La mythologie du Rhin
Oui, un jour, ces corsaires indomptables aborderont jusqu’à la Loire, jusqu’à la Seine; ils assiégeront notre vieux Paris, puis, par la suite des temps, grâce à la politique adroite de notre roi Charles, dit le Simple, devenus chrétiens ou à peu près, sous le nom de Normands, ils s’établiront dans une des plus belles provinces de la France. On les verra alors féconder le sol au lieu de le ravager, boire du cidre au lieu de bière, se livrer paisiblement à la culture des procès et des bestiaux, et porter des bonnets de coton, après avoir aidé toutefois à la destruction de Rome et conquis deux fois l’Angleterre.
Les Scandinaves, d’origine celtique, comme les Gaulois et les Germains, à la fois nomades et sédentaires, plus barbares qu’incultes, bâtissaient des villes et même des temples, dans lesquels ils adoraient Odin le Borgne. Si la moisson avait manqué, si les premières chaleurs du printemps éveillaient en eux des idées de vagabondage et de guerre, ils s’élançaient dans leurs barques ou sur leurs chevaux, et les nations dans la stupeur, tour à tour regardaient à l’horizon, et prêtaient l’oreille le long des fleuves, pour savoir si ce grand ouragan du Nord, cet ouragan de fer, de feu, de sang et de larmes, allait leur venir par terre ou par mer.
A force de traverser la Germanie dans tous les sens, de gré ou de force, quelques-unes, ou plutôt quelques débris de ces bandes, s’étaient fixés sur différents points du territoire, surtout dans les îles du Mein, du Wéser et du Necker. Leurs prêtres attiraient au culte d’Odin toutes les populations voisines. Qu’importait à celles-ci Odin ou Teut? C’était un autre nom désignant pour elles un même dieu, le dieu unique des Celtes.
L’influence de ces nouveaux druides de la troisième époque ne laissa pas cependant que de soulever quelque résistance; les prêtres germains les accusaient d’être excessifs dans la pratique de leur culte sanguinaire, et d’avoir donné pour compagnon à leur Odin un certain dieu Thor, grand pourfendeur de géants, qui altérait nécessairement la doctrine commune, dont l’unité formait la base.
Un schisme était près d’éclater dans l’Église druidique, lorsque l’arrivée des dieux de Rome rapprocha simultanément les deux parties adverses. On s’adoucit, on se concerta, on conspira. Les druides scandinaves, se départant de la prudente retenue observée par eux jusqu’alors, déclarèrent que pour triompher de l’Olympe romain, Odin n’avait pas seulement pour aide tout-puissant son fils Thor, mais qu’il pouvait faire montre d’une escorte de dieux pour le moins aussi imposante par le nombre que celle de Jupiter lui-même.
Les druides germains se voilèrent la face; mais le peuple, mais tout le vieux parti opposé à Jupiter le dépravé et à Vénus l’impudique acclamèrent la proposition. Quelles que fussent, sous le rapport des victimes à offrir à ces nouvelles divinités, les cruelles exigences des prêtres scandinaves, le culte de la terreur leur parut préférable à celui des voluptés dégradantes. Ils reconnurent Odin et son fils Thor, et appelèrent les autres de tous leurs vœux.
Les druides germains cédèrent, espérant peut-être
Les nations prêtaient l’oreille pour savoir si ce grand ouragan de Nord. (Page 103.)
que les deux polythéismes, une fois aux prises, se détruiraient l’un par l’autre.
Le Pater Rhenus, pris d’une égale affection pour tous les dieux ses confrères, sans y entendre malice, et en bon homme qu’il était, à travers la mer du Nord, alla jusque dans les plus froides régions hyperboréennes chercher les dieux nouvellement élus.
Les deux partis étaient en présence.
Il est de notre devoir de faire connaître dans son ensemble la curieuse théogonie des Scandinaves. Maintenant, et jusqu’à la fin de ce récit, légendes et traditions mythologiques, nous n’aurons plus qu’à nous baisser pour en prendre.
V
V
Le monde avant et depuis Odin.—Naissance d’Ymer.—Les Géants de la Gelée.—Une bûche fendue en deux.—Le premier homme et la première femme.—Le frêne Ygdrasil et sa ménagerie.—Les trois joyaux de Thor.—L’épée enchantée de Freyr.—Un souvenir de la garde nationale de Belleville.—Histoire de Kvasir et des deux nains.—Miel et sang.—Invocation.
Le monde n’est pas né.
Un brouillard épais, qu’aucune clarté ne colore, qu’aucune limite ne contient, remplit l’espace.
Après un long temps de ténèbres, de silence et d’immobilité, une éclaircie, à peine sensible, se fait, vague et douteuse; quelque chose s’agite confusément dans cette nuit. Le géant Ymer vient de naître spontanément du mélange et de l’assimilation de ces vapeurs resserrées, concrétées par un froid subit et intense.
A cette époque, nos savants ne discutaient pas encore sur les créations spontanées; de celle-ci il ne fut mention dans pas une académie.
Ymer, le seul habitant, le Robinson de ce monde ténébreux, s’irrita de son isolement. Devinant le secret de sa naissance, il rassembla, il entassa ces nuages de vapeur les uns sur les autres, leur donna une forme semblable à la sienne, et de nouveau le vent du Nord vint les solidifier. Géant, il créa des géants; il créa aussi des montagnes, sans doute pour servir de siéges à ses géants, car la plus haute d’entre elles ne leur allait pas à la ceinture; non que ces montagnes fussent moins élevées que celles d’aujourd’hui, mais les fils d’Ymer étaient d’une telle taille qu’ils n’auraient pu, sans se courber un peu, s’appuyer du coude sur la cime culminante du Chimboraço; et, chose incroyable, Ymer surpassait en hauteur non-seulement chacun de ses fils, mais tous ses fils ensemble, montés, sur les épaules les uns des autres. Quand il s’étendait de son long, les Alpes pouvaient lui servir d’oreiller tandis que ses pieds s’appuyaient au Caucase.
A pareille besogne, il dut nécessairement employer une grande partie de la matière fournie par ce chaos de brumes; ce qui restait de substance gazeuse, ébranlé par le vide, perdant l’équilibre, retomba dans la profondeur des vallées, et forma l’Océan.
Quelques animaux commencèrent bientôt à se
Le géant Ymer vient de naître. (Page 113.)
mouvoir dans les eaux et sur les rivages de cette mer immense, sphinx, dragons, hydres, serpents, griffons, kraken, léviathans, créations inférieures, mais proportionnées toutefois aux dimensions de ce monde colossal, de ce monde des infiniment grands, et devant se relier par quelques points à ces familles antédiluviennes des mammouths, des ptérodactyles, des ichthyosaures et des plésiosaures, dont un beau matin Cuvier a retrouvé quelques échantillons dans les carrières de Montmartre, près Paris.
Dieu de première race, créateur sans précédents, Ymer manquait nécessairement de cette habileté, de ce savoir-faire qu’une longue expérience peut seule donner. Ainsi, chose étrange, mystère inexplicable, ce monde où la vie avait commencé, quoique affranchi de son brouillard originel, restait encore un monde de ténèbres. Quelques phosphorescences de la mer, quelques échappées de la lumière électrique, boréale, zodiacale, éclairaient seules d’une lueur rapide ces grands corps glissant dans l’ombre, ces monstrueux reptiles, un instant éblouis, se replongeant au plus profond des ondes, qu’ils agitaient comme sous une tempête.
Ce devait être surtout un curieux spectacle, il le faut avouer, que de voir à travers des plaines et des rivages sans limite, sous un ciel sans rayons, ces Géants de la Gelée (ainsi les nomma-t-on), errants à travers les ténèbres, se chercher à tâtons d’un bout du monde à l’autre; ce qui pour eux, il est vrai, n’était que l’affaire de quelques enjambées, et attendre, s’ils voulaient jouir du plaisir de se contempler face à face, le hasard, la bonne fortune d’une fugitive clarté crépusculaire.
A ce spectacle, il ne manquait qu’une chose, des spectateurs.
Cela ne pouvait ainsi durer. Avec un nouveau dieu, un nouveau monde se fit. Ce dieu, bien différent du premier, était la lumière elle-même, condensée librement à l’extrémité méridionale du ciel, loin de la terre habitée par les géants.
Un beau jour (jour désastreux pour eux cependant), ceux-ci s’aperçurent qu’au-dessus de leurs têtes, les nuages se coloraient peu à peu de rose, de violet, de pourpre; et ils se réjouirent. Tout à coup, un globe de feu parut, et ils s’épouvantèrent. C’était Odin, Odin suivi de sa céleste famille, composée de douze divinités principales....
Mais non! non! je me rétracte! je me révolte! On ne peut toucher aux vieilles mythologies sans se cogner contre un système astronomique. Les astronomistes trouvent sept dieux principaux dans la théogonie scandinave lorsqu’il leur faut les transformer en planètes, et douze quand il s’agit des signes du zodiaque. C’est vraiment mythologuer trop à son aise. Ne dirait-on pas que les premiers hommes sont tous nés avec un télescope et un quart de Davis en poche, et qu’ils ont bâti un observatoire avant de songer à se construire des cahutes?
Heureusement, j’ai le choix de ma route.
Des historiens, dignes de foi, ont reconnu qu’Odin, selon la méthode indiquée par Cicéron, avait habité la terre avant que d’habiter le ciel. C’était un conquérant illustre, grand tueur d’hommes, un de ces fléaux de Dieu qui s’appesantissent sur les peuples pour les broyer. Nécessairement, après sa mort les peuples le déifièrent.
Je ne vois rien là d’astronomique.
Maintenant je rentre dans mon rôle, en le représentant tel que ses druides, ses skaldes et ses adorateurs l’ont fait.
Il arriva donc des pays du midi, de l’Orient sans doute, traînant à sa suite le soleil, indispensable auxiliaire quand il s’agissait de reconstituer ce monde glacial et ténébreux. «Car il fut un temps, dit l’Edda, cette bible des Scandinaves, où le soleil, la lune et les étoiles ne savaient pas quelle place ils devaient occuper. Ce fut alors que les dieux s’assemblèrent et convinrent du poste qu’il était bon de leur assigner.»
L’installation des astres, une fois convenue, à l’instar de tous les Hercules de l’Égypte et de la Grèce, Odin, pour payer sa bienvenue, commença par purger la terre de tous les monstres qui l’avaient envahie. Ymer, le premier, succomba sous ses coups: puis, après lui, tous les autres géants de la gelée, race malfaisante,» ajoute l’Edda. Malfaisante envers qui? je le demande. Était-ce envers les griffons, les serpents et les kraken?...
Malheur aux vaincus! c’était déjà la devise du plus fort, et le monde était né à peine.
Parmi les géants de la gelée un seul échappa au carnage. Il était marié probablement, car sa race, par la suite, se multiplia au point d’inquiéter les Ases; c’est-à-dire Odin, et les autres dieux ses compagnons.
Après les géants vint le tour des animaux terrestres ou marins, presque aussi redoutables qu’eux. A ce désastre universel, deux monstres seuls
Après les géants vint le tour des animaux terrestres ou marins. (Page 120.)
survécurent: le loup Fenris, aux mâchoires formidables, capables de broyer des montagnes, même d’entailler le soleil; et le serpent Iormoungandour, le grand serpent de mer par excellence. Tous deux devaient un jour aider les géants de la gelée à tirer vengeance de leur défaite.
Pensant n’avoir plus rien à craindre pour le moment, Odin remonta dans l’espace lumineux, y jouissant en paix de sa gloire, au milieu des délices de la Valhalla.
Un matin qu’il en était descendu pour savoir comment tout se comportait sur la terre, depuis qu’il l’avait réorganisée, il vit avec plaisir que sa nouvelle création prenait figure. L’herbe poussait dans les plaines, sur la pente des collines, même sous les flots des fleuves et de la mer; des arbres isolés, ceux-ci en flèches, ceux-là en pyramides, découpaient l’horizon d’une façon pittoresque, et en rompaient la monotonie; quelques-uns, réunis par groupes sur la montagne, légèrement agités par un souffle d’air, semblaient converser tout bas entre eux, tandis que la foule des autres se déroulant à perte de vue, immobiles, remplissaient les vallées, comme une armée qui se tient au repos tandis que ses chefs délibèrent.
Derrière le rideau des forêts, cerfs, élans, aurochs, bondissaient par troupeaux, avançant parfois leurs élégantes ramures ou leurs fronts touffus à l’entrée des clairières; des chèvres cabriolaient sur les rochers, et jusqu’au bord des précipices; des oiseaux chantaient sous les taillis, se balançaient mollement sur la branche flexible des osiers, ou tout à coup fendaient l’air d’une aile rapide; les poissons glissaient silencieusement sous la surface des eaux, qu’ils argentaient et diapraient tour à tour; les papillons et les insectes volaient ou bourdonnaient autour des fleurs.
Odin sourit: l’artiste était content de son œuvre.
Mais les animaux, livrés à leurs instincts naturels, exclusivement préoccupés de satisfaire à leurs besoins grossiers, étaient-ils dignes d’occuper seuls un pareil séjour?
L’idée lui vint d’inventer un être qui, sans participer à l’essence divine, s’élèverait cependant au-dessus des autres créatures. Cette fois, à l’œuvre de l’artiste divin, il fallait un spectateur intelligent, capable de l’apprécier, capable aussi de la faire valoir, d’en tirer parti.
Il y réfléchissait en longeant les rivages de la mer, lorsqu’un morceau de bois, le fragment d’une maîtresse branche brisée par le vent, jeté aux flots par la forêt, triste épave roulée de vague en vague, livrée à tous les caprices du flux et du reflux, vint frapper son regard. Il attira à lui cette épave flottante, cette bûche misérable, la fendit en deux, et en fit l’homme et la femme.
«Entendez-vous? comprenez-vous?» nous dit à ce sujet l’Edda.
Or, que veut-on nous faire comprendre ici? Que l’homme, en butte aux caprices des éléments, n’est que le vain jouet de la destinée? Très-bien, nous admettons l’explication. Mais le livre sacré des Scandinaves prétendrait-il nous faire entendre que l’origine de l’humanité remonte à deux bûches? Franchement il y aurait là un jeu de mots pitoyable, que nous repoussons comme indigne de la gravité habituelle de l’Edda, et de la majesté mystique des vieilles cosmogonies.
D’ailleurs, ne l’oublions pas, chez tous les peuples du Nord les arbres avaient été divinisés; si la Germanie honorait le chêne, le frêne était en aussi grand honneur parmi les hyperboréens; reste à savoir si notre premier père était frêne, chêne ou bouleau.
Ceci nous amène naturellement à parler du frêne Ygdrasil, et de sa singulière population de dieux, d’oiseaux et de quadrupèdes.
C’est sous cet arbre miraculeux, dont les branches s’étendent sur la surface de la terre, dont le sommet supporte la Valhalla, et atteint jusqu’aux autres cieux supérieurs, dont les racines plongent jusqu’au fond des enfers, qu’Odin et ses Ases se tiennent, lorsqu’il s’agit du gouvernement du monde, ou d’une décision importante à prendre.
Deux corbeaux au vol rapide parcourent sans cesse l’univers pour voir ce qui s’y passe, et, venant s’abattre l’un sur son épaule gauche, l’autre sur son épaule droite, lui content tout bas à l’oreille la gazette du jour. Un écureuil, d’une agilité égale à celle des corbeaux, exécute un va-et-vient continuel le long de l’arbre.... Si vous doutez, écoutez le poëte:
Était assis sous cet antique frêne,
Arbre sacré dont le front immortel
S’élève et touche à la voûte du ciel.
Sur le sommet un aigle aux yeux avides
Aux yeux perçants, aux yeux toujours ouverts,
D’un seul regard embrasse l’univers.
Odin reçoit ses messages rapides.
Incessamment un léger écureuil
Part et revient; la voix du dieu l’anime;
Soudain du tronc il s’élance à la cime,
Et de la cime au tronc en un clin d’œil
Il redescend: Odin, lorsqu’il arrive,
Penche vers lui son oreille attentive....
Mais le poëte ne vous dit pas tout.
Comme contre-police chargée de vérifier les rapports de l’aigle, de l’écureuil et des corbeaux, un vautour perché sur le faîte de l’arbre divin, étendant ses regards à travers tous les horizons de la terre et du firmament, attentif à la moindre alerte, signale chaque événement de quelque gravité par ses cris ou ses battements d’ailes.
D’autres animaux encore peuplent le grand frêne Ygdrasil. Ceux-là jouent un rôle sinistre au milieu de cette étrange ménagerie: des reptiles hideux, grouillant dans des mares croupissantes où plonge une des racines de l’arbre, s’occupent sans relâche à y injecter leur venin; sous une autre s’est blotti un dragon, qui la ronge incessamment, et quatre cerfs affamés, courant à travers ses branches, dévorent son feuillage.
«Entendez-vous? comprenez-vous?» répète l’Edda.
Pour le moment, n’essayons pas de comprendre, et avant de pénétrer ces sombres mystères, nommons les principaux d’entre les Ases.
Du mariage mystique d’Odin avec Frigg est né le dieu Thor, vénéré à l’égal de son père. Chargé de porter la foudre, c’est lui qui ébranle la terre lorsque, monté sur son char attelé de deux boucs, il traverse les nuages en faisant poumerlé poump! poumerlé poump! pliz! pluz! schmi! schnur! taratantara! taratantara!
Cette traduction, par onomatopées, de l’éclair qui jaillit et du tonnerre qui gronde, ne m’appartient pas; elle émane directement de maître Martin Luther, le grand réformateur.
Thor a aussi pour occupation de poursuivre et d’anéantir les géants des montagnes, fils dégénérés, quant à la taille du moins, des géants de la gelée. Plus tard, nous retrouverons d’autres géants de dimension moindre encore. Tout ce qui était grand et fort ici-bas a toujours tendu à décroitre.
Pour cette chasse aux géants, Odin a fait don à son fils de trois objets précieux nommés dans l’inventaire des Ases, les trois joyaux de Thor. Le premier est son lourd marteau, Mjoïner (quelques-uns disent sa massue), qui va de son propre mouvement à la rencontre des géants, et leur brise la tête. Un des commentateurs de l’Edda ne veut voir dans les géants des montagnes que les montagnes elles-mêmes, et dans le marteau Mjoïner que la foudre, qui le plus souvent les frappe à la tête. Défions-nous des commentateurs autant que des astronomistes.
Le second joyau de Thor, ce sont ses gants de fer. Dès qu’il en est armé, le marteau lancé dans l’espace, après avoir atteint son but, revient se placer dans sa main, comme, dans la chasse au vol, le faucon sur le poing du chasseur.
Enfin le troisième joyau de Thor, c’est son baudrier de vaillance. En est-il revêtu, aussitôt ses forces s’augmentent de moitié; il devient irrésistible, il terrasserait le puissant Odin en personne. Mais de ce côté, Odin n’a rien à craindre; quoique d’un naturel brutal et emporté, Thor est un fils soumis et respectueux.
Comme maître du tonnerre aux cheveux rouges, comme destructeur des géants, comme dieu actif, turbulent et tapageur, un peu coiffé sur l’oreille, Asa-Thor, c’est-à-dire le seigneur Thor, jouissait parmi les hommes de la plus haute considération.
Une arme pour le moins aussi merveilleuse que le marteau d’Asa-Thor, c’est l’épée du dieu Freyr. Cette épée, douée d’une intelligence peu commune chez ses pareilles, obéissait ponctuellement aux ordres de son maître. Même lorsqu’il n’était pas là pour la diriger, elle se portait d’elle-même à son commandement sur tel point, sur tel autre, frappant d’estoc et de taille, faisant rage au milieu de la mêlée, sans qu’une main quelconque en fît mouvoir la poignée.
Pendant ce temps, le bon Freyr, dieu pacifique s’il en fut, peu curieux des batailles, se contentant de donner de loin des ordres à son épée, restait paisiblement assis à la table d’Odin, où il s’abreuvait de bière forte et des vins les plus exquis.
Quand j’étais lieutenant dans la garde nationale de Belleville, si l’on avait à cette époque su confectionner des fusils d’après un semblable système, j’en suis certain, en visitant les postes, j’aurais pu voir un fusil graviter tout seul devant la mairie, ainsi que devant le corps de garde; spectacle non moins intéressant, j’aurais pu rencontrer sur ma route une patrouille composée de quatre fusils et d’un caporal, un caporal de bonne volonté, pour crier: «Qui vive?» tandis que les heureux possesseurs de ces armes perfectionnées, assis non à la table d’Odin, mais à celle du café ou du cabaret le plus proche, se seraient abreuvés de vin et de bière, à la façon des dieux scandinaves.
L’état peu avancé des arts mécaniques chez nous ne m’a pas permis d’assister à un tel spectacle; je le regrette.
L’heureux possesseur de cette arme magique, Freyr, dirigeait en chef l’administration générale des nuages; il faisait la pluie et le beau temps, emploi difficile, qui devait l’exposer à bien des demandes et des supplications contradictoires.
Sa sœur Freya, après Frigg, épouse d’Odin, était la déesse la plus honorée sur la terre et même dans le ciel; elle inspirait et protégeait les amoureux. Bien différente de celle de la Grèce, cette Vénus du Nord passait pour une fort honnête femme.
On raconte que son mari s’étant éloigné d’elle pour entreprendre de longs voyages, elle en conçut une telle douleur, que, nuit et jour, de ses yeux coulaient, intarissables, non des pleurs, comme aurait pu faire une simple mortelle, mais des gouttelettes d’or qui inondaient sa poitrine; et depuis, parmi ce peuple, l’or a conservé le doux nom de larmes de Freya.
Un seul des habitants de la Valhalla avait trouvé moyen de lui apporter quelque consolation en lui chantant ses plus belles chansons; ce consolateur, c’était le dieu Bragi, le dieu de la poésie et du beau langage.
Une tradition, qui vaut d’être répétée, rapporte comment ce don précieux de l’éloquence et de l’art des vers lui avait été départi.
Dans les premiers temps du monde, alors que le dieu créateur avait concentré dans quelques hommes seulement toutes les forces vives de l’humanité, alors que de longues années leur permettaient de mener heureusement à fin de patientes études, existait un sage dont la vie entière avait été consacrée à l’art encore ignoré, même parmi les dieux, de relever la pensée par l’expression, de lui donner de la saillie par l’image, par des couleurs empruntées aux sons, non au prisme; ce sage, on le nommait Kvasir. Kvasir avait inventé les runes, l’art des vers, l’art non moins précieux de reproduire la parole et de la fixer par l’écriture. Ses runes, il les gravait en intailles sur des planches de frêne; un effort de plus, et il inventait l’imprimerie bien avant Gutenberg.
Kvasir possédait donc seul alors le don de poésie.
Deux méchants nains, occupés à la recherche des trésors, jugèrent le trésor de poésie digne plus que tout autre d’exciter leur convoitise. Ils s’introduisirent sournoisement près de Kvasir, et le tuèrent. S’entendant aux sciences magiques, comme tous les nains de ce temps-là, ils recueillirent précieusement le sang du mort, et, le mêlant avec du miel en dosages différents, le distribuèrent dans trois vases hermétiquement fermés. Ces trois vases contenaient l’un la logique, l’autre l’éloquence, le dernier la poésie.
En attendant l’occasion d’en faire usage, nos méchants nains les enfouirent au fond d’une caverne inaccessible aux hommes, et inconnue des dieux eux-mêmes. Mais un de ces commis voyageurs qui, sous forme de corbeaux, couraient le monde pour le compte d’Odin, avait, témoin muet, assisté et au meurtre, et au mélange, et à la cachette. Il retourna rapidement vers le frêne Igdrasil, et conta tout au maître. Sur l’ordre de celui-ci, transmis sans doute par l’écureuil, l’aigle, qui faisait sa guette au sommet de l’arbre divin, laissa pour quelques minutes le poste à la garde du vautour, son suppléant, et se rendit à tire-d’ailes vers la caverne, d’où il rapporta les trois vases précieux. Il est à supposer qu’il portait l’un à son bec, et chacun des deux autres à chacune de ses deux serres.
Son message accompli, l’aigle déposa le tout aux pieds d’Odin, après quoi il alla relever le vautour de sa faction.
Odin décoiffa d’abord le vase de poésie; il y goûta. A partir de ce moment il ne parla plus qu’en vers. Il goûta de même à la logique, et il raisonna avec tant de justesse, tant de justesse, qu’il ne se trouva plus d’accord avec personne; il goûta à l’éloquence, et dès qu’il se mit à pérorer, on l’eût pris pour le premier avocat du barreau de Paris. Comme à Ogmius, ou comme à MM. Berryer et Lachaud, on eût dit que des chaînes d’or découlaient de sa bouche, suspendant les cœurs et les oreilles à ses discours.
Tandis qu’il dégustait, Bragi son fils et Saga sa fille, assis à ses côtés et se pourléchant les lèvres, le contemplaient d’un air tant soit peu quémandeur.
En dehors du caractère terrible dont ses druides l’ont revêtu, Odin se montrait parfois bonhomme, bon père toujours. Il présenta le vase de poésie, d’abord à Saga; son titre de femme lui donnait droit à cette primauté. Elle y posa ses lèvres, ce fut tout. Quand vint son tour, Bragi en avala avidement une large gorgée, et sans s’être donné le temps de reprendre haleine, il se mit à entonner un chant triomphal, où il célébra les festins, l’amour, la guerre, la grandeur des dieux, les astres du firmament, le paradis, l’enfer et le frêne Ygdrasil. Dans ses rimes cadencées, il fit entendre le choc des coupes, le roucoulement des tourtereaux et des amoureux, le tumulte des batailles, l’harmonie des sphères célestes, avec tant de verve, de fougue et de grâce tour à tour, qu’Odin enthousiasmé, et qui s’y connaissait depuis cinq minutes déjà, le déclara sur-le-champ le dieu-poëte, au lieu du dieu à la longue barbe, seule dénomination qu’on lui eût donnée jusqu’alors. Bien plus, il lui confia en dépôt le triple trésor dont il avait dépouillé les meurtriers de Kvasir.
Tel était le dieu Bragi, qui seul parvint à adoucir les douleurs de la belle et inconsolable Freya.
Par lui les druides s’instruisirent dans l’art des vers; par lui se propagea cette terrible poésie scandinave, où assurément il entre, ainsi que le dit Ozanam, autant de sang que de miel.
Quant à Saga, elle devint la déesse de la Tradition. «Le cœur de l’histoire est dans la tradition,» a dit un maître, un sage, un poëte.
Bonne déesse Saga, tes lèvres, je le sais, n’ont touché ni au vase de l’éloquence ni à celui de la logique, bien s’en faut! C’est cependant sur toi que je compte pour me soutenir dans ce travail, peut-être imprudemment entrepris; car les matériaux se multiplient autour de moi, le sujet est grave, plus
grave qu’il n’en a l’air, et, malgré les bons conseils de mon savant docteur, et l’aide de mes deux charmantes collaboratrices, le temps et les forces pourraient bien me manquer à la fois; aussi je te demande, ainsi qu’à mon lecteur, la permission de me reposer un instant ici, avant de poursuivre mon voyage à travers ce monde fantastique d’Odin.
VI
VI
Biographies résumées.—Un dieu clairvoyant.—Un dieu rayonnant.—Tyr et le loup Fenris.—Hôpital de la Valhalla.—Pourquoi Odin était-il borgne?—Les trois Nornes.—Mimer le Sage.—Une déesse mère de quatre bœufs.—Les galanteries d’Heimdall, le dieu aux dents d’or.
Nous nous garderons bien de donner la liste complète des dieux de ce populeux olympe. Néanmoins, citons encore, pour mémoire, Hermode, le messager, l’homme d’affaires d’Odin; Forsète, le conciliateur; Vidar, le dieu du silence, personnage muet, qui ne marche que dans l’air, comme s’il craignait d’entendre même le bruit de ses pas; Vali, l’habile archer; Uller, le bon patineur, et dont le géant Tialff n’était que le disciple, quoi qu’en ait dit le poëte Klopstock; Hoder, divinité mystérieuse, dont chacun, sur la terre comme dans le ciel, doit bien se garder de prononcer le nom! Pourquoi?... Odin seul le sait!
Citons aussi Heimdall, aux dents d’or. Fils d’Odin, il a eu neuf mères, ce qui ne s’était peut-être jamais vu avant lui. Gardien de la Valhalla, il est chargé de surveiller les géants qui, par le pont de Bifrost (l’arc-en-ciel), pourraient bien s’aviser quelque matin d’escalader le séjour céleste. Que les dieux reposent en paix; ni l’aigle ni les corbeaux d’Ygdrasil ne peuvent égaler Heimdall en vigilance. Chez lui, les sens de l’ouïe et de la vue sont d’une finesse, d’une perceptibilité au-dessus de toute imagination. Il entend l’herbe croître dans les prés, et voit pousser la laine sur le dos des brebis; d’une extrémité du monde à l’autre, non-seulement il peut suivre de l’œil un moucheron perdu dans l’espace, mais il distingue nettement les diverses jointures de ses pattes et les points noirs ou ocrés qui maculent ses ailes; au milieu de la nuit la plus sombre, comme sous les flots les plus profonds de la mer, il voit un atome se mouvoir, et assiste aux hymens des monades. L’univers n’a rien de caché pour lui.
Mais pourquoi, à l’instar de quelques naturels des îles de la Sonde, le dieu Heimdall a-t-il des dents d’or?... Odin seul le sait!
Parmi tous ces dieux, le plus richement doué de grâces, de vertus, le meilleur, le plus beau, c’est Balder, Balder, le dieu rayonnant par excellence. Quoique fils d’Odin et de Frigg, on eût pu le croire né de Freya, tant il semble représenter l’amour, non l’amour turbulent, passionné, capricieux des Grecs, mais l’amour dans la plus large et la plus noble signification du mot; l’amour, même dans le sens chrétien. Balder, c’est la bonté, la loyauté, l’affection, l’harmonie universelle, qui relie tous les êtres entre eux; Bragi, le poëte, est son frère; Forsète, le conciliateur, est son fils.... Mais nous n’aurons que trop tôt l’occasion de faire un douloureux retour vers lui!
Malgré notre désir de clore cette liste déjà longue, pouvons-nous passer sous silence ce pauvre Tyr, modèle d’intrépidité, de bonne foi, et la victime de sa hardiesse, comme de sa confiance imprudente dans les autres dieux?
Un jour, ceux-ci ayant rencontré le loup Fenris, lui proposèrent de faire avec eux un bon repas. Le loup, d’appétit vorace, prêta l’oreille à la proposition. Les Ases alors, feignant de craindre qu’il ne leur jouât un mauvais tour durant la route, ne voulurent l’emmener qu’une chaîne au cou, s’engageant, sur leur honneur de dieux, à le délivrer de ses liens en se mettant à table. Défiant de son naturel, comme tous les loups, comme tous les méchants, Fenris consentit à se laisser attacher, mais à la condition qu’en garantie de la promesse faite, un des Ases lui mettrait la main dans sa gueule. Tyr, sans hésiter, acquiesça à sa demande, ne pouvant soupçonner une perfidie de la part de gens aussi haut placés. Les dieux, ses confrères, ayant manqué à leurs engagements en retenant Fenris prisonnier, Fenris s’adjugea le gage et coupa la main de Tyr jusqu’au poignet, à l’endroit appelé depuis, en mémoire de cette amputation: l’articulation du loup.
On pouvait donc compter un manchot parmi ces dieux, déjà présidés par un borgne; mais Tyr et Odin étaient-ils seuls parmi les Ases atteints d’une infirmité? non. Heimdall, aux dents d’or, portait évidemment un faux râtelier; Vidar, le dieu du silence, était muet; Hoder, cet être mystérieux dont le nom ne devait pas être prononcé, était aveugle. Il y avait même un certain dieu Herblinde.... non-seulement celui-là était aveugle, il était mort. Pour nous autres, la mort semble de fait comprendre la cécité: il n’en était pas ainsi parmi ces personnages mystiques. Herblinde, par exception, tout aveugle, tout mort qu’il fût, n’en assistait pas moins au grand conseil des dieux, et il y avait voix délibérative.... Comprenez-vous?... moi, je ne comprends pas.
Et à ce grand conseil, et dans cet hôpital de la Valhalla, qui comptait un manchot, un muet, un édenté, deux aveugles, je l’ai dit, présidait Odin, Odin le borgne! C’est plus que jamais le cas de rappeler le proverbe: Dans le royaume....
Mais pourquoi Odin était-il borgne?
A la question, cette fois, je suis à même de répondre.
Ce grave pourquoi, les astronomistes l’ont résolu nécessairement d’après leur imperturbable système d’interprétations sidérales. Odin étant le dieu-soleil, le soleil étant l’œil de la nature, et la nature n’ayant qu’un œil, Odin devait naître borgne!... Et voilà pourquoi votre fille est muette!...
L’Edda raconte les choses d’une autre manière: je déclare me rallier à sa version, puisée dans la connaissance même des faits les plus intimes.
Odin est né avec ses deux yeux; le soleil n’a été que son compagnon de route lorsque, du fond de l’Orient, il est venu ranimer, réchauffer la terre, alors au pouvoir des géants de la gelée.
Quelques siècles après avoir créé l’homme, il se promenait un jour vers les parties basses de son grand frêne Ygdrasil, songeant à la lourde responsabilité qui pesait désormais sur lui, puisqu’au gouvernement des cieux il avait adjoint celui de la terre; et la terre commençait à se peupler de toutes parts. Il se demandait si la science des choses lui avait été suffisamment révélée, tout dieu omnipotent qu’il était, pour qu’il pût mener à bien sa double gestion. Tour à tour il avait bu aux trois vases de Kvasir, mais la poésie, l’éloquence et même la logique ne constituent pas la sagesse.
En passant près d’une large piscine alimentée par une source murmurante, il vit s’y ébattre trois beaux cygnes, lesquels, après l’avoir examiné d’un air tout particulier, moitié narquois, moitié réfléchi, faisant onduler leurs longs cous flexibles, semblaient échanger entre eux autant de pensées que de regards.
Il leur adressa la parole, leur demandant s’ils possédaient le secret de la sagesse.
Les cygnes plongèrent tout à coup sous l’eau, et, à leur place, apparurent trois femmes, belles toutes trois, quoique à trois étages différents de la vie.
C’étaient les Nornes.
La première, nommée Urda, savait le passé; la seconde, nommée Vérandi, voyait sous ses yeux se dérouler le présent heure par heure, minute par minute; et quand aujourd’hui était devenu hier, sa sœur aînée recueillait le jour défunt et l’inscrivait sur son registre. Enfin, Skulda, la troisième, la Norne de l’avenir, jouissait du don précieux de voir clairement s’agiter devant elle les germes des événements futurs, et de pouvoir prédire avec certitude l’époque et les conséquences de leur éclosion.
Faisons ici une pose; une observation que me communique à l’instant l’aimable et savant docteur Rosalh pourra peut-être sembler curieuse à quelques-uns de nos lecteurs.
Ces trois Nornes, on s’en souvient, les Romains avaient feint d’abord de les prendre pour les trois Parques, sans doute parce qu’elles étaient trois et qu’elles étaient femmes; je n’en vois guère d’autres raisons. Urda, Vérandi et Skulda étaient aussi gracieuses, aussi belles, qu’étaient repoussantes de laideur Alecto, Lachésis et Atropos. D’ailleurs, leur emploi différait complétement. Les Nornes connaissaient de la destinée humaine, mais ne pouvaient rien sur la durée de la vie des hommes. Ainsi les apprécie justement l’Anglais Hollinshed dans sa chronique. Warburton ne veut voir en elles que des walkyries; mais, chose plus grave, le croira-t-on? ce sont ces trois belles vierges prophétesses que Shakespeare a choisies pour en faire les trois ignobles sorcières (the weird sisters), les trois affreuses vieilles, sales et édentées, qui criaient à Macbeth: «Macbeth, tu seras roi!»
Le bon Shakespeare avait pris au sérieux l’anathème de l’Église contre les anciennes divinités de son pays.
Odin eut meilleure opinion des trois sœurs; il s’entretint longtemps avec elles; à plusieurs reprises, il revint les visiter. Près d’elles et par elles il acquit l’expérience.
Mais l’expérience, ajoutée même aux dons précieux de la poésie, de l’éloquence et de la logique, ne suffit pas encore à donner la sagesse.
Jaloux de posséder ce plus précieux des biens, dût-il l’échanger contre ses trésors de poésie et d’éloquence, contre son armure enchantée qui le garantissait de tout mal, contre son cheval Sleipner qui avait huit jambes et traversait l’espace avec la rapidité de la foudre, fût-ce même contre son aigle, son vautour, son écureuil et ses deux corbeaux, il alla, par le conseil des Nornes, trouver Mimer, le sage par excellence, le successeur du vieux Kvasir; il suivit assidûment ses leçons, comme disciple soumis et attentif, et quand le disciple fut devenu maître, quand il sentit que la sagesse lui était venue, il paya généreusement le philosophe d’un de ses yeux, voulant témoigner par là du prix qu’il attachait au service que Mimer venait de lui rendre.
Et voilà pourquoi Odin était borgne. Certes, le fait lui est trop honorable pour qu’il soit permis de le dissimuler sous de vains prétextes astronomiques.
Maintenant, quel usage fit-il de sa sagesse?
Il commença par régulariser l’administration du ciel. Les Ases jusqu’alors vivaient un peu à leur fantaisie; il leur distribua des emplois, imposant à chacun d’eux un devoir à remplir: à Niord, la direction des fleuves et de la pêche; à Égir, celle des mers et de la navigation; ainsi des autres; exigeant de tous l’exactitude et la régularité, mais leur interdisant l’excès de zèle, ainsi que le faisait M. de Talleyrand vis-à-vis de ses commis diplomates.
Ensuite, il songea à la terre.
A mesure qu’ils s’étaient multipliés, les hommes avaient senti croître leurs vices en même temps que leurs besoins. Pour satisfaire aux uns comme aux autres, ils avaient recours à cette grande loi primitive qui compose à elle seule tout le code de la barbarie, la loi du plus fort.
Les pâturages les plus abondants, les rochers, les grottes, qui présentaient les plus sûrs abris, les forêts les plus giboyeuses, les sources où les troupeaux venaient de préférence se désaltérer, tout se conquérait par la force et se maintenait les armes à la main.
Le sage Odin comprit que la violence n’était pas le droit, que le vol ne pouvait suffire à constituer la possession. Il résolut de fonder la propriété, et de la fonder en lui imprimant un caractère religieux qui pût la rendre sacrée aux yeux des peuples.
Une de ses filles, nommée Géfione, fut envoyée par lui vers un des chefs les plus puissants de la Scandinavie. Elle arriva devant sa tente les mains pleines de présents. En échange, Géfione ne réclamait que la possession d’un empan de terre. Le chef lui donna un champ vaste, mais inculte.
Non sans des vues secrètes, et toujours sous l’inspiration d’Odin, elle alla bien loin, dans des pays de montagnes, dans des pays de géants. De ces géants, elle en épousa un, un des plus forts, dont elle eut quatre fils. La force a son bon côté. Ces quatre fils du géant, Géfione les transforma en bœufs, et, par douce persuasion, contraignit son mari lui-même à les atteler à la charrue. Un ruisseau marquait les limites du champ; à l’autre bord s’élevait un autel.
Ainsi fut instituée la première propriété, par l’achat, le travail, et sous la protection des dieux. Son premier possesseur, l’époux géant, y figura la force se soumettant au droit; les quatre bœufs représentaient la famille laborieuse, améliorant le sol et le fécondant de ses sueurs.
A l’imitation de Géfione, bientôt, de toutes parts, on mesura la terre pour la diviser; on la borna, et les pierres qui indiquaient l’étendue légale de chaque possession furent réputées saintes.
Pour encourager les hommes dans leurs efforts, chaque matin, les Ases, montrant leurs têtes lumineuses à l’horizon, les réjouissaient de leur vue et assistaient à leurs travaux.
Il arriva même que le dieu Thor vint rendre visite à sa sœur Géfione; sur tous ces terrains nouvellement acquis, il lança quelques éclats de sa foudre pour les consacrer. Déjà avait cours cette croyance que le tonnerre consacre tout ce qu’il touche. Plus tard, et jusqu’au quinzième siècle, à Bonn, à Cologne, à Mayence, le marteau de Thor, lancé sur la portion de terrain devenu fief, suffit pour attester le droit imprescriptible du propriétaire.
Mais ce droit ne suffisait pas à rendre la société humaine stable et florissante; il fallait aux peuples une hiérarchie de rangs et de races; du moins le divin disciple du sage Mimer jugea qu’il en devait être ainsi. Cet ordre hiérarchique, les moyens qu’il employa pour l’établir peuvent nous paraître étranges, bizarres, peut-être malséants, à nous qui ne sommes pas des dieux; ils réussirent néanmoins.
Par son ordre, Heimdall, le dieu au faux râtelier, abandonna pendant neuf jours son poste de gardien de la Valhalla, et, prenant route à travers les pays, il vint frapper à la porte d’une cabane chétive, misérable, où logeait LA BISAÏEULE. Il y demeura trois jours et trois nuits.
La Bisaïeule mit au monde un enfant mâle, à la peau noire, aux mains calleuses, mais aux larges épaules et aux bras vigoureux. On le nomma Thrœll (le serf).
Les goûts naturels de Thrœll le portaient aux rudes travaux des mines et du défrichement; il aimait la société des animaux domestiques, et couchait volontiers avec eux dans l’étable. Ses fils furent porchers, bouviers, mineurs ou bûcherons.
Heimdall s’était remis en route. Il s’arrêta chez LA GRAND’MÈRE, dans une petite maisonnette bien simple, mais où du nécessaire rien ne manquait. Il y passa trois jours et trois nuits.
La Grand’Mère donna naissance à un fils qu’on nomma Karl (le libre).
Karl se plaisait à accoupler les bœufs, à travailler le bois et le fer, à construire des barques et des maisons, à trafiquer. De lui sont descendus les laboureurs, les artisans, les marchands et les constructeurs.
Se dirigeant vers le Midi, Heimdall, qui n’avait qu’à montrer ses dents d’or pour être le bienvenu auprès de toutes les femmes, se présenta devant une belle habitation entourée de jardins magnifiques, et qui se mirait dans les eaux d’un lac bleu. La maîtresse du logis, LA MÈRE, parée de riches ajustements, le reçut avec les plus grands honneurs, mit une nappe brodée sur une table de frêne poli, et, dans des plats d’argent, lui servit toutes les variétés de poissons et de gibier que produisaient le lac et les bois environnants. La Mère mit tout en œuvre pour retenir longtemps le dieu près d’elle; comme chez l’Aïeule, comme chez la Bisaïeule, il n’y resta que trois jours et trois nuits.
Un fils vint la consoler du départ de son hôte illustre; ce fils, en venant au monde avait déjà les joues vermeilles, les cheveux longs, le regard impérieux. Encore enfant, il se plaisait à brandir la lance, à tendre l’arc; à quinze ans, il traversait le lac bleu à la nage, ou, sur un cheval indompté, s’enfonçait dans les bois avec la rapidité d’une flèche. On le nommait Jarl (le noble).
Quelques années après, Heimdall visita de nouveau le pays; enchanté des prouesses de Jarl, il le reconnut pour son fils et lui apprit le langage des oiseaux, que les dieux seuls comprennent et parlent couramment; il lui enseigna de même la science des runes; des runes de la victoire, que l’on grave sur la lame ou sur le pommeau de son épée; des runes de l’amour, tracées sur la corne à boire ou sur l’ongle du pouce; des runes de la mer, dont on décore la poupe et le gouvernail du navire; toutes précautions indispensables pour se mettre à l’abri du mauvais sort.
Outre ces dons du savoir, il lui assura un domaine héréditaire, inaliénable. Ce fut le premier des majorats créés en Europe.
Jarl, dit l’Edda (chant de Rig), eut la force de huit chevaux. Nous ne dirions pas mieux aujourd’hui dans ce beau langage anglo-saxon des chemins de fer, et qui remonte aux Scandinaves, à ce qu’il paraît.
De Jarl sont descendus tous les grands chefs, les barons, les princes, les rois et les druides, dépositaires de la puissance de leur divin aïeul aux dents d’or; seuls ils sont ses fils légitimes et reconnus; ceux de la Bisaïeule et de la Grand’Mère ne sont que ses bâtards. Cependant, qu’ils se tiennent par la main droite ou par la main gauche, tous ne forment qu’une chaîne, une même famille, tous procèdent d’un même dieu! C’était réserver au plus humble ses droits pour l’avenir.
En vérité, quand j’examine de près ces barbares, hommes ou dieux, je m’étonne de découvrir sous l’enveloppe de leurs fables tant de notions d’ordre et de justice. Sur ces fables, le temps devait souffler un jour. Jusqu’à présent, peut-être n’a-t-il pas soufflé assez fort, c’est possible; peut-être aussi reprochera-t-on à Odin d’avoir, dès les premiers siècles du monde, inventé le moyen âge et le régime féodal; reproche puéril! Il le faut reconnaître, en dépit de la violence des mœurs et des excès du culte, une civilisation brutale, si l’on veut, agressive, je le reconnais, mais une civilisation enfin était née chez les Scandinaves et s’y conservait sous la neige comme les vigoureuses plantes de nos Alpes. D’où vient que les Germains et les Francs, plus favorisés par le climat et par le voisinage de peuples policés, leur sont restés si longtemps inférieurs de ce côté? C’est qu’ils étaient plus qu’eux sujets aux invasions; les invasions descendaient de la Scandinavie, mais n’y remontaient pas.
La propriété et la hiérarchie sociale édifiées, Odin avait établi le mariage avec l’anneau symbolique, puis les tribunaux. Toutefois, ayant donné à l’homme une âme immortelle, lui devant, selon ses mérites, récompense ou châtiment dans un autre monde, c’est dans cet autre monde qu’il avait dû commencer à installer ses hautes cours de justice.
Nous allons donc maintenant nous transporter dans la Valhalla et même jusque dans les enfers, si le lecteur veut bien nous y suivre.
VII
VII
Ciel et Enfer.—Les Valkyries.—Divertissements dans la Valhalla.—Porc et sanglier.—Un enfer gelé.—Mort de Balder.—Dévouement de Frigg.—La forêt aux arbres de fer.—Crépuscule des dieux.—Les pommes d’Iduna.—Chute du ciel et fin du monde.—Réflexions sur cet événement.—Petit bonhomme vit encore.
Quand les guerriers se préparaient à combattre, un essaim de vierges aux yeux bleus, montées sur des chevaux resplendissants de lumière, passaient à travers leurs rangs, les excitant du geste et de la voix, murmurant à leur oreille des chants de guerre, changés bientôt en chants de triomphe pour ceux-là qui tombaient mortellement frappés.
Ces vierges, c’étaient les Valkyries, les Valkyries tant célébrées, tant reproduites depuis par les poëtes et par les peintres de l’École ossianique. L’École ossianique, régénérée vers la fin du dix-huitième siècle par l’Écossais Macpherson, compta chez nous deux jeunes adeptes enthousiastes, Napoléon et Lamartine, ne l’oublions pas!
Les Valkyries donc, ces belles nymphes du carnage, attirées par le bruit des armes, se plaisaient aux mêlées sanglantes, aux cris des mourants, même à l’odeur des cadavres, goût étrange chez des femmes aux yeux bleus. Disons cependant que ces goûts contre nature se trouvaient justifiés chez elles par la mission qu’elles avaient à remplir, mission toute de bienveillance et de tendre mansuétude.
Elles parcouraient les champs de bataille, non pour relever les morts, mais pour recueillir l’âme de ceux qui venaient de mourir. A Séola (tel était le doux nom de l’âme chez les peuples de race gothique ou scandinave), elles posaient alors rapidement les questions suivantes:
«Séola, appartenais-tu à un homme libre ou à un esclave?
«Séola, ton maître honorait-il les dieux, et les prêtres de ces mêmes dieux?
«Gardait-il la foi jurée?
«Est-il mort en brave, la face à l’ennemi et sans un frisson au cœur?
«Séola, a-t-il jamais combattu contre ceux de sa race et de son sang?»
Une fois échappée aux liens misérables de cette terre, l’âme humaine ne possède plus la puissance funeste du mensonge; Séola répondait donc avec pleine sincérité, fût-ce même pour sa propre condamnation. Dans ce dernier cas, la Valkyrie l’abandonnait aux Alfes noirs, sortes de démons, pourvoyeurs de l’enfer; mais s’était-elle adressée à la séola d’un soldat brave et loyal, aussitôt déployant ses blanches ailes, elle l’emportait vers la Valhalla, séjour des dieux, paradis des héros.
Ce paradis, spécialement destiné à l’homme libre, s’ouvrait néanmoins devant le serf tombé aux côtés de son maître, même devant l’esclave qui, pour continuer son service près de lui, s’était volontairement jeté dans les flammes de son bûcher.
Les joies de la Valhalla étaient-elles assez attrayantes pour devoir pousser à ces immolations volontaires? Examinons.
Le premier de tous les plaisirs y était la lutte, le combat, d’accord! mais de la lutte et du combat n’abusait-on pas un peu? On s’y battait durant des heures entières, les uns contre les autres, à cœur joie, avec acharnement, se transperçant, se tailladant, se détranchant en morceaux. Il est vrai de dire que l’heure du dîner venue, le sang cessait de couler, les blessures refermaient leurs lèvres béantes, les membres abattus par le fer retournaient à leur place, les têtes fendues, les entrailles mises à jour se recousaient, se recollaient d’elles-mêmes, sans apparence de cicatrices, et, bras dessus, bras dessous, on allait se mettre à table, se promettant bien d’égayer le dessert par quelques joyeux exercices du même genre.
A cette table des dieux et des héros, si la nourriture était saine (ce qu’on peut mettre en doute), elle y était peu variée.
La charcuterie alors, sur la terre comme au ciel, jouait un grand rôle dans l’alimentation publique. Parmi les peuples du Nord, et jusqu’aux bords de la Baltique (c’est Tacite qui l’affirme), les chefs et les matrones suspendaient volontiers à leur cou une petite figure de porc, emblème d’abondance et de fécondité. Le porc était, chez le riche comme chez le pauvre, la providence des garde-manger. Cependant, jugé indigne de figurer sur la table d’Odin, il y était remplacé par le sanglier; les dieux se nourrissaient de porc sauvage, les hommes de porc domestique; là était toute la différence.
Il m’arrive assez souvent de manger du porc; j’ai eu parfois l’occasion de goûter au sanglier, et sous toutes ses formes; je le déclare, la main sur l’estomac, selon moi, les dieux et les héros n’étaient pas les mieux partagés. Peut-être aussi, les sangliers d’ici-bas ne sont-ils point à comparer aux sangliers de là-haut.
Quoi qu’il en soit, sur la lisière d’une des merveilleuses forêts de la Valhalla, chaque matin, apparaissait un sanglier énorme, gigantesque, un mammouth de la race porcine; les héros lui donnaient la chasse, quelquefois en compagnie de Thor, de Vali, l’adroit tireur à l’arc, de Tyr, le dieu manchot, qui n’en brandissait pas moins l’épée avec force et justesse. Le monstre abattu, dépecé, rôti, tous ensemble en dînaient.
Le lendemain, aux abords de la forêt merveilleuse, apparaissait encore un sanglier, tout aussi gras, tout aussi énorme, en tout semblable à celui de la veille (peut-être le même, qui sait? c’est l’opinion de quelques savants des mieux renseignés); nouvelle chasse, nouveau repas au sanglier.... En vérité, c’était à en dégoûter les gens pour le reste de leurs jours, et ceux-là étaient immortels; jugez!
Pourra-t-on le croire? le paradis scandinave n’était pas le seul où la charcuterie reçût ainsi sa glorification. Dans un paradis voisin, celui de la Finlande, M. Leouzon-le-Duc nous l’apprend, les fleuves coulaient en flots de bière et d’hydromel, les montagnes étaient de lard, les collines de petit salé.
Pour faire passer si solide nourriture, les dieux scandinaves avaient, tout aussi bien que ceux de la Finlande, la bière et l’hydromel; de plus qu’eux ils avaient le vin, qu’ils buvaient dans des coupes d’or. Le vin!... Dans ce seul mot, les hommes sérieux de l’histoire ont entrevu une grande révélation.
Comment, dans ces pays hyperboréens, où la vigne n’existait pas, ne pouvait pas exister, était-il venu à l’idée d’Odin de la faire fructifier dans son paradis? Il la connaissait donc?... où l’avait-il connue?... Mais ne voulant pas interrompre mon récit, je me réserve de traiter cette grande et intéressante question, avec bien d’autres, dans le chapitre suivant, chapitre à part, où je pourrai, sérieusement et scientifiquement, les développer à mon aise.
Avec le vin, avec la bière, avec l’hydromel, les bienheureux de la Valhalla possédaient encore une précieuse liqueur à laquelle, je crois pouvoir l’affirmer à coup sûr, nul habitant de la terre n’a jamais goûté. Cette ambroisie, d’une espèce particulière, les dieux et les héros l’extrayaient eux-mêmes, à de certains jours fériés, de la blanche substance de la lune. Oui, de la lune. La buvaient-ils à plein verre, la humaient-ils avec un chalumeau? je l’ignore; mais à cette saignée périodique les peuples attribuaient les phases diverses et la diminution progressive de cet astre. Lorsqu’ils le voyaient réduit à sa plus simple expression de croissant, l’épouvante se lisait sur tous les visages et resserrait toutes les poitrines; s’oubliant au milieu d’une orgie céleste, les gens d’en haut allaient-ils donc boire la lune jusqu’à sa dernière goutte!
La lune pour eux, ainsi que pour les Germains, n’était qu’une outre transparente, remplie d’un lait miellé et phosphorescent.
Résumons. Chasser au sanglier, déjeuner avec du sanglier, dîner de même, recommencer le lendemain, boire de la bière, du vin, et, de temps en temps, de cette espèce de lait de poule fourni par la lune, se battre matin et soir, mourir pour renaître, renaître pour se battre encore, telles étaient les distractions de ces lieux de délices. Sur ma foi, il fallait être bien Scandinave pour s’en contenter.
Si le paradis d’Odin nous semble peu attrayant, en compensation, son enfer nous paraîtra peu terrible, surtout si on le compare aux enfers créés par les poëtes, à l’enfer du Dante, à l’enfer de Milton, même à l’enfer des petites Danaïdes de Désaugiers.
Situé au dernier des mondes inférieurs, et tenu en partie double, l’enfer des Scandinaves se compose du Nastrond et du Nifleim. Ce dernier est une sorte de vestibule sombre où errent à travers les ténèbres les séolas dolentes de ceux qui n’ont été ni bons ni méchants, ni héros ni scélérats, et qui ne sont pas morts par le fer. Mourir dans son lit ou sur son escabeau, était un tort aux yeux d’Odin, un tort grave, non un crime cependant, puisqu’il ne le punissait que par une détention temporaire dans ces souterrains humides, où l’obscurité, le silence et l’ennui paraissaient coopérer seuls à leur châtiment. Les habitants du Nifleim n’avaient guère d’autres distractions que leurs bâillements réciproques et, de temps en temps, un jet de lumière blafarde qui arrivait jusqu’à eux quand les petits alfes noirs entraient ou sortaient, occupés au transport de leurs cargaisons d’âmes.
C’est dans le Nastrond, le véritable enfer, qu’étaient jetés les grands criminels. Particularité remarquable! on n’y voyait pas, comme dans les autres, des brasiers, des grils ardents, des fournaises, des tourbillons de flammes; c’était un enfer de glace; il y gelait à pierre fendre, et les damnés y claquaient des dents. Dans l’œuvre du Dante j’ai entrevu quelque chose de semblable; mais du Florentin et du Scandinave c’est évidemment le premier qui a été le plagiaire du second.
N’était-il pas naturel que dans ces contrées hivernales de la Scandinavie, où le froid est le fléau le plus redouté, un froid intense, continu, éternel fût l’épouvante et la punition du crime? L’idée d’un enfer chaud, plutôt que de le retenir sur la pente fatale, eût peut-être été capable d’encourager à mal faire quelque scélérat frileux.
Les malheureux qui grelottaient dans le Nastrond, l’onglée aux doigts et des larmes gelées dans les yeux, sentaient redoubler leurs tortures engourdissantes quand s’arrêtait sur eux le regard sans rayons de la déesse pâle, la reine du lieu, Héla, c’est-à-dire la Mort.
Oui, c’est Héla qui règne sur cette affreuse banquise; son palais se nomme la Misère; sa porte, le Précipice; sa salle de réception, la Douleur; son lit, la Maladie; sa table, la Famine; son trône, la Malédiction.
Le corps de cette reine sinistre est bariolé mi-partie de blanc, mi-partie de bleu, et son haleine a cette odeur cadavérique si plaisante aux Valkyries.
N’importe! je vois là plus de grands mots que de grandes tortures; l’excès du froid paralyse la douleur elle-même, et nous sommes loin de ces enfers classiques où les bains de lave, les roches roulantes, les roues enflammées, les chevalets de fer rougi, la poix bouillante, les flèches de feu et le fouet de serpents des Euménides composaient un matériel infernal digne de tenter l’imagination des plus grands poëtes.
Dans le Nastrond, pas de démons, pas d’Euménides: il y a bien Bigvor et Lisvor, des furies, si vous voulez; elles gardent la porte du lieu, avec Garm, le chien redoutable, mais à tous trois, l’entrée en est interdite.
A défaut d’autres monstres, y figurent cependant quelques-uns de ceux épargnés par Odin lors de sa première campagne contre les géants fils d’Ymer, et le loup Fenris, traîtreusement pris au piége par les Ases: il y a même encore deux autres loups, convaincus d’avoir attenté à l’existence du soleil, mais tous, solidement enchaînés, figurent là plutôt au nombre des tourmentés que des tourmenteurs.
Un jour, leurs liens de fer tomberont; un jour, il fera froid dans le ciel; il y aura dégel en enfer; et alors.... alors, malheur aux dieux!
Écoutez!... le moment approche où tous les mystères vont s’éclaircir.... Voici venir l’heure où vous allez entendre, où vous allez comprendre! mais avant de donner ce dernier mot, ce mot final et fatal, il nous faut signaler un événement qui alors se passa en pleine assemblée des dieux, et remplit le ciel et la terre d’étonnement, de pitié et d’épouvante.
Reconnaissons-le, jusqu’à ce moment nous n’avons eu affaire qu’à des personnages divins d’apparence assez débonnaire; Odin, en dépit de ses druides, trop exigeants sur l’article des sacrifices, nous a paru rempli de bonnes intentions; le dieu Thor, malgré ses manières un peu soldatesques, a rendu de grands services aux hommes, et le même marteau qui les protége contre les géants a su, sans le secours de la géométrie, marquer les limites des propriétés respectives; le dieu aux dents d’or, Heimdall, dans l’intérêt de l’humanité, a, certes, fait preuve de dévouement et d’une grande résignation auprès de l’Aïeule et de la Bisaïeule; ainsi des autres. Mais nous avions nos raisons pour ne pas épuiser complétement la liste des Ases. Il en est un que nous tenions en réserve, que nous ne voulions faire apparaître qu’à son heure, c’est Loki, Loki, le dieu du mal et le génie de la destruction.
Surpassant Odin lui-même dans les arts magiques, beau de taille et de visage, le sourire à la bouche (mais les lèvres minces, ajoute l’Edda), avec le caractère le plus jovial en apparence, et sous la forme la plus agréable, Loki est un composé des vices les plus hideux, la haine, la cruauté, l’envie, l’hypocrisie, la perversité. C’est notre Satan avant sa chute. S’il avait été roi des enfers, le Nifleim et le Nastrond auraient été remplis de plus de tortures et d’épouvantements que tous les enfers connus.
Voilà cependant celui sur lequel comptaient les dieux pour les égayer dans la Valhalla, et qu’ils avaient surnommé leur bouffon!
Un jour, une ancienne prophétesse se réveille, se redresse dans son tombeau en poussant un cri terrible: «Balder, le beau Balder va mourir!» Elle dit, retombe sur sa couche funèbre, et remeurt à tout jamais.
Cependant, ce cri a retenti jusqu’au sommet du frêne Ygdrasil. Troublés, éperdus, les Ases se rassemblent, se regardent, terrifiés, non sans raison, car de la destinée de Balder dépend celle des autres dieux; puis, Balder, le dieu rayonnant, c’est la gloire du ciel, c’est l’amour de la terre; peut-il mourir ce Balder, le plus charmant, le plus pur, comme il est le plus beau des fils d’Odin? si beau que Héla elle-même ne pourrait s’empêcher de sourire en le regardant; si pur que le mensonge est impossible en sa présence, et qu’un vase renfermant une liqueur falsifiée se briserait à son approche; si charmant que tous les dieux l’aiment comme leur fils préféré, et que les hommes l’ont surnommé l’Espérance! Non, non! Balder ne mourra pas!... ainsi parlent les Ases.
Sa mère désolée, l’épouse d’Odin, Frigg, entrecoupant chaque mot par un soupir, par une angoisse douloureuse, explique ses appréhensions. A ceux qui traitent de vaine terreur l’émotion subite qui s’est emparée de tous au cri de la prophétesse, elle déclare que depuis plusieurs nuits déjà des songes répétés, persistants, lui annoncent la mort de son fils bien-aimé; elle n’y voulait pas croire; elle y croit!
La divine sibylle Vola, dont les prédictions n’ont jamais failli; Skulda, la norne de l’avenir, sont appelées; elles se consultent:
«Balder est en danger, Balder va mourir si toutes les substances terrestres, capables de donner la mort, ne sont pas désarmées à l’avance.»
Frigg descend sur la terre; elle s’adresse aux volcans, aux trombes d’air, à la glace, à la grêle; ils lui jurent d’épargner son fils. Parmi les puissances aquatiques, depuis la mer jusqu’aux plus faibles ruisseaux; parmi les pierres, depuis les rochers jusqu’aux cailloux; parmi les métaux, depuis l’or jusqu’au fer, tous lui prêtent le même serment. Il en est ainsi des plantes, depuis le chêne jusqu’au moindre buisson, jusqu’au brin d’herbe.
Triomphante, elle remonte au ciel annoncer la grande nouvelle. C’est une joie générale. On célèbre la réussite de son voyage par un banquet de famille, durant lequel Loki parvient à dérider jusqu’à Odin lui-même par ses joyeux propos. Jamais il n’avait été plus en verve, jamais il n’avait semblé prendre part avec plus d’abandon à un événement heureux.
Le repas achevé, les dernières coupes vidées en l’honneur de Balder, on propose, en façon de divertissement, d’essayer vis-à-vis de lui jusqu’à quel point toutes ces substances, végétales ou minérales, engagées par leur serment, y seront fidèles.
Commençant par les plus inoffensives, on lui jette une motte de terre; la motte de terre se disperse en un nuage de poussière avant de l’atteindre; on lui verse sur la tête une cruchée d’eau; l’eau forme cascade au-dessus de lui sans même mouiller ses vêtements; on essaye de le frapper d’une baguette de coudrier; la baguette, échappant à la main qui la tient, se rompt en deux. Balder, prenant plaisir à ce jeu, encourage les assaillants.
L’adroit Uller lui lance une flèche sans pointe, ne le visant, par un reste de prudence craintive, qu’à l’épaule. La flèche passe à vingt pieds du but et poursuit son vol à travers les airs, comme l’oiseau qui chercherait sa proie par delà les nuages.
Ainsi de dix autres qui s’essayent à leur tour, soit armés d’un fragment de roc, soit d’une lourde branche en forme de massue; mais le fragment rocheux était de pierre, et la pierre se rappelait le serment fait à Frigg; mais la massue provenait d’un arbre, et l’arbre se rappelait le serment fait à Frigg.
Enhardi par tant d’épreuves rassurantes, Freyr voulut essayer de son épée magique; cette fois, l’épée resta sourde à son commandement. Thor brandit son marteau; son marteau, après un vif mouvement de recul, faillit lui retomber sur les talons. L’épée de Freyr, le marteau de Thor étaient de fer; le fer se rappelait le serment fait à Frigg.
Loki n’eut garde de se présenter.
Les exercices étaient terminés, on le croyait, lorsqu’on vit s’avancer à tâtons, vers le dieu rayonnant, son propre frère Hoder, le dieu aveugle. Hoder agitait dans sa main une légère touffe de feuillage, un brin d’herbe, ou du moins ce qui paraissait tel après les terribles engins mis en avant.
Un immense éclat de rire, un rire à l’instar de celui des dieux d’Homère, salua sa tentative; Loki, se tenant les côtés, riait plus fort que tous les autres; Hoder lui-même prenait part à la gaieté générale; mais il s’avançait toujours, toujours, agitant son fétu de verdure; puis, quelque peu chancelant, et renseigné sur la direction à donner au jet par un Ase placé derrière lui, de toute sa force, qui était prodigieuse, il lança son frêle rameau contre Balder.
Atteint en pleine poitrine, Balder s’affaissa sur lui-même. Cette blanche lumière qui rayonnait autour de lui s’éteignit tout à coup; il ferma les yeux, laissa tomber son beau front découronné sur son épaule.... Balder était mort.
Le trait dont il venait d’être frappé était une branche de gui. Frigg avait adressé sa supplique au chêne, mais elle n’avait point songé au gui qui croissait sur le chêne; le gui n’avait pas prêté serment à Frigg. Devons-nous chercher là un symbole? Est-ce à dire que le gui druidique va bientôt triompher des dieux de la Scandinavie? Le symbole, dans ce cas, porterait complétement à faux, car à l’époque où nous voici arrivés, du sage druidisme de la première époque il n’est plus question; celui de la seconde s’affaiblit de jour en jour, et le scandinavisme gagne, s’étend et doit s’étendre encore, même bien par delà le Rhin.
Mais gardons-nous d’interrompre ce récit, aussi poétique, aussi touchant que les fables les plus vantées de la Grèce.
Au milieu des cris de désespoir qui l’environnent comme un cercle de malédictions, Hoder l’aveugle, Hoder, dont le nom ne devait plus être prononcé (rappelez-vous-le!), s’inquiète, s’informe.... et tout à coup joignant ses cris de détresse à ceux des Ases, se précipitant éploré sur le corps de son frère, il dénonce Loki comme l’auteur de la catastrophe. Loki lui a reproché que seul il ne prenait point part aux divertissements en l’honneur de Balder; c’est lui qui l’a armé de la plante fatale, c’est lui qui a dirigé son bras. Loki était jaloux des perfections de Balder: sa haine pour lui était égale à l’amour que les autres dieux portaient à Balder.
On cherche Loki. Il a disparu. Sans doute, se dérobant à la vengeance de tous, il a été, dans les montagnes, rejoindre les géants, ses alliés naturels, ou, au plus profond des mers, le serpent Jormoungandour. Et pendant ces lamentations, ces interpellations, ces investigations, l’âme de Balder a été emportée par les alfes noirs au Nifleim, ce sombre vestibule de l’enfer.
En dépit de la mort, Odin espérait que son fils lui serait rendu. Sur son ordre, Hermode, le messager des dieux, monté sur le cheval Sleipner, se rendit auprès de Héla; mais, par promesses ni par menaces, il ne put rien obtenir. Le destin avait prononcé, et le destin est au-dessus des dieux comme les dieux sont au-dessus des hommes.
Alors Frigg alla trouver la déesse pâle; Frigg pleura, et devant les larmes de cette mère, l’impitoyable Héla sentit son cœur s’amollir.
«Que tous les êtres de la création, tous, cette fois, tu m’entends, lui dit-elle, donnent une larme à Balder, une larme semblable à celle que tu viens de répandre devant moi, et Balder te sera rendu.»
Frigg ne voulut confier qu’à elle-même le soin de réaliser sa suprême espérance. De nouveau elle se remit en route. Elle parcourut la terre; elle réunit autour d’elle toutes les populations les unes après les autres; au seul nom de Balder, des pleurs coulèrent de tous les yeux.
Pendant trois mois elle parcourut les forêts, les montagnes, les lacs, les mers, et les animaux qui peuplaient les mers, les lacs, les montagnes, les forêts pleurèrent. Elle pénétra jusqu’au séjour des géants, les ennemis des dieux, et devant sa douleur les géants pleurèrent: chaque arbre pleura, chaque rocher pleura.
Frigg, la joie au cœur, croyait sa tâche terminée; elle apprit qu’à l’orient de Midgard demeurait une vieille femme, au milieu d’une forêt aux arbres de fer. Comme elle y demeurait seule, loin de tout chemin tracé, elle n’avait pu se trouver sur la route de la céleste voyageuse. A travers des sentiers escarpés, coupés de fondrières et de torrents, Frigg parvint jusqu’à elle. Au récit de son désastre, les arbres de fer pleurèrent, mais la vieille ne pleura pas.
On la nommait Thorck, et son cœur était dix fois plus dur que son nom.
«Que me fait à moi ton Balder! dit-elle à la déesse; que m’importe qu’il soit mort ou vivant!... Tu as d’autres fils, moi je n’en ai plus un. Naguère j’en avais quatre, tous quatre ma joie, mon orgueil; qu’ils étaient beaux! qu’ils étaient grands!... Ton fils Thor me les a tués tous quatre. J’ai bien pleuré alors; maintenant, c’est fini. Cherche des larmes ailleurs; je n’en ai pas pour la douleur des autres!»
Frigg se courba devant elle, la pria, la conjura, se mit à ses genoux; la vieille fut inflexible. Balder devait rester le prisonnier de Héla.
Quelques commentateurs des runes Scandinaves ont pensé que l’habitante de la forêt aux arbres de fer n’était autre que Loki, métamorphosé en vieille femme. L’idée n’est pas admissible. Les Ases se trouvant en dehors de l’arrêt de Héla, le refus de Loki n’eût pas annulé ce vote unanime de toute la nature attendrie, apitoyée, où des pleurs seuls tombaient dans l’urne du scrutin. Supposons-le plutôt, par ses conseils, par ses enchantements, Loki avait coopéré à la résistance de Thorck; par lui, le cœur de la vieille était devenu de fer tout aussi bien que les arbres qui l’environnaient. Ainsi, deux fois Loki avait causé la mort de Balder!
C’est à partir de ce moment qu’un bruit étrange, incroyable, se répandit confusément parmi les hommes; les druides le répétaient tout bas à leurs initiés, des voix de l’air l’avaient même, assure-t-on, fait entendre au milieu des nuits; ce bruit, ce secret effrayant, cette révélation inattendue, c’est que les dieux devaient mourir un jour. Thor, après avoir vu la foudre s’éteindre entre ses mains, devait mourir; Odin lui-même devait mourir: ainsi des autres. Les destinées de chacun d’eux se trouvaient irrévocablement dépendre des destinées de ce monde fragile qu’ils gouvernaient, et ce monde devait mourir; il devait mourir puisque Balder était mort.
Quoi! l’univers, retournant tout entier au chaos, s’écroulera-t-il sans qu’une volonté toute-puissante essaye de le retenir sur la pente de l’abîme?... Cette volonté, où pourrait-elle être puisque les dieux ne seront plus?
Écoutez! écoutez ces versets de l’Edda!
«Quel est le plus ancien de tous les dieux?
—Alfader, c’est-à-dire le père universel. Il a toujours vécu et vivra toujours; il gouverne tout, les grandes choses comme les petites; il a fait le ciel, la terre et les dieux. Si Odin a créé les hommes, c’est Alfader qui leur a donné une âme immortelle.»
Ici, nous rentrons dans la pure essence du dieu unique, toujours le même, qu’il se nomme Teut, Ésus ou Jéhovah; les autres dieux ne sont que ses émanations, ses symboles vivants, destinés à durer tout au plus quelques misérables milliers de siècles, voilà tout.
Entendez-vous? Comprenez-vous, maintenant?
Comprenez-vous pourquoi le grand frêne Ygdrasil est rongé à sa racine par un dragon? Pourquoi quatre cerfs affamés dévorent son feuillage?... Vous comprenez?... bien!
Mais à quel signe reconnaîtra-t-on la fin plus ou moins prochaine des dieux? ce que l’Edda nomme leur CRÉPUSCULE?
Le plus important des livres sacrés du Nord, le livre qui renferme les prophéties de la déesse-sibylle Vola, la Voluspa, va nous l’apprendre.
«Quand le moment fatal approchera, leur voix deviendra inhabile à faire entendre des chants; l’éclat lumineux dont leur corps resplendit s’affaiblira progressivement.
«En sortant du bain, au lieu de rester secs comme il leur arrive aujourd’hui, leurs membres conserveront une moiteur humide; des gouttes d’eau y ruisselleront; ils deviendront, de ce côté, semblables au vulgaire des hommes.
«Pour conjurer ces premiers symptômes de malaise, la femme du dieu Bragi, Iduna, leur donnera à manger des pommes qu’elle garde en réserve. Ces pommes auront le don de les réconforter et de leur rendre une fausse jeunesse pendant quelques milliers d’années peut-être.
«Mais un jour leurs yeux commenceront à clignoter; le matin, à leur réveil, leurs paupières se colleront et deviendront rouges et chassieuses.
«A table, procédant à leurs libations accoutumées, si leurs coupes, tenues d’une main déjà vacillante, laissent échapper un léger flot de vin ou d’hydromel, leurs vêtements en resteront maculés.
«A ces mêmes vêtements, si la poussière s’attache, mauvais signe!
«Si les couronnes de fleurs ou de pierreries se fanent, se ternissent sur leurs fronts, plus mauvais signe encore!
«Enfin, si les parfums qui d’ordinaire s’exhalent de leur corps se changent en odeurs âcres et nauséabondes, ils n’ont plus qu’à faire leur testament.»
J’ai tout lieu de croire que ce dernier membre de phrase ne se trouve dans le texte sacré de la Voluspa que par une coupable et frauduleuse interprétation; le reste est le texte même, reproduit d’après les versions les plus exactes.
«Alors, continue la prophétie, on entendra les trois coqs sacrés, habitant les trois mondes principaux, chanter et se répondre pour annoncer le crépuscule des grandeurs;
«Alors, sur la terre, tout ne sera déjà plus que désordres et égarements; les familles se méconnaîtront, les droits du sang seront oubliés, les frères combattront contre les frères; on ne verra qu’adultères, incestes, meurtres, rapines; âge barbare, âge d’épée, âge de tempêtes, âge de loups!
«Les loups, ils seront en train de dévorer le soleil. Trois longs hivers non suivis d’étés couvriront la terre de neiges et de glaces; les branches des arbres se briseront sous leur amoncellement prolongé; le soleil s’obscurcira de plus en plus; la lune se dissoudra en vapeurs; les étoiles s’évanouiront; les montagnes, tremblantes sur leurs bases, seront agitées comme les roseaux du fleuve; la terre rejettera de son sein les plantes, les arbres et les rochers; les flots vomiront sur leurs rivages tous les poissons, toutes les algues, tous les coraux qu’ils recouvraient, et avec eux les cadavres des naufragés, hideux squelettes, dont les os entre-choqués accompagneront de leur harmonie sinistre les bruits de la vague envahissante.
«Alors, sur la mer devenue ténébreuse, flottera ce monstrueux vaisseau fait des ongles des morts. Debout, au tillac, se tiendra le géant Ymer, momentanément ressuscité pour seconder Loki escaladant le ciel par le pont de Bifrost à la tête des autres géants de la Gelée.
«Alors, des contrées du Midi, de la région du feu arrivera Surtur le Noir, avec tous ses génies malfaisants armés de torches et chargés d’incendier le ciel et la terre.
«Alors la pâle déesse de la mort, Héla, délivrera ses captifs, le loup Fenris le premier, et marchera à leur tête comme auxiliaire de toutes les puissances du mal.
«Alors, les dieux s’armeront; Odin les rassemblera autour de lui, ainsi que les héros de la Valhalla, et tous engageront leur dernière bataille.»
Mais la prophétie de Vola doit avoir son accomplissement; les dieux vont périr; le monde avec eux.
Freyr, enveloppé des flammes de Surtur le Noir, meurt; Thor succombe sous les enlacements et les atteintes empoisonnées du grand serpent Jormoungandour; cependant, avant de mourir, il le tue; Odin est mis en pièces par le loup Fenris.
Et, pendant la lutte, le ciel s’est fendu; les génies du feu y entrent à cheval par la brèche, tandis que les géants ébranlent le frêne Ygdrasil, qui se tord en poussant de longs mugissements, et tombe enfin avec la voûte céleste qu’il soutenait, écrasant sous leurs communs débris vaincus et vainqueurs, et le monde s’évanouit en fumée sous l’embrasement allumé par Surtur le Noir.
Après le crépuscule des dieux, la nuit des dieux devait ainsi venir.
«O vous, esprits des montagnes, savez-vous s’il subsistera encore quelque chose?» dit la Voluspa en terminant ses lugubres prophéties.
Convenons-en, il y a dans cette poésie sombre et terrible une grandeur sauvage, une allure épique dont il est impossible de ne pas être frappé. Ici le poëme de l’Edda est à la hauteur des plus vigoureux tableaux du Dante et de Milton, et par plus d’un côté il touche à l’Apocalypse.
Ouvrons ce livre mystérieux.
«Alors il s’éleva du puits de l’abîme une fumée semblable à celle d’une grande fournaise. Un tremblement de terre eut lieu, et le soleil devint noir comme un sac fait de poil de chèvre; la lune parut ensanglantée; les étoiles du ciel tombèrent sur la terre; le ciel se retira comme un tapis qu’on roule; les montagnes et les îles changèrent de place, et il y eut une grande bataille au ciel. Michel et ses anges combattaient contre le dragon, le grand serpent. Ensuite, j’entendis une voix dans le ciel qui disait: «Maintenant est le salut, la force et le règne de notre dieu!» Ensuite, je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre.»
Cette nouvelle terre, plus favorisée, plus parfaite, qui doit succéder à la terre détruite, incendiée, est de même annoncée par l’Edda:
«La terre, ainsi brisée en pièces, dévorée par les flammes, qu’arrivera-t-il?
—Il sortira de la mer une autre terre plus belle et plus féconde.
—Et, parmi les dieux, en est-il qui survivront?
—.... Sorti du séjour des morts, Balder ressuscité gouvernera le monde nouveau sous la direction de l’impérissable Alfader.... Ce sera le règne de la justice....»
La mythologie des Scandinaves embrassant dans ses symboles les grands phénomènes de la nature, les luttes continuelles de ses deux principes contraires, la création, la destruction, plus compliquée, plus savante que celle des Germains et des Gaulois, devait occuper dans le plan de cet ouvrage une place importante; nous croyons la lui avoir faite.
Mais pourquoi la civilisation d’Odin, pas plus que la philosophie des druides (première et deuxième époques), ne concourait-elle en rien au bien-être, au perfectionnement de l’humanité? Je crois en avoir trouvé la raison.
Pour les Germains comme pour les Scandinaves, Dieu n’était que juste et sévère. Le règne du Dieu charitable n’était pas venu encore. Peut-être allait-il venir avec Balder, avec cet autre monde annoncé par l’Edda.
Entendez-vous? comprenez-vous?
Au milieu de tous les incidents qui devaient signaler la conflagration générale, il en est un qui réveille particulièrement en nous un souvenir d’histoire. Des ambassadeurs celtes, interrogés par Alexandre de Macédoine, lui répondirent que ce qu’ils redoutaient le plus au monde c’était la chute du ciel. Cette réponse, si fière en apparence, fut grandement admirée par le jeune conquérant; elle l’est encore tous les jours dans les leçons d’histoire de l’université. Cependant elle ne faisait que traduire simplement, naïvement, une des plus fermes croyances religieuses de ces peuples; n’était-ce pas de la chute du ciel que leurs livres prophétiques les menaçaient?
Mais ce globe terrestre, déjà brisé par cet effroyable cataclysme, devait être complétement anéanti par le feu. Cet autre détail me rappelle, non plus un souvenir gravement historique, mais un simple jeu de mon enfance, jeu symbolique qui, peut-être (ici je n’émets qu’un doute), remonte à l’Edda.
Vous souvient-il de ce joyeux passe-temps, fort en usage autrefois dans nos provinces et même à Paris, où, de main en main, circule un tison enflammé, une brindille de bois, un fétu de paille, un.... n’importe quoi, que le feu attaque déjà par un bout. Pour ne pas encourir la responsabilité de son extinction, au plus vite on le passe à son voisin, en l’interpellant de ces mots significatifs: Petit bonhomme vit encore! Le voisin le passe à un autre, et ainsi de suite, toujours avec ce même refrain: Petit bonhomme vit encore! Ce jeu, au moyen âge, se traduisait, dans les pays du Nord, surtout en Bretagne, par la danse de la torche (je crois l’avoir déjà dit ailleurs).
Eh bien! ce jeu, je ne sais, mais il me semble qu’il figurait le grand embrasement futur, inévitable, et que le petit bonhomme, c’était le monde!
Hâtons-nous d’arriver à notre grande dissertation scientifique.
VIII
VIII
Comme quoi les dieux de l’Inde ne vivent qu’un kalpa, c’est-à-dire la durée d’un monde à l’autre.—Comme quoi le dieu Wishnou était borgne.—Comme quoi les Celtes et les Scandinaves admettaient la métempsycose, à l’instar des Indiens.—Comme quoi Odin, avec ses émanations, procède du dieu Bouddha.—Du Mahabarata et du Ramayana.—Chronologie.—Age du monde.—Tableaux comparatifs.—Citations.—Preuves à l’appui.—Un cénotaphe.
Mon lecteur vient de l’échapper belle!
Résolu d’approfondir dans ce chapitre la véritable origine du culte scandinave, j’avais, avec tout le zèle d’un nouveau converti, rassemblé, compulsé tous les documents capables de prouver irrésistiblement que les prêtres d’Odin, tout ainsi que les autres druides, étaient descendus de l’Orient. La thèse me semblait belle à soutenir, neuve surtout!
Mon chapitre achevé, très-satisfait de sa réussite, je le lus au docteur Rosahl, comptant, je l’avoue, sur ses chaudes félicitations.
«Eh! cher monsieur, me dit-il lorsque j’eus terminé, que d’efforts pour plaider une cause déjà plaidée, déjà gagnée par les plus beaux esprits de la science! En France ou en Allemagne seulement, comptez! Fauriel, Lassen, Lenormand, Ampère, Eichhoff, Saint-Marc Girardin, Marmier, Klaproth, Ozanam, les deux Rémusat, les deux Thierry, les deux Humboldt, les deux Grimm, sans parler de M. Simon Pelloutier et de vingt autres!... A quoi bon venir à leur aide quand la victoire est décidée? Voulez-vous donc vous poser comme un savant?»
Je poussai un cri de dénégation, et, saisissant à deux mains mon manuscrit, je le jetai résolûment au feu.
Par un reste de faiblesse paternelle cependant, de ce fameux chapitre j’ai conservé le sommaire; je lui ai gardé son numéro d’ordre, afin qu’il témoignât de mon travail évanoui. Le corps du délit manquant, ce sommaire sera placé là comme une inscription sur un tombeau vide, pour honorer la mémoire du défunt.
Mon chapitre VIII passe à l’état de cénotaphe.
Moi, un savant!... grand Dieu!... Que le lecteur se rassure. En composant cet ouvrage, qu’ai-je voulu? simplement recueillir le long du Rhin de curieux récits mythologiques nés des vieilles croyances de l’Europe, car tout est venu aboutir là. Là se trouvent entassés, comme par alluvions successives, tous les anciens fabliaux, tous les récits merveilleux, même enfantins, adoptés autrefois par l’imagination crédule de nos pères. Sauf quelques exceptions, où la gravité du sujet me soulève de terre malgré moi, ce sont les contes de ma mère grand’ que je veux surtout vous redire. Nous y arrivons. L’Edda elle-même n’a pas une autre signification. L’Edda se traduit par la grand’mère.
Non! moi, l’homme aux contes bleus, je n’ai jamais eu la prétention de figurer parmi les savants; mais parfois j’aime à picorer de loin sur leurs traces. On m’a indiqué les bons endroits, et j’y pille de mon mieux, voilà tout.
Ignorant et pillard, je suis comme l’abeille qui, sans savoir le nom latin des fleurs, entrerait dans un jardin de botanique, et sa récolte faite, joyeuse, l’emporterait dans sa ruche, sans prétendre pour cela en composer un miel académique.
IX
IX
Confédération de tous les dieux du Nord.—Liberté des cultes.—Le christianisme.—Miserere mei, Jesus!—Dénombrement à la façon d’Homère.—Les dieux prussiens, slaves et finlandais.—Le dieu des cerises et le dieu des abeilles.—Une femme d’argent.—Chant de noce d’Ilmarinnen.—Un dieu squelette.—Le pilon et le mortier de Yaga-Baba.—Préliminaires de la bataille.—La petite chapelle de la colline.—Signal de l’attaque.—Jésus et Marie.
Il est temps de retourner sur les bords du Rhin, où les deux olympes, celui de Jupiter et celui d’Odin, se trouvent en présence.
Alors les fatales prophéties de l’Edda étaient loin d’être en voie d’accomplissement; Odin, longtemps encore, devait rester tout-puissant.
A la surprise générale des opposants, loin de paraître s’alarmer de sa venue, les Romains l’accueillirent, lui et son cortége de dieux, comme d’anciennes connaissances. D’après leur système invariable, ils ne voulurent voir en lui qu’un Jupiter, comme dans le farouche Thor leur galant dieu Mars, un peu assombri par son séjour prolongé sous les latitudes boréales et par l’abus de la bière forte.
Chacune des divinités scandinaves était simplement, pour les Romains, ce que nous autres gens de la partie appelons un mythe en retour.
Les poëtes consacrèrent ces prétentions; les historiens essayèrent de les justifier. Selon les uns, Odin le Conquérant, de la famille des Ases, après avoir donné le nom d’Asie à une partie de ses conquêtes (ce qui pourrait bien être vrai), refoulé par les armées de Rome dans ses froides contrées hyperboréennes, y aurait adopté les dieux de ses vainqueurs, dans l’espérance qu’ils le rendraient vainqueur à son tour (ce qui nous semble complétement invraisemblable); selon les autres, le poëte Ovide, exilé par Auguste en Scythie, ayant appris la langue des barbares au milieu desquels il vivait, s’étant mis en communication intellectuelle avec eux, avait pris plaisir à s’en composer un auditoire et à leur lire ses Métamorphoses. Il n’en avait pas fallu davantage pour que les Scythes se fissent des dieux à l’instar de ceux de Rome.
Et Tacite, et Plutarque, et Strabon, et tant d’autres écrivains des plus illustres, sans tenir compte de la date du culte scandinave, n’ont pas craint de se faire les échos de ces puérilités!
Cependant Rome n’admettant pas les sacrifices humains, les prêtres d’Odin, ceux de Teut, s’étaient retirés d’abord, loin des chemins frayés, dans la sombre épaisseur des vieilles forêts. Là, il leur était permis de vivre tranquilles, d’exercer librement la religion de leurs pères, et d’égorger leur homme en toute sécurité; ils l’espéraient du moins! Les soldats romains, habitués à manier la pioche aussi bien que l’épée, la cognée aussi bien que la lance, firent de larges trouées à travers ces bois séculaires, égorgèrent les égorgeurs, et renversèrent les autels rouges de sang.
Parfois il arriva que les braves légionnaires employés à ces expéditions hasardeuses ne reparurent plus. Les proconsuls, chargés de discipliner la Germanie, auraient bien voulu sévir; mais alors commençait la grande réaction du Nord sur le Midi.
Tandis que Rome s’efforçait de s’établir en Germanie, des nations germaines, les Francs, les Bourguignons envahissaient les Gaules et commençaient à s’installer dans les provinces romaines par droit de conquête.
Les proconsuls jugèrent prudent et sage de fermer momentanément les yeux sur la question religieuse; sinon la paix, une longue trêve fut consentie entre tous les cultes, avec quelque défiance de part et d’autre, il est vrai. Odin eut ses autels distincts de ceux de Jupiter; on éleva un temple au dieu Thor en regard de celui du dieu Mars; si Bacchus, Diane, Apollon eurent leurs jours fériés, il en fut de même pour Bragi, pour Frigg, pour Freya.
Malgré cette tolérance universelle, on continuait de s’observer cependant.
Une guerre sainte ne pouvait tarder d’éclater; sur quelques points elle avait commencé déjà, quand des pêcheurs du Rhin, occupés à retirer leurs filets, entendirent des voix courir sur la surface du fleuve en murmurant les noms de Jésus et de Marie.
Ces mêmes voix, ces mêmes noms se firent entendre à diverses reprises devant Strasbourg, Mayence et Cologne, c’était le christianisme qui s’avançait.
Ces noms fatidiques murmurés par le fleuve, plus tard, des druidesses, dans leurs exaltations prophétiques, des prêtres de Jupiter, en consultant les augures, l’avaient articulé d’eux-mêmes et contre leur propre volonté.
On citait un druide qui, au moment du sacrifice, saisi d’un transport soudain, laissant échapper son couteau, s’était écrié: Miserere mei, Jesus! Et le latin avait été jusque-là une langue inconnue à ce druide!
Les peuples demeuraient dans l’attente d’une nouvelle révolution religieuse.
Bientôt des vaincus de Tolbiac, faisant retour vers le Rhin, jetèrent la consternation dans tous les cœurs en annonçant que Clovis, le roi des Francs, déjà soupçonné de pactiser avec Rome, venait de se donner au Dieu des chrétiens, et que le Dieu des chrétiens s’avançait à la tête de dix légions d’anges exterminateurs.
A cette nouvelle, oubliant leurs désaccords, les cultes rivaux, également menacés, se réunirent pour résister à ce terrible envahisseur. Un appel général fut fait, non-seulement du camp d’Odin à celui de Jupiter, mais à tous les dieux du Nord, aux dieux de la Finlande, aux dieux de la Russie, aux dieux slaves: le danger était commun à tous, et tous, répondant à l’appel, se dirigèrent vers le Rhin.
Il ne nous est point permis de passer avec rapidité sur ce grand rassemblement olympique, rêve de poëte si l’on veut, mais rêve traditionnel, étrange, non dépourvu d’éclat, et qui donne un complément inattendu à ce tableau, jusqu’alors restreint, des mythologies du Nord.
Au rendez-vous se présentèrent d’abord en bon nombre les dieux borussiens (prussiens); au premier rang, parmi eux, figuraient Percunos, le divin ordonnateur des astres; Pikollos, à la face aussi pâle que celle de Héla; comme celle-ci il présidait aux enfers, et n’exigeait des hommes que des prières accompagnées de battements de cœur, se souciant peu qu’on l’aimât pourvu qu’on le craignît. Un troisième, Potrympos, avait la figure d’un adolescent, la bouche souriante et le front couronné d’épis et de fleurs; c’était le dieu de la guerre.... de la guerre! alors, pourquoi ce sourire, pourquoi ces épis, ces fleurs? C’est que Potrympos présidait aussi à l’alimentation publique et même à l’amour.
Il paraît que dans l’ancienne Prusse, la guerre était la munitionnaire générale, et suffisait à tout.
A la suite de Percunos, de Pikollos, de Potrympos, la grande triade, venaient Antrympos, le dieu de la mer et des lacs; Poculos, le dieu de l’air et des tempêtes; puis, après ces dieux rimant en os, d’autres divinités rimant en us; Pilvitus, le dieu des riches; Auchwitus, le dieu des malades; Marcopulus, le dieu des nobles. Ce dernier, la terreur du peuple, le tenait ployé sous un joug de fer. Pour tenter de l’adoucir, on avait recours à Puscatus, encore un dieu en us, mais un bonhomme de dieu. Il habitait sous un sureau, et comme prix de ses bons offices auprès du terrible Marcopulus, il voulait bien se contenter d’un morceau de pain et d’une chope de bière.
Quoique leurs prêtres portassent le nom de crives ou de waidelottes, leurs cérémonies n’en étaient pas moins calquées sur celles des druides. Les Borussiens honoraient particulièrement le chêne de Remowe, que Percunos, Pikollos et Potrympos venaient visiter chaque jour. A ces mêmes dieux ils sacrifiaient leurs prisonniers de guerre, non par le couteau, à la manière germaine ou scandinave; ils les faisaient périr par les flammes ou dévorer par d’énormes serpents, vivant de l’autel et pour l’autel.
Aujourd’hui, prêtres et dieux sont accourus en Germanie, accompagnés de leurs monstrueux reptiles, de griffons effrayants à voir et des démons de leur enfer, tous évoqués pour participer à la grande lutte prévue.
Presque en même temps que les dieux prussiens arrivaient ceux des Scythes et ceux des Sarmates, les premiers en chariot, selon la manière de voyager de leurs peuples; comme leurs peuples encore, eux-mêmes courbaient le front devant le puissant Tabiti, la grande personnification de leur culte, le feu. Les Scythes avaient bien mal profité de la lecture qu’Ovide leur avait faite de ses Métamorphoses.
Les seconds, en petite escorte aussi, représentés seulement par leur triade supérieure, Péroun, leur Jupiter tonnant; Rujéwit, qui dirige les nuages; Sujatowist, qui juge les morts, n’avaient amené à leur suite que Trizbogh et les Tassanis, c’est-à-dire la peste et les furies. Leurs autres dieux, ne pouvant rien pour le succès de la guerre, étaient restés au logis.
Puis-je me dispenser de vous faire connaître les noms et les attributions de ces inoffensives divinités locales honorées par les farouches Sarmates? C’étaient:
Kirnis, qui fait mûrir les cerises;
Sardona, qui veille sur les noisetiers;
Austeïa, qui préside à l’éducation des abeilles;
La douce Kolna, qui s’occupe du mariage des fleurs.
Il y avait aussi les dieux ou les déesses du blé, du pétrin, de la lessive, le dieu des mouches et le dieu des papillons; convenons-en, pour le moment, tous ces dieux-là n’avaient rien à faire sur les bords du Rhin.
Mais Odin, mais Jupiter pouvaient compter comme auxiliaires plus sérieux, plus solides, ceux de la Finlande.
Les dieux ont toujours quelque chose des mœurs de leurs sectateurs, de leurs administrés; et quels peuples plus que les Finnois ou Finlandais firent jamais preuve d’un courage indomptable? Pirates de la Baltique comme les Scandinaves l’étaient de l’Océan, ils partageaient avec ceux-ci les dépouilles du monde boréal. Descendus des hauts plateaux de l’Asie avec leurs frères les Turcs, les Mongols, les Tartares, les Tongouses, ils avaient d’abord été connus sous le nom d’Ugoriens ou d’Ogres, et Dieu sait si les Ogres devaient laisser un long et terrible souvenir au fond de nos histoires populaires!
Les Finlandais ne comptaient guère parmi eux que des marins, des soldats, des mineurs et des forgerons. Extraire le fer, le forger en ancres de navires, en lances, en sabres, en épieux, telles étaient leurs principales occupations. Aussi honoraient-ils particulièrement Rauta-Rekhi, la personnification même du fer; Wuolangoïnen, le père du fer; Ruojuota, la nourrice du fer; et ils adressaient un culte spécial à trois sombres vierges dont les robustes mamelles fournissaient en abondance un lait noir qui devenait du fer en se refroidissant, comme en se refroidissant l’eau devient de la glace.
Leurs dieux principaux, en dehors de ceux-là, étaient au nombre de trois, comme toujours, trois frères.
L’aîné, le vieux Vainamoïnen, a créé le feu céleste et le feu terrestre, c’est-à-dire le soleil et les volcans.
Le second, Ukko, est chargé de les alimenter de combustible, sans quoi la terre refroidie passerait bientôt à l’état d’un immense glaçon et le soleil à celui d’un amas de braise éteinte. Placé dans les nuages, il souffle alternativement sur l’un et sur l’autre pour entretenir leur double foyer, et il les interpelle avec la voix du tonnerre.
Ilmarinnen, le troisième, grand travailleur et bon ouvrier, a forgé la terre et les sept cieux qui l’environnent; on l’appelle le Forgeron éternel. Il passe sa vie à forger, tantôt des étoiles de toutes les grandeurs, tantôt des lunes de rechange. Il a même forgé une femme d’argent, non pour lui, mais pour son frère puîné, à qui ses occupations multipliées, incessantes, ne permettaient pas de faire les démarches nécessaires pour tout mariage sortable. Cette femme de fin métal, bien confectionnée, belle, charmante, du plus heureux caractère, n’avait qu’un défaut, un seul; on ne pouvait l’approcher sans se sentir gelé jusqu’à la moelle des os.
Le plus habile forgeron n’arrive pas du premier coup à faire une femme parfaite.
Aussi, quand il s’agit de son propre mariage, Ilmarinnen se décida-t-il à prendre une femme toute faite, et, comme il était d’usage alors parmi les Finlandais comme parmi les Germains, il l’acheta.
Pour nous reposer un peu de cette longue énumération de divinités aujourd’hui passées de mode, j’ai grande envie de placer ici une saga, une tradition finlandaise, au sujet de ce même mariage d’Ilmarinnen le Forgeron, et composée par sa propre sœur. Dans ce chant de noce, expression des sentiments les plus doux et les plus chastes, on pourra entrevoir les mœurs intimes de ces dieux artisans, à qui il arrivait parfois de battre leurs femmes; du moins la saga nous donne le droit de le supposer.
Ilmarinnen vient de se marier, et il s’impatiente, il se damne de ne point voir accourir au-devant de lui sa jeune épouse. Écoutez ce que lui chante alors, en s’accompagnant de la petite guitare-kantèle, pour le calmer plus sûrement, l’hôtesse de Pohjola, sa sœur:
«O époux, frère de mes frères, longtemps déjà tu t’es irrité dans l’attente de ce jour heureux, patiente encore; ta bien-aimée ne tardera pas; elle achève sa toilette, mais, tu le sais, elle est loin la fontaine où elle a dû aller puiser de l’eau.
«O époux, frère de mes frères, patiente; elle vient de passer sa robe, mais elle n’a encore mis qu’une manche; veux-tu donc qu’elle se présente devant toi avant d’avoir mis l’autre?
«O époux, elle vient de tresser ses cheveux; une riche ceinture emprisonne sa taille, mais un seul de ses pieds est chaussé; il faut bien qu’elle chausse l’autre.
«Époux.... la voilà qui accourt.... mais elle n’a encore mis qu’un gant.... laisse-lui le temps de passer l’autre!»
La jeune mariée s’étant montrée enfin, la bonne hôtesse de Pohjola s’attendrit tout à coup sur elle.
«O épouse, ô vierge achetée, ô colombe vendue! ma sœur, mon poëme, ma verte tige, que de pleurs tu vas répandre!
«Ta famille a été bien prompte à se faire compter l’argent dans le creux d’un bouclier.
«Pauvre ignorante, tu as cru quitter le toit de ton père pour quelques heures, pour un jour peut-être! Hélas! tu t’es donnée à jamais; tu as un maître maintenant!»
Et se tournant de nouveau vers Ilmarinnen, elle continue ainsi:
«O époux, frère de mes frères, ne montre point à cette enfant, avec le fouet de l’esclave, le chemin où il lui faudra marcher;
«Ne la fais pas crier sous la verge ou sous le bâton; instruis-la doucement, à demi-voix, portes closes,
«La première année par la parole, la seconde par un pli de ton front, la troisième en lui pressant légèrement le pied. Sois patient!
«Si, les trois ans écoulés, elle est rebelle à tes leçons, ô époux, frère de mes frères, prends quelques brins de jonc, quelques tiges de carex, châtie-la.... mais avec une verge recouverte de laine.
«Résiste-t-elle encore, eh bien! coupe un rameau dans le bois, une branche de bouleau, pas trop forte, et cache-la sous tes vêtements; que nul ne se doute de ce qui va se passer.
«Surtout, ne la frappe ni sur les mains ni sur le visage; car son frère pourrait bien te demander: «Est-ce le loup qui l’a mordue?» son père pourrait bien te dire: «Est-ce donc l’ours qui l’a déchirée ainsi!»
Cette saga, dans son réalisme fleuri, ne respire-t-elle pas un charme attendrissant? Les instincts les plus délicats, les plus pudiques, se conservaient donc intacts au milieu des mœurs grossières et des habitudes violentes? Quel nom portiez-vous, muses naïves de la Finlande, qui inspiriez alors la bonne hôtesse de Pohjola? N’étiez-vous pas les filles de ces belles gandharvas de l’Inde qui disaient:
«On prend un éléphant par sa corde, on prend un cheval par sa bride, on prend une femme par le cœur.»
Et ne semble-t-il pas issu de la petite bourgeoisie, ce forgeron éternel, ce dieu de première classe, qui a fait la terre et les cieux, qui achète une femme, qui la bat, et redoute ensuite les réprimandes de son beau-frère et de son beau-père?
Notre halte faite, continuons de décrire les autres cohortes des dieux, accourus sur les bords du Rhin pour soutenir une cause commune à tous.
Près des célestes représentants de la Scythie, de la Sarmatie, de la Prusse, de la Finlande, figuraient ceux des différentes races slaves.... Mais à quoi bon la liste complète de cette multitude de confédérés dont la mémoire la plus vaillante ne parviendrait pas à retenir les noms baroques?
Il nous suffira de dire que les Lithuaniens, les Moraves, les Silésiens, les Bohémiens, les Russes étaient représentés là par leurs dieux les plus redoutables; Ilia, le grand archer, dont les flèches atteignaient leur but à travers l’épaisseur de neuf sapins; Radgost, l’impitoyable destructeur; Flintz, ce dieu squelette qui portait un lion sur ses épaules, et roulait dans un char enflammé; la gigantesque Yaga-Baba, dont la tête dépassait les plus hautes montagnes. Lorsqu’un soldat était atteint par la peur avant de l’être par l’ennemi, elle l’enlevait aussitôt des rangs et le broyait dans un mortier de bois avec un pilon de fer.
Tous quatre traînaient à leur suite des bataillons de Stryges, suceurs de sang, de Trolls voraces, de Marowitz et de Kikimoras étouffeurs; de Polkrans et de Leschyes; ceux-ci, espèces de satyres nains, pouvaient à volonté se transformer en géants; ceux-là, moitié hommes, moitié chiens, aboyaient et chantaient; leurs chants, sinistres comme leurs aboiements, répandaient la terreur devant eux, et à cent pas ils donnaient la mort sous le souffle empoisonné de leur haleine.
Tels étaient, contre le christianisme, les auxiliaires des dieux romains et scandinaves.
Quand les nouveaux arrivants se furent organisés, l’aigle de Jupiter s’éleva au-dessus des nuages, poussa trois cris retentissants en se tournant vers trois points de l’horizon, et, du couchant, du levant et du midi, les dieux dispersés de l’Italie et de la Grèce, abandonnant leurs retraites mystérieuses, accoururent; Neptune avec ses Tritons, ses Protées, ses Harpies et ses monstres marins; Pluton avec ses Parques, ses Euménides, ses Furies et toute sa cohorte infernale.
Odin frappa sur son bouclier, et, du fond du Nord, non-seulement les dieux et les Valkyries, non-seulement les héros de la Valhalla, mais jusqu’aux adversaires même des Ases, Héla, le loup Fenris, les Géants de la Gelée, Loki à leur tête, vinrent se ranger sous ses ordres pour assister aux grandes fêtes du carnage.
Jamais les armées de Darius, d’Alexandre, d’Attila, de Charlemagne n’avaient offert, ou n’ont offert depuis, un aspect plus imposant et plus terrible.
Les sibylles, les nornes, les augures, les magiciennes consultés, on se mit en marche.
A quelques lieues au delà du fleuve, du côté d’Argentoratum (Strasbourg), à mi-côte d’une légère colline, s’élevait une petite chapelle en voie de construction.
C’est de ce côté que les sibylles et les prophétesses avaient ordonné de se diriger, ne doutant pas que le dieu des chrétiens, à la tête de ses légions, ne se présentât pour la défendre.
Les confédérés s’avançaient silencieusement, profitant de la nuit pour surprendre leurs adversaires, déjà rassemblés sans doute. Odin commandait la droite de l’armée; Jupiter, la gauche. Les dieux scythes, sarmates, slaves, borussiens et finlandais, sous les ordres de Tabiti, de Péroun, de Percunos, de Wainamoïnen, de Radgost, occupaient le centre.
A peine en vue de la colline, ils virent une lueur scintillante toute particulière, au milieu de l’obscurité profonde, entourer sa base d’un cercle de lumière.
Aussitôt les trois agiles messagers des dieux romains, slaves et scandinaves, Mercure, Algis et Hermode, accompagnés des Euménides, des Valkyries et d’une troupe légère de Lapithes et de Centaures, sont envoyés à la découverte. Bientôt de retour, ils annoncent que ces scintillements qui entourent la colline sont les reflets des épées flamboyantes des dix mille anges exterminateurs. Ils n’en doutent pas.