La Nation canadienne: Étude Historique sur les Populations Françaises du Nord de L'Amérique
What though the field be lost? All is not lost!
«Qu'importe la perte d'un champ de bataille?
Tout n'est pas perdu!»
Il faut entendre conter par un autre écrivain canadien la genèse de la vocation de Garneau, pour mieux comprendre la portée de son œuvre: «C'est dans un élan d'enthousiasme patriotique, de fierté nationale blessée, qu'il a conçu la pensée de son livre, que sa vocation d'historien lui est apparue. Il traçait les premières pages de son histoire au lendemain des luttes sanglantes de 1837, au moment où l'oligarchie triomphante venait de consommer la grande inquité de l'Union des deux Canadas, et lorsque, par cet acte, elle croyait avoir mis le pied sur la gorge de la nationalité canadienne. La terre était encore fraîche sur la tombe des victimes de l'échafaud, et leur ombre sanglante se dressait sans cesse devant la pensée de l'historien, tandis que, du fond de leur exil lointain, les gémissements des Canadiens exilés venaient troubler le silence de ses veilles! L'horizon était sombre; l'avenir chargé d'orages; et quand il se penchait à sa fenêtre, il entendait le sourd grondement de cette immense marée montante de la race anglo-saxonne, qui menaçait de cerner et d'engloutir le jeune peuple dont il traçait l'histoire... Parfois il arrêtait sa plume et se demandait avec tristesse si cette histoire qu'il écrivait n'était pas une oraison funèbre!
«L'heure était solennelle pour remonter vers le passé, et le souvenir des dangers qui menaçaient la société canadienne prête un intérêt dramatique à ses récits. On y sent quelque chose de cette émotion du voyageur assailli par la tempête au milieu de l'Océan et qui, voyant le vaisseau en péril, trace quelques lignes d'adieu qu'il jette à la mer pour laisser après lui un souvenir!
«Au milieu des perplexités d'une telle situation, le patriotisme de l'écrivain s'enflammait, son regard inquiet scrutait l'avenir en interrogeant le passé, et y cherchait des armes et des moyens de défense contre les ennemis de la nationalité canadienne. Ainsi, l'Histoire du Canada n'est pas seulement un livre, c'est une forteresse où se livre une bataille--devenue une victoire sur plusieurs points--et dont l'issue définitive est le secret de l'avenir149.»
Le livre de Garneau fut en France comme une révélation. Avec quelle insouciante légèreté nos pères n'avaient-ils pas abandonné ces quelques arpents de neige dont se raillait Voltaire! avec quelle facilité n'avions-nous pas, nous-mêmes, oublié ces populations qui, elles, se souvenaient! Notre oubli tenait peut-être un peu du remords: en se souvenant on craignait d'être obligé de se repentir, et les Canadiens se rendent bien compte aujourd'hui des causes de notre long silence envers eux. «Avant l'histoire de Garneau, écrit l'un d'eux, les historiens français avaient laissé complètement dans l'ombre, ou du moins dans une obscurité relative, tout ce qui avait rapport au Canada, les uns parce qu'ils n'appréciaient point suffisamment la perte que la France avait faite; les autres, parce qu'ils s'en sentaient humiliés, ne tenant pas compte de la gloire qui rejaillissait sur la nation par la conduite héroïque de ses colons et de ses soldats, et ne voyant que les fautes de son gouvernement150.»
C'est au milieu de cet oubli général, volontaire ou non, que l'Histoire du Canada de Garneau nous arriva tout à coup en France, et fut bientôt connue de tous les lettrés. Elle nous révélait tout un peuple, un peuple français, patriote, armé pour la lutte, confiant dans son avenir. A cette apparition, les expressions de sympathie affluèrent de France, l'enthousiasme remplaça l'oubli; nos historiens commencèrent à faire mention des Canadiens, à louer leur persévérance, leur courage et leur foi. Dans sa grande Histoire de France, Henri Martin consacra une large place à leurs luttes, et c'est dans l'ouvrage de Garneau qu'il puisa tous les détails de son récit. Il termine ses citations par ces élogieuses paroles: «Nous ne quittons pas sans émotion cette Histoire du Canada, qui nous est arrivée d'un autre hémisphère comme un témoignage vivant des sentiments et des traditions conservés parmi les Français du Nouveau Monde, après un siècle de domination étrangère. Puisse le génie de notre race persister parmi nos frères du Canada dans leurs destinées futures, quels que doivent être leurs rapports avec la grande fédération anglo-américaine, et conserver une place en Amérique à l'élément français!» Et il écrivait encore plusieurs années après à M. Garneau: «J'avais été heureux, il y a quelques années, de trouver dans votre livre, non seulement des informations très importantes, mais la tradition vivante, le sentiment toujours présent de cette France d'outre-mer qui est toujours restée française de cœur, quoique séparée de la mère patrie par les destinées politiques. Je n'ai fait que m'acquitter d'un devoir en rendant justice à vos consciencieux travaux. Puissent ces échanges d'idées et de connaissances entre nos frères du Nouveau Monde et nous, se multiplier et contribuer à assurer la persistance de l'élément français en Amérique151!»
C'était un patient et un modeste que ce vaillant écrivain qui a si bien su raviver chez les Canadiens le feu de l'enthousiasme et du patriotisme. Né à Québec en 1809, il avait fait ses études au séminaire de cette ville. Après un voyage, accompli dans sa jeunesse, aux États-Unis et en Europe, il revint dans sa ville natale où il exerça les modestes fonctions de greffier de la municipalité et du Parlement. C'est dans les heures de loisirs que lui laissait l'exercice de cette charge qu'il écrivit son Histoire du Canada, cette grande épopée faite d'enthousiasme et de foi. «Cela, dit un de ses biographes, fut accompli aux dépens de ses veilles, sans nuire à de plus humbles travaux. Il y avait pour ainsi dire en lui deux hommes: celui qui s'était voué aux fonctions modestes, sérieuses et difficiles, nécessaires à l'existence de sa famille, et l'homme voué à la patrie, au culte des lettres, à la poésie et à l'histoire152.»
Un autre termine ainsi son éloge: «C'est lui qui le premier, à force de patriotisme, de dévouement, de travail, de patientes recherches, de veilles... est parvenu à venger l'honneur outragé de nos ancêtres, à relever nos fronts courbés par les désastres de la conquête, en un mot à nous révéler à nous-mêmes. Qui donc mieux que lui mériterait le titre glorieux que la voix unanime des Canadiens, ses contemporains, lui a décerné? L'avenir s'unira au présent pour le saluer du nom d'historien national153!»
L'exemple donné par Garneau n'a pas été vain. Il a suscité toute une légion d'historiens de talent et d'hommes de cœur qui continuent son œuvre avec vaillance et succès. Nous avons déjà cité plusieurs fois et tout le monde connaît les noms de l'abbé Casgrain, de Benjamin Sulte, de Faucher de Saint-Maurice, de l'abbé Ferland, etc.
A côté de l'histoire générale, d'autres écrivains se sont donné la tâche de décrire certaines périodes, d'éclairer certains coins particuliers de l'histoire du Canada. M. David a écrit l'histoire toute mêlée de larmes et de sang des patriotes de 1837. M. Turcotte nous a conté les luttes politiques des Canadiens et leurs succès sous la malheureuse constitution de 1840, par laquelle on avait voulu les étouffer. M. Tassé nous a conduits, avec les trappeurs et les défricheurs canadiens, à travers les plaines de l'ouest des États-Unis, et nous a conté les origines françaises de bien des villes de la grande République dont quelques-unes sont devenues puissantes aujourd'hui.
Ainsi le faisceau de l'histoire canadienne se complète peu à peu, et l'on peut dire que dès à présent il est déjà suffisamment fourni de documents intéressants, présentés d'une façon captivante, pour permettre au lecteur de se faire une idée exacte et complète des péripéties et des luttes qu'a dû traverser ce petit peuple issu de notre sang français.
Les détails historiques eux-mêmes, ces miettes de l'histoire qu'il est quelquefois si injuste de dédaigner, les Canadiens les recueillent pieusement, et veulent, à côté des noms illustres de leurs capitaines et de leurs guerriers, faire connaître celui de héros plus humbles, mais qui ne coopèrent pas d'une façon moins active à l'œuvre du développement et du progrès, les obscurs héros de la colonisation, les obstinés défricheurs de forêts, les courageux laboureurs de terre.
L'histoire n'embrasse que les grands sommets et néglige le sillon; elle chante les hauts faits des grands et se tait sur les humbles:
Elle donne des pleurs au général mourant,
Mais passe sans regrets, d'un pas indifférent,
Devant l'humble conscrit qui tombe!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils furent grands, pourtant, ces paysans hardis
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui, perçant la forêt l'arquebuse à la main,
Au progrès à venir ouvrirent le chemin,
Et ces hommes furent nos pères154!
Eh bien, cette œuvre de réparation envers les humbles ancêtres, elle est faite; c'est l'abbé Tanguay qui l'a accomplie, c'est lui qui a tiré ces noms du néant et réparé à demi «l'ingratitude de l'histoire».
Cet ouvrage de l'abbé Tanguay, fruit de patientes recherches dans les archives canadiennes et françaises, donne, sous forme de dictionnaire, le lieu d'origine et la descendance de toutes les familles de colons qui, de France, passèrent au Canada durant les dix-septième et dix-huitième siècles. Par là, tout Canadien peut connaître de quelle province, de quelle ville même sont venus ses ancêtres.
La pieuse attention avec laquelle ils conservent ou recherchent ces souvenirs de leur origine est un des traits les plus curieux, et non pas des moins touchants, de leur attachement à leur nationalité et à leur race.
Tous les Français qui ont voyagé au Canada ont pu faire cette remarque. M. Xavier Marmier, dans son intéressant ouvrage: Promenades en Amérique, mentionne avec éloge cet amour persistant des Canadiens pour les vieilles province françaises d'où sont venus leurs ascendants, et pour les arrière-cousins qu'ils y ont laissés. J'en ai pu, moi-même, voir de nombreux exemples, entre autres celui d'un habitant de Saint-Boniface dans la province de Manitoba. Il occupait là une modeste situation; son nom était Kérouac, et il était fort fier de rattacher sa filiation à une illustre famille bretonne. Bien que le nom différât un peu de celui-là, il attribuait le changement d'orthographe à des négligences dans la rédaction des actes de naissance dans la colonie. Peu fortuné, il avait tenu à amasser une somme suffisante pour faire le voyage de France et venir saluer ses nobles parents qui, racontait-il avec fierté, avaient reconnu l'exactitude de ses déclarations et l'avaient reçu comme un parent d'Amérique retrouvé au bout de deux siècles.
Il n'est pas, je crois, de Canadien qui vienne en France sans faire un pèlerinage au pays natal de ses ancêtres. Moins heureux que M. Kérouac, ils ne retrouvent pas toujours leurs parents; il leur arrive quelquefois, comme à l'abbé Proulx, un homme d'esprit qui le raconte d'une façon plaisante dans un récit de voyage155, d'hésiter, sans pouvoir résoudre le problème, entre la parenté flatteuse d'un gentilhomme et celle, beaucoup plus modeste, d'un journalier; mais si tous n'arrivent pas à rétablir la chaîne de leur filiation, tous cherchent à le faire.
Fiers de leurs origines françaises, les Canadiens peuvent l'être de toute façon, et leurs historiens se plaisent à rappeler qu'une grande partie de la population descend en ligne directe des vaillants soldats du régiment de Carignan, les héros de la bataille de Saint-Gothard, et dont nous avons raconté plus haut l'établissement au Canada à la fin du dix-septième siècle.
«La plupart des militaires qui occupaient quelque grade dans le régiment de Carignan, écrit l'abbé Casgrain, appartenaient à la noblesse de France. On ne peut aujourd'hui jeter les yeux sans émotion sur la liste des noms si connus et si aimés de ces braves soldats, dont la nombreuse postérité peuple maintenant les deux rives du Saint-Laurent, et dont le sang coule dans les veines de presque toutes les branches de la grande famille canadienne. Que d'autres noms bien connus rappellent ceux de Contrecœur, de Varennes, de Verchères, de Saint-Ours, alliés aux familles de Léry, de Gaspé, de la Gorgendière, Taschereau, Duchesnay, de Lotbinière, etc., les noms de Lanaudière et Baby, qui tous deux servaient dans la compagnie commandée par M. de Saint-Ours. Enfin les noms de la Durantaye, de Beaumont, Berthier, et tant d'autres, dont nous pourrions indiquer la filiation avec une foule de familles canadiennes156.»
C'est ainsi que, depuis les grandes lignes de l'histoire, jusqu'à ses détails les plus minutieux et les plus intimes, les historiens s'efforcent de compléter le tableau des gloires, des illustrations et des origines canadiennes.
CHAPITRE XXIV
ROMANCIERS ET POÈTES
Si des historiens nous passons aux romanciers, la même tendance nationale se retrouve dans toutes leurs œuvres. Parcourez-en seulement les titres, vous constaterez que le sujet est toujours tiré de l'histoire du Canada ou des mœurs canadiennes, et si vous ouvrez le livre, vous reconnaîtrez à la première page qu'il se résume tout entier dans l'apothéose de cette histoire ou de ces mœurs.
Les sujets qu'il embrasse et les héros qu'il met en scène peuvent différer, mais le but du romancier est toujours le même; qu'il revête ses personnages des brillants uniformes de l'armée française au dix-huitième siècle et les fasse se mouvoir au milieu des combats, ou que, simplement vêtus de l'habit de bure du laboureur, il les montre assis, au coin du foyer pétillant, tranquilles au milieu des paisibles joies de la famille, il n'a, sous deux formes si opposées en apparence, qu'une seule et même pensée: la glorification de son pays, de sa vie, de ses mœurs et de ses traditions.
Tantôt, il se propose «de rendre populaire en la dramatisant la partie héroïque de l'histoire canadienne», comme l'écrit M. Marmette dans la préface de son roman historique: François de Bienville, et les héros qu'il choisit sont d'Iberville, Frontenac, La Galissonnière, Montcalm, et tant d'autres grandes figures de l'histoire. Tantôt, laissant les grands noms et les grandes renommées, il s'attache à des événements moins éclatants, et célèbre des héros plus obscurs; mais en contant la vie du défricheur, du bûcheron, ou du trappeur, c'est encore, sur un ton plus humble, mais non moins convaincu et non moins patriotique, la gloire de la nation qu'il proclame.
C'est à ce dernier genre que ressortissent le Charles Guérin de M. Chauveau, œuvre dans laquelle l'auteur, comme il le dit lui-même, s'est simplement efforcé de décrire l'histoire d'une famille canadienne contemporaine; les Forestiers et voyageurs, de M. Tassé; les Anciens Canadiens, d'Aubert de Gaspé; Une de perdue, de M. de Boucherville; et Jean Rivard, de Gérin Lajoie.
Les légendes elles-mêmes sont une source féconde de la littérature canadienne, légendes de ces temps lointains des luttes contre le féroce Iroquois, où le merveilleux se mêle à l'héroïsme. L'abbé Casgrain en a recueilli quelques-unes et les a contées avec un remarquable talent de narrateur. Il faut lire la légende intitulée: la Jongleuse, dans laquelle il nous fait assister aux origines du village de la Rivière Ouelle, son pays natal. Comme les souvenirs d'enfance enflamment l'imagination de l'artiste! quelle intensité remarquable de couleurs, de mouvement et de vie, ils donnent à ces descriptions! S'il vous présente un coureur des bois, ne vous semble-t-il pas qu'il est vivant, qu'il se dresse devant vous dans la forêt et vous parle? ne vous apprêtez-vous pas à suivre ses sages conseils et sa prudente direction quand l'auteur lui fait dire: «Ah, fiez-vous à l'expérience d'un vieux coureur des bois, à qui la solitude et le désert ont appris une science qui ne se trouve pas dans les livres. Depuis tantôt vingt ans que je mène la vie des bois, j'ai dû acquérir quelque connaissance des phénomènes de la nature. Il n'est pas un bruit des eaux, des vents, des forêts ou des animaux sauvages qui me soit inconnu. Les mille voix du désert me sont familières, et je puis toutes les imiter au besoin»?
Et cette description du léger canot d'écorce du coureur des bois: «Je ne nie pas que les Iroquois aient quelque habileté à fabriquer un canot, mais ils ne savent pas, comme nous, choisir la véritable écorce. Et puis, ont-il jamais eu le tour de relever avec grâce les deux pinces d'un canot de manière à lui donner cette forme svelte qui prête aux nôtres un air si coquet quand ils dansent sur la lame? Ah, je reconnaîtrais un des miens parmi toute la flotte des canots Iroquois! Ne me parlez pas non plus d'un canot mal gommé; il faut, pour qu'il glisse sur l'eau, que les flancs soient polis et glacés comme la lame d'un rasoir. Alors ce n'est plus un canot, c'est une plume, c'est une aile d'oiseau qui nage dans l'air, c'est un nuage chassé par l'ouragan, c'est quelque-chose d'aérien, d'ailé, qui vole sur l'eau comme... comme nous maintenant.»157
Ne sent-on pas que pour le Canadien ce canot, ce n'est plus une chose inanimée, c'est un compagnon, un ami, et un ami que seul il peut avoir, que seul il peut comprendre? car, allez demander à quelque habitant de la vieille Europe de manier un canot d'écorce!
Combats et aventures des grands héros de l'histoire, scènes intimes du foyer et de la famille, existence émouvante des hardis coureurs des bois, tout, dans le roman et dans la légende, s'unit pour célébrer la vaillance, le bonheur, l'honnêteté, la vigueur et l'adresse du Canadien.
Chez les poètes, même enthousiasme national, mais dans leurs œuvres, il n'est plus voilé comme chez les romanciers, on n'est pas obligé de l'y découvrir par l'analyse, leurs chants ne célèbrent rien d'autre que la patrie, ses gloires, son drapeau.
J'ai déjà plusieurs fois cité Fréchette, poète canadien, couronné par l'Académie française, l'auteur de la Légende d'un peuple. Il suffit d'énumérer les titres des pièces de son recueil pour savoir quelle en est la patriotique tendance. Ce sont, entre bien d'autres: «Notre histoire; Missionnaires et martyrs; Le dernier drapeau blanc; Châteauguay; Le vieux patriote; Vive la France! Nos trois couleurs!»
Citons en entier un sonnet intitulé France, et qui fait partie d'un autre recueil, les Fleurs boréales.
Toi dont l'aile plana sur notre aurore, ô France,
Toi qui de l'idéal connais tous les chemins,
Toi dont le nom--fanfare aux éclats surhumains
De tout peuple opprimé sonne la délivrance,
Terre aux grands deuils suivis d'éclatants lendemains,
Noble Gaule, pays de l'antique vaillance,
Qui sus toujours unir,--merveilleuse alliance--
Au pur esprit des Grecs, l'orgueil des vieux Romains,
Toi qui portes au front Paris, l'auguste étoile
Qui de l'humanité dirige au loin la voile,
Nous, tes fils éloignés, nous t'aimons, tu le sais!
Nous acclamons ta gloire et pleurons tes défaites,
Mais c'est en écoutant le chant de tes poètes
Que nous sentons surtout battre nos cœurs français.
Puisant maintenant dans l'œuvre d'un autre poète canadien, M. Crémazie, que dites-vous de cette pièce intitulée: le Drapeau de Carillon? Carillon, nom vénéré des Canadiens, souvenir de leurs glorieuses luttes, et d'une de leurs dernières et de leurs plus brillantes victoires sur les Anglais! Le Drapeau de Carillon! on voudrait pouvoir citer la pièce tout entière, mais sa longueur nous oblige à nous contenter d'une analyse et de quelques extraits.
Un vieux soldat de Montcalm, un des héros de Carillon, est parvenu, lors de la funeste capitulation des armes françaises, à dérober aux perquisitions des Anglais le glorieux drapeau, le drapeau blanc des régiments de France158, qu'il avait porté dans plus d'un sanglant combat. Cette pieuse relique de gloire,--depuis que des troupes étrangères occupent en maîtres le pays,--il la dérobe jalousement à tous les yeux. Quelquefois, cependant, il convoque en secret quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, et alors, les portes closes, on déploie avec mystère le glorieux morceau de soie, et l'on verse sur ses plis troués de balles et tachés de sang, quelques larmes d'attendrissement au souvenir des victoires remportées sous sa conduite, quelques larmes de rage au souvenir de la dernière défaite.
Cette défaite, pourtant, il faudra bien la venger un jour; n'y a-t-il plus en France un roi puissant, maître de nombreuses armées et de redoutables navires? Oui, la résolution du vieux soldat est prise, et c'est à ses compagnons qu'il le promet d'une façon solennelle, il partira, il ira trouver le Roi, il déploiera devant lui le drapeau de Carillon et lui dira qu'il faut venger sa défaite.
A ce grand Roi, pour qui nous avons combattu,
Racontant les douleurs de notre sacrifice,
J'oserai demander le secours attendu!
Il part plein d'espoir. Mais le Roi qui régnait encore à Versailles, c'était Louis XV, et l'on devine quelle déception
Quand le pauvre soldat avec son vieux drapeau
Essaya de franchir les portes de Versailles.
Pauvre homme qui ne connaissait ni Paris, ni Versailles, ni la Cour, ni son étiquette, et qui, de son désert canadien, tombait au milieu de tout cela, sans autre bagage que sa fidélité, son drapeau et son héroïque naïveté! Il ne put seulement franchir la grille du château; la sentinelle rit à son histoire et railla son air emprunté. D'où sortait-il? Est-ce qu'on entrait ainsi chez le Roi? Et le pauvre homme, le cœur gros, et son cher drapeau plié sur sa poitrine, dut reprendre le chemin du Canada, l'espoir brisé et la vie finie: il savait maintenant que le drapeau de Carillon ne serait jamais vengé!
Mais à ses compagnons qui, eux, l'attendaient pleins d'ardeur et d'enthousiasme, allait-il avouer qu'un soldat--un soldat français--l'avait accueilli avec des risées et avait raillé le drapeau de Carillon? Non, cela, ses vieux compagnons d'armes ne le sauront jamais.
Pour conserver intact le culte de la France,
Jamais sa main n'osa soulever le linceul
Où dormait pour toujours sa dernière espérance.
Et,--sublime et pieux mensonge,--refoulant dans son cœur toute sa honte et toute sa tristesse, il apporte à ses compagnons la joie et l'espoir: qu'ils attendent, qu'ils patientent encore, le roi de France a promis de venger le drapeau de Carillon!
Mais comment conserver toujours un visage gai sur un cœur ulcéré par le désespoir? Le vieux soldat sent qu'il va succomber bientôt à ce supplice. Avant de mourir, il veut revoir les champs où il déploya si fièrement les plis victorieux de son drapeau; il veut revoir les plaines et les coteaux de Carillon:
Sur les champs refroidis, jetant son manteau blanc,
Décembre était venu. Voyageur solitaire,
Un homme s'avançait d'un pas faible et tremblant
Au bord du lac Champlain. Sur sa figure austère
Une immense douleur avait posé sa main.
Gravissant lentement la route qui s'incline
De Carillon bientôt il prenait le chemin,
Puis enfin s'arrêtait sur la haute colline.
Là, dans le sol glacé fixant un étendard,
Il déroulait au loin les couleurs de la France;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sombre et silencieux il pleura bien longtemps
Comme on pleure au tombeau d'une mère adorée,
Puis, à l'écho sonore envoyant ses accents,
Sa voix jeta le cri de son âme éplorée:
«O Carillon, je te revois encore
Non plus, hélas! comme en ces jours bénis
Où dans tes murs la trompette sonore,
Pour te sauver nous avait réunis!
Je viens à toi quand mon âme succombe
Et sent déjà son courage faiblir.
Oui, près de toi venant chercher ma tombe,
Pour mon drapeau, je viens ici mourir.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A quelques jours de là, passant sur la colline,
A l'heure où le soleil à l'horizon s'incline,
Des paysans trouvaient un cadavre glacé
Couvert d'un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte,
Il pressait sur son cœur cette relique sainte
Qui nous redit encor la gloire du passé.
Comment ne pas citer une autre pièce du même poète, intitulée: le Vieux Soldat canadien, et qu'il composa lors de l'arrivée à Québec, en 1855, du premier navire de guerre français qui eût visité le Saint-Laurent depuis la cession à l'Angleterre? Là encore, il nous présente un vieux soldat, un des compagnons survivants du porte-drapeau de Carillon peut-être. Depuis bien longtemps, il voit flotter sur les murs de Québec l'étendard britannique, mais il n'a pas perdu l'espoir, il attend toujours le retour des Français.
Reviendront-ils? C'est le refrain qui, comme une obsession sans cesse renaissante, termine chaque strophe du poème, et comme le grand âge l'a rendu aveugle, c'est à son fils que s'adresse le vieux soldat pour interroger l'horizon:
«Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?»
Mais nulle voile française ne point à l'horizon, et le pauvre vieillard meurt sans avoir vu réaliser son espérance, mais aussi sans avoir perdu sa foi, et c'est en mourant qu'il pousse cette exclamation de regret:
«Ils reviendront, et je n'y serai plus!»
Puis le poète, faisant allusion à la présence du navire français, alors mouillé dans le fleuve, termine par cette apostrophe:
Tu l'as dit, ô vieillard, la France est revenue.
Au sommet de nos murs voyez-vous dans la nue
Son noble pavillon dérouler sa splendeur?
Et ce pavillon, c'était le drapeau tricolore qui, le 18 juillet 1855, flottait au mât de la frégate française la Capricieuse, et sur tous les murs de la cité!
Depuis la Capricieuse, les visites des navires de guerre français sont devenues fréquentes dans les eaux du Saint-Laurent. Quelques-unes d'entre elles ont inspiré encore d'une façon très heureuse les poètes canadiens. En 1892, M. Nérée Bauchemin a adressé aux marins de l'Aréthuse et du Hussard, alors dans la rade de Québec, une pièce lyrique intitulée: D'Iberville, pièce vigoureusement rimée et dans laquelle on entend résonner de ces notes éclatantes de clairon, telles que savait en lancer notre poète militaire Déroulède. C'est le récit du combat livré aux Anglais par l'illustre marin d'Iberville, dans les régions glacées et désertes de la mer d'Hudson. Avec son seul navire le Pélican, il captura les trois navires ennemis qui s'étaient crus, en l'attaquant, sûrs de la victoire.
D'IBERVILLE,
Aux marins de l'Aréthuse et du Hussard.
Flamme à la drisse, vent arrière
A demi couché sur bâbord,
Le Pélican cingle en croisière,
A travers les glaces du Nord,
Malgré la neige et la rafale,
Il file grand'erre. A l'avant,
Tout à coup un gabier s'affale
Criant: «Trois voiles sous le vent!»
Sournoisement, parmi les ombres
D'un ciel bas, au loin, sur les eaux,
Balançant leurs antennes sombres,
Montent les mâts des trois vaisseaux;
On dirait ces oiseaux du pôle
Qui s'enlèvent avec efforts,
Et dont le vol lourd et lent, frôle
La nuit de ces mers aux flots morts.
Un contre trois! Parbleu, qu'importe!
Le Pélican n'eut jamais peur.
Il vole, et le nordet l'emporte
Dans un large souffle vainqueur.
Le pavillon de la victoire,
C'est celui des marins français.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Puis après une longue et vivante description du combat et de la victoire, le poète termine par cet envoi aux marins de l'Aréthuse et du Hussard:
Chers marins, chers Français de France,
D'Iberville est votre parent.
Par mainte fière remembrance,
Le cœur des fils du Saint-Laurent,
Malgré la cruelle secousse,
A la France tient ferme encor.
Ce nœud n'est pas un nœud de mousse,
C'est un bon nœud franc, dur et fort.
La poésie des poètes n'est pas la seule. Au Canada comme ailleurs, le peuple a la sienne, et ce n'est pas la moins propre à indiquer ses tendances, ses goûts, ses aspirations et ses enthousiasmes.
Parmi les chansons populaires du Canada, pas une qui ne vienne de France et qui, surtout, ne parle de la France; on y voit défiler comme dans un panorama toutes les vieilles provinces, toutes les vieilles villes françaises d'où sont sortis les Canadiens et d'où ils ont apporté avec eux ces antiques et naïfs refrains.
Un patriote, M. Gagnon, a pris soin de les recueillir et d'en noter la musique. Ce n'est pas que ces vieilles chansons aient rien de remarquable ni comme œuvre littéraire, ni comme œuvre musicale, mais ce qu'elles ont de tout particulièrement intéressant, c'est que les Canadiens y sont attachés comme à des souvenirs presque sacrés et qu'ils les ont adoptées pour ainsi dire comme des chants nationaux. S'ils ne les entonnent pas sans émotion, c'est que ces simples chansons réveillent dans leur cœur tous les souvenirs d'enfance, tous les souvenirs du foyer et du pays natal et y font surgir l'image sacrée de la patrie.
Ne sourions pas aux vieilles chansons canadiennes, si naïves et si simples qu'elles nous paraissent; avec les Canadiens, respectons-les, découvrons-nous à leurs accents, elles sont les chants patriotiques d'un peuple qui se souvient qu'il est Français et qui veut rester Français.
Faut-il l'avouer en terminant, la littérature canadienne a quelquefois trouvé, parmi les Français, des juges peu bienveillants et n'a reçu de leur part que des appréciations un peu sévères, on pourrait presque dire injustes. Certes, si l'on juge des lettres françaises au Canada par la lecture des textes de lois et même d'une partie des journaux, on s'en fera une idée peu avantageuse. Nous avons montré plus haut quels étaient les motifs de cette infériorité forcée d'une partie de la presse, obligée de traduire et de puiser dans les journaux anglais.
Mais ouvrez les œuvres des vrais écrivains canadiens, et vous y trouverez des pages qu'on pourrait donner, en France même, comme des modèles d'élégance, de finesse et de recherche d'expression.
La littérature canadienne, on peut l'affirmer hautement, doit prendre une place honorable dans la littérature française; cette place a déjà été consacrée par les plus hauts juges des arts et de la pensée: plusieurs auteurs canadiens, poètes et prosateurs, ont été couronnés par l'Académie française.
La modestie de certains critiques canadiens est certes beaucoup trop grande; M. Buies est de ceux qui méritent le plus ce reproche: «C'est un lot peu enviable, dit-il, dans notre pays, que celui qui est dévolu aux ouvriers de la pensée. Il n'y a pas place pour eux. Ce pays, encore dans l'enfance de toutes choses, où tout est à créer pour qu'il atteigne au rang qu'il occupera un jour dans la civilisation, a besoin avant tout, à l'heure actuelle, de bûcherons, de laboureurs, d'artisans et de mécaniciens qui lui fassent une charpente et un corps avant qu'il songe à meubler et à garnir son cerveau. Aux littérateurs, il ne faut pas songer encore.»
Je crois avoir suffisamment montré, au contraire, que le cerveau de la nation canadienne se développe conjointement à sa charpente et à son corps, et qu'elle peut désormais, à la fois, marcher, agir et penser.
CHAPITRE XXV
MISSION PROVIDENTIELLE.
L'impression qui se dégage de la lecture des historiens, des romanciers et des poètes, c'est que le peuple canadien est un peuple élu, désigné par le doigt de Dieu pour agir d'une façon notable sur les destinées de l'Amérique.
L'action de la Providence, les historiens canadiens nous la montrent partout. C'est elle, nous l'avons déjà dit, d'après eux, qui dirige Cartier sur les rives du Saint-Laurent, c'est elle qui y fixe Champlain, c'est elle qui donne comme fondateurs à la nation canadienne de pieux héros et de sublimes martyrs. C'est elle encore qui dirige, à travers les impénétrables fourrés de la forêt, le bras des défricheurs, et c'est elle enfin qui tous, héros, martyrs et colons, les conduit de son doigt puissant vers leur mystérieux avenir.
Quel est ce grand œuvre dont le peuple canadien sera l'instrument, et quelle providentielle mission va-t-il accomplir? La voix des Canadiens sera unanime encore à nous répondre, et du haut de la chaire sacrée comme de la tribune politique, nous entendrons toujours retentir ces mots: «Notre mission, c'est de remplir en Amérique, nous, peuple de sang français, le rôle que la France elle-même a rempli en Europe.»
C'est là, chez tout Canadien, non pas seulement une idée, mais une foi. Nul n'est leur ami s'il ne la partage, et nul, il faut le dire, ne peut demeurer au milieu d'eux sans la partager; elle a gagné jusqu'à leurs gouverneurs anglais eux-mêmes, et lord Dufferin disait, en 1878, dans un discours officiel:
«Effacez de l'histoire de l'Europe les grandes actions accomplies par la France, retranchez de la civilisation européenne ce que la France y a fourni, et vous verrez quel vide immense il en résulterait. Mon aspiration la plus chaleureuse pour cette province a toujours été de voir les habitants français remplir pour le Canada les fonctions que la France elle-même a si admirablement remplies pour l'Europe.»
Cette mission civilisatrice, les Canadiens l'aperçoivent sous une double face: ils doivent répandre en Amérique, au milieu de ce peuple «voué tout entier aux intérêts matériels160», le culte de l'idéal et de l'art dont la race française semble la propagatrice et l'apôtre; mais leur mission s'étend plus loin encore et s'élève plus haut. Au delà de toute préoccupation terrestre, c'est une mission divine qu'ils ont à remplir. Ils doivent, eux catholiques, eux l'un des peuples restés le plus strictement dévoués à l'Église, conquérir au catholicisme l'Amérique du Nord tout entière.
Nul ne niera qu'au point de vue de l'idéal et de l'art les Américains n'aient besoin d'une initiation, et ne doivent accueillir avec reconnaissance ceux qui seraient leurs éducateurs. Le sens artistique de l'Américain, demeuré assez obtus, aurait besoin d'être affiné. Je ne parle pas de la classe, très peu nombreuse, de l'aristocratie, qui, autant que chez nous, est instruite, lettrée, délicate de goûts et d'instincts, mais de la masse du peuple.
En France, un paysan, d'une façon si obscure que ce soit, a pourtant un certain sens du beau: voyez les costumes de nos vieilles provinces dont nos peintres se plaisent à reproduire la pittoresque variété! voyez les vieux meubles de nos campagnes que se disputent les amateurs161!
Note 161: (retour) Cette supériorité artistique du Français est constatée par tous. M. Taine cite le fait qui suit:«Toujours la même différence entre les deux races. Le Français goûte et découvre d'instinct l'agrément et l'élégance; il en a besoin. Un quincaillier de Paris me disait qu'après le traité de commerce, quantité d'outils anglais, limes, poinçons, rabots, avaient été importés chez nous; bons outils, manches solides, laines excellentes, le tout à bon marché. Cependant on n'en avait guère vendu. L'ouvrier parisien regardait, touchait et finissait par dire: «Cela n'a pas d'œil», et il n'achetait pas.» (Taine, Notes sur l'Angleterre, p. 305.)
Les Américains, eux, ne discernent la beauté des choses qu'à travers leur valeur. Un chiffre de dollars est une explication dont ils ont besoin pour comprendre, et ils n'admirent que lorsqu'il est gros. L'argent, chez eux, est en grande partie la mesure de la beauté.
Cette tendance d'esprit se manifeste de toute façon et dans les sujets les plus disparates. On voit les théâtres de féeries annoncer sur les programmes, à côté de l'énumération des tableaux, le prix qu'a coûté chaque décor. Dans le splendide jardin zoologique de Cincinnati, sur la cage d'un majestueux lion d'Afrique et sur celle d'un ours gris des mers Glaciales, avec leur nom, est indiquée leur valeur.
Le fameux tableau de Millet, l'Angelus, n'a pas été exhibé dans toutes les villes de l'Amérique par un entrepreneur adroit, sans que le public fût informé et du prix qu'il avait été payé, et des 150,000 francs de droits de douane qu'il avait dû acquitter pour franchir la frontière. Sans cet avertissement, personne peut-être ne se fût inquiété ni de l'objet d'art, ni de son mérite; mais ces chiffres étaient connus, tout le monde courait le voir.
Cette absence de sentiment artistique se manifeste partout aux États-Unis. L'œil cherche en vain des monuments dans leurs grandes villes. Les Américains conçoivent le grand, mais non pas le grandiose.
L'Auditorium, que les habitants de Chicago ont la prétention de faire admirer aux étrangers, est une lourde carrière de moellons et de pierres de taille dans laquelle on n'entre qu'en baissant les épaules, de peur d'être écrasé sous sa masse.
Le «monument», élevé dans la capitale même, en l'honneur de Washington, est l'édifice en pierre le plus élevé de l'univers entier. C'est son principal mérite, et c'est le seul sans doute qu'aient ambitionné les Américains. La hauteur des flèches de Cologne les rendait jaloux. Ils ont voulu avoir plus haut; ils l'ont. C'est une sorte de paratonnerre en pierre de la forme de l'obélisque de la place de la Concorde, mais de 80 mètres de haut.
Le seul vrai monument de l'Amérique est le Capitole de Washington162, mais celui-là est splendide et capable de faire envie à la vieille Europe tout entière.
Posez sur une colline plusieurs Panthéons de marbre, d'une blancheur immaculée, accompagnez-les de colonnades, d'escaliers monumentaux, de rampes, de terrasses couvertes de fleurs et de verdure, et vous n'aurez qu'une faible idée de la beauté du Capitole.
Mais si, gravissant ces rampes, ces terrasses et ces escaliers, vous pénétrez à l'intérieur, quelle pauvreté! Des couloirs sombres, des escaliers dénudés, voilà l'impression avec laquelle vous quittez cet admirable monument.
Oui, certes, les Américains ont une éducation artistique à recevoir; et de qui la recevront-ils? Est-ce des émigrants qui leur arrivent d'Europe? Mais la masse des émigrants ne se recrute guère dans des classes capables de fournir un enseignement artistique.
Voisine de la république américaine, la nation canadienne, seule, possède une unité d'action assez forte pour remplir envers elle ce rôle d'éducatrice. Et pourquoi ne le remplirait-elle pas d'une façon efficace? Cet instinct des beaux-arts qui fait briller entre toutes les nations la France, sa mère, elle le possède, elle aussi; elle a des monuments, et sans être obligée de faire parade ni de leur hauteur, ni de leur prix, elle peut être fière de leur beauté.
Le palais du Parlement, à Québec, se dresse fièrement sur le large plateau d'où il domine le Saint-Laurent; son emplacement même dénote le sens artistique de ceux qui l'ont choisi. Pénétrez-y sans hésitation; derrière son élégante façade ne vous attend pas une déception. Un spacieux escalier aux boiseries couvertes de cartouches sculptés, rappelant par des devises ou des armoiries toute l'histoire du Canada français, vous conduit aux étages supérieurs. Nul détail ne choque, tout est fini, soigné, et vous ne trouvez nulle part ce je ne sais quoi d'inachevé et de provisoire, cet air de chantier en construction qui étonne quelquefois l'œil français dans les monuments américains.
Cette supériorité artistique des Canadiens, les Américains la reconnaissent eux-mêmes; c'est avec une sorte de respect qu'ils viennent visiter Québec comme la ville par excellence des traditions des arts et de la littérature.
La mission de propager en Amérique le culte des arts est grande et belle; mais combien est plus élevée encore celle de propagande religieuse que se donne non seulement le clergé, mais la société civile elle-même! «Après avoir médité l'histoire du peuple canadien, dit l'abbé Casgrain, il est impossible de méconnaître les grandes vues providentielles qui ont présidé à sa formation; il est impossible de ne pas entrevoir que, s'il ne trahit pas sa vocation, de grandes destinées lui sont réservées dans cette partie du monde. La mission de la France américaine est la même sur ce continent que celle de la France européenne sur l'autre hémisphère. Pionnière de la vérité comme elle, longtemps elle a été l'unique apôtre de la vraie foi dans l'Amérique du Nord. Depuis son origine elle n'a cessé de poursuivre fidèlement cette mission, et aujourd'hui elle envoie ses missionnaires et ses évêques jusqu'aux extrémités de ce continent. C'est de son sein, nous n'en doutons pas, que doivent sortir les conquérants pacifiques qui ramèneront sous l'égide du catholicisme les peuples égarés du nouveau monde163.»
Les progrès du catholicisme aux États-Unis sont indéniables. De toutes les Églises si nombreuses qui s'y disputent la prépondérance, l'Église catholique est aujourd'hui celle qui compte le plus de fidèles: près de 10 millions, tandis que la secte protestante la plus forte, celle des méthodistes, n'en compte pas la moitié.
C'est à l'immigration des Irlandais, des Allemands et des Canadiens qu'est due cette augmentation du nombre des catholiques; ajoutez à cela que chez eux la natalité est fort élevée, tandis qu'elle est infime chez les protestants, si bien qu'un écrivain américain a pu calculer que dans un siècle l'Église catholique comptera 70 millions de fidèles en Amérique164.
Ce mouvement n'est pas sans avoir, depuis longtemps, attiré l'attention des plus hautes autorités de l'Église catholique. Une nouvelle Église s'élevait en Amérique qui allait changer peut-être l'équilibre du catholicisme. Rome, désormais, devait s'appuyer sur elle en même temps que sur les vieilles Églises d'Europe. Ce nouvel arbre, jeune et plein de sève, n'était-il pas un point d'appui autrement ferme que ceux du vieux monde affaibli, et la sollicitude principale ne devait-elle pas se tourner vers l'avenir plutôt que vers le passé?
M. de Vôgüé, à l'occasion du voyage à Rome en 1886 du cardinal Gibbons, venant plaider la cause de l'Association ouvrière des Chevaliers du travail, a conté d'une façon vivante «cette irruption du Nouveau Monde dans le milieu de la prélature romaine, peu préoccupée jusqu'ici des questions sociales», et, par ce seul fait, a pressenti que notre génération allait voir peut-être de grands changements et inaugurer une nouvelle période dans l'histoire du monde.
Au mouvement de catholicisation de l'Amérique, les Canadiens ont eu une grande part. Ils comptent pour un million parmi les catholiques des États-Unis. Mais s'ils sont, par le nombre, un élément important de la nouvelle Église, ils le sont encore plus par l'esprit de cohésion et de solidarité qu'ils mettent au service de leur foi. On ne voit pas chez eux de ces relâchements du lien religieux qui ont conduit tant d'autres émigrants catholiques à l'indifférence ou au protestantisme, et cela parce que leur clergé canadien, toujours si dévoué et si patriote, les suit et les dirige. Que d'Allemands, que d'Italiens, privés d'un clergé national et entraînés par le milieu, ont été perdus pour l'Église!
Et cependant, chose étrange, le clergé catholique irlandais d'Amérique combat à outrance l'idée des clergés nationaux. Il ne veut plus ni de Canadiens, ni d'Italiens, ni d'Allemands; il prétend tout unifier sous le joug de la langue anglaise. Quel est son but? Ne voit-il pas qu'il risque ainsi de faire perdre à l'Église des éléments qui, une fois perdus, ne se retrouveront plus? N'a-t-il pas l'exemple même des millions d'Irlandais passés au protestantisme? Ce qu'il n'a pu empêcher chez les siens, ne doit-il pas craindre de le provoquer chez les autres? Il invoque la nécessité de favoriser l'unité nationale américaine. L'unité nationale consiste-t-elle donc seulement dans la langue anglaise, et, d'ailleurs, le clergé peut-il faire passer l'intérêt américain avant l'intérêt catholique?
Depuis son origine, et par la force même de l'histoire, l'Église catholique est une puissance latine. Quelle serait sa destinée si toute une portion nouvelle de cette Église, qui bientôt peut-être sera la plus puissante, était absorbée par le monde anglo-saxon?
L'idée anglaise est aussi inséparable de l'idée protestante que l'idée française de l'idée catholique. La France aurait beau s'en défendre, il lui est impossible de ne pas être une nation catholique. Son histoire tout entière l'y force; y renoncer, serait amoindrir volontairement sa puissance et briser elle-même une arme qui combat pour sa grandeur. Comptez l'influence que vaut à la France dans le monde l'œuvre admirable de ces légions de missionnaires qu'elle sème sur les deux hémisphères, et vous verrez, si elle peut, de gaieté de cœur, y renoncer sans regrets!
L'Angleterre et la civilisation anglaise sont aussi irrémédiablement liées au protestantisme que la France au catholicisme. La langue anglaise est le véhicule du protestantisme à travers le monde; et c'est à elle qu'on voudrait confier la garde des intérêts catholiques en Amérique?
Des rapprochements trop intimes avec les éléments de langue anglaise, et même avec les éléments protestants,--car le clergé irlandais a voulu conclure une sorte de trêve avec les autorités protestantes,--ne seraient-ils pas une capitulation bien plus qu'une victoire?
Ceux qui tiennent haut et ferme le drapeau de l'Église latine, ceux qui peuvent remplir là, sur ce jeune hémisphère, le rôle historique rempli par la France dans le vieux monde, ce sont les Canadiens. Puissent-ils recevoir dans cette grande tâche les encouragements et les secours que méritent et leur persévérance et leur foi. Avec un but aussi noble, ils peuvent marcher la tête haute vers l'avenir.
TROISIÈME PARTIE
AVENIR DE LA NATION CANADIENNE
CHAPITRE XXVI
DESTINÉE POLITIQUE ET SOCIALE.
Nous avons suivi l'évolution historique des Canadiens; nous avons exposé leur état présent au point de vue matériel et moral, montré la richesse de leur territoire et le merveilleux accroissement de leur population; nous avons aussi analysé leur sentiment national et montré que, par la réunion même de tous ces éléments divers, ils constituent dès aujourd'hui une véritable nation.
Cette nation naissante, tout fait prévoir qu'elle doit s'accroître et occuper une place honorable parmi les nations d'Amérique. Trop jeune encore pour se suffire à elle-même, elle doit, pour le moment, demeurer sous la protection d'une nation plus puissante. C'est aujourd'hui l'Angleterre, mais les Anglais eux-mêmes ne pensent pas que ce protectorat puisse être de longue durée. Tous, les uns avec regret, les autres avec joie, prévoient que dans un avenir plus ou moins long il devra cesser; en ce cas, quels changements de souveraineté pourront advenir et quelle influence ces changements auront-ils sur la situation et le progrès des Canadiens?
Quelques Anglais patriotes, inquiets de voir s'accentuer de plus en plus le mouvement d'émancipation de leurs colonies, ont émis le vœu de voir resserrer les liens qui les unissent à la métropole. Ils ont mis en avant le fameux projet de la Fédération impériale, qui n'est pas sans avoir acquis une certaine célébrité, et dont les revues et les journaux britanniques entretiennent leurs lecteurs.
C'est là, il faut bien l'avouer, une idée qui semble irréalisable. Beaucoup d'hommes éminents ont trouvé pour la combattre les arguments les plus sérieux. La Fédération impériale, disent-ils, avec un Parlement impérial siégeant à Londres et délibérant sur les affaires de tout l'Empire anglais, quelle chimère, bien mieux, quelle calamité! Dans un tel Parlement, les représentants des possessions d'outre-mer dépasseraient de beaucoup en nombre ceux de l'Angleterre britannique; ce serait l'asservissement de l'Angleterre à ses colonies, et de chacune des colonies à l'ensemble des autres. Possédant toutes aujourd'hui leur autonomie particulière, consentiront-elles à une pareille capitulation? Une alliance, d'ordinaire, se contracte, une fédération s'organise par suite de la réunion d'intérêts communs; mais quelle force serait capable de former et de maintenir une alliance contraire à la fois aux intérêts de tous les contractants?
Les promoteurs eux-mêmes de la Fédération impériale se rendent parfaitement compte de ce que leurs désirs ont de pratiquement irréalisable, et leurs plans ne vont guère au delà du vœu de réunir périodiquement de grandes conférences coloniales, «composées des hommes les plus compétents des colonies et de la mère patrie», dont la tâche serait «l'élaboration, non de lois, mais de recommandations ou vœux165», et dont les délibérations porteraient sur «la défense impériale, les arrangements postaux et télégraphiques, les problèmes sociaux, dans la discussion desquels la mère patrie peut apprendre des colonies, et les colonies de la mère patrie».
Un congrès d'hommes éminents qui ne fait pas de lois, mais émet des vœux, dont les sujets de délibération se renferment dans l'étude des arrangements postaux et télégraphiques et dans celle des problèmes sociaux, cela se voit tous les jours, en Angleterre, en France et ailleurs; des représentants de la Russie, de l'Autriche, de l'Allemagne, et même des États de l'Extrême-Orient, se rassemblent pour discuter en commun sur les grandes questions d'intérêt général, et ces congrès internationaux ne constituent pas une «Fédération impériale».
Entendue de cette façon, la fédération des colonies anglaises est donc fort praticable; mais c'est la seule. Toute autre interprétation du projet n'obtient, dans les grandes colonies, et spécialement au Canada, qu'un succès de silence et de dédain. Tout au plus sort-elle quelquefois de l'oubli aux jours d'élections, pour servir d'épouvantail auprès du peuple, auquel on montre la Fédération impériale comme un monstre affamé, prêt à le dévorer.
En Angleterre même, le mouvement fédéraliste, malgré sa ligue, ses comités, ses présidents et ses séances, n'a qu'une importance factice, et les organes les plus autorisés de l'opinion tendent à réagir contre «les aspirations vagues et trompeuses qui se glissent sous cette rubrique166».
L'indépendance des colonies est une hypothèse bien plus probable que la réalisation du rêve des fédéralistes.
Et pourquoi ne pas parler ouvertement de la rupture du lien colonial entre le Canada et l'Angleterre, quand tous les hommes d'État anglais eux-mêmes en parlent, quand les organisateurs de la Confédération canadienne, en 1867, ne se sont pas fait illusion sur la durée probable de leur œuvre, en tant que soumise à l'hégémonie anglaise!
Dans la discussion du projet, un des orateurs, M. Bright, déclara qu'il serait peut-être préférable d'ériger tout de suite les colonies américaines en État indépendant; un autre, M. Fortescue, émit l'espoir que la nouvelle Confédération donnerait naissance «à un grand royaume, transatlantique, sur lequel l'Angleterre serait toujours heureuse et fière de compte167».
Dans combien de réunions, dans combien de discours, a-t-on, depuis, entendu des déclarations semblables! Tout récemment, M. Blake disait encore: «Si le Canada se décide à se séparer de nous, nous pouvons faire acte de résignation, lui serrer cordialement la main et lui dire adieu168.»
Les organes les plus autorisés de la presse vont répétant sans cesse aux colonies qu'elles sont libres de se séparer à l'heure où elles le voudront, que l'Angleterre n'y mettra pas obstacle, laissant presque entendre qu'elle le verrait avec plaisir. Le Times écrit: «Les colonies nous jettent sans cesse dans des querelles qui ne nous regardent pas... Combien de temps cela doit-il durer? Quelques autres différends comme celui de la mer de Behring nous forceront à regarder en face le problème et à nous demander sérieusement si les relations actuelles entre la mère patrie et les colonies sont bien équitables pour les contribuables anglais169.» La presse libérale canadienne prend acte d'une telle déclaration pour railler l'indiscrète et tenace loyauté des conservateurs envers une si indifférente métropole. Ne veulent-ils donc pas comprendre à demi-mot et s'obstineront-ils, dit le journal la Patrie, «à abuser de l'hospitalité que l'Angleterre continue, un peu malgré elle, à nous accorder? Comprendront-ils enfin une bonne fois toute l'inconvenance de notre position, et faudra-t-il la force pour nous faire déguerpir170?»
Les conservateurs canadiens eux-mêmes, qui désirent maintenir le plus longtemps possible le lien colonial avec l'Angleterre, reconnaissent cependant qu'un jour il sera fatalement rompu. Le lieutenant gouverneur actuel de la province de Québec, M. Chapleau, l'un des représentants les plus autorisés du parti conservateur, déclarait à un journaliste français, durant un séjour fait récemment en France, que, «quant à l'indépendance du Canada, tout le monde est persuadé qu'elle arrivera à être proclamée du consentement même de l'Angleterre, mais qu'il faut attendre encore, et retarder la demande de l'indépendance jusqu'au jour où la population sera plus dense et où le pays sera plus puissamment organisé171 ».
Et pourquoi les Anglais redouteraient-ils cette séparation? Lequel de leurs intérêts est engagé au maintien du lien colonial? L'intérêt commercial? Mais ils ne jouissent à ce point de vue d'aucun privilège particulier, et le tarif douanier canadien frappe les produits anglais à l'égal des produits étrangers. Regretteront-ils un débouché pour les fonctionnaires métropolitains, une mine à places lucratives? De toutes les fonctions, il n'en est qu'une qui demeure à la nomination de l'Angleterre, celle du gouverneur général; toutes les autres appartiennent au gouvernement canadien et sont réservées à des Canadiens.
Les plus intéressés, en somme, au maintien de l'allégeance anglaise, ce ne sont pas les Anglais, ce sont les Canadiens eux-mêmes, qui, sans en supporter aucun frais, ont droit à la protection diplomatique et militaire d'une grande nation.
Le lien colonial rompu,--le plus tard possible, suivant le vœu des conservateurs,--le plus tôt qu'il se pourra, suivant le désir des libéraux,--qu'adviendrait-il du Canada? Est-il mûr pour l'indépendance? Beaucoup de bons esprits en doutent et se demandent quelles garanties elle offrirait à un État, jeune encore, placé seul en face d'un voisin tel que les États-Unis.
La Confédération canadienne possède bien un territoire égal, supérieur même, à celui de l'Union, mais sa population n'est que de 5 millions d'âmes, en regard de 60 millions d'Américains. On cite l'exemple de l'Europe, où des États minuscules subsistent côte à côte avec des États puissants. Mais dans notre vieux monde lui-même, l'existence de ces petits États serait-elle possible s'ils ne s'équilibraient par leur nombre, et si la rivalité des forts n'était une garantie de la durée des faibles?
La rupture par le Canada de son union avec l'Angleterre serait probablement le prélude de son annexion aux États-Unis. C'est à cette annexion que pousse, ouvertement ou d'une façon indirecte, le parti libéral canadien. Cette campagne a pris depuis quelque temps une certaine ampleur, mais il ne s'ensuit pas que nous soyons tout près d'en voir les résultats. Depuis longtemps qu'elle est commencée172, elle n'a pas abouti, et cela peut durer longtemps encore.
A quel mobile obéissent les libéraux canadiens en souhaitant cette union? Beaucoup d'entre eux se laissent éblouir par le mot même de République, qui désigne le gouvernement de leurs voisins. Pure question de mots, car la république que leur a octroyée la reine d'Angleterre sous le protectorat de sa couronne--c'est la meilleure définition qu'on puisse donner du gouvernement canadien--est dotée d'institutions tout aussi libérales que la République américaine elle-même.
Les hommes éclairés, les chefs du parti, obéissent à des considérations d'une nature plus élevée et plus sérieuse. Ils considèrent le Dominion comme un théâtre trop restreint pour le développement de leur activité et de leurs talents. Cette confédération de sept provinces, égrenées de l'est à l'ouest, presque sans intérêts communs entre elles, sans lien géographique ni économique, ne formera jamais, pensent-ils, qu'un État désuni, sans cohésion et sans puissance. Toutes les carrières ouvertes à une ambition légitime: armée, marine, diplomatie, commerce, politique, l'Union, les leur ouvrirait bien plus larges et plus grandes que ne peut le faire le Dominion.
Les conservateurs, de leur côté, combattent l'idée d'annexion au nom de la liberté même. Ils ne pensent pas que les institutions américaines soient supérieures à celles dont ils jouissent, et ne peuvent admettre, par exemple, que l'élection des juges, adoptée par presque tous les États américains, soit une garantie de la dignité et de l'indépendance de la magistrature.
L'intérêt national canadien-français est enfin invoqué à la fois par les deux partis, pour soutenir--chose curieuse--les deux thèses opposées. Nous devons, disent les libéraux, donner la main, par delà la frontière, à nos compatriotes des États-Unis. Déjà ils exercent une influence politique dans la grande République. Leur vote est recherché dans les élections présidentielles; à quoi ne pourrons-nous pas aspirer quand nous compterons, par l'annexion, trois millions d'électeurs français? N'aurons-nous pas le droit d'exiger au moins un ministre français? Les Irlandais, vivant en fait dans une situation inférieure et manquant d'hommes d'État et de chefs, les nôtres,--comme catholiques,--prennent tout naturellement leur direction. Soit douze millions d'électeurs en plus. Quelle puissance alors, quelle influence exercée dans la grande République par la race canadienne-française!
A ce langage enthousiaste et optimiste, les conservateurs répondent: voyons l'exemple des Français de la Louisiane, tombés, sans influence, déjà à demi absorbés par l'élément de langue anglaise, et craignons pour nous le même sort. Et vraiment, quoique la situation des Louisianais ne soit pas analogue à celle des Canadiens, qu'ils n'aient eu, pour résister à l'envahissement américain, aucun des moyens dont disposent leurs compatriotes du Nord, ni la densité de population, ni l'ardeur du sentiment national, il y a dans ces craintes quelque apparence de raison.
Quant aux Américains eux-mêmes, dont l'avis, après tout, ne devrait pas être le dernier à prendre en cette question, que pensent-ils de l'annexion du Canada à leur pays? La souhaitent-ils? refuseraient-ils ce cadeau s'il leur était offert? Il est du moins incontestable qu'ils attendront cette offre et ne la solliciteront pas.
Certes, les plus enthousiastes se laissent entraîner à déclarer que les «limites de la République doivent être celles du continent même». Mais c'est là une opinion de sentiment, une opinion de la foule; quelle est celle des gens qui se laissent guider par la raison plus que par l'imagination? Ils pensent que leur pays est déjà suffisamment vaste pour qu'il ne soit pas désirable de l'agrandir encore; que leur population se compose d'éléments assez divers, et qu'il pourrait être dangereux d'en augmenter encore la diversité par l'addition de populations nouvelles. N'ont-ils pas assez de la rivalité naissante de l'Est et de l'Ouest, de la rancune toujours persistante du Sud contre le Nord? N'ont-ils pas assez de la question noire, de la question chinoise et de la question allemande, sans s'embarrasser encore d'une question canadienne?
Aussi, leur presse de toute opinion déclare-t-elle très haut, et avec une pointe de fatuité bien américaine, que «le pays n'est pas disposé à flirter avec le Canada. Le Canada peut être une fort jolie et mignonne personne, et agiter son mouchoir d'une façon provocante, mais les États-Unis ont d'autres affaires en tête et ne se soucient pas de se compromettre avec de petites créatures inconsidérées173».
Que dites-vous du compliment? Et un autre journal ajoute sur un ton plus sérieux: «Quand le Canada voudra être annexé, il aura à en solliciter la faveur et devra se montrer heureux s'il l'obtient174.»
Les deux journaux cités appartiennent aux deux opinions différentes qui partagent les Américains: l'un est démocrate, l'autre républicain; on peut donc supposer qu'ils reflètent l'opinion générale à l'égard de l'annexion.
A ne considérer que l'intérêt national des Canadiens-Français, quels seraient les résultats probables de l'Union? Il est à croire que les espérances enthousiastes des libéraux et les craintes pessimistes des conservateurs sont également exagérées. L'Union ne donnerait pas aux Canadiens français la direction des affaires publiques en Amérique, pas plus qu'elle n'anéantirait leur nationalité. Mais on peut dire en toute sincérité, en ce qui concerne le groupe le plus compact de leur population, celui de la province de Québec, que son influence nationale serait certes moindre dans l'Union qu'elle ne l'est dans le Dominion.
On a beau faire remarquer que les droits souverains de Québec seraient semblables, qu'ils seraient même un peu plus étendus comme État de l'Union qu'ils ne le sont comme province du Dominion (les matières réservées au gouvernement fédéral étant moins nombreuses d'après la Constitution américaine que d'après la constitution canadienne); il n'en reste pas moins vrai que la province de Québec est aujourd'hui une des deux provinces les plus importantes d'une confédération qui n'en comprend que sept, tandis qu'elle entrerait dans l'Union comme cinquantième État d'une vaste confédération qui en comprend de très populeux et très puissants.
Au Parlement fédéral du Canada, les députés de langue française siègent au nombre de soixante environ sur deux cent six députés; combien seraient-ils au Congrès? En supposant que le nombre total des Canadiens et des Français s'élevât à 3 millions, ne représentant que le vingtième de la population, ils ne pourraient, suivant les prévisions les plus optimistes, espérer que le vingtième des sièges; ils en possèdent près du tiers au Parlement fédéral!
Sous prétexte de renforcer l'élément canadien aux États-Unis, n'aurait-on pas affaibli leur principal point d'appui, la province de Québec? n'aurait-on pas diminué la source en essayant d'enfler la rivière?
Quoi qu'il en soit, et quelles que puissent être les destinées politiques auxquelles elle sera soumise, la nation canadienne suivra ses destinées.
Favorable ou restrictif, aucun régime ne peut, à l'heure actuelle, entraver d'une façon absolue sa marche et ses progrès. Pas plus que de maîtriser la tempête, aucune force humaine n'est capable de réprimer l'expansion d'un peuple qui s'accroît.
Sortie de la France, la nation canadienne sera grande comme elle. Si nous avons le passé, elle a l'avenir: la jeune terre d'Amérique, quel terrain pour la marche d'une nation!
Les habitants du nouveau monde regardent--il faut bien l'avouer--notre Europe vieillie, avec une mélancolie un peu dédaigneuse; elle perce jusque dans leur admiration et leurs éloges: «Un jour, en Italie, raconte un Canadien, M. Routhier, je gravissais les montagnes de la Sabine... J'avais laissé derrière moi les vieilles maisons de Frascati, et je montais lentement les hauteurs de Tusculum, comptant pour ainsi dire sous mes pas les larges pavés de la voie Latine, construite par les Empereurs. De temps en temps je m'arrêtais et je me retournais pour mesurer l'espace parcouru et la hauteur à laquelle j'étais arrivé. Sous mes pieds se cachaient déjà dans la verdure des bosquets les petites villes que je venais de quitter, et plus bas, au loin, s'étendait à perte de vue la campagne romaine, sans arbres, sans haies, sans cultures, solitaire et abandonnée comme un désert, ou plutôt comme un immense sépulcre au milieu duquel se dressaient les arêtes irrégulières et croulantes des grands aqueducs romains.
«Et je me disais: Voilà ce que deviennent les anciens peuples! Partout ici je n'aperçois que des ruines. Sur ma gauche, de l'autre côté de ce ravin, s'élevait autrefois Albe la Longue; il n'en reste plus rien! Ces amas de pierres, ces tronçons de colonnes renversées qui couronnent le sommet de la montagne, c'est tout ce qui reste de Tusculum, la ville chérie de Cicéron!
«Et ma pensée, franchissant dans son vol l'Europe et l'Atlantique, revenait vers la patrie, toute palpitante de bonheur. Vivent les peuples jeunes! m'écriai-je; vive mon jeune pays tout brillant de promesses, auquel l'avenir sourit, et qui peut regarder son passé, sans y voir de ces ruines que l'on admire, mais qui font pleurer175!»
Cette même idée, exprimée par M. Routhier d'une façon si pittoresque et si littéraire que nous n'avons pas hésité à en donner la citation tout entière, le peuple la rend d'une façon plus naïve, mais non moins sincère, quand il désigne toute contrée d'Europe, quelle qu'elle soit, sous ce nom un peu dédaigneux: «les vieux pays»! Old Countries, comme disent les Américains... Les vieux pays! comme cela est usé relativement à la jeune Amérique!
Eh bien, c'est sur cette terre toute neuve, toute prête à recevoir chaque impression nouvelle et à se vivifier de tout labeur et de tout effort, que les Canadiens, par leur population et par leur patriotisme, travaillent à l'édification d'une nation. Ils ont la confiance de la faire grande et forte; et cette nation, ils aiment à le dire et à le répéter à tous les échos de la renommée, cette nation, ce sera la France Américaine!
CHAPITRE XXVII
LA NATION CANADIENNE COMPTE ENCORE
DANS LA PATRIE FRANÇAISE.
Quel que soit son avenir politique, et bien que la nation canadienne ait des destinés désormais distinctes de celles de la France, elle fait toujours partie cependant de la grande famille française. La patrie ne s'étend-elle pas au delà des frontières, et ne doit-on pas l'entendre aujourd'hui d'une façon plus large et plus haute?
C'est une histoire curieuse à suivre que celle des vicissitudes par lesquelles est passée, à travers les siècles, cette noble idée de la patrie, et l'on peut constater qu'elle s'est agrandie ou rétrécie suivant les moyens dont les hommes ont pu disposer pour l'expansion de leurs idées, de leurs mœurs et de leur langue. Par les voies immenses qu'il a ouvertes, l'Empire romain a propagé au loin la patrie latine. Sur ces voies, le moyen âge a laissé pousser l'herbe; la patrie est alors rentrée dans les murs de la cité. Elle en est de nouveau sortie à la voix des monarchies qui ont groupé en des royaumes unifiés et en des patries plus grandes ces petites unités éparses. Et voilà qu'aujourd'hui, après s'être agrandie de siècle en siècle, c'est le monde entier qu'il faut au développement merveilleux de la patrie, depuis qu'elle peut s'élancer sur les ailes de la vapeur et se propager avec elle.
Voilà trois siècles seulement que les navigateurs ont ouvert le nouveau monde à la conquête de l'Europe; déjà cette conquête est presque entièrement accomplie, et de tous ceux qui y ont pris part, c'est un des plus petits peuples européens, un de ceux dont on pouvait le moins attendre ce grand mouvement d'expansion, qui a conquis la plus belle part, a le plus multiplié au loin sa patrie, sa langue, ses mœurs.
Au dix-septième siècle, suivant Macaulay, l'Angleterre ne comptait pas 5,000,000 d'habitants. Aujourd'hui elle compte 250 millions de sujets, règne en souveraine sur une partie de l'univers et fait sentir son influence sur tout le reste.
On peut sans exagération lui appliquer cette apostrophe que Tertullien adressait à l'Empire romain: «Le monde devient de plus en plus notre tributaire; aucun de ses points les plus écartés ne nous est demeuré inaccessible. On est sûr de trouver partout un de nos navires... Nous écrasons le monde de notre poids! Onerosi sumus mundo!»
La patrie anglaise est-elle demeurée confinée dans les limites étroites de son île? Non. Elle s'étend aujourd'hui partout où résonne la langue anglaise, partout où le nom anglais est connu, respecté ou craint.
Eh bien, dans ce mouvement d'expansion de l'Europe, qu'a fait la France? Partie l'une des premières, comme elle le fait toujours quand il s'agit de quelque chevalesque entreprise, la France, qui au dix-septième siècle dépassait de beaucoup l'Angleterre par l'importance et la beauté de ses colonies, s'est laissé depuis distancer, a lâché la proie pour l'ombre et négligé la possession du monde pour l'acquisition de quelques provinces en Europe.
Les hommes d'État qui l'ont dirigée au dix-septième siècle s'étaient efforcés pourtant de lui tracer ses grandes destinés; Henri IV, Richelieu, Colbert176 avaient inauguré et mis en pratique une vigoureuse politique coloniale, mais les pâles ministres qui leur ont succédé dans le cours du siècle suivant n'ont pas continué cette œuvre et ont laissé perdre à la France l'influence qu'elle devait occuper dans le monde.
Note 176: (retour) «Lorsque je considère, écrivait en 1663 M. d'Avaugour, gouverneur du Canada, à Colbert, la fin des guerres d'Europe depuis vingt ans, et les progrès qu'en dix ans on peut faire ici, non seulement mon devoir m'oblige, mais il me presse d'en parler hardiment.» (Cité par Garneau, t. I, p. 159.)
Par quelle aberration les ministres de Louis XV ont-ils pu considérer les colonies comme des quantités négligeables, et sacrifier l'Amérique entière à je ne sais quelle politique européenne sans plan, sans but, sans mobile grandiose? C'est ce qu'il serait difficile de s'imaginer, si l'on ne savait que les successeurs des Richelieu et des Colbert étaient alors des hommes pleins de charme et d'élégance, mais non plus de sévères et profonds politiques. La guerre de Sept ans, commencée comme une lutte maritime entre la France et l'Angleterre,--lutte d'où devait dépendre la prépondérance de l'une ou de l'autre dans l'univers, et dont nous pouvions certes sortir vainqueurs,--c'est un charmant poète, l'abbé de Bernis, qui, de concert avec Mme de Pompadour, l'a transformée en une guerre générale en Europe, dont nous devions nécessairement sortir vaincus.
«Un homme d'État, a écrit M. de la Boulaye, eût risqué la France pour sauver le Canada et conserver à la civilisation latine une part du nouveau continent. Céder, c'était signer l'affaiblissement de notre race; la part que la France a prise à la révolution d'Amérique contre l'Angleterre a bien pu laver son injure, mais elle n'a pas relevé sa puissance abattue177.»
Les Anglais avaient une autre intuition des intérêts en jeu. Ils comprenaient que c'était l'empire du monde qu'ils allaient conquérir ou qu'ils allaient perdre, et ils s'acharnèrent, à force d'argent et de sang,--et malgré leurs premiers revers,--à obtenir la victoire finale.
Cette grandiose conception d'une haute destinée, ce n'était pas seulement les hommes d'État qu'elle inspirait en Angleterre, c'était le peuple anglais tout entier. La guerre du Canada avait été aussi populaire chez lui qu'elle était passé inaperçue chez nous, et tandis que Voltaire la tournait en ridicule, que les seuls journaux qui, en France, pussent renseigner l'opinion publique, le Mercure et la Gazette, gardaient sur les exploits de nos soldats un silence étonnant, ceux d'Angleterre éclairaient le peuple sur l'importance de ses conquêtes. La nouvelle de la perte du Canada, qui émut si peu en France et ne parvint à secouer ni l'indifférence des ministres ni celle du peuple, donna lieu en Angleterre à d'immenses explosions de patriotiques réjouissances.
Ce calme surprenant de la nation française devant le plus grand désastre qui eût frappé la patrie depuis plusieurs siècles n'est-elle pas une excuse pour les ministres qui avaient signé son abaissement? N'étaient-ils pas les directeurs que méritait cette France dégénérée, et peut-on reprocher au cardinal de Bernis et à Choiseul d'avoir été de leur temps, d'avoir obéi à l'influence du milieu dans lequel ils vivaient? La grande coupable ne fut-elle pas l'opinion publique elle-même?
L'opinion publique! ceux-là mêmes qui auraient dû l'éclairer et lui montrer de quel côté était vraiment le progrès et la grandeur de la nation étaient précisément ceux qui contribuaient le plus à l'égarer et à la lancer dans une fausse direction. Lisez l'œuvre des philosophes du dix-huitième siècle, et voyez s'ils ont eu seulement l'intuition des destinées qui, à leur époque même, se dessinaient pour l'Europe!
Montesquieu ne voit dans l'établissement des colonies d'autre objet que «de faire avec elles le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins... Le but de leur établissement est l'extension du commerce, non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire178.» Ainsi, ce qui le frappe dans les avantages de l'expansion coloniale, ce sont ses côtés les plus plus étroits et les plus mesquins; il aperçoit le profit matériel, le gain et le lucre, mais déclare de peu d'importance le partage du monde en de nouveaux empires. La grandeur naissante de l'empire colonial de l'Angleterre qui commençait ne l'a même pas frappé!
Et Voltaire, ce génie qui agissait d'une façon si puissante sur l'opinion de son temps, qui agit encore, disons-le, sur la nôtre, avait-il des idées plus larges et des visées plus hautes? En aucune façon. Nul plus que lui n'a contribué à répandre l'indifférence et le mépris sur ces quelques arpents de neige, sur ce pays des ours et des castors qui formaient, en somme, non seulement le Canada, mais l'Amérique presque tout entière, avec les vallées du Mississipi, de l'Ohio, du Missouri et le golfe du Mexique, ces régions en un mot où se développe aujourd'hui la formidable puissance des États-Unis.
Tout ce vaste domaine, tout ce riche héritage légué à la France par les hommes du dix-septième siècle, c'est lui qui, pour sa large part, a contribué à le faire jeter aux Anglais comme une défroque inutile et gênante. Non seulement il l'a fait mépriser par ses contemporains, mais il a engagé les ministres à l'abandonner sans remords, et pendant la guerre même il entrait en négociation avec le frère de Pitt, notre implacable ennemi, pour s'efforcer de faire céder le Canada aux Anglais179.
Il engage Choiseul à conclure la paix à tout prix: «J'aime mieux, dit-il, la paix que le Canada180.»
Et quand la signature du néfaste traité de 1763 met enfin le sceau à la ruine de notre empire colonial, il en témoigne sa joie par des feux d'artifice et des réjouissances à Ferney, dont les journaux de Londres donnent la description avec des éloges bien naturels181.
Note 179: (retour) «Le gouvernement ne me pardonnera donc pas d'avoir dit que les Anglais ont pris le Canada, que j'avais, par parenthèse, offert il y a quatre ans de vendre aux Anglais; ce qui aurait tout fini et que le frère de M. Pitt m'avait proposé.» (Lettre au comte d'Argental, 8 mai 1763, t. LXVII, p. 18.)Arpents de neige, pays des ours et des castors, ce n'est pas une fois, c'est cent fois que ces expressions reviennent sous la plume de Voltaire. Voy. lettres à M. de Moncrif, mars 1757 (t. LXV, p. 38); à la marquise du Deffand, 13 octobre 1757; à M. Thieriot, 29 février 1756 (t. LIV, p. 477), et Candide, ch. XXIII. (Édition Thiessé-Baudouin, 1829.)
Comme historien, Voltaire n'a pas exprimé d'autres regrets de la perte, par la France, du continent américain. Le chapitre de son Siècle de Louis XV dans lequel il traite des causes de la guerre de Sept ans est intitulé: Guerres funestes pour quelques territoires vers le Canada! Quelques territoires vers le Canada, voilà la conception qu'il a de l'Amérique et le cas qu'il en fait!
Dans le récit de cette guerre, s'il parle des combats dans les colonies, toute son attention est absorbée par l'Inde, mais des admirables faits d'armes dont le Canada fut le théâtre, des victoires de Carillon et des batailles des plaines d'Abraham, de tous ces émouvants combats dans ce cadre si plein de poésie et de mystère des forêts du nouveau monde, de la gloire des Montcalm et des Levis, pas un mot! Ces noms glorieux, il ne les prononce même pas et semble les ignorer.
Et croyez-vous que nos défaites, nos défaillances, nos hontes, l'abaissement dans lequel nous étions tombés au point de devenir la risée des peuples voisins, fissent saigner son cœur français? Écoutez ce qu'il écrit à ces amis auprès desquels il se découvre tout entier: «Il me vient quelquefois des Russes, des Anglais, des Allemands; ils se moquent tous prodigieusement de nous, de nos vaisseaux, de notre vaisselle, de nos sottises en tout genre. Cela me fait d'autant plus de peine, à moi qui suis bon Français--qu'on ne me paye point mes rentes182.»
Voilà, quels étaient ses véritables sentiments, et sa sollicitude pour l'Inde, quand il gardait pour l'Amérique un si superbe dédain, n'avait pas d'autres causes que ces considérations fort peu nobles et fort peu désintéressés. Gros actionnaire de la Compagnie des Indes, il s'inquiète de Pondichéry; mais, que lui importait le Canada? La France peut être heureuse sans Québec183! Mais sans Pondichéry, non pas; c'est de là que viennent les rentes de Voltaire! Aussi tremble-t-il, car il y a là, dit-il, «un Lally, une diable de tête irlandaise qui me coûtera tôt ou tard 20,000 livres tournois, le plus clair de ma pitance184»!
De Rosbach, de Crevelt, de tous nos lamentables revers de la guerre de Sept ans, il n'y a presque pas de trace dans sa correspondance. Toutes ces cruelles blessures qui, une à une, venaient saigner la patrie française et diminuer ses forces, le laissaient indifférent; mais Pondichéry, c'est autre chose! «Toute ma joie est finie, écrit-il, nous sommes encore plus battus dans l'Inde qu'à Minden. Je tremble que Pondichéry ne soit flambé. Il y a trois ans que je crie: Pondichéry! Pondichéry! Ah! quelle sottise de se brouiller avec les Anglais pour un ut? et Annapolis sans avoir cent vaisseaux! Mon Dieu, qu'on a été bête! Mais est-il vrai qu'on a un peu pendu vingt Jésuites à Lisbonne? C'est quelque chose, mais cela ne rend point Pondichéry.»
Vraiment, Harpagon criait-il mieux ma cassette! que Voltaire Pondichéry! Certes, personne ne lui contestera le titre de grand écrivain, mais personne ne lui donnera celui de grand patriote aux vues généreuses et aux conceptions élevées. Plus littérateur que philosophe, il avait bien plus de souci du succès que de la vérité, et à qui lui eût demandé son avis, il aurait peut-être répondu qu'une erreur bien dite vaut mieux qu'une vérité gauchement présentée.
Le malheur est que ses opinions, basées quelquefois sur une étude si peu approfondie des choses, ont été admises par ses contemporains et le sont encore par beaucoup des nôtres comme des espèces d'axiomes et d'oracles.
Son mépris du Canada et du continent américain ne reposait que sur des motifs tout personnels et fort peu élevés, mais il l'affichait avec tant d'assurance! Les esprits les plus sérieux ont pu croire qu'émises par un génie aussi élevé, ces opinions devaient être basées sur quelques profondes considérations; M. de Sacy, dans l'Encyclopédie, s'appuie sur elles pour faire au Canada et à notre puissance coloniale une bien maigre oraison funèbre: «M. de Voltaire, dit-il, ne semble pas regretter cette perte, et pense que si la dixième partie de l'argent englouti dans cette colonie avait été employé à défricher nos terres incultes de France, on aurait fait un gain considérable. Cette réflexion est d'un citoyen philosophe. On ne peut nier cependant que le commerce des pelleteries, peu dispendieux en lui-même, ne fût une source de richesses185.» Et c'est tout! Ainsi, tandis que les Anglais sortaient de leur petite île pour fonder des empires de 250 millions d'habitants, ceux qui, en France, dirigeaient l'opinion publique disaient au peuple: Reste chez toi, épuise-toi pour tirer un maigre revenu des terres méprisées par tes ancêtres. Piétine sur place, renferme-toi sur toi-même et ignore le reste du monde!
Rien n'égale la rancune que les Canadiens ont conservé contre Voltaire, rien, sinon celle qu'ils ont vouée à Mme de Pompadour elle-même et à Louis XV. Leur poète a pu s'écrier, en s'adressant à nous:
O France, ces héros qui creusaient si profonde,
Au prix de tant d'efforts, ta trace au nouveau monde,
Ne méritaient-ils pas un peu mieux, réponds-moi,
Qu'un mépris de Voltaire et que l'oubli d'un roi186?
L'œuvre des Richelieu et des Colbert, que Voltaire, les philosophes, les ministres et l'opinion publique au dix-huitième siècle avaient sapée par la base et dont ils avaient détruit les résultats, ne fut jamais reprise. L'heure était passée et la partie était définitivement perdue: c'est aux Anglais que devait appartenir la prépondérance dans le monde. Napoléon, qui aurait pu la leur arracher encore, se laissa distraire par l'Europe de la conquête de l'univers. Son œuvre fut celle d'un conquérant, non celle d'un homme d'État. L'homme d'État prépare pour l'avenir des œuvres durables: il a vu la sienne se briser entre ses mains.
La France du dix-neuvième siècle s'est efforcée de se reconstituer un empire colonial en Afrique et en Asie. C'est un heureux retour vers la politique du dix-septième siècle; mais combien la place qui nous reste est moins belle que celle que nous avons laissé prendre par nos rivaux!
Tout n'est pas perdu cependant. Le rôle de la France peut être grand encore, si elle veut cesser de se renfermer en elle-même et suivre la conduite hardie, les larges idées qui ont fait le succès des Anglais et édifié leur puissance.
Pendant que nous nourrissions sur les colonies et sur l'expansion coloniale des idées si étroites, quelles étaient les leurs et à quels mobiles ont-ils obéi? Leur conduite a été, il faut bien le dire, totalement différente de la nôtre.
Aujourd'hui même que nous n'attachons de prix qu'à des colonies fortement centralisées, unies à nous par les liens les plus étroits, et que nous nous efforcerons jalousement d'en assimiler l'administration à celle des départements de France, redoutant le moindre signe de particularisme ou d'indépendance, les Anglais, peu soucieux au contraire du lien politique, se montrent moins fiers de régenter de nombreuses colonies que de créer des peuples puissants de leur sang et de leur civilisation.
«L'Angleterre aspire à être non la souveraine mais la mère d'une foule d'États qui, répandus sous toutes les latitudes, établis dans toutes les parties de l'univers et issus de la même origine, parlant la même langue, ayant les mêmes mœurs, pratiquant les mêmes institutions politiques, exerceraient dans l'ensemble une influence prépondérante sur les destinées du genre humain. Ce rêve ambitieux, elle en poursuit la réalisation avec une énergie qui doit donner à réfléchir à ceux qui se préoccupent de l'avenir du monde. Combien étaient-ils au commencement du siècle ceux que l'on aurait comptés comme appartenant à la race anglo-saxonne? 25 millions au plus. Combien sont-ils aujourd'hui? 70 millions au moins, et avec l'Inde ils règnent sur 200 millions de sujets!» Voilà l'appréciation que donnait déjà il y a une trentaine d'années sur la politique de l'Angleterre un écrivain de la Revue des Deux Mondes187.
Et ces idées, d'ailleurs, les orateurs et les hommes d'État anglais se plaisent à les affirmer bien haut: «Le grand principe de l'Angleterre dans la fondation de ses colonies, disait en 1851 M. Gladstone devant la Chambre des communes, dans un discours au sujet de la Nouvelle-Zélande, le grand principe de l'Angleterre est la multiplication de la race anglaise pour la propagation de ses institutions... Vous rassemblez un certain nombre d'hommes libres destinés à former un État indépendant dans un autre hémisphère, à l'aide d'institutions analogues aux nôtres. Cet État se développe par le principe d'accroissement qui est en lui, protégé comme il le sera par votre pouvoir impérial contre toute agression étrangère; et ainsi, avec le temps, se propageront votre langue, vos mœurs, vos institutions, votre religion, jusqu'aux extrémités de la terre.--Que les émigrants anglais emportent avec eux leurs libertés, tout comme ils emportent leurs instruments aratoires: voilà le secret pour triompher des difficultés de la colonisation188!»
Note 188: (retour) M. Huskisson, ministre des colonies, disait déjà devant la Chambre des communes en 1828: «L'Angleterre est la mère de plusieurs colonies, dont l'une forme aujourd'hui un des empires les plus vastes et les plus florissants de la terre; ces colonies ont porté jusqu'aux coins les plus reculés du monde notre langue, nos institutions, nos libertés et nos lois. Ce que nous avons ainsi planté a pris ou prend racine; les colonies que nous favorisons et protégeons actuellement deviendront tôt ou tard elle-mêmes des nations libres, qui à leur tour lègueront la liberté à d'autres peuples...» (Garneau, t. III, p. 266-267.)
Ces larges idées sont aujourd'hui universellement admises par les Anglais, et toutes leurs grandes colonies, le Canada, Terre-Neuve, le Cap, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, sont en fait devenues, de leur propre consentement, et même avec leur encouragement et leur appui, des États presque indépendants. Cela ne les empêche pas de les compter toujours comme unies par les liens les plus forts, sinon les plus apparents de la grande patrie anglaise.
Bien mieux, les États-Unis eux-mêmes, cette République qui, il y a un siècle, s'est séparée de l'Angleterre d'une façon si violente, ils la comptent aujourd'hui dans la famille des peuples anglais, et elle se laisse elle-même de plus en plus entraîner à ce rapprochement amical.
Après la guerre d'Amérique, les Anglais s'aperçurent bien vite qu'ils n'avaient rien perdu, que la rupture du lien politique n'avait pas entraîné celle du lien commercial, et que si leur amour-propre national avait pu recevoir une blessure, leur intérêt n'avait pas été atteint: «Le résultat de cette grande querelle, dit dans ses Mémoires le duc de Levis, un des compagnons de Rochambeau, confondait encore une fois tous les calculs de la prudence humaine. Cette indépendance de l'Amérique que le commerce anglais regardait comme devant lui porter un coup fatal eut pour lui des conséquences aussi heureuses qu'imprévues. Le nombre des vaisseaux marchands, ce signe infaillible de la prospérité d'une nation commerçante, doubla en peu d'années, et l'on vit avec étonnement ces mêmes négociants de Bristol, qui trafiquaient principalement avec les colonies américaines et qui encore, à la fin de la guerre, avaient annoncé au Parlement, dans une séance solennelle, que si l'indépendance était prononcée il faudrait fermer leur port, on les vit, dis-je, demander un bill pour être autorisés à l'agrandir189!»
Que restait-il donc pour séparer les deux peuples? Une certaine rancune des hostilités subies et de la rupture imposée, mais les vestiges de cette rancune ont disparu bien vite devant la communauté des intérêts. Les relations des deux nations sont devenues, comme l'affirmait déjà en 1820 d'une façon officielle lord Canning au représentant des États-Unis, celle «d'une mère et de sa fille», et leur rôle, remarquons bien ceci, est de «marcher côte à côte pour faire face au reste du monde190».
Les pénibles souvenirs de la guerre sont tout à fait effacés; les tendances et les sympathies anglaises se manifestent de plus en plus dans la presse, dans la littérature et dans la politique américaines. Bien mieux, la guerre d'indépendance est non seulement pardonnée, mais presque glorifiée par les Anglais eux-mêmes, et George Washington, le rebelle de 1774, est honoré par des écrivains anglais, des historiens, professeurs dans les fameuses Universités d'Oxford et de Cambridge (ces vieilles forteresses, ces solides remparts de l'esprit anglais), comme un héros que l'Angleterre doit revendiquer et dont les actions ont contribué à sa grandeur et à son expansion!
«George Washington, Expander of England!» tel est le titre d'une conférence faite le 22 février 1886 à l'Université d'Oxford par le célèbre professeur Freeman, auteur de plusieurs travaux historiques fort sérieux et bien connus en France. «George Washington et ses compagnons»,--j'emprunte ici les expressions mêmes du professeur,--«en travaillant au démembrement de l'empire anglais, ont travaillé à l'expansion de l'Angleterre!» et le conférencier explique ainsi sa pensée: «Sûrement les Anglais de ces treize États qui, par malheur, eurent à combattre l'Angleterre pour avoir le droit d'être Anglais et de jouir de tous les privilèges de ce titre, n'ont pas pu cesser d'être Anglais justement parce qu'ils ont conquis ces droits. Leurs pays sont devenus des colonies du peuple anglais dans un sens bien plus vrai depuis qu'ils ont cessé d'être des dépendances de l'Angleterre.
«Voyez la bannière des États-Unis, comptez les étoiles qui la constellent, représentant chacune un des États de la Confédération, nommez-les par leur nom: le nom de chacune d'elles est celui d'une libre république du peuple anglais! Ne voyez-vous pas là l'expansion de l'Angleterre dans sa forme la plus haute? Tant qu'elles ont dépendu de l'Angleterre, ces provinces sont demeurées timidement enfermées entre l'Océan et la barrière des monts Alleghanis. Devenues indépendantes, elles ont trouvé ces frontières trop étroites, elles sont allées de l'avant et ont pris possession du continent, elles ont porté avec elles notre commune langue et notre commune loi au delà des montagnes, au delà des fleuves, au delà de montagnes plus grandes encore, au delà de l'Océan lui-même, jusqu'à ces extrêmes frontières d'Amérique qui de loin regardent l'Asie!
«Nous sommes fiers aujourd'hui d'écrire l'histoire des Anglais en Amérique. D'autres plumes dans l'avenir auront à écrire celle des Anglais en Australie et celle des Anglais en Afrique... Je ne verrai peut-être pas ce jour, mais la plupart d'entre vous le verront sans doute (il s'adressait aux étudiants), où l'œuvre de Washington sera répétée, mais d'une façon pacifique et sans effusion de sang, alors que, à côté du Royaume de la Grande-Bretagne et des États-Unis d'Amérique pourront se dresser comme des «homes» anglais indépendants les États-Unis d'Australie, les États-Unis de l'Afrique du Sud et les États-Unis de la Nouvelle-Zélande, tous liés les uns aux autres par des liens communs et fraternels, unis aussi à leur commune mère par une loyale reconnaissance sans lui être politiquement soumis191.»
Voilà les larges idées dont s'imprègne, dans les universités192, dans celle de Cambridge, où domine l'esprit whig, aussi bien qu'à Oxford, où règne l'esprit tory, la jeunesse anglaise, la nation de demain. La jeune école historique s'étonne de l'aveuglement des historiens anglais du commencement du siècle qui, dans l'histoire d'Angleterre au dix-huitième siècle, n'ont aperçu que les luttes politiques et qui, absorbés en entier par les débats du Parlement, ont passé sous silence l'admirable mouvement d'expansion que leur patrie commençait à cette époque.
L'expansion de l'Angleterre, la fraternité du sang, les libres colonies anglaises, ce sont là des expressions qui sont aujourd'hui dans toutes les bouches. Mais qu'on ne croie pas que cette satisfaction platonique soit le seul avantage qu'attendent les Anglais.
Certes, c'est quelque chose que cette puissance morale que donne à la patrie la présence sur tous les points du globe de nations issues d'elle, reliées à elle par des liens plus ou moins relâchés au point de vue politique, mais fort étroits encore au point de vue plus important des mœurs et des idées. Le peuple anglais en garde à bon droit une légitime fierté, mais son intérêt y trouve son compte en même temps que son orgueil. Les relations commerciales survivent au relâchement et même à la rupture du lien colonial. Bien qu'elles soient depuis longtemps absolument émancipées au point de vue économique, bien que toutes elles soient libres de régler elles-mêmes et leur régime commercial et leurs tarifs douaniers, les colonies anglaises demeurent, en fait, en étroites relations d'affaires avec la métropole.
Pour les États-Unis eux-mêmes, c'est encore avec l'Angleterre que se fait la moitié de leur commerce total193.
En même temps qu'une augmentation de puissance morale, en même temps qu'une augmentation de richesses, ces colonies indépendantes ne procurent-elles pas à l'Angleterre une augmentation de puissance matérielle, leurs intérêts commerciaux se confondant avec les siens, ne demeureront-elles pas nécessairement des alliées naturelles dans tous les conflits qui pourraient se produire?
Le principe de l'indépendance coloniale n'est plus contesté par personne en Angleterre, et ceux que leurs tendances entraîneraient le plus à des idées de centralisation, les partisans eux-mêmes du projet un peu chimérique de Fédération impériale ne vont pas au delà, dans leurs plans les plus audacieux, de réclamer la formation, entre toutes les colonies, d'une sorte de ligue qui ne restreindrait en rien l'autonomie particulière de chacune d'elles, et n'ajouterait pas grand chose au lien moral, mais indiscutable, qui existe déjà.
Quelle différence avec les idées qui ont cours en France! et quel est celui de nos publicistes ou de nos hommes politiques qui oserait, comme le font chaque jour pour leurs colonies les publicistes et les hommes d'État anglais les plus autorisés, émettre seulement la possibilité de l'indépendance future des colonies françaises?
Entre deux conceptions si opposées de l'expansion coloniale, l'histoire tout entière, la puissance de l'Angleterre, son influence dans le monde, nous disent quelle est la bonne.
Le Français qui aime son pays et voudrait le voir grand parmi les nations s'afflige, en parcourant des yeux la carte de l'univers, d'y trouver trop peu de ces «libres colonies du peuple français», par lesquelles se propage «notre langue, nos mœurs, nos institutions et notre religion, jusqu'aux extrémités de la terre», de ces libres nations que les Anglais, eux, ont semées tout autour du globe et dont ils sont si fiers.
Sur quelques points pourtant le patriote français peut, lui aussi, arrêter avec fierté son regard. La France elle-même a donné naissance à de jeunes nations qui comptent parmi les plus avancées, les plus actives, et qu'elle peut revendiquer avec orgueil. La plus belle, la plus grande et la plus prospère d'entre elles, c'est ce Canada français qu'a méprisé Voltaire, mais que nous retrouvons aujourd'hui grand, glorieux, et toujours fier de son ancienne patrie. Séparé d'elle à jamais par les liens politiques, il lui demeure uni par les liens bien plus forts de l'histoire et du patriotisme. Si l'on peut relever dans une partie de la presse canadienne des attaques à l'adresse des institutions gouvernementales qu'à tort ou à raison il nous a plu de nous donner, ces polémiques ne diffèrent en rien de celles dont la moitié de notre presse elle-même accable ces institutions. Pouvons-nous faire un reproche aux Canadiens de dire de nous ce que nous en disons nous-mêmes? Jusque dans leurs attaques ils demeurent Français. Leurs divisions, leurs luttes, leurs inimitiés ne sont pas autres que les nôtres; vous pouvez, près de beaucoup d'entre eux, dire tout le mal que vous voudrez du gouvernement français, mais auprès d'aucun ne dites de mal de la France!
«Notre destinée, dit M. Chauveau, séparée depuis si longtemps de la sienne, s'y rattache encore par des liens mystérieux et invisibles; que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous ne pouvons nous empêcher de nous réjouir avec elle, de nous affliger avec elle, de nous humilier avec elle, et, s'il nous échappe quelques paroles amères à son adresse, elles sont dues à notre amour qui nous fait sentir, comme si elles étaient faites à nous-mêmes, les mutilations qu'elle s'inflige dans le délire des révolutions.»
Ces sentiments, rien ne les déracinera du cœur des Canadiens; vouons donc à leur patrie un amour égal à celui qu'ils conservent à la nôtre. Ces deux patries d'ailleurs ne sont-elles pas communes, et le Canada français n'est-il pas resté, malgré la conquête, la plus belle, non pas des possessions françaises, mais des «libres colonies du peuple français»?
Une terre où résonne notre langue, où le culte de la France est si pieusement gardé, n'est-elle pas une terre française bien plus que celles que nous conquérons et que nous gouvernons sans y implanter notre race et y propager notre sang?
Tâchons de nous pénétrer des larges idées de nos voisins; cessons de croire que là où est l'hôtel du gouverneur et la caserne, où sont la direction des douanes, les bureaux et les administrations, là est la colonie. Non: la colonie est là où est le peuple, là où sont les colons. Si le peuple est français, quels que soient les liens de protectorat politique qui l'attachent à une nation étrangère, c'est là, dans le vrai sens du mot, une colonie française. A ce titre, réjouissons-nous de la formation de la jeune nation canadienne; elle fait partie de la patrie française, applaudissons à ses progrès et efforçons-nous de les encourager.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
ORIGINES ET ÉVOLUTION HISTORIQUE DE LA NATION CANADIENNE
LES ORIGINES.
François Ier et Jacques Cartier.--Henri IV et Champlain.--Le fort de Québec.--Mesures coloniales de Colbert.--Peuplement.--Convois de colons.--Le régiment de Carignan.--Colonisation militaire.--Les mariages.--Explorations et découvertes.--Le Mississipi.--Marquette et Joliet.--Cavelier de la Salle.
LA COLONISATION.
Défrichements.--Concessions de terres.--Système seigneurial.--Condition sociale des seigneurs canadiens.--Leurs droits et leurs devoirs.--Obligation du moulin banal.--Droits et devoirs des censitaires.--Existence laborieuse des seigneurs canadiens.--Défaut de la colonisation française.--La centralisation.
PERTE DE LA COLONIE.
Les mesures de Colbert sont abandonnées au dix-huitième siècle.--Projets de M. de la Galissonnière sur la vallée du Mississipi écartés.--La guerre de Sept ans.--Mme de Pompadour et la politique continentale.--Situation désespérée du Canada.--La catastrophe.--Mort de Montcalm.--La capitulation et la paix de 1763.
L'ANGLETERRE S'ATTACHE LES CANADIENS. LA FRANCE LES OUBLIE (1763-1778).
Humiliation de la France.--Incroyable indifférence de l'opinion publique.--Quel appui demeure aux Canadiens?--Le clergé.--La révolte des colonies anglaises d'Amérique force la générosité de l'Angleterre envers les Canadiens.--L'acte de Québec, 1774.--Étrange engouement des Français pour la liberté américaine.--Tout pour les Américains, rien pour les Canadiens.--Étonnement des Anglais devant la politique française.--Par le traité d'alliance de 1778 avec la République américaine, la France s'engage à ne pas reprendre le Canada!.
DES RIVAUX AUX CANADIENS.--LES LOYALISTES (1778-1791).
Formation de cantons anglais sur les confins du territoire occupé par les Canadiens-Français.--Rivalité des deux populations.--Nécessité de ménager l'une et l'autre.--Projet de Pitt.--Formation de deux provinces.--Constitution de 1791.--Le clergé catholique rallié au gouvernement anglais.
GAULOIS CONTRE SAXONS.--LA RÉVOLTE DE 1837.
Opposition de l'oligarchie anglaise du Canada à la constitution de 1791.--Contraste entre la politique généreuse du gouvernement anglais et la haine de cette oligarchie contre les Canadiens.--Systématiquement écartés du pouvoir, les hommes d'action canadiens deviennent des hommes d'opposition.--Papineau.--Exaspération des esprits.--Révolte de 1837.--Les Canadiens trouvent en Angleterre de généreux défenseurs.--Lord Gosford et lord Brougham.--Répressions sanglantes au Canada.--Excitations haineuses de la presse: «Balayons les Canadiens de la surface de la terre.»--Les gibets.--La sympathie se réveille en France pour les Canadiens.--La Gazette de France.--Les Canadiens ont un drapeau!
MALGRÉ LA RÉPRESSION, LES CANADIENS PROGRESSENT. RÉGIME DE L'UNION DES PROVINCES (1840-1867).
Constitution adoptée en 1840 dans le but avoué d'anéantir l'influence des Canadiens-Français.--Triple injustice de cette constitution.--L'influence politique des Canadiens n'en est pas atteinte.--Gouvernement généreux de lord Elgin.--Fureur de l'oligarchie anglaise: «Ceux qu'on voulait écraser dominent!»--Le maintien de l'Union des provinces devient impossible.--Recherche d'une solution.--Organisation de la Confédération des colonies anglaises de l'Amérique du Nord.--Les Canadiens y entrent, non plus en vaincus, mais en égaux.
L'AUTONOMIE DU DOMINION.
Sir John A. Macdonald et son œuvre.--La Confédération.--Sa constitution.--Indépendance presque absolue vis-à-vis de l'Angleterre.
L'AUTONOMIE DES CANADIENS-FRANÇAIS. LA PROVINCE DE QUÉBEC.
Étendue des pouvoirs réservés aux provinces.--Autonomie de la province de Québec vis-à-vis du gouvernement fédéral.--Les Canadien-Français chez eux.
DEUXIÈME PARTIE
ÉTAT ACTUEL, AU POINT DE VUE MATÉRIEL ET MORAL, DE LA NATION CANADIENNE TERRITOIRE--POPULATION--SENTIMENT NATIONAL
LE TERRITOIRE DES CANADIENS ET SA RICHESSE.
Étendue.--Grandes villes.--Québec et Montréal.--Beauté du Saint-Laurent.--Lacs, forêts, montagnes, rivières.
LA FORÊT ET LES FORESTIERS.
Importance de l'exploitation forestière.--La vallée du Haut-Ottawa.--Vie des bûcherons canadiens.--Un chantier.--Produits de la forêt.--Le dravage et les cages de bois.--Les scieries d'Ottawa et de Hull.
LE PRÊTRE COLONISATEUR ET LE COLON.
Zèle pour la colonisation.--Œuvre patriotique et religieuse.--Mgr Labelle.--Courageuse persévérance du colon canadien.--Difficulté des défrichements.--Moyens employés.--Rancune du colon contre la forêt.
LA LÉGISLATION FAVORISE LA COLONISATION.
Lois relatives à la propriété.--Suppression du système seigneurial (1854).--Mode de concession des terres.--Conditions imposées aux colons.--Garanties et avantages qui leur sont assurés.--Régime municipal.
MARCHE DE LA COLONISATION.
Richesse des anciennes paroisses.--Contrées récemment colonisées: lac Saint-Jean, le Témiscamingue, presqu'île de Gaspé..
INDUSTRIE ET COMMERCE.
Importance du mouvement commercial.--Principales industries.--La province de Québec détient l'entrée du Canada.--Elle est maîtresse du commerce de transit.--Voies de communication.--Navigation maritime et fluviale.--Chemins de fer.--Le territoire occupé par les Canadiens-Français est propre au développement d'une grande nation.
POPULATION CANADIENNE FRANÇAISE DANS LES PROVINCES DE QUÉBEC ET D'ONTARIO.
Accroissement merveilleux de la population canadienne-française.--Chiffres donnés par les statistiques.--Aveux des Anglais.
LES ACADIENS.
Populations françaises des provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.--Origine et histoire des Acadiens.--Persécutions surmontées.--Leur état actuel.
POPULATIONS FRANÇAISES DU MANITOBA ET DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST.
L'Ouest des Grands Lacs.--Description de la prairie.--La traite des fourrures.--Rivalité des compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest.--Les Indiens et les voyageurs.--Formation de la race métisse.--Les métis français, leur fierté.--Entrée des territoires de l'Ouest dans la Confédération.--Louis Riel.--La province de Manitoba.--État actuel des populations françaises.--Les territoires d'Assiniboïa, Alberta et Saskatchewan.--Nouvelle révolte des métis.--Supplice de Riel.--Persécutions actuelles contre l'élément français.
AUX ÉTATS-UNIS, LES CANADIENS DE L'OUEST.
L'émigration des Canadiens aux États-Unis.--L'Ouest américain a été une terre française.--Depuis la conquête anglaise les Canadiens ont continué à s'y porter.--Les Canadiens à Chicago.--A Dubuque.--A Milwaukee, à Saint-Paul, etc.--Rude existence des Canadiens de l'Ouest.--Saint-Paul en 1852.--Les traîneaux à chiens.--État actuel des populations canadiennes de l'ouest des États-Unis.
CANADIENS DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.
Leur vie est moins aventureuse que celle des Canadiens de l'Ouest, mais ils s'établissent d'une façon plus solide dans le pays.--Leurs progrès constatés par les Américains eux-mêmes.--Décadence de la population de souche américaine.--Influence générale des Canadiens dans l'Union.
PATRIOTISME ET SENTIMENT NATIONAL DES CANADIENS.
Il résulte de leur histoire même.--Amour du sol et sentiment particulariste manifesté déjà sous la domination française.--Rivalité du marquis de Vaudreuil, Canadien d'origine, et de Montcalm.--La conquête anglaise fortifie le sentiment français dans le cœur des Canadiens.--Les héros canadiens.--Cartier et Champlain.--Héros religieux: les missionnaires et les martyrs. La vénérable Marie de l'Incarnation.--Héros militaires: d'Iberville et les sept frères Le Moyne.--Les Varennes de la Vérandrye.--Héros contemporains: le colonel de Salaberry et la défense de Châteauguay en 1812.--Les victimes politiques de 1838.--Monuments élevés par les Canadiens à toutes leurs gloires nationales.
LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA.
L'instruction publique dans la province de Québec.--Système scolaire.--La langue populaire.--Anglicismes et canadianismes.--Le langage parlementaire.--Il est légitime d'adopter les mots qui manquent en français.
LA LITTÉRATURE CANADIENNE.--LES HISTORIENS.
Respect des Canadiens pour leur histoire.--L'historien national Garneau.--Naissance de sa vocation et but de son livre.--«Effacer le nom de peuple conquis!»--Les continuateurs de l'œuvre patriotique de Garneau.
ROMANCIERS ET POÈTES.
Tendance unanime des romanciers et des poètes canadiens.--Célébrer la gloire et la beauté de la patrie canadienne.--Romans historiques.--Peinture des mœurs canadiennes.--Souvenirs de la France dans la poésie canadienne.--Poésie populaire: les vieilles chansons.--Succès de la littérature canadienne.
MISSION PROVIDENTIELLE.
La foi en une mission providentielle à remplir en Amérique est l'aliment le plus fort du patriotisme des Canadiens.--Remplir dans le nouveau monde le rôle civilisateur de la France en Europe.--Dans un milieu voué aux préoccupations matérielles, enseigner le culte des arts et de l'idéal.--Répandre la foi catholique sur un monde qui se crée.
TROISIÈME PARTIE
AVENIR DE LA NATION CANADIENNE.
DESTINÉE POLITIQUE ET SOCIALE.
L'union politique du Canada avec l'Angleterre n'est que temporaire.--Opinion des hommes d'État anglais.--Hypothèses d'avenir: Fédération impériale, indépendance ou annexion aux États-Unis?--Opinion des conservateurs et des libéraux canadiens.--Les Américains désirent-ils s'annexer le Canada?--Quelle serait la solution la plus favorable aux intérêts des Canadiens français?--Confiance des Canadiens dans leur avenir.--La France américaine.
LA NATION CANADIENNE COMPTE ENCORE DANS LA PATRIE FRANÇAISE.
La patrie s'élargit avec le perfectionnement des voies de communication.--La conquête du monde depuis deux siècles.--Fausse politique de la France au dix-huitième siècle.--Elle perd l'empire du monde.--Mauvaise direction de l'opinion publique.--Étroites idées de l'École philosophique sur les colonies et la politique coloniale.--Opinions de Montesquieu.--Un ennemi personnel du Canada: Voltaire.--M. de Sacy et l'Encyclopédie.--Formidable expansion de la patrie anglaise.--Larges idées des Anglais.--Répandre à travers le monde de libres nations, de leur sang, de leur langue et de leur religion.--Opinions de M. Gladstone.--Opinions des Universités d'Oxford et de Cambridge.--Étroites idées des Français sur la centralisation des colonies.--Efforçons-nous de les élargir.--Toute terre où l'on parle français est une terre française.--Les Canadiens sont toujours français.