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La Nation canadienne: Étude Historique sur les Populations Françaises du Nord de L'Amérique

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CHAPITRE XVIII

POPULATION FRANÇAISE DU MANITOBA
ET DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST.

Vers l'ouest, la province de Manitoba, de création récente, et les territoires non encore organisés d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta, comprennent, eux aussi, des groupes notables de population d'origine française.

Nous sortons là des limites du vieux Canada historique. Les vastes régions qui s'étendent à l'ouest des Grands Lacs étaient inexplorées au dix-septième siècle; elles n'ont été découvertes et parcourues qu'au milieu du dix-huitième siècle par l'infatigable voyageur La Vérandrye.

Comme par son histoire, le pays est ici différent par son sol et par son aspect. Plus de forêts: la prairie; plus de fourrés impénétrables au regard: la plaine nue où l'œil cherche en vain jusqu'à l'horizon quelque objet pour varier l'uniforme monotonie qui l'environne.

Plus de rivières, plus de rapides, plus de cascades: quelques minces cours d'eau qui, s'écoulant dans des terrains meubles formés d'alluvion, s'y sont creusé des lits profonds (des coulées, comme disent les Canadiens), au fond desquels ils glissent silencieusement leurs eaux bourbeuses, sans interrompre au regard la parfaite et fastidieuse horizontalité du pays.

Plus de lacs cernés de collines et réunissant leurs eaux profondes dans le creux des vallées; quelques nappes d'eau n'ayant de lacs que la surface, tantôt démesurément étendues par les pluies, tantôt réduites à rien par la sécheresse, si bien que le voyageur s'étonne quelquefois de marcher à pied sec dans la prairie brûlée de soleil, là où quelques années auparavant il avait navigué sur une mer sans limites.

Ici, la prairie étend au loin ses horizons rectilignes comme des horizons marins; là, elle s'incline en molles ondulations plus fastidieuses encore, car elles leurrent le voyageur de l'espérance d'un aspect nouveau, et lui présentent toujours le même, ainsi que dans un défilé de troupes les bataillons succèdent aux bataillons sans changer de forme, d'aspect ni d'allure. L'immensité de la prairie rappelle l'immensité de la mer, et tous les termes de marine peuvent s'appliquer à elle. Pour les vieux habitants du pays, voyager dans la prairie c'est aller au large, un bosquet est une île, et le coude d'une rivière une baie.

Du lac Winnipeg aux Montagnes Rocheuses, la prairie s'étend sur un espace de plus de 1,000 kilomètres. Elle est aujourd'hui traversée par une voie ferrée, le Canadian Pacific Railway, qui déroule sur cette plaine sans fin la double ligne de ses rails perpendiculaires à l'horizon. Çà et là une station solitaire se dresse sur la voie, et le voyageur venu de quelque ferme nouvellement créée peut, dans les jours clairs, être prévenu de l'approche des trains par la fumée qui point à l'horizon, une heure avant leur passage.

C'est dans ces régions que le gouvernement canadien a créé en 1871 la province de Manitoba et les territoires d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta.

Quand cette réunion fut faite, les territoires annexés n'étaient pas déserts. Il s'y trouvait déjà des groupes de population assez nombreux et, qui plus est, des groupes de population d'origine française. C'étaient les descendants de ces chasseurs de fourrures qui, depuis la fin du dix-huitième siècle, parcouraient cette contrée au service des deux grandes Compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest.

La plus ancienne de ces compagnies, la Compagnie de la baie d'Hudson, avait été fondée par les Anglais en 1669; mais, jusqu'à la paix de 1763, elle ne s'éloigna pas des rives mêmes de la baie, et borna son trafic aux régions immédiatement avoisinantes, séparées de la colonie canadienne par une vaste étendue de déserts glacés. Ce n'est que du jour où le Canada devint possession anglaise que cette compagnie commença à s'étendre vers l'intérieur et à y envoyer ses agents.

En même temps, une compagnie rivale se créait à Montréal en 1783, la Compagnie du Nord-Ouest. Son but était de nouer des affaires avec les Indiens des plaines, à l'ouest des Grands Lacs.

Rivales, ces deux compagnies l'étaient non seulement par la nature de leurs affaires commerciales, mais encore par la nationalité de leurs agents.

Créée à Londres, ayant son siège à Londres, la Compagnie de la baie d'Hudson recrutait la plupart de ses gens en Angleterre; créée à Montréal, la Compagnie du Nord-Ouest (bien que fondée, elle aussi, par des capitalistes anglais) prenait cependant son personnel (ses voyageurs) dans le pays même, parmi les Canadiens, si aptes aux longs et aventureux voyages, si durs à toutes les fatigues du corps, si bien au fait des coutumes et de la langue des Indiens avec lesquels ils avaient à traiter.

L'antagonisme était tel que, pour tous, et dans le langage courant, les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, c'étaient les Anglais; ceux de la Compagnie du Nord-Ouest, les Français!

C'étaient des hommes vigoureusement trempés que ces aventureux voyageurs qui, renonçant à l'attrait d'un tranquille foyer, s'enfonçaient dans les solitudes de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest pour s'y créer une vie nouvelle, toute de mouvement, d'aventures et de dangers, si attrayante pourtant que beaucoup ne se décidaient jamais à l'abandonner, conquis pour toujours par le désert sur la société des hommes.

Ceux-là, pour la plupart, s'unissaient à des femmes indiennes; unions légitimes ayant pour résultat la constitution de véritables familles. Ce sont ces familles qui, restées longtemps sans communications avec les régions colonisées du Canada ou des États-Unis, se sont multipliées et ont formé, à côté de la population indienne des territoires de l'Ouest, une sorte de groupe ethnographique tout spécial, ayant ses traditions, sa langue et ses mœurs distincts, assez nombreux de nos jours pour qu'on puisse lui donner le nom de race métisse-canadienne, assez intéressant aussi pour qu'on s'arrête à conter son histoire.

La race métisse n'est pas une; elle se divise en deux groupes provenant chacun des deux éléments divers qui l'ont formée: des gens de la Compagnie de la baie d'Hudson descendent les métis anglais; de ceux de la Compagnie du Nord-Ouest, les métis français tirent leur origine. Le groupe français est le plus nombreux, c'est aussi le plus uni; au point de vue ethnographique et social il forme bien, à proprement parler, une race.

Les métis français doivent seuls nous occuper ici. Leur caractère intrépide et aventureux ne s'est pas démenti. Braves au point que quelques centaines d'entre eux ont pu, il y a quelques années, tenir tête pendant plusieurs mois, comme nous le conterons plus loin, à une armée de 3,000 hommes commandée par un major général anglais, ils ne se montrent pas humiliés, mais fiers du double sang qui coule dans leurs veines, et se désignent eux-mêmes sous le nom de bois brûlés.

Aussi attachés à la langue des Indiens Cris, leurs ancêtres maternels, qu'à celle des Français, leurs ancêtres paternels, les métis parlent l'une et l'autre langue avec une égale facilité. Chatouilleux sur le point d'honneur, ils n'ont pas pardonné à l'un de leurs chefs d'avoir profité de la notoriété qu'il s'était faite dans la révolte de 1885 pour venir s'exhiber en Europe, dans une sorte de cirque, sous les auspices d'un faiseur de réclame américain. Ils ont d'ailleurs de qui tenir à ce point de vue. Plus d'un gentilhomme, dit-on, a, aux dix-septième et dix-huitième siècles, embrassé la vie aventureuse de coureur des bois, et des noms, sinon illustres, du moins honorés en France, se retrouvent encore chez les métis français de l'Ouest canadien.

Fort différents les uns des autres, quant au caractère et à la physionomie, suivant le degré de mélange du sang, les uns se rapprochant davantage du type indien, les autres ne différant en rien des blancs ni par leur aspect, ni par leur éducation, tous demeurent unis et solidaires, ceux qu'aucun signe extérieur ne distingue n'hésitant pas à se classer eux-mêmes parmi les métis. Nul mépris, d'ailleurs, semblable à celui qui frappe les mulâtres des colonies n'atteint les métis dans la société canadienne; des unions se contractent avec eux sans exciter ni la réprobation publique, ni même l'étonnement.

Ce sont ces populations qu'en 1871 le gouvernement canadien fit entrer dans la Confédération par l'acquisition de tous les territoires de l'Ouest, possédés alors par la Compagnie de la baie d'Hudson.

Les luttes des Compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest s'étaient terminées à l'amiable en 1821, par la fusion de leurs intérêts sous une seule dénomination. Leurs territoires de chasse furent alors réunis, et, devenue l'une des plus riches, mais sans contredit la plus puissante des compagnies commerciales de l'univers, la nouvelle Compagnie de la baie d'Hudson occupa sans conteste près du quart du continent américain, depuis les grands lacs jusqu'au Pacifique.

Cet immense domaine, elle le réserva strictement à la chasse des animaux à fourrure, dont elle tirait d'immenses profits, et s'efforça, par tous les moyens, d'en écarter la colonisation. L'arrivée du colon, c'était la fuite du castor, de l'hermine, du vison, du renard argenté, et pour éloigner cet ennemi de sa richesse, la Compagnie cachait comme un secret d'État la fertilité des territoires qu'elle occupait.

Un jour vint pourtant où la vérité se fit jour, et où les intérêts particuliers durent s'effacer devant l'intérêt public. Vers 1850, le gouvernement anglais exigea, moyennant indemnité, la rétrocession de toute la partie du territoire s'étendant à l'ouest des Montagnes Rocheuses jusqu'au Pacifique, et y créa la colonie de la Colombie britannique.

En 1870 enfin, la Confédération canadienne fut autorisée par le même gouvernement à enlever à la Compagnie de la baie d'Hudson la plus grande partie du domaine qui lui restait. Ce à quoi celle-ci dut consentir, moyennant le payement d'une indemnité de 7 millions et demi de francs et l'abandon, en toute propriété, d'une grande étendue de territoire.

La création d'une nouvelle province dans ces terres fertiles fut aussitôt résolue par le gouvernement canadien. Les limites en furent tracées dans les bureaux d'Ottawa, en même temps que sa constitution était décrétée, et que le personnel administratif chargé de la mettre à exécution était lui-même choisi.

Sur le nouveau sort qui leur était préparé, les métis, seuls habitants du pays, n'avaient été ni consultés, ni même pressentis. A cette nouvelle, ils s'indignèrent, eux libres habitants de la prairie, d'être traités comme un bétail humain qu'on livre à son insu, et lorsque, après un long et pénible voyage à travers les rivières et les lacs (car alors les communications étaient peu faciles avec le Nord-Ouest), le gouverneur nommé à Ottawa, M. Mac Dougall, arriva avec ses bagages et ses agents en vue de la Rivière Rouge, il fut fort étonné de voir venir à sa rencontre une troupe de 400 métis armés, n'ayant nullement l'attitude paisible d'administrés qui viennent saluer leur gouverneur.

«Qui vous envoie? leur dit-il.--Le gouvernement.--Quel gouvernement?--Le gouvernement que nous avons fait!» Et, en effet, à la nouvelle qu'un administrateur, d'eux inconnu, était en marche pour venir chez eux prendre la direction du pouvoir, ils s'étaient assemblés, avaient nommé un gouvernement provisoire, et refusaient d'en reconnaître d'autre. M. Mac Dougall n'eut d'autre perspective que de faire demi-tour avec son personnel et ses bagages et de recommencer en sens inverse le long trajet qu'il venait d'accomplir, pour aller rendre compte à Ottawa de ce qui se passait dans l'Ouest.

Le promoteur de la fière détermination des métis, l'âme du «gouvernement provisoire», était Louis Riel, devenu célèbre depuis par sa nouvelle résistance et par sa mort.

Les métis pourtant n'étaient pas intraitables, il était facile de s'entendre avec eux, pourvu qu'on respectât leur dignité et leurs intérêts. Un prélat qu'ils vénéraient, Mgr Taché, évêque de la Rivière Rouge, parvint par ses négociations entre le gouvernement canadien et le gouvernement provisoire à arranger les choses. Grâce à cette intervention, et après l'acceptation de certaines de leurs conditions, les métis consentirent à entrer dans la Confédération canadienne. Celle-ci leur accorda la possession d'une portion considérable de terres, l'usage officiel de la langue française dans les assemblées législatives, leur assura le maintien des écoles catholiques, et la province de Manitoba put être définitivement organisée.

La population du Manitoba était, en 1870, de 10,000 âmes, dont 5,000 métis français. La proportion s'est bien vite modifiée; le fait était absolument inévitable. Des routes de communication ayant été ouvertes avec la nouvelle province, une immigration assez considérable, venue des provinces anglaises d'Amérique et même d'Angleterre, ne tarda pas à s'y diriger. De plus, le gouvernement canadien commença bientôt la construction de la grande ligne transcontinentale du Pacifique qui, traversant dans toute sa largeur la province du Manitoba, y a déversé un flot pressé de colons de toutes races: Anglais, Écossais, Irlandais, Scandinaves et même Russes97.

En 1881, la population s'élevait à 65,000 âmes, sur lesquelles l'élément français représenté, non plus seulement par les métis, mais par un certain nombre de Canadiens venus de Québec, comptait pour 10,000 âmes, formant un peu moins du sixième du nombre total des habitants98.

Note 97: (retour) Des Mennonites.
Note 98: (retour) Si l'on devait s'en rapporter au recensement de 1891, les habitants de langue française ne seraient même aujourd'hui que de 11,102 habitants sur une population totale qui s'est élevée à 154,542 habitants. Mais là, comme dans toute les provinces canadiennes autres que Québec, ce recensement ne peut être considéré comme exact. M. O. Reclus pense qu'en fixant à 17,000 âmes le nombre des Français du Manitoba, on serait encore au-dessous de la vérité.

Bien que la proportion des Français, dans la province du Manitoba, soit en décroissance, il ne faudrait pas croire que cet élément fût noyé, pénétré de toutes parts par des éléments étrangers, et menacé d'être absorbé à brève échéance. Il n'en est nullement ainsi. Les Canadiens demeurent au contraire groupés dans une région qu'ils tiennent fortement et dans laquelle ne pénètrent guère d'étrangers, région précisément la plus fertile et la mieux située de la province; c'est le comté de Provencher, qui occupe les deux rives de la rivière Rouge, depuis la frontière américaine jusqu'à la ville française de Saint-Boniface, en face de la capitale, Winnipeg.

Dans ce comté la population est à peu près uniquement française, et envoie un député français au Parlement fédéral. C'était, en 1890, M. Larivière.

C'est là un noyau assez fort pour pouvoir se maintenir pendant plusieurs générations, et qui sait ce que nous réserve l'avenir? qui sait si alors l'immigration étrangère n'aura pas cessé? qui sait si elle n'aura pas été remplacée par une immigration française venue de Québec, laquelle commence à se produire et qui, jointe au gain annuel résultant de la natalité supérieure des Canadiens, permettrait aux Français du Manitoba de reprendre dans toute la région la prépondérance qu'ils y ont momentanément perdue?

Les deux villes de Winnipeg et de Saint-Boniface, l'une anglaise, l'autre française, placées face à face sur les deux rives opposées de la rivière Rouge, se dressent comme les champions des deux nationalités. L'une, avec ses rues animées, ses riches magasins et ses monuments ambitieux, représente la victoire brillante mais éphémère peut-être des Anglais; l'autre, avec son calme et ses proportions modestes, avec ses institutions de charité, son vaste hôpital, son collège, son église, monuments d'une architecture simple et sévère, montre la patience des Canadiens, leur persévérance et leur confiance dans l'avenir, sous la direction d'un clergé qui jamais ne leur a fait défaut.

Les métis ne sont pas tous demeurés dans la province du Manitoba. Peu à peu beaucoup d'entre eux l'ont abandonnée pour aller s'établir plus au nord, vers les rivages solitaires de la rivière Saskatchewan.

Ce n'est pas qu'ils aient aucune inaptitude à vivre comme les blancs, mais leurs traditions ne les y ont pas préparés et leurs goûts ne les y portent pas.

L'habitude est une seconde nature, dit-on, et ces hommes issus d'aventureux coureurs des bois, n'ayant jamais connu que les libres chevauchées de la chasse au buffle, les grands voyages à travers la plaine à la tête de leurs convois de chariots, se résignent avec peine à la vie calme et rangée du colon. Leur existence et leurs habitudes sociales étaient si différentes des nôtres! Ces «freteurs» (c'est ainsi qu'ils s'appelaient, empruntant encore un terme à la marine), véritables caboteurs de terre, toujours en route, allant de Fort-Garry à Saint-Paul, et de Saint-Paul à la baie d'Hudson, faisant traverser les rivières à la nage à leurs chevaux et flotter leurs chariots, bravant les chaleurs de l'été, les neiges de l'hiver et les attaques des Indiens, pouvaient-ils sans regrets renoncer à cette vie libre et fière?

Les buffles ont fui devant le colon et la culture, la vapeur a tué le fret, la charrue a défoncé les vierges étendues de la prairie, et les métis, sevrés de la libre existence qu'il y a vingt ans à peine ils menaient encore, se retirent tristement vers le Nord.

Les contrées dans lesquelles ils émigrent forment administrativement, dans la Confédération canadienne, les territoires d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta. Ces territoires, bien qu'occupant d'immenses étendues, ont une population minime. Ils sont administrés par un seul gouverneur, et par un conseil élu par les habitants. Le petit bourg de Régina, composé de quelques tristes maisons de bois, en est la bien modeste capitale.

Les métis se sont spécialement portés vers la Saskatchewan, où ils forment quelques agglomérations. C'est là qu'en 1885 de nouvelles difficultés s'élevèrent avec le gouvernement canadien. Les métis prétendaient avoir de graves motifs de plaintes et réclamaient, entre autres choses, un arpentage de leurs terres qui pût les mettre à l'abri de toute éviction future. Comme on tardait à faire droit à ces justes réclamations, l'effervescence s'accrut. Louis Riel, réfugié aux États-Unis depuis les affaires de 1871, fut appelé pour se mettre à la tête des mécontents, et une nouvelle prise d'armes eut lieu. Dans ces régions lointaines, quelques centaines d'hommes, sans organisation et presque sans armes, purent pendant plusieurs mois tenir en échec une armée de 3,000 miliciens d'Ontario commandés par le général Middleton.

Mais cette résistance inégale ne pouvait durer. Malgré des prodiges de valeur, les métis furent écrasés. Riel fut pris, jugé, condamné à mort et exécuté à Winnipeg, à la clameur indignée de tous les Français du Canada. Tous en effet, pendant l'insurrection, n'avaient cessé de témoigner de leur sympathie pour ces hommes de même langue et de même religion, dont les réclamations paraissaient justifiées et la révolte excusable. En France même le soulèvement des métis et la campagne du Nord-Ouest eurent quelque retentissement, le nom de Riel acquit une certaine notoriété, et les journaux contèrent avec émotion les péripéties de la lutte.

Avec les effectifs dont il disposait, la victoire du général Middleton était facile; il ne manqua pas, pourtant, dans ses rapports officiels, de conter, avec une pompeuse emphase, les moindres détails de son expédition. La prise de Batoche, qui termina la campagne par la reddition de Riel, fut racontée comme un véritable fait d'armes, presque comme la prise d'une place importante. Or, Batoche n'est ni une forteresse, ni une ville, ni même un village; c'est une simple et unique maison, celle d'un métis, M. Batoche lui-même!

Depuis 1885, les luttes sanglantes ont cessé, mais l'apaisement n'est pas venu, et partout où il tient la majorité, l'élément anglais n'épargne aux Français--Canadiens ou métis--ni les tracasseries ni les persécutions. C'est ce qu'on peut constater aujourd'hui, et dans les trois territoires de l'Ouest, et dans la province du Manitoba.

Déjà, l'assemblée anglaise des Territoires a supprimé dans ses délibérations l'usage de la langue française.

Au Manitoba, le mauvais vouloir de la majorité revêt un caractère plus grave encore. Elle a,--il y a quelques années,--fait voter par l'assemblée législative de la province, une loi qui ne tend à rien moins qu'à la suppression des écoles françaises. Les Canadiens se défendent avec un acharnement et une énergie remarquables. Tous les recours légaux et constitutionnels auprès du gouvernement fédéral et auprès du gouvernement métropolitain, ils les ont successivement exercés. Actuellement encore, l'affaire n'est pas entièrement terminée; mais quelle qu'en soit la solution définitive, le sentiment national des Canadiens au Manitoba n'en peut être amoindri. La persécution,--car c'en est une véritable à laquelle ils sont en butte,--n'aura pas d'autres résultats que ceux qu'elle a toujours eus, en tout temps et en tout pays. Elle ne fera des Canadiens ni des protestants ni des Anglais, elle les rendra plus Français et plus catholiques. Que les Français du Manitoba tournent seulement leurs regards vers leurs compatriotes de la province de Québec, ils trouveront en eux de vaillants défenseurs, et ils comprendront par leur exemple comment de la persécution courageusement affrontée on sort plus robuste et plus fort.



CHAPITRE XIX

AUX ÉTATS-UNIS.
LES CANADIENS DE L'OUEST.

Débordant au delà de leur frontière, les Canadiens étendent jusque dans les États-Unis le développement merveilleux de leur population. Presque aussi nombreux sur ce sol étranger que sur leur propre sol, ils s'y groupent, au dire des historiens et des géographes les plus compétents, et de l'aveu des Américains eux-mêmes, au nombre de près d'un million.

Là, d'ailleurs, la race française ne se trouve pas non plus tout à fait hors de chez elle. La plus grande partie du territoire actuel des États-Unis, toute la vallée de l'Ohio, toute celle du Mississipi, ce sont les Français qui, au dix-septième siècle,--alors que les colons anglais n'osaient encore perdre de vue les côtes de l'Atlantique,--l'ont découverte, parcourue, et en partie occupée.

L'émigration des Canadiens aux États-Unis commença, nous l'avons dit plus haut, vers 1830 et fut provoquée tout d'abord par le manque de terres dans les anciennes seigneuries. A ces causes d'ordre économiques la révolte de 1837 vint ajouter des causes politiques: les proscrits et les suspects passèrent en grand nombre la frontière.

Pendant les premières années du régime de l'Union, inauguré en 1840, l'émigration continua et prit bientôt des proportions telles, que le gouvernement canadien commença à s'inquiéter et chercha des mesures pour en arrêter les progrès. Un comité fut nommé en 1849 par la Chambre législative. L'enquête à laquelle il se livra révéla que dans les quatre années précédentes, de 1846 à 1849, 20,000 Canadiens-Français avaient quitté le sol natal!

Le clergé déplorait cette émigration, qu'il considérait comme une perte pour la nationalité, et peut-être un danger pour la foi des Canadiens: «Vous n'ignorez pas, écrivait Mgr Turgeon, archevêque de Québec, combien est profonde la plaie nationale à laquelle nous nous proposons de porter remède, à savoir, le départ annuel de milliers de jeunes gens et d'un grand nombre de familles qui abandonnent les bords du Saint-Laurent pour aller chercher fortune et bonheur sur un sol qu'on leur dit plus fertile. Les jeunes gens, vous ne le savez que trop, ne reviennent pas parmi nous, ou ne reviennent que plus pauvres, souvent moins vertueux, et avec les débris d'une santé que la fatigue ou le vice a pour toujours altérée. Ces familles, au lieu de trouver le bien qu'elles espèrent, ne rencontrent chez l'étranger que de durs travaux et de superbes dédains, et, loin des autels de leur jeunesse et du sol de la patrie, elles pleurent l'absence des joies religieuses de leurs premiers ans et les jouissances du toit paternel. L'abondance même qu'un bien petit nombre peut atteindre n'est qu'une faible consolation quand on la compare à la paix, au contentement, à la franche et naïve piété, à la suave politesse qui caractérisent notre Canada99

En dépit des craintes des patriotes, malgré les paternels avis des évêques, l'émigration, loin de fléchir, a continué de plus belle, et s'est de nos jours accrue d'une façon si rapide, qu'il est impossible de ne pas lui attribuer des causes permanentes et profondes. De 1840 à 1866, 200,000 Canadiens avaient quitté la province de Québec100, et l'on peut aujourd'hui évaluer à près d'un million le nombre des Canadiens vivant sur le sol des États-Unis.

Note 99: (retour) Turcotte, 2e part., p. 56.
Note 100: (retour) Ibid., t. II, p. 454.

Il paraît certain désormais que le mouvement d'expatriation de la population canadienne est le résultat normal d'une force d'expansion, qui lui permet à la fois de se multiplier chez elle et de déborder ses frontières. On aurait tort de le considérer comme impliquant pour elle une perte de forces; n'est-il pas, au contraire, le symptôme et la preuve de son développement continu?

Les émigrants canadiens ne se répartissent pas d'une façon uniforme sur toute la surface de l'Union américaine. Certains États, et dans les États même, certaines régions semblent avoir leur préférence.

Dans l'Ouest, des États d'une surprenante richesse se sont créés sous les yeux mêmes de notre génération. Là, dans des plaines hier désertes et couvertes de marais, a surgi une fastueuse capitale, n'aspirant aujourd'hui à rien moins qu'à la suprématie de l'Union entière, et qui ne craignit pas,--elle née d'hier,--de prétendre surpasser par son luxe les capitales séculaires de l'Europe. Tentés comme tant d'autres par le surprenant essor de ces récents États, grand nombre de Canadiens courent y chercher la fortune.

Cet Ouest américain, d'ailleurs, aux prodigieuses surprises, où des villes de 2 millions d'âmes naissent en trente ans, c'est à la France qu'il devrait appartenir. Jusqu'en 1763, l'Amérique du Nord presque tout entière fut française. Elle était bien étroite la portion qu'en occupaient les colons anglais le long des côtes orientales, et avec quelle méticuleuse prudence ils y restaient enfermés! Pendant plus de deux cents ans, ils demeurèrent comme fixés au rivage; déjà ils comptaient une population nombreuse, des villes florissantes, qu'ils n'avaient encore osé s'éloigner de l'Océan. Tout au plus entrevoit-on çà et là, dans leur histoire, quelques expéditions commerciales ou militaires traversant les montagnes Bleues et atteignant à peine, comme furtivement, la région des grands lacs que les Français visitaient journellement depuis leur arrivée en Amérique. Jusqu'en 1764, époque de la première colonisation du Kentucky par les Virginiens, aucune des colonies anglaises n'avait tenté de s'étendre vers l'intérieur.

Pendant ce temps, les missionnaires et les voyageurs français, les La Salle, les Marquette, les Joliet, les Hennepin, les La Vérandrye, découvraient tout le continent, parcouraient les vallées de ses immenses fleuves, pénétraient jusqu'aux lointains et profonds glaciers des Montagnes Rocheuses et jalonnaient d'une ligne de postes militaires les 2,000 kilomètres qui séparent le Canada de la Louisiane. Postes dont la situation avait été choisie avec une si remarquable perspicacité, que sur leur emplacement s'élèvent aujourd'hui plusieurs des plus grandes villes des États-Unis: Chicago, Saint-Louis, Pittsbourg et Détroit.

Derrière les soldats français étaient arrivés les colons. Malgré l'énorme distance qui sépare le Canada de la Louisiane, plusieurs petits centres de colonisation avaient été ouverts, au dix-huitième siècle, le long de la vallée du Mississipi; et, bien qu'il n'ait malheureusement été donné aucune suite aux grands desseins émis sur ces contrées par le gouverneur La Galissonnière, un groupe de population s'y était formé. Il se répartissait en plusieurs villages; les plus importants étaient ceux des Illinois, au sud de l'État actuel du même nom. C'était là comme le chaînon intermédiaire entre le Canada, déjà florissant, et la Louisiane, qui commençait à peine, puisque la colonisation n'y avait été véritablement tentée que depuis 1717.

Lors de la cession de nos possessions à l'Angleterre, en 1763, la population de la colonie des Illinois s'élevait à plusieurs milliers d'habitants. La plupart d'entre eux, fuyant la domination anglaise, quittèrent la rive gauche du Mississipi pour s'établir sur la rive droite. Ce ne fut que pour tomber sous la domination espagnole, car ce même traité, qui nous enlevait le Canada et toute la rive gauche du Mississipi pour les attribuera l'Angleterre, nous privait, en faveur de l'Espagne, de la rive droite du même fleuve et de la Louisiane.

D'ailleurs, le destin de ces quelques Français, perdus au milieu des solitudes qu'ils avaient découvertes et commencé à cultiver, était de tomber, quoi qu'ils pussent faire, sous la domination anglo-saxonne. Rendue à la France par l'Espagne au commencement du dix-neuvième siècle, cette moitié du continent américain a été, pour quelques millions, rétrocédée aux États-Unis par Napoléon.

Depuis lors, ces contrées pleines de richesses, mais à peu près désertes il y a cinquante ans, se sont peuplées rapidement. Renonçant à la torpeur qui les avait retenus au dix-huitième siècle, les Américains se sont précipités vers l'Ouest; les émigrants d'Europe les y ont suivis, et les petites colonies françaises des Illinois se sont trouvées entourées par des flots sans cesse grossissants de populations de langue étrangère. Elles subsistent pourtant encore, très distinctes et très reconnaissables, et les voyageurs peuvent entendre résonner notre langue dans plus d'un village des Illinois et du Missouri.

Tous les anciens établissements français de ces régions n'ont pas, il est vrai, survécu: les plus humbles ont été absorbés, mais il est facile encore de reconnaître leur emplacement par les noms mêmes, ou par l'aspect qu'ils ont conservé. Les colons anglais disposaient ordinairement leurs lots de terre en carrés réguliers. Les Français, au contraire, les défrichaient par bandes perpendiculaires aux cours d'eau. Cette disposition se retrouve partout où furent établies des colonies françaises, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, et l'observateur peut, à la seule inspection d'une carte, ou d'après la configuration des terres, savoir presque avec certitude quelle a été l'origine d'une colonie américaine.

La conquête n'a pas éteint l'esprit aventureux des Canadiens. Ils ont continué depuis à se répandre dans l'Ouest, et nombre d'entre eux y ont été les premiers pionniers de la civilisation, ont défriché les terres où s'élèvent aujourd'hui les villes les plus riches et les plus puissantes des États-Unis.

Deux familles seulement résidaient au fort Chicago en 1821, et l'une d'elles était une famille canadienne, celle du colonel Beaubien, commandant du fort pour le gouvernement des États-Unis. Voici la triste peinture qu'un voyageur faisait alors de ce lieu désert et sans ressources: «Lorsque j'arrivai à Chicago, écrit dans une relation de voyage le colonel (américain) Ebenezer Childs, je dressai ma tente sur les bords du lac et je me rendis au fort pour acheter des vivres. Je ne pus cependant en obtenir, le commissaire m'ayant informé que les magasins publics étaient si mal approvisionnés que les soldats de la garnison ne recevaient que des demi-rations et qu'il ignorait quand ils seraient mieux pourvus.»

Chicago (Chicagou, comme l'écrivaient au dix-huitième siècle les voyageurs français) compte aujourd'hui 2 millions d'habitants, et des monuments gigantesques s'élèvent au bord du Michigan aux rives plates et aux jaunes eaux, à l'endroit même où le colonel Ebenezer Childs dressait sa tente en 1821.

Bien d'autres villes de l'Ouest ont eu pour premiers habitants des Canadiens. Les noms de Salomon Juneau et de Dubuque sont des noms populaires au Canada, et pieusement conservés aussi par la louable reconnaissance des Américains eux-mêmes.

Milwaukee, sur le lac Michigan, une des plus jolies villes des États-Unis, et qui ne compte pas moins de 200,000 habitants, eut un Canadien pour fondateur.

Salomon Juneau, dit La Tulipe, était, comme l'indique ce sobriquet, le descendant d'un de ces aventureux soldats du régiment de Carignan qui, après avoir vaincu les Turcs, contribuèrent pour une si forte part au peuplement du Canada. Entraîné par l'esprit d'aventure auquel avaient obéi ses ascendants, Juneau quitte Montréal vers 1818, et vient se fixer à l'embouchure de la rivière Milwaukee, contrée si déserte alors que, pour trouver un être humain, le nouveau colon n'avait pas moins de 150 à 200 kilomètres de forêts à traverser, ses plus proches voisins étant, vers le nord, une famille canadienne fixée à la baie Verte, et, vers le sud, le colonel Beaubien lui-même au fort Chicago!

En 1835, les territoires riverains du Michigan furent arpentés et vendus par le gouvernement américain; Juneau se rendit acquéreur d'un grand nombre de lots. Situés sur le bord du lac, à l'embouchure d'une rivière navigable, leur emplacement semblait favorable. Les communications étaient aussi devenues plus faciles, des routes s'étaient percées à travers la forêt, les colons affluèrent bientôt. Juneau vendit avec profit ses terrains, une petite ville surgit peu à peu, et l'heureux spéculateur devint à la fois millionnaire et maire de la nouvelle cité. Ce qu'elle est devenue depuis, nous l'avons dit plus haut, et sa reconnaissance a élevé une statue à son fondateur.

La ville de Dubuque, dans le Iowa, ville de 30,000 habitants, et la plus importante comme la plus ancienne de cet État, a été fondée, elle aussi, par un Canadien, Julien Dubuque, dont elle a gardé le nom.

Ayant, en cet endroit même, découvert des mines de plomb, Dubuque avait signé avec les Indiens qui occupaient la contrée, MM. les Renards, le curieux traité que voici: «Conseil tenu par MM. les Renards, c'est-à-dire le chef et les braves de cinq villages avec l'approbation du reste de leurs gens, expliqué par M. Quinantotaye, député par eux, en leur présence et en la nôtre. Nous soussignés, savoir: Que MM. les Renards permettent à Julien Dubuque, appelé par eux la Petite Nuit, de travailler à la mine jusqu'à ce qu'il lui plaira, etc...101

Note 101: (retour) Tassé, les Canadiens de l'Ouest. Montréal, 2 vol. in-8º.

Dubuque avait réussi à prendre un tel ascendant sur les sauvages qu'il parvint, chose impossible à tout autre, à les faire travailler aux mines qu'ils lui avaient concédées.

A sa mort, arrivée en 1810, les Indiens continuèrent cette exploitation, dont ils éloignèrent les blancs avec un soin jaloux. Les traitants qui venaient leur acheter le minerai devaient se tenir sur la rive gauche du fleuve, sans pouvoir le franchir. Ce n'est qu'en 1833 que les Américains délogèrent MM. les Renards, prirent eux-mêmes possession des mines, et commencèrent l'établissement de la ville de Dubuque; le nom du hardi pionnier qui avait préparé ses débuts lui resta.

Saint-Paul, la capitale du Minnesota, a été longtemps une ville plus française qu'américaine: «Il n'est pas de grand centre américain pour lequel les Canadiens aient autant fait que pour Saint-Paul. Ils ont construit ses premières maisons, ils ont, les premiers, élevé un modeste temple au Seigneur, puis baptisé la ville lorsqu'elle n'était encore qu'un amas de cabanes; ils ont grandement contribué à la faire choisir comme capitale du Minnesota, et à lui conserver ce titre quand elle fut menacée de le perdre102

Note 102: (retour) Tassé, ibid.

En 1849, Saint-Paul n'était même pas encore un village, sa population ne dépassait pas 350 habitants, presque tous Canadiens; c'étaient des gaillards fortement trempés, si l'on en juge par la description qu'un journaliste américain a laissée de l'un d'eux: «Joseph Rollette est le roi de la frontière; court, musculeux, le cou et la poitrine d'un jeune buffle, tel est son physique. Il a fait son éducation à New-York, mais il a été mêlé depuis aux aventures de la vie de frontière; il a des opinions bien arrêtées sur tout, à tort ou à raison. D'une bonne humeur invariable, ayant surtout foi en Joë Rollette; hospitalier et généreux plus qu'on ne saurait le dire, n'aimant pas, en retour, qu'on compte avec lui, vous donnant son meilleur cheval si vous le demandez, mais prenant vos deux mules s'il en a besoin; habitant depuis des années un pays où il eût pu faire fortune, sans cependant amasser un sou; bon catholique, démocrate ardent, menaçant de toutes les calamités possibles le républicain qui oserait s'établir dans son voisinage, mettant pourtant, au besoin, à sa disposition, tout ce qu'il possède; fort dévoué à sa femme--une métisse--et père de sept fils, des Joë Rollette en miniature et de tailles différentes; admirant Napoléon et fier du sang français; trop généreux envers ses débiteurs pour être juste envers ses créanciers; aimant le wisky, mais pratiquant l'abstinence totale pendant des mois entiers pour plaire à sa femme! Son meilleur ami: l'homme qui n'est pas gêné par les lois du commerce; son pire ennemi: lui-même103

Note 103: (retour) Tassé, Canadiens de l'Ouest. Citation du Harper's Magazine, 1860.

C'est en 1852 seulement que le Minnesota fut organisé en territoire. Les habitants durent nommer une Chambre législative. L'organisation de ce pays, sillonné aujourd'hui de nombreuses lignes de chemin de fer, était si primitive alors,--il y a 40 ans à peine!--que ce même Rollette, nommé député de l'un des districts, dut se rendre à la capitale, Saint-Paul, en traîneau à chiens! Voici comment le journal du pays contait cette curieuse rentrée parlementaire: «Les honorables députés, élus par Pembina pour la Chambre et le Conseil législatif, MM. Kittson, Rollette et Gingras, sont arrivés la veille de Noël, après un trajet de seize jours. Chacun avait un traîneau attelé de trois beaux chiens harnachés avec goût, lesquels franchissent le mille en 2 minutes 40 secondes lorsqu'ils marchent à toute vitesse. Ils ont parcouru en moyenne trente-cinq milles par jour. Les chiens n'ont à manger qu'une fois le jour. Ils reçoivent chacun une livre de pémican104 seulement. Ils transportent un homme et son bagage aussi rapidement qu'un bon cheval, et résisteraient même mieux à la fatigue que des chevaux pour une longue course105

Note 104: (retour) Le pémican est un mélange de graisse et de viande séchée et réduite en poudre.
Note 105: (retour) Saint-Paul Pioneer, 8 janvier 1853.

Si le pays est aujourd'hui transformé de fond en comble, les habitants d'alors n'ont pas tous disparu: la locomotive a définitivement remplacé le traîneau à chiens, mais on trouve encore des Joseph Rollette.

Quels changements dans ces régions découvertes, il y a deux siècles à peine, par les voyageurs français! quel mouvement sur ces grands fleuves, jadis solitaires et silencieux!

Comme le dit le poète canadien:

Où le désert dormait grandit la métropole,

Et le fleuve asservi courbe sa large épaule

Sous l'arche aux piles de granit!

La forêt et la prairie se sont transformées: les riches moissons ont remplacé la primitive végétation,

Et le surplus doré de la gerbe trop pleine

Nourrit le vieux monde épuisé106!

Tout le pays, maintenant, est habité par une population américaine nombreuse. Mais les origines françaises de la contrée se montrent partout; les Américains n'essayent pas de les faire oublier: ils se plaisent, au contraire, avec un remarquable esprit de justice, à les rappeler par des monuments ou des souvenirs. A Milwaukee, la statue de Salomon Juneau en costume de trappeur, la carabine en main, domine au loin le lac Michigan et semble protéger la ville. Le nom du grand voyageur La Salle a été donné à un comté, ceux de Jolliet et de Marquette à deux villes, l'une dans l'Illinois, l'autre dans le Michigan; celui de Dubuque est resté, nous l'avons dit, à la ville dont il a préparé l'existence.

Note 106: (retour) Fréchette, Légende d'un peuple.

A Minnéapolis, c'est par l'avenue Hennepin--la plus belle et la plus large de la ville--qu'on accède aux rives du fleuve, près de ces chutes Saint-Antoine devant lesquelles s'arrêta le célèbre voyageur en 1680.

Bien que les Américains prononcent Ditroïte, la ville de Détroit conserve encore--au moins quant à l'orthographe--son nom français. Peuplée aujourd'hui de plus de 200,000 âmes, elle s'élève sur l'emplacement même de l'ancien fort créé vers 1701 par un officier canadien, M. de Lamothe-Cadillac. Quelques colons étaient venus à cette époque s'établir sous sa protection, et lorsqu'en 1763 le pays fut cédé l'Angleterre, leur nombre s'élevait à un millier à environ.

A la suite de la guerre d'indépendance, Détroit se trouva compris sur le territoire abandonné par les Anglais aux Américains. La ville s'augmenta rapidement, et les descendants des colons français ne forment plus aujourd'hui qu'une petite minorité dans sa population totale. Ils ne se laissent pas entamer, pourtant, tiennent ferme à la langue française et se groupent dans la ville en plusieurs paroisses catholiques.

Partout, en un mot, dans l'Ouest, le pays porte le cachet de ses origines françaises, et, dans bien des endroits, il renferme encore des populations françaises résistant vigoureusement à l'absorption. Pour ne prendre que des chiffres d'ensemble, la population canadienne-française des États américains de l'Ouest se répartit aujourd'hui de la façon suivante:

                     148,000 dans le Michigan.
                      34,000  ----   Illinois.
                      29,000  ----   Minnesota.
                      28,000  ----   Wisconsin.
                      21,000  ----   Iowa.
                      16,000  ----   Ohio.
                      10,000  ----   Dakota107.

Certes, ces petites colonies canadiennes, éparses dans de grands États de langue anglaise, ne forment pas, comme la province de Québec, des centres assez puissants pour résister toujours à la formidable poussée des populations au milieu desquelles elles sont isolées. Mais elles peuvent y résister pendant plusieurs générations, et si le merveilleux mouvement d'expansion de la population canadienne (qui non seulement s'augmente rapidement dans Québec, mais se répand d'une façon constante au delà de ses frontières), si ce mouvement se maintient longtemps encore dans de telles proportions, il n'est peut-être pas chimérique d'avancer que certains des groupes canadiens de l'ouest des États-Unis pourront, grâce aux renforts qu'ils recevront ainsi, demeurer définitivement français.

Note 107: (retour) Chiffres donnés par un auteur américain, M. Chamberlain, et cités par M. Faucher de Saint-Maurice (Resterons-nous Français? Québec, 1890, broch. in-8º.)


CHAPITRE XX

CANADIENS DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

L'immigration canadienne a été plus grande encore dans la Nouvelle-Angleterre108 que dans l'Ouest. Là, le milieu était autre, les Canadiens pénétraient dans des pays depuis longtemps colonisés, leur vie fut plus modeste et plus calme. Simples ouvriers, pour la plupart, attirés par la prospérité manufacturière des État-Unis, ils n'ont pas eu à mener la pénible existence, ils n'ont pas traversé les émouvantes aventures, ils n'ont pas non plus acquis la bruyante renommée des Salomon Juneau, des Dubuque et des Joseph Rollette. S'il est une chance pourtant, pour les émigrants canadiens en Amérique, de conserver leur nationalité, c'est aux modestes ouvriers des États de l'Est qu'elle appartient, bien plus qu'aux descendants des brillants pionniers de l'Ouest.

Note 108: (retour) La Nouvelle-Angleterre comprend les six États du Maine, du New-Hampshire, Massachussets, Vermont, Rhode-Island et Connecticut.

On comptait en 1867 dans la Nouvelle-Angleterre plus de 360,000 Canadiens, et les autorités les plus compétentes ne les portent pas aujourd'hui à moins de 500,000, non pas épars en petits groupes isolés, comme ceux de l'Ouest, mais parfaitement reliés entre eux, groupés d'une façon si compacte qu'en certaines localités ils ont la majorité dans les élections. Le lien religieux et l'organisation paroissiale les tiennent étroitement unis; voisins d'ailleurs de la province de Québec, demeurés en relations constantes avec elle, ils puisent là des exemples de patriotisme et d'attachement à leur nationalité.

Les Américains, si fiers du pouvoir d'absorption du leur République, s'étonnent et s'irritent de cette force de résistance. Ils avaient reçu les Canadiens avec la conviction qu'eux aussi se fondraient bientôt dans le grand creuset, et voilà qu'au lieu d'être absorbés, ce sont eux qui débordent, qu'au lieu de céder, ils attaquent. Les Allemands, les Scandinaves et toutes les populations d'Europe qui, depuis un siècle, se sont déversées en Amérique, sont devenues américaines; les Canadiens seuls demeurent Canadiens. C'est là un fait dont on commence à s'inquiéter aux États-Unis.

«L'émigration, dit le Times de New-York, n'est une source de force pour le pays qu'autant qu'elle est susceptible de s'assimiler à la population américaine, en d'autres termes à s'américaniser. Or les Canadiens-Français ne promettent nullement de s'incorporer à notre nationalité. Le danger n'est encore imminent dans aucun des États de l'Union, cependant dès maintenant il est suffisamment accusé, pour imposer à tout Américain, dans les États où les Canadiens-Français forment une partie considérable de la population, le devoir patriotique de maintenir les principes politiques américains contre toute atteinte qui pourrait leur être fait109

De ces ombrageux avertissements à un commencement de persécution, il n'y a pas loin. Déjà quelques fanatiques commencent à désigner les Canadiens des États-Unis à l'animosité de leurs concitoyens protestants.

L'American journal, de Boston, disait le 28 décembre 1889: «les Jésuites français ont conçu le projet de former une nation catholique avec la province de Québec et la Nouvelle-Angleterre; et ce projet de rendre la Nouvelle-Angleterre catholique et française a déjà pris des proportions capables d'alarmer les plus optimistes... Bientôt unis aux Irlandais, les Canadiens vous gouverneront, vous Américains, ou plutôt le Pape vous gouvernera, car ces masses le reconnaissent pour maître110

Note 109: (retour) Cité par le R. P. Hamon, Études religieuses, août 1890; les Canadiens de la Nouvelle-Angleterre.

C'est là une de ces exagérations haineuses faisant appel aux plus mauvaises passions, car on sait ce que peut produire en pays protestant la menace de la domination du Pape.

Ces excitations ont commencé à porter leurs fruits; déjà l'on s'efforce de mettre des entraves à l'établissement des écoles canadiennes. Elles s'étaient multipliées à un tel point que dans certains États, dans le Massachussets par exemple, le nombre de leurs élèves dépassait de beaucoup celui des écoles publiques américaines. Le rapport officiel du bureau d'Éducation pour 1890 constatait le fait: «Le récent mouvement qui s'est opéré dans l'État, disait-il, par suite duquel l'accroissement annuel du nombre des élèves des écoles publiques est tombé au-dessous de l'accroissement correspondant des écoles privées, est de nature à provoquer une impression de profond regret111

Note 111: (retour) Rapport reproduit par le Courrier des États-Unis et par le Cultivateur (journal canadien) et la Patrie de Montréal du 30 janvier 1890.

Des règlements sévères ont été faits pour arrêter la multiplication des écoles de paroisses. Des difficultés sont suscitées aux familles, des condamnations et des amendes infligées, et la population canadienne de la Nouvelle-Angleterre va être soumise peut-être à une persécution semblable à celle que subissent les Canadiens du Manitoba.

Mais, remarquons qu'ici leur situation semble autrement favorable. Dans la Nouvelle-Angleterre nous nous trouvons en présence d'un double mouvement ethnographique considérable et incontesté: l'accroissement rapide de la population canadienne et la décroissance non moins rapide des populations américaines. Le mot de décadence ne serait lui-même pas trop fort, et si dans la province anglaise d'Ontario, comme nous l'avons dit plus haut, le nombre moyen des membres de la famille a notablement diminué depuis vingt ans, aux États-Unis, et spécialement dans la Nouvelle-Angleterre, cette diminution a pris les proportions d'un véritable désastre. Il faut lire dans l'ouvrage d'un Anglais, M. Epworth Dixon112, grand ami et grand admirateur pourtant de l'Amérique et des Américains, le curieux chapitre intitulé: Elles ne veulent pas être mères, pour juger de la plaie qui ronge les États-Unis dans leur avenir, et pour se rendre compte que l'égoïsme de la richesse produit en Amérique des effets autrement désastreux encore qu'en Europe.

Note 112: (retour) La Nouvelle-Amérique, traduit par Philarete Chasles. Paris 1874, in-8º.

La décadence de la population des États-Unis! Cela semble un paradoxe en présence de ses 60 millions d'habitants, presque tous gagnés en notre siècle; rien de plus exact pourtant. L'augmentation de la population américaine est tout artificielle, elle lui vient de l'extérieur, et sans la formidable immigration qui la renouvelle sans cesse, bien des États verraient décroître le nombre de leurs habitants.

Ce sont là des faits constatés par tous les écrivains qui ont étudié les États-Unis113; ils sont appuyés sur le témoignage des statisticiens, des médecins et des journalistes américains eux-mêmes, et nul ne conteste plus aujourd'hui les témoignages de tant d'hommes compétents et éclairés.

Note 113: (retour) Claudio Jeannet, États-Unis contemporains, 2 vol. in-18.--Carlier, la République américaine; voy. aussi Nouvelle Revue, 15 juillet 1891.

Le dernier recensement a rendu ces faits plus évidents encore. Nulle part le mouvement de dépopulation des campagnes ne se fait sentir comme aux États-Unis, ce pays où la terre ne manque pas aux agriculteurs, mais où les agriculteurs manquent à la terre. De 1870 à 1880, 138 comtés ruraux avaient vu décroître leur population. De 1880 à 1890, il y en a eu 400114!

Bien que dans la dernière décade l'immigration ait précisément atteint son maximum, l'augmentation de la population s'est trouvée moindre que dans toutes les précédentes. Le flot grossissant venant d'Europe n'est pas parvenu à combler les déficits causés par la diminution de la natalité, et tandis que de 1880 à 1890 trois millions d'émigrants sont arrivés en plus que dans la période précédente, l'augmentation de population n'a atteint que la proportion de 24 pour 100, tandis qu'avec un moindre renfort et un plus faible appoint elle s'était élevée à 30 pour 100 de 1870 à 1880115.

Certains États ont même vu décroître le nombre absolu de leurs habitants, et ce sont justement les États nouveaux dans lesquels la population manque, tandis qu'elle va s'agglomérer dans les grandes villes, où son accumulation devient un danger116.

Note 114: (retour) Reclus, les États-Unis, p. 658.
Note 116: (retour) L'Idaho, par exemple, a diminué de 125,000 âmes à 84,385; celle de Wyoming a diminué de 105,000 âmes à 60,705; celle de Névada ne compte plus que 45,761 âmes.

L'État du Kansas a vu diminuer sa population. Celui du Névada, de 62,000 habitants qu'il possédait en 1871, est tombé à 45,000. Un publiciste facétieux a calculé qu'en continuant sur le même pied, la population du Névada serait dans vingt-cinq ans réduite à un seul habitant. «Cet heureux coquin, ajoute-t-il, accaparera toutes les places, s'élira lui-même sénateur et touchera le per diem, ce qui est le point essentiel117

Note 117: (retour) Patrie, 25 novembre 1890. Montréal.

L'immigration, qui seule empêche la population des autres États de décroître, n'est en somme qu'une ressource précaire; elle peut diminuer, cesser même entièrement. Le territoire des États-Unis n'offre pas des ressources illimitées; un jour viendra où il ne tentera plus l'émigrant, et ce jour n'est peut-être pas éloigné. Déjà--la décadence des districts ruraux en est la preuve--il n'attire plus l'émigrant agricole. Attirera-t-il longtemps encore l'émigrant industriel, l'ouvrier? La question sociale ne se pose-t-elle pas déjà aux États-Unis tout comme en Europe, et dès que les conditions de travail y seront les mêmes que dans le vieux monde, quel avantage le nouveau aura-t-il sur celui-ci?

Si l'immigration venait à cesser, quelle serait la situation des populations de langue anglaise aux États-Unis, saisies, au milieu de leur décadence, par des populations pleines de sève et de vigueur, prêtes à prendre leur place, et dont les plus vivaces sont les Canadiens et les Allemands?

Dans l'Ouest, les Allemands commencent à relever la tête et cessent de s'américaniser. Dans la Nouvelle-Angleterre, voisine des frontières de Québec, les Canadiens se multiplient rapidement, et non contents d'occuper tous les emplois dans les fabriques, s'emparent encore de la terre, en acquérant les fermes, abandonnées de plus en plus par leurs propriétaires américains.

Il n'est donc nullement chimérique d'avancer que la population canadienne se maintiendra et s'augmentera dans les États-Unis. Son mouvement d'expansion n'est qu'à son début, et nous voyons aujourd'hui peut-être les symptômes d'un changement ethnographique considérable qui se prépare en Amérique.

M. E. Reclus a établi que si la marche de la population reste au Canada ce qu'elle est aujourd'hui, la Nouvelle-France l'emportera sur l'ancienne par le nombre de ses habitants avant la fin du vingtième siècle. Quelle action prendra cette France américaine, toute vivante et toute vigoureuse, sur une population anglo-saxonne en décadence!

Déjà l'influence politique des Canadiens des États-Unis--malgré les tracasseries et les persécutions auxquelles on essaye de les soumettre--est en concordance avec leur accroissement numérique. Dans chacune des Chambres législatives des États de la Nouvelle-Angleterre, ils comptent des représentants. Ils en ont 4 dans le Maine, 8 dans le New-Hampshire, 1 dans Massachussets, 1 dans le Vermont, 1 dans Rhode-Island (en 1890).

Au delà même de la petite sphère des États qu'ils habitent, les Canadiens commencent à gagner une certaine influence sur la politique générale de l'Union. Dans les élections présidentielles, les candidats recherchent leurs voix et s'efforcent de les obtenir en promettant aux Canadiens des faveurs et des emplois. Dans la dernière élection, les partisans du président Harisson avaient publié une liste de tous les Canadiens admis ou maintenus dans des fonctions publiques sous son administration.

Les Canadiens des États-Unis possèdent une presse active, représentée par une vingtaine de journaux publiés en français. Ils ont un clergé, patriote comme sait l'être le clergé canadien. Unis entre eux par un lien de cohésion puissant, ils se groupent en des sociétés nationales très vivaces. Ils possèdent en un mot tous les éléments de force par lesquels les Canadiens ont conservé leur nationalité sous le régime anglais; pourquoi ne la conserveraient-ils pas sous le régime américain?



CHAPITRE XXI

PATRIOTISME ET SENTIMENT NATIONAL DES CANADIENS.

Territoire vaste et productif, population exubérante, ces deux éléments matériels de toute nationalité, les Canadiens les possèdent; mais ils ont mieux encore, ils ont ce sentiment puissant sans lequel la prospérité matérielle d'une nation n'est rien: le patriotisme.

Ne nous trompons pas, toutefois, nous Français, sur la nature du patriotisme des Canadiens, et si nous les voyons vénérer avec nous la vieille France et aimer la nouvelle, s'enorgueillir de nos triomphes et pleurer nos défaites, n'allons pas nous imaginer qu'ils regrettent notre domination et que leur espérance est de s'y soumettre de nouveau. Ce ne sont là ni leurs regrets, ni leurs désirs. Ils sont aussi jaloux de leur particularisme national que fiers de leur origine française.

Ce n'est pas d'hier qu'est né ce sentiment tout particulier et tout local. Il n'est pas dû à la conquête anglaise. Depuis la création même de la colonie, il existait à l'état latent, mais ne se révélait que par de légers indices. S'il s'affirme aujourd'hui par d'éclatantes manifestations, c'est que la colonie est devenue une nation.

Les premières générations de Français qui virent le jour sur la terre d'Amérique apprirent à joindre, dans une même affection, cette patrie nouvelle à la vieille patrie de France. Mais pour l'une cette affection n'était basée que sur des souvenirs; pour l'autre, elle l'était sur la plus poignante des réalités, la lutte pour la vie, la conquête d'un patrimoine et d'un foyer. La préférence n'était pas douteuse, et c'est ainsi que se forma parmi les Canadiens une sorte d'esprit particulariste, non pas blâmable, mais basé au contraire sur l'un des meilleurs instincts du cœur humain: l'amour du sol natal.

Les gouverneurs français ne surent pas toujours discerner les louables origines de ce sentiment; ils s'efforcèrent de le combattre quand il eût fallu peut-être l'encourager. S'il n'y eut jamais de conflits, il se produisit du moins des froissements; ils auraient pu s'aggraver si la domination française s'était prolongée avec le même esprit de centralisation, le même parti pris de faire dominer en tout les idées et les intérêts de la métropole. Et qui sait alors ce que seraient devenus la fidélité des Canadiens et leur amour de la patrie française, mis en opposition avec leurs intérêts et leur patriotisme local?

Déjà durant la malheureuse campagne qui nous fit perdre le Canada, avaient commencé à se manifester--à cette heure de périls où l'union eût été si nécessaire--des signes de division et de rivalité. On voit alors dans la colonie deux partis s'agiter et intriguer l'un contre l'autre: le parti canadien et le parti français. Ils ont chacun leurs chefs parmi les officiers ou les administrateurs, et correspondent l'un et l'autre en France avec les ministères, auprès desquels ils se combattent à outrance, à coups de dépêches et de dénonciations.

Le gouverneur général, marquis de Vaudreuil118, né au Canada, et fils lui-même d'un ancien gouverneur, défend auprès du ministre de la marine,--dont il dépend,--les intérêts des Canadiens.

Note 118: (retour) Pierre Rigaud, marquis de Vaudreuil, qui, sur la demande des Canadiens, fut en 1755 nommé gouverneur général du Canada, était né à Québec. Il était le troisième fils de Philippe Rigaud, marquis de Vaudreuil, lui-même gouverneur du Canada de 1704 à 1725.

Le nouveau gouverneur avait été d'abord gouverneur de la Louisiane de 1742 à 1755.

Le marquis de Montcalm, commandant en chef des troupes de terre envoyées pour la campagne, a trop de tendance, ainsi que ses officiers, à mépriser les colons, et ce mépris, très injustifié, perce dans ses dépêches au ministre de la guerre.

Soldats et officiers ne peuvent se faire à cette idée que, dans ce pays si différent de l'Europe, désert, couverts d'épaisses forêts, sillonné de rivières et de lacs solitaires, la guerre puisse se faire d'une autre façon que sur le vieux continent. De l'expérience des troupes de la colonie--dépendant du gouverneur et de la marine--ils ne peuvent admettre qu'ils puissent rien apprendre, et c'est presque à regret qu'ils gagnent des batailles suivant des principes nouveaux pour eux: «La conduite que j'ai tenue, écrit Montcalm au ministre après la prise du fort Oswego en 1756, et les dispositions que j'avais arrêtées sont si fort contre les règles ordinaires, que l'audace qui a été mise dans cette entreprise doit passer pour témérité en Europe. Aussi, je vous supplie, Monseigneur, pour toute grâce, d'assurer Sa Majesté que, si jamais elle veut m'employer dans ses armées, je me conduirai par des principes différents119»

Note 119: (retour) Lettre du 28 août 1756, citée par Garneau (t. II, p. 259).

Du peu d'égards témoignés par Montcalm aux troupes de la colonie, de ses duretés même envers les Canadiens, Vaudreuil se plaignait amèrement au ministre de la marine: «Les troupes de terre, écrit-il à M. de Machault, le 23 octobre 1756, sont difficilement en bonne intelligence avec nos Canadiens; la façon haute dont leurs officiers traitent ceux-ci produit un très mauvais effet. Que peuvent penser des Canadiens les soldats qui voient leurs officiers, le bâton ou l'épée à la main sur eux?... M. de Montcalm est d'un tempérament si vif qu'il se porte à l'extrémité de frapper les Canadiens. Je lui avais recommandé instamment d'avoir attention que MM. les officiers des troupes de terre n'eussent aucun mauvais procédé envers eux; mais comment contiendrait-il ses officiers puisqu'il ne peut pas lui-même modérer ses vivacités120

Note 120: (retour) Dussieux, le Canada sous la domination française, Pièces justificatives, p. 214.

De leur côté, les amis du commandant des troupes de terre dénonçaient violemment Vaudreuil, et comme gouverneur et comme Canadien, au ministre de la guerre: «Si l'on veut sauver et établir solidement le Canada, écrit un commissaire des guerres au maréchal de Belle-Isle, que Sa Majesté en donne le commandement à M. le marquis de Montcalm. Il possède la science politique comme les talents militaires. Homme de cabinet et de détail, grand travailleur, juste, désintéressé jusqu'au scrupule, clairvoyant, actif, il n'a d'autre vue que le bien; en un mot, c'est un homme vertueux et universel... Quand M. de Vaudreuil aurait de pareils talents en partage, il aurait toujours un défaut originel: il est Canadien

Stupéfiante appréciation qui, en un seul mot, montre dans toute son étendue la méfiance qui régnait alors contre l'esprit local dans les colonies. Être Canadien était un défaut qui, de prime abord, devait rendre inhabile à l'exercice du pouvoir. Pour gouverner les Canadiens, il fallait des Français. La métropole était tout, la colonie et les colons, rien!

Ces divergences, ces froissements même, se seraient peut-être envenimés avec le temps. L'affranchissement des colonies est un événement que l'histoire nous montre comme inévitable; qui sait si le Canada, froissé dans tous ses sentiments, réprimé dans toutes ses aspirations, ne se serait pas séparé violemment d'une patrie autoritaire et injuste? Qui sait si de pénibles souvenirs ne fussent pas demeurés pour longtemps--pour toujours, peut-être--entre ces deux rameaux d'une même nation: entre la France humiliée de la rupture, et sa colonie affranchie mais pleine de rancune de la lutte?

La conquête anglaise a prévenu peut-être cet événement; violente elle aussi et douloureuse, mais moins désastreuse à tout prendre que ne l'eût été une lutte fratricide entre Français. Séparés de force d'une patrie qu'ils voulaient conserver et pour laquelle ils avaient énergiquement combattu, les Canadiens lui ont gardé un souvenir pieux et voué un culte inaltérable.

Dès lors, le vague sentiment de l'amour du sol natal se compléta, s'élargit, se transforma peu à peu en un véritable sentiment de patriotisme, auquel il ne manque aujourd'hui aucun des caractères que, chez les nations les plus grandes et les plus unies, revêt cette fière passion: souvenirs vénérés du passé, juste fierté du présent, et foi dans l'avenir.

De souvenirs du passé, les Canadiens n'en manquent pas. Peuple tout nouveau et né d'hier, ils n'ont derrière eux que trois cents ans d'histoire; et qu'est-ce que trois cents ans dans la vie d'une nation? Mais de combien d'actions héroïques et d'événements glorieux ils ont su remplir cette brève existence!

Les premières traditions canadiennes se trouvent justement liées aux plus belles traditions de notre propre histoire: c'est au temps de notre plus grande gloire nationale que le Canada prend naissance. François Ier, Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Colbert, tous ces noms appartiennent aux Canadiens comme ils nous appartiennent; ce sont ces grands hommes qui ont présidé à la création de leur pays et l'ont protégé en même temps qu'ils agrandissaient la France et la rendaient glorieuse. Le navigateur qui découvre le fleuve Saint-Laurent, Jacques Cartier, le colonisateur qui le premier y établit une colonie, Samuel de Champlain, ce sont là certes des héros français, dignes de leur temps, de leur pays et des rois qu'ils servaient, mais ce sont aussi des héros canadiens, et de la gloire qu'ils ont donnée à l'histoire de France, les Canadiens revendiquent une part pour leur propre histoire.

C'est à travers les œuvres mêmes de leurs historiens et de leurs poètes qu'il faut étudier ces héros pour apprécier le culte dont ils les entourent, et reconnaître l'attitude spéciale, presque hiératique, qu'ils leur donnent. L'abbé Casgrain, un des meilleurs historiens du Canada, nous montre «la noble figure de Cartier, d'une grandeur et d'une simplicité antiques, ouvrant dignement la longue galerie de portraits héroïques qui illustrent les annales canadiennes121» Sous la plume de ces écrivains patriotes, le navigateur malouin dépasse la taille humaine et prend les proportions d'un prophète, d'un de ces hommes sacrés que le doigt de Dieu marque pour changer les destinées du monde, et que sa main pousse, d'une façon invisible, mais constante et irrésistible, à l'accomplissement d'un mystérieux devoir. Cartier n'est plus le hardi marin au cœur de bronze, au bras robuste, qui lance sans crainte son vaisseau dans des eaux et vers des rivages inconnus; c'est un homme prédestiné, presque un saint, qui, les yeux fixés au ciel et le bras tendu vers l'infini, marche à la conquête d'une nouvelle terre pour un peuple nouveau. «Cartier, ce n'est plus le maître pilote, ou même le capitaine général du seizième siècle; Cartier, pour nous, c'est le précurseur de Champlain, de Laval, de Brébeuf, de Frontenac, de tous nos héros et de tous nos apôtres122

Note 121: (retour) Histoire de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, t. I, p. 22.
Note 122: (retour) M. Chauveau, Discours à l'inauguration du monument de Jacques Cartier, 24 juin 1889.

Un éclair brille au front de ce prédestiné,

dit encore le poète Fréchette123. Et avec quel lyrisme mêlé pour ainsi dire de respect le même poète nous montre, du haut des vieilles tours de Saint-Malo,

Cartier et ses vaisseaux s'enfonçant dans la brume,

puis, marchant toujours vers sa providentielle destinée, aborder enfin ces rives mystérieuses et désertes où

Nul bruit ne vient troubler le lugubre silence

Qui, comme un dieu jaloux, pèse de tout son poids

Sur cette immensité farouche des grands bois.

Note 123: (retour) Légende d'un peuple, p. 34.

Mais ce charme magique, Cartier l'a rompu; cette terre déserte sur laquelle il débarque, c'est celle que Dieu a réservée au peuple canadien: elle est prête, il peut venir, et c'est lui qui va fonder

«Sur ces rives par Dieu lui-même fécondées

Un nouvel univers aux nouvelles idées.»

. . . . . . . Donc, gloire à toi Cartier,

Gloire à vous, ses vaillants compagnons, groupe altier

De fiers Bretons taillés dans le bronze et le chêne!

Vous fûtes les premiers de cette longue chaîne

D'immortels découvreurs, de héros canadiens

Qui, de l'honneur français inflexibles gardiens,

Sur ce vaste hémisphère où l'avenir se fonde,

Ont reculé si loin les frontières du monde!

Après le précurseur Cartier, le fondateur Champlain: nouveau héros, nouveaux panégyriques. Quel patriotique lyrisme anime encore l'abbé Casgrain en nous présentant à son tour cette grande figure: «Quand, aux heures de solitude, dit-il, dans le silence et le recueillement de l'âme, nous remontons vers le passé, et que, saisis d'une religieuse émotion, nous pénétrons dans le temple de notre histoire, parmi tous ces héros dont les robustes épaules soutiennent les colonnes de l'édifice, nul mieux que Champlain ne porte sur un visage plus noble de plus majestueuses pensées. Type et modèle de tous ces héros qu'un même honneur assemble, il occupe le rang suprême près de l'autel de la patrie124

La légende elle-même et le merveilleux se mêlent aux origines de la nation canadienne.

La France ancienne a ses héroïnes tout entourées d'auréoles et de religieuse poésie; les Canadiens, eux aussi, veulent pour leur pays des saintes et des héroïnes: «Parfois, aux jours suprêmes, dit encore Casgrain, la femme apparaît au premier rang pour le salut des peuples. Élue de Dieu, dans le palais ou sous le chaume, elle portera le bandeau royal ou la houlette et s'appellera sainte Hélène, Geneviève de Paris, Clotilde, Blanche de Castille ou Jeanne d'Arc. Autour du berceau du peuple canadien, un cercle de vierges la saluera avec Bossuet du nom de Thérèse de la Nouvelle-France125

Note 124: (retour) Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, t. I, p. 30.
Note 125: (retour) Loc. cit., p. 70.

Thérèse de la Nouvelle-France, c'est la fondatrice des Ursulines de Québec, la Mère Marie de l'Incarnation, dont l'abbé Casgrain a écrit la touchante et captivante histoire. Plein d'amour et de respect pour un sujet qui touche à la fois ses sentiments religieux de prêtre et ses sentiments patriotiques de Canadien, voyez avec quelle finesse de pinceau, avec quelle délicatesse de touche il peint le berceau de son héroïne! «Il existe, dit-il, au centre de la France, une contrée charmante entre toutes celles qui l'environnent, et dont le nom seul réveille d'agréables souvenirs. Le doux pays de la Touraine, qui fut le berceau de plusieurs familles de la Nouvelle-France, a de tout temps été célèbre par la fertilité de ses vastes prairies, la richesse de ses vignobles, la douceur de son climat et l'aménité de ses habitants. Arrosées par l'un des plus beaux fleuves de la France, ses campagnes sont émaillées de riants bocages et de villages pittoresques qui s'élèvent au fond des vallées ou couronnent les collines, dont les courbes harmonieuses se prolongeant au loin jusqu'à l'horizon, encadrent tout le paysage dans cadre de gracieuses ondulations.

«Les grands seigneurs du royaume, attirés par la beauté du pays, aimèrent de tout temps à y fixer leur séjour, et l'on voit encore aujourd'hui surgir, du sein des massifs de verdure, les tourelles élancées de leurs antiques châteaux. Longtemps aussi les rois de France tinrent leur cour dans la capitale de cette province qui a été nommée le jardin de la France et le plaisir des rois126

Note 126: (retour) Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, p. 102.

Un tel paysage n'était-il pas seul digne d'encadrer la naissance de l'héroïne religieuse du Canada?

Nous avons parlé déjà des missionnaires martyrs du dix-septième siècle, les Jogues, les Brébeuf, les Lallemand, auxquels les Canadiens ont voué un véritable culte, et dont ils inscrivent avec orgueil les noms à côté de ceux de leurs grands administrateurs et de leurs grands capitaines. Tels sont leurs souvenirs religieux et sacrés.

De gloires militaires ils ne manquent pas non plus. Sol généreux que le sol canadien, deux générations à peine l'avaient foulé qu'il produisait déjà des héros! N'est-ce pas une véritable odyssée que l'histoire de ces sept frères, les Le Moyne, tous nés à Montréal, tous marins, et qui tous se distinguèrent dans les guerres navales de la fin du dix-septième siècle? Tous les sept: Le Moyne de Sainte-Hélène, Le Moyne de Maricourt, Le Moyne de Longueil, Le Moyne de Serigny, Le Moyne de Châteauguay, Le Moyne de Bienville, Le Moyne d'Iberville, au nord, au sud, à l'orient et à l'occident, combattent à la fois les Anglais. Mais entre ces sept noms, il en est un qui brille d'un éclat capable d'effacer à lui seul tous les autres, c'est celui d'Iberville.

Dans les glaces de la mer d'Hudson comme sous le soleil brûlant du golfe du Mexique, à Terre-Neuve comme aux Antilles, partout, durant les guerres de la Ligue d'Augsbourg et celle de la succession d'Espagne, d'Iberville fait connaître aux Anglais la vigueur de son bras et la valeur de son sang canadien. Toujours vainqueur des éléments et des hommes, c'est lui qui pouvait écrire au ministre de la marine après plusieurs campagnes dans les mers de l'extrême Nord: «Je suis las, Monseigneur, de conquérir la baie d'Hudson!»

«Si ses campagnes prodigieuses par leurs résultats, obtenus avec les plus faibles moyens matériels, avaient eu l'Europe pour témoin, et non les mers sans retentissement des voisinages du pôle, il eût eu, de son vivant et après sa mort, un nom aussi célèbre que ceux des Jean-Bart, des Duguay-Trouin et des Tourville, et fût, sans aucun doute, parvenu aux plus hauts grades et aux plus grands commandements dans la marine127

Note 127: (retour) Léon Guérin, Histoire de la marine. (Citée par Garneau, t. II, p. 15.)

Canadien, d'Iberville l'est autant par le théâtre de ses exploits que par sa naissance; il ne quitte pas les mers d'Amérique bien qu'il n'en touche guère la terre. Pas une heure de repos dans sa vie: toujours embarqué, toujours en guerre, toujours vainqueur. En 1693, entre deux campagnes, il prend pourtant le temps de descendre à Québec et d'y épouser la fille d'un vieil officier du régiment de Carignan, Marie-Thérèse Lacombe de Lapocatière, puis se rembarque aussitôt avec sa femme, et leur premier-né vient au monde à bord dans les eaux de Terre-Neuve!

Aventures, combats, canonnades, naufrages, amour, mariage, tout cela se mêle et se heurte dans la vie de d'Iberville. Quel plus beau héros de contes et de légendes populaires? Aussi les soirs d'hiver, quand les portes sont closes, que le vent souffle et que le feu pétille, est-ce son histoire que content, à leurs petits-enfants attentifs, les aïeuls à la voix tremblotante dans les frileuses maisons canadiennes.

D'Iberville mourut à la Havane en 1706, durant une campagne. De ses six frères, deux furent tués à l'ennemi: Le Moyne de Sainte-Hélène au siège de Québec en 1690, et Le Moyne de Châteauguay à la baie d'Hudson en 1694. Un autre d'entre eux, Le Moyne de Bienville, est, presque à l'égal de d'Iberville, célèbre parmi les marins français, comme fondateur de la Nouvelle-Orléans et premier gouverneur de la Louisiane.

Cette famille qui donna tant de héros au Canada128 n'est pas éteinte, elle est représentée aujourd'hui à Québec par M. J.-M. Le Moyne, écrivain de talent, qui a enrichi la littérature canadienne de plusieurs ouvrages intéressants.

Note 128: (retour) Charles Le Moyne de Longueil, père des sept héros, fut anobli en 1667 sur la demande de l'intendant Talon, en même temps que trois autres habitants de la colonie: MM. Godefroy, Denis et Amiot.

Les exemples, d'ailleurs, qu'elle a donnés n'ont pas été sans imitateurs; d'autres familles aussi nombreuses ont rivalisé avec celle-là, et par l'importance des services qu'elles ont rendus à leur patrie, et par le nombre même des héros qu'elles ont produits. Le dix-huitième siècle a vu l'incroyable odyssée de Varennes de La Vérandrye, qui, avec ses fils et ses neveux, parcourt pendant sept ans les régions alors inconnues du centre de l'Amérique, au nord des Grands Lacs, et découvre enfin vers l'ouest la grande chaîne des Montagnes Rocheuses.

Tous ces noms, depuis les Jacques Cartier jusqu'aux d'Iberville et aux La Vérandrye, appartiennent à l'histoire de France en même temps qu'à celle du Canada. Mais la séparation des deux pays n'a pas interrompu, au delà de l'Atlantique, la chaîne des traditions canadiennes, ni tari la source des héroïsmes. Que de noms glorieux encore dans les nouvelles annales! Ce sont d'abord les miliciens de 1812, ces 600 Canadiens qui, sous les ordres du colonel de Salaberry, défendent, contre l'invasion d'une armée de 3,000 Américains, le défilé de Châteauguay,--les Thermopyles canadiennes!--conquérant ainsi le double orgueil d'une victoire brillante contre un ennemi redoutable, remportée pour sauver le drapeau compromis de leurs fiers conquérants britanniques. Quelle chevaleresque revanche de la défaite de Montcalm dans les plaines d'Abraham! Le poète canadien peut aujourd'hui s'écrier:

Maintenant, sur nos murs, quand un geste ironique

Nous montre, à nous Français, l'étendard britannique

Que le sang de Wolfe y scella,

Nous pouvons, et cela suffit pour vous confondre,

Indiquer cette date, ô railleurs, et répondre:

«Sans nous, il ne serait plus là129

Note 129: (retour) Fréchette, la Légende d'un peuple.

A côté des héros militaires, les martyrs politiques. L'insurrection de 1837-1838 crée de nouveaux souvenirs, fait surgir de nouveaux noms. C'est Chénier, l'un des chefs du mouvement, qui, au combat de Saint-Eustache, le 14 décembre 1837, interpellé par quelques-uns de ses hommes qui se plaignaient de n'avoir pas d'armes, répond par cette parole digne de l'antiquité: «Attendez le combat, vous aurez celles des morts130», et qui, après une défense héroïque, mais sans espoir, tombe percé de balles avec la plupart de ses compagnons.

Après la sanglante répression opérée par les troupes anglaises contre ces quelques poignées de braves, après les incendies, après les massacres, l'échafaud se dresse à Montréal et, du 23 décembre 1838 au 15 février 1839, voit se succéder douze victimes131.

. . . . . . . Mais cet échafaud-là

N'était pas un gibet, c'était un piédestal132.

Note 130: (retour) Garneau, t. IV, p. CCV et L.-O. David, les Patriotes de 1837.
Note 131: (retour) Douze Canadiens furent exécutés en 1838 et 1839:

Le 23 décembre 1838: Joseph Cardinne et Joseph Duquet;

Le 18 janvier 1839: Decoigne, Robert, deux frères Sanguinet et Hamelin;

15 février: Hindelang (Français), Narbonne, Nicolas, Donais et Chevalier de Lorimier.

Note 132: (retour) Légende d'un peuple.

Le sang répandu devait, en effet, devenir pour le peuple canadien une source de souvenirs patriotiques et une semence féconde de liberté.

L'une des victimes, Marie-Thomas Chevalier de Lorimier, la veille même de son exécution, avec le calme et la foi d'un martyr, se réjouissait, dans une sorte de testament politique, de donner bientôt sa vie à une si belle cause, et de verser son sang pour «arroser l'arbre de liberté sur lequel flottera un jour le drapeau de l'indépendance canadienne133».

Note 133: (retour) L.-O. David, les Patriotes de 1837-1838, p. 252.

Rien n'égale l'attachement et la fierté des Canadiens pour tous ces souvenirs, anciens ou nouveaux, militaires, religieux ou civils. Partout, dans les salons des villes comme dans la primitive demeure de l'habitant défricheur ou dans le chantier des bûcherons au sein de la forêt, vous en entendez le récit, fait avec la même foi, le même respect et le même enthousiasme. Les historiens, les romanciers, les poètes prennent soin eux-mêmes de raviver par leurs écrits la mémoire de tant de hauts faits.

Pour que les générations futures elles-mêmes ne puissent oublier ni ces grands hommes, ni leurs actions, les Canadiens ont érigé des monuments à leur mémoire. Peuple tout jeune, ils veulent avoir, comme les vieilles nations, des panthéons pour leurs gloires nationales: navigateurs, missionnaires, guerriers, administrateurs, tous ont été célébrés par le marbre ou par le bronze.

En face de Québec, au confluent de la petite rivière Saint-Charles dans le Saint-Laurent, à l'endroit même où Jacques Cartier passa l'hiver de 1535 à 1536, s'élève le monument que les habitants de la ville ont, en 1889, érigé au découvreur du Canada. A Montréal, le fondateur de la ville, M. de Maisonneuve, a lui aussi, depuis cette année, un monument auquel a contribué par une souscription le gouvernement français: «La France, disait à cette occasion l'un des orateurs qui prirent la parole lors de l'inauguration, la France s'est souvenue, les Canadiens n'ont jamais oublié134

Sur le plateau qui domine Québec, nommé par les habitants les plaines d'Abraham135 et sur lequel, par deux fois, le sort du Canada s'est joué par les armes, un monument encore rappelle la dernière victoire gagnée par les Français sur le sol canadien, sous les ordres du chevalier de Lévis, le 28 avril 1760.

Note 134: (retour) Discours de M. le juge Pagnuelo. (Patrie, 9 septembre 1893.)
Note 135: (retour) Ainsi nommées parce que ces terrains furent, dans les premiers temps de la colonie, concédés à un sieur Abraham Martin, dit l'Écossais, pilote. (Le Moyne, Monographies et esquisses, p. 120.)

Nous avons parlé déjà, et tout le monde a lu quelque description de la pyramide élevée sur la terrasse de Québec à la mémoire de Montcalm et de Wolfe, et connaît l'inscription célèbre qui rappelle leur mort glorieuse, l'un dans la défaite, l'autre dans la victoire:

«Mortem virtus, communem famam historia, monumentum posteritas dedit.»

Salaberry, le héros de Châteauguay, a, lui aussi, dans le lieu qui fut sa résidence et qui reste sa sépulture, une statue, due au ciseau d'un sculpteur canadien, connu à Paris, où ses œuvres ont figuré avec honneur au Salon annuel et aux Expositions universelles, M. Hébert.

A ceux de leurs gouverneurs anglais eux-mêmes qui se sont montrés justes envers leur nationalité, la reconnaissance des Canadiens a voué des monuments, et parmi les œuvres de sculpture qui doivent orner la façade du Palais législatif à Québec, figurera la statue de lord Elgin, à côté de celles des Cartier, des Champlain, des Frontenac et des Montcalm. Lord Elgin est ce gouverneur aux larges vues et au cœur droit qui, en 1849, ne craignit pas de sanctionner le bill voté par l'Assemblée législative canadienne en faveur des victimes de l'insurrection de 1837, et qui, réparant ainsi une grande injustice, s'attira à la fois la reconnaissance des Canadiens et la haine farouche de la portion fanatique de la population anglaise.

Le sculpteur a pris soin de le représenter tenant dans la main gauche la copie du fameux bill, tandis que de la droite il semble s'apprêter à signer cet acte de réparation et de justice. La présence de cette figure de grand seigneur anglais parmi le groupe des héros français n'est-elle pas elle-même une preuve de l'attachement des Canadiens à leur nationalité, puisqu'elle témoigne de la reconnaissance qu'ils gardent à ceux qui savent la respecter?

Les victimes glorieuses de 1837 ont, elles aussi, un monument érigé en leur mémoire dans le cimetière de Montréal, et rappelant leurs noms, la date des combats livrés et celle de leur mort.

Presque tous ces monuments sont modestes par leurs proportions, mais ils sont grands par l'idée qui présida à leur érection.

Le Palais législatif de Québec répond d'ailleurs, par le développement de sa majestueuse façade, par sa superbe situation en terrasse dominant la ville, à la grandeur même du dessein suivant lequel il a été construit. Les statues qui ornent ses murs136, les inscriptions et les devises qui courent en lettres d'or sur ses lambris intérieurs en font comme un monumental résumé de l'histoire des Canadiens-Français, comme le vrai Panthéon de leurs gloires nationales137.

Note 136: (retour) Les niches disposées sur la façade du Palais législatif à Québec doivent contenir les statues suivantes (cette façade n'est pas encore entièrement terminée): Jacques Cartier, découvreur du Canada; Champlain, fondateur de Québec, 1608; Ch. de Maisonneuve, fondateur de Montréal (1642); Laviolette, fondateur de Trois-Rivières; Boucher, seigneur de Boucherville, un des premiers Canadiens lors de la fondation de la colonie; le P. de Brébeuf, missionnaire jésuite, martyr; le P. Nicolas Vieil, récollet, précipité par les sauvages dans le rapide nommé depuis le Sault au Récollet; Mgr de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec; Frontenac, Montcalm, le chevalier de Lévis (devenu plus tard le maréchal de Lévis). Enfin, au dix-neuvième siècle, Salaberry et lord Elgin.

Lord Elgin est d'une famille normande; son nom est James Bruce, comte d'Elgin, de Kinkardine et de Torrey, il compte des rois d'Écosse parmi ses ancêtres; de là sa devise: Fuimus.

Note 137: (retour) La construction du Parlement est due au talent d'architecte de M. Taché.


CHAPITRE XXII

LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA.

Le sculpteur et l'architecte ne sont pas les seuls à célébrer les gloires canadiennes, les prosateurs et les poètes, d'une façon bien plus active et bien plus efficace, alimentent, par l'histoire, le roman ou les chants lyriques, la flamme sacrée du patriotisme. Nous dirons plus loin leur grande tâche et leurs succès. Mais avant de parler de la littérature française au Canada, il est intéressant de dire un mot de la langue française elle-même, des assauts que les Anglais lui ont fait subir depuis la conquête et de l'inutilité absolue de ces attaques.

Les conquérants avaient cru tout d'abord imposer facilement leur langue à leurs nouveaux sujets. Ils en doutaient si peu, que le général Murray, à peine installé à Montréal, désorganisa les tribunaux français, et fit rendre la justice suivant les lois anglaises, par des commissions militaires prises parmi ses officiers. Les Canadiens refusèrent de s'en remettre à ces «juges éperonnés» (comme les appelle Garneau), et soumirent tous leurs différends à leurs curés et aux notables de leurs villages. Cette organisation militaire de la justice ne dura que pendant la période de guerre, de la capitulation de Montréal jusqu'à la paix. Dès que le traité de Paris eut, d'une façon définitive, transféré le Canada aux Anglais, ceux-ci, déjà mieux instruits des dispositions des habitants par une occupation de quatre années, comprirent l'inutilité de leurs efforts pour imposer tout d'un coup la langue anglaise aux populations. De nouveaux tribunaux furent créés, devant lesquels les deux langues furent également admises.

Si, renonçant à la violence pour l'imposer, les Anglais comptaient sur le temps pour faire accepter la langue anglaise aux Canadiens, ils se trompaient encore; les canadiens demeurèrent strictement fidèles à leur langue maternelle, et surent bientôt conquérir pour elle, non plus seulement la tolérance de leurs vainqueurs, mais un véritable droit de cité qui la mit sur un pied d'égalité parfaite avec la langue anglaise elle-même.

L'acte de 1774, arraché au gouvernement anglais par des nécessités politiques, et par l'obligation où il était réduit de s'assurer de la fidélité des Canadiens contre l'hostilité croissante de tous les autres colons d'Amérique, déclara que la langue française serait désormais langue officielle à l'égal de l'anglais, et servirait, conjointement avec lui, à la promulgation des lois et des règlements.

Ce privilège lui demeura jusqu'en 1840. L'acte d'Union qui intervint alors et organisa au Canada une nouvelle constitution, entièrement combinée pour la répression et l'humiliation des Canadiens, en punition de leur révolte de 1837-38, enleva à la langue française son titre et ses prérogatives de langue officielle.

Une telle mesure, prise dans un pays presque entièrement français, méritait une protestation. Cette langue que la loi prétendait exiler de leur Parlement, les Canadiens l'y rétablirent de force. Dès la première séance, l'un de leurs députés, M. Lafontaine, invité par un de ses collègues anglais à s'exprimer en anglais, fit cette fière réponse: «Quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes, ne fût-ce que pour protester solennellement contre la cruelle injustice de cette partie de l'acte d'Union qui tend à proscrire la langue maternelle d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même138

Note 138: (retour) Voy. Turcotte, le Canada sous l'Union.

Une telle situation était tellement anormale; il était si contraire à la réalité des faits de proscrire une langue que tout le monde parlait, et de maintenir un règlement journellement violé, qu'un pareil état de choses ne pouvait se prolonger. En 1845, une proposition, votée par l'Assemblée législative canadienne, demanda au gouvernement métropolitain l'abolition de cette clause vexatoire de la constitution. Mesure réparatrice qui fut adoptée aussitôt, et en 1849, lord Elgin, ce gouverneur généreux auquel la reconnaissance des Canadiens a élevé une statue, put dire en ouvrant la session de 1849:

«Je suis fort heureux d'avoir à vous apprendre que, conformément au désir de la législature locale, le Parlement impérial a passé un acte révoquant la clause de l'acte d'Union qui imposait des restrictions à l'usage de la langue française139

Lord Elgin poussa la courtoisie jusqu'à prononcer lui-même le discours du trône en français, chose inouïe dans les fastes parlementaires canadiennes. La langue française avait dès lors repris la place officielle qui lui était due dans une province toute française, et jamais on n'a plus songé à la lui ravir.

Depuis que la constitution fédérale de 1867 a donné aux provinces une sorte d'autonomie, la langue française est à peu près seule en usage dans l'Assemblée législative provinciale de Québec, bien que l'anglais n'en soit pas proscrit et partage avec elle le titre de langue officielle. Réciproquement, dans le Parlement fédéral, où la grande majorité est anglaise, le français est admis sur le même pied que l'anglais.

Tel est le résumé des luttes que la langue française eut à subir pour demeurer langue officielle du gouvernement et des lois. C'est sur ce terrain seul d'ailleurs qu'elle a pu être attaquée. S'en prendre à son existence même, essayer de la faire abandonner par le peuple, parut dès les premières années au vainqueur une chose tellement impossible qu'elle ne fut même pas tentée sérieusement. A peine, en 1799, l'évêque protestant demanda-t-il l'établissement, dans les villes et dans les principaux villages, de maîtres d'école chargés d'enseigner gratuitement la langue anglaise aux Canadiens-Français. Cet essai n'eut aucun succès: «Les Canadiens, dit M. Garneau, sortaient d'une nation trop fière et trop vaillante pour consentir jamais à abandonner la langue de leurs aïeux», et cette organisation scolaire anglaise, connue sous le nom d'Institution royale, qui subsista assez longtemps, mais toujours en végétant d'une façon chétive, n'avait, en 1834, de l'aveu de tous, donné que des résultats négatifs; elle n'avait à cette époque que 22 écoles, fréquentées par un millier d'élèves, tandis que les écoles paroissiales françaises étaient au nombre de 1,321, avec plus de 36,000 élèves140!

Note 140: (retour) Chauveau, Instruction publique au Canada, p. 68. Québec, 1 vol. in-8º.

L'Institution royale a disparu, mais des lois scolaires marquées au coin d'un remarquable libéralisme ont,--tout en assurant l'instruction de la masse du peuple selon sa langue maternelle et sa religion,--réservé et protégé les droits des minorités dissidentes. La première remonte à 1841, mais elle a plusieurs fois été remaniée depuis, et celle qui régit aujourd'hui la province de Québec fut votée en 1867, après l'organisation des provinces en union fédérale.

Il serait difficile d'imaginer quelque chose de plus ingénieux et de plus libéral, et l'on peut dire que la loi scolaire de Québec résout le difficile problème de contenter, comme dit le fabuliste, «tout le monde et son père»; chose difficile en toute circonstance, mais tout particulièrement ardue quand il s'agit de mettre d'accord sur des questions d'instruction, et de réunir sous une législation commune des populations catholiques et des populations protestantes.

Au point de vue scolaire, la commune canadienne--qui à tout autre point de vue jouit déjà d'une très large autonomie--est absolument omnipotente. C'est elle seule qui nomme et révoque les maîtres, les paye, leur fournit et le logement et le local de l'école, entretient ses bâtiments, et qui, pour subvenir à ces dépenses, vote des taxes spéciales et les perçoit.

Ces fonctions et ces droits n'appartiennent pas, toutefois, aux conseils municipaux. Elles sont dévolues, dans chaque commune, à un conseil de commissaires d'écoles spécialement nommés à cet effet par les électeurs communaux.

Le seul contrôle exercé par le surintendant de l'instruction publique, et le Conseil de l'instruction publique, siégeant à Québec, consiste dans l'admission des livres employés à l'instruction et la constatation de la capacité des maîtres.

Tels sont les droits assurés aux majorités dans chaque commune. Les minorités elles-mêmes n'y sont pas moins favorisées, et je tiens à citer ici le texte même de la loi: «Dans les municipalités où les règlements des commissaires d'écoles ne conviennent pas à un nombre quelconque de propriétaires ou contribuables professant une croyance religieuse différente de celle de la majorité des habitants, ces propriétaires ou contribuables peuvent signifier par écrit, au président des commissaires d'écoles, leur intention d'avoir des écoles séparées.»

Cette simple déclaration les dispense du payement des taxes imposées par les commissaires d'écoles, mais les met en même temps dans l'obligation d'ouvrir eux-mêmes une école, et de nommer des syndics, qui rempliront envers eux les fonctions que les commissaires d'écoles exercent envers les représentants de la majorité.

Une loi fort peu différente de celle-ci est en vigueur dans la province anglaise d'Ontario, et là, les dispositions qu'elle contient en faveur des minorités protègent des Canadiens-Français et des catholiques, tandis que dans la province de Québec elles protègent les Anglais protestants.

Sous une loi identique, les résultats pratiques sont bien différents dans chacune des deux provinces; car, si, malgré la large tolérance, on pourrait presque dire les encouragements qui leur sont accordés, les écoles anglaises ne se multiplient pas dans Québec, mais restent stationnaires ou diminuent, en revanche les écoles françaises deviennent de plus en plus nombreuses dans Ontario, en dépit des entraves qu'on s'efforce d'apporter à la juste application de la loi, et des protestations des plus fanatiques ennemis des Canadiens, contre ce «système d'écoles qui tend à rendre une partie d'Ontario aussi française que Québec».

D'après un tableau publié par M. de Laveleye en 1872141, les résultats du système scolaire canadien, au point de vue de l'instruction, seraient merveilleux. Les écoles primaires du Haut-Canada auraient compris alors un élève par quatre habitants, celles du Bas-Canada, un élève par six habitants, tandis qu'elles n'auraient eu qu'un élève par neuf habitants en France (1864), par treize habitants en Angleterre (1870), par dix-neuf en Italie, et par cent seize en Russie.

Note 141: (retour) E. de Laveleye, l'Instruction du peuple. (Cité par Chauveau, Instruction publique au Canada.)

L'instruction secondaire, donnée en français, est largement répandue dans la province de Québec. Elle possède un grand nombre de collèges et d'écoles supérieures, presque tous dirigés par des ecclésiastiques et subventionnés par l'État, à condition de se conformer à certaines prescriptions de la loi.

Pour l'instruction supérieure, les Canadiens ont une Université, comprenant les quatre facultés: de théologie, de droit, de médecine et des arts (lettres et sciences), c'est l'Université Laval, fondée en 1852, institution privée, mais subventionnée pourtant par la province de Québec et qui, lors de sa fondation, a reçu une charte d'approbation de la reine Victoria.

L'Université Laval, qui a pris le nom d'un illustre prélat du Canada au dix-septième siècle, Mgr de Montmorency-Laval, est une institution toute française; tous les cours s'y font en français et tous les professeurs sont Français. Elle possède une bibliothèque de plus de 100,000 volumes, une des plus belles de l'Amérique, et l'on peut dire que l'Université Laval est le flambeau de l'instruction supérieure pour tous les Canadiens-Français, non seulement de la province de Québec, mais du continent entier.

Telles sont, depuis la modeste école jusqu'à la savante université, les institutions qui contribuent au maintien et à la propagation de notre langue; voyons quels résultats ont été obtenus et quel est actuellement l'état de la langue française au Canada.

Disons d'abord que dans la province française, pas un des descendants des 70,000 Français demeurés en 1763 n'a abandonné sa langue maternelle pour adopter celle du vainqueur. Le contraire s'est produit quelquefois, et l'on a vu, paraît-il, des descendants d'Écossais, placés au milieu des Canadiens, oubliant, après plusieurs générations, et leur langue et leur filiation, se croire, de très bonne foi, de pure race française142.

Note 142: (retour) Voir sir Charles Dilke, Problems of greater Britain.

Il est vrai, et des touristes français ont pu s'en affliger, que même à Québec, ville la plus française de toute l'Amérique, on n'est pas sans trouver un certain nombre d'affiches anglaises et de noms anglais. Pour nous rassurer, levons les yeux dans Paris. Les affiches et les noms anglais ne s'étalent-ils pas sur les devantures même des magasins de notre capitale? les Parisiens sont-ils pour cela devenus des Anglais?

Si les détracteurs des Canadiens les accusent à tort d'abandonner la langue française, des admirateurs trop enthousiastes ont, par contre, proclamé qu'ils avaient conservé la langue du dix-septième siècle, qu'ils parlent aujourd'hui la langue de Bossuet et de Pascal!

La langue de Bossuet, c'est bien ambitieux! Bossuet seul la parla de son temps; on ne l'entendait guère, même alors, dans les campagnes. La vérité est que la langue populaire canadienne diffère fort peu de la langue populaire en France, et que l'une et l'autre ne sont pas sensiblement différentes de la langue populaire du dix-septième siècle; ce qui a changé depuis deux siècles, c'est la langue littéraire et scientifique, non la langue courante et celle du peuple.

La distance et le temps ont bien amené, entre le langage des Français et celui des Canadiens, quelques petites différences de prononciation ou d'expressions, mais elles ne vont pas au delà de celles que nous pouvons constater, en France même, entre nos différentes provinces.

Venus pour la plupart des contrées riveraines de l'Océan, les Canadiens ont conservé un certain nombre de termes de marine auxquels ils ont appliqué une signification générale; ce n'est pas un des traits les moins piquants de leur langage. On vous montrera par exemple, dans les rues de Québec, un cocher qui amarre son cheval, ou fait virer sa voiture. Il grée son attelage au lieu de le harnacher, et se grée lui-même le dimanche de son plus beau butin!

Toutes ces expressions locales--je pourrais en citer cent--rappellent l'origine normande, bretonne ou saintongeaise des Canadiens, et réjouissent les oreilles françaises bien plus qu'elles ne les choquent. Elles sont assez nombreuses pour donner à la langue un cachet tout spécial, sans jamais l'être assez pour la rendre absolument incompréhensible, comme elle le devient quelquefois en certains coins de France dans la bouche du paysan français.

D'une façon générale, on peut dire que la langue populaire des Canadiens est infiniment meilleure et plus correcte que la langue populaire en France. Je visitais un jour un village canadien, éloigné et de création nouvelle. La population, assez mélangée, comprenait, avec une grande majorité de Canadiens, quelques Anglais, deux ou trois Indiens demeurés là, je ne sais trop pourquoi, et un petit nombre d'émigrants français venus de France. L'école du village comprenait des enfants de chacune de ces nationalités. L'une des élèves, fille de l'aubergiste canadien chez qui j'étais logé, me disait avec une sorte de fierté: «Dans notre école, on parle quatre langues: le français, l'anglais, le sauvage, et le français des petites filles françaises!» Et je puis affirmer que le français des Français venus de France, un patois de je ne sais quelle province, ne valait pas le français des Canadiens.

Si du langage du peuple nous passons à la langue littéraire ou savante, parlée ou écrite, l'appréciation ne peut plus être la même. Si l'une a conservé intact le pur cachet de son origine, l'autre s'est un peu laissé pénétrer et envahir par quelques tournures et quelques expressions anglaises. Rien d'étonnant ni de bien blâmable à cela.

Pas plus au Canada qu'en France, le langage populaire n'a eu à s'enrichir de termes nouveaux. Le cercle dans lequel se meut l'activité du paysan n'a guère changé: la terre est toujours la même, fournit toujours les mêmes récoltes, obtenues dans les mêmes saisons, par des procédés peu différents de ce qu'ils étaient autrefois. Pour exprimer les mêmes choses, la langue est restée identique.

Mais quelle différence, quand, du domaine de la vie matérielle, on passe dans celui de la science! que de changements, que de progrès, que de bouleversements d'idées depuis deux siècles! Pour exprimer tant d'idées nouvelles inconnues de nos pères, un vocabulaire nouveau a dû se former, le génie de la langue littéraire et savante s'est modifié de fond en comble; sous la plume de nos écrivains contemporains, elle est devenue un instrument nouveau, entièrement différent de celui dont se servirent leurs aînés du dix-septième et du dix-huitième siècle.

Or, tout ce bouillonnement d'idées, toute cette fermentation de connaissances nouvelles, tout cela est arrivé aux Canadiens, non pas par nous, séparés d'eux depuis près de deux siècles, mais par le canal des publications et de l'enseignement anglais. Quoi d'étonnant à ce que ce passage, comme à travers un crible étranger, ait laissé à leur langue scientifique et littéraire une certaine saveur britannique, et qu'on y rencontre aujourd'hui quelques expressions et quelques tournures anglaises!

Le langage judiciaire, surtout, a été particulièrement envahi par l'anglicisme. Un Canadien de beaucoup d'esprit, M. Buies, qui, sous le titre: «Anglicismes et Canadianismes», a écrit une série d'articles pour signaler le danger de laisser ainsi envahir la langue française par des expressions, et surtout par des tours de phrase contraires à son génie, a lancé cet anathème contre le langage bizarre que se sont forgé, à l'aide de mots anglais, les hommes de loi canadiens: «Il est impossible, dit-il, de comprendre quelque chose à la plupart de nos textes de lois, de nos bills et de nos documents parlementaires.»

La rédaction et les termes en sont en effet totalement différents de ceux auxquels nous sommes habitués en France. Oserions nous en faire un reproche à nos compatriotes d'Amérique? Leur réponse serait trop facile:--Qui nous a appris à faire nos lois? pourraient-ils répondre; est-ce vous? Alors que nous vivions sous le même sceptre, vous ne saviez pas vous-même faire les vôtres! Ceux qui nous l'ont appris, ce sont les Anglais; instruits par eux, quoi d'étonnant à ce que nous ayons retenu certaines des formules de leur procédure législative et parlementaire?

L'auteur d'un très remarquable travail sur la constitution canadienne, travail très précis et très clair quant au fond, très châtié et très pur quant au style, M. Mignault, prévient lui-même dans sa préface le lecteur français de la nécessité où il est contraint, par son sujet même, d'employer certaines tournures, certaines expressions anglaises:

«Il n'y a pas jusqu'à la langue, dit-il, qui n'éprouve des difficultés réelles à traiter une science qui est presque exclusivement anglaise, et le lecteur devra nous pardonner des expressions comme aviseur, originer, et tant d'autres qui ont presque acquis le droit de cité dans le langage parlementaire et qui se sont glissées sous notre plume143

Note 143: (retour) Mignault, Manuel de droit parlementaire. Montréal, 1887, in-12.

Pour les mêmes motifs, cette incorrection et cette obscurité ont envahi le barreau, et voici le jugement, beaucoup trop sévère, je crois, porté sur lui,--d'une façon plaisante qui en fait passer l'exagération,--par M. Buies, dans les articles cités plus haut: «Dût le barreau tout entier se ruer sur moi, je dirai qu'en général nos avocats ne parlent ni l'anglais ni le français, mais un jargon coriace qu'on ne peut comprendre que parce qu'on y est habitué, et parce que l'on sait mieux ce qu'ils veulent dire que ce qu'ils disent.»

C'est là une grande sévérité pour quelques expressions anglaises échappées dans le feu d'une plaidoirie, mais l'amour de la langue française anime M. Buies, et certes, ce n'est pas à nous à l'en blâmer.

Dans la presse aussi, on relève quelquefois,--non pas dans les articles de fond, confiés la plupart du temps à d'habiles rédacteurs, mais dans les informations et les faits divers, laissés aux débutants,--des expressions singulières, et des traductions assez bizarres des articles anglais. Les méprises de ces jeunes traducteurs sont parfois amusantes, et leurs confrères se plaisent à les relever d'une façon quelque peu malicieuse. L'un a traduit les mots: spring carriage (voiture suspendue), par: voiture de printemps. Un autre annonce que l'Angleterre a envoyé un homme de guerre (man of war, vaisseau de ligne) en Extrême-Orient; un troisième, que les Banques de la Seine (banks, les rives) sont inondées par la crue du fleuve! On a trouvé mieux encore. La traduction d'une dépêche d'Ottawa, du 21 août 1890, qui fit le tour de la presse canadienne, annonçait que le général Middleton, l'ancien commandant en chef de l'expédition du Nord-Ouest, alors traduit devant une commission d'enquête pour avoir rapporté de sa campagne beaucoup trop de fourrures et pas assez de gloire, se déclarait prêt, s'il était poursuivi, à rendre témoignage sur certains faits qui devaient jeter, disait la dépêche «beaucoup de lumière sur divers incidents relatifs à M. William Outbreack...». Ce M. W. Outbreack n'était autre que la traduction des mots: N. W. Outbreack, North-West Outbreack, les troubles du Nord-Ouest144!

Note 144: (retour) La Patrie, 7 août 1890.

De toutes ces singularités relevées dans les journaux, M. Buies conclut que le dictionnaire ne devrait pas être le seul guide des traducteurs. Il conseille, très-judiciairement, aux journalistes canadiens, de moins emprunter aux feuilles anglaises, et, lorsque la traduction d'un article important est nécessaire, d'en confier le soin à des hommes également versés dans le maniement des deux langues, plutôt que de le laisser à des jeunes gens sans expérience.

Il serait tout à fait faux et tout à fait injuste de tirer des conclusions générales de quelques exemples plaisants choisis à titre de curiosité. La presse canadienne tout entière déploie, au contraire, un zèle remarquable pour le développement de notre langue; elle est représentée par une quantité considérable de journaux, et plusieurs d'entre ces grands organes, fort sérieux, fort bien informés et fort bien rédigés, ne le cèdent en rien à la plupart de nos journaux de France.

Tous les anglicismes, d'ailleurs, ne doivent pas être repoussés à priori; ce serait faire preuve d'un chauvinisme bien étroit et bien mal placé que de prétendre que notre langue est la seule parfaite et que les autres n'ont rien de bon à lui prêter. Ne peut-elle, au contraire, leur emprunter avec fruit, ne doit-elle pas le faire? Bien des mots anglais exprimant une idée très précise n'ont pas d'équivalent en français. Pourquoi nous étonner que les Canadiens les traduisent pour leur usage? pourquoi ne les traduirions-nous pas nous-mêmes?

Aucun mot français n'exprime le dravage des bois, expression que les Canadiens ont tirée du verbe anglais to drive, pour expliquer cette périlleuse descente des bois à travers les rapides de leurs rivières. Aucune expression française non plus n'équivaut à celle de maison de logues (log house)... maison construite de troncs d'arbres est une périphrase bien trop longue, et dans un pays où les habitations de la moitié de la population sont construites en logues, on comprend qu'un mot spécial soit au moins nécessaire pour les désigner.

On voit même par ces exemples que les Canadiens font mieux que nous, et que quand ils confèrent le droit de cité à un mot étranger, ils l'habillent au moins à la française.

Pour un grand nombre des inventions faites dans notre siècle: les machines, la vapeur, les chemins de fer, nous avons emprunté des termes aux Anglais, et avons adopté leurs mots tels quels, sans même changer leur orthographe, bizarre à nos yeux, nous contentant de les prononcer d'une façon incorrecte. Plus puristes et plus patriotes, les Canadiens ont voulu avoir leur mot propre, à eux appartenant, et ils ont traduit ce que nous avions adopté sans modification. Nous avons accepté rail et wagon, ils ont traduit lisse et char, et tandis que nous montons en chemin de fer, expression des plus bizarres quand on l'examine de près, eux, prennent les chars, ce qui est beaucoup plus logique.

Tout cela déroute un peu le Français qui débarque à Québec, mais ces expressions ne sont nullement, quant à la grammaire, ni des fautes ni des incorrections. Ce serait, de notre part, faire preuve d'une exigence bien insensée que de vouloir qu'un petit peuple, abandonné par nous avec si peu de regret, ne puisse faire aucun progrès qui ne soit calqué sur les nôtres et ne puisse adopter un mot sans l'avoir pris chez nous.

Applaudissons-nous, au contraire, des progrès qu'il peut, de son côté, faire faire à la langue française; profitons-en au besoin nous-mêmes et ne demandons qu'une chose à nos frères d'Amérique, c'est de n'adopter en bloc ni les mœurs anglaises, ni la langue anglaise, et de n'y prendre seulement que ce qu'ils peuvent y trouver d'indispensable à leur progrès littéraire, scientifique ou matériel.

Un écrivain canadien fait à ce sujet des observations fort justes, auxquelles on ne peut reprocher qu'une excessive modestie pour la littérature canadienne: «Nous ne sommes, dit-il, qu'une poignée de Français jetés dans les vastes contrées de l'Amérique et notre langue n'a plus la délicatesse et les beautés de celle de nos frères. Le devoir de nos écrivains est de bien apprendre cette langue superbe que trop d'hommes négligent imprudemment, afin de l'écrire dans sa pureté et de la transmettre, dans son intégrité, à nos descendants. Les lieux, le temps, les circonstances lui apporteront, sans doute, certaines modifications, mais le discernement et le goût de nos auteurs peuvent faire que ces modifications deviennent des charmes pour l'oreille et des richesses pour la pensée145

Note 145: (retour) Pamphile Lemay, Conférence sur la littérature canadienne et sur sa mission; Rapport du Congrès des Canadiens-Français, 1885.


CHAPITRE XXIII

LA LITTÉRATURE CANADIENNE, LES HISTORIENS.

L'idée nationale domine toute la littérature des Canadiens. Historiens, romanciers, poètes, tous s'unissent pour chanter les gloires religieuses, militaires ou civiques, de cette patrie qu'ils honorent et qu'ils chérissent, et l'on peut dire, sans exagération, qu'il n'est pas une de leurs œuvres, pas une de leurs pages, qui ne tende à la glorification et à l'apologie de la nation canadienne. Nous allons en donner la preuve par l'examen même des principaux de leurs ouvrages dans chacun des genres auxquels ils se sont adonnés.

Commençons par le genre historique, le plus grand, le plus élevé et le plus digne de servir comme d'imposant portique aux autres genres littéraires, qu'il domine de toute la hauteur de sa majestueuse beauté. En nul pays, le premier rang ne lui est contesté. Mais c'est au Canada surtout qu'il l'obtient sans partage. Là, l'histoire semble prendre un caractère presque sacré, tant est grand le respect avec lequel les historiens abordent les traditions, et les souvenirs de leur pays. «C'est avec une religieuse émotion, dit l'un d'eux, que nous pénétrons dans le temple de notre histoire146

Ainsi, l'histoire est un temple, l'historien presque un pontife!

Ils sont nombreux ceux qui se sont voués à cette belle tâche d'allumer chez les Canadiens, par le récit de leurs gloires, la flamme du patriotisme. Tout le monde connaît le nom de Garneau, l'auteur du monument le plus complet sur l'histoire canadienne, de cette œuvre dans laquelle, suivant l'expression d'un de ses biographes, «le frisson patriotique court dans toutes les pages147», Garneau, le correspondant,--on pourrait presque dire l'ami de Henri Martin,--car malgré la distance qui les séparait, et bien qu'ils ne se fussent jamais vus, ces deux hommes sympathisaient à travers l'Océan.

Note 146: (retour) Casgrain, Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, p. 30.
Note 147: (retour) Chauveau, Garneau, sa vie et ses œuvres.

L'apparition du livre de Garneau vers 1850 fut un événement, et l'on peut dire sans exagération qu'il jalonne une nouvelle période dans la vie de la nation canadienne. C'est depuis lors, peut-être, qu'elle a conscience de sa force et confiance dans ses destinées.

La grande idée qui a fait de Garneau un historien, est le désir de réhabiliter à leurs propres yeux les Canadiens ses compatriotes, «d'effacer ces injurieuses expressions de race conquise, de peuple vaincu», et de montrer que, «dans les conditions de la lutte, leur défaite avait été moralement l'équivalent d'une victoire148».

Note 148: (retour) Chauveau, Discours sur la tombe de Garneau, 17 septembre 1867.

Ces poignants souvenirs de la lutte, Garneau les avait eus sous les yeux: «Mon vieux grand-père, raconte-il, courbé par l'âge, assis sur la galerie de sa maison blanche, perchée au sommet de la butte qui domine la vieille église de Saint-Augustin, nous montrait, de sa main tremblante, le théâtre du combat naval de l'Atalante contre plusieurs vaisseaux anglais, combat dont il avait été témoin dans son enfance. Il aimait à raconter comment plusieurs de ses oncles avaient péri dans les luttes homériques de cette époque, et à nous rappeler le nom des lieux où s'étaient livrés une partie des glorieux combats restés dans ses souvenirs.»

Ces récits enflammaient le patriotisme de l'enfant, et plus tard, devenu un jeune homme et entré dans l'étude d'un notaire anglais, quand ses compagnons raillaient sa nationalité de vaincu, il leur répondait par ce vers de Milton.

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