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La Nation canadienne: Étude Historique sur les Populations Françaises du Nord de L'Amérique

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The Project Gutenberg eBook of La Nation canadienne

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Title: La Nation canadienne

Author: Ch. Gailly de Taurines

Release date: March 3, 2011 [eBook #35476]
Most recently updated: January 7, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
Online Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NATION CANADIENNE ***



LA

NATION CANADIENNE



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en janvier 1894.



PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




LA

NATION CANADIENNE


ÉTUDE HISTORIQUE

SUR LES

POPULATIONS FRANÇAISES

DU NORD DE L'AMÉRIQUE

PAR

Ch. GAILLY DE TAURINES




PARIS
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 8

1894

Tous droits réservés



A MON PÈRE

Hommage de reconnaissance et de filiale affection



INTRODUCTION




La nation canadienne! Voici un terme nouveau dans la classification des peuples. Le nom de Canada et de Canadiens, il n'y a pas bien longtemps encore, n'éveillait guère dans l'esprit des Français que l'idée des «arpents de neige», du froid, des sauvages et des castors.

De ce que la France eût possédé autrefois ce pays lointain, et de ce qu'elle l'eût cédé à une nation étrangère, nous avions le souvenir sans en avoir le regret, et nous partagions sur cette perte la facile résignation des contemporains de Voltaire.

Mais voici que sous les yeux mêmes de notre génération, une apparition étrange est venue troubler la quiétude de notre oubli. Après une croissance obscure et ignorée sur cette terre canadienne, un peuple est apparu tout à coup à nos regards étonnés, doué de toutes les qualités, de tous les caractères qui font les nations fortes, et ce peuple était un peuple français; il sortait des quelques hommes de notre sang que nous croyions définitivement perdus sur une terre que nous nous figurions ingrate. Son merveilleux et rapide développement venait donner un flagrant démenti à l'erreur de nos appréciations et provoquer en nous de tardifs remords pour l'injustice de notre oubli.

C'était donc une terre fertile et riche que ces quelques arpents de neige; c'était donc une population robuste et vivace que ces colons abandonnés il y a un siècle sur un sol dédaigné!

De cette nation canadienne, nul ne peut aujourd'hui nier ni l'existence, ni les progrès; les statistiques constatent la merveilleuse multiplication de sa population. Ses représentants viennent en France, y reçoivent les témoignages de notre sympathie, et ce n'est pas sans un légitime orgueil qu'ils traitent presque d'égal à égal, de nation à nation, avec une patrie qui a eu si peu de foi dans leur avenir. A juste titre, ils sont fiers de lui démontrer son erreur.

N'est-il pas intéressant pour nous d'étudier ces populations françaises d'Amérique dans leurs origines, leurs progrès, leur état actuel, dans tous les éléments en un mot qui font d'elles à proprement parler une nation?

Ces éléments sont nombreux et complexes. Une nation, c'est une communauté d'hommes groupés sur un même territoire et reliés entre eux par des sentiments communs. Les Canadiens réunissent tous ces caractères.

Leur population est une de celles dans l'univers entier dont l'augmentation est la plus rapide. Leur territoire est riche et productif: non seulement il suffit à ses habitants, mais il livre en outre tous les ans des centaines de millions à l'exportation. Le sentiment national enfin, qui unit entre eux les Canadiens, est ardent, tenace, fier et inébranlable.

Le territoire et la population sont les éléments les plus sensibles et les plus évidents, mais ce ne sont ni les principaux ni les plus forts; les liens invisibles et presque indéfinissables du patriotisme contribuent autrement à la cohésion et à la puissance d'une nation. Ces liens, que tout le monde sent mais que personne ne définit pleinement, sont ceux qui résultent de souvenirs communs, des croyances communes, de travaux accomplis, de souffrances subies côte à côte, de gloire acquise de concert, et d'espérances nourries vers un même avenir.

L'histoire des Canadiens leur offre de glorieux souvenirs: au début même de leur existence coloniale, les plus grands noms de notre histoire, ceux de Henri IV et de Louis XIV, ceux de Richelieu et de Colbert, couvrent pour ainsi dire leur berceau et leur font partager comme un patrimoine commun le lustre de nos propres annales. Plus tard, quand violemment séparés de la France, la fortune des armes les contraint, sous un gouvernement étranger, à une existence désormais distincte de celle de leur mère patrie, ils reprennent seuls la chaîne non moins glorieuse et non moins belle de leurs traditions et de leur histoire. Parmi leurs conquérants, ils parviennent à se faire une place respectée, et méritent, par des services qui imposent la reconnaissance, la bienveillance et l'admiration du gouvernement anglais.

Tous ces souvenirs sont entretenus dans l'esprit du peuple par une littérature nationale dont l'unique tendance est la glorification et l'amour de la patrie; et de même que le titre de Français réunit pour nous et résume tout ce qu'en dix siècles nos pères ont accumulé de gloires et de souvenirs dans notre histoire, celui de Canadien évoque dans leur cœur l'image de la vieille France leur mère, condense toute leur histoire, et demeure la seule dénomination nationale sous laquelle ils veulent être désignés.

S'ils sont Canadiens et non plus Français, qu'importe, dira-t-on, à la France moderne la formation de cette nationalité nouvelle?

D'avantages politiques nous n'avons pas à en attendre en effet. Mais n'est-ce rien que l'existence en Amérique d'une nation de langue française conservant avec opiniâtreté d'inébranlables sympathies pour son ancienne patrie? n'est-ce pas là un contrepoids désirable à la suprématie par trop grande des peuples de langue anglaise dans le nouveau monde? Il y a trop peu, de par le monde, de terres où vive notre sang et où résonne notre langue; n'est-il pas consolant de trouver, au delà de l'Océan, un peuple qui se prépare à les propager et qui contribue à donner à la race française la place qu'elle doit occuper dans l'Univers?

Les liens qui résultent de la communauté du sang et de la communauté de la langue sont plus forts que ceux des frontières politiques; les uns sont durables et résistent à tous les bouleversements, les autres sont incertains et changeants.

La lutte pour l'existence est la constante destinée des hommes; au fond du perpétuel enchaînement de conflits, de guerres, de bouleversements et de révolutions que nous montre l'histoire, il est facile de reconnaître l'éternelle rivalité des races. D'une façon apparente ou cachée, l'histoire politique tout entière est subordonnée à l'histoire ethnographique. Les guerres et les traités ne sont que les épisodes du grand drame qui entraîne l'humanité tout entière, toujours luttant et toujours combattant, vers sa mystérieuse destinée. Nul ne demeure en repos: il faut attaquer ou se défendre, et les races les plus fortes, les plus intelligentes et les plus nombreuses, finissent par l'emporter sur les autres et par les dominer.

Dans cet éternel combat, toujours renouvelé et jamais fini, c'est pour la race française que lutte la nation canadienne!




LA

NATION CANADIENNE




PREMIÈRE PARTIE

ORIGINES ET ÉVOLUTION HISTORIQUE
DE LA NATION CANADIENNE






CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES.

Emporté par la vapeur sur un luxueux paquebot, le voyageur qui arrive à Québec par le majestueux estuaire du Saint-Laurent, peut difficilement se faire une idée de ce qu'était, il y a trois siècles à peine, la fertile et riche contrée étendue sous ses yeux.

Cette côte riante, toute couverte de moissons, toute pointillée de blanches maisons, toute parsemée de villages qui font briller au soleil l'éclatante toiture métallique de leurs clochers, ces vallées ombragées qui viennent jeter au grand fleuve l'eau bondissante de leurs ruisseaux, ces prairies, ces collines si coquettes, tout ce panorama changeant et plein de vie que la marche du navire déroule avec rapidité aux regards émerveillés des passagers; tout ce mouvement, toute cette activité, toute cette richesse n'étaient, à une époque qui n'est pas bien éloignée de nous, que silence, désert et solitude.

Quand en 1535, poussé par ce vent de découvertes qui soufflait depuis Colomb, le marin malouin Jacques Cartier remonte pour la première fois le cours du grand fleuve, il ne trouve sur ses rives que des forêts sans limites, et, pour toute population, que quelques pauvres tribus indiennes.

Campé sur la rive pour y passer l'hiver, il voit, à cet endroit même où s'élèvent aujourd'hui les fières murailles et les gracieux monuments de Québec, ses compagnons décimés par le froid, les maladies et la faim!

Il faut lire le récit de cet hivernage dans la relation même qu'en a laissée Cartier. Une affreuse épidémie, le typhus, décimait ses compagnons. Le mal sévissait avec une telle fureur qu'à la fin de février, des cent dix hommes de sa flotte, trois ou quatre à peine restaient capables de porter à leurs compagnons les soins que réclamait leur pitoyable état. Vingt-cinq d'entre eux succombèrent au fléau. Cartier fit faire l'autopsie du cadavre de l'un d'eux, Philippe Rougemont, d'Amboise, et il relate avec minutie dans son journal tous les détails de cette triste opération.

«Il fust trouvé qu'il avait le cœur blanc et flétri, environné de plus d'un pot d'eau rousse comme dacte, le foye beau, mais avait le poumon tout noirci et mortifié et s'était retiré tout son sang au-dessus de son cœur, car quand il fut ouvert, sortit au-dessus du cœur grande abondance de sang noir infect. Pareillement, avait la rate par devers l'échine un peu entamée, environ deux doigts, comme si elle eut été frottée sur une pierre rude. Après cela vu lui fut ouverte et incise une cuisse, laquelle était fort noire par dehors, mais dedans la chair fut trouvée assez belle.»

Plus de quarante des autres compagnons de Cartier étaient dans une situation désespérée, lorsqu'une femme indienne indiqua à leur chef un arbre dont l'écorce devait être un remède au terrible mal, et qui, en effet, rendit bientôt aux malades «santé et guérison». «Si tous les médecins de Louvain et de Montpellier, ajoute Cartier, y eussent été avec toutes les drogues d'Alexandrie, ils n'en eussent pas tant fait en un an que ledit arbre a fait en six jours1

Note 1: (retour) Brief récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 par le capitaine Jacques Cartier, aux îles de Canada, Hochelaga, Saquenay et autres, etc.

C'est pendant ce voyage que Cartier eut pour la première fois connaissance de l'usage du tabac par les Indiens. Voici la curieuse description qu'il donne de cet usage alors totalement inconnu en France:

«Ils ont, dit-il en parlant des Indiens, une herbe de quoi ils font grand amas durant l'été pour l'hiver, laquelle ils estiment fort, et en usent les hommes seulement en la façon que s'ensuit: ils la font sécher au soleil, et la portent à leur col en une petite peau de bête au lieu de sac, avec un cornet de pierre ou bois; puis, à toute heure font poudre de ladite herbe et la mettent en l'un des bouts dudit cornet, puis mettent un charbon de feu dessus et sucent par l'autre bout, tant qu'ils s'emplissent le corps de fumée, tellement qu'elle leur sort par la bouche et par les nazilles comme par un tuyau de cheminée; et disent que cela les tient sains et chaudement, et ne vont jamais sans avoir lesdites choses. Nous avons éprouvé ladite fumée, après laquelle avoir mis en notre bouche, semble y avoir mis de la poudre de poivre, tant est chaude.»

Rebuté par tant de difficultés et de traverses, Cartier, dès le retour de la belle saison, s'empressa de quitter les eaux du Saint-Laurent et ne laissa sur ses rives aucun établissement durable.

Il fallut aux fondateurs de colonies un cœur fortement trempé, une triple cuirasse d'airain, comme dit Horace, pour aborder ces pays sauvages et tenter, au milieu des privations et des dangers, de s'y créer de nouvelles patries. Ils obéissaient à cette force invincible qui fait marcher les peuples vers de mystérieuses destinées; le nouveau continent était ouvert à l'Europe, ils allaient le conquérir pour elle.

Commencée au seizième siècle, cette conquête est de nos jours à peu près définitivement achevée; les plus habiles, les plus entreprenants et les plus forts en ont eu la plus grosse part. Nos grands hommes d'État en avaient compris l'importance: François Ier l'avait pressentie et avait lancé partout les marins français à la découverte de nouvelles terres. Henri IV avait commencé notre empire colonial, et c'est aux grandes vues de cet homme de génie qu'est dû le premier projet de créer sur les rives du Saint-Laurent une colonie permanente. Québec lui doit sa naissance.

C'est par ses ordres directs et contre l'avis, bien aveugle cette fois, avouons-le, du sage Sully, que dans l'été de l'année 1608, le navigateur saintongeais, Samuel de Champlain, remontait les rives solitaires du Saint-Laurent, examinant la côte, cherchant sur quel point il pourrait débarquer avec ses hommes pour établir la colonie qu'il avait mission de fonder.

Par une belle journée de soleil, le 3 juillet, il arrivait en vue d'un promontoire «couvert de noyers et de vignes sauvages» qui dominait au loin un coude majestueux du grand fleuve. C'était «la pointe de Québec, ainsi appelée des sauvages», comme il le rapporte lui-même.

Séduit par l'aspect grandiose de la nature et par la fertilité du sol, il résolut de s'arrêter là. Aussitôt débarqué, dans une modeste maison de bois il établit ses hommes; telles sont les humbles origines de la grande ville de Québec. Elle fut bien longtemps avant de devenir une cité et ce n'est qu'en 1621 que le premier édifice en pierre, une église, fut construit par les soins des missionnaires récollets.

Malgré la vigoureuse impulsion donnée par Richelieu au mouvement colonial, malgré tous les encouragements et tous les soins dont il entoura particulièrement la colonie naissante du Canada, elle était bien faible encore en 1642. Québec n'était alors qu' «un petit fort environné de quelques méchantes maisons donnant abri à de rares colons»; Montréal, où une société de personnes pieuses venait de fonder une mission, «deux ou trois cabanes»2, Trois-Rivières et Tadoussac, deux petits postes pour la traite des fourrures; et tout cela perdu sur un continent sans limites, la porte de ces pauvres demeures s'ouvrant sur un désert de huit cents lieues!

Note 2: (retour) Les fondateurs de cette mission lui avaient donné le nom de Ville-Marie. Celui de Mont-Royal ou Montréal lui est antérieur et avait été donné à cet endroit par Cartier lui-même en 1535, bien avant qu'aucun établissement y fût fondé. S'étant rendu au village indien d'Hochelaga, il fut conduit par le chef de ce village au sommet d'une montagne qui était à un quart de lieue de distance. De là il découvrit un pays sans bornes. Enchanté de la vue magnifique qu'il avait devant lui, il donna à cette montagne le nom de Mont-Royal, nom qu'elle a conservé et qui s'est étendu à la ville qui se trouve aujourd'hui à ses pieds.

Certes, quiconque eût vu le Canada en 1642 eût souri d'incrédulité si on lui eût parlé de sa grandeur future. Quelques colons et quelques cabanes, sont-ce là les prémisses d'une nation? Et cependant, c'est bien de ces germes humains, si chétifs et si débiles, pauvres graines jetées par le vent du destin dans l'immensité d'un continent, que devait sortir, après deux cents ans de germination et de croissance, la forte nation que nous voyons aujourd'hui prospérer et grandir.

L'impulsion dont la colonie avait besoin, c'est Colbert qui la lui donna, et c'est lui qu'on peut considérer comme le véritable fondateur du Canada.

La politique qu'il suivit mérite d'être exposée avec quelques détails puisqu'elle a été, pour ainsi dire, la cause première des résultats que nous voyons aujourd'hui. Nous étudierons donc successivement les mesures par lesquelles Colbert pourvut au peuplement de la colonie, à la découverte des vastes régions qui l'entouraient, et à la mise en culture de son territoire.

Le peuplement est le premier besoin d'une colonie. Les diverses compagnies auxquelles Richelieu avait accordé, en échange de l'obligation d'amener des colons au Canada, le droit d'exploiter le riche et productif commerce de ses fourrures, avaient trop oublié leurs devoirs pour ne penser qu'à leurs intérêts. Les clauses des contrats, qui les obligeaient à emmener dans chacun de leurs navires un certain nombre d'émigrants, étaient demeurées à peu près lettres mortes, et nous avons dit plus haut combien était faible encore, au milieu du dix-septième siècle, le nombre des habitants de Québec.

Aussi Colbert dut-il prendre d'énergiques mesures pour provoquer tout d'un coup dans la métropole un vigoureux courant d'émigration.

Par ses ordres, les fonctionnaires civils et les autorités religieuses, les évêques, les intendants, sont chargés de rechercher, dans l'étendue des diocèses et des provinces, les personnes des deux sexes désireuses de s'établir au Canada.

Cette propagande produisit un grand effet; dès 1663, ce ne sont plus quelques émigrants isolés, ce sont de vrais convois qui quittent les côtes de France et font voile vers Québec. En cette année, trois cent cinquante émigrants sont en une seule fois embarqués à la Rochelle3, et des convois semblables se succèdent d'année en année durant toute l'administration de Colbert.

Note 3: (retour) Voy. Rameau, Acadiens et Canadiens, 2e part., p. 23.

En 1667, enfin, un régiment entier, fort de vingt compagnies, le régiment de Carignan-Salières, débarque à Québec et porte l'ensemble de la population à plus de 4,000 âmes. C'est alors vraiment que le Canada est créé et commence à devenir non plus un poste de traite, ni une mission, mais une colonie.

Le régiment de Carignan, dont M. de Salières était colonel, rentrait à peine de cette campagne de Hongrie, où le maréchal de La Feuillade, le comte de Coligny et les troupes françaises avaient apporté à l'Empereur, contre l'invasion des Turcs, un secours si puissant et si opportun.

Ce régiment tout entier reçut au Canada la récompense de ses services.

A mesure qu'ils obtenaient leur congé, officiers et soldats recevaient des terres. Les officiers, presque tous gentilshommes, prenaient naturellement pour censitaires les hommes qui avaient servi dans leurs compagnies. C'est ainsi que l'on forma, tout le long de la rivière Richelieu, au sud de Montréal, sur la frontière la plus exposée aux attaques des Iroquois, une sorte de colonie militaire qui, tout en concourant au progrès de la culture et du peuplement, servait en même temps comme de rempart contre un ennemi toujours en éveil, toujours prêt à s'élancer pour dévaster le pays4.

Note 4: (retour) Le retour en France des officiers licenciés au Canada était fort mal vu du ministre: «Il s'est présenté ici, écrit Colbert à l'intendant, quelques officiers des troupes qui sont restées en Canada; et comme il importe au service du Roi qu'ils s'établissent audit pays, et qu'ils servent d'exemple à leurs soldats, il est bien nécessaire que vous empèchiez qu'à l'avenir ces officiers ne repassent en France, leur faisant connaître que le véritable moyen de mériter les grâces de Sa Majesté est de demeurer fixes et d'exciter fortement tous leurs soldats à travailler au défrichement et à la culture des terres.» (Correspondance de Colbert, publiée par P. Clément, 2e partie, tome III.)

Non seulement le retour des officiers et soldats, mais celui même des colons civils de toutes classes était vu d'un très mauvais œil, et Colbert mandait au gouverneur de les retenir dans la colonie par tous les moyens en son pouvoir, hormis la force. Encore cette restriction n'était-elle imposée que pour ne pas nuire par excès de zèle au but qu'on se proposait et éloigner les Français d'aller s'établir dans une colonie à laquelle on aurait donné la réputation d'un lieu d'exil dont on ne pouvait sortir. (Ibid.)

On sait qu'au dix-septième et au dix-huitième siècle, tout soldat portait un sobriquet sous lequel seul il était connu et désigné de ses chefs. Sobriquet tiré soit de ses qualités physiques ou morales, soit des occasions de guerre dans lesquelles il s'était trouvé. Souvent aussi c'était un nom de fleur, ou celui d'une vertu civile ou guerrière. C'étaient: Va de bon cœur, Jolicœur, Brin d'amour, la Force, la Rencontre, la Déroute (ce qui signifiait sans doute que l'aspect seul de celui qui portait ce surnom suffisait pour mettre l'ennemi en fuite). C'étaient encore: La Fleur, la Tulipe, la Liberté.

Tous ces noms restent communs au Canada, et tous ceux qui les portent peuvent, à bon droit, se vanter d'être les descendants des héros du Raab et de Saint-Gothard, de ces hommes dont le grand vizir Achmet-Kopröli avait osé dire avant la bataille, en voyant de loin les manchettes de dentelle et les rubans des officiers: «Quelle est cette troupe de femmes!» mais dont il se repentit sans doute d'avoir méconnu la valeur lorsqu'il vit son armée par eux mise en déroute.

Outre les convois d'émigrants envoyés en bloc, outre le licenciement des troupes, Colbert pourvut encore à l'accroissement de la population par l'institution des «engagés».

Les engagés étaient une classe de colons toute spéciale. Recrutés dans les classes les plus pauvres de la population de France, ils s'obligeaient à servir trois ans dans les colonies comme ouvriers ou serviteurs; leur salaire était fixé par les ordonnances. Ils aliénaient en somme leur liberté pour cette période de trois ans; aussi étaient-ils désignés sous le nom de «trente-six mois».

Pour multiplier leur nombre, il fut arrêté qu'aucun navire marchand ne pourrait mettre à la voile vers l'Amérique dans les ports français, sans que le capitaine ait justifié qu'il emmenait à son bord un nombre d'engagés proportionné au tonnage de son navire. C'étaient trois engagés pour un navire de 60 tonneaux, six pour un navire de 100 tonneaux, etc. Le capitaine devait pourvoir à leur nourriture pendant la traversée, puis, arrivant à destination, les cédait, moyennant le remboursement de ses frais, aux colons qui avaient besoin de leurs bras.

Pour qu'il fût bien couvert de ses déboursés, il fallait qu'il pût retirer en moyenne 130 livres de chaque engagé; mais souvent la demande était au-dessous de l'offre, et à diverses époques les capitaines demandèrent d'être déchargés de cette obligation, ce qui leur fut accordé plusieurs fois, entre autres en 1706, en 1721 et 1744, à cause des événements de guerre.

Ainsi, grands convois de colons, troupes licenciées, engagés, telle est la triple origine du premier fonds de la population coloniale.

Mais pour qu'elle pût s'accroître, il fallait autre chose, et Colbert prit soin de pourvoir à l'établissement matrimonial de ces émigrants de toute classe.

Par une propagande active, il encouragea l'émigration féminine, comme il avait encouragé l'émigration masculine. Suivant ses ordres, des jeunes filles furent choisies parmi les orphelines de Paris, élevées dans les établissements hospitaliers. Beaucoup d'entre elles sollicitèrent ce choix comme une faveur.

Mais bientôt, sur l'observation du gouverneur que ces jeunes Parisiennes n'étaient pas d'une constitution assez robuste pour résister aux durs travaux de défrichement auxquels devaient s'adonner les colons, d'autres furent recherchées dans les campagnes de la province par les soins des évêques et particulièrement de l'archevêque de Rouen. Pendant plusieurs années on voit ainsi faire voile vers l'Amérique des convois de 150 à 200 jeunes filles, attendues par des fiancés impatients mais inconnus.

Ces mariages, il faut bien l'avouer, étaient traités un peu militairement. On ne laissait pas traîner les fiançailles en longueur. Quinze jours après l'arrivée du convoi il fallait que toutes les jeunes filles fussent mariées. Pour faciliter cette rapidité et engager les soldats à se presser dans leurs choix, il avait été décidé que tous ceux qui dans ce délai de quinze jours n'auraient pas pris femme seraient privés des profits qu'il leur était permis de tirer de la traite des fourrures: tout congé pour cette traite était refusé au célibataire endurci5.

Note 5: (retour) «Vous avez fort bien fait de faire ordonner que les volontaires seraient privés de la traite et de la chasse s'ils ne se mariaient quinze jours après l'arrivée des vaisseaux qui apportent les filles.» (Lettre de Colbert à Talon, 11 février 1671.)

Nous trouvons encore dans un rapport adressé à Colbert d'intéressants détails sur l'établissement de ces jeunes émigrantes. Ils nous montrent le soin qu'on prenait de leur choix et de leur conduite: «Il est arrivé cette année, écrit en 1670 l'intendant Talon, 165 filles. Trente seulement restent à marier. Je les ai réparties dans les familles les plus recommandables, jusqu'à ce que les soldats qui les demandent en mariage soient prêts à s'établir; on leur fait présent en les mariant de 50 livres en provisions de toutes natures et en effets. Il faudrait encore que Sa Majesté en envoyât 150 à 200 pour l'an prochain. Trois ou quatre jeunes filles de naissance trouveraient aussi à épouser ici des officiers qui se sont établis dans le pays.

«Mme Étienne, chargée par le directeur de l'hôpital général de la direction des jeunes filles qu'il envoie, retourne en France pour ramener celles que l'on enverra cette année. Il faudrait fortement recommander que l'on choisît des filles qui n'aient aucune difformité naturelle, ni un extérieur repoussant, mais qui fussent fortes afin de pouvoir travailler dans ce pays, et aussi qu'elles eussent de l'aptitude à quelque ouvrage manuel6

Note 6: (retour) Dépêche du 10 novembre 1670.

Le choix de ces jeunes filles était sévère, on le voit, tant au point de vue moral qu'au point de vue physique. Colbert veillait avec soin à ce que parmi les personnes choisies il ne s'en trouvât aucune dont les mœurs eussent pu devenir, pour la colonie naissante, une cause de corruption et de décadence plutôt que d'accroissement.

Charlevoix, historien de la Nouvelle-France, presque contemporain et témoin de ces événements, a lui aussi rendu ce témoignage de la pureté des origines de la population canadienne: «On avait apporté, dit-il, une très grande attention au choix de ceux qui s'étaient présentés pour aller s'établir dans la Nouvelle-France... Quant aux filles qu'on y envoyait pour les marier avec les nouveaux habitants, on eut toujours soin de s'assurer de leur conduite avant que de les embarquer, et celle qu'on leur a vue tenir dans le pays est une preuve qu'on y avait réussi7

Note 7: (retour) Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France.

Telles étaient les mesures par lesquelles Colbert favorisait le peuplement de la colonie. Il avait envoyé comme intendant à Québec un homme qui partageait ses vues, et qu'on peut considérer comme le véritable organisateur du Canada, l'intendant Talon. C'est lui qui, sur place, fut l'agent intelligent et fidèle des grandes vues du ministre et sut s'acquitter de l'exécution du détail avec autant de talent que celui-ci mettait de génie dans la conception du plan.

Grâce à la coopération de ces deux hommes, l'un la tête, l'autre le bras, l'impulsion donnée au peuplement du Canada fut si vigoureuse que de 1665 à 1668 la colonie, en trois ans, gagna 3,500 âmes, plus qu'elle n'en avait, en soixante ans, gagné depuis sa fondation8!

Note 8: (retour) Rameau, loc cit., 2e part., p. 29.

En même temps que le pays se peuplait, le gouverneur et l'intendant étaient invités à provoquer et à encourager les grandes découvertes vers l'intérieur du continent.

Déjà Champlain avait, dès le commencement du siècle, visité et baptisé le lac auquel il a laissé son nom; il avait reconnu les lacs Ontario et Nipissing et remonté sur une grande partie de son cours la rivière des Outaouais (Ottawa). Les missionnaires avaient continué son œuvre: sur les Grands Lacs ils avaient peu à peu avancé leurs missions et découvert, une à une, ce chapelet de mers intérieures qui s'égrène jusqu'au centre de l'Amérique du Nord. En treize ans, de 1634 à 1647, dix-huit Jésuites avaient parcouru toutes ces régions. L'un d'eux, le Père de Quen, avait, en 1647 même, découvert au nord du Saint-Laurent une autre mer intérieure, un autre tributaire du grand fleuve: le lac Saint-Jean.

Mais un grand pas restait à faire, cette route de la Chine que les premiers voyageurs et Champlain lui-même avaient espéré trouver si près vers l'ouest, et qui semblait reculer à mesure qu'on la cherchait, il fallait enfin l'atteindre! Suivant le dire des Indiens, un grand fleuve, le «Père des eaux», c'est ainsi que leur imagination se plaisait à le nommer, coulait dans une vallée dont nul d'entre eux ne connaissait les limites. En marchant longtemps dans la direction du couchant on devait l'atteindre, disaient-ils; que croire de ces récits pleins de mystère et à demi fabuleux? n'était-ce pas là cette route de Chine tant cherchée?

Le gouverneur Frontenac et l'intendant Talon veulent résoudre ce grand problème. En 1673, ils chargent un coureur des bois, Jolliet, depuis longtemps au fait des coutumes et de la langue des Indiens parmi lesquels il a vécu, et un missionnaire, le Père Marquette, de se lancer à la recherche du grand et mystérieux cours d'eau. Malgré les représentations des tribus indiennes des bords du lac Michigan, qui s'efforcent de les retenir, les deux voyageurs, franchissant le court partage qui sépare le bassin de ce lac de la rivière Wisconsin, lancent leur canot sur des eaux inconnues.

En quelques jours le courant les entraîne dans l'immense artère du Mississipi; le «Père des eaux» voyait pour la première fois voguer l'esquif d'un visage pâle.

Continuant leur exploration, les hardis voyageurs visitent un à un tous les grands affluents du fleuve, et ne rentrent au Canada, pour rendre compte de leur mission, qu'après avoir reconnu le confluent du Missouri, de l'Ohio et de l'Arkansas, c'est-à-dire découvert en quelques mois la moitié du continent nord-américain!

Quelques années plus tard, en 1682, le Rouennais Cavelier de la Salle complétait leurs découvertes. Descendant le grand fleuve jusqu'à ses bouches, il constatait que ses eaux se déversent non dans le Pacifique, comme on l'avait cru et espéré, mais dans le golfe du Mexique. Il donnait en même temps à la contrée traversée par la partie méridionale de son cours le nom de Louisiane, en l'honneur du roi qui avait été personnellement le protecteur et l'inspirateur de l'expédition.

Cette route de Chine, si longtemps cherchée, demeurait toujours un mystère, mais la moitié du continent était ouverte à l'activité colonisatrice des Français.



CHAPITRE II

LA COLONISATION.

Le pays était parcouru et découvert au loin par les explorateurs; une population déjà assez nombreuse se multipliait autour de Québec, il fallait pourvoir à sa subsistance et à son avenir, défricher la forêt, favoriser la culture, mettre en un mot la colonie en état de se suffire à elle-même, et de continuer seule ses progrès.

Pour faciliter et activer les défrichements, Colbert suggéra un moyen radical et prompt:

«Étant constant, écrivait-il à l'intendant le 1er mai 1669, que la difficulté du défrichement des terres et la facilité que les Iroquois ont de venir attaquer les habitations des Français, proviennent de la quantité de bois qui se trouvent audit pays, il serait bon d'examiner si l'on ne pourrait pas brûler une bonne partie pendant l'hiver en y mettant le feu du côté du vent... et peut-être, si ce moyen est praticable, comme il le paraît, il sera aisé, en découvrant un grand pays, de défricher les terres et d'empêcher les ravages des Iroquois9

Note 9: (retour) Instructions pour le sieur Gaudais, 1er mai 1667. (Correspondance de Colbert, 2e part., t. III, p. 443.)

Mais il ne suffisait pas de faire place nette, il fallait livrer à la culture les terres ainsi découvertes par le feu. Pour cela, non-seulement des bras, mais des capitaux étaient nécessaires. Les convois de colons, l'arrivée des engagés, le licenciement des soldats, avaient bien augmenté la population, mais non les ressources du pays. Tous ces émigrants sortaient des classes les moins fortunées de la population française; Colbert voulut attirer au Canada les classes aisées elles-mêmes. C'est dans ce but qu'il appliqua à la colonie le système des concessions seigneuriales.

Des étendues de terre assez considérables furent, avec le titre de seigneuries, promises à tous ceux qui, nobles ou non, mais disposant de capitaux suffisants pour mettre leurs terres en valeur, voudraient aller s'établir au Canada, et cette promesse y attira en effet un grand nombre de colons appartenant à la petite noblesse et à la bourgeoisie.

C'était là une mesure économique, nullement une institution nobiliaire, et presque tous les noms des premiers seigneurs canadiens sont des noms bourgeois. Un chirurgien du Perche, Pierre Giffard, obtient la seigneurie de Beauport. Nous trouvons encore Louis Hébert, Le Chasseur, Castillon, Simon Lemaître, Cheffaut de la Regnardière, Jean Bourdon, etc.10. Les seigneurs canadiens étaient en somme, comme le fait judicieusement remarquer M. Rameau de Saint-Père, «les entrepreneurs du peuplement d'un territoire». Sur la vaste étendue qui leur avait été concédée, ils appelaient eux-mêmes des colons, et leur intérêt particulier se trouvait ainsi d'accord avec l'intérêt général.

Note 10: (retour) Ces seigneuries avaient été concédées avant Colbert. Il n'inventa pas le système, mais le perfectionna et l'étendit.

Si la noblesse n'était pas une condition nécessaire pour obtenir une seigneurie, elle pouvait par contre devenir la récompense du zèle déployé dans la culture et dans la mise en valeur des terres, et nous trouvons au Canada plusieurs exemples de ces anoblissements11. Les motifs invoqués dans les lettres de noblesse accordées entre autres au sieur Aubert en 1693 sont: «les avantages qu'il a procurés au commerce du Canada, depuis l'année 1655 qu'il y est établi..., qu'il a même employé des sommes très considérables pour le bien et l'augmentation de la colonie, et particulièrement pour le défrichement et la culture d'une grande étendue de terres en divers établissements séparés, et la construction de plusieurs belles maisons et autres édifices12...».

Note 11: (retour) : On peut citer les Boucher de Boucherville, les Le Moyne, les Aubert de Gaspé, familles encore honorablement représentées au Canada.
Note 12: (retour) Lettres d'anoblissement du sieur Aubert de la Chesnaie, citées par Casgrain, Biographies canadiennes.

L'intendant Talon avait même proposé de récompenser ces services coloniaux, non seulement par des lettres de noblesse, mais, pour les hommes les plus marquants et les plus dignes, par des titres. Il écrivait à Colbert en 1667: «Afin de concourir par les faits aussi bien que par les conseils à la colonisation du Canada, j'ai donné moi-même l'exemple en achetant une certaine étendue de terrain couverte de bois. Je me propose de l'étendre encore de manière à pouvoir y établir plusieurs hameaux; il est situé dans le voisinage de Québec et pourra être utile à cette ville. On pourrait doter cet établissement d'un titre nobiliaire si Sa Majesté y consentait, et on pourrait même annexer à ce fief, avec les noms qui pourront lui convenir, les trois villages que je désirerais y créer. On arriverait ainsi, en commençant par mon exemple, à faire surgir une certaine émulation parmi les officiers et les plus riches colons à s'employer avec zèle à la colonisation de leurs terres, dans l'espoir d'en être récompensés par un titre.

«Vous savez que M. Berthelot m'a autorisé, jusqu'à la concurrence de 10,000 livres, à faire établir ici une ferme pour son compte. D'autres personnes de France m'ont adressé de pareilles demandes, et la création de titres que je propose serait un moyen facile de faire progresser la colonie13

Note 13: (retour) Lettre de Talon à Colbert, 10 novembre 1667, citée par Rameau, Acadiens et Canadiens, 2e part., p. 286.

Voici la réponse de Colbert: «Sur le compte que j'ai eu l'honneur de rendre au Roi du défrichement considérable que vous avez fait d'une terre au Canada, Sa Majesté a estimé à propos de l'ériger en baronnie, et j'en ai expédié suivant ses ordres les lettres patentes... Je ne doute pas que cette marque d'honneur ne convie non seulement tous les officiers et habitants du pays qui sont riches et accommodés, mais même les sujets du Roi de l'ancienne France, à entreprendre de pareils défrichements et à pousser ceux qui sont commencés, dans la vue de recevoir de pareilles grâces de Sa Majesté. C'est à quoi il est bien important que vous les excitiez fortement en poussant encore plus avant celui que vous avez fait.» Dépêche de Colbert à Talon, 11 février 1671. (P. Clément, Correspondance administrative de Colbert.)

La concession demandée par Talon lui avait été accordée. Elle porta d'abord le nom des Islets, avec le titre de Baronnie, puis celui d'Orsainville, avec celui de Comté, et c'est là qu'il avait établi ces villages modèles de Charlesbourg, Bourg-Royal et la Petite-Auvergne.

Il ne paraît pas qu'il ait été accordé d'autres seigneuries titrées. On continua seulement à concéder de simples seigneuries, soit à des gentilshommes, soit à des bourgeois. Talon, en faisant cette proposition, n'agissait d'ailleurs qu'en vue du bien de la colonie, et croyait donner un exemple utile, sans aucune arrière-pensée de vanité. Vanité d'ailleurs qui eût été bien aveugle, car le nom de Talon, porté par de célèbres magistrats, était aussi respecté, aussi illustre même, que celui d'Orsainville était obscur et nouveau. En quittant en 1672 ses fonctions d'intendant du Canada, Talon abandonna son comté d'Orsainville, qui put être concédé de nouveau aux religieuses de l'hôpital de Québec.

Outre qu'il favorisait l'émigration de la classe riche, le système seigneurial avait encore, dans la colonie même, cet avantage d'intéresser d'une façon puissante le seigneur au peuplement et à la mise en culture de ses terres.

Tous les avantages que le seigneur pouvait retirer de sa seigneurie étaient subordonnés à l'établissement et même à la réussite de ses censitaires. C'est gratuitement, en effet, qu'il devait leur concéder les lots qu'il taillait dans son domaine; son principal revenu consistait seulement en droits de mouture dans le moulin banal qu'il était obligé de construire. Ainsi, pas de récolte chez le censitaire, point de revenus chez le seigneur; la richesse de l'un dépend de la prospérité de l'autre. Mais pour que de son côté le censitaire n'ait pas la tentation de laisser ses terres incultes, il doit, tant qu'il les occupe, payer au seigneur une légère redevance annuelle.

Les obligations imposées par la loi au seigneur étaient rigoureusement observées. S'il refusait ou négligeait de concéder ses terres, l'intendant était autorisé à le faire d'office, par un arrêt dont l'expédition devenait un titre de propriété pour le censitaire. Un arrêt de 1711 va même plus loin: il ordonne la confiscation des seigneuries dont les terres ne seraient pas concédées dans l'espace de deux années14.

Note 14: (retour) Voy. Turcotte, le Canada sous l'Union, t. II, p. 245. Québec, 1871, 2 vol. in-18.

La construction du moulin banal était un devoir tout aussi strictement exigé; et si le seigneur oubliait de s'y conformer, il s'exposait, d'après un édit de 1686, à voir son droit de banalité éteint au bout d'une année15.

Note 15: (retour) Arrêt du 4 juin 1686: «Le Roi étant en son conseil, ayant été informé que la plupart des seigneurs qui possèdent des fiefs dans son pays de la Nouvelle-France négligent de bâtir des moulins banaux nécessaires pour la subsistance des habitants dudit pays, et voulant pourvoir à un défaut si préjudiciable à l'entretien de la colonie, Sa Majesté étant en son conseil, a ordonné et ordonne que tous les seigneurs qui possèdent des fiefs dans l'étendue dudit pays de la Nouvelle-France seront tenus d'y faire construire des moulins banaux dans le temps d'une année après la publication du présent arrêt; et ledit temps passé faute par eux d'y avoir satisfait, permet Sa Majesté à tous particuliers de quelque qualité et condition qu'ils soient, de bâtir lesdits moulins leur en attribuant à cette fin le droit de banalité, faisant défense à toute personne de les y troubler.» (Cité par Lareau, Histoire du droit canadien, t. I, p. 191. Montréal, 1889, 2 vol. in-8º.)

Le seigneur canadien était loin de jouir de privilèges exorbitants. La somme de ses devoirs était au moins équivalente à celle de ses droits. Pour tirer parti de son domaine, il était nécessaire qu'il y résidât lui-même et en cultivât pour son compte une portion; il n'était pas assuré d'arriver à la richesse, et les rapports des gouverneurs nous montrent plusieurs familles de seigneurs canadiens,--même parmi celles qui appartenaient à la noblesse,--obligées de prendre part elles-mêmes au travail des champs: «Je dois rendre compte à Monseigneur, écrivait au ministre le gouverneur M. de Denonville, en 1686, de l'extrême pauvreté de plusieurs familles... toutes nobles ou vivant comme telles. La famille de M. de Saint-Ours est à la tête. Il est bon gentilhomme du Dauphiné (parent du maréchal d'Estrade) chargé d'une femme et de dix enfants. Le père et la mère me paroissent dans un véritable désespoir de leur pauvreté. Cependant les enfants ne s'épargnent pas car j'ai vu deux grandes filles couper les blés et tenir la charrue.»

M. de Denonville nommait encore les Linctot, les d'Ailleboust16, les Dugué, les Boucher, les Chambly, les d'Arpentigny, les Tilly.

Note 16: (retour) Les d'Ailleboust, dont il est question, étaient les enfants de Louis d'Ailleboust, qui avait été gouverneur du Canada de 1628 à 1651. Sa famille était originaire d'Allemagne. Venu en France, son grand-père avait été anobli comme premier médecin du Roi.

Au début de la colonisation, la propriété seigneuriale garda au Canada les formes et la procédure un peu archaïque qu'elle n'avait même plus en France. Qu'on en juge par ce procès-verbal rédigé le 30 juillet 1646 à propos d'une contestation entre le sieur Giffard, seigneur de Beauport, et l'un de ses censitaires, Jean Guyon: «Ledit Guyon s'est transporté en la maison seigneuriale de Beauport et à la principale porte et entrée de ladite maison; où étant ledit Guyon aurait frappé et seroit survenu François Boullé, fermier dudit seigneur de Beauport, auquel ledit Guyon auroit demandé si le seigneur de Beauport étoit en sa dite maison seigneuriale de Beauport, ou personne pour lui ayant charge de recevoir les vassaux à foi et hommage... Après sa réponse et à la principale porte, ledit Guyon, s'est mis à genouil en terre nud teste, sans espée ni esperons, et a dit trois fois en ces mots: «Monsieur de Beauport, monsieur de Beauport, monsieur de Beauport, je vous fais et porte la foy et hommage que je suis tenu de vous faire et porter, à cause de mon fief du Buisson duquel je suis homme de foy, relevant de votre seigneurie de Beauport, laquelle m'appartient au moyen du contrat que nous avons passé ensemble par devant Roussel à Mortagne le 14e jour de mars mil six cent trente-quatre, vous déclarant que je vous offre payer les droits seigneuraux et féodaux quand dus seront, vous requérant me recevoir à la dite foy et hommage17.» Le résultat pratique de cette pompeuse procédure est la promesse, faite par le censitaire à la fin du procès-verbal, d'acquitter les droits qu'il avait sans doute omis de payer jusqu'alors. Détour bien long et bien curieux pour en arriver là; curieux surtout lorsque, sous la pompe des qualifications, l'on reconnaît les personnages: le seigneur de Beauport un chirurgien de province, son manoir une ferme, son vassal, Jean Guyon, un maçon du Perche, qui eût été bien embarrassé sans doute de se présenter autrement que sans espée ni esperons devant la porte de son seigneur.

Note 17: (retour) De La Sicotière, l'Émigration percheronne au Canada. Alençon, 1887, broch. in-8º.

Ces formes vieillies ne furent guère appliquées au Canada et cet exemple curieux est peut-être le seul que l'on cite. Il en est de même pour un droit qui, en Europe, avait été attaché à la propriété féodale: le droit de justice. Il avait déjà à peu près disparu en France au dix-septième siècle. Au Canada il demeura en fait lettre morte. Ce n'est qu'en 1714, il est vrai, qu'un édit défendit d'accorder des seigneuries «en justice», mais jusque-là, comme pour entretenir des tribunaux, les seigneurs auraient été obligés d'en supporter tous les frais, ils se gardèrent d'user du droit onéreux qui leur était laissé, et l'administration judiciaire tout entière demeura aux magistrats du Roi.

«La vérité historique, affirme l'historien canadien Garneau, nous oblige à dire que cette juridiction, dans le très petit nombre de lieux où elle a été exercée, ne paraît avoir fait naître aucun abus sérieux, car elle n'a laissé, ni dans l'esprit des habitants, ni dans la tradition, aucun de ces souvenirs haineux qui rappellent une ancienne tyrannie18

Note 18: (retour) Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 182.

Ainsi les concessions seigneuriales, loin d'être un abus, une entrave à la colonisation, comme l'ont prétendu certains historiens américains, furent au contraire très favorables au peuplement et à la mise en valeur des colonies; elles favorisaient l'émigration parmi la classe aisée et encourageaient la culture des terres.

Le système colonial de Colbert fut en somme judicieux et habile. Il eut cependant un défaut, et ce défaut devait faire la faiblesse de l'œuvre tout entière et devenir une des causes de sa ruine: l'excès de centralisation!

Tandis que les colonies anglaises jouissaient d'une liberté locale qui laissait toute latitude à leur initiative et facilita leur merveilleux développement, les colonies françaises demeurèrent toujours soumise à une étroite sujétion envers leur métropole. Règlements, ordonnances, tout arrivait de France, et c'est du ministère que la colonie était gouvernée. Jamais il ne fut permis aux colons de prendre la moindre part à l'administration de leur propre pays, même dans les affaires qui ne touchaient qu'aux intérêts locaux.

Non seulement les habitants étaient tenus en tutelle, mais le gouverneur général lui-même n'était pas libre de gouverner à sa guise; c'est à Paris qu'il devait prendre le mot d'ordre, et lorsqu'en 1672 le comte de Frontenac voulut essayer de consulter les Canadiens sur leurs intérêts, et réunit une assemblée qu'il nomma avec un peu d'emphase les États généraux de la colonie, il s'attira, de la part du ministre, une assez sévère réprimande: «Il est bon d'observer, lui mandait celui-ci, que comme vous devez toujours suivre dans le gouvernement de ce pays-là les formes qui se pratiquent ici, et que nos rois ont estimé du bien de leur service, depuis longtemps, de ne pas assembler les États généraux de leur royaume, pour, peut-être, anéantir cette forme ancienne, vous ne devez aussi donner que très rarement, pour mieux dire jamais, cette forme au corps des habitants du dit pays19

Note 19: (retour) Lettres et instructions de Colbert (30 juin 1673) au comte de Frontenac. (Correspondance de Colbert, 2e part., t. III, p. 558.)

Ainsi, pas d'assemblées générales; celles-là, à la rigueur, les Canadiens pouvaient s'en passer, mais ce qui est plus grave, c'est que les assemblées locales elles-mêmes furent interdites, et les intérêts municipaux confiés à l'administration, sans que les habitants eussent aucune part au règlement de questions qui les touchaient de si près. La nomination même d'un syndic, choisi pour transmettre au gouvernement leurs vœux et leurs réclamations, est rigoureusement prohibée. Dans la dépêche citée plus haut Colbert ajoute: «Il faudra même, avec un peu de temps, et lorsque la colonie sera devenue plus forte qu'elle n'est, supprimer insensiblement le syndic qui présente des requêtes au nom de tous les habitants, il est bon que chacun parle pour soi et que personne ne parle pour tous20

Note 20: (retour) Mignault, Manuel de droit parlementaire, p. 35. Montréal, 1889, in-12.

L'élection des syndics demeura--tant qu'elle eut lieu--si subordonnée au pouvoir, qu'elle ne devait pas pourtant être considérée comme bien dangereuse. En 1664, lors de l'élection d'un syndic de Québec, le gouverneur, M. de Mézy, choisit lui-même les électeurs, et ne convoqua par billet que les personnes «non suspectes». (Garneau, t. I, p. 179.)

Quand, en 1721, pour les besoins de l'organisation religieuse, les habitations répandues sur les deux rives du Saint-Laurent, entre Montréal et Québec, furent réparties en paroisses par le gouverneur, marquis de Vaudreuil, et l'intendant Bégon, l'administration de ces paroisses fut confiée non aux paroissiens, mais au conseil supérieur de la colonie. Les officiers qui, dans chacune d'elles, étaient chargés d'exécuter les décisions de ce conseil, dépendaient eux-mêmes d'une façon plus ou moins directe de l'administration; c'étaient le curé, le seigneur et le capitaine de la milice.

Aussi dans quel état d'inexpérience la conquête anglaise trouva les colons français! Ils étaient incapables de conduire eux-mêmes leurs propres affaires et les conquérants ne pouvaient revenir de leur étonnement! «L'erreur de ceux qui gouvernèrent la Nouvelle-France, dit l'historien américain Parkmann, ne fut pas d'exercer leur autorité, mais de l'exercer trop, et au lieu d'apprendre à l'enfant à marcher seul, de le tenir perpétuellement en lisières, le rendant de plus en plus dépendant, de moins en moins apte à la liberté21

Cet état d'enfance dans lequel le régime français avait tenu les Canadiens au point de vue politique, devint plus tard un grief contre eux. Dans le rapport qu'il rédigea à la suite de l'insurrection de 1837, lord Durham les déclara inhabiles au gouvernement représentatif, et indignes d'en profiter. Le leur avoir accordé, disait-il, était une faute, et la seule cause de l'insurrection était que «ces hommes, qui n'étaient pas même initiés au gouvernement d'une paroisse, avaient tout d'un coup été mis en mesure d'agir par leurs votes sur les destinées d'un État22».

Note 21: (retour) Cité par Bourinot, Local government in Canada.


CHAPITRE III

PERTE DE LA COLONIE.

La sollicitude gouvernementale pour le Canada ne survécut pas au crédit de Colbert.

Elle ne dura guère que dix ans, de 1664 à 1675, mais cette courte période fut pleine de résultats féconds puisqu'elle vit doubler la population, qui s'éleva du chiffre de 3,40023 à celui de 7,800 âmes.

Note 23: (retour) Recensements de 1666 et de 1675, aux Archives des colonies, cités par M. Rameau.

Du jour où Louvois commença à gagner dans l'esprit du Roi l'influence qu'y perdait Colbert, où l'organisateur de la marine dut s'effacer devant l'organisateur de l'armée, la politique d'expansion coloniale fut mise en oubli; les idées de guerre continentale et de conquêtes européennes prévalurent, et le monarque, détournant les yeux des colonies auxquelles un effort de plus aurait peut-être assuré la prépondérance sur toutes celles des autres nations, se laissa entraîner dans des guerres glorieuses au début, mais qui devaient se terminer par de douloureux revers.

Dès lors, le Canada fut un peu délaissé. Il avait perdu d'ailleurs son grand administrateur. L'agent si dévoué de Colbert, l'intendant Talon, avait été remplacé par des successeurs, pleins de zèle comme lui, mais d'un génie d'organisation moins puissant; après lui on peut considérer comme terminée la période de création de la colonie.

Les encouragements officiels à l'immigration cessèrent entièrement. On ne vit plus ces grands convois faisant voile vers l'Amérique, tout chargés, pour ces terres vierges, de populations nouvelles, pleines d'énergie et d'espérance. La colonie n'eut plus à compter pour s'accroître que sur sa propre vigueur, sur quelques immigrations individuelles et sur les engagés.

L'impulsion donnée par Colbert avait toutefois été si forte que, même ainsi livrée à elle-même, ses progrès furent encore considérables. Malgré les guerres perpétuelles et quelquefois malheureuses qui marquèrent la fin du règne de Louis XIV, la population canadienne s'élevait en 1713 à 18,000 âmes; et le recensement de 1739, le dernier qui fut fait sous la domination française, nous la montre atteignant le chiffre de 42,000!

Ce n'est pas que le gouvernement se désintéressât entièrement de la colonie. Il consacrait même chaque année d'assez fortes sommes à son entretien; mais ses efforts n'étaient pas toujours dirigés de la façon la plus judicieuse et la plus prévoyante. On négligeait l'essentiel pour ne prêter d'attention qu'à l'accessoire; on pensait à construire des forteresses et l'on oubliait la population: «De 1730 à 1740, on consacra chaque année 1,700,000 livres aux fortifications de Québec, et les autres dépenses n'étaient alors que de 400,000 livres par an24... et pourtant il était bien facile de juger qu'une citadelle en un pays dépeuplé est une défense illusoire, tandis qu'une population nombreuse peut au besoin se passer de forteresse pour repousser l'ennemi25

Note 24: (retour) M. Rameau a tiré ces chiffres de la Statistique des deux Canadas, par Isidore Lebrun, 1835, in-8º.
Note 25: (retour) Rameau, 2e part., p. 76.

On sait ce que valut pour la défense cette coûteuse forteresse de Québec: à peine investie elle dut se rendre. N'en fut-il pas de même de Louisbourg, autre forteresse construite, elle aussi, à grands frais dans l'île du Cap-Breton, à l'embouchure du Saint-Laurent, pour servir, pensait-on, de rempart à toutes nos possessions d'Amérique! Que de milliers de vaillants émigrants, source féconde de progrès, aurait-on pu aider à s'établir avec les millions enfouis dans ces murailles inutiles!

Ce n'est pas, pourtant, que les gouverneurs ne donnassent de bons avis. Quelques-uns d'entre eux conçurent des plans vraiment grandioses et les exposèrent d'une façon claire et pratique; mais les bureaux du ministère, qui n'avaient plus un Colbert à leur tête, ne surent ni reconnaître la grandeur de ces desseins ni les adopter. C'est dans les cartons des archives qu'on peut retrouver aujourd'hui d'admirables projets dont l'exécution nous eût assuré peut-être la possession sans partage du continent nord-américain.

Dans un de ces mémoires restés sans réponse, M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada de 1745 à 1749, signale au ministre la richesse merveilleuse de cette immense vallée du Mississipi, découverte par Joliet et La Salle. Quelques postes militaires y avaient été établis; mais la Galissonnière voulait davantage. Pour donner à la civilisation française ces fertiles et vastes territoires, c'est toute une population d'agriculteurs qu'il lui fallait. Il était temps encore. Faire pour la vallée du Mississipi ce que Colbert avait fait pour celle du Saint-Laurent: quelques convois de colons, une propagande intelligemment exercée, et ces contrées qui comptent parmi les plus fertiles, les plus belles et les plus douces de l'univers, étaient définitivement françaises. Aucune dépense en France, disait la Galissonnière, pouvait-elle égaler l'utilité de cette entreprise?

Mais le ministère avait d'autres vues et préférait les forteresses. Le projet fut oublié dans les bureaux, et ces immenses régions, découvertes par nous, appartiennent aujourd'hui, peut-être pour toujours, à la race et à la civilisation anglaises.

Tandis que notre colonie, négligée par la métropole, ne devait l'accroissement de sa population qu'à la force des choses et à l'impulsion acquise, les colonies anglaises, ses voisines, plus libres et régies par une plus habile politique, bénéficiant aussi, il faut le dire, d'heureuses circonstances, voyaient leur population s'accroître dans des proportions formidables; si bien que lorsqu'en 1755 éclata la guerre entre la France et l'Angleterre, à plus d'un million et demi de colons anglais, le Canada n'avait à opposer qu'environ 60,000 habitants français! C'est dans cette situation que nous surprit la guerre, ou plutôt ce fut là la cause même de la guerre.

«Les Américains, fait fort justement remarquer M. Rameau, s'étonnaient, non sans quelque raison, de voir les riches pays de la vallée de l'Ohio fermés pour eux, colons industrieux et laborieux, tandis que leurs maîtres négligents les laissaient incultes et déserts26

Note 26: (retour) Rameau, Acadiens et Canadiens, 2e part.

A cette multitude qui se sentait à l'étroit chez elle, nous n'avions à opposer qu'une population dont le chiffre total n'atteignait pas, en y comprenant les femmes, les enfants et les vieillards, celui des soldats que nos adversaires pouvaient, sur leur propre territoire, mettre sur pied pour nous combattre.

Et cependant telle était la vigueur des Canadiens, que durant trois années ils surent résister à des forces si écrasantes, et leur infliger de sanglantes défaites.

En 1755, ce sont les 2,500 hommes du général Braddock battus par 300 Canadiens; c'est, l'année suivante, la prise du fort Oswego sur le lac Ontario, et celle du fort William-Henri sur le lac Georges. En 1758, c'est Montcalm, le commandant en chef des troupes françaises en Amérique, battant à Carillon une armée anglaise cinq fois plus forte que la sienne.

Mais nos triomphes mêmes nous affaiblissaient. Montcalm ne recevait pas de secours, et tandis que l'Angleterre, pour cette conquête à laquelle elle s'acharnait, prodiguait l'or et les hommes, tandis qu'au dire de lord Chesterfield elle dépensait 80 millions de livres sterling (deux milliards de francs), qu'elle rassemblait en Amérique, pour la campagne de 1759, une force armée de plus de 50,000 hommes, pendant ce temps, la France, oubliant ses intérêts les plus chers, n'envoyait au Canada qu'un nombre dérisoire de soldats27.

Note 27: (retour) Quatre mille hommes pendant toute la durée de la guerre. (Voy. Dussieux, le Canada sous la domination française.)

D'où venait cet oubli? Quelle était la cause de cet aveuglement? N'y avait-il donc personne en France, personne dans le gouvernement, qui comprît que ce continent, pour la conquête duquel nos ennemis faisaient tant de sacrifices, pouvait en mériter quelques-uns pour être défendu? Pourquoi, alors que toutes nos forces, tout notre argent, toute notre énergie, n'eussent pas été de trop pour la défense de nos droits, de notre influence, de notre souveraineté sur le continent américain (car c'est bien du continent tout entier, non du Canada seulement qu'il s'agissait), pourquoi nous laissions-nous entraîner à gaspiller, en Europe, nos ressources et nos forces dans une guerre continentale engagée sans nécessité?

De cette guerre européenne si contraire à nos intérêts, et de l'alliance avec l'Autriche; qui en fut la cause, on a accusé Louis XV, ses ministres et surtout sa favorite. S'ils furent coupables, ils ne le furent pas seuls: la France tout entière fut leur complice. Cette faute politique, qui devait être si désastreuse par ses résultats, est imputable à l'opinion publique qui régnait dans le pays, à l'indifférence pour l'Amérique, à l'enthousiasme pour les conquêtes en Europe. Aveugles sur l'avenir, les Français du dix-huitième siècle semblaient, en dehors de Paris, de la France et de l'Europe, ignorer l'existence du monde. Une province sur leurs frontières leur semblait plus grande et plus importante qu'un continent sur l'autre hémisphère; c'est de cette erreur, de cette ignorance même que vint l'oubli des grands intérêts français dans le monde. Là fut le vice, là fut la faute.

Quelle impardonnable indifférence de l'opinion28 pour cette guerre d'Amérique, dans laquelle nos héroïques troupes et les valeureuses milices canadiennes combattaient un contre dix et faisaient des prodiges de valeur! A M. de Bougainville, chargé par le gouverneur d'aller réclamer des secours, le ministre de la marine, Berryer, répondait brusquement: «Monsieur, quand la maison est en feu on ne s'occupe pas des écuries.--On ne dira pas, monseigneur, répondit finement et tristement Bougainville, on ne dira pas que vous parlez en cheval.»

Note 28: (retour) Voy. ci-dessous, chap. XXVII.

Sans secours, sans troupes, comment résister encore? Les dépêches de Montcalm trahissent son désespoir. «Monseigneur, écrit-il au ministre le 1er septembre 1758, la situation de la Nouvelle-France est des plus critiques.--Les Anglais réunissent, avec les troupes de leurs colonies, mieux de 50,000 hommes;... qu'opposer à cela? huit bataillons qui font 3,200 hommes!»

Aussi de quelle lassitude est accablé le vaillant général qui sent l'inutilité de ses efforts! quelle mélancolie dans ses lettres à sa famille! Il écrit à sa femme: «Je soupire après la paix et toi; aimez-moi tous... quand reverrai-je mon Candiac29!...» Candiac, c'était son lieu natal, le château où il avait passé son enfance; il ne devait revoir ni Candiac ni les siens!

Note 29: (retour) Ch. de Bonnechose, Montcalm et le Canada français. Paris, 1888, in-8º.

Dans l'été de 1759 une flotte anglaise formidable paraît devant Québec: 22 vaisseaux de ligne, 30 frégates, portant 10,000 hommes de troupes, couvrant le fleuve de leurs voiles. Un général de trente-deux ans, avide de gloire, impatient de se signaler, James Wolfe, commande cette nombreuse armée.

Impuissante ardeur! Malgré le petit nombre des Français, la côte est bien gardée, et, pendant plusieurs mois, la flotte anglaise reste stationnaire dans le fleuve, Wolfe ne peut parvenir à opérer un débarquement. Le désespoir commençait à gagner les Anglais et leur jeune général lui-même; l'hiver approchant allait enfermer le fleuve dans son épaisse muraille de glace. Bientôt la flotte entière devrait fuir ce formidable emprisonnement; déjà les Canadiens et Montcalm entrevoyaient leur délivrance, lorsque, par une sombre nuit d'automne, Wolfe, trompant la vigilance d'un poste français, put enfin, à la faveur des ténèbres, débarquer ses troupes dans une anse solitaire, à quelque distance au-dessus de Québec. Le soleil levant montra, aux yeux surpris et désolés des habitants, l'ennemi rangé en bataille devant la ville, dans une plaine dite la plaine d'Abraham, du nom du premier colon qui l'avait cultivée.

Le nombre était inégal; la bataille s'engagea sanglante, et, dans la fureur de la lutte, les deux généraux ennemis--deux héros--trouvèrent la mort. Déjà Montcalm, blessé mortellement, avait été ramené dans Québec, quand Wolfe fut lui-même frappé.

«Ils fuient! s'écrie près de lui un soldat anglais.--Qui? demande-t-il avec anxiété.--Les Français!--Je meurs heureux», murmure-t-il, et il expire.

Montcalm eut, lui aussi, le bonheur de mourir avant l'entrée des Anglais dans cette ville qu'il avait héroïquement défendue.

L'un des gouverneurs anglais, lord Dalhousie, a voulu, en 1827, rendre un hommage commun aux deux chevaleresques ennemis, morts d'une même mort glorieuse pour deux causes rivales. Sur un monument qui se dresse au-dessus de la splendide terrasse de Québec, il a réuni leurs deux noms accompagnés de cette inscription souvent citée:

«Mortem virtus

Communem famam historia

Monumentum posteritas dedit.»

Les généraux ne méritent pas seuls l'admiration de la postérité: n'oublions pas de rendre hommage aux vaillantes troupes qui, dans les plaines d'Abraham et dans les champs du Canada, combattaient pour la France. C'étaient, avec les braves milices canadiennes, les régiments de Royal-Roussillon, Languedoc, la Reine, Artois, Guienne, La Sarre, Béarn et Berry.

Après la bataille, la forteresse de Québec, incapable de résister, dut se rendre sans siège, et le chevalier de Lévis, rassemblant les débris des troupes, battit en retraite sur Montréal où il hiverna. Dès le printemps de 1760, par une témérité inouïe, reprenant la campagne, il osa encore tenter la délivrance de Québec et vint gagner une dernière victoire dans cette plaine d'Abraham théâtre de notre désastre. Le retour de la flotte anglaise, dès la fonte des glaces, le força de nouveau à la retraite. Québec était définitivement perdu! Le 8 septembre 1760, le gouverneur de la colonie, le marquis de Vaudreuil, signait enfin à Montréal la capitulation qui livrait aux troupes anglaises le pays tout entier.

Trois ans plus tard, la paix était conclue entre la France et l'Angleterre, et le funeste traité de Paris cédait pour toujours aux Anglais le Canada et tous les territoires que nous possédions sur le continent.

Le jour où le ministre français Choiseul obtint la signature du plénipotentiaire britannique, il s'écria, dit-on, de l'air satisfait d'un homme qui remporte un succès: «Enfin nous les tenons!30» Ce fut toute l'oraison funèbre d'une colonie pour la conquête de laquelle l'Angleterre avait sacrifié tant de sang et tant de millions! Cette Nouvelle-France qu'avaient rêvée nos grands hommes d'État, que François 1er avait fait découvrir, que Henri IV avait commencée, Richelieu augmentée, Colbert parfaite et Louis XV perdue, qu'allait-elle devenir? était-elle morte, vivrait-elle?

Note 30: (retour) Dussieux, le Canada sous la domination française.


CHAPITRE IV

L'ANGLETERRE S'ATTACHE LES CANADIENS.
LA FRANCE LES OUBLIE (1763-1778).

«Enfin, le Roi dormira tranquille!» s'écria, dit-on, Mme de Pompadour en apprenant la signature du désastreux traité!

Le traité de Paris était pourtant l'échec le plus grave qu'eût, depuis quatre siècles, subi la monarchie française. Depuis le traité de Bretigny, aucune convention aussi humiliante n'avait été signée. Et comme alors; c'était le même ennemi que nous trouvions devant nous. Mais dans quelles différentes conditions!

Au quatorzième siècle, la lutte entre les rois de France et d'Angleterre était une lutte dynastique bien plus qu'une lutte de race; la guerre était une guerre civile entre deux nations de même origine. Les rois anglais, les barons et chevaliers qui les suivaient, les hommes d'armes qui composaient leur armée, étaient des Normands, tous de même sang, de même langue31, de même religion que les sujets des rois de France et que les rois de France eux-mêmes; ceux-ci eussent-ils succombé dans la lutte engagée entre ces deux fractions d'un même peuple, la dynastie française eût été changée peut-être, mais non la nationalité des Français.

Note 31: (retour) Ce n'est qu'au commencement du quinzième siècle que le français a cessé d'être la langue exclusive de la noblesse anglaise et que cette classe a commencé à adopter le langage qui n'était jusqu'alors que celui du peuple, la langue anglaise actuelle.

Il en était bien autrement de l'échec infligé par l'Angleterre à la France au dix-septième siècle. La communauté d'origine était oubliée depuis longtemps. L'ancienne noblesse normande avait disparu, absorbée dans la nation anglo-saxonne. La langue française était remplacée par un langage nouveau. La religion elle-même--un des liens les plus forts entre les hommes quand elle les unit, mais aussi une des plus violentes causes de haine et de guerres quand elle les divise--était devenue une barrière de plus entre les deux peuples.

La dynastie d'Angleterre n'était plus de souche française. Une maison allemande occupait le trône de Guillaume le Conquérant et de Henri Plantagenet. Rien de commun ne subsistait entre les deux peuples. La lutte qui venait de se terminer n'était plus une lutte de frères ennemis, c'était bien le combat acharné entre deux races qui se disputent l'empire du monde; et dans cette lutte, la France venait d'avoir le dessous!

On est écœuré et triste à la fois de voir avec quelle indifférence cette honteuse paix fut acceptée en France. Pas un cri d'indignation; pas un regret pour un monde perdu! Devant un tel aveuglement, devant un tel abaissement des caractères, on ne peut que regarder d'un œil de douloureuse pitié cette malheureuse époque de notre histoire, et partager l'opinion que le marquis de Mirabeau, père du célèbre tribun, exprimait sur ses contemporains: «Ce royaume est bien mal, disait-il un jour, il n'y a plus de sentiments énergiques, ni d'argent pour les suppléer.»32

Note 32: (retour) La scène se passait chez le docteur Quesnay. Un des interlocuteurs, M. de la Rivière, ajouta: «Il ne peut être régénéré que par une conquête, comme la Chine, ou par quelque grand bouleversement intérieur. Mais malheur à ceux qui s'y trouveront. Le peuple français n'y va pas de main morte.» (Mémoires de Mme du Hausset, collection Barrière, p. 128.)

Le traité de Paris consacrait la prépondérance écrasante des Anglais en Amérique. Qu'allaient devenir ces 70,000 Canadiens-Français que nous y abandonnions avec si peu de regrets? Leur nationalité, leur langue, leur religion, allaient subir de terribles assauts; sauraient-ils les défendre?

Tout paraissait conspirer contre ce petit peuple; aucun obstacle ne semblait s'opposer aux projets de ses ennemis. Pauvre, peu nombreux, sans direction, que pourrait-il donc contre une nation puissante, hardie, riche, nombreuse, et chez qui le prestige de la victoire sur une rivale, jusqu'alors considérée comme la première puissance de l'Europe, justifiait un incommensurable orgueil?

Tous les chefs naturels des Canadiens semblaient les avoir abandonnés; tous avaient regagné la France. Il n'en restait qu'un, mais c'était le plus puissant, le clergé!

Les services que, depuis les débuts de la colonie, le clergé rendait au peuple, avaient mérité sa confiance: explorations, découvertes, missions, enseignement, hôpitaux, colonisation, il avait tout entrepris, tout dirigé. Des plus illustres familles françaises étaient sortis ses prélats; des Montmorency, des Saint-Vallier, des Mornay avaient occupé le siège épiscopal de Québec. Il avait fourni de hardis voyageurs: Marquette et Hennepin au Mississipi; Druillettes et d'Ablon au lac Saint-Jean; Albanel à la baie d'Hudson.

Il avait eu ses colonisateurs: les Sulpiciens avaient défriché et mis en culture l'île de Montréal.

Il avait eu ses martyrs, les Pères Jogues, Daniel, de Brébeuf, Lallemand, torturés par les cruels ennemis des Français, les sauvages Iroquois.

Le clergé avait eu tant de part à la création de la colonie, qu'en parcourant les premières annales canadiennes, il semble qu'on lise une page de l'histoire de l'Église plutôt qu'une page de l'histoire de France. C'est avec la force d'influence qui lui était due pour tant de services que le clergé prit en 1763 la direction de la petite nation que nous venions d'abandonner. C'est lui qui mena, avec une vigueur dont nous devons lui savoir gré, la lutte nationale. Pour lui, la nationalité et la langue anglaises ne faisaient qu'un avec le protestantisme; il travailla avec acharnement à conserver les Canadiens à la nationalité française et au catholicisme, et c'est à ce puissant adversaire que vint, avec étonnement, se heurter la volonté du vainqueur.

C'est presque comme un crime que la loi anglaise, au dix-huitième siècle, considérait l'exercice du catholicisme. Au Canada, malgré les stipulations du traité de cession, la tolérance religieuse ne fut pas plus grande que dans la métropole. Le clergé fut en butte, sinon à toutes les persécutions, du moins à toutes les vexations, et des adresses venues de Londres sollicitaient les gouverneurs «d'ensevelir le papisme sous ses propres ruines». L'une d'elles, entre autres, élaborée par une Université anglaise, proposait, pour y arriver, les étranges moyens que voici: «Ne parler jamais contre le papisme en public, mais le miner sourdement; engager les jeunes filles à épouser des protestants; ne point discuter avec les gens d'Église, et se défier des Jésuites et des Sulpiciens; ne pas exiger actuellement le serment d'allégeance; réduire l'évêque à l'indigence; fomenter la division entre lui et ses prêtres; exclure les Européens de l'épiscopat, ainsi que les habitants du pays qui ont du mérite et qui peuvent maintenir les anciennes idées. Si l'on conserve un collège, en exclure les Jésuites et les Sulpiciens, les Européens et ceux qui ont étudié sous eux, afin que, privé de tout secours étranger, le papisme s'ensevelisse sous ses propres ruines. Rendre ridicules les cérémonies religieuses qui frappent les imaginations; empêcher les catéchismes; paraître faire grand cas de ceux qui ne donneront aucune instruction au peuple; les entraîner au plaisir, les dégoûter d'entendre les confessions, louer les curés luxueux, leur table, leurs équipages, leurs divertissements, excuser leur intempérance; les porter à violer le célibat qui en impose aux simples, etc.33

Au point de vue civil les Canadiens n'étaient pas mieux traités qu'au point de vue religieux. Toute fonction publique leur était fermée, d'une façon absolue, par la nécessité du fameux serment du test exigé par la loi, et que leur foi leur interdisait de prêter comme impliquant une apostasie des plus sacrées de leurs croyances. Dans ce pays qui, au moment de la conquête, était exclusivement français, pas un fonctionnaire petit ou grand, pas un juge n'était Français! Où donc les prenait-on puisque les Français formaient toute la population? Il fallait, au regret et à la honte des gouverneurs eux-mêmes, «prendre les magistrats et les jurés parmi quatre cent cinquante Anglais immigrés, commerçants, artisans et fermiers, méprisables principalement par leur ignorance34».

Note 33: (retour) Garneau, t. II, p. 404.
Note 34: (retour) Lettre du général Murray. (Garneau, t. II, p. 402.)

Telle est l'humiliante domination à laquelle étaient soumis les Canadiens. Elle aurait pu durer longtemps encore, mais heureusement pour eux, un grand événement se préparait en Amérique qui allait changer leur sort.

Un vent de révolte soufflait sur les colonies anglaises. Le gouvernement de Londres voyait l'orage qui s'amoncelait à l'horizon, l'inquiétude le gagnait, partout il cherchait un appui contre le danger. Il espéra le trouver dans les Canadiens eux-mêmes, et depuis longtemps des hommes éclairés lui conseillaient cette sage politique: «S'il est un moyen, disait un mémoire resté aux archives anglaises, d'empêcher, ou du moins d'éloigner la révolution des colonies d'Amérique, ce ne peut être que de favoriser tout ce qui peut entretenir une diversité d'opinions, de langue, de mœurs et d'intérêts, entre le Canada et la Nouvelle-Angleterre35

Note 35: (retour) Garneau, t. I, p. XXI.

Cédant à ces habiles conseils, l'Angleterre, contre ses anciens sujets prêts à prendre les armes, voulut, par d'habiles concessions, s'assurer la fidélité des nouveaux. L'acte de Québec, voté par le parlement britannique en 1774, rendit aux Canadiens l'usage des lois françaises, et leur ouvrit l'accès des fonctions publiques en les dispensant du serment du test; il les fit sortir en un mot de cette triste situation de vaincus dans laquelle ils avaient été tenus jusque-là, et leur fit acquérir véritablement le titre et les droits de citoyens anglais.

Ces sages concessions arrivaient à point nommé. Le 26 octobre de cette même année, les treize colonies anglaises se réunissaient en congrès à Philadelphie, et l'année suivante la guerre éclatait, bientôt suivie de la déclaration d'indépendance.

Le Congrès des colonies révoltées eut beau, dès lors, s'efforcer d'entraîner les Canadiens dans sa rébellion, il eut beau leur faire parvenir les proclamations les plus pathétiques, l'éloquence de ses manifestes demeura sans effet; «l'acte de Québec» avait gagné les Canadiens à la cause anglaise.

Ces prétendus alliés offrant si bruyamment leur amitié, qu'étaient-ils d'ailleurs? Les Canadiens ne reconnaissaient-ils pas en eux ces mêmes Bostonais, leurs pires ennemis depuis deux siècles? Parmi ces émissaires de paix, ne voyaient-ils pas venir à eux, la bouche pleine de paroles de sympathie, ce même Franklin qui, lors de la guerre de Sept ans, avait multiplié ses efforts pour engager l'Angleterre à porter la guerre dans leur pays et à l'enlever à la France?

Une seule considération, peut-être, aurait pu entraîner leurs sympathies en faveur de la nouvelle république, c'est l'alliance que la France fit avec elle en 1778 en lui accordant l'appui de ses armes.

On s'étonne quelquefois que les Canadiens qui, vingt ans auparavant, avaient combattu avec tant d'énergie pour demeurer Français, n'aient rien fait alors pour le redevenir. Eh bien, c'est encore à notre honte qu'il faut l'avouer, la faute n'en est pas à eux, mais à nous.

En déclarant la guerre à l'Angleterre, le désir des hommes d'État français les plus éclairés était de recouvrer le Canada; c'était l'idée du ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes. Un des anciens héros de la campagne canadienne, le chevalier, devenu le maréchal de Lévis, offrait ses services pour concourir à l'exécution du projet. Les Anglais eux-mêmes ne pouvaient croire que la France considérât le Canada comme définitivement perdu. Au lendemain même de la paix de 1763, ils prévoyaient, dans un avenir plus ou moins long, l'éventualité d'une nouvelle guerre, s'imaginant que le premier souci de la France serait de reconquérir son ancienne colonie: «Lorsque je considère, écrivait, en 1768, le gouverneur sir Guy Carleton, que la domination du Roi n'est maintenue qu'à l'aide de troupes peu nombreuses, et cela parmi une population militaire nombreuse, dont les gentilshommes sont tous des officiers d'expérience, pauvres, sans espoir qu'eux ou leurs descendants seront admis au service de leur présent souverain, je ne puis avoir de doute que la France, dès qu'elle sera décidée à recommencer la guerre, cherchera à reprendre le Canada... Mais si la France commence une guerre dans l'espérance que les colonies britanniques pousseront les choses aux extrémités, et qu'elle adopte le projet de les soutenir dans leurs idées d'indépendance, le Canada deviendra probablement la principale scène sur laquelle se jouera le sort de l'Amérique36

Note 36: (retour) Rapport sur les Archives canadiennes. Ottawa, 1888.

Quel ne dut pas être l'étonnement des Anglais en voyant les événements tourner d'une façon si étrangère à leurs prévisions, et si contraires à la vraisemblance! Pouvaient-ils s'imaginer que la France, trouvant l'occasion de prendre sur une orgueilleuse rivale une éclatante revanche, et de recouvrer en même temps son empire colonial perdu, renonçât à tout cela, pour embrasser une cause qui n'était pas la sienne? Pouvaient-ils croire, qu'oubliant l'intérêt national pour obéir à une opinion publique faussée par des sophismes, elle négligeât la défense de ses propres enfants, pour aller batailler, au nom des grandes idées de liberté, d'indépendance et d'émancipation, en faveur d'hommes qui, dans le même temps, consacraient l'esclavage, et, dans le nôtre, se sont battus pour le conserver?

Le comte de Ségur, un de ces jeunes militaires que l'enthousiasme guerrier porta à demander la faveur d'un emploi dans la guerre d'Amérique, et qui prit part à la campagne comme colonel en second du régiment de Soissonnais, nous donne, dans ses Mémoires, une vivante peinture de l'étrange engouement de la nation française en faveur de ses ennemis d'hier et des ingrats de demain: «Ce qu'il y a de plus singulier et de plus remarquable à l'époque dont je parle, dit-il, c'est que, à la cour comme à la ville, chez les grands comme chez les bourgeois, parmi les militaires comme parmi les financiers, au sein d'une vaste monarchie, sanctuaire antique des privilèges nobiliaires, parlementaires, ecclésiastiques, malgré l'habitude d'une longue obéissance au pouvoir arbitraire, la cause des Américains insurgés fixait toutes les attentions et excitait un intérêt général. De toutes parts, l'opinion pressait le gouvernement royal de se déclarer pour la liberté républicaine, et semblait lui reprocher sa lenteur et sa timidité.»

La cause des Américains insurgés, voilà donc ce qui excitait l'enthousiasme des Français! Des intérêts de la France elle-même il n'était pas question37.

Note 37: (retour) «Ce n'était pas seulement le désir de gloire, la plupart d'entre nous se trouvaient animés par d'autres sentiments; l'un, très raisonnable et très réfléchi, celui de bien servir son roi et sa patrie, et de tout sacrifier sans regrets pour remplir envers eux son devoir; l'autre, plus exalté, un véritable enthousiasme pour la liberté américaine!» (Mémoires du comte de Ségur, collection Barrière, p. 165.)

Saisis par cet entraînement fatal, les ministres, en signant le traité d'alliance avec la république américaine, osèrent accéder à cette étrange clause réclamée par nos nouveaux amis, que la France renoncerait à reprendre le Canada!

Ainsi, les Canadiens n'avaient pas oublié leur patrie; c'était elle qui les oubliait!



CHAPITRE V

DES RIVAUX AUX CANADIENS: LES LOYALISTES (1778-1791).

Si la révolution américaine eut pour les Canadiens d'heureuses conséquences, si elle leur fit accorder par l'Angleterre un traitement plus juste et une situation plus favorable, elle eut, d'autre part, cet effet funeste d'amener, sur leur propre sol, des voisins qui devaient fatalement devenir pour eux des rivaux et même des ennemis.

Jusqu'à la révolution d'Amérique, pas un Anglais ne s'était établi parmi eux. Seuls, quelques négociants avaient, à la suite des vainqueurs, envahi les villes, y avaient formé cette petite oligarchie arrogante que les gouverneurs militaires traitaient avec tant de mépris, et dans laquelle ils rougissaient d'avoir à choisir des fonctionnaires et des magistrats.

Les campagnes étaient demeurées entièrement aux Canadiens. Mais la révolution refoula sur leur territoire tous ceux des habitants de l'Amérique anglaise qui voulurent continuer à vivre sous le drapeau anglais plutôt que d'adopter celui de la nouvelle république.

Les «loyalistes» (c'est le nom qu'on donnait à ces sujets fidèles, presque tous des fonctionnaires ou des officiers) arrivaient en foule. On estimait leur nombre à 10,000 en 178338. Il fallut leur donner des terres. On les établit sur plusieurs points encore inoccupés, les uns à l'extrémité de la presqu'île de Gaspé, d'autres sur le lac Champlain, d'autres enfin, et de beaucoup les plus nombreux, dans la grande presqu'île intérieure formée par les lacs Érié et Ontario. Ce sont ces derniers qui ont créé là une grande province anglaise, nommée d'abord le Haut-Canada, à cause de sa situation en amont sur le fleuve Saint-Laurent et sur les lacs d'où il sort, province connue aujourd'hui sous le nom de province d'Ontario.

Note 38: (retour) Rameau, Acadiens et Canadiens, 2e part., p. 322.

Les deux nationalités étaient désormais en présence sur deux territoires voisins; la lutte allait commencer entre elles. Jusque-là les Canadiens n'avaient eu affaire qu'au gouvernement et à l'administration anglaise; ils allaient se trouver face à face avec la population et la race anglaise elle-même. L'hostilité du gouvernement n'avait été ni bien terrible, ni bien prolongée. Le conflit de nationalité entre les peuples fut long, acharné, sanglant même.

C'est en vain que l'administration essaya de séparer les adversaires, de poser entre eux une sorte de barrière; le conflit devait éclater un jour.

Dès 1783, le Haut-Canada reçut une organisation à part. Son territoire fut divisé en quatre départements qui, par une idée étrange, reçurent les noms allemands de Lunebourg, Mecklembourg, Hesse et Nassau.

Séparés ainsi territorialement et administrativement de leurs voisins, les Anglais le furent encore au point de vue judiciaire. Une ordonnance de 1787 les mit en dehors de la juridiction française, établie par l'acte de 1774 pour tout le pays39.

Note 39: (retour) La loi en usage pour les Canadiens était la coutume de Paris. Un moment suspendue, elle leur fut rendue par l'acte de Québec en 1774.

C'étaient là des mesures insuffisantes pour satisfaire une population que son loyalisme et son accroissement numérique lui-même rendaient exigeante. Dès la fin du dix-huitième siècle, elle s'élevait à 30,000 âmes, et ce n'étaient plus seulement des concessions et des droits qu'elle réclamait, mais--comme race conquérante--des privilèges, des faveurs et la domination de la population française.

La situation des gouverneurs était assez délicate, obligés qu'ils étaient de favoriser ces sujets--loyaux au point d'avoir abandonné leurs foyers pour demeurer fidèles à la couronne--et de ménager ces Canadiens dont la conduite venait de conserver à l'Angleterre une grande partie du continent.

Le gouvernement anglais sentait parfaitement que le concours de chacune de ces populations lui était également nécessaire, et dans l'impossibilité de les concilier, il essaya de les séparer tout à fait.

Le grand ministre, William Pitt, prit l'initiative d'un projet consistant à diviser le territoire canadien en deux provinces, ayant chacune son gouvernement et son administration distincts. Le 4 mars 1791, il présentait ce plan à la Chambre des communes et en démontrait les avantages: «La division en deux gouvernements, disait-il, mettra un terme à cette rivalité entre les émigrants anglais et les anciens habitants français, qui occasionne tant d'incertitude dans les lois et tant de dissensions. J'espère qu'elle pourra se faire de façon à assurer à chaque peuple une grande majorité dans la partie du pays qu'il occupe, car il n'est pas possible de tirer une ligne de séparation parfaite40

Note 40: (retour) Cité par Garneau.

Le projet de Pitt comportait non seulement la séparation des provinces, mais--très libéral encore en ce point--il accordait à chacune d'elles ce gouvernement représentatif cher à tout citoyen anglais, en quelque partie du monde qu'il se trouve jeté par le destin.

C'était une faveur qu'il eût été difficile de refuser aux Anglais du Haut-Canada. Ces libres institutions, ne voyaient-ils pas les Américains, leurs concitoyens d'hier, en jouir? était-il juste que leur loyauté les privât de privilèges que leur eût assurés une conduite moins fidèle?

Sans réclamer d'une façon aussi pressante des institutions contre lesquelles ils avaient même un peu la méfiance de l'inconnu,--car le régime français ne les leur avait guère enseignées,--les Canadiens tenaient à ne pas être traités d'une façon différente; ils voulaient recevoir en même temps que leurs voisins tout ce que ceux-ci recevraient. C'est ainsi qu'ils furent, eux aussi, dotés d'un gouvernement représentatif.

La constitution préparée par Pitt fut votée sans difficulté par le Parlement. Dans la province française, elle confiait le pouvoir législatif à deux Chambres, l'une composée de cinquante membres et élective, l'Assemblée législative, l'autre composée de quinze membres choisis par le gouverneur, la Chambre haute ou Conseil législatif.

Cette constitution de 1791 donna aux Canadiens une autonomie et une liberté qu'ils n'auraient jamais obtenues s'ils étaient demeurés sous la domination de leur ancienne patrie: par intérêt, l'Angleterre agissait envers eux d'une façon plus libérale que la France ne l'eût jamais fait par amitié.

Son habile politique lui valut de précieux dévouements, et le clergé, entièrement rallié, n'eut plus que des éloges pour un gouvernement si libéral et si bienveillant: «Nos conquérants, disait, en 1794, dans une oraison funèbre M. Plessis, plus tard évêque de Québec, nos conquérants, regardés d'un œil ombrageux et jaloux, n'inspiraient que de l'horreur; on ne pouvait se persuader que des hommes étrangers à notre sol, à notre langue, à nos lois, à nos usages et à notre culte, fussent jamais capables de rendre au Canada ce qu'il venait de perdre en changeant de maîtres. Nation généreuse qui nous avez fait voir avec tant d'évidence combien nos préjugés étaient faux; nation industrieuse qui avez fait germer les richesses que cette terre renfermait dans son sein; nation exemplaire qui, dans ce moment de crise, enseignez à l'univers attentif en quoi consiste cette liberté après laquelle tous les hommes soupirent, et dont si peu connaissent les justes bornes; nation compatissante qui venez de recueillir avec tant d'humanité les sujets les plus fidèles et les plus maltraités de ce royaume auquel nous appartînmes autrefois; nation bienfaisante qui donnez chaque jour au Canada de nouvelles preuves de votre libéralité;--non, non, vous n'êtes pas nos ennemis, ni ceux de nos propriétés que vos lois protègent, ni ceux de notre sainte religion que vous respectez! Pardonnez donc ces premières défiances à un peuple qui n'avait pas encore le bonheur de vous connaîtr41

Note 41: (retour) Oraison funèbre de Mgr Briand, prononcée le 26 juin 1794.

Ces éloges, tout exagérées dans leur forme lyrique qu'ils puissent nous paraître aujourd'hui, le gouvernement anglais les méritait véritablement. Par la séparation des deux provinces, par l'octroi de la constitution de 1791, il venait, pour ainsi dire, de prendre lui-même la défense de la nationalité canadienne contre les attaques des populations anglaises. Les précautions prises pour séparer les rivaux étaient conformes à tout ce que pouvait prévoir la prudence humaine; elles furent cependant encore insuffisantes à contenir la haine atroce dont les Anglais du Canada poursuivirent les Canadiens, et dont nous allons voir bientôt les sanglants résultats.



CHAPITRE VI

GAULOIS CONTRE SAXONS.
LA RÉVOLTE DE 1837.

L'hostilité sans trêve des colons anglais contre les Canadiens contrastait, d'une façon singulière, avec la générosité véritable et l'équité, désormais sincère, du gouvernement. Par la constitution de 1791, Pitt avait essayé de séparer les rivaux, mais, comme il le craignait, cette séparation n'avait pu être si rigoureuse, que quelques groupes de population anglaise ne se fussent trouvés compris dans les limites de la province française. C'était enfermer le loup dans la bergerie.

Malgré la prudence du grand homme d'État, un conflit inévitable se préparait.

Minime par le nombre, le parti anglais était, dans la province française de Québec, encombrant par les prétentions. Il apportait dans les luttes politiques une arrogance de conquérant. Ses représentants n'osèrent-ils pas, lors de la première réunion de l'Assemblée, eux les mandataires d'une infime minorité de citoyens, demander que la langue française, unique langage de la grande masse du peuple, fût exclue des délibérations! Audacieuse et vaine tentative qui ne servit qu'à mettre en pleine évidence leur haine et leur injustice!

L'égalité avec les Canadiens, ce n'est pas ce qu'ils avaient souhaité. La constitution de 1791 était bien loin de les satisfaire. Leurs amis et défenseurs l'avaient eux-mêmes, lors de la discussion, déclaré devant la Chambre des communes: «Cette loi, disait un de ses membres, ne satisfera pas ceux qui ont sollicité un changement; car elle ne met pas les choses dans la situation qu'ils avaient en vue

Ce qu'ils avaient en vue, c'était l'oppression des Canadiens. Leurs journaux ne se cachaient pas pour le déclarer bien haut, et l'un d'eux, le Mercury, osait écrire: «Que nous soyons en guerre ou en paix, il est essentiel que nous fassions tous nos efforts, par tous les moyens avouables, pour nous opposer à l'accroissement des Français et de leur influence42

Note 42: (retour) Cité par Garneau, t. III, p. 114.

Dominer, c'est ce que voulait la petite oligarchie anglaise, et elle s'étonnait que la métropole mît obstacle à ce qu'elle regardait comme l'exercice d'un droit. Et pourtant, la part qui lui était faite dans le gouvernement local était bien plus grande que celle que lui eût donnée son importance par le nombre et par le talent.

Les gouverneurs, pour la plupart, lui étaient ouvertement favorables. Large et libérale en Angleterre, la politique demeurait, sur place, étroite et partiale, et tandis que les Canadiens trouvaient toujours à Londres d'éloquents défenseurs, tandis qu'un député, sir James Mackintosh, s'écriait en 1828, à propos d'une enquête ordonnée alors: «Les Anglais doivent-ils donc former là-bas un corps favorisé? Auront-ils des privilèges pour assurer la domination protestante43?», à Québec les gouverneurs réservaient aux Anglais toutes les places et toutes les faveurs. En 1834, sur 209 fonctionnaires, 47 seulement étaient Français, pour une population trois fois plus nombreuse que la population anglaise! Un conflit était inévitable; comment croire que tous ces hommes, qui depuis quarante ans se formaient dans les assemblées électives aux luttes oratoires et à la discussion des affaires publiques, les Papineau, les Vigier et tant d'autres, consentiraient longtemps encore à rester, dans leur propre pays, au milieu de leurs compatriotes, en une sorte d'humiliant ostracisme? Écartés du pouvoir, mis dans l'impossibilité de devenir des hommes de gouvernement, ils devaient nécessairement devenir des hommes d'opposition. C'est ce qui arriva.

Note 43: (retour) Cité par Garneau, t. III, p. 270.

Dans l'Assemblée législative, issue du suffrage populaire, dominait l'élément canadien; dans le Conseil législatif, nommé par les gouverneurs, régnait uniquement l'élément anglais. Entre ces deux parties de la Législature, c'est une lutte de race qui s'engagea en même temps qu'une lutte politique. Pendant longtemps l'orage alla s'amoncelant de plus en plus, jusqu'à ce qu'il éclatât en sanglants conflits en 1838.

Déjà, dans la session de 1834, le plus éloquent des tribuns canadiens, Papineau, avait exposé devant l'Assemblée toutes les protestations de ses compatriotes, contre cette sorte d'exil à l'intérieur, dans lequel ils étaient tenus. Les «92 résolutions» restées célèbres dans l'histoire parlementaire du Canada, étaient comme la liste de tous les griefs d'une population froissée dans son amour-propre et dans ses intérêts.

L'année suivante, Papineau continua son agitation: «J'aime et j'estime les hommes sans distinction d'origine, s'écriait-il, mais je hais ceux qui, descendants altiers des conquérants, viennent dans notre pays nous contester nos droits politiques et religieux.

«S'ils ne peuvent s'amalgamer avec nous, qu'ils demeurent dans leur île!... On nous dit: «Soyez frères.» Oui, soyons-le. Mais vous voulez tout avoir: le pouvoir, les places et l'or. C'est cette injustice que nous ne pouvons souffrir44

Note 44: (retour) Cité par Garneau, t. III, p. 316.

Voilà les sentiments qui firent germer la révolte de 1837.

Il ne manquait plus qu'un prétexte, un drapeau autour duquel on pût rallier le peuple. C'est le gouverneur lui-même qui le fournit en prétendant lever, de sa propre autorité, des impôts qu'avait refusé de voter l'Assemblée populaire.

Le gouvernement de Londres, toujours conciliant, eut beau envoyer aux Canadiens, en 1835, un gouverneur général, lord Gosford, la bouche pleine de flatteries et de paroles mielleuses; ce gouverneur eut beau s'efforcer de calmer les rancunes et de rapprocher les partis; il eut beau s'écrier en ouvrant la session de 1835: «Considérez le bonheur dont vous pourriez jouir sans vos dissensions. Sortis des deux premières nations du monde, vous possédez un vaste et beau pays, vous avez un sol fertile, un climat salubre et l'un des plus grands fleuves de la terre!...» Ces belles paroles restèrent sans écho: le feu était aux poudres, il fallait qu'il éclatât.

Au mois de novembre 1837, le tocsin sonna dans les villages du district de Montréal; quelques centaines de Canadiens prirent les armes. Ils remportèrent d'abord sur les troupes anglaises des succès partiels, et léguèrent à l'histoire d'admirables traits d'abnégation et de courage. Mais la révolte avait des chefs politiques et peu de soldats, l'agitation n'avait pas pénétré dans la masse du peuple. Le clergé l'avait tenu en garde contre des nouveautés qu'il considérait comme dangereuses. «Nous ne vous donnerons pas, avait dit dans un mandement l'évêque de Montréal, notre sentiment comme citoyen sur cette question purement politique: qui a droit ou tort dans les diverses branches du pouvoir souverain, ce sont des choses que Dieu a laissées à l'appréciation des hommes. Mais la question morale, de savoir quels sont les devoirs d'un catholique à l'égard de la puissance civile établie dans chaque État, cette question morale, dis-je, est de notre compétence...

«Ne vous laissez pas séduire si quelqu'un voulait vous engager à la rébellion contre le gouvernement établi, sous prétexte que vous faites partie du peuple souverain. La trop fameuse Convention nationale de France, quoique forcée d'admettre la souveraineté du peuple, puisqu'elle lui devait son existence, eut bien soin de condamner elle-même les insurrections populaires, en insérant dans la Déclaration des droits, en tête de la constitution de 1795, que la souveraineté réside non dans une partie, ni même dans la majorité du peuple, mais dans l'universalité des citoyens... Or, qui oserait dire que dans ce pays la totalité des citoyens veut la destruction de son gouvernement45

Note 45: (retour) Garneau, t. III, p. 340.

Maintenue par le clergé, la masse du peuple resta calme, et les agitations suscitées par les hommes politiques ne le remuèrent, pour ainsi dire, qu'à la surface. La révolte était excusable; la population n'avait-elle pas été poussée à bout par cinquante ans de tracasseries d'une minorité hautaine et encombrante? Les Canadiens rencontrèrent en Angleterre de nombreux défenseurs. La loi par laquelle le gouvernement demandait, à titre de répression, la suspension de la constitution de 1791, fut combattue dans les deux Chambres par des voix éloquentes. Lord Brougham, dans la Chambre des lords, trouva des accents pathétiques pour justifier, devant un auditoire anglais, la conduite des Canadiens: «Vous vous récriez, dit-il, contre leur rébellion, quoique vous ayez pris leur argent sans leur agrément, et anéanti les droits que vous vous faisiez un mérite de leur avoir accordés...

«Toute la dispute, dites-vous, vient de ce que nous avons pris 20,000 livres sans le consentement de leurs représentants!...

«Vingt mille livres sans leur consentement! eh bien, ce fut pour vingt schellings qu'Hampden résista, et il acquit par sa résistance un nom immortel... Si c'est un crime de résister à l'oppression, de s'élever contre un pouvoir usurpé et de défendre ses libertés attaquées, quels sont les plus grands criminels? n'est-ce pas nous-mêmes qui avons donné l'exemple à nos frères américains46

Note 46: (retour) Garneau, t. III, p. 354.

La magnanimité et la clémence ne l'emportèrent pas cette fois. Malgré l'avis de ces éloquents défenseurs des Canadiens, la constitution de 1791 fut suspendue par un vote du Parlement, et lord Durham fut envoyé comme gouverneur, avec les pouvoirs les plus étendus, et la mission de faire une enquête sur le nouveau régime à adopter.

Lord Durham commença par exiler sans jugement quelques-uns des chefs de la révolte. Répression trop douce aux yeux de l'oligarchie anglaise: le sang des Canadiens n'eût pas été de trop pour satisfaire sa fanatique vengeance; elle réclamait des gibets, la presse de Montréal ne se faisait pas faute de le proclamer bien haut. Ces haines furent satisfaites l'année suivante.

Une prise d'armes sans importance, organisée sur le territoire des États-Unis par les réfugiés politiques, et dirigée sans succès contre la frontière canadienne, fournit un prétexte à une répression sanglante.

Sir John Colbourne, le nouveau gouverneur, qui venait de remplacer lord Durham accusé de modération, s'appliqua à ne pas mériter les reproches adressés à son prédécesseur. Il promena la torche et l'incendie à travers les villages suspects, et obéit de la façon la plus complaisante aux vœux des pires ennemis des Canadiens.

Les Anglais ne reculaient pas devant les excitations les plus haineuses ni devant les plus froides cruautés: «Pour avoir la tranquillité, disait le Hérald, il faut que nous fassions la solitude. Balayons les Canadiens de la surface de la terre!» Et quel lugubre tableau des atrocités qu'il avait conseillées et qu'il se félicitait de voir accomplies: «Dimanche soir, tout le pays en arrière de Laprairie présentait le spectacle funèbre d'une vaste nappe de flammes livides, et l'on rapporte que pas une maison de rebelle n'a été laissée debout. Dieu sait ce que deviendront les Canadiens qui n'ont pas péri, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, pendant l'hiver qui approche; ils n'ont plus devant les yeux que les horreurs du froid et de la faim...» «Il est triste, ajoutait le journal, d'envisager les terribles suites de la rébellion, et la ruine irréparable de tant d'êtres humains, innocents ou coupables. Néanmoins, il faut maintenir l'autorité des lois; il faut que l'intégrité de l'empire soit respectée, et que la paix, la prospérité soient assurées aux Anglais même au prix de l'existence de la nation canadienne française tout entière47

Note 47: (retour) Cité par Garneau, t. III, p. 367.

Sir John Colbourne n'était que trop porté à suivre ces sanglants conseils. A la lugubre joie de ces conseillers de haine, il dressa des gibets: «Nous avons vu, disait encore le Hérald du 19 novembre 1838, la nouvelle potence faite par M. Browson, et nous croyons qu'elle sera dressée aujourd'hui en face de la prison. Les rebelles sous les verrous pourront jouir d'une perspective qui, sans doute, aura l'effet de leur procurer un sommeil profond avec d'agréables songes. Six à sept à la fois seraient là tout à l'aise, et un plus grand nombre peut y trouver place dans un cas pressé!»

Douze des condamnés périrent sur l'échafaud, sous les yeux de leurs ennemis, accourus pour jouir de ce spectacle, un triomphe pour eux! Les malheureux subirent leur sort avec fermeté. On ne peut lire sans émotion les dernières lettres de l'un d'eux, Thomas Chevalier de Lorimier, à sa femme, à ses parents, à ses amis, lettres dans lesquelles il proteste avec de nobles accents de la sincérité de ses convictions.

Ces barbares exécutions eurent des effets bien contraires à ceux qu'en attendaient les ennemis des Canadiens. En étouffant dans le sang la rébellion, ils croyaient anéantir la nation canadienne. La rébellion fut étouffée en effet, mais de ces supplices la nation sortit plus fière d'elle-même, plus enthousiaste et plus forte.

La persécution ne servit jamais qu'à exalter les sentiments de ceux qui la subissent; à une cause proscrite, elle suscite de sublimes dévouements. Les Canadiens venaient de recevoir de la main du bourreau anglais des héros à révérer et à chérir; ils avaient désormais leurs martyrs politiques comme ils avaient eu leurs martyrs religieux!

Insignifiante en elle-même, si on ne regarde que ses résultats immédiats, la révolte de 1837-1838 eut de grandes conséquences pour l'avenir, et influa puissamment sur les destinées canadiennes. Le sang répandu, loin d'affaiblir cette nation qu'on voulait «balayer de la surface de la terre», fut pour elle une rosée féconde, source de nouvelle vigueur.

Ce rameau de l'arbre français, que nous avions si inconsciemment abandonné en Amérique, et que depuis nous avions si totalement oublié, se montrait tout à coup à nos yeux comme un arbre vigoureux; plein de sève, il prospérait et s'accroissait jusque sous une domination étrangère, en dépit des orages qui l'assaillaient de toutes parts.

Pour la première fois la presse française s'occupait du Canada, que sa révolte venait pour ainsi dire de lui révéler; pour la première fois, elle commençait à parler en termes émus de ces frères d'Amérique qui gardaient un souvenir si persistant d'une si oublieuse patrie.

Toutes les nuances politiques s'accordaient pour louer leur fidélité au sentiment français, et tandis qu'un journal libéral avait, durant l'insurrection, proposé la formation d'une légion de volontaires pour voler au secours de nos frères d'Amérique, la grave Gazette de France parlait, avec un attendrissement classique, du courage des Canadiens à défendre «cette nationalité que les émigrants français ont transportée avec eux au nord de l'Amérique, de même qu'Énée, selon la Fable, emporta avec lui ses dieux, les mœurs d'Ilion et ses pénates».

La révolte de 1838 avait révélé les Canadiens à l'Europe, la répression sanglante qu'ils subirent les révéla à eux-mêmes, exalta leur sentiment national et leur enthousiasme.

La suppression elle-même de cette liberté relative que leur avait donnée l'autonomie de leur province tourna à leur avantage. Leur enlever des droits, c'était leur donner un drapeau; ils gagnaient en force morale ce qu'ils perdaient en influence politique.

Un drapeau est souvent plus fort qu'une constitution; celui que le martyre des victimes de 1838 venait de déployer au-dessus des Canadiens leur permit de traverser victorieusement le nouveau régime, savamment combiné pour anéantir leur influence, auquel on allait les soumettre.



CHAPITRE VII

MALGRÉ LA RÉPRESSION, LES CANADIENS PROGRESSENT.
RÉGIME DE L'UNION DES PROVINCES (1840-1867).

Si, à l'encontre de sir John Colbourne, lord Durham, homme sensible à la pitié, avait été bénin dans la répression matérielle, il s'était montré fort sévère envers les Canadiens dans les conclusions du rapport dont il avait été chargé.

Elles étaient entièrement conformes, quant à l'organisation politique à adopter, aux idées et aux désirs des ennemis les plus acharnés des Français: «Fixer pour toujours le caractère national de la Province, lui imprimer celui de l'Empire britannique, celui de la nation puissante qui, à une époque peu éloignée, dominera dans toute l'Amérique septentrionale!» Tel était le but qu'il fallait viser. Le moyen c'était: «la nécessité de confier l'autorité supérieure à la population anglaise,» le Bas-Canada devant être «gouverné par l'esprit anglais48». En un mot, c'était l'asservissement politique des Canadiens!

Note 48: (retour) Voy. dans Garneau, Histoire du Canada, t. III, p. 372 et suiv., de longs extraits de ce rapport.

Le projet de constitution soumis au Parlement anglais fut entièrement rédigé selon ces vues. Il décrétait:

La réunion des deux provinces sous un seul gouvernement;

Égalité de représentation pour chacune d'elles dans le Parlement provincial;

Partage des dettes; et usage de la langue anglaise seul admis dans la procédure parlementaire.

Chacun des articles de cette constitution était une injustice voulue envers les Canadiens.

Injustice l'égalité de représentation de deux provinces si inégales par le chiffre de leur population! La province française comptant 600,000 âmes tandis que sa rivale n'en avait que 400,000.

Injustice encore cette proscription de la langue française dans une Assemblée dont la moitié des membres pouvait ignorer l'anglais.

Injustice suprême enfin, sous son apparence d'équité, ce prétendu partage des dettes. Singulier euphémisme que ce terme de partage, quand la dette de la province anglaise s'élevait à 27 millions de francs, tandis que l'autre n'en avait aucune! Partager, c'était en réalité dépouiller la province française, c'était prendre l'argent canadien pour solder les dépenses anglaises49.

Note 49: (retour) En 1840, le revenu du Bas-Canada s'élevait à 166,000 livres sterling; il n'avait pas de dette.

Le revenu du Haut-Canada était de 75,000 livres sterling seulement avec une dette de 5 millions 458 mille DOLLARS, qu'il avait contractée en exécutions de grands travaux publics. Voilà le fardeau que le Bas-Canada était appelé à partager avec la province sœur. Partage vraiment fraternel en effet!

Ce projet inique fut voté par le Parlement anglais, mais non sans y rencontrer, surtout dans la Chambre des lords, de généreuses oppositions.

Lord Ellenborough trouvait que «c'était mettre la grande majorité du peuple du Bas-Canada, sous la domination absolue de la majorité des Haut-Canadiens; c'était punir toute une population pour la faute d'une petite portion de cette population». Il ajoutait: «Si l'on veut priver les Canadiens français d'un gouvernement représentatif, il vaudrait mieux le faire d'une manière ouverte et franche, que de chercher à établir un système de gouvernement sur une base que tout le monde s'accorde à qualifier de fraude électorale. Ce n'est pas dans l'Amérique du Nord qu'on peut en imposer aux hommes par un faux semblant de gouvernement représentatif.»

Lord Gosford, qui connaissait les Canadiens, puisqu'il avait été leur gouverneur en 1836, considérait l'union des provinces, telle qu'elle était proposée, «comme un acte des plus injustes et des plus tyranniques». Il lui reprochait «de livrer, en la noyant, la population française à ceux qui, sans cause, lui ont montré tant de haine». Il déclarait enfin que tant qu'il vivrait il espérait «n'approuver jamais une mesure fondée sur l'injustice50».

Note 50: (retour) Longs extraits de ces discours, dans Garneau, t. III, p. 383 et suiv.

Telle était l'opinion des Anglais éclairés et justes sur la constitution imposée aux Canadiens. Avec quels sentiments ceux-ci pouvaient-ils accueillir cette œuvre d'oppression et de vengeance? Quels funestes résultats ne devaient-ils pas en attendre, et quelle devait être leur conduite?

«L'avenir, dit un historien canadien, M. Turcotte, se montrait à nos compatriotes couvert de sombres nuages. Leurs institutions et leur nationalité semblaient menacées plus que jamais. Pour conjurer l'orage ils vont suivre l'exemple donné par leurs ancêtres dans les moments critiques, et resserreront entre eux les liens de l'union la plus parfaite. Ils contraindront enfin leurs adversaires à leur rendre justice. A mesure que la race anglaise viendra en contact avec les Canadiens, elle reconnaîtra la magnanimité de leur caractère, leur grandeur d'âme, et ses préjugés d'autrefois disparaîtront peu à peu... La politique ancienne fera place à une politique plus juste, plus modérée; les chefs de chaque parti, parmi les Canadiens et les Anglais, se donneront la main et formeront des coalitions puissantes. On verra alors les descendants des deux grandes nations qui président à la civilisation du monde, fraterniser ensemble et réunir leurs efforts pour procurer le bien-être et la prospérité au pays51

Note 51: (retour) Turcotte, le Canada sous l'Union. Québec, 2 vol. in-18.

Tel est le résumé de l'histoire de l'Union. Elle nous montrera que les Canadiens surent reconquérir un à un tous les avantages dont on avait voulu les priver.

Le gouvernement débutait pourtant contre eux d'une façon systématiquement hostile. Aucun nom français ne figurait dans le ministère que choisit le gouverneur, lord Sydenham. Injustice voulue qui ne tarda pas à être réparée; l'année suivante, le successeur de Sydenham, sir Charles Bagot, appelait au ministère un homme qui devait exercer sur la politique de son temps une influence prolongée et salutaire, M. Lafontaine.

C'était un premier succès, mais les Canadiens ne s'en tinrent pas là, et malgré le mauvais vouloir d'un nouveau gouverneur, lord Metcalfe, qui dirigé systématiquement contre eux toutes les mesures gouvernementales, emploie en faveur de la province anglaise tous les fonds votés pour les travaux publics, donne aux protestants les revenus des biens confisqués aux Jésuites, accorde aux Anglais victimes de l'insurrection de 1837 des indemnités qu'il refuse aux Canadiens, et écarte du ministère M. Lafontaine,--malgré toutes ces vexations et toutes ces injustices, les Canadiens ne cessent d'accroître leur influence, jusqu'au jour, resté béni dans leur mémoire, où leur arrive enfin un gouverneur vraiment impartial et vraiment généreux, l'un des plus illustres qui aient gouverné le Canada: lord Elgin.

C'est en 1847 que lord Elgin prend le gouvernement. Son premier acte est de faire rentrer au ministère M. Lafontaine; puis, à la session de 1849, prenant la parole en français, il annonce solennellement à l'assemblée le vote, par le Parlement impérial, d'un amendement à la Constitution qui rétablit l'usage de la langue française comme langue officielle. Les Canadiens cessent d'être ces parias qu'on veut «balayer de la surface de la terre». Les partis recherchent au contraire leur appui: ce sont des alliés dont on a besoin et qu'on flatte.

Ce n'étaient pas là les résultats que leurs ennemis avaient attendus. «Quoi donc, s'écriait en 1849, dans l'Assemblée législative, sir Allan Mac Nab, l'Union a été faite dans le seul but de réduire les Canadiens français sous une domination anglaise, et l'on obtiendrait l'effet contraire! Ceux qu'on voulait écraser dominent; ceux en faveur de qui l'Union a été faite sont les serfs des autres52

Note 52: (retour) Turcotte, t. II, p. 98.

Cette Union, tant demandée, ne valait plus rien, et c'est aux cris de: Pas de papisme! Plus de domination française! que les plus fanatiques réclamaient son rappel.

La clause elle-même de la représentation égale des provinces, tant sollicitée autrefois, on la répudiait aujourd'hui: les circonstances l'avaient rendue favorable aux Canadiens français. L'inégalité de population s'était en effet renversée. Une émigration considérable d'hommes de langue anglaise s'était tout à coup abattue sur le Haut-Canada. La seule année 1846-1847 y avait amené plus de 100,000 Irlandais fuyant en bloc les horreurs de la famine qui sévissait dans leur pays. Des clans entiers arrivaient aussi d'Écosse, conduits quelquefois par leurs seigneurs eux-mêmes. Ce fut une véritable invasion; la population de langue anglaise s'en trouva tout à coup accrue dans des proportions considérables et dépassa le chiffre de la population française du Bas-Canada.

De ce jour, cessa l'enthousiasme des Anglais pour la représentation égale des provinces. Une mesure qui leur avait paru excellente quand elle était en leur faveur, leur sembla détestable quand elle tourna à leur détriment, et la devise: «Représentation suivant la population», devint le mot d'ordre de toute agitation politique.

Les libéraux avancés du Haut-Canada, les Clear-Grits, se montraient les plus acharnés contre les Canadiens. L'un d'eux, M. Mac Dougal, durant la session de 1861, menaçait de «s'adresser au Parlement impérial pour lui dire que les Haut-Canadiens gémissaient sous la domination d'une race étrangère et d'une religion qui n'est pas celle de l'Empire...» Il ajoutait comme un avertissement ou une menace à l'Angleterre: «Si à nos maux et aux difficultés actuelles venait se joindre un refus d'être écoutés du gouvernement impérial, il n'y aurait pas d'autre alternative que de porter les yeux sur Washington53

Note 53: (retour) Turcotte, t. II, p. 412.

Ces Clear-Grits vraiment ne doutaient de rien et prétendaient tout régenter, même la métropole. Un ministre canadien, M. Cartier, répondit devant l'Assemblée d'une façon spirituelle à leurs réclamations: «L'Union, disait-il, avait fonctionné alors que le Bas-Canada avait 250,000 habitants de plus que l'autre province, et le même nombre de représentants. Pour que les choses restassent dans la justice, ne devait-on pas attendre, avant de demander un changement, que le Haut-Canada eût à son tour 250,000 habitants de plus que la province sœur? Or, il ne la dépassait que de 200,000. Il fallait donc encore une augmentation de 50,000 âmes, à moins que l'on ne considérât que 200,000 Clear-Grits valaient au moins 250,000 Canadiens

Les réclamations des Clear-Grits devenaient tellement pressantes, la résistance des Canadiens était de son côté si vigoureuse, et la force de chacun des partis se balançait d'une façon si égale, qu'il était devenu impossible aux gouverneurs de constituer un ministère. Les crises gouvernementales se suivaient et les ministres succédaient aux ministres. En trois ans (de 1857 à 1860), quatre ministères avaient été renversés et deux élections générales avaient eu lieu sans rétablir l'harmonie.

Il fallait aviser à sortir de cette embarrassante situation. C'est alors que M. John A. Macdonald, membre de l'un des derniers cabinets renversés, émit l'idée de rendre la liberté à chacune des provinces rivales, de rompre le lien d'union qui enchaînait ainsi, malgré elles, l'une à l'autre ces deux sœurs ennemies, et de le remplacer par le lien plus souple et moins étroit d'une confédération.

L'idée se généralisait même et l'on proposait d'inviter toutes les colonies anglaises de l'Amérique du Nord à entrer dans la nouvelle combinaison. Un ministère de conciliation parvient en 1863 à se former sur ce projet. Sur l'initiative de M. John A. Macdonald, redevenu ministre, une conférence, composée des représentants des colonies anglaises de l'Amérique du Nord, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, réunis à ceux du Canada, s'assemble à Québec, et présidée par un ministre canadien-français, M. Étienne Taché, elle pose les bases d'une entente commune. Dans la session de 1865 enfin, le projet élaboré reçoit à la fois la sanction du Parlement canadien et celle du gouvernement anglais qui, par la bouche du ministre des colonies, M. Caldwell, faisait connaître qu'il était tout prêt à l'appuyer.

L'opinion publique elle-même lui était partout favorable: le désir commun des Français et des Anglais du Canada était de sortir de cette promiscuité forcée, à laquelle les contraignait la constitution de l'Union, et à laquelle répugnaient également de part et d'autre leur caractère, leurs goûts, leurs idées et leurs croyances.

Après la session de 1865, quatre ministres canadiens, MM. John A. Macdonald, Cartier, Brown et Galt, furent envoyés en Angleterre pour régler les choses d'une façon définitive avec le gouvernement impérial. Les colonies de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick agissaient de même en 1866, et l'année suivante le Parlement impérial donnait, par un vote du 1er mars 1867, son approbation à la Confédération des colonies anglaises de l'Amérique du Nord.

Le 29 mars, la nouvelle constitution recevait la sanction royale, et le 1er juillet, elle était proclamée au Canada, au milieu des réjouissances publiques. Lord Monck, gouverneur depuis 1861, restait gouverneur général de la Confédération; M. John A. Macdonald, qu'on pourrait appeler le père de la Constitution, devenait premier ministre fédéral; son collègue canadien, M. E. Cartier, premier ministre de la province de Québec.

L'Union avait vécu, et elle avait manqué son but, les Canadiens en sortaient plus forts qu'ils n'y étaient entrés. La province française prenait place, non plus comme une proscrite qu'on méprise, mais comme une égale qu'on respecte, dans ce nouvel État dont deux Canadiens, MM. E. Taché et Cartier, avaient été deux des principaux créateurs.

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