La mythologie du Rhin
Les ci-devant conspirateurs ne se le firent pas dire deux fois, et, sans même songer à enterrer leurs morts, ils détalèrent sans tambour ni trompette. Aux dernières clartés du jour on pouvait les voir tous trotter confusément entre les hautes herbes et sous les coupoles des champignons de la route, éveillant en sursaut les phalènes et les scarabées, s’en servant même comme de montures pour regagner plus promptement les ruines de leur vieux burg.
Resté avec ses frères: «Maintenant à nous seuls l’honneur de l’entreprise! leur dit Kreiss; loin de renoncer à mon projet, je prétends lui donner un complément qui couvrira notre race d’une gloire éternelle.»
Outre leur habileté comme métallurgistes, les nains sont très-experts en charpenterie.
C’est à eux que les bonnes gens du Rheingau attribuent aujourd’hui encore la solidité des vieilles mines, dont les nains habitaient les parties basses et qu’ils ont, disent-ils, si bien étayées que le temps n’y peut plus rien. Ainsi que tous les gros hommes, Quadragant dormait la bouche ouverte; dans cette bouche, large et spacieuse comme l’entrée d’un caveau, Kreiss, armé d’un long épieu, pointu aux deux extrémités, se glissa audacieusement, ayant soin de n’appuyer d’abord ses pieds mignons qu’aux échancrures des dents, qui formaient là comme une double rangée de créneaux parallèles. Il s’en aida pour parcourir le gouffre d’une extrémité à l’autre, sans troubler le repos du dormeur par un chatouillement inopportun. A tout hasard cependant Kreiss tenait son épieu d’une main ferme, prêt à le redresser entre les deux mâchoires pour les empêcher de se refermer.
Ses frères, alors occupés à confectionner des poutres, des chevilles et des chevrons, les lui passaient au fur et à mesure que besoin était. Un d’eux vint même l’aider dans sa besogne.
Entre la double rangée des dents, ils fixèrent de forts madriers reliés entre eux par des solives. L’ouvrage n’avança pas sans peine; dans la bouche du géant il faisait noir comme dans un four; comme dans un four aussi on y éprouvait une chaleur intolérable. De plus, Quadragant avait dîné ce jour-là d’un chevreuil et de quelques lièvres, et comme en fin gourmet il n’aimait la venaison que faisandée, les parfums de son haleine ajoutaient une incommodité de plus à la chaleur et à l’obscurité du lieu.
Le frère de Kreiss, tout à coup pris de nausées, sortit précipitamment et alla rejoindre les autres, qui continuaient leur œuvre de charpenterie, tout en surveillant le captif.
Quadragant était alors occupé militairement, au dedans comme au dehors, par les huit frères nains.
On avait fait passer une lanterne à Kreiss; il la suspendit à l’une des poutres transversales, et, seul, poursuivit résolûment sa tâche, non sans se boucher le nez de temps à autre.
C’est au moment où, sa besogne achevée, il se disposait à sortir de ce gouffre humide, suintant, empesté, que le soupir du géant qui s’éveillait l’enleva de place, comme fait un vent d’orage d’une feuille de frêne, et, ainsi que nous l’avons dit, le lança tout étourdi dans l’espace, d’où il retomba sur la poitrine du colosse.
Après s’être remis de la secousse, convaincu par une rapide inspection que les liens qui retenaient son captif étaient assez solides pour l’empêcher de bouger, de la poitrine de Quadragant, Kreiss chemina, le long du cou, jusqu’à son oreille, à l’aide de laquelle, se hissant, il escalada le menton, après avoir traversé sa joue dans toute sa largeur. Sa position prise sur cette éminence maxillaire, redressant sa petite taille, enflant sa petite voix:
«Meurtrier de nos frères, lui cria-t-il, tu es mon prisonnier, et tu vas mourir; recommande ton âme à Dieu!»
Le géant abaissa, en l’orientant, son regard du côté où venait la voix frêle qui s’adressait à lui. Il ne vit rien d’abord qu’un faible jet de lumière rayonnant à l’extrémité de son nez, mais son nez lui cachait entièrement l’orateur.
Kreiss fit alors quelques pas du menton vers la bouche de Quadragant, et celui-ci aperçut une sorte de petit homme, couvert d’un manteau fait d’une peau de souris, dans laquelle il se drapait fièrement, comme Hercule dans la peau du lion néméen.
Il tenait à la main, non une massue, mais une lanterne de pierre à jésus, renfermant pour tout luminaire un ver luisant.
Grâce à cette lueur phosphorescente, qui semblait envelopper Kreiss d’une auréole, Quadragant put l’examiner à loisir, et il se demanda comment cet embryon lui était sorti de la bouche et comment lui, Quadragant, avait pu devenir son prisonnier.
Au regard dédaigneux que lui jeta son ennemi, Kreiss devina quelles idées le préoccupaient: «Tu ne te crois pas notre captif, reprit-il, eh bien, lève-toi et marche.»
Quadragant essaya de faire un mouvement et s’aperçut alors qu’il était fixé à la terre par des cordages, par des chaînons, par chacun des cheveux de sa tête, par chacun des poils de son corps. Il voulut apostropher l’homoncule, l’immobilité tétanique de ses mâchoires suffit à lui révéler la vérité.
«Quant à ton genre de mort, poursuivit Kreiss, si les loups et les vautours ne s’en mêlent bientôt, la faim y suffira.»
A cette pensée qu’il courait risque de mourir de faim, le genre de mort qu’il avait toujours le plus appréhendé, le pauvre Quadragant se mit à pleurer, et deux ruisseaux de larmes, après avoir coulé le long de ses joues, contournant la commissure des lèvres, débordèrent sur son menton.
Kreiss fut forcé de faire quelques pas en arrière pour éviter le double courant.
Quoique ferme dans ses résolutions, il était naturellement bénin. Tant et de si grosses larmes finirent par l’émouvoir; mais sa pitié même le fit persévérer dans la résolution de rendre sa vengeance non moins grande qu’utile.
«Écoute-moi bien, géant; tu peux racheter ta vie.»
Les larmes de Quadragant s’arrêtèrent. Dans cette vie qu’on lui offrait, il entrevit d’abord l’espérance d’un bon souper prochain, et si ses mâchoires n’avaient été paralysées par la charpenterie de Kreiss, sa large face se fût épanouie dans un sourire.
«Mais cette vie et cette liberté que nous te rendrons, poursuivit le nain, tu les consacreras au service de notre peuple décimé par toi, entends-tu? tu seras, comprends-le bien, moins encore notre protecteur que notre serviteur; tous les travaux que nous t’ordonnerons dans l’intérêt de notre sûreté comme dans celui de notre bien-être tu les accompliras sans réflexion; et tout d’abord tu relèveras ce chêne qui ombrageait et cachait les demeures des petits nains de ce canton; tu l’arroseras chaque jour jusqu’à ce qu’il ait repris sa force. Maintenant, par un signe de tes yeux, dis si tu acceptes mes conditions.»
Quadragant ouvrit et ferma vivement les yeux à dix reprises différentes.
Kreiss décrivit avec sa lanterne comme des signaux télégraphiques; ses frères, toujours au nombre de sept, comme lui vêtus de peaux de souris ou de mulots, portant comme lui une lanterne habitée par une luciole, grimpèrent à leur tour sur la face du géant, qui alors parut illuminée.
Trois d’entre eux se placèrent sur son front, deux autres près de chaque œil. Ces deux derniers tenaient à la main, en guise de poignard, une longue épine de prunellier.
Kreiss, demeuré à sa même place, reprit, en s’adressant au géant: «Si, ta voix redevenue libre, tu pousses un cri pour appeler à ton aide, nous te crèverons les yeux sans miséricorde: te voilà averti.»
Armé de son épieu à deux pointes, il rentra dans la bouche de Quadragant et détacha une des poutres transversales qui formaient la clef de voûte. D’un coup de sa langue, le patient acheva la démolition de l’édifice; puis, après un soupir de soulagement, rapprochant ses formidables mâchoires, il broya sous ses dents les poutres, les chevrons, comme il eût fait d’un paquet d’allumettes, et ingurgita le tout en à-compte sur son souper; après quoi, il prêta ce serment qui, pour messieurs les géants, équivalait à celui que les dieux de la Grèce prêtaient en invoquant le Styx.
«Par la terre qui est ma mère, par les montagnes qui sont ses os, par les bois et les forêts qui sont sa chevelure, par les ruisseaux, les rivières et les fleuves qui sont le sang de ses veines, moi, le géant Quadragant, je me déclare l’esclave des nains.»
Au soleil levant, Quadragant était debout, portant ses nouveaux maîtres entre ses doigts entrelacés en forme de berceau. En moins de cinq minutes, il arriva, d’après leurs indications, devant la vieille forteresse en ruines, où tenaient conseil non-seulement les fugitifs de la journée, mais avec eux les principaux députés des nains de cette partie de la Germanie.
Lorsque les gens de garde annoncèrent à ceux-ci l’arrivée du géant, croyant leur dernière heure venue, tous firent un mouvement pour battre en retraite jusque sous les fondations mêmes du vieil édifice. Kreiss, qui s’était fait mettre à terre devant les caveaux du burg, fit alors son entrée dans la salle des séances, et, comme tous les triomphateurs, affectant l’air le plus modeste, il leur annonça que le géant était leur esclave.
Tombant aussitôt à ses pieds, ils voulurent le proclamer empereur des nains.
Instruit par une expérience récente, Kreiss se garda bien de prendre au sérieux ce nouvel accès d’enthousiasme.
A partir de ce jour, le géant quitta son nom de Quadragant pour prendre celui de Putskuchen, qui alors signifiait l’ami des nains, et qui, dans le langage moderne, se traduit simplement par omelette soufflée.
Tout alla bien d’abord; cependant, au bout de trois années, Putskuchen était devenu triste et morose; Putskuchen ne faisait plus que quelques repas par jour; Putskuchen se fanait dans sa fleur; Putskuchen était amoureux; amoureux d’une jeune géante, qui lui
reprochait de s’être mis au service des homoncules, qui lui reprochait surtout d’être pauvre. Le malheureux dépérissait de jour en jour; l’Omelette soufflée s’était aplatie; Putskuchen n’était plus qu’un échalas de trente pieds de haut.
Kreiss l’avait pris en grande affection; après avoir obtenu l’assentiment des autres chefs, il mit à sa disposition un amas considérable de paillettes d’or recueillies par les nains dans les montagnes environnantes. C’était là de quoi acheter trois femmes au lieu d’une.
Le fait à peine ébruité, tous les géants pères de famille le voulurent pour gendre, et, voyant de quelle façon le peuple nain récompensait ses serviteurs, ce fut à qui, parmi eux, se ferait l’homme-lige d’une peuplade.
C’est ainsi que, grâce à Kreiss, on vit les géants entrer au service des nains, et reconnaître leur supériorité.
Des sceptiques ont avancé qu’il n’y avait dans cette histoire qu’un symbole. Selon eux, ce géant attaché à la terre et muselé par des nains, c’était le peuple, le peuple toujours courbé, toujours soumis malgré sa force; les nains qui habitaient sous le chêne (l’arbre sacré de tous les peuples d’origine celtique), c’était le clergé. Fi des vilaines gens qui d’une tradition font un apologue et de notre ami Kreiss un druide!
Les nains, réconciliés avec les hommes, firent exécuter par leurs géants des travaux de viabilité, des ponts, des routes, dont plus tard on attribua la construction aux Romains.
La croyance aux petits nains existe encore aujourd’hui dans la plupart des pays du nord. Ils peuplent par myriades les souterrains et les rochers de la Westphalie, de la Suède et de la Norvége, où ils travaillent à amasser des trésors.
XV
XV
Des enchanteurs et des enchantés.—Voyage d’Asa-Thor et de ses compagnons.—L’hôtellerie aux cinq corridors.—Skrymner.—Un gant perdu et retrouvé.—Arrivée à la grande ville d’Utgard.—Lutte du dieu Thor contre la nourrice du roi.—Frédéric Barberousse au Kisfhauser.—Teutonia! Teutonia!—Ce que sont devenus les anciens dieux.—Vénus et le bon chevalier Tannhauser.—Jupiter dans l’île aux lapins.—Un dieu de nos jours.
Écoutez!... voici du plus merveilleux encore! Mais, nécessité fâcheuse, il nous va falloir revenir sur les géants; des géants nous avons largement usé, depuis Ymer jusqu’à Quadragant, et l’on se fatigue, même des meilleures choses. Cependant que le lecteur se rassure; cette fois, nos géants ne sont pas absolument des géants, ou du moins ce sont des géants d’une espèce toute particulière.... Au lieu de nous perdre dans les réticences et les divagations, entamons franchement notre histoire.
C’était à l’époque où les dieux scandinaves trônaient dans toute leur puissance.
Curieux de voir certaines contrées dont on lui avait fait des récits incroyables, un jour, le dieu Thor se mit en route, accompagné de Raska, de Tialff et de Loki. Laissant derrière eux la Suède et la Norvége, ils arrivent sur le bord de la mer, qu’ils traversent à la nage. Qu’est-ce que cela pour des gens de cette sorte? Sur le rivage opposé, ils trouvent une vaste plaine, et comme la nuit était proche, et que le besoin de repos se faisait sentir pour eux, ils cherchent un gîte. Dans la plaine immense et déserte, un seul s’offre à leurs regards; c’est une grande maison, informe, abandonnée, plus large que haute, et d’un aspect tout singulier. On n’y voit ni portes, ni fenêtres, ni toitures; les brumes du soir il est vrai pouvaient leur masquer une partie du bâtiment. Engagés dans un vestibule carré, aplati, au fond duquel s’ouvrent cinq longs corridors, chacun de nos voyageurs enfile le sien au hasard, à tâtons, cherchant une chambre, un lit; n’en trouvant pas, ils prennent le parti de s’étendre à terre, le dos contre la muraille.
Du reste, la muraille, comme le plancher, avaient une certaine élasticité; un torchis de paille ou de mousse les recouvrait sans doute, et leur donnait le moelleux d’un feutre, un peu rude et grossier, voilà tout. On pouvait dormir là commodément et chaudement. Nos gens y dormirent.
Le matin venu, Thor, se frottant les yeux, s’étirant les bras, alla faire un tour dans la campagne pour se dégourdir les jambes et secouer les dernières atteintes du sommeil. A travers les nuages blancs qui couvraient encore la sommité des hautes collines, il crut voir une grosse tête ébouriffée, puis, au milieu de cette tête, deux yeux lui apparurent. Il supposa d’abord que cette grosse tête et ces deux grands yeux tout brillants n’étaient autres qu’un rocher couvert de broussailles, et deux flaques d’eau illuminées par les rayons du soleil levant: cependant la grosse tête ébouriffée s’agitait, s’abaissait vers la terre, se tournait tantôt d’un côté tantôt de l’autre. Les nuages s’étant dissipés, Thor s’aperçut qu’il avait devant lui un géant, mais un géant de telle taille que ceux auxquels il donnait la chasse d’ordinaire ne lui auraient pas été au genou.
Le géant s’avançait vers lui, toujours regardant çà et là, et toujours les yeux fixés au sol, comme à la recherche d’un objet égaré.
Thor, que la vue d’un géant mettait facilement en colère, alla droit à sa rencontre et d’un ton d’arrogance:
«Que fais-tu là? qui es-tu? ton nom?
—Je me nomme Skrymner, lui répondit l’autre, ne le savais-tu pas? Quant à moi, je n’ai pas besoin de t’adresser semblable question; tu es le dieu Thor, un de ces dieux de petite taille qui demeurent avec Odin sur le chêne Ygdrasil. As-tu trouvé mon gant?... j’ai perdu mon gant, oui.... hier, ajouta-t-il de l’air le plus indifférent du monde, et comme préoccupé seulement de sa recherche.
—Je n’ai rien trouvé de pareil, lui répondit Thor, toujours de méchante humeur, et regrettant de n’avoir point son marteau sous la main.
—Et tu voyages seul ainsi? reprit Skrymner.
—J’ai trois compagnons.
—Je ne les aperçois pas.
—Tous trois reposent encore dans cette maison où nous avons gîté cette nuit.»
Et, du doigt, il indiqua la maison qui leur avait servi d’hôtellerie.
Skrymner fit un mouvement de surprise et de joie: «Mon gant! s’écria-t-il, c’est mon gant! le voilà retrouvé!» Il courut ramasser cette prétendue maison aux cinq corridors, l’enleva, non sans l’avoir secouée doucement en la rapprochant de terre, preuve qu’il n’était pas dépourvu de tout sentiment humain.
Loki, Tialff et Raska roulèrent sur l’herbe, un peu effrayés de l’ascension, suivie d’une culbute, qu’ils venaient de faire. Une fois remis de leur émotion, et surtout de leur surprise en apprenant qu’ils avaient passé la nuit dans un gant, ils songèrent à poursuivre leur voyage.
Le pays leur étant inconnu, Skrymner s’offrit à les guider et se chargea même de porter leurs bagages. Tant de complaisance et de courtoisie bannirent du cœur de Thor, qui maintenant avait son marteau, toute idée agressive à son égard.
A la première halte, comme ils s’apprêtaient à déjeuner, le géant les quitta, après leur avoir toutefois indiqué le chemin à suivre; mais il fut impossible à Thor d’ouvrir la valise aux provisions, tant les cordes et les chaînettes qui la fermaient se trouvaient emmêlées. Ils durent se remettre en route sans avoir procédé à leur repas du matin, ce qui pour des voyageurs, et même pour des dieux, est toujours chose de fâcheux augure.
Au bout de quelques heures, la plaine restant déserte et aride, et la faim les tourmentant, ils prêtèrent l’oreille, espérant entendre le vagissement d’une vache ou le hurlement d’un ours, bien résolus à dîner soit de l’un soit de l’autre; mais les bourdonnements d’un orage, le roulement de la foudre furent tout ce qu’ils entendirent.
Irrité que quelqu’un se permît de tonner sans attendre son ordre, à lui, le dieu du tonnerre, Thor s’élança en avant. Se dirigeant au bruit, il arriva dans un défilé rocheux, ombragé de quelques chênes, où il trouva Skrymner qui, renversé sur le dos entre deux collines, dormait en ronflant d’une manière formidable. Ce ronflement avait suffi pour faire supposer à nos voyageurs l’existence d’un orage.
«Sans doute, se dit Thor, ce misérable digère maintenant les provisions qu’il nous a volées; pour cacher son vol, c’est lui qui a embrouillé les nœuds de notre valise; mais il me le payera cher! D’ailleurs, ne m’a-t-il pas traité de dieu de petite taille!»
Ce disant, il prit son marteau et le lança sur la tête du géant endormi, qui, sans autrement bouger, passa la main devant son front, comme si une feuille tombée des arbres l’eût chatouillé en le frôlant.
Thor se rapprocha de lui et de nouveau le frappa derrière la tête, droit au cervelet, que les géants ont très-développé.
Cette fois, le dormeur ouvrit un œil, le referma, et après s’être légèrement gratté du bout de l’ongle à l’endroit contus, il se rendormit.
Naturellement brutal, surtout à jeun, Thor était tombé dans une colère rouge à la suite de son inexplicable impuissance. Bien décidé à en finir une fois pour toutes avec son immobile adversaire, il se revêtit de sa ceinture de vaillance, qui avait le don de doubler ses forces, saisit son marteau à deux mains, le dirigea avec une telle violence d’impulsion vers la figure du géant qu’il s’enfonça jusqu’au manche dans une de ses joues; et Thor eut beaucoup de peine à le faire revenir à lui.
Pour le coup, Skrymner se réveille tout à fait, ouvre les deux yeux, porte sa main à sa joue, se plaignant qu’on ne puisse dormir en repos dans cet endroit, et qu’une mouche vient de le piquer.
Apercevant alors près de lui son assaillant, d’un air plein de bonhomie il lui demande comment il se trouve là, et s’il s’est égaré. Les autres voyageurs arrivent; Skrymner leur propose de les conduire dans la ville d’Utgard, leur y promettant bon gîte, bonne table, bon accueil, la satisfaction complète non-seulement de leurs besoins, mais de leurs fantaisies.
Thor ne sait plus quoi penser. Ahuri, confondu, il marche sur les pas de son guide, sans autre idée en tête que de prendre une éclatante revanche de toutes ses humiliations.
La ville d’Utgard a des dimensions incroyables; les murs d’enceinte, les maisons, les arbres, les meubles, tout y est géant. Nos voyageurs pourraient passer volontiers entre les jambes des enfants qu’ils rencontrent, comme nous autres gens de Paris nous passerions sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Vous le voyez, maintenant nous ne sommes plus à Lilliput; nous voici avec Gulliver dans l’île des Géants. Gulliver pourrait bien être né d’une tradition scandinave.
Le roi reçoit Thor et les siens en riant de leur petite taille et leur fait offrir des siéges trois fois plus hauts qu’eux. Après une foule d’aventures où nos hommes, c’est-à-dire nos dieux, ne cessent de jouer le mauvais rôle, Thor furieux défie les géants à la lutte corps à corps. Le roi lui propose de lutter contre sa nourrice, une vieille édentée. Thor, qui a besoin de passer sa colère sur quelqu’un, accepte, bien résolu de jeter par la fenêtre la nourrice de Sa Majesté. A grand’peine, il parvient à la soulever un instant de terre, mais lui-même, affaibli par l’effort, tombe sur un genou.
Le lendemain, les quatre compagnons en avaient assez des voyages. Skrymner les reconduisit, avec sa courtoisie ordinaire, hors de la ville. En se séparant d’eux, il prit le dieu Thor à part: «Jusqu’à présent, lui dit-il, vous ne savez de moi que mon nom; ce n’est point assez; je suis Skrymner l’enchanteur. N’ayez donc souci des événements de la journée d’hier. Par trois fois vous avez cru me frapper de votre marteau, il n’atteignait que les rocs impénétrables au pied desquels je dormais, en simulacre seulement; quant à la nourrice, en la soulevant de terre vous avez donné là un témoignage de vigueur dont je n’aurais pas cru capable même le dieu Thor, car la vieille édentée n’était autre que la Mort, oui, la Mort, que j’avais contrainte à venir se mêler à nos jeux; le reste, prestiges, illusions! Je voulais éprouver si la puissance de l’art magique était égale à celle des dieux. Bon voyage, Asa-Thor!»
Plus furieux que jamais, Thor voulut se jeter sur lui. Le faux géant venait de s’envoler sous la forme d’un petit oiseau; Thor se retourna vers la ville d’Utgard, pour la détruire de fond en comble; elle achevait de s’évanouir en fumée.
Eh bien, je vous avais promis des contes de ma Mère-Grand’, ai-je tenu parole? Et ne pensez pas que celui-ci je l’aie puisé à des sources douteuses; vous le retrouverez, avec tous ses développements, dans les chapitres 23, 24, 25 et 26 du livre sacré de l’Edda.
Sur les enchanteurs, sur les magiciens, j’aurais beaucoup à dire; mais la route se prolonge encore devant moi, et je suis pressé d’arriver. Puis, qui ne connaît les prouesses des Merlin et des Maugis?
Dans toutes les anciennes traditions du Nord, se trouvent sans cesse des récits merveilleux d’enchantements, d’apparitions; ici et là, métamorphoses de rochers en palais, de bêtes en hommes, d’hommes en bêtes, poétique fantasmagorie, élément épique de nos anciens romans de chevalerie comme des poëmes de l’Arioste et du Tasse.
Chez tous les peuples, la poésie épique dut toucher à la religion, et par elle au merveilleux; n’a-t-elle pas été pratiquée d’abord dans les temples et pour les temples? Ainsi, aux Indes, le Mahabarata; en Grèce, les Cycles d’Hercule et d’Orphée. Il en devait être ainsi de ces longs poëmes des bardes gaulois ou germains et des skaldes scandinaves, chefs-d’œuvre inconnus, à jamais regrettables.
Mais ce qui appartient plus essentiellement à l’Allemagne que ses enchanteurs, ce sont ses enchantés, autrement dit ses DORMANTS. Là, on la retrouve avec ses grandes idées patriotiques, avec ses grandes expériences toujours déçues, toujours persistantes; là, ce ne sont pas seulement ses vieilles croyances qui se sont obstinées à rester debout, ce sont ses vieilles affections. Arminius, Siegfrid (le héros des Nibelungen), Théodoric, Charlemagne, Witikind, Frédéric Barberousse, Guillaume Tell, Charles-Quint, ses héros, ses amis, ses gloires de toutes les époques, elle n’a point souffert qu’ils se séparassent complétement d’elle et de ses destinées futures; ils ne sont point morts, elle ne l’a pas voulu; ils dorment; Witikind sous le Siegburg, en Westphalie; Charlemagne, dans les souterrains du château vieux de Nuremberg. Là, malgré tout ce qu’on en peut penser à Aix-la-Chapelle, entouré de ses pairs il repose majestueusement, prêt à se réveiller quand Dieu lui indiquera que le moment est venu.
Quant à Frédéric Barberousse, il dort au Kisfhauser, dans les monts de porphyre et de granit de la Thuringe; ainsi des autres, et ne niez pas! on les y a vus!
Peu d’années après sa disparition du monde, Frédéric, lorsque les sons de quelque instrument montaient de la plaine, apparaissait sur une des cimes de sa montagne. Connaissant son goût pour la musique, les sociétés philharmoniques ou chorales d’Erfurt et des autres villes viennent encore parfois lui donner des aubades.
On dit qu’un soir, comme l’horloge de Tilleda sonnait minuit, des musiciens, montés sur le Kisfhauser, virent la montagne s’ouvrir devant eux; des femmes, couvertes de pierreries et portant des flambeaux, leur apparurent. Elles firent un signe; ils les suivirent, sans cesser de jouer de leurs instruments, et arrivèrent ainsi devant l’Empereur. Celui-ci leur fit servir un bon repas, et quand ils se disposaient à prendre congé de lui, les belles dames de la cour, après les avoir reconduits, toujours leurs flambeaux à la main, remirent à chacun d’eux un rameau de peuplier. Nos musiciens avaient espéré mieux de la générosité de Frédéric. Parvenus au bas de la montagne, de dépit, ces rameaux, ils les jetèrent au milieu de la route. Un seul garda le sien, et, rentré chez lui, l’accola dévotieusement à la branche de buis bénit qui décorait la tête de son lit. Alors, ô miracle! chacune des feuilles du peuplier se changea en un ducat d’or. Instruits du fait, les autres coururent à la recherche de leurs rameaux; ils ne les retrouvèrent plus.
Une autre fois, un pâtre (d’autres disent un ouvrier mineur) rencontra sur le Kisfhauser un moine à barbe blanche, qui, sans plus de façon, comme s’il se fût agi d’une visite à faire au métayer voisin, lui dit de venir sur le champ avec lui auprès de l’empereur Frédéric Barberousse, qui avait à lui parler. Le pâtre resta d’abord interdit, puis il se mit à trembler de tous ses membres. Après l’avoir rassuré, le moine le conduisit dans un petit vallon ténébreux, et, frappant la terre de sa baguette, il cria par trois fois: «Ouvrez! ouvrez! ouvrez!» Sous les pieds du moine et du pâtre, un grand bruit se fit entendre; la terre sembla osciller, puis se fendit tout à coup. Ils se trouvèrent dans une vaste galerie, au milieu de laquelle brûlait une lampe. A l’extrémité se trouvait une porte d’airain, à double battant. Le moine (c’était un magicien sans doute) frappa trois fois la porte de sa baguette en répétant: «Ouvrez! ouvrez! ouvrez!» et la porte d’airain tourna sur ses gonds, avec un bruit semblable à celui qu’avait rendu la terre auparavant.
Ils étaient dans une grotte dont la voûte et les parois noircies à la fumée d’une immense quantité de torches semblaient recouvertes de tentures de deuil. On eût dit d’une chapelle ardente, sans cercueil ni catafalque toutefois. Le pâtre s’était remis à trembler; le moine répéta son cri d’appel, en frappant à une porte d’argent qui leur faisait face. La porte d’argent s’ouvrit comme venait de s’ouvrir la porte d’airain.
Dans une chambre magnifique, éclairée d’un demi-jour, sans qu’on pût deviner d’où venait la lumière, ils virent l’empereur Frédéric, «assis sur un trône d’or, une couronne d’or sur la tête; à leur entrée, il s’inclina doucement en fronçant ses épais sourcils. Sa longue barbe rouge avait poussé au travers de la table placée devant lui, et tombait jusqu’à ses pieds.»
Se tournant, non sans quelque effort pénible, vers le pâtre, il lui parla assez longtemps sur divers sujets, en lui recommandant de redire ses paroles à ceux d’en bas. Sa voix chevrotait; mais elle redevenait sonore et vibrante dès qu’il était question de la gloire de l’Allemagne; ensuite, il lui dit:
«Les corbeaux volent-ils encore au-dessus de la montagne?
—Oui, répondit le pâtre.
—De grands arbres morts pendent-ils comme autrefois au-dessus des abîmes du Kisfhauser?
—Qui pourrait les en arracher, si ce n’est la tempête?
—Nul ne t’a parlé de la réapparition de la vieille femme?
—Non.
—C’est bien; j’ai encore un siècle à dormir ici.»
Il fit signe au pâtre de se retirer, et se rendormit en murmurant un nom de femme qui lui mourut entre les lèvres.
C’est que parmi ces grands dormants de l’Allemagne figure aussi une femme, une femme d’une existence moins réelle que symbolique; qu’importe? Voici ce que dit sur elle la tradition.
Lorsque Witikind fut battu par Charlemagne à Engter, une pauvre vieille, ne pouvant le suivre dans sa fuite, poussait des cris lamentables, qui ajoutaient à la terreur de l’armée fugitive. Si, sur l’ordre répété de Witikind, les soldats s’arrêtèrent un instant au milieu de la panique, ce fut pour amonceler sur la vieille une masse de sable et de rochers. Ils ne croyaient pas la tuer eu l’enterrant ainsi toute vive; leur chef avait dit: «Elle reviendra!»
Cette vieille qui doit revenir, c’est Teutonia; et c’est son nom que Frédéric Barberousse balbutiait en reprenant son sommeil séculaire.
Quand la vieille femme d’Engter sera parvenue à se débarrasser de ce linceul de sable et de pierre qui pèse sur elle, alors, alors seulement le grand jour sera venu. Les héros, jusqu’à présent captifs dans leurs montagnes, dans leurs grottes souterraines, secoueront la torpeur de l’enchantement; ils reparaîtront au milieu des peuples; les grands arbres desséchés reverdiront pour témoigner de leur retour par un miracle; le cri de: Teutonia! Teutonia! résonnera dans les vallées, et les oiseaux eux-mêmes le répéteront!
On assure que lorsque viendra ce jour tant souhaité, l’Allemagne, débarrassée de toutes ses entraves, n’aura plus qu’une seule croyance, une seule loi, un seul cœur; elle sera glorieuse et libre, une et indivisible! Attendons que les oiseaux nous le disent pour y croire.
Il n’y avait pas que Teutonia et des empereurs parmi les dormants. On cite une paysanne des environs de Mayence qui, faisant route pour retourner chez elle, épuisée de fatigue et redoutant le grand soleil, entra dans une maison isolée, jetée à sa gauche au milieu d’une pépinière de petits arbres nouvellement plantés. C’était la demeure d’un savant magicien. Elle lui demanda la permission de s’y reposer un instant. Comme il était alors dans ses grands calculs de grimoire, il se contenta de lui répondre par un hochement de tête et lui indiqua de l’œil un banc placé dans le coin le plus reculé de la grande pièce. Elle s’y assit, mais de la hanche seulement, ne se trouvant pas suffisamment autorisée; et à chaque instant, elle se levait à demi, demandant à son hôte si elle ne lui était pas importune, et qu’elle aimerait mieux sortir sur-le-champ, malgré la chaleur et la fatigue, que d’être la mal-venue chez lui, le priant, du reste, de ne pas se déranger pour elle et de faire comme si elle n’y était pas; et une foule d’autres propos de cette force.
Irrité de son bavardage, le magicien se retourna brusquement vers elle et la regarda avec fixité entre les deux yeux. Elle s’endormit aussitôt. (Il était déjà question de magnétisme à cette époque, mais seulement de magnétisme magique.) Quand notre villageoise s’éveilla elle se trouva seule; l’hôte s’était absenté. A son grand regret, elle se vit contrainte de partir sans le remercier de son hospitalité, plutôt dix fois qu’une, ce qui était dans ses habitudes, et sans lui faire ses excuses de s’être ainsi laissée aller au sommeil, malgré l’honneur de sa société.
En s’éloignant de la maison, elle s’étonna d’abord de voir, au lieu de la pépinière de petits arbres, s’élever autour d’elle de grands chênes, de grands sapins; mais peut-être avait-elle suivi pour sortir une autre issue que pour entrer.
Elle arriva enfin dans son village, où bien d’autres surprises l’attendaient. Parmi toutes les bonnes gens qu’elle rencontra sur son chemin, ou qui se tenaient sur le pas de leurs portes, elle n’en reconnut pas un; longtemps en vain elle chercha sa maison, et quand elle l’eut trouvée, elle était habitée par des étrangers, qui, malgré ses réclamations, la jetèrent dehors, après l’avoir traitée de folle.
Un procès s’ensuivit, dont le résultat fut de prouver qu’au lieu de dormir une heure sur la banquette, ainsi qu’elle le croyait, elle y avait dormi cent ans, ce qui nécessairement avait donné aux petits arbres de la pépinière le temps de pousser, et à sa maison celui de changer de maîtres. Les étrangers qui l’habitaient alors, et qui l’avaient si lestement mise à la porte, n’étaient rien moins que ses arrière-petits-enfants.
J’aime à croire que l’affaire s’arrangea.
Par cette même persistance qui les distingue, les Allemands, pour ne rien perdre, ont conservé tant qu’ils ont pu leurs anciens dieux comme leurs anciens héros, toujours au moyen non de l’embaumement, mais de l’enchantement. Remarquons cependant, à l’avantage des dieux, que ceux-ci n’étaient pas soumis à la condition du sommeil indéfini. Ils ne figuraient point au nombre des dormants, ainsi que Charlemagne, Witikind, Frédéric 1er, Guillaume Tell, ou la villageoise des environs de Mayence; ils habitaient bien quelques cantons isolés, qu’il leur était interdit de franchir; mais ils agissaient du moins, ils y vivaient de leur ancienne vie, ou à peu près.
Il n’y a pas longtemps que des bûcherons de la Schwarzwald assuraient avoir vu Asa-Thor, à défaut de géants à abattre, lancer son marteau contre les grands arbres, qu’il brisait, qu’il déracinait; de même pour les meutes chasseresses de Diane, dont les aboiements lointains troublaient pendant la nuit le repos des honnêtes villageois de la Bohême. Qui n’a entendu parler des amours de la vieille Vénus, non avec son ancien galant classique, le dieu Mars, mais avec le bon chevalier Tannhauser? Il en a été question dernièrement, même à Paris. Il n’est pas jusqu’à Jupiter, qui, s’il faut en croire M. Henri Heine, n’ait été retrouvé récemment dans une des îles de la Norvége.
Essayer d’en reprendre le récit après lui serait imprudent, je me contenterai de présenter ici un aperçu, un simple sommaire de cette tradition curieuse.
Dans une île des mers du Nord, bordée de glaçons et dont les montagnes arides, brumeuses à leur base, étaient à leur sommet recouvertes de neige les trois quarts de l’année, des voyageurs, poussés plutôt par la tempête que par leur propre volonté, débarquèrent un matin. C’étaient pour la plupart des savants, des académiciens de Stockholm et de Saint-Pétersbourg, qui avaient entrepris un voyage de découvertes vers le pôle. Le terrain aride, presque dénudé, ne leur promettait guère une bonne relâche; cependant les parties de la montagne exposées au midi se couvraient de longues herbes, de groseilliers nains; les nombreux terriers qui en trouaient les pentes, et les vestiges, facilement reconnaissables, dont l’entrée de ces mêmes terriers était remplie, disaient clairement que les lapins s’y étaient multipliés en grand nombre. Nulle part, ils ne voyaient trace d’autres animaux. Les lapins semblaient être les seuls habitants de l’île. Somme toute, pour des marins fatigués du régime des viandes salées, c’était une bonne fortune.
Nos savants se préparaient donc à façonner des traquenards et à tendre des collets, quand une violente rafale de grêle et de neige survenant, ils n’eurent que le temps de se réfugier dans une grotte spacieuse ouverte de ce côté.
Très-surpris, ils y trouvèrent un grand vieillard, chauve, les joues creuses et pâles, le corps maigre et décrépit, à peine vêtu au milieu de toutes les rigidités du climat, mais gardant sous les meurtrissures de l’âge et de la misère un certain air d’autorité, un front auguste et serein, et si bien empreint d’une majesté surnaturelle, que nos visiteurs se sentirent saisis vis-à-vis de lui d’un respect non-seulement humble et pieux, mais frissonnant.
Un aigle de la grande espèce, aux allures souffreteuses, au plumage amoindri, étique, plutôt une carcasse qu’un oiseau, se tenait dans un coin, l’œil terne et l’aile pendante. C’était son seul compagnon.
Tous deux, faute d’autres ressources, vivaient de leur chasse, et le vieillard trouvait encore à faire quelque petit commerce avec la fourrure de l’unique gibier existant dans l’île; cette menue pelleterie, dont il faisait provision, il l’échangeait....
Mais ici ma plume s’arrête d’elle-même. Vous redire une histoire tout à fait apocryphe, qui tînt moins de la tradition que de la mystification, serait mentir tout à la fois à mes habitudes d’écrivain et à ma conscience d’honnête mythologue. Or, ce vieillard, c’était Jupiter, et, en y réfléchissant, je crois entrevoir que M. Heine, qui plaisante avec les choses les plus sérieuses, cachant avec habileté sa moquerie sous les artifices d’un récit plein d’intérêt, a visé avant tout dans cette narration à nous montrer le maître des dieux devenu.... marchand de peaux de lapin!
Je ne puis le suivre dans cette route.
Sans me détourner de mon sujet, car il s’agit encore de faux dieux, à ce récit, forcément écourté, je suppléerai par un autre, de l’authenticité duquel je puis répondre. «En Perse, nous dit M. le comte de Gobineau, dans un très-bon livre récemment publié, les Soufys, c’est-à-dire les savants, les philosophes, repoussent toute croyance dogmatique, n’admettant la réunion de l’âme à Dieu que par l’extase. Lorsque cette union est complète, l’âme se transforme, devient elle-même participante à la nature de l’être incréé, et l’homme est Dieu.» La folie humaine est toujours une maladie de l’orgueil.
En France, nous avons eu quelques dieux de cette espèce; je ne prétends pas cependant les faire entrer dans la mythologie du Rhin, spécialement consacrée à l’Allemagne. Mais, en Allemagne, une secte de philosophes, tout à fait incrédules, sans avoir recours à la méthode persane, laissant de côté l’extase, et l’âme immortelle, ont fini par renier Dieu pour se faire dieux eux-mêmes, tant, dans ce beau pays, les savants comme les ignorants ont besoin de peupler la terre de divinités de toute sorte.
C’est l’histoire d’un de ces dieux terrestres que je vais raconter pour clore enfin ce long chapitre. Hélas! il est mort aujourd’hui, et c’est grand dommage; mais il a existé; sur ce point essentiel, les témoins ne manqueraient pas; je pourrais même, comme les paysans de la Thuringe à propos de Frédéric Barberousse, dire: je l’ai vu!
Donc, à Dusseldorf, en Prusse, dans une famille d’anciens juifs nouvellement convertis à la réforme, un jour, vers 1800, naquit un enfant qu’on eût, à bon droit, pu déclarer un être surnaturel, tant, dès ses plus jeunes années, il se montra en contradiction avec toutes les idées reçues. Quoiqu’il fût des siens, à coup sûr, Martin Luther n’eût pas manqué de le déclarer killecroff.
Non-seulement il était turbulent et tapageur, mais il était pédant; il régentait ses professeurs et n’écoutait volontiers que les conseils des tout petits enfants. Ses parents le grondaient-ils, il riait; qu’un événement grave survînt dans le ménage d’un voisin, il riait; que les Français s’emparassent de sa ville natale, il riait; il riait toujours.
Cependant, arrivé à l’adolescence, il se remplit de logique, de mathématiques, de latin, de grec, d’hébreu, et de toutes sortes d’autres bonnes choses. Il devint même philosophe avant l’âge; mais sa philosophie se manifestait surtout par un rire sarcastique. Quand on lui parlait du rang qu’il pouvait occuper à Dusseldorf, des richesses qu’il y pouvait acquérir, il ne répondait que par une gambade.
Un rabbin étala devant lui des monceaux d’or, les lui promettant s’il voulait devenir son vassal, seulement durant quelques années; il lui tourna le dos. Comme il était vaniteux, le démon de la gloire essaya de le tenter; il lui rit au nez.
Enfin, le diable, un vrai diable pour le coup (on le nommait George-Guillaume-Frédéric Hégel), lui souffla à l’oreille: «Veux-tu être dieu?»
Notre jeune philosophe ne rit pas cette fois. Il devint dieu, et, par rivalité d’emploi, se mit à renier le grand Dieu qui est au ciel, et tous les sentiments humains s’effacèrent en lui. Il vécut seul, sans amis, sans enfants, sans famille, renonçant même à sa patrie, et trouvant tout à refaire dans ce monde qu’il n’avait pas créé.
Quittant l’Allemagne, il vint en France, en France où il fit résonner son rire impie, plus aigre, plus strident que jamais. En France on ne crut pas à sa divinité, on ne l’adora pas, mais on l’aima comme s’il n’avait été qu’un simple mortel; en France il eut des amis, et s’y réhumanisa. Enfin, comme au fond il n’était méchant que du côté de l’esprit, il se convertit de lui-même en voyant le mal produit par ses doctrines. Après avoir pris femme devant l’église, il y mourut croyant.
Cet ex-Dieu se nommait Henri Heine, Henri Heine qui se moquait si bien de son ex-confrère le grand Jupiter, en faisant de lui un marchand de peaux de lapin.
XVI
XVI
Les femmes missionnaires, les femmes prophétesses, les femmes fortes, les femmes-serpents.—Mythologie de l’Enfance.—Les Marraines.—Les Fées.—La baguette magique et le manche à balai.—La fiancée du Kinast.—Un mari au clou.—Les trois baisers de Léonhard.—Le Monde des Morts, le Monde des Spectres, le Monde des Ombres.—Animaux mythologiques.
Eh bien, avons-nous assez prolongé notre visite aux dieux et aux demi-dieux de l’Allemagne? aux Nixes, aux Lutins, aux Kobolds, aux Nains et aux Géants? aux Enchanteurs et aux Enchantés? Vous ai-je assez ouvert, à deux battants, ce vaste magasin des folies humaines? En vérité, la tristesse m’en prend et, avec la tristesse, l’envie de fermer boutique.
Trop bien approvisionné de matériaux, les voyant, à mesure qu’il avance dans sa tâche, se dresser, se multiplier sous sa main, en pareille circonstance, le mythologue consciencieux risque fort de ressembler à ces savants docteurs de Bedlam ou de Charenton qui passent leur vie au milieu d’une bande d’aliénés; atteints de la fièvre d’imitation, ils finissent bientôt par divaguer eux mêmes.
Peut-être en suis-je arrivé là sans m’en apercevoir; c’est au lecteur d’en juger.
Mais, gonflé de mythes, de symboles et d’excentricités traditionnelles, mon cerveau fatigué commence, je le sens, à crier grâce; et cependant, n’ai-je point encore quelque engagement à remplir? Voyons.... je crois me le rappeler, j’ai promis un complément à l’histoire des druidesses, c’est-à-dire des femmes.... des femmes, ces êtres mythologiques par excellence! Cette sorte de sens intuitif, cette délicatesse de perception qui les distingue de l’autre sexe, sexe matériel et grossier, devait assurer leur empire sur lui. En Celtique, en Scandinavie, elles furent les modèles de toutes les vertus, les oracles de la maison; on les battait bien un peu, mais on les honorait grandement, et l’Allemagne, surtout, les parfuma d’encens, avant de les enfumer de tabac.
A l’époque du christianisme, les femmes jouèrent un grand rôle, un rôle glorieux; les historiens sont là pour l’attester. Du quatrième au sixième siècle, Fritigill, reine des Marcomans, Clotilde, reine de France, Berthe, reine d’Angleterre, avaient, par simple persuasion, et non par sortilége, comme le prétendaient méchamment les païens, forcé leurs époux à se prosterner devant la croix. D’autres femmes, sorties du peuple, ou appartenant à de nobles familles, Chunihild, Thécla, Liobat, secondaient les missionnaires dans leurs périlleux travaux, les aidant à renverser les chênes sacrés.
Pendant ces persécutions, longtemps prolongées, qu’étiez-vous devenues, belle Ganna, noble Aurinia, majestueuse Velléda, vous ou vos sœurs les autres druidesses?
Errantes au milieu des bois, proscrites, pleurant leur gloire évanouie, elles se tenaient dans les endroits écartés, où les agents du pouvoir civil n’apparaissaient que rarement. Parfois, vers le soir, s’aventurant sur une route de traverse, elles accostaient un passant attardé et avaient avec lui des entretiens mystérieux. Parfois aussi les habitants des villages, même ceux des villes, allaient en secret les relancer jusqu’au fond de leurs retraites, pour les consulter sur la chance heureuse ou malheureuse qui les attendait dans le monde, ou sur une épidémie survenue dans leurs étables. Quelques-uns, même parmi les nouveaux chrétiens, imbus encore aux trois quarts de leurs anciennes croyances, leur demandaient un nom pour leur nouveau-né, un nom qui portât bonheur. Voilà pourquoi on les nomma d’abord les Marraines, et plus tard les Fées.
Comme les anciennes fées de l’Orient, ne devaient-elles pas tenir leur pouvoir des astres, ces femmes qu’on voyait, aux clartés de la lune, glisser silencieuses sur la pente des montagnes, sortir tout à coup d’un rocher ou d’un arbre qui s’entr’ouvrait, et dont les follets et les mouches lumineuses seuls connaissaient la demeure?
Parmi ces fées, beaucoup étaient bonnes et d’un naturel charitable; d’autres, aigries par le malheur sans doute, se montraient irascibles et méchantes. Bien à plaindre les hommes, et même les bestiaux, sur lesquels elles jetaient un mauvais sort.
Pour en combattre la fâcheuse influence, il fallait avoir recours à une autre fée, à une bonne cette fois, qui, au moyen d’un talisman, d’une pierre constellée, ou de quelques paroles magiques, vous en débarrassait avec plus ou moins de facilité.
Maintenant, à ces marraines, à ces filleuls, à ces fées, bonnes ou méchantes, joignez les terribles ogres, dont le nom inspirait encore l’épouvante partout à cette époque, et vous aurez le personnel complet de cette curieuse mythologie enfantine dont on nous a tous bercés, et dont, chez nous, Charles Perrault fut l’Homère. En regardant de près dans les anciennes traditions, Barbe-Bleue se retrouverait facilement chez les vieux burgraves du Rhin, comme ailleurs, déjà, nous y avons retrouvé le Chat botté[2]; la Belle au bois dormant pourrait bien descendre en ligne directe de notre villageoise endormie pendant un siècle sous l’influence du magnétisme magique; et pourquoi notre petit nain Kreiss et ses frères n’auraient-ils pas fourni l’idée première du Petit-Poucet, Quadragant jouant le rôle de l’ogre? Cendrillon, ne pourrions-nous la reconnaître sous les traits d’une de ces trois sœurs ondines qui, au milieu du plaisir de la veillée, oublièrent leur permission de dix heures? Ainsi de bien d’autres vivant sous les fatales influences du grand Nichus ou des méchantes fées.
[2] Le Chemin des Écoliers.
Pauvres druidesses! si encore vous étiez restées fées! si on vous avait surprises seulement à voyager dans les airs, n’ayant d’autre soutien que votre baguette magique.... mais à mesure que le christianisme gagnait, votre puissance allait en déclinant. Un jour vint où l’on osa vous transformer en diseuses de bonne aventure, puis en sorcières maudites; et votre baguette enchantée ne fut plus qu’un manche à balai sur lequel vous traversiez l’espace pour vous rendre au sabbat!... Misère!... misère!... Désillusion! bouleversement fatal des gloires et des grandeurs d’ici-bas!
En perdant l’espoir de dominer les hommes par l’inspiration prophétique, les femmes, un beau jour, changeant tout à coup de tactique, de mœurs, d’habitudes, presque de sexe (je le dis à regret!), affectèrent les manières turbulentes et soldatesques de leurs frères et de leurs époux; elles n’aimaient plus que les exercices violents, le cheval, la lutte, même la guerre. Ce fut le temps des femmes matamores, des FEMMES FORTES enfin.
Jeunes filles, on ne pouvait plus aspirer à leur main que par des prouesses périlleuses, par des tentatives impossibles. Telle fut la célèbre fiancée du Kinast.
Elle possédait dans ses domaines une vieille tour en ruines située au sommet d’un roc ardu, perpendiculaire, presque à pic, et qu’un gouffre entourait de tous côtés.
Riche, jeune et belle, relancée par une foule de prétendants, pour les tenir en respect elle ne songea point un instant, à l’instar de Pénélope, à quelque ouvrage de broderie à faire ou à défaire; elle ne brodait pas, et tout ouvrage de femme était tenu par elle non-seulement en mépris, mais en dégoût. Elle leur signifia qu’elle était la fiancée du Kinast (c’était la vieille tour), et que quiconque aspirait à l’honneur de devenir son époux, devait d’abord la lui disputer. Pour cela faire, il s’agissait simplement d’escalader le roc et la tour; parvenu aux créneaux, il fallait ensuite les parcourir dans tout leur circuit, non pas à pied et en s’aidant des bras, des genoux, des mains et des ongles, mais à cheval, sans autre soutien que la bride.
L’essaim des soupirants s’envola comme par enchantement, à l’exception de deux. C’étaient deux frères, rendus insensés à force d’amour.
Après avoir tiré au sort, le premier tenta l’ascension; il y réussit d’abord. Ce fut tout. A peine a-t-il atteint la cime crénelée du vieil édifice, avant même que son fidèle coursier ait pu le rejoindre, pris de vertige, il tombe précipité dans l’abîme.
Le second, à son tour, escalada la pente avec succès, parvint même, chose merveilleuse! à franchir quelques créneaux; mais bientôt, son cheval, sentant les pierres rouler derrière lui et la tour vaciller sous son poids, refusa d’aller plus avant. Reculer, se retourner était impossible. Le cavalier, résolu à poursuivre l’aventure, gourmandait le cheval, l’excitait de la voix et de l’éperon; le pauvre animal demeurait immobile, comme emboîté, incrusté dans ces assises de pierres. Bientôt le cheval et le cavalier disparurent; à leur tour, l’abîme les reçut sanglants et défigurés.
La fiancée du Kinast ne pouvait déguiser son orgueil et sa joie en recevant les félicitations des autres châtelaines ses voisines, qui toutes se promettaient bien d’avoir un Kinast, ou tout autre trébuchet équivalent, à l’usage de leurs amoureux.
Personne ne se présentait plus toutefois pour conquérir cette main si bien défendue par la mort. La dame en éprouvait quelque humiliation. Deux hommes immolés à sa beauté, cela ne pouvait guère lui suffire; aussi en était-elle attristée et de méchante humeur, lorsque enfin un troisième aspirant se présenta, demandant à subir l’épreuve.
Elle ne le connaissait point, ce qui l’étonna; comment avait-il pu s’éprendre d’elle? Sans doute pour l’avoir vue à son balcon, ou dans quelque cérémonie princière; peut-être rien que sur sa bonne réputation? Au surplus, qu’avait-elle à craindre en accueillant sa demande? C’en était un de plus ajouté à la liste de ses morts; voilà tout. A cette époque les femmes étaient devenues féroces.
Une forte brume d’automne, qui devait s’épaissir de plus en plus pendant plusieurs jours, enveloppait alors le Kinast du haut en bas, et rendait son accès impraticable.
Selon les lois de l’hospitalité la plus vulgaire, la dame dut donc héberger le nouvel arrivant.
Celui-ci était beau, bien pris dans sa taille; sa physionomie respirait l’audace et l’intelligence; ses mains blanches, fines et d’une grande distinction, accusaient suffisamment sa noblesse; sa suite nombreuse témoignait assez de son rang et de sa fortune; mais ce qu’il possédait de plus rare que tout cela, c’était sa parfaite modestie. Depuis trois jours, il passait la plus grande partie de son temps auprès de la dame, et il n’avait pas osé encore lui dire un mot de son amour; bref, elle éprouva pour lui un sentiment qui jusqu’alors lui était resté inconnu.
Quand le voile de brume se déchira et laissa le Kinast resplendir en pleine lumière, elle fut sur le point de déclarer à son hôte qu’elle le dispensait de l’épreuve; mais qu’auraient dit ses bonnes amies, les châtelaines?
Le moment venu, se sentant défaillir, la fiancée du Kinast s’enferme chez elle, pleure, se lamente, et, quoique la prière ne fût guère plus dans ses habitudes, elle prie Dieu; elle le prie de faire un miracle en faveur de son chevalier. Ce miracle, cependant, elle y compte peu, car une longue rumeur s’étant élevée parmi les spectateurs de la scène, elle s’évanouit, le croyant déjà lancé dans le gouffre.
Des cris de joie et de triomphe la réveillent. Le chevalier est sorti vainqueur de l’épreuve. Éperdue, elle court au-devant de lui, et, tant est grand son trouble, et plus grand encore son amour, sans même songer que tous les regards sont fixés de son côté: «Ma main est à vous!» lui crie-t-elle.
Mais lui, se redressant, l’air dur et hautain, lui répond avec un sourire méprisant:
«Votre main, vous l’ai-je demandée? Je ne suis venu ici que pour venger mes deux frères, tués par vous, et j’ai réussi, car je ne vous aime pas, moi, mais vous m’aimez! c’est bien! maintenant mourez de votre amour, sinon de votre honte!... Adieu! je retourne près de Marguerite, ma mie, ma femme!»
Le même soir, la malheureuse se fit hisser sur la vieille tour, d’où elle voulait, disait-elle, contempler le coucher du soleil. Avant que le soleil eût disparu sous l’horizon, elle avait été rejoindre ses deux victimes.
C’est ainsi que le Kinast posséda sa fiancée.
Il y a dans ce sujet un magnifique drame pour l’opéra, musique de Berlioz. Cependant, peut-être conviendrait-il mieux au cirque Olympique; j’y vois trois beaux premiers rôles de chevaux.
La fiancée du Kinast n’était une femme forte que par l’insensibilité de son cœur; il y avait aussi alors des femmes vraiment fortes dans le sens matériel du mot, des femmes chez lesquelles l’habitude des exercices violents avait développé une telle vigueur physique que peu d’hommes se trouvaient en état de triompher d’elles, soit dans une lutte corps à corps, soit les armes à la main.
Telle se montrait la noble Brunhilt, reine d’Isenstein, dans les pays de la Norvége.
«Elle était démesurément belle et sa force était très-grande, est-il dit dans le poëme des Nibelungen; elle joutait de la lance contre les héros qui venaient pour obtenir son amour. Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour devait, sans faillir, vaincre à trois jeux cette femme de haute naissance; s’il perdait à un seul, sa tête était tranchée.» Charmante créature!
Gunter, roi des Burgondes, s’amouracha d’elle, rien qu’au récit de ses prouesses; il entreprit de la vaincre et de l’épouser, et il y parvint, mais par des moyens déloyaux, par sortilége, et en se donnant un aide invisible. Quand la reine Brunhilt l’apprit, il n’était plus temps de se dédire; elle était mariée et venait d’arriver à Worms, sur le Rhin, dans la capitale du roi son époux. Cependant, la première nuit des noces s’en ressentit; ce qui s’y passa, je laisse à M. de Laveleye, le fidèle traducteur des Nibelungen, le soin de le raconter:
«La foule s’était retirée, dames et chevaliers. Il se hâta de fermer la porte.... Mais le moment n’était pas venu où elle deviendrait sa femme....
«De sa main le noble roi éteint la lumière, puis il s’approche de la jeune femme, le guerrier courageux! Il se couche à côté d’elle. Grande est sa joie. Il allait lui prodiguer les plus tendres caresses, si Brunhilt le lui eût permis....
«Elle lui dit: «Noble chevalier, vous allez renoncer à tout ce que vous aviez projeté jusqu’à ce que j’apprenne le secret que je vous ai demandé.»
«Par force Gunther voulut obtenir son amour. La femme puissante saisit soudain une ceinture faite d’un galon très-fort, dont elle se ceignait les reins. Elle fit grand mal au roi.
«Elle lui lia les pieds et les mains, puis le porta et l’attacha à un clou qui était fixé dans le mur, afin qu’il ne troublât pas son sommeil. Sa force était si grande qu’il faillit en recevoir la mort.
«Il commença à la prier, celui qui aurait dû être le maître. «Détachez mes liens, très-noble vierge. Je ne tenterai plus de vous vaincre, ô belle dame!»
«Elle s’inquiéta peu de la façon dont il se trouvait; elle était, elle, mollement couchée. Il resta ainsi suspendu toute la nuit.... Pendant ce temps, les plaisirs du roi n’étaient pas grands.»
Nous le croyons facilement. Mais laissons ce bon roi Gunther suspendu au clou, et continuons notre étude sur les femmes mythologiques, sans vouloir (Dieu nous en garde!) en tirer les moindres conséquences blessantes pour un sexe à qui nous avons dû notre mère, nos sœurs, quelques jolies cousines aussi, sans compter.... Continuons.
Le règne de la force n’est jamais de longue durée. Aux femmes fortes succédèrent.... ou plutôt en même temps qu’elles, peut-être avant elles, à coup sûr depuis elles, vinrent les femmes rusées, c’est-à-dire les femmes-serpents. Il est bien entendu que, moins que jamais, nous ne voulons sortir ici de notre terrain mythologique.
Les femmes-serpents, dont le buste gracieux se terminait par une longue et épaisse queue de reptile, n’entretenaient pas moins, malgré cette difformité, des intrigues amoureuses avec les galants; «heureux mortels dont la maîtresse n’était serpent qu’à moitié!» s’écriait à ce sujet ce même Henri Heine, alors dieu misanthrope, assez aveugle pour ne pas croire à la stricte fidélité des femmes.
Bien avant qu’il fût question chez nous de Mélusine, le prototype du genre, vers la fin du neuvième siècle, Éberhard III, comte de Nordgau et landgrave de la basse Alsace, avait répudié sa femme Adelinde, pour s’abandonner tout entier aux séductions d’une femme-serpent, qui, tout serpent qu’elle était, n’en portait pas moins le titre de chanoinesse d’Erstein, complication bizarre qu’on a peine à s’expliquer. Celle-ci, dit-on, pour entretenir Éberhard dans son fol amour, lui ayant administré un philtre mal préparé, il en mourut.
Mais à cette époque la foi n’était pas encore bien enracinée à l’égard de ces monstres. Quelques sceptiques qui, déjà, cherchaient la vérité sous le symbole, prétendirent que le comte de Nordgau avait succombé aux suites d’une piqûre de serpent.
Plus tard, un moine, s’occupant de la chronique contemporaine, écrivait qu’en punition de sa conduite vis-à-vis de sa femme Adelinde, il avait été dévoré vivant par les vers, comme certain personnage de l’histoire sainte.
Un médecin s’en mêla ensuite, et, grâce à ses explications pathologiques, l’effet des charmes de la chanoinesse-serpent allant en s’amoindrissant de plus en plus, dès le troisième échelon, aboutissait simplement à une maladie vermiculaire, qu’il eût fallu traiter par la thériaque et les purgatifs.
Cependant il exista des femmes-serpents, bien avérées, mises hors de doute, des femmes-serpents, moitié serpents, moitié femmes, ainsi qu’il résulte d’une foule d’histoires authentiques, entre autres de l’aventure arrivée à un certain Léonhard, et recueillie par les frères Grimm.
Ce Léonhard, qui était bègue, mais honnête, et d’une pureté de mœurs telle que la médisance elle-même n’avait jamais pu rien trouver à reprendre dans sa conduite, s’était égaré un jour en visitant de longs souterrains, pareils à des catacombes. Il se trouva tout à coup transporté dans une riante campagne au milieu de laquelle une belle fille se jouait, à moitié enfoncée sous l’herbe. Elle l’invita à venir se reposer près d’elle.
Trop innocent pour y entendre malice, Léonhard, par simple politesse, s’empressa de lui obéir, et s’aperçut alors (la hauteur de l’herbe l’avait d’abord dissimulée à ses yeux) que la jolie fille, ornée dans tout le haut de son corps de deux beaux bras à la peau soyeuse, et d’une poitrine éblouissante de blancheur, se terminait au-dessous des hanches, et tout à fait à son désavantage, par une queue écailleuse et serpentiforme. Il voulut se lever et fuir, mais cette même queue lui avait déjà enlacé les jambes.
La pauvre créature lui raconta alors son histoire, à laquelle il dut forcément prêter attention. Par la suite, il la répéta à tous ceux qui voulurent l’entendre, et d’autant plus longuement que, je l’ai dit, il était bègue.
Née princesse, issue d’un sang royal, entourée d’affections et d’hommages, elle se croyait à l’abri de la mauvaise fortune, lorsqu’un magicien pervers l’avait mise dans l’état où il la voyait; cet état ne devait cesser, elle ne devait reprendre sa forme première que lorsqu’un beau jeune garçon de vingt à vingt-deux ans tout au plus, et d’une innocence parfaite, lui aurait donné trois baisers.
Léonhard était beau; elle lui demanda son âge.
Il devait avoir vingt-deux ans le jour même, à midi précis, et il était dix heures du matin. Deux heures de bon lui restaient donc encore, et il n’en faut pas tant pour donner trois baisers à une jolie fille. Mais, pris d’émotion, Léonhard bégaya si fort que peu s’en fallut que les deux heures passassent avant qu’il se fût complétement expliqué sur la date de sa naissance.
Quant au certificat de bonne vie et mœurs, il ne sut même pas ce qu’elle voulait lui dire. La princesse, qui s’y connaissait, en toute confiance lui tendit sa joue.
Sans trop d’hésitation, il lui donna un premier baiser.
Alors, soit que l’idée de sa délivrance prochaine agît vivement sur ses nerfs, la princesse-serpent, prise tout à coup de convulsions, se roula sous l’herbe avec des mouvements désordonnés. Effrayé, et les jambes libres cette fois, Léonhard s’enfuit loin d’elle; mais elle le rappela d’une voix si douce, mêlant à ses supplications de si belles promesses d’or, d’argent, de trésors qui devaient être le prix du service signalé qu’il pouvait lui rendre, qu’il revint sur ses pas et lui donna le second baiser.
L’effet de celui-ci dépassa dix fois celui du premier; les yeux ardents, les narines dilatées, les joues gonflées et empourprées, haletante, le corps et les bras agités de convulsions frénétiques, elle se redressa, bondit, s’élevant, s’abaissant tour à tour sur sa queue en spirale, en sifflant, en poussant des cris affreux et lamentables, vrais cris de Mélusine.
Léonhard s’était sauvé à toutes jambes. Toujours courant, il avait franchi la plaine, sauté par-dessus les ruisseaux et traversé les souterrains dans toute leur longueur. Dès qu’il se sentit à l’abri des atteintes de ce monstre furieux, il s’arrêta, respira, étancha la sueur qui lui coulait du front, puis, tranquillisé, reposé, mieux avisé, il se demanda s’il n’avait pas pris peur un peu à la légère. Que lui importait, après tout, que la princesse-serpent fut sujette aux convulsions et criât à fendre les oreilles d’un sourd. Ne lui avait-elle pas promis de le rendre riche à jamais? Léonhard était intéressé. La besogne aux deux tiers faite, allait-il la laisser inachevée quand sa fortune en dépendait? D’ailleurs, après ce troisième baiser, ne devait-elle pas reprendre, par en bas comme par en haut, sa forme de jeune fille? Alors qu’avait-il à craindre?
Il retourna donc sur ses pas; mais à peine dans le souterrain, il entendit l’horloge de l’église voisine sonner douze coups. Il était midi: il entrait dans sa vingt-troisième année. Il n’était plus temps.
Les devineresses, les marraines, les fées, les femmes fortes, les femmes-serpents, ne sont pas les seules que nous aurions peut être pour mission de passer ici en revue. Nous pourrions citer les femmes-cygnes, qui planaient dans les brumes du matin, enveloppées d’un manteau d’édredon; et la femme de la forêt, en l’honneur de laquelle on brûlait tous les ans une quenouillée de chanvre pour se mettre à l’abri de ses maléfices; et les éternueuses dans l’eau, auxquelles il fallait répondre trois fois: Dieu vous bénisse, pour sauver leur âme en peine; et les petites remueuses de mousse, qui n’échappaient à leurs ennemis, la femme de la forêt et le chasseur sauvage, qu’en s’abritant derrière des arbres marqués de trois croix par un bûcheron bienveillant. Mais nous avons hâte d’en finir.
Cependant, puisque ce chasseur sauvage vient de se retrouver sur notre chemin, pouvons-nous tout à fait le passer sous silence?
C’est le sieur Hackelberg. Imprudemment, il avait demandé à Dieu d’échanger sa place en paradis contre le droit de chasser éternellement sur la terre. Pour le punir, Dieu l’a exaucé; et depuis ce temps, à grand bruit de meutes, de cors et de fanfares, sans repos, sans relâche, il chasse; il chasse, il chasse toujours, aujourd’hui comme hier; il chassera demain encore comme aujourd’hui; mais un même chevreuil qui lui échappe et lui échappera sans cesse et à tout jamais.
Quel est le plus à plaindre, ou de cet éternel chasseur, ou de cet éternel gibier?
Combien d’autres auraient droit, ainsi que lui, au moins à une mention!
Et les condamnés à toujours rester debout; et les condamnés à danser toujours, autre sorte d’enchantés.
Croyez-vous maintenant mes matériaux complétement épuisés? Détrompez-vous. D’abord, j’aurais pu vous parler des animaux mythologiques; du bouc de Thor, qui, semblable au sanglier de la Valhalla, après avoir satisfait au rude appétit de son maître et de ses invités, jouissait du privilége de renaître dans toutes ses parties corporelles, pourvu toutefois qu’on eût grand soin de mettre les os à part.
J’aurais pu revenir avec plus de détails sur ce fameux Jormoungandour, le grand serpent de mer, encore existant de nos jours; qui en pourrait douter? L’équipage d’un vaisseau anglais, passagers, état-major et matelots compris, n’a-t-il pas attesté, par un procès-verbal en règle, l’avoir rencontré récemment dans les mers du Nord?
Et le Kraken, ce monstrueux cétacé qu’on pouvait facilement prendre pour une île habitable, et sur lequel d’imprudents navigateurs, un beau matin, débarquèrent, s’amarrèrent, déployèrent leurs tentes, dirent même la messe, sans qu’il bougeât, et qui ne commença à donner signe de vie qu’à la levée des ancres.
Et les Griffons, ces parfaits symboles de l’avarice, sans cesse occupés à tirer de la terre des amas d’or et de pierres précieuses, dont, au péril de leur vie, ils se constituaient les gardiens et les défenseurs, quoique cet or et ces joyaux ne leur fussent bons à rien. Et Sleipner, le cheval à huit jambes d’Odin; et le chien garm, etc., etc.
Passant à un autre ordre d’espèces zoologiques, j’aurais pu citer le Saumon, dont le méchant Loki revêtit la peau écailleuse pour échapper à la juste vengeance des dieux après la mort de Balder; et ce merveilleux Esturgeon du Rhin, dont nos légendaires français ont eux-mêmes fait leur profit. Arrêtons-nous un instant devant ce merveilleux poisson.
Pour sauver son honneur, une jeune châtelaine a résolu de détruire sa beauté, sacrifice le plus grand, le plus héroïque, le plus calamiteux qu’une femme puisse accomplir. Aussi, le moment d’agir venu, le courage lui manque-t-il. Mais si elle n’ose se faire laide, elle se fera infirme du moins. Elle pose son poignet sur le rebord de sa fenêtre donnant sur le Rhin, frappe d’un coup de hache sa main qui sursaute dans le fleuve, et l’intrépide innocente, de son moignon sanglant terrifie son infâme persécuteur. Ici apparaît l’esturgeon. Cet esturgeon providentiel a vu tomber la main; il l’a engloutie dans son estomac vorace, mais avec l’arrière-pensée de la restituer sept ans après, intacte, à sa vraie propriétaire, et de témoigner par là de sa vertu surhumaine. C’est ce qui eut lieu en effet, les sept ans d’épreuve écoulés, à Rome, par-devant le pape et les cardinaux assemblés. On ne comprend pas tout d’abord comment des eaux du Rhin l’esturgeon a pu passer dans celles du Tibre, mais en ces sortes d’histoires, il faut bien se garder de chercher à toujours comprendre.
La châtelaine et l’esturgeon ont fourni le sujet du fameux roman de la Manekine, et, plus tard, un drame-mystère pour le théâtre français du moyen âge.
Avant de mettre enfin un terme à ces récits, ne dirai-je pas un mot sur le Monde des Morts, qui, dans certaines nuits consacrées, fréquente les églises où se réunit dans des repas silencieux? sur le Monde des Spectres, dont Jung-Stilling a recueilli les annales et tracé la législation?
Les spectres peuvent imiter les mouvements de l’homme, marcher, courir et même sauter, mais ils restent impuissants contre tout objet matériel; ils ne changeront de place ni une table, ni une chaise, ni un fétu de paille. Tous leurs efforts réunis ne parviendraient pas à faire vaciller la flamme d’une bougie. Rassurons-nous donc sur le compte des spectres; ils ne peuvent ni bouleverser notre mobilier, ni serrer d’une manière inquiétante le nœud de notre cravate.
Puis-je me taire complétement sur le Monde des Ombres, plus terne, plus effacé encore que celui des spectres? Aussi n’en citerai-je que ce fait, conservé par une tradition hollandaise. Le maître sonneur de la ville d’Harlem, surpris au cabaret par sa femme, s’enfuit si vite devant elle que son ombre n’eut pas le temps de le suivre et resta empreinte sur la muraille, comme en ont témoigné alors, par attestation et signature, le bourgmestre, les échevins et les principaux notables de l’endroit.
Malgré ces témoignages respectables, peut-être pourrait-on mettre en doute l’authenticité de cet accident curieux, dont Hoffman, je crois, a tiré parti dans un de ses contes; mais avant Hoffman, avant le maître sonneur de la ville d’Harlem, le dieu Fô n’avait-il pas laissé son ombre dans je ne sais quelle ville de l’Indostan, en guise de carte de visite? Nous avons beau faire, rien de nouveau sous le soleil; et tous nos faits mythologiques ou anecdotiques les plus merveilleux ont traversé l’Inde avant d’arriver jusqu’à nous.
Je pourrais aussi vous raconter.... mais tout dire c’est dire trop. Marquons ici notre dernière halte. Adieu, lecteur, et que le ciel te conserve sain de corps et d’esprit.
ENVOI
A M. ANTOINE MINOREL
CHIMISTE, MATHÉMATICIEN ET PHILOSOPHE ERRATIQUE
ENVOI
A M. ANTOINE MINOREL,
CHIMISTE, MATHÉMATICIEN ET PHILOSOPHE ERRATIQUE.
Les savants et les philosophes nous ont toujours été contraires. Ils ont fini par prouver que les géants étaient beaucoup plus rares qu’on ne le pensait généralement; que le chêne sacré était un chêne comme un autre, et le frêne Ygdrasil un frêne invraisemblable; que les bruits des vents et de la tempête ne sont pas dus seulement aux cris des huarts noirs et aux aboiements des meutes du chasseur sauvage. Philosophes et savants, par vous nos pères se sont laissé persuader que les éruptions des volcans ont d’autres causes déterminantes que les luttes acharnées des sorciers et des démons, se disputant l’empire des enfers; que l’arc-en-ciel n’a pas toute la solidité qui convient à un pont; et autres démonstrations analogues.
Jusque-là il n’y avait trop rien à dire.
Cependant, peu à peu, de tous ses domaines célestes, la mythologie du nord n’en avait plus conservé qu’un seul, l’Aurore boréale.
L’aurore boréale, emblème poétique et saisissant, était un reflet de la Valhalla, l’ombre éclatante de tous ces divins fronts rayonnants, le produit splendide des lueurs, des étincelles, des éclairs jaillissant des épées dans les mêlées incessantes des héros et des dieux.
A cette explication, claire et plausible, la science ne trouvait pas un mot à répondre; de l’aurore boréale, elle ne savait rien, absolument rien!
L’aurore boréale restait donc le dernier abri, la forteresse inexpugnable de notre mythologie!
Tout à coup, précédé d’une rumeur étrange, un homme sinistre descend des Alpes. Cet homme sinistre, à l’œil sombre, à la barbe inculte et divisée en deux pointes, c’était toi, Antoine; d’après cette rumeur étrange, l’aurore boréale ne devait plus être considérée désormais que comme un amas de particules de glace flottant dans les régions supérieures de l’atmosphère; cette doctrine, subversive de tout principe mythologique, tu l’avais ramassée à la suite d’un certain physicien de Genève appelé de Laville, je crois; tu la propages, tu l’exaltes, tu parles de calorique, d’électricité, de magnétisme terrestre; les badauds de la science t’écoutent la bouche grande ouverte; ils applaudissent à la découverte du Génevois, devenue la tienne, et, grâce à lui, grâce à toi, s’écroule le dernier rempart de la mythologie du nord! Voilà de vos prouesses à vous autres!
Ainsi dépossédée, où la mythologie se réfugiera-t-elle?... Où? Dans la mémoire et dans la conscience des peuples!
Tu hausses les épaules, Antoine; tu prends tes grands airs de philosophe sceptique et railleur, en roulant ton éternelle cigarette! Selon toi, toutes les mythologies du monde n’ont jamais été que les romans-feuilletons du passé, affaires de conteurs et de poëtes, pour amuser l’imagination des oisifs et servir de prétexte aux fêtes populaires. Personne, même parmi la plèbe des villes et des campagnes, ne les a jamais prises au sérieux; et nous autres, mythologues, nous ne sommes que des collectionneurs de vieux rêves évanouis, de neiges fondues, de brouillards dissipés et de fusées éteintes.
Ne l’as-tu pas dit, traître?
Eh bien, intéressé aujourd’hui à rendre aux études de ce genre toute leur importance relative, je prétends, non glorifier ces rêves, Dieu m’en garde, car combien de fois, les passant en revue, je me suis efforcé d’en rire pour ne pas en pleurer, mais je prétends témoigner contre toi de leur influence, de leur durée, mieux encore, te prouver qu’en niant leur puissante action sur le peuple, tu t’es mis en contradiction flagrante avec toi-même.
En naissant, tous autant que nous sommes, nous voyons les objets dans le sens opposé à celui qu’ils ont naturellement, c’est-à-dire à l’envers. Cette grande vérité physiologique, c’est toi qui me l’as enseignée, mon maître. A ce propos, tu m’as même cité Platon. Platon, que tu approuves, va plus loin. Dans les phénomènes physiques de l’univers, selon lui, tout se meut en complète harmonie; chez l’homme, au contraire, les phénomènes de l’ordre moral inclinent de leur propre mouvement vers le chaos, c’est à-dire vers la déraison.
Si Platon et toi vous êtes dans le vrai, alors, Antoine, quoi d’étonnant que les classes laborieuses, infimes, de la société, n’ayant guère le temps de s’occuper du redressement de leur intelligence contrefaite, laissées même, par un calcul égoïste de tant de gouvernements successifs, dans une ignorance, dans une obscurité pleines de visions et de fantômes, se soient, surtout dans les pays de la rêverie et du mysticisme, abandonnées à cette multitude de folies superstitieuses?
L’Allemagne a gardé bon souvenir de Thor et de son marteau; j’en ai déjà parlé dans cet ouvrage, plus sérieux qu’il ne paraît l’être, et que, pour ton instruction, je te conseille de lire et de relire. Fidèle à son souvenir, à la fin du seizième siècle, même en adoptant le calendrier grégorien, en dépit de toutes les réclamations du clergé catholique, elle exigea qu’un des jours de la semaine fût spécialement consacré au fils aîné d’Odin et de Frigg, et le jeudi s’y nomme encore Thorsdag. L’Angleterre a suivi cet exemple; Thursday signifiant de même le jour de Thor.
Dans certains pays du nord, l’Odins’dag figure aussi dans les almanachs.
Cela t’étonne, et tu t’imagines peut-être que la vieille Germanie seule résiste avec tant d’opiniâtreté dans ses entêtements mythologiques? Comme l’astronome de la fable, comme tous les savants, du reste, absorbé dans tes équations et tes supputations, tu as perdu la connaissance de ce qui se passe près de toi, autour de toi. Est-ce que chez nous, en France, comme chez nos voisins du midi, la dénomination des mois, celle des jours de la semaine, ne sont pas aujourd’hui, et pour longtemps encore sans doute, empruntées, sinon à la théogonie scandinave, du moins à celle des Grecs et des Romains, à Mars, à Vénus, à Mercure? De même que l’Allemagne est restée indienne et druidique, nous avons gardé cette empreinte romaine, si vigoureusement apposée par César sur la Gaule.
Hier encore, nos usages, nos arts, notre littérature, les expressions de notre langage, tout n’était-il pas païen aux trois quarts? En dehors du calendrier, sommes-nous complétement christianisés aujourd’hui?
Le paganisme romain a persisté parmi les peuples de race latine aussi bien que l’autre parmi les nations d’origine germanique ou scandinave. Pour le prouver, il me suffira d’évoquer ici un mythe, un seul, afin de circonscrire la dissertation dans d’étroites limites, tout en lui laissant cependant sa marche régulière et chronologique.
Eh bien, Antoine, choisis toi-même le sujet!... Voyons, cherche!... La barque à Caron te va-t-elle?... Oui?... Va pour la barque à Caron!
J’agis ici, je le sais, un peu à la manière des tireurs de cartes, qui ont toujours soin de vous en faire choisir une à leur convenance quand vous avez pensé la prendre au hasard. Peu importe! Nous n’y regardons pas de si près. La barque à Caron est justement la carte qu’il me fallait! Cela me suffit, et j’entre en matière.
Dès les premiers siècles du christianisme, au rapport de l’historien Procope, l’héritage du vieux Caron, l’emploi de passeur d’âmes, s’était partagé entre plusieurs marins caboteurs de nos provinces picardes ou neustriennes des bords de l’Océan.
Quand minuit sonnait, le patron à qui échéait le service durant cette nuit entendait frapper trois coups à sa porte. Il ouvrait et ne voyait personne; mais une voix faible, à peine articulée, une voix de l’air, lui demandait si sa barque était prête.
La barque vide flottait, déjà attachée au rivage.
Alors la voix mystérieuse faisait un appel auquel des êtres invisibles, les âmes des défunts sans aucun doute, ne répondaient qu’en prenant place dans l’esquif, toujours vide en apparence. A mesure que ces étranges passagers y affluaient, le bateau plongeait peu à peu sous leur poids. La barque suffisamment lestée, le patron montait à bord, hissait la voile, saisissait le gouvernail et mettait le cap sur une des îles de la Grande-Bretagne.
Ce paquebot fantastique arrivé à destination, la même voix faisait de nouveau l’appel; on entendait comme un léger frôlement sur un des bords de l’embarcation, qui s’élevait de plus en plus sur les flots, à mesure que ses passagers invisibles, non pas impondérables, prenaient possession du rivage.
C’était vers l’Irlande que se dirigeaient quotidiennement ces cargaisons d’âmes; elles prenaient ensuite le chemin de cette caverne célèbre, appelée plus tard le purgatoire de saint Patrice, et qui passait alors pour la porte principale de l’enfer.
Ainsi, la barque à Caron était encore de service quand lui-même, devant les premières ferveurs de la religion nouvelle, avait jugé prudent de s’effacer et de faire le mort. Patience! il va reparaître. Où cela? Partout. Sans vouloir le suivre dans toutes ses apparitions, disons que, dès la fin du treizième siècle, un grand poëte chrétien, le Dante, de sa pleine autorité, avait rétabli le vieux Caron comme nautonier de son Enfer. Après lui, dans cette même Italie, mieux encore, dans la ville catholique par excellence, et travaillant sous les yeux d’un pape, Michel-Ange, un savant, un artiste sublime, le représentait dans son tableau du Jugement dernier en même temps que Dieu, le Christ, la Vierge et les saints. Sans Caron, pas d’enfer possible! telle était encore l’opinion de Rome chrétienne au quinzième siècle.
Nous traverserions pas à pas tout le moyen âge, qu’à toutes les époques, sous tous les régimes, nous retrouverions le vieux nautonier, sa barque et son obole. Tout cela n’est-il pas devenu proverbial chez nous? La barque à Caron ne fournissait-elle pas encore naguère le couplet final obligé de toutes nos chansons à boire? Quant à son obole, nous y arrivons.
Dans son Histoire des sépultures nationales, Legrand d’Aussy rapporte que le clergé de France, ne pouvant détruire parmi les gens de la campagne l’usage du Naulus, c’est-à-dire de l’obole destinée à payer le passeur d’âmes, avait ordonné que: «au lieu de mettre une pièce de monnaie dans la bouche du mort, on y mettrait une hostie consacrée.»
Sauval, dans ses Antiquités de Paris, à la date de 1630, nous apprend qu’en fouillant de vieux cimetières, dans le clos des Carmélites, et à Notre-Dame des Champs, on trouva une quantité de défunts ayant encore leur obole entre les dents.
Ces graves autorités ne te suffisent-elles pas? Eh bien, sceptique, sache donc que dans mon fameux voyage à Châlon-sur-Saône, j’ai séjourné dans un village de la Bourgogne, où j’ai vu, de mes yeux vu, acquitter encore la contribution du Naulus!
Que si ton incrédulité s’opiniâtre à nier l’évidence résultant de toutes ces preuves accumulées, si tu ne crois ni à Sauval, ni à Legrand d’Aussy, ni à Michel-Ange, ni à Dante, ni à ton serviteur et ami, sais-tu, Antoine, à qui je te renverrai en dernier ressort? A toi-même, oui, à toi!
Te le rappelles-tu, un jour, dans l’église d’un chef-lieu de canton des environs de Paris, tous deux, assistant à un convoi, nous avons, non sans quelque surprise, vu l’officiant recevoir des mains du bedeau un pain et une bouteille de vin à l’intention du mort. Je n’étais pas mythologue alors et je laissai passer la chose sans trop m’en émouvoir; mais, cette fois, s’il ne s’agissait pas directement de Caron, nous nagions du moins dans des eaux analogues; c’était évidemment un écho de la vieille Rome, et même de la vieille celtique qui arrivait jusqu’à nous.
Eh bien, crois-tu maintenant que nous en ayons fini avec toutes ces neiges fondues et ces brouillards évanouis? Antoine, dans notre beau pays, pays des lumières et du progrès, où il faut du nouveau coûte que coûte, où l’on songe sérieusement à se débarrasser des errements de l’ère moderne, tu le vois, nous sommes loin encore d’être tout à fait délicotés de ceux de l’ère ancienne.
Combien de siècles, combien de générations de philosophes, de sages magistrats, d’opiniâtres confesseurs faut-il donc pour faire disparaître complétement de chez un peuple ses anciennes habitudes religieuses, alors même qu’elles ne sont plus que de la mythologie?
Sur les bords du Rhin, si le peuple se rappelle encore ses Elfes, ses petits Nains, ses Kobolds, nos paysans, quoique devenus rétifs devant leurs curés, quoique laissant à leurs femmes seules le soin de fréquenter les églises, ne croient pas moins aujourd’hui aux sorcières et aux jeteurs de sort.
Le besoin de croire est plus fort que la mauvaise volonté des hommes. On n’est jamais incrédule que d’un côté.
Ami, cette grande vérité ne s’applique pas seulement à ces pauvres ignorants, utiles et laborieux, qu’on appelle le peuple. Parmi les classes élevées, instruites, favorisées par la richesse, par le loisir, l’incrédulité, soi-disant philosophique, est venue s’établir, et, tour à tour, Gessner, Cagliostro, Mesmer, les thaumaturges, les magnétiseurs, les tables tournantes, les esprits fluidiques, les esprits frappeurs, sont arrivés juste au moment où vous autres, les esprits forts, vous pensiez avoir fait table rase de toutes nos superstitions.
Que conclure de cela? En vérité, j’ai grande envie de me rallier à ton système, comme à celui de Platon, touchant les aberrations natives de l’humanité.
Bien insensé fut-il celui qui, le premier, s’imagina de déclarer l’homme un animal raisonnable; un animal susceptible de raisonnement, oui, à la bonne heure! voilà ce qu’il fallait dire! L’homme raisonne, et raisonne parfois juste, mais à la condition qu’il aura appris à raisonner, en soumettant son esprit et ses passions à une sage discipline; qu’il aura imposé silence aux fantaisies de son imagination; qu’il aura cherché Dieu dans la nature, dans la vérité, dans sa conscience, non chez les poëtes ou les mythologues.
Telle est, mon ami, la moralité que j’ai cru devoir faire ressortir de la Mythologie du Rhin.
Stolzenfels (bords du Rhin), 1860.
Marly-le-Roi, 1861.
TABLE DES MATIÈRES
| I. | Époque primitive.—Premiers colons du Rhin.—Des savants à l’école.—De la langue sanscrite et du bas-breton.—Un dieu fainéant.—Divinités microscopiques.—Culte des arbres.—Des arbres de naissance et des arbres de mort | 3 |
| II. | Des druides et de leur doctrine.—Ésus.—Le chêne sacré.—Le tilleul de Pforzheim.—Une plante de l’opposition.—Du gui et de l’anguinum.—L’oracle de Dodone.—Chevaux immaculés.—Les druidesses.—Un électeur en retard.—Institution philanthropique des sacrifices humains | 25 |
| III. | Visite a la terre des aïeux.—Les deux rives du Rhin.—Pierres druidiques.—La noce et l’enterrement.—Culte nocturne.—Un vitrier demi-dieu.—Le duel de société.—Une compatriote d’Aspasie.—Boudoir d’une dame celte.—Récit du barde.—Teutons et Titans.—Tremblement de terre | 51 |
| IV. | Invasion des dieux de Rome en Germanie.—Drusus et la druidesse.—Grande découverte philologique au sujet du Teutatès gaulois.—Transformations de toutes sortes.—Irmensul.—Le Rhin divinisé.—Les dieux franchissent le fleuve.—Druides de la troisième époque | 85 |
| V. | Le monde avant et depuis Odin.—Naissance d’Ymer.—Les Géants de la Gelée.—Une bûche fendue en deux.—Le premier homme et la première femme.—Le frêne Ygdrasil et sa ménagerie.—Les trois joyaux de Thor.—L’épée enchantée de Freyr.—Un souvenir de la garde nationale de Belleville.—Histoire de Kvasir et des deux nains.—Miel et sang.—Invocation | 113 |
| VI. | Biographies résumées.—Un dieu clairvoyant.—Un dieu rayonnant.—Tyr et le loup Fenris.—Hôpital de la Valhalla.—Pourquoi Odin était-il borgne?—Les trois Nornes.—Mimer le Sage.—Une déesse mère de quatre bœufs.—Les galanteries d’Heimdall, le dieu aux dents d’or | 141 |
| VII. | Ciel et Enfer.—Les Valkyries.—Divertissements dans la Valhalla.—Porc et sanglier.—Un enfer gelé.—Mort de Balder.—Dévouement de Frigg.—La forêt aux arbres de fer.—Crépuscule des dieux.—Les pommes d’Iduna.—Chute du ciel et fin du monde.—Réflexions sur cet événement.—Petit bonhomme vit encore | 161 |
| VIII. | Comme quoi les dieux de l’Inde ne vivent qu’un kalpa, c’est-à-dire la durée d’un monde à l’autre.—Comme quoi le dieu Wishnou était borgne.—Comme quoi les Celtes et les Scandinaves admettaient la métempsycose, à l’instar des Indiens.—Comme quoi Odin, avec ses émanations, procède du dieu Bouddha.—Du Mahabarata et du Ramayana.—Chronologie.—Age du monde.—Tableaux comparatifs.—Citations.—Preuves à l’appui.—Un cénotaphe | 193 |
| IX. | Confédération de tous les dieux du Nord.—Liberté des cultes.—Le christianisme.—Miserere mei, Jesus!—Dénombrement à la façon d’Homère.—Les dieux prussiens, slaves et finlandais.—Le dieu des cerises et le dieu des abeilles.—Une femme d’argent.—Chant de noce d’Ilmarinnen.—Un dieu squelette.—Le pilon et le mortier de Yaga-Baba.—Préliminaires de la bataille.—La petite chapelle de la colline.—Signal de l’attaque.—Jésus et Marie | 199 |
| X. | Marietta et l’Églantine.—Ésus et Jésus.—Amalgame.—Un catéchumène.—Défense de se nourrir de la chair du cheval.—Les évêques-soldats.—Interruption.—Rentrez chez vous, bonhomme!—Rôle de la Prusse dans la mythologie du moyen âge.—Tybilinus, le dieu noir.—La petite fleur bleue | 226 |
| XI. | Esprits élémentaires de l’air, du feu et de la terre.—Des sylphes, de leurs divertissements et de leurs usages domestiques.—La petite reine Mab.—Les follets.—Elfes clairs et elfes noirs—Véritable cause du somnambulisme naturel.—La fiancée du vent.—Le feu grisou.—Maître Hœmmerling.—Le dernier gnome | 241 |
| XII. | Esprits élémentaires des eaux.—Pétrarque à Cologne.—Jugement de Dieu par l’eau.—Des Nixes et des Ondines.—Une permission de dix heures.—L’Ondine au pied blanc.—Toc, toc! hâtez-vous!—Horribles mystères du Rhin.—La cour du grand Nichus.—Nixcobt, le messager des morts.—Ses joyeux tours.—Je me mets à la recherche d’une Ondine | 257 |
| XIII. | Esprits familiers.—Le Butzemann.—La bonne dame Hollé.—Les kobolds.—Un kobold au service d’une cuisinière.—Zotteraies et petites dames blanches.—Les killecroffs, fils du diable.—Anges blancs.—Les désirs satisfaits, fable | 283 |
| XIV. | Les géants et les nains.—Duel d’Éphesim et de Grommelund.—Nains de cour et petits Nains.—Les fils d’Ymer.—Les moissonneurs invisibles.—Histoire du nain Kreiss et du géant Quadragant.—Comment les géants se mirent au service des nains | 305 |
| XV. | Des enchanteurs et des enchantés.—Voyage d’Asa Thor et de ses compagnons.—L’hôtellerie aux cinq corridors.—Skrymner.—Un gant perdu et retrouvé.—Arrivée à la grande ville d’Utgard.—Lutte du dieu Thor contre la nourrice du roi.—Frédéric Barberousse au Kisfhauser.—Teutonia! Teutonia!—Ce que sont devenus les anciens dieux.—Vénus et le bon chevalier Tannhauser.—Jupiter dans l’île aux lapins.—Un dieu de nos jours | 335 |
| XVI. | Les femmes missionnaires, les femmes prophétesses, les femmes fortes, les femmes serpents.—Mythologie de l’enfance.—Les marraines.—Les fées.—La baguette magique et le manche à balai.—La fiancée du Kinast.—Un mari au clou.—Les trois baisers de Léonhard.—Le Monde des Morts, le Monde des Spectres, le Monde des Ombres.—Les animaux mythologiques | 361 |
| Envoi a M. Antoine Minorel, chimiste, mathématicien et philosophe erratique | 387 | |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris.—Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus, 9.