évêque qui venait de le marier avait assisté au repas. Herman va droit à lui, s’agenouille et se confesse à voix haute d’avoir abusé de la confiance d’une jeune fille, belle et sage entre toutes, de l’avoir détournée de ses devoirs et abandonnée. Gottlieb a demandé au fleuve l’oubli de ses maux, et maintenant elle songe à se venger.

«Bénissez-moi, mon père, car je vais mourir.»

Avant de prononcer les paroles de l’absolution, l’évêque exige qu’il abjure d’abord sa croyance impie à ces êtres surnaturels déniés par l’Église.

«Puis-je ne pas croire à ce que je vois.... La voici!... pâle, comme je l’ai vue ce matin à la tête de la barque.... Ses cheveux, entremêlés d’herbes vertes, sont épars sur ses épaules; elle me regarde avec un sourire larmoyant....

—Visions! reprend l’évêque; votre regard vous abuse.

—Mais alors ce n’est pas seulement le regard qui me trompe, car j’entends sa voix.... elle m’appelle.... Pardon, Gottlieb!...

—Délire! piéges du démon! Et qui vous dit que cette fille ait cessé de vivre, et par un crime?... Grâce à Dieu, mieux inspirée, Gottlieb est venue me trouver comme pénitente; aujourd’hui elle habite un couvent.»

Dans ce moment l’assemblée, grandement émue de cette scène, en fut distraite par l’arrivée du majordome, qui, l’air effaré, s’approcha de la comtesse douairière, la mère du comte, et lui parla bas à l’oreille. Celle-ci ne put retenir un cri:

«Morte! répéta-t-elle.

—Oui, elle est morte, et moi je vais mourir!» cria Herman avec un geste de désespoir.

La jeune épouse, offensée de ces aveux d’un autre amour, s’était d’abord tenue à l’écart; ne consultant que son cœur, elle essaya de lutter contre cette rivale invisible, et, les bras tendus, elle se rapprocha de son mari; mais il la repoussa rudement.

L’évêque commença ses exorcismes.

Tandis qu’il exorcisait:

«Que me veux-tu, Gottlieb? disait le comte; fais-moi grâce, et nous prierons pour toi. Tu pleures et tu m’embrasses tour à tour, mais tes baisers ne me sont qu’amertume, puisqu’à une autre j’ai donné mon nom, puisqu’une autre est ma....»

Il n’acheva pas. Poussant un râle aigu, il venait de tomber de tout son long sur le parquet, et à son cou on voyait le sillon gonflé et bleuâtre de l’étranglement.

Cette histoire de l’Ondine au pied blanc, à la main blanche, circule encore aujourd’hui dans toute l’Allemagne; seulement, pour les uns, le héros se nomme Herman de Filsen, pour les autres Pierre de Staufenberg.

Ainsi qu’il a ses Ondines, le fleuve a ses Ondins et ses Nixs mâles, ces derniers grands ravisseurs de femmes, grands destructeurs d’enfants, et l’épouvante des villes rhénanes.

Au milieu de la nuit, par un temps de bourrasque, un homme, enveloppé d’un manteau sombre, se présente au logis d’une accoucheuse.

«Toc, toc! hâtez-vous!... ma femme a besoin de votre aide!... Venez vite!»

L’accoucheuse le suit en s’étonnant qu’il la conduise sur les bords du Rhin, et de ne pas voir de bateau pour le passage.

«Entrez, entrez hardiment,» dit l’homme au manteau en désignant à la matrone un sentier qui de lui-même se creuse sous les eaux.

L’un menaçant, l’autre tremblant de peur, ils arrivent dans une grotte sous-fluviale. Là, sur une couche de roseaux, l’accoucheuse trouve une femme criant et se tordant au milieu des préliminaires de la maternité.

Elle entre aussitôt en fonctions, et le mari emporte le marmot, laissant imprudemment les deux femmes ensemble.

«Mon mari est un Nix, un monstre, un démon! dit aussitôt l’accouchée à l’accoucheuse; il m’a enlevée comme je lavais un matin mon linge au bord du rivage; depuis ce temps il me détient ici malgré moi. L’enfant que vous venez de mettre au monde, il est en train de le manger peut-être, mais à coup sûr il le tuera comme il vous tuera vous-même si vous ne lui gardez le secret.»

Il faut le croire, cette première sage-femme fut discrète, puisque mille autres de sa profession y ont été prises après elle.

Dans tous mes auteurs, j’ai retrouvé, à des dates différentes, cette même histoire du Nix et de l’accoucheuse, et de la fille enlevée, et du nouveau-né mis à mort par son père.

«C’est chose effroyable que le diable ait le pouvoir d’engendrer des enfants comme font les Nixs!» s’écrie à ce sujet Martin Luther.

De cet empire humide et ténébreux des Nixs et des Ondins, le maître, le despote, le Wasserman par excellence, nous l’avons dit, c’est le grand Nichus. L’autorité qu’il exerce ne se borne pas aux droits de haute et basse justice; sa volonté, réglée sur ses appétits désordonnés, est la loi suprême pour tous; les Nixs mâles composent sa cour; pour son harem, il choisit les plus belles mortes que le suicide lui envoie. Entre ce Sardanapale au teint verdâtre et ses odalisques de morgue se passent, dit-on, des scènes de débauche monstrueuse qui donneraient à croire, si l’on n’avait déjà reconnu en lui Niord, le dieu scandinave, que le grand Nichus n’est autre qu’un de ces anciens empereurs romains divinisés, dont Pétrone a tracé l’histoire galante avec de la boue et du sang.

Son principal agent et le factotum de la communauté, Nixcobt, dit le messager des morts, chargé d’entretenir les relations entre les habitants du fleuve et ceux du littoral, est peut-être le personnage le plus excentrique de la Mythologie du Rhin.

Lorsque l’aube va poindre, lorsque la sommité des hautes montagnes seule commence à s’éclairer d’une lueur douteuse, on a vu parfois une espèce d’homme court, trapu, horriblement grotesque, raser dans l’ombre les maisons de la ville, ou descendre le long des coteaux, entre les rangs pressés des ceps de vigne, qu’il dépasse à peine en hauteur. Sa tête effrayante tourne sur son cou grêle comme sur un pivot, lui permettant ainsi, sans ralentir sa marche, de tout inspecter autour de lui. Ses épaules nues, ses coudes, ses genoux et la partie saillante de ses pommettes sont couverts d’écailles de poisson; de petites nageoires se soulèvent par intervalle sous la cheville de ses pieds; son œil rond et glauque est marqué au centre d’un point rouge lumineux; ses dents et sa chevelure sont vertes, et sa bouche, largement fendue, contournée comme celle d’un barbillon, se contracte sous un immobile sourire qui vous glace de terreur. C’est lui, c’est Nixcobt.

Le jour venu, de retour au fleuve, il s’enquiert si sa funèbre population ne s’est pas augmentée de quelques victimes, volontaires ou non. Il prend leur signalement, dresse leur nouvel état civil, apprend par eux les causes déterminantes de leur brusque passage d’un monde dans l’autre, leur offrant ses bons offices pour les remettre en communication avec les parents ou les amis qu’ils ont laissés derrière eux, ignorants de leur sort ou inconsolables de leur perte.

Puis il égaye le grand Nichus de toutes ces histoires, et des bons tours joués par lui, pendant ses visites nocturnes, aux villageois comme aux citadins des deux rives.

Ces bons tours du joyeux Nixcobt, aujourd’hui encore, servent d’aliment aux récits des fileuses durant les longues veillées d’hiver, où le bruit demi-ronflant du rouet leur est un agréable accompagnement.

Nixcobt se rend un jour chez le percepteur des tailles de la petite ville de.... Il le trouve consterné; sa femme a quitté la maison conjugale; il ne sait ce qu’elle est devenue. Pour le consoler, Nixcobt lui annonce qu’elle est morte, morte noyée, et comme preuve, il lui remet une lettre recueillie par lui dans la poche de la défunte.

C’est la lettre de congé d’un amant.

Le mari, qui commençait à pleurer, essuie ses larmes, entre en fureur et regarde ses enfants d’un air farouche. Nixcobt rit et se rend chez un autre.

Cet autre, honnête vigneron du Rheingau, la veille, dans un moment de vivacité, a tué son ami et l’a ensuite jeté dans le Rhin ainsi que le couteau qui a servi au meurtre. Ce couteau, Nixcobt le lui présente, car il se charge volontiers de faire retrouver les objets perdus.

Tandis que le meurtrier demeure pétrifié à la vue de cette lame restée sanglante, il court chez le bourgmestre lui tout conter; une descente de justice a lieu; on trouve le vigneron tenant encore à la main l’instrument de son crime; il est pendu, et Nixcobt rit de plus belle.

Une nuit, un notaire de Badenheim, près Mayence, entendit, pendant son sommeil, une voix lui dire: «Jean Harnich, le grand Nichus fait la cour à ta femme, passée Ondine il y a trois mois; elle refuse de l’écouter. Il te prie de le renseigner sur le moyen de lui plaire.»

Le notaire crut à un mauvais rêve, poussa un soupir en pensant à la défunte, et se rendormit. Mais une main glacée, se posant sur sa poitrine, le réveilla aussitôt:

«Jean Harnich, reprit la voix, parle, parle vite et sois sincère, ou tu ne dormiras plus.»

Jean Harnich résiste encore, se débat, mais il voit dans son alcôve, sous la lueur d’une flamme rouge, briller des dents vertes et des pommettes écailleuses. Sous l’impression de la peur, il dit ce qu’il sait.

«Merci!» lui crie Nixcobt avec un nouvel éclat de rire retentissant.

On composerait un in-folio de toutes les lugubres joyeusetés de ce messager des morts; mais assez sur lui. D’ailleurs, Nixcobt a perdu tout crédit aujourd’hui. On a cessé de le voir glisser nuitamment à travers les rues des villes et les sentiers des vignobles.

Combien d’histoires intéressantes, combien de lieds et de ballades sur les Nixes, sur les Ondines ne pourrions-nous pas rapporter encore: il y a les Ondines des fleuves et des lacs; il y a même celles de la mer; en Allemagne, elles pullulent jusque dans les plus modestes courants d’eau.

Avant-hier, je me suis promené le long du Rhin; hier, le long de la Moselle. Ce matin, dirigeant ma course au hasard, j’ai rencontré un ruisseau, une petite rigole qui m’appelait par son doux murmure. Je l’ai suivie, je l’ai suivie pendant deux heures. Pour le moment, je n’avais rien de mieux à faire.

Ma petite rigole, à peine à quelques pas de sa source, enfant encore, s’agitait sous l’herbe de droite et de gauche, et semblait marcher à quatre pattes comme tous les enfants. Plus loin, je la rencontrai jeune fille; elle s’était développée, agrandie; courant çà et là, insouciante, capricieuse, elle bondissait follement entre des rochers, emportant les fleurs qui croissaient le long de son rivage, sans doute pour s’en faire un bouquet. Plus loin encore, j’assistai à son mariage avec un gros ruisseau descendu de la montagne; la voilà jeune femme; avec gravité elle traverse la plaine, comme une sage rivière qui déjà porte bateau et se prépare à rejoindre sa sœur aînée, la Moselle.... Bientôt je la traversai sur un pont; sur ce même pont, quatre soldats prussiens étaient attentivement occupés à regarder couler l’eau, sans doute pour épier le passage de quelque Ondine furtive. Quant à moi, j’ai eu beau te suivre pas à pas depuis ta naissance, petite rivière inconnue, ce matin, le long de tes rives, sous tes bordures d’aunes et de saules, pas plus qu’hier et qu’avant-hier en inspectant la Moselle et le Rhin dans leurs anses isolées, dans leurs îles solitaires, nulle part je n’ai entrevu l’ombre d’une Nymphe, d’une Nixe, d’une Ondine!...

Qu’en dois-je conclure?

Devant le tribunal de la police correctionnelle, un voleur, mis en présence de deux témoins de son vol, disait:

«Ces deux-là prétendent m’avoir vu, mais moi, je pourrais en citer vingt autres qui attesteraient ne m’avoir point vu!

—Qu’est-ce que cela prouve?» lui répliqua le président de la sixième chambre.

Moi, je n’ai point vu. Qu’est-ce que cela prouve? comme a dit le sage magistrat.

 

 

 

XIII

XIII

Esprits familiers.—Le Butzemann.—La bonne dame Hollé.Les Kobolds.—Un Kobold au service d’une cuisinière.—Zotterais et Petites Dames blanches.—Les Killecroffs, fils du diable.—Anges blancs.—Les désirs satisfaits, fable.

En France, où le scepticisme a pénétré partout, on ne semble guère se douter des services que peuvent rendre à une bonne ménagère, du dommage que peuvent causer, si on les irrite, des bons conseils que donnent à l’occasion certains esprits, visibles ou invisibles, recherchant volontiers la société de l’homme, gîtant sous son toit, et, en de certaines circonstances, faisant même partie de sa famille, dans le sens le plus rigoureux du mot.

Ces lutins, peu connus chez nous, fréquentent cependant aussi bien la partie française que la partie allemande de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, et parfois nos cuisinières d’Alsace ou nos cochers de Lorraine en ont amené quelques-uns à Paris.

Passons rapidement en revue, non tous, mais les plus authentiques entre ces esprits familiers.

Le soir est venu, la nuit est noire, les maîtres sont déjà couchés. Une servante, sa chandelle à la main et bâillant à cœur joie, visite tous les coins et recoins de la maison, remettant chaque chose à sa place. Tout à coup une porte s’ouvre ou se ferme violemment devant elle, sa lumière s’éteint!... Quelque fenêtre sera restée ouverte, direz-vous; c’est une bourrasque de vent...

Non! c’est le Butzemann!

De bons vivants, rassemblés dans la salle haute du Gasthaus, y célèbrent la fête de la grosse grappe, en souvenir du divin Dionysius. La nuit les retrouve encore le verre à la main, chantant, buvant.... Silence! Les chants et les cris cessent; les verres restent suspendus au milieu d’un toste; les paupières alourdies, les jambes titubantes se redressent et s’affermissent. Chacun regagne précipitamment son logis. Par trois fois un être velu, difforme, est venu se heurter à la croisée en battant des ailes. C’est une chauve-souris, direz-vous.

Non! c’est le Butzemann!

Autour du large poêle de faïence, la famille est rassemblée, bravant gaiement le froid hiver. Les hommes fument, un pot de bière devant eux; les femmes tricotent, en causant du mariage prochain de la fille aînée.... Malheur! au fond de l’âtre, quel bruit, quelle lumière! Les charbons et les étincelles ont rejailli jusque sur la robe de la fiancée. Qu’y a-t-il donc? c’est un nœud dans le bois, peut-être un marron oublié dans les cendres et qui éclate? direz-vous encore.

Non! c’est le Butzemann!

Le Butzemann, l’esprit prophétique de la famille, vous signale un danger, vous met en garde contre un désastre prochain. N’entreprenez pas un voyage, ne vous mariez pas, si par un signe manifeste le Butzemann est venu jeter son veto au milieu de vos apprêts de noce ou de départ. La difficulté est de bien distinguer entre le Butzemann, le coup de vent, la chauve-souris ou le marron-pétard.

Il n’en est point ainsi de dame Hollé (Frau Holla), dont on reconnaît la présence à des indices certains. Elle s’est imposé la tâche de surveiller les filles du peuple dans leurs travaux. Mais pourquoi cette bonne fée du travail, au lieu d’habiter quelque ville industrielle, quelque belle campagne luxuriante où se fasse sentir l’activité du labour, du fanage, du rouissage, où les rouets grondent en tournant sous le pied des fileuses, où les échos aboient en répétant les coups de battoir des lavandières, a-t-elle fixé sa demeure dans un marais tourbeux, en compagnie de Follets perfides et de Nixes de bas étage?

On n’a jamais osé secouer assez rudement ce mystère pour en faire tomber la vérité.

Les uns ont laissé entrevoir timidement que la bonne dame Hollé, de si petite condition aujourd’hui, et ne figurant plus guère que parmi les esprits familiers, avait été autrefois un haut et puissant personnage; mais ils se sont tus sur ses gloires passées, comme il arrive pour une pauvre portière qui a eu des malheurs.

Les autres, plus hardis ou plus savants, ont reconnu en elle la déesse Frigg, l’épouse d’Odin. Chère dame Hollé, quelle déchéance! Ce que c’est que de nous!

Une fois la croix arborée sur les rives du Rhin et du Danube, Frigg, sous le nom d’Hertha (la Terre-Mère), s’était réfugiée dans une île de l’Océan, où elle vivait invisible et solitaire au milieu d’un bois consacré, presque toujours envahi par la vague marine.

Un prêtre, dévoué à l’ancien culte, savait seul l’heure et l’instant où la déesse daignerait de nouveau se montrer aux hommes. L’instant venu, de l’île marécageuse il tirait un char enveloppé de voiles; Hertha y montait, et pendant quelques jours parcourait le monde, répandant autour d’elle les bienfaits et les consolations; alors, toutes les guerres étaient suspendues; non-seulement l’épée rentrait au fourreau, mais ce qui était fer, arme offensive ou même défensive, et jusqu’au soc de la charrue, tout devait être soigneusement enfermé. Hertha conviait le monde à la paix et au repos.

Maintenant, voyons en quoi la dame Hollé ou Holla rappelle la bonne déesse.

A certaines époques de l’année, vers la Noël surtout, dame Hollé quitte son marais pour faire sa tournée d’inspection. Les ouvrières en linge, les filandières, les brodeuses, les blanchisseuses reçoivent tour à tour sa visite. Si, le matin, en se mettant à son rouet ou à sa broderie, Anna trouve sa quenouille, Catherine son métier salis de fange; si Berthe, la couturière, aperçoit une déchirure là où la veille elle avait fait une reprise; si, au lavoir, l’eau est devenue huileuse ou noirâtre, soyez-en convaincu, dame Hollé a passé par là; dame Hollé a châtié la paresse ou la négligence des mauvaises travailleuses.

Est-elle satisfaite, au contraire, le ruban de la quenouille se pare d’une jolie fleur des étangs, iris, nénufar ou glaïeul; sur le métier à broder ou sur l’œuvre de couture, une petite aiguille d’or est implantée, et l’amas de linge bien blanchi, bien plissé, se couronne d’un beau morceau de savon parfumé qui embaume la maison.

Parfois la bonne Frau Holla pénètre mystérieusement dans la mansarde où la fièvre, causée par l’excès du travail, retient alitée quelque pauvre ouvrière. Elle-même achève l’ouvrage commencé, et ne part qu’après avoir déposé quelques florins au chevet de la malade endormie.

Bénie sois-tu, bonne dame Hollé! Eusses-tu jamais été déesse de premier ordre, crois-moi, tu n’as pas à rougir de ta condition présente! Seulement, on se demande avec terreur comment la noble Frigg, la toute-puissante Hertha en est-elle arrivée à n’être plus aujourd’hui que la patronne des blanchisseuses et des couturières? Comment cette île de l’Océan, avec son bois consacré, est-elle devenue un marais vaseux, fétide, mal fréquenté?... Une seule réponse reste à faire; Frigg a eu des malheurs.

Mais les filandières, les couturières, les brodeuses et les blanchisseuses n’attirent pas seules la bienveillante attention de ce monde surnaturel.

«Dans certains pays, disent les frères Grimm, chaque paysan, sa femme ou ses fils, ont à leur service un lutin qui leur sert de valet; il porte l’eau à la cuisine, coupe le bois et va chercher la bière.» Pendant ce temps le patron n’a qu’à se reposer et à le regarder faire.

Ce lutin, c’est évidemment celui que les anciens nommaient Genius loci.

De tous, le plus célèbre aujourd’hui en Allemagne, le plus étrange, celui qui a donné lieu aux histoires les plus singulières, sans contredit, c’est le Kobold.

Pendant la nuit, le Kobold met tout en ordre dans la cuisine; il nettoie les verres, les assiettes, les casseroles, donne la chasse aux araignées et aux souris. Pour tant de bons soins, il ne demande qu’un peu de nourriture préparée exprès pour lui, car il ne se permettrait pas de se faire sa part sur le dîner des maîtres.

Quoique attaché spécialement au service de la cuisinière, le Kobold tient avant tout à la maison. Si la cuisinière reçoit son congé, si les maîtres déménagent, il n’en reste pas moins au logis, prêt à offrir ses services aux nouveaux occupants. Dans le premier cas, la servante qui part dit à celle qui la remplace:

«Ne négligez pas de mettre un peu de panade sur la huche pour le Kobold, sans quoi il vous jouera de malins tours; prenez-y garde, il n’est pas toujours d’humeur accommodante.»

Si le Kobold, ou, à défaut du Kobold, si le chat mange la panade, la nouvelle cuisinière ne manque pas de se dire:

«Chim est venu, je prévois que nous vivrons ensemble en bonne intelligence.»

Chim a-t-il laissé la panade intacte ou à peine entamée, elle s’inquiète:

«Peut-être l’aime-t-il avec un jaune d’œuf? peut-être n’y ai-je pas mis assez de beurre?»

Presque toujours invisible, le Kobold se laisse cependant volontiers aller à la causerie.

Que sont donc ces êtres étranges, les serviteurs de nos serviteurs, plus fidèles que ceux-ci à la maison où ils se sont une fois installés? ces êtres qui généralement ne font que le bien et craignent de se montrer, et qui, chose effrayante à penser! à l’extrémité inférieure de leurs reins portent une petite queue figurant une lame de couteau?

Martin Luther lui-même se charge de nous répondre dans un de ses Propos de table.

«Depuis plusieurs années, dit-il, une servante avait un esprit familier qui s’asseyait près d’elle au foyer, où elle lui avait fait une petite place, et ils conversaient ensemble durant les longues soirées d’hiver. Un jour elle demanda à Heinzchen (Chim, Himschen et Kurd Chimgen, telles sont les dénominations que les cuisinières allemandes ou alsaciennes donnent ordinairement à leur Kobold), de se laisser voir sous sa forme véritable. Heinzchen refusa d’abord d’y consentir, mais enfin, cédant à ses instances, il lui dit de descendre à la cave où il se montrerait à elle. La servante prit un flambeau, descendit à la cave, et là, dans un tonneau ouvert, elle vit un enfant mort qui flottait dans son sang. Plusieurs années auparavant, la malheureuse était accouchée d’un enfant qu’elle avait égorgé et caché dans un tonneau.»

Vous le voyez, notre lutin du foyer se transforme en un personnage de drame; Trilby devient tout à coup le spectre de Banquo.

D’après la croyance générale, les Kobolds appartiennent pour le moins autant à l’humanité qu’au monde des esprits; ils conservent la taille et la figure des enfants, et ce couteau, qui trop souvent leur sert d’appendice caudal, n’est autre que l’instrument avec lequel ils ont été mis à mort.

Il existe une foule de lutins tapageurs qui bouleversent tout dans les maisons, privent de sommeil et de repos à les rendre fous les gens qu’ils ont pris en grippe. C’est bien injustement, selon moi, qu’on les a mis au nombre des Kobolds. Ceux-ci sont presque toujours doux et inoffensifs; s’ils s’emportent parfois, c’est à la manière des enfants; ils cassent, ils brisent, mais se laissent facilement apaiser à la vue d’une friandise, d’une panade à l’œuf et au beurre, par exemple.

Les Zotterais et les Petites Dames blanches, par leurs habitudes, se rapprocheraient beaucoup plus des Kobolds. Serviables et peu exigeants, les Zotterais fréquentent les écuries comme les Kobolds les cuisines, étrillant les chevaux, les pansant même quand ils sont blessés, et tenant tout en bon ordre dans le râtelier comme dans la sellerie.

Plus délicates dans leur choix et dans leurs instincts, les Petites Dames blanches recherchent surtout les chevaux de race, les chevaux arabes ou turcs, ce qui a donné lieu de penser qu’elles étaient originaires de l’Orient.

Pénétrant dans les écuries des riches, tandis que dorment les palefreniers, elles allument une mince bougie, qu’elles portent toujours avec elles, et procèdent à leur besogne.

Au matin, quand le cocher vient faire sa ronde, s’il trouve une goutte de cire sur la robe de l’alezan ou de l’isabelle:

«Vous n’avez pas eu grand mal aujourd’hui, vous autres, après vos bêtes, dit-il aux palefreniers, la petite dame a passé par ici.»

Les Zotterais, eux, simplement d’origine germanique, sans regarder à la race, et sans bougie de cire, prennent soin des chevaux de labour et de messagerie. Plus grands travailleurs que les autres, plus exposés aux salissures et aux accidents, ils n’en viennent pas moins à leurs fins, mais non sans fatigue; aussi exigent-ils qu’à la crinière du cheval un nœud soit fait, où ils puissent se suspendre et se reposer. Pas un paysan n’y manque sur le Rhin comme sur la Meuse, et j’ai moi-même vérifié leur prévoyante attention à cet égard.

Autrefois les Zotterais protégeaient les troupeaux de moutons contre la tique et contre l’emmêlure, comme le prouve leur nom, qui vient de zotte (flocon de laine). Alors tout donne lieu de le penser, d’après les habitudes de ce petit monde bienveillant, les toisons étaient plus blanches et mieux peignées qu’aujourd’hui, mais les éleveurs eurent cette malheureuse idée (par avarice peut-être) de faire tondre leurs troupeaux sans laisser aux béliers et aux brebis une mèche pendante, avec le nœud indispensable. Irrités de cet oubli, qui ressemblait à de l’ingratitude, les Zotterais abandonnèrent les moutons pour les chevaux. D’ailleurs ils ne vivaient pas en bonne intelligence avec les chiens des bergers.

Il nous reste à parler du plus important, du plus extraordinaire des esprits familiers, et que nous ne pouvons nous dispenser de comprendre dans cette catégorie, puisqu’il ne représente rien moins que le fils de la famille, l’enfant de la maison lui-même. C’est le Killecroff ou suppositus.

Ce dernier nom lui vient de ce que ce soi-disant fils de la maison n’est en effet qu’un enfant supposé, un enfant mis à la place de l’héritier légitime.

Cet enfant légitime qui l’a enlevé de son berceau pour lui substituer un Killecroff et de celui-ci quel est le vrai père?

A cette double question une même réponse: «Le Diable!»

Nous avons évité jusqu’à présent de toucher aux choses de la sorcellerie; par malheur, elles n’appartiennent pas plus aux bords du Rhin qu’aux bords de la Seine ou de la Tamise; mais les Killecroffs, ces fils du Diable, censément conçus au milieu des orgies du sabbat, ont eu sur la terre leur existence réelle; suppositi ou non, ils ont joué leur rôle dans le monde et même laissé une postérité parfois illustre.

De même que le roi suédois Vilkins et le roi des Francs Mérovée se glorifiaient d’avoir pour père un dieu aquatique, l’illustre famille de Haro, celle des Jagellons se vantaient de descendre du Diable, sans doute par les Killecroffs, et portaient dans leurs armes quelque emblème de l’enfer.

A quoi peut-on reconnaître le véritable Killecroff, que, bien à tort, on a mis d’abord au rang des Kobolds?

Dès son début dans le monde, le Killecroff excite l’étonnement, parfois l’admiration de ses prétendus parents; il tette de si grand appétit qu’à sa nourrice il faut adjoindre deux chèvres et une vache, comme au célèbre Gargantua; on le sèvre, nouvelle surprise! Il avale la soupe à pleine soupière, «comme pourraient faire deux paysans et deux batteurs en grange,» nous dit en propres termes

un homme célèbre. Il grandit, tout est tapage autour de lui, il excite les querelles non-seulement entre les domestiques, mais entre ses parents. Arrive-t-il un événement fâcheux, il éclate de rire; vienne pour la famille un jour de fête, il pousse des cris de détresse. Dans l’appartement, du matin au soir, il court, il galope, à cheval sur un bâton ou sur une broche, escaladant les tables, les meubles, brisant tout sur son passage, se brisant un peu lui-même, agaçant les chiens, les chats de la maison, même le perroquet sur son perchoir; les faisant piailler, miauler, hurler; courant à l’écurie, il enfonce une aiguille dans la croupe du cheval pour le voir gambader, riposte aux ruades, fait sauter les portes et les serrures à coups de bûches; dans le jardin, jouant le rôle d’ouragan, il détruit, il renverse, il arrache tout; dans la basse-cour, il tord le cou aux poules et marche sur les petits poulets; dans la cuisine, il soulève volontiers les couvercles des casseroles, assaisonnant à nouveau les mets à sa fantaisie, avec du sel, du poivre, de la cendre, du poussier, de l’huile, du vinaigre, de la moutarde, du sable ou de la sciure de bois, et ne s’éloigne qu’après avoir tourné le robinet des fontaines.

S’il arrive un visiteur, il en prend possession; au salon, il se place entre ses jambes, lui marche sur les pieds, lui défait les boutons de son gilet, les cordons de ses souliers, les boucles de ses jarretières; il se démène, il le presse, le broie, le torture; il le pince, l’égratigne. Cependant sur cette légère observation de sa mère qu’il peut devenir incommode pour monsieur, en fils soumis, il laisse monsieur tranquille, après lui avoir toutefois rompu la chaîne de sa montre, pris sa canne et enlevé ses lunettes; la canne, il la laisse, par mégarde, tomber dans le puits; les lunettes, il ne sait plus ce qu’il en a fait. Et quand le pauvre monsieur, ahuri, crispé, agacé, hébété, se retire, il trébuche du haut en bas de l’escalier, grâce à un bout de corde tendu par son petit ami le Killecroff.

Les Killecroffs sont généralement adorés de leurs parents. Par bonheur, ils vivent peu.

L’homme célèbre, déjà cité, déclarait au prince d’Anhalt que, s’il était souverain comme lui, il se hasarderait à devenir homicide en pareil cas, et ferait jeter dans la Moldau tous ces fils du Diable!

Cet homme célèbre, qui croyait si fort aux Killecroffs, qui croyait de même au Butzemann, aux Kobolds, aux Nixes et aux Ondines, qui voyait un diable dans chaque mouche qui venait boire son encre ou se percher sur son nez, c’est encore maître Martin Luther.

Le grand réformateur en combattant les superstitions des papistes me semble s’être peu préoccupé de se guérir des siennes.

Mais parmi ces illusions au milieu desquelles il semblait se complaire, il en est une, une charmante cette fois, née de la religion chrétienne elle-même et que je ne puis, il me semble, passer sous silence en parlant des esprits familiers.

Il s’agit des Anges gardiens.

Un savant et spirituel académicien, M. Alfred Maury, dans son beau livre de la Magie et l’Astrologie, nous apprend que, d’après la doctrine égyptienne, une étoile particulière indiquait la venue au monde de chaque homme, et pour l’attestation du fait, il nous renvoie à Horapollon, dans son Traité des hiéroglyphes. Nous préférons de beaucoup nous en rapporter à M. Alfred Maury, qui ajoute: «Cette croyance existe encore chez les populations rurales de certaines contrées occidentales, et notamment en Allemagne.»

Il est possible que, dans diverses contrées de l’Allemagne, chacun ait encore foi en son étoile; nous le croyons, puisqu’il nous le dit, mais dans presque toutes l’étoile a été remplacée par l’ange gardien, l’ange blanc, comme on l’appelle, personnage bien plus séduisant, et autrement intime et sympathique. L’Ange blanc est mieux que le genius loci, il est le genius personalis.

Sans entamer une dissertation à propos des Anges gardiens, aujourd’hui quelque peu reniés par l’Église, nous nous empressons de rapporter ici, comme complément à ce chapitre sur les esprits familiers, une légende, sous forme d’apologue, ou un apologue sous forme de légende, que nous avons été assez heureux pour recueillir nous-même d’une jolie bouche véridique.

«.... Une forme blanche apparut aux yeux de la jeune fille comme elle s’éveillait.

«Je suis ton Ange gardien.

—Alors les vœux que je formerai, tu les exauceras?

—Je les porterai aux pieds de Dieu. Compte sur mes bons offices. Quels vœux formes-tu?

—Ange blanc, toujours manier le fuseau me fatigue, m’ennuie, et mes doigts se durcissent à tel point qu’hier, à la fête, mon danseur aurait pu croire tenir dans sa main une main de bois.

—Ton danseur, n’est-ce pas ce beau cavalier de la Hesse? Hier, ne t’a-t-il pas dit qu’il aimait tes yeux bleus et tes cheveux blonds, et que, si tu voulais le suivre, il te ferait baronne?

—Ange blanc, fais que je sois baronne.»

Le soir de ce même jour, un jeune paysan vint trouver la mère de Louise et lui demanda sa fille en mariage. La mère la lui accorda.

«Ange blanc, délivre-moi de ce rustaud; je veux être baronne.»

Mais la mère, qui était veuve, avait de la volonté pour deux; l’Ange blanc ne reparaissait plus; Louise dut céder, et continua de tourner le fuseau.

Un jour, son mari, épuisé par le travail, car c’était un rude travailleur, tomba gravement malade. Louise avait revu le cavalier.

«Ange blanc, il m’aime toujours; il a juré de m’épouser si je deviens veuve....» Elle n’osa achever. Son mari recouvra complétement la santé. L’Ange blanc faisait toujours la sourde oreille. Elle perdit l’espérance d’être jamais baronne.

Quelques années plus tard, Louise était mère de deux beaux enfants; elle aimait son mari, dont le travail lui avait donné l’aisance, et en songeant à lui et à leurs deux marmots, son fuseau lui semblait doux aux doigts.

Un soir qu’elle sommeillait à peine, ayant sa main dans la main de son mari, couché à ses côtés, et à son sein le dernier venu de ses chers petits, la forme blanche réapparut, et elle entendit une douce voix murmurer à son oreille. C’était celle de l’Ange blanc.

Que lui disait-il? Il lui contait la fable que voici:

«Un petit barbillon frétillait dans l’eau claire, et regardait avec envie une jolie fauvette à tête noire qui, après avoir tracé des cercles dans l’air, se balançait doucement sur la branche d’un saule, tout au bord de la rivière.

«Oh! disait le petit barbillon, quelle heureuse créature est cet oiseau! Il peut s’élever vers le ciel, et aller au-devant du soleil pour se chauffer à ses rayons. Que n’en puis-je faire autant!»

«De son côté: «Oh! l’heureux petit poisson! disait la fauvette en le regardant; du moins l’élément qu’il habite le supporte; il n’a qu’à se laisser glisser. Que j’aimerais pouvoir m’ébattre au milieu de ces eaux si transparentes et si fraîches!»

«Un milan fondit alors sur le petit poisson, en même temps qu’un méchant écolier d’un coup de pierre atteignait la fauvette; tombée dans ces eaux si transparentes et si fraîches, celle-ci put s’y ébattre avant que de mourir, tandis que le petit barbillon, transporté dans les airs, allait se chauffer au soleil. Leurs vœux étaient exaucés.»

«Louise, continua la douce voix, notre devoir à nous autres Anges gardiens est bien plus souvent de contrarier vos désirs que de les satisfaire.»

C’était la moralité de sa fable.

Louise pressa un peu plus fort la main de son mari, baisa son dernier né, et dit: «Merci, Ange blanc!»

En vérité, je suis heureux de penser que parmi les esprits familiers de l’Allemagne s’il existe des Killecroffs, il s’y rencontre aussi des Anges blancs.

 

 

 

 

XIV

XIV

Les géants et les nains.—Duel d’Éphesim et de Grommelund.—Nains de cour et petits Nains.—Les fils d’Ymer.—Les moissonneurs invisibles.—Histoire du nain Kreiss et du géant Quadragant.—Comment les géants se mirent au service des nains.

Si la tradition légendaire n’est que la vibration lointaine de la cloche de l’histoire, où irons-nous chercher les traces de l’existence des géants? Est-ce dans l’Edda ou dans les livres saints eux-mêmes? Plus tard, les grands ossements fossiles des mammouths, des mastodontes et autres animaux antédiluviens ne firent qu’en ressusciter le souvenir. Le livre d’Énoch nous apprend que des anges, au nombre de deux cents, épris des filles de la terre, étaient descendus sur la montagne d’Hermon pour se rapprocher d’elles. Des principaux entre ces anges, il nous donne même les noms; c’étaient Urakabaramiel, Sanyaza, Tamiel, Akibiel. Pourquoi la crédulité des peuples n’aurait-elle pas admis que les diables, qui sont des anges déchus, aient agi de même à l’égard de la postérité d’Ève? Des amours entre les diables et les femmes sont nés les Killecroffs, comme nous venons de le voir; des hymens entre les femmes et les anges était sortie la race des géants. Les femmes devaient mettre en combustion le ciel, la terre et les enfers.

L’Allemagne, entrée la dernière parmi les nations de l’Europe dans l’unité catholique, et qui la première en devait sortir par la réforme, persista plus longtemps que les autres dans sa foi aux géants. Le droit de libre examen en pourrait bien être cause.

Le géant Einheer vivait du temps de Charlemagne et servait même sous ses ordres. Des siècles plus tard, il y avait des géants burgraves le long du Rhin, comme le prouve l’histoire si connue de cette jeune et naïve géante qui, n’étant jamais sortie du château de son père, de sa première excursion faite aux champs, lui rapporta dans son tablier un laboureur avec sa charrue attelée de deux chevaux qu’elle avait ramassés en route, traitant homme et bêtes de petits animaux très-curieux à voir.

La race des géants allant en s’amoindrissant, on n’en rencontra bientôt plus que dans les hautes montagnes, dans les forêts profondes et dans les romans de chevalerie; puis ils disparurent.

Toutefois il en existe, dit-on, comme spécimen, un couple, homme et femme, conservés vivants par art magique, dans un endroit isolé du Harz.

Les géants avaient d’abord inspiré une terreur universelle. On bénissait le dieu Thor, quand, armé de sa massue de fer, il les pourchassait à outrance à travers la forêt Hercynienne. En les connaissant mieux, on les redouta moins. Rarement cruels, ils ne se nourrissaient de chair humaine que dans les cas extrêmes, et le plus souvent se montraient accommodants, même un peu simples, comme il arrive à la plupart des hommes qui prennent trop de développement, soit en long soit en large. A l’appui de cette dernière opinion, l’anecdote suivante circule en Allemagne.

Un ancien duc de Bavière avait à sa cour un nain nommé Éphesim et un géant nommé Grommelund. Le géant s’étant moqué du nain, celui-ci le menaça d’un soufflet. Grommelund, après avoir ri du propos, le défia d’accomplir sa menace; Éphesim releva le défi, et le duc, présent à la querelle, ordonna que le champ clos s’ouvrît immédiatement.

On s’attendait à faire comme le géant, à rire du pygmée, qui ne pouvait guère réussir que par escalade, car il avait au plus deux pieds de haut; il n’en fut rien.

Le nain tourne d’abord autour de son adversaire comme pour prendre mesure; le bonhomme de géant, debout, immobile, le regarde faire, riant encore à se tenir les côtes; mais tandis qu’il se tient les côtes, le pygmée lui dénoue lestement les cordons de ses souliers, puis le harcèle en lui pinçant les mollets.

Grommelund chatouillé rit plus fort que jamais, fait quelques pas, s’embarrasse dans ses cordons, manque de trébucher, et, avec une présence d’esprit bien digne de ceux de sa race, s’arrête et se courbe pour les rattacher.

Éphesim a prévu la faute; il profite du moment, et, sur la joue du colosse applique un soufflet qui, quoique parti d’une petite main, résonne assez fort pour que le bruit en parvienne jusqu’aux oreilles du duc et des seigneurs de sa cour, lesquels applaudissent bruyamment à l’adresse d’Éphesim.

Humilié, bafoué, vaincu, le pauvre géant, dit-on, déserta la ville et se réfugia dans les montagnes où il mourut de sa honte.

Le peuple commençait donc à avoir assez mauvaise opinion des géants, lorsque le bruit se répandit que la plupart d’entre eux s’étaient mis au service des nains, non des nains de cour, mais des petits nains, auprès desquels ceux-ci sont eux-mêmes des géants.

Les petits nains, nommés tour à tour, dans les divers récits, Wichtelmœnner, Metallarii, Homunculi, pullulaient autrefois dans toutes les contrées montagneuses du Nord. En Bretagne on les connaît encore sous les noms de Couribes, de Paulpiquets, de Cornicouets; mais comme ils sont laids et portés au mal avant tout, j’ai tout lieu de penser qu’ils ne sont pas de la même espèce que nos bons petits nains qu’on voit le soir apparaître au pied des chênes ou dans les vieilles ruines, sortant par milliers de toutes les fissures de la terre ou des crevasses des anciens monuments, sautillant, grouillant et disparaissant au premier bruit.

Il existe diverses opinions touchant leur origine. Une seule est digne de toute croyance, par cela même qu’elle se trouve dans l’Edda.

Selon la bible scandinave, lorsque Odin eut tué le géant Ymer, son corps en putréfaction produisit une quantité innombrable de petits vers. En vertu de l’ordre naturel déjà établi pour les insectes, ces petits vers se transformèrent en chrysalides, et de ces chrysalides sortirent de petits hommes, semblables, à quelques différences près, aux hommes de la grande espèce créés par Odin.

Comme nous, ils sont soumis aux infirmités de l’âge, aux maladies, à la mort; comme nous, ils sont parfois susceptibles de raisonner avec justesse. Habiles métallurgistes, ils s’occupent dans les mines où déjà nous les avons entrevus; l’imagination ne leur fait pas défaut, ni même la piété.

Quel culte professent-ils?

Depuis longtemps, on l’assure, la plupart, convertis au christianisme, en auraient ressenti les influences bienfaisantes beaucoup mieux que nous, car ils ne se font point la guerre entre eux, et tous les auteurs, toutes les traditions s’accordent à les montrer doux et serviables, s’aimant les uns les autres, bienveillants, laborieux et tout à fait pacifiques de leur nature; aussi les appelle-t-on le Peuple paisible.

«Anciennement, dit Wyss, les hommes habitaient les vallées; autour de leurs habitations se tenait, dans les cavités des roches, le petit peuple nain, vivant avec eux en fort bonne intelligence, et les aidant même dans leur travail des champs. C’était leur divertissement de faire ainsi le bien, car d’ordinaire ils se livraient à leurs occupations de mineurs dans la montagne, fouillant la terre pour en extraire les parcelles d’or et d’argent qu’elle renferme.»

Parfois, les cultivateurs, arrivant pour sarcler ou pour planter, trouvaient leur besogne faite, et, cachés derrière les broussailles, les nains, témoins de leur ébahissement, éclataient de rire.

Il arriva qu’un jour, de grand matin, en passant devant une pièce de blé, des paysans virent que les épis, sur une longue rangée, tombaient d’eux-mêmes, très-nettement sciés à la base, et d’eux-mêmes aussi semblaient se former en javelles. Ils se doutèrent bien que c’étaient les petits nains qui travaillaient ainsi à la sourdine, mais des travailleurs, ils n’en virent pas un.

Les nains, comme toutes ces races mystérieuses, jouissaient de la faculté de pouvoir se rendre invisibles à volonté. Il leur suffisait pour cela d’abattre sur leurs oreilles un petit capuchon faisant partie de leurs vêtements. Nos campagnards, s’apercevant bientôt que les blés ainsi fauchés n’étaient pas suffisamment mûrs, entrèrent dans une violente colère contre ces complaisants maladroits, et, s’armant de ramées, ils frappèrent à gauche et à droite sur ces invisibles moissonneurs, espérant en atteindre quelques-uns au hasard. En effet, quelques petits cris de douleur retentirent dans le sillon, et les premières lignes des épis restés debout s’agitant tumultueusement, témoignèrent assez d’une fuite en désordre.

Plusieurs nains, décapuchonnés par le contact des rameaux, apparurent aux yeux de leurs agresseurs. Ceux-ci, toujours furieux, s’apprêtaient à les frapper à coups plus sûrs, quand un orage se déclara, et la grêle, en tombant, hacha menu la moisson future, à l’exception des épis déjà étendus sur la terre.

Les méchants paysans comprenant alors que c’était en prévision de l’orage que le peuple paisible s’était ainsi mis à la besogne, se repentirent de leur brutalité; mais, les nains irrités de leur ingratitude, ne reparurent plus dans le canton. Il en fut de même dans bien d’autres pays.

Maintenant, disons comment, par leur persévérance, par leur adresse, et surtout par le génie audacieux d’un des leurs, ces petits êtres, hauts tout au plus de quelques pouces, étaient parvenus à soumettre les géants.

On raconte, sans fixer la date, que, dans les temps anciens, un maître géant, ayant sans doute besoin d’une badine soit pour battre ses habits, soit pour se donner un maintien de fashionable devant les dames géantes, arracha un jour un jeune chêne dans les racines duquel nichait toute une peuplade de nos mirmidons.

A la vue de ce fourmillement de petits hommes, qui, tout en désarroi, couraient, perdant la tête, virevoustant, se culbutant pour regagner le fond de leur petite taupinière, le géant demeura d’abord la bouche béante; puis, par passe-temps de grand seigneur, du bout de son pied il en écrasa quelques douzaines.

Comme il était naturellement curieux, il songea ensuite à étudier leurs mœurs. Le moment était mal choisi, il le faut avouer. Ce n’est pas dans une ville prise d’assaut et mise à sac, qu’on peut à loisir observer les habitudes et les usages coutumiers de ses citoyens. Mais, on le sait déjà, les géants sont un peu bêtes.

Celui-ci, dont je n’ai pu savoir le véritable nom, et que, pour la commodité du récit, je nommerai Quadragant (Quadragant était un peu géant, est-il dit dans Amadis des Gaules; le nôtre l’était beaucoup; il avait trente pieds de haut), notre Quadragant donc s’étendit de tout son long, la face tournée vers la profonde excavation laissée par le chêne. Il entendit un sourd bourdonnement sous la terre; toutefois, il n’aperçut plus rien.

Il patienta, et, à force de patienter, il s’endormit, en se retournant sur le dos, ce qui était sa manière habituelle de dormir.

Après quelques heures d’un bon sommeil, solide et lourd, comme celui de tous les géants, il se réveilla. S’apercevant alors que le soleil avait fait comme lui, qu’il s’était couché, à cette idée que l’heure du souper était venue, il poussa un long et profond soupir de satisfaction, et, rejeté violemment dehors par le souffle puissant de sa poitrine, quelque chose lui sortit de la bouche.

Ce quelque chose, c’était un nain; et ce nain, le plus hardi, le plus intelligent de tous les nains, on le nommait Kreiss.

Mais pour bien faire comprendre comment Kreiss se trouvait dans la bouche de Quadragant, laquelle bouche n’avait pu être pour lui qu’un logis accidentel, disons d’abord ce qui s’était passé pendant le sommeil de celui-ci.

Leur arbre renversé, leur peuplade mise en déroute, les petits nains, à travers les interstices et les crevasses du sol, avaient gagné une longue galerie souterraine creusée autrefois par leurs pères, et, poussant des cris de détresse, assez semblables aux cris des grillons, ils étaient arrivés dans les ruines d’un vieux burg, toutes peuplées de petites gens de leur espèce, et où se tenait d’ordinaire le conseil général des nains.

Kreiss, arrivé depuis la veille, en députation, avec plusieurs de ses frères, ouvrit immédiatement cet avis que, avant tout, il fallait songer à rendre aux morts les honneurs de la sépulture, après quoi on devrait s’occuper immédiatement de boucher les trous et crevasses produits par l’arrachement de l’arbre, de combler même l’excavation qu’il avait laissée, sans quoi les pluies survenant pouvaient inonder la grande galerie et les priver pour longtemps de leur plus sûr moyen de viabilité.

La double motion de Kreiss adoptée par acclamation, tous, munis de pieux et de fascines, se mirent aussitôt en marche au nombre de plus de dix mille.

Ils croyaient le géant parti; ils le trouvèrent étendu de tout son long sur la terre, et ronflant à pleines narines. Leur premier mouvement fut de fuir; Kreiss les retint. Une idée audacieuse lui était venue; c’était de le faire prisonnier. N’étaient-ils pas munis de cordes et de pieux? N’étaient-ils pas puissants par leur nombre? On se mit à l’œuvre sans désemparer, et, en moins d’une heure, le meurtrier, hors d’état de faire un mouvement, cloué à ce sol qu’il venait d’ensanglanter....

«Plaît-il?... Oui, monsieur, sans aucun doute vous avez raison; ceci ressemble fort au moyen employé contre Gulliver dans l’île de Lilliput. Qu’y pouvons-nous? Au surplus, nous vous ferons observer que de tout temps les petits nains ont existé en Allemagne; s’il a plu à Jonathan Swift de les transporter dans ses pays imaginaires, qui cela regarde-t-il et qui peut être accusé de plagiat, je vous le demande?

Passons donc rapidement sur ce détail qui nous importe peu; là n’est pas notre sujet.

La besogne achevée, quand l’excitation causée par le travail, quand l’enthousiasme du premier élan amortis, on se demanda ce qu’on allait faire de ce grand captif, les fronts se rembrunirent.

Les nains sont de bonnes gens qui ont horreur du sang. D’ailleurs, il était plus difficile encore de faire disparaître Quadragant que de le tuer. Cependant, si on ne le tuait pas, aussitôt réveillé, il allait crier à l’aide! au secours! ce qui ne manquerait pas d’attirer de ce côté les autres géants. Devenus furieux devant un pareil affront fait à un des leurs, ceux-ci, pour se venger, n’auraient plus d’autre souci que de renverser tous les chênes, et de poursuivre la race des nains jusque dans les entrailles de la terre.

Tandis que ces observations, un peu tardives, circulaient d’un groupe à l’autre, Kreiss demeurait silencieux et rêveur, une main au coude et l’autre au front.

Cependant, des simples propos on passait aux murmures, et des murmures aux menaces. Il fallait au plus tôt défaire ce qu’on avait fait: effacer toute trace de cette ridicule entreprise; rendre au géant sa liberté, comme on la lui avait ôtée, c’est-à-dire sans qu’il s’en doutât; et s’il venait à s’éveiller pendant l’opération, eh bien, on lui livrerait les auteurs de ce fatal projet comme victimes expiatoires.

Ah! c’est que, quelque petits soient-ils, les nains sont des hommes, et il ne fait pas bon de s’attaquer aux géants!

Le découragement, la démoralisation étaient au comble. Calme au milieu de toute cette agitation, Kreiss rêvait toujours, sans paraître se soucier des invectives à son adresse et des petits poings crispés qu’on brandissait vers lui; mais dès que quelques-uns font mine de vouloir délier le prisonnier, tout à coup, détachant les mains de son coude et de son front, faisant face à ses insulteurs:

«Je reconnais mes torts, dit-il, et c’est à moi de les expier. Partez! mes sept frères et moi nous suffirons à la délivrance du géant. S’il s’éveille, il ne s’en prendra qu’à nous. Allez!»

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