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La Nation canadienne: Étude Historique sur les Populations Françaises du Nord de L'Amérique

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CHAPITRE VIII

L'AUTONOMIE DES CANADIENS.
LE DOMINION (1867).

Toute grande œuvre politique a son grand homme. Sans Cavour, pas de royaume d'Italie; sans Bismarck, pas d'empire d'Allemagne. La Confédération canadienne--toutes proportions gardées--a, elle aussi, son fondateur.

Ministre presque sans interruption pendant plus de trente ans, sir John A. Macdonald est un type curieux et tient de beaucoup la première place parmi les hommes d'État anglais du Canada.

Ayant dans la conscience la souplesse qui tourne les obstacles, et dans la volonté la fermeté d'acier qui les brise; voyant clairement le but à atteindre, y marchant droit ou par un détour, suivant la nature des difficultés qui se présentaient sur sa route; assez habile et insinuant pour réunir sous sa bannière les ennemis les plus irréconciliables et les faire combattre côte à côte pour sa propre cause; idole du parti antifrançais et anticatholique des Orangistes, auxquels il accorda toujours une protection efficace, suivi aussi par les catholiques, auxquels il ne ménagea jamais les paroles ni les promesses; cachant une volonté de fer sous une physionomie souriante et simple, sir John avait l'étoffe d'un véritable politique.

Son œuvre fut digne de son talent: un État grand comme l'Europe entière, baigné par deux océans, et traversé par la voie ferrée la plus étendue de l'univers, certes, c'est là une création dont plus d'un serait fier.

De sang écossais, il naquit à Glasgow en 1815. Il était fils d'un yeoman (petit propriétaire) du Sutherlandshire, qui émigra au Canada vers 1820, et se fixa avec sa famille à Kingston (Ontario). Élevé au collège de cette ville, le jeune Macdonald fit ses études de droit et entra au barreau en 1836. Dès 1839, à l'âge de vingt-quatre ans, il se faisait connaître comme avocat par la défense, restée célèbre, d'un aventurier allemand, von Schultz, qui pendant trois ans avait terrorisé le pays à la tête d'une bande de maraudeurs. Enfin, en 1844, il débutait dans la vie politique comme représentant de la ville de Kingston à l'Assemblée législative du Canada. Il s'imposa dès lors comme un des chefs du parti conservateur, et figura, à partir de 1847, dans plusieurs ministères. En 1864 enfin, il prit la présidence du cabinet qui élabora et fit réussir le projet de Confédération canadienne.

Aux quatre provinces entrées tout d'abord dans la confédération: Ontario, Québec, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse, il réussit bientôt à en ajouter d'autres. En ouvrant, le 7 novembre 1867, la première session du Parlement canadien, le gouverneur général, lord Monck, avait tracé, pour ainsi dire, un programme et marqué un but à la nouvelle nation: «J'espère et je crois, avait-il dit, qu'elle étendra ses frontières de l'Atlantique au Pacifique54.» Sir John Macdonald ne tarda pas à réaliser ce programme et à atteindre ce but.

Note 54: (retour) Annual Register, 1867, p. 282, discours de lord Monck.

Avec la puissante compagnie de la Baie d'Hudson, il négocie dès 1869 l'achat des vastes territoires de l'Ouest, et y organise en 1870 la nouvelle province de Manitoba. C'était un pas immense fait par le nouvel État vers le Pacifique; mais les Montagnes Rocheuses l'en séparaient encore. L'année suivante, sir John les lui fait franchir, en obtenant l'adhésion de la Colombie britannique à la Confédération. En 1873 enfin, il y ajoute l'île du prince Édouard, qui porte à sept le nombre des provinces, et complète un territoire s'étendant sans interruption des bords de l'Atlantique à ceux du Pacifique, de l'embouchure du Saint-Laurent à l'île de Vancouver!

Restreint autrefois aux contrées limitrophes du Saint-Laurent, le nom de Canada embrasse aujourd'hui la moitié du continent américain, et le titre même de Dominion, imposé par ses fondateurs au nouvel État, montre bien quelles brillantes destinées ils espéraient pour lui.

La vie entière de sir John a été, depuis 1867, consacrée à la consolidation de son œuvre. Maintenu constamment aux affaires par une imposante majorité dans les Chambres,--sauf une courte période, de 1872 à 1878, durant laquelle le parti libéral s'éleva et se maintint au pouvoir,--il eut le temps de développer toute son énergie et tous ses talents. Sa persévérante volonté réussit à mener à bien la grande et difficile entreprise du chemin de fer Transcontinental. C'est grâce à lui qu'en 1886, le Canadian Pacific Railway, le C. P. R. comme on dit au Canada, faisait franchir à ses locomotives les cols abrupts perdus dans les glaciers des Montagnes Rocheuses, reliant par une ligne de quatre mille kilomètres la ville de Québec à celle de Vancouver!

En même temps qu'il ouvrait de grandes voies au commerce, sir John, par une politique étroitement protectionniste,--que tous n'admirent pas, mais dont tous reconnaissent l'énergie,--s'efforçait de développer les ressources industrielles du pays. Il n'a cessé de déployer en toute matière une infatigable activité, et sa mort, arrivée à Ottawa le 6 juin 1891, a été accueillie comme un deuil national par le parti conservateur tout entier. En mémoire de ses services, la reine Victoria a conféré à sa veuve le titre de comtesse de Earncliffe55.

Note 55: (retour) Sir John A. Macdonald a été marié deux fois, d'abord à Isabelle Clarke, de Darnavert (Invernesshire), qui mourut en 1856, puis à Agnès-Suzanne Bernard, fille de l'hon. T. J. Bernard, membre du Conseil privé de Sa Majesté à la Jamaïque. (Annual Register, 1891.)

La Confédération, cet édifice tout neuf, composé d'éléments un peu hétérogènes laborieusement réunis, survivra-t-il au puissant architecte qui l'avait construit? Ce qui pourrait inspirer des craintes à cet égard, c'est que les élections fédérales, surtout depuis la mort de sir John, semblent indiquer une diminution constante dans la majorité conservatrice, seul soutien de la Constitution, que le parti libéral s'efforce au contraire de battre en brèche.

Quoi qu'il en soit, et quel que doive être le destin du Dominion, il est intéressant d'en connaître la Constitution et de savoir quel degré d'autonomie lui est laissé dans ses rapports avec l'Angleterre; quelle autonomie il laisse lui-même aux provinces, et spécialement à la province française de Québec.

La Constitution canadienne de 1867 est à la fois une imitation de la constitution anglaise et de celle des États-Unis. A l'Angleterre elle a emprunté son système de responsabilité ministérielle, aux États-Unis leur organisation fédérale.

Le pouvoir exécutif est exercé par le gouverneur général. Il représente la Reine; en cette qualité il agit comme un souverain constitutionnel et garde une rigoureuse impartialité entre les partis, prenant invariablement ses ministres dans la majorité des Chambres. Toujours choisis parmi les hommes d'État les plus en vue, et parmi les plus grands noms de la pairie anglaise, les gouverneurs qui se sont succédé depuis 1867 ont été, après lord Monck, le marquis de Lansdowne, le marquis de Lorne, lord Dufferin, lord Stanley et aujourd'hui enfin lord Aberdeen.

Dans les provinces, les lieutenants gouverneurs, nommés par le gouverneur général, sont eux aussi les représentants du pouvoir exécutif, et agissent de la même façon quant au choix des ministres et à l'exercice de la responsabilité ministérielle.

Ainsi, deux hiérarchies de gouvernements: le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, l'un à peu près indépendant en fait du gouvernement anglais, les autres jouissant, vis-à-vis du gouvernement fédéral, d'une large autonomie.

Sur le Dominion, l'Angleterre ne fait guère sentir sa suprématie que par la nomination du gouverneur; tous ses droits souverains, elle les a abandonnés à sa colonie. Elle n'en a retenu qu'un seul, celui de présider à ses relations extérieures; encore l'exerce-t-elle avec une remarquable modération, et, bien que les agents diplomatiques et consulaires anglais soient seuls chargés, d'une façon officielle, de la représentation des intérêts coloniaux à l'étranger, le gouvernement canadien entretient cependant à Paris et à Londres deux agents, qui, avec le titre de Commissaires généraux, sont chargés de veiller, d'une façon plus directe, aux intérêts de leurs compatriotes56.

Note 56: (retour) Le commissaire général du Canada à Paris est M. Fabre, si sympathiquement connu de tous.

Bien mieux encore: dans toute affaire diplomatique où les intérêts canadiens peuvent être en jeu, l'Angleterre a depuis longtemps reconnu en pratique le droit, pour sa colonie, d'être consultée et de participer aux négociations. Dans les négociations des traités de Washington en 1871 et en 1888, relativement aux pêcheries de Behring (et dont les clauses, restées sans exécution de la part des États-Unis, ont été remplacées par celles de la sentence internationale récemment rendue à Paris),--le Canada avait chaque fois été représenté par un de ses hommes d'État les plus habiles: par sir John A. Macdonald en 1871, par sir Charles Tupper en 1888.

Tous les traités intéressant le Canada doivent être ratifiés par son Parlement aussi bien que par le Parlement impérial, et dans les traités eux-mêmes présentant un intérêt général pour l'empire britannique, l'Angleterre a soin, la plupart du temps, de stipuler qu'ils ne seront appliquables à ses colonies qu'autant que leurs clauses ne seraient pas en opposition avec la législation de ces colonies au moment de la signature57.

Note 57: (retour) Bourinot, Federal government in Canada. John Hopkins University, Studies, Baltimore, octobre 1889.

Non contents d'avoir, à Paris et à Londres, des représentants officieux, les Canadiens aspirent à en avoir dans tous les pays étrangers, et voudraient faire reconnaître par la métropole elle-même leur caractère diplomatique. Durant la session de 1892, le Parlement canadien a adopté une résolution tendant à ce que «des négociations soient entamées avec le gouvernement de Sa Majesté afin de procurer au Canada une représentation plus complète de ses intérêts à Washington et dans les capitales des autres pays où cette représentation pourrait être avantageuse. En tant--ajoute la motion--que cela pourra être compatible avec le maintien des relations qui doivent exister entre la Grande-Bretagne et le Canada58

Note 58: (retour) La Patrie (journal de Montréal), 24 septembre 1892.

Depuis longtemps le Canada n'a plus de garnison anglaise, sauf dans la seule forteresse d'Halifax, où se trouve encore un régiment. Toutes les autres villes, même fortifiées, et Québec entre autres, n'ont plus dans leurs murs que les milices du pays.

Bien plus encore qu'au point de vue diplomatique et militaire, c'est dans ses relations économiques avec la métropole que se manifeste d'une façon claire l'indépendance du Canada. Lorsqu'on 1879 sir John A. Macdonald inaugura sa politique protectionniste, et fit voter un tarif douanier assez élevé, l'Angleterre s'en trouva frappée à l'égal des nations étrangères; nulle exception ne fut faite en sa faveur, et elle dut subir la loi commune.

Certes, cette politique n'a pas été sans causer en Angleterre quelque dépit; mais quand, à la Chambre des communes, un député s'adressa au gouvernement pour lui demander de désapprouver la loi et de mettre obstacle à son application, le ministre des colonies fut forcé de répondre que la mesure en question ne sortait pas de la limite des droits garantis au Canada par sa constitution, et il ajouta que, quelque regret qu'on pût ressentir de lui voir adopter un système économique si contraire à celui de la métropole et à ses intérêts, toute opposition et toute entrave seraient impossibles et injustifiables59.

Note 59: (retour) Bourinot, Federal government in Canada, et Hansard, Parliamentary debates, vol. CCXLIV, p. 1, 311.

Si libre, si indépendant en tout de la métropole, le Dominion est en somme aujourd'hui une véritable république, presque autonome, sous le protectorat bienveillant et peu onéreux de la couronne d'Angleterre. C'est là la meilleure et la plus exacte définition qu'on en puisse donner.



CHAPITRE IX

L'AUTONOMIE DES CANADIENS-FRANÇAIS.
LA PROVINCE DE QUÉBEC.

Dans l'État, presque indépendant, que nous venons de décrire, quelle place tiennent les Canadiens-Français? Leur autonomie dans la province de Québec est aussi grande que celle du Dominion vis-à-vis du gouvernement anglais; elle leur permet de conserver intactes leurs traditions, leurs mœurs, leurs institutions et leurs lois.

Formant les quatre cinquièmes de la population de Québec, ils y sont, dans les limites de la Constitution, à peu près tout-puissants, et cette constitution est fort large. Tous les intérêts locaux sont laissés à la province. Le gouvernement fédéral ne fait sentir son autorité que dans les affaires d'intérêt général, telles que le régime douanier, les postes et télégraphes, la milice, la navigation, les monnaies et les lois criminelles.

Quant à la législation civile, à l'administration de la justice, aux institutions municipales, aux travaux publics provinciaux, au domaine public (les terres de la couronne, suivant l'expression officielle), à l'instruction publique, et à la constitution provinciale elle-même, tout cela reste dans la compétence de la province.

La province de Québec, en somme, est dès aujourd'hui, et non seulement au point de vue des mœurs et de la langue, mais même au point de vue politique, un petit État français.

Elle s'est donné une législation civile toute française par ses sources, puisqu'elle a été tirée en grande partie de la Coutume de Paris en usage dans l'ancien Canada, mais remaniée et modernisée dans les données de notre Code civil.

Son Parlement, aussi bien la Chambre haute (ou Conseil législatif), nommée par le lieutenant gouverneur, que la Chambre basse (ou Assemblée législative), nommée au suffrage universel, se compose à peu près exclusivement de Canadiens-Français; sur les soixante-cinq membres de l'Assemblée législative, on ne compte guère qu'une dizaine d'Anglais.

En somme, ce Parlement est un petit parlement français, toutes les discussions à peu près s'y font en français et, ajoutons-le, à la française, avec cette pointe de vivacité qui caractérise les nôtres. L'étiquette et la procédure parlementaires ont beau être empruntées à l'Angleterre, le président a beau s'appeler M. l'Orateur, un huissier de la Verge noire sorte de personnage sacramentel, la Masse d'arme elle-même qui, soi-disant, représente l'autorité de la Reine, ont beau donner aux apparences comme une sorte de vernis britannique, les hommes et leurs actes sont bien français.

La rapidité même avec laquelle se succèdent les ministères ne suffirait-elle pas à montrer que nos frères d'Amérique n'ont rien perdu de la promptitude de notre caractère? Dans l'exercice du gouvernement parlementaire, les Canadiens n'ont pu apporter cette patience et ce calme propres aux Anglo-Saxons; ils y mettent un peu de cette ardeur française, dont leurs concitoyens anglais leur font un reproche, mais qui, après tout, n'est peut-être pas un défaut.

Libéraux et conservateurs se disputent le pouvoir avec acharnement, et l'occupent tour à tour avec une remarquable périodicité. Bien mieux que des changements de ministères, les Canadiens ont eu, eux aussi, leurs coups d'État,--sans effusion de sang, grâce à Dieu! Déjà deux fois depuis 1867, les lieutenants gouverneurs ont, de leur propre autorité, renvoyé des ministres possédant la confiance du Parlement, et dissous le Parlement lui-même pour procéder à de nouvelles élections. C'est ce que fit en 1878, en faveur du parti libéral, M. Letellier de Saint-Just, et en 1892, M. Angers, en faveur du parti conservateur.

Mais ces luttes de parti n'altèrent en rien l'union nationale. Libéraux et conservateurs, divisés sur des détails de politique et d'intérêt, demeurent unis sur les points essentiels. Les uns et les autres sont également d'ardents défenseurs de l'idée catholique et de la nationalité française.

Cette unanimité s'est manifestée, il y a quelques années, lorsqu'on 1885, à la suite de la rébellion des métis français du Nord-Ouest, le gouvernement fédéral sévit contre les révoltés avec une sévérité qui put faire supposer qu'il poursuivait en eux les représentants de la race française plus que les rebelles. A la nouvelle du supplice de Louis Riel, la province de Québec tout entière fut unanime; libéraux et conservateurs oublièrent leurs querelles et, sous la direction d'un homme politique habile qui prit la tête du mouvement, s'unirent en un seul parti sous le nom de Parti national. Grâce à l'influence de l'auteur de cette fusion (M. Mercier, qui devint premier ministre de la province), la concorde dura quelques années. Mais la question Riel finit par tomber dans l'oubli, les luttes de parti reprirent, et ont eu dernièrement leur conclusion par la chute du cabinet Mercier, remplacé par M. de Boucherville.

Querelles de famille que ces luttes; arrive de nouveau un danger, ou même l'apparence d'un danger national, tous les partis s'uniraient de nouveau.

Cette suprématie de l'élément français, les Anglais de la province sont bien obligés de la subir; ils le font sans récriminations et, sauf quelques rares exceptions, se montrent satisfaits de la liberté absolue de conscience qui leur est laissée comme protestants, et de la part équitable, généreuse même, qui leur est faite dans la répartition des fonctions publiques. Un député anglais a beau s'écrier parfois dans l'Assemblée législative «que ce n'est pas par tolérance que la population anglaise se trouve dans la province de Québec et qu'elle y restera en dépit de tous60»; ce sont là des fanfaronnades que personne ne relève parce qu'elles n'ont aucune portée. Personne, en effet, parmi les Canadiens-Français, ne conteste à la population anglaise le droit de demeurer dans la province, et ce n'est pas leur faute si, de l'aveu de tous, elle y est en voie de décroissance constante. De ce fait avéré et avoué par eux, les Anglais ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Il est pourtant quelques rares fanatiques qui ne craignent pas d'attribuer à l'action du clergé français la décadence de la population anglaise: «Est-il nécessaire de dire, écrit l'un d'eux,--un journaliste,--que l'introduction du système paroissial dans les cantons anglais de Québec y a apporté la décadence? Un grand nombre d'établissements anglais ont disparu et partout le nombre des Français augmente, au point que les Anglais qui pouvaient commander vingt collèges électoraux il y a vingt-cinq ans, s'y trouvent maintenant en minorité à l'exception de quatre comtés61

Note 60: (retour) Séance du 16 janvier 1890.
Note 61: (retour) Brochure publiée par l'«Equal Rights association for the province of Ontario.»

La plupart des Anglais de Québec montrent un plus équitable esprit, et reconnaissent que le mouvement de diminution de leur population est un mouvement inévitable contre lequel il n'y a pas à récriminer: «Les Anglais partent, les Français arrivent, dit un Anglais, le Dr Dawson... Si les cultivateurs anglais peuvent améliorer leur sort en vendant leurs fermes, il est certainement préférable qu'ils puissent trouver des acquéreurs62

Note 62: (retour) Cité par M. Honoré Mercier dans sa réponse au pamphlet de l'association des «Equal Rights».

Les Anglais de Québec se résignent, on le voit, de bonne grâce à la situation un peu effacée qu'ils occupent. Mais l'attitude des Anglais d'Ontario est tout autre en présence des progrès des Canadiens. Le dépit non dissimulé de ceux-là égale la sage résignation des premiers.

Il existe, dans la province anglaise, une coterie faisant profession d'un protestantisme intransigeant et haineux, et qui, réunie en une sorte de société secrète sous le nom de Loges orangistes, se plaît à accabler les Canadiens de tous les outrages et de toutes les injustices. Les Orangistes voilent leur fanatisme sous un prétendu dévouement dynastique à la couronne anglaise et sous un patriotisme d'ostentation; mais leur zèle est tenu en haut lieu pour ce qu'il vaut, et leur a plusieurs fois attiré des humiliations officielles.

Lorsqu'on 1860 le prince de Galles fit un voyage au Canada, ayant été averti que les Orangistes de la province d'Ontario préparaient en son honneur des manifestations quelque peu hostiles à l'élément catholique et français, il fit savoir aux autorités, par l'intermédiaire du duc de Newcastle, secrétaire d'État des colonies, qui l'accompagnait, qu'il n'accepterait aucune fête d'un caractère exclusif, et ne mettrait le pied dans aucune ville où les dispositions prises pour le recevoir seraient de nature à blesser les opinions ou les croyances d'une portion quelconque des sujets de la Reine. Dans plusieurs villes, on ne tint aucun compte de cet avertissement. Le prince, qui voyageait en bateau à vapeur, modifia son itinéraire, et passa sans s'y arrêter devant les villes de Kingston et de Bonneville, et les Loges orangistes, rangées sur le quai en grand costume et bannières déployées, autour des arcs de triomphe emblématiques qu'elles avaient préparés, ne purent que poursuivre de leurs murmures le bateau à vapeur qui emportait le prince, sans avoir reçu de lui ni une parole, ni un regard.

Cette coterie orangiste s'émeut quelquefois de la politique suivie par la province de Québec. Le vote en 1888 par le Parlement de la province française, sur l'initiative de M. Mercier, d'une loi restituant aux Jésuites une partie des biens qui leur avaient été confisqués par le gouvernement anglais, a suscité dans ce milieu protestant les plus violentes tempêtes. Les protestants d'Ontario demandèrent au gouvernement fédéral le désaveu de la loi. Dans le cours de la discussion, les Canadiens furent accusés de vouloir arrêter le cours du progrès et remonter aux temps les plus ténébreux d'oppression et d'ignorance; des orateurs, sans doute peu au fait de l'histoire, confondirent dans une réprobation commune les Jésuites, le moyen âge, la tyrannie et le papisme! Bref, comme le dit sir John A. Macdonald, qui, pour cette fois, soutint les Canadiens d'une façon effective, «on eût pu croire, à lire les articles publiés par certains journaux, et à entendre les discours prononcés par certains orateurs, qu'on se trouvait en face d'une invasion des Jésuites comme d'une nouvelle invasion des Huns et des Vandales, qui allait balayer la civilisation du pays63»

Si quelques centaines de mille francs restituées aux Jésuites64,--car les biens eux-mêmes ne leur avaient pas été rendus, mais seulement leur valeur,--soulevaient de pareilles tempêtes, c'est que cette somme minime et qui ne regardait, après tout, que les contribuables de Québec, non pas ceux d'Ontario, c'est que les Jésuites eux-mêmes n'étaient, au fond, que l'accessoire de la question, et que le conflit, bien plus qu'une polémique religieuse, était une lutte nationale entre les deux populations rivales.

Note 63: (retour) Débat sur les biens des Jésuites, Ottawa, 1889. Discours de sir John A. Macdonald.

«La question qui agite l'esprit du peuple, s'écriait un député anglais, M. Charlton, qui crée l'intérêt causé par ce débat, c'est de savoir si la Confédération canadienne sera saxonne ou française... C'est une question d'une grande portée, une question dont nous ne pouvons exagérer l'importance... La tendance à développer en ce pays un sentiment intense de nationalité française, tendance qui s'accentue encore de ce que cette nationalité possède une Église nationale qui, dans son propre intérêt, travaille au développement de ce sentiment national, est une tendance que nous devons tous déplorer, une tendance que nous désirons ne pas voir s'accentuer, une tendance que ceux qui ont à cœur le bien du pays désireraient plutôt voir s'amoindrir et disparaître65

Note 65: (retour) Débat sur les biens des Jésuites. Mars 1889.

Les Orangistes d'Ontario ont beau le déplorer, cette tendance s'accentue et s'accentuera. La nation canadienne-française n'est pas en voie de s'éteindre; elle est, au contraire, tant au point de vue matériel qu'au point de vue moral, en pleine voie d'accroissement et de progrès.



DEUXIÈME PARTIE

ÉTAT ACTUEL, AU POINT DE VUE MATÉRIEL
ET MORAL, DE LA NATION CANADIENNE
TERRITOIRE--POPULATION--SENTIMENT NATIONAL



CHAPITRE X

LE TERRITOIRE DES CANADIENS ET SA RICHESSE.

Nous avons suivi à travers l'histoire les progrès politiques des Canadiens; quelle est aujourd'hui leur situation matérielle? Connaissant le passé, étudions le présent, et voyons quelle est l'étendue et la richesse de leur territoire, le chiffre et la vitalité de leur population.

Le domaine ethnographique des Canadiens s'étend au delà de la province de Québec. Les lignes de démarcation politique ou administrative qui les enserrent, ne sont nullement des barrières pour leur expansion; ils les franchissent de toutes parts, et tout autour de leur province ils ont formé, en territoire étranger, comme une zone de race et de langue française qu'ils élargissent tous les jours.

Ces progrès de la population canadienne à l'encontre de leurs voisins, nous les étudierons plus loin, mais avant de parler des hommes, décrivons le pays: avant les acteurs, le décor!

Pour se développer, une nation doit se nourrir, et son accroissement est intimement subordonné à la richesse productive du pays qu'elle occupe. Quelle est la richesse du territoire des Canadiens; quelle est l'étendue, quels sont les produits de la province de Québec, leur centre et leur citadelle?

La province de Québec, c'est là un nom modeste, relativement aux territoires qu'il désigne. Que ce nom de province ne les fasse pas comparer à ceux de quelque province de France ou d'Europe. La superficie des territoires embrassés par la province de Québec,--669,000 kilomètres carrés,--la France entière ne l'atteint pas, et de tous les États européens, la Russie seule en dépasse le chiffre.

Deux grandes villes, les plus importantes de toute la Confédération canadienne, l'une par le lustre de son histoire, l'autre par le chiffre de sa population et son activité commerciale, sont l'orgueil des Canadiens-Français.

Québec se glorifie de ses souvenirs militaires, et vante avec orgueil ses Frontenac et ses Montcalm. Seule de toutes les cités d'Amérique elle est plus célèbre encore par son histoire que par ses richesses.

Un spectacle admirable attend le voyageur qui débarque à Québec. De l'immense terrasse qui règne sur son rocher, dominée elle-même par les murailles de la citadelle, le spectateur embrasse un des plus beaux panoramas qui se puisse voir: à ses pieds l'œil plonge dans les rues qui bordent le port, toutes pleines de mouvement et d'où s'élève le lourd bruit des voitures et des chariots; plus loin, les quais, où se chargent et se déchargent de nombreux navires; plus loin encore, le fleuve majestueux et large, où se croisent barques et paquebots, où les élégantes et rapides voiles blanches des goélettes coupent la fumée noire des lourds et puissants remorqueurs. Au delà, bornant l'horizon, la pointe Lévis, toute couverte d'habitations et de verdure, l'île d'Orléans, avec ses nombreux villages, puis, la vaste plaine, au fond de laquelle les Laurentides découpent leurs crêtes boisées et montrent de loin leurs vallées déchirées et sombres.

Si nous remontons le fleuve, autre cité, autre perle: Montréal!

Montréal est la ville la plus importante du Canada; elle est la septième de l'Amérique entière pour sa population, mais l'une des premières sans contredit par sa situation et sa beauté. Sur les flancs du mont Royal, qui la domine et lui a donné son nom, un parc splendide fait circuler ses allées sous l'ombre des arbres séculaires; leurs gracieuses courbes et leurs douces pentes conduisent au sommet de la montagne. De là le regard embrasse la ville et son port, traverse le vaste Saint-Laurent et s'arrête, à la rive opposée, sur de jolis villages aux clochers pointus, rendus si petits par la distance qu'ils semblent des jouets d'enfant mis en ordre sur le rivage. Au delà, une plaine immense toute couverte d'habitations court jusqu'à l'horizon, formé d'une ligne bleuâtre de montagnes à peine estompées sur le ciel.

Telles sont les deux grandes cités de la province de Québec; le territoire tout entier est digne de telles capitales.

Le fleuve le plus important et le plus majestueux de l'univers; des rivières auprès desquelles nos fleuves sont des ruisseaux; d'admirables forêts; des mines encore inexplorées; des terres fertiles, voilà en résumé la province de Québec, le vieux Canada français, la jeune France américaine de l'avenir.

Sa configuration géographique est remarquable. L'estuaire du Saint-Laurent, immense artère par laquelle le pays reçoit la vie, conduit jusqu'à son cœur, jusqu'aux grandes cités de Québec et de Montréal, les plus puissants navires venus d'Europe à travers l'Océan.

Dans cette grande voie fluviale, des affluents nombreux, partis du nord et du sud, déversent la masse de leurs eaux. Les plus grands viennent du nord; sortis des plaines immenses et marécageuses qui forment, entre le bassin de la baie d'Hudson et celui du Saint-Laurent une séparation indécise, ils ont, dans leur course puissante, traversé la barrière que leur opposait la chaîne des Laurentides; à travers les rochers, ils se sont fait un chemin, et franchissent cet obstacle par une suite de rapides et de chutes.

Des trois principaux de ces affluents du nord, le plus étendu, l'Ottawa (ou pour l'écrire à la française, la Rivière des Outaouais, du nom des Indiens qui habitaient autrefois ses bords), plus long que le Rhin, plus abondant que le Nil, déroule ses flots sur une longueur de 615 milles et débite, aux hautes eaux, 4,000 mètres cubes d'eau par seconde. Ses tributaires sont eux-mêmes des fleuves d'une longueur moyenne de 200 milles.

Un autre affluent du nord, le Saint-Maurice, à l'embouchure duquel s'élève la petite ville de Trois-Rivières, arrose une étendue de 280 milles.

Le Saguenay enfin, non pas le plus long, mais de beaucoup le plus important de tous les affluents du Saint-Laurent, profond de près de 300 mètres, bordé sur ses deux rives de rochers escarpés qui font l'admiration des touristes, accessible sur la moitié de son cours aux navires du plus fort tonnage, large de plusieurs milles, présente plutôt l'aspect d'un golfe sinueux entrant profondément dans les terres que celui d'un fleuve au cours régulier et constant.

Les affluents de la rive sud n'ont pas la même importance hydrographique, mais la population se presse sur leurs bords, bien plus dense que sur ceux des affluents du nord. Les deux plus connus sont la rivière Richelieu, qui sort du lac Champlain et aboutit dans le Saint-Laurent au sud de Montréal, et la rivière Chaudière, dont le cours arrose, au sud de Québec, le riche comté de la Beauce, nom que les habitants ont voulu donner à la contrée, en souvenir, sans doute, de leur pays d'origine, ainsi qu'en témoignage de sa fertilité.

Et les lacs! De véritables mers intérieures! C'est le lac Saint-Jean, qui couvre de ses eaux 92,000 hectares; le lac Témiscamingue, 85,000 hectares, et une multitude de lacs de moindre importance, reliés entre eux par de gracieuses et pittoresques rivières. Le pays est comme sillonné d'un réseau de cours d'eau, navigables aux seuls canots à cause de la rapidité de leur cours, mais qui, par là même, fournissent à l'industrie la force motrice de leurs chutes.

Avec cela, des montagnes pittoresques, mais ne présentant pas de sommets inaccessibles, et dont toutes les vallées pourront un jour être utilisées pour la colonisation et la culture; tel est le tableau général de la province de Québec.

La plus grande partie de cet immense et beau territoire est encore, il est vrai, le domaine exclusif de la forêt. Lorsque du haut de la terrasse de Québec on admire cette splendide campagne couverte d'habitations, que l'on voit les lignes ferrées sillonner au loin la plaine, il est curieux de se dire qu'à dîx lieues à peine de cette civilisation, sur ces hauteurs boisées des Laurentides qui ferment l'horizon, les arbres dont on aperçoit les cimes sont les premières sentinelles du désert! Ce verdoyant et gracieux rideau, c'est la lisière d'une forêt sans bornes, dont les dernières branches plongent, à 200 lieues de là, dans les eaux glacées de la mer d'Hudson!

Ce désert, c'est la richesse même du pays, c'est la réserve de l'avenir! Cette immense forêt dont l'imagination atteint péniblement les bornes, c'est le domaine ouvert à l'activité des Canadiens. C'est là que vont pénétrer le bûcheron avec sa hache et le colon avec sa charrue: l'un pour en faire sortir tous les ans ces produits des forêts qui, exportés au loin, procureront en échange au pays l'aisance et la richesse, les autres pour transformer la forêt en moisson, remplacer par la vie et le bruit le silence et la solitude, et faire sortir du néant des hameaux et des villes.

Dans ces cités, nées du travail du colon, fleuriront à leur tour le commerce et l'industrie; telle est la marche du progrès, la gradation du travail humain, aux prises avec la nature primitive.



CHAPITRE XI

LA FORÊT ET LES FORESTIERS.

Suivons d'abord les bûcherons dans les limites les plus reculées de la forêt. Ses vastes étendues appartiennent au domaine public des provinces, qui en disposent à leur gré, soit pour l'exploitation des bois, soit pour la colonisation et le défrichement.

La province de Québec possède le plus riche domaine forestier. Il s'étend, au nord du Saint-Laurent, sur une superficie d'environ 120,000 milles carrés66, couvrant encore, malgré les progrès de la colonisation, les neuf dixièmes du territoire. Près de 30,000 bûcherons sont tous les ans employés à son exploitation, et la valeur des produits qu'ils en retirent dépasse 50 millions de francs67!

Note 66: (retour) 47,037 milles carrés octroyés pour l'exploitation et 68,136 milles carrés disponibles. (Mercier, Esquisse de la province de Québec, 1890.)
Note 67: (retour) C'est le chiffre de l'exportation des bois de la province de Québec. Le chiffre total pour tout le Dominion est de 100 millions de francs. On voit qu'à elle seule la province de Québec en fournit la moitié.

Ne vous effrayez pas de ces chiffres; ne craignez pas de voir rapidement disparaître la forêt soumise à un tel régime: sur de pareilles étendues, l'homme ne peut détruire aussi rapidement que la nature crée. Il est certain que la limite des bois exploitables recule peu à peu vers le nord, mais ce mouvement est d'une lenteur qui le rend imperceptible. Suivant un rapport officiel de 185668, la seule vallée de l'Ottawa contenait alors une réserve actuelle suffisante pour fournir, pendant un siècle, à cette exportation de 50 millions par an, et cela sans tenir compte du bois qui pourrait repousser dans l'intervalle.

Note 68: (retour) Cité par S. Drapeau, Études sur la colonisation du Bas-Canada. Québec, 1863, in-8º.

D'ailleurs, si l'exploitation change la valeur de la forêt, elle n'en modifie guère l'aspect. Les spéculateurs ne la saccagent pas autant qu'on pourrait le croire; non pas qu'ils soient retenus par aucun scrupule artistique ni philanthropique, mais parce que leur intérêt ne les y pousse pas. Les frais de transport étant énormes, ils n'abattent que des arbres choisis sur de grands espaces; tout le reste demeure intact, et l'œil n'aperçoit d'abord aucune différence entre les portions exploitées et celles où le bûcheron n'a pas encore promené sa hache.

Le feu est, pour la forêt, un ennemi autrement redoutable que l'homme. Allumé par la foudre ou par l'imprudence de quelque bûcheron, l'incendie peut se propager sans obstacles sur des centaines de lieues. Toute la région du Saguenay fut ainsi dévastée il y a une vingtaine d'années. Ce fléau est impuissant lui-même à diminuer, d'une façon sensible, l'immense domaine forestier; dans les brûlés (c'est le nom que donnent les Canadiens aux espaces dévorés par le feu), le bois reprend peu à peu le dessus, et l'on voit, au bout de quelques années, les troncs calcinés des vieux arbres dominer, de leurs noirs squelettes, la masse verdoyante qui repousse à leurs pieds.

La province de Québec n'aliène pas son domaine forestier; elle ne l'exploite pas non plus elle-même. Elle le loue par lots, ou limites, suivant l'expression officielle, et de ces locations elle retire tous les ans un revenu d'environ 3 millions de francs (600,000 piastres).69

Note 69: (retour) Rapport du commissaire des Terres de la Couronne pour 1892.

Le commerce des bois n'est pas accessible à tous: un personnel nombreux à entretenir, des transports difficiles, nécessitent une mise de fonds considérable qui ne le rend possible qu'à un nombre restreint de capitalistes. Les marchands de bois sont, par leur richesse, presque une puissance dans le pays.

La vallée de l'Ottawa, dans son cours supérieur, est la plus riche de toutes les régions forestières canadiennes. A elle seule, elle fournit les trois quarts des bois abattus dans toute la province; tous les ans elle occupe près de dix mille ouvriers forestiers; en 1889 un seul négociant d'Ottawa, M. Mac-Kay, en avait engagé quinze cents.

C'est une véritable armée, presque une invasion. Au commencement d'octobre, les auberges, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, retentissent des chants de ces joyeux compagnons. Profitant de leurs dernières heures de liberté, ils se préparent, par une gaieté un peu bruyante, à la captivité de six mois qu'ils vont subir, séparés du reste de l'univers par la forêt, la neige et les glaces. Pour tout voisinage, ils n'ont à espérer que celui de quelque tribu indienne campée dans sa Réserve; une fois seulement dans la saison ils reçoivent la visite d'un missionnaire qui, vers Pâques, vient leur faire remplir leurs devoirs religieux, car tous sont de fervents catholiques.

La petite ville de Mattawa, leur principal rendez-vous avant de monter dans les chantiers, ne doit qu'à eux son existence, et n'a guère d'autres maisons que des hôtelleries. Quand ils partent à l'automne, et quand ils reviennent au printemps, elle est bondée; lorsqu'ils sont passés, elle est vide.

C'est là que cette armée se divise. Sous la conduite du chef de chantier, du foreman, chaque groupe gagne la limite sur laquelle il doit travailler. Laissant bien loin derrière nous le dernier village, la dernière ferme et le dernier champ cultivé, pénétrons avec eux dans la forêt.

Supposons-nous au sommet de quelque haute colline: un océan de verdure s'étale devant nous et se prolonge, sans interruptions et sans clairières, sur des centaines de lieues vers le Nord. Seuls, les lacs, les rivières et les torrents, viennent couper de leurs eaux ces immensités boisées; encore les broussailles rongent-elles leurs rives et semblent-elles, en allongeant sur l'eau leurs branches pendantes, jalouses d'en diminuer la surface.

La forêt est aussi diverse d'aspect que variable de valeur marchande. Ici dôme élevé de verdure, là inextricable fouillis de broussailles, tantôt elle darde vers le ciel la haute mâture de ses pins géants, tantôt elle présente humblement le triste profil de ses épinettes rabougries, dont les pauvres branches décharnées pendent comme de misérables haillons, donnant au paysage cette impression de mélancolique abandon, si souvent ressentie par le voyageur, dans les forêts du nord de l'Amérique.

Dans cette solitude, s'élève la solide et massive demeure où les bûcherons, leur travail terminé, se réunissent chaque soir.

Le chantier (car ils nomment ainsi, non pas comme les ouvriers le font chez nous, le lieu où ils travaillent, mais celui où ils prennent leur repos) est un bâtiment de 15 mètres de long environ, sur 8 de large. Les murs sont faits de troncs d'arbres aplanis sur deux de leurs faces, posés l'un sur l'autre et assemblés à demi-bois dans les angles. Le toit, formé lui-même de pièces de bois plus légères dont les interstices sont bouchés avec de la mousse, est percé dans son milieu d'une large baie, par où s'échappe la fumée et pénètre la lumière; c'est, avec la porte, la seule ouverture de la massive construction.

Pénétrons dans l'intérieur. Une seule salle l'occupe tout entier; au centre, sur un énorme brasier dont les cendres croulantes sont maintenues par un cadre de pièces de bois, des arbres entiers brûlent en pétillant; c'est la cambuse, c'est le centre et l'âme du chantier, c'est le foyer des forestiers.

Tout autour, contre l'épaisse muraille de bois, les lits s'alignent en deux rangées superposées. Ne cherchez là ni matelas, ni draps: une épaisse couche d'élastiques branches de sapin est le meilleur des sommiers. Étendez-y une chaude couverture de laine; cela suffit aux travailleurs de la forêt.

Si vous levez la tête, par l'ouverture béante du toit, d'où s'échappe en tourbillonnant la fumée bleuâtre et pleine d'étincelles, vous pouvez, durant le jour, apercevoir le clair rideau du ciel, et, le soir, le lointain scintillement des étoiles, dans la sombre profondeur de la nuit.

C'est là que, la journée finie, les bûcherons rentrent un à un. Déjà quelques-uns, accroupis devant le vaste flamboiement de la cambuse, les mains tendues vers la flamme, ont allumé leur pipe à la braise du foyer. Le feu monte en tournoyant vers le ciel, projetant à la fois dans la vaste pièce une réconfortante chaleur et une éclatante lumière, et tandis qu'au dehors la neige tombe, la gelée pince, et la forêt gémit sous la bise, ici règnent le repos, le calme et la gaieté.

De temps en temps un retardataire arrive; la porte en s'ouvrant laisse apercevoir la nuit et pénétrer une bouffée d'air froid. Le nouveau venu, en se frottant frileusement les mains et secouant la neige qui fond sur ses vêtements, vient prendre place autour du foyer. Puis, quand tous sont rentrés, quand tous ont puisé, dans la grande marmite mijotante, leur frugal mais abondant repas, les conversations s'engagent et les histoires commencent.

La France est--en la présence d'un Français--l'objet de toutes les questions. Ils ne la connaissent pas beaucoup la France, ces braves bûcherons, mais ils l'aiment tout de même. Ils savent qu'elle est bien loin, au delà de la mer, et qu'ils ne la verront jamais, mais c'est de là que sont venus leur grands-pères, c'est leur pays, et cela leur suffit pour l'aimer.

--«Avez-vous des forêts? Avez-vous des sauvages?» Des forêts sans sauvages! Ils n'en reviennent pas d'étonnement!

L'histoire de France elle-même les intéresse autant, mais leur est aussi peu familière que sa situation ethnographique. Napoléon! voilà le héros de tous leurs récits, et quelles proportions fantastiques ils lui donnent! Dans leur bouche, ce n'est plus un homme, c'est un demi-dieu, si au-dessus de l'humanité, que les narrateurs eux-mêmes en viennent à douter de son existence réelle. Napoléon, pour eux, c'est une sorte de grand fantôme qui, pendant de longues années, a fait trembler les Anglais: «On tirait sur lui... à boulets rouges! Il vous les poignait à deux mains et les renvoyait sur les ennemis!» Et c'est avec une mimique expressive que le narrateur--un peu gouailleur et sceptique--faisait, en s'arc-boutant de toutes ses forces, le geste de poigner le boulet, de l'élever péniblement au-dessus de sa tête, pour l'envoyer avec vigueur dans le camp opposé.

Après maint récit, les conversations finissent par s'éteindre. Roulé dans sa couverture, chacun cède au sommeil. Seul, l'ardent brasier de la cambuse veille dans le chantier silencieux perdu dans la forêt.

Dès l'aube, les bûcherons sont sur pied. Pour le travail ils sont divisés par gagnes, suivant l'expression consacrée par eux. Chaque gagne se compose de six hommes: deux bûcherons qui abattent les arbres, deux piqueurs, qui en dégrossissent les quatre faces, et deux équarreurs qui les aplanissent d'une façon parfaite. A chaque gagne sont joints quelques «coupeux» de chemins, dont le rôle est de tailler, à travers les broussailles, les pistes par où chaque pièce de bois sera traînée jusqu'à la rivière voisine. Les salaires de ces diverses catégories d'ouvriers sont assez élevés. Le foreman (contremaître) reçoit par mois 60 piastres (300 francs), les équarreurs 40 (200 francs), les piqueurs et abatteurs 35 (175 francs), enfin les coupeux de chemins eux-mêmes, de 12 à 20 (60 à 100 francs).

Il faut avoir vu à l'œuvre les bûcherons canadiens pour se rendre compte de leur habileté et de l'étonnante rapidité de leur travail. Les arbres sont attaqués à hauteur d'homme, par deux bûcherons à la fois; à peine à terre, ils sont dépouillés de leurs branches, divisés en tronçons, livrés aux piqueurs qui les dégrossissent, puis aux équarreurs qui en polissent les quatre faces.

Tout cela marche rondement: abatteurs, piqueurs, équarreurs, tous travaillent à la fois. Le bruit des haches tombe dru comme celui du fléau dans une grange, et la besogne avance à vue d'œil. Les énormes poutres équarries gisent au milieu des écailles de leurs flancs, sur la place même où sont tombés les arbres superbes dans lesquels elles ont été taillées. Leur nombre s'augmente d'heure en heure, et les bûcherons m'ont assuré qu'une gagne pouvait abattre et équarrir jusqu'à quinze pins par jour.

A la fin de la saison, la somme de travail s'élève à un chiffre énorme. En 1888, m'a dit un foreman, 3,300 pièces de bois équarries, faisant ensemble 170,000 pieds cubes, sont sorties de la limite dont il dirigeait l'exploitation. Le nombre d'ouvriers de toute catégorie qui avaient fourni ce travail était d'une quarantaine d'hommes.

Quand la terre est couverte de neige, les pièces de bois, traînées par de vigoureux chevaux, sont amenées au bord de la rivière, seul chemin ouvert au transport. Toute limite qui n'est pas traversée par une rivière, quelle que soit la beauté des arbres qu'elle contient, est sans valeur pour l'exploitation. Durant tout l'hiver, les bois sont amoncelés sur la rive; au printemps, dès que la débâcle des glaces a rendu la liberté au courant, ils sont confiés à ce chemin mouvant, et emportés dans une course rapide par les eaux gonflées. Parfois un embarras se produit: une des pièces, arrêtées par quelque rocher ou quelque anfractuosité de la rive, barre le passage aux autres, qui s'amoncellent une à une autour d'elle et s'enchevêtrent en un formidable désordre.

C'est alors que commence la partie périlleuse de la vie du bûcheron. Les draveurs, ceux qui, de la rive, surveillent la descente, doivent se dévouer. Il faut que l'un d'eux, s'aventurant sur cet instable échafaudage, aille dégager la clef, la pièce de bois qui retient toutes les autres. Pour se garer à temps de l'effroyable débâcle qu'il provoque, il lui faut déployer une remarquable adresse, aidée d'un admirable sang-froid. Mais le bûcheron canadien affronte fièrement le danger, il sait quels sont ceux auxquels il s'expose, et il n'ignore pas que souvent les hommes d'un chantier ne reviennent pas aussi nombreux qu'ils étaient partis.

D'affluent en affluent les bois descendent jusqu'à la rivière Ottawa. Là, sur ce fleuve large de plusieurs kilomètres, leur conduite devient plus facile. Ils sont rassemblés en d'immenses trains de bois ou «cages», comme disent les Canadiens, longues de plusieurs centaines de mètres, qui, lentement, suivent le cours de la rivière. A l'un des angles du radeau, s'élève l'habitation des hommes qui le dirigent. Au centre, le tronc d'un pin sert de mât, et supporte une voile.

Treize rapides interrompent la navigation de l'Ottawa. Pour permettre aux cages de les franchir, on a établi latéralement des glissoires, étroits canaux à forte pente dont les talus et le fond sont garnis de madriers qui amortissent les chocs et régularisent la vitesse du courant. Les cages y sont introduites par sections, par cribs, pour employer le mot technique, qui sont de nouveau réunis une fois l'obstacle franchi. Les cribs, au nombre d'une centaine, comprennent chacun environ trente pièces de bois.

C'est à Québec, où les attendent tous les ans douze cents navires, montés par 20,000 matelots, que descendent les bois équarris. Ils y sont chargés à destination de l'Angleterre ou des États-Unis.

Les billots de sciage ne viennent pas jusque-là. Ils sont arrêtés au passage dans les scieries d'Ottawa et de Hull.

Situées face à face, sur chaque rive du fleuve, ces deux villes pourraient, à bon droit, se nommer les métropoles du bois. La population de Hull (13,000 âmes environ) est tout entière occupée dans les scieries. Nuit et jour des milliers de scies lancent dans l'air leur strident grincement. Les pyramides de planches s'amoncellent partout. Du haut de la terrasse du parlement d'Ottawa, qui domine le fleuve d'une hauteur de trente à quarante mètres, tout un panorama de planches se déroule à la vue et c'est à peine, tant les rives sont encombrées de piles de bois, de magasins et d'usines, si l'on aperçoit cette chute de la Chaudière où le fleuve Ottawa précipite d'un seul coup les quatre mille mètres cubes de ses eaux!

L'air est imprégné de l'âcre parfum du bois frais. La sciure (le bran de scie, comme disent les Canadiens), encombre tout. Elle vole dans les rues en poussière impalpable, elle nage sur le fleuve dont elle couvre la surface comme d'une cuirasse d'or, elle en garnit le fond de couches épaisses qui vont se stratifiant chaque année et se sont, en certains endroits, accumulées sur une profondeur de dix à quinze pieds. Toute cette masse fermente au fond des eaux, et quelquefois, l'hiver, lorsqu'une glace épaisse oppose sa masse compacte à l'échappement des gaz qui se forment, de formidables explosions se produisent, brisant la surface glacée du fleuve et mettant la ville en émoi.

La quantité de bois sciés à Ottawa et à Hull, en 1888, a été de 3 millions de billots, et leur valeur, une fois ouvrés, était de 11 millions de francs.

Telle est, dans la province de Québec, cette industrie forestière sur laquelle nous avons cru devoir particulièrement insister à cause de son importance, puisqu'elle fournit chaque année, répétons-le, 50 millions de francs à l'exportation.

Telle est aussi la vie accidentée et pittoresque de ces bûcherons canadiens dont la nombreuse armée est dans la forêt comme l'avant-garde de la civilisation. Derrière eux s'avance l'agriculteur, qui mettra à nu la terre fertile et en tirera de nouvelles richesses. Après le bûcheron, nous allons suivre le défricheur et le colon.



CHAPITRE XII

LE PRÊTRE COLONISATEUR ET LE COLON.

Dans l'œuvre commune qu'ils accomplissent pour le pays, dans la mise en valeur de ses richesses et de son territoire, le rôle du colon est plus grand que celui du forestier. Celui-ci ne produit qu'une richesse passagère et ne laisse rien derrière lui; il détruit et ne crée pas; le colon, au contraire, fait sortir de la terre une source permanente de richesse; là où régnait le désert, il fonde un foyer. Il plante un jalon pour l'accroissement du pays, et c'est à sa puissance qu'il contribue en même temps qu'à sa prospérité.

Le domaine ouvert à l'activité des Canadiens et à l'accroissement de leur pays, c'est cette vaste forêt, réserve de terres presque sans limites. Les premiers colons français en avaient à peine entamé les bords. Leurs seigneuries ne s'éloignaient guère de la rive des fleuves, qui servaient de voies de communication pour les réunir entre elles.

Pour plusieurs générations, ce cadre avait suffi; la population s'y était multipliée, en avait occupé les terres jusqu'à la dernière parcelle. Un moment vint pourtant où il fut entièrement rempli. Les habitants, trop pressés sur un domaine insuffisant, durent chercher de nouveaux héritages. Mais où les trouver? Les rives du fleuve et de ses affluents navigables étaient occupées; comment, sans chemins, sans voies de communication, s'établir dans l'intérieur? L'agriculteur ne peut, comme le forestier, pénétrer seul dans le désert, il doit rester en communication directe avec le consommateur de ses produits, et la population croissante demeurait ainsi enfermée dans cet embarrassant dilemme: la nécessité d'élargir un domaine trop étroit, et l'impossibilité d'en sortir.

C'est vers 1835 que des signes d'encombrement commencèrent à se produire. Déjà quelques Canadiens, fuyant une patrie qui n'offrait pas à la culture autant de terres que sa population lui procurait de bras, étaient allés chercher de l'emploi dans les manufactures des États-Unis. Le mouvement tendait à se généraliser et inquiétait à la fois les patriotes et le clergé. Les forces vitales du peuple allaient-elles donc s'écouler ainsi chez une nation étrangère, et quel était l'avenir religieux réservé aux émigrés, perdus au milieu des populations protestantes de la République américaine?

Une véritable croisade s'organisa aussitôt pour ouvrir au peuple le trésor de ses propres richesses, lui faciliter l'accès de son propre territoire, et lui donner chez lui ce qu'il courait chercher ailleurs. Des chemins furent ouverts, une propagande active et intelligente s'exerça.

Comme toujours, le clergé prit la direction de ce patriotique mouvement, et tout prêtre canadien proposa à ses fidèles la conquête de la terre comme le plus sûr moyen de gagner le ciel. Le prêtre colonisateur est un des types caractéristiques du peuple canadien. Mgr Labelle en a été l'une des figures les plus accomplies. Sa réputation est venue jusqu'en France, où sa brusque franchise et sa rude parole lui ont attiré de chaudes sympathies. Considérant la colonisation à la fois comme une œuvre patriotique et comme une œuvre religieuse, c'est lui qui s'écriait un jour dans un sermon: «Il y a bien des manières d'offenser Dieu, mais une des plus communes et des plus graves, c'est de ne pas tirer parti des ressources que la Providence a mises à notre disposition; elle nous a donné une terre féconde, des mines, des forêts et des cours d'eau. Eh bien, sous peine d'ingratitude envers Dieu, il faut labourer la terre, exploiter vos mines et vos forêts et ne pas laisser sans emploi la force motrice de vos rivières.»

Mgr Labelle avait voué sa vie à la noble tâche de conserver les Canadiens à leur pays. A lui seul, il a fondé plus de quarante paroisses dans la province de Québec. A la fin de sa carrière, la grande popularité dont il jouissait l'avait fait rechercher des partis politiques, et il avait accepté la direction du département de la colonisation dans le gouvernement provincial de Québec.

Quel merveilleux enthousiaste et comme il savait vous faire partager sa foi! C'est dans son bureau de l'édifice du Parlement, à Québec, qu'il fallait le voir, son crayon à la main, devant tout un amoncellement de cartes et de plans, crayonnés de rouge et de bleu. Comme il franchissait du doigt les cours d'eau, comme il remontait les vallées, comme il poussait en avant ses chers Canadiens et faisait reculer les Anglais! Puis, finalement, indiquant d'un vaste geste circulaire le domaine qui doit, du lac Ontario au fleuve Saint-Laurent, appartenir un jour à la race canadienne-française, avec quelle sûreté d'attitude, de ton et de geste, il l'y établissait par avance, et, de sa voix prophétique, la montrait pleine de fierté, projetant sur tout le reste du continent américain le flambeau de la civilisation française!

Tout prêtre canadien a la noble ambition d'être un Labelle, et partout où la colonisation a pénétré depuis cinquante ans, dans les cantons de l'Est comme au lac Saint-Jean, sur le Saguenay comme au lac Témiscamingue, le nom d'un prêtre est attaché à la fondation de chaque village. Partout c'est un prêtre actif et patriote qui a exploré la forêt, reconnu les terrains favorables à la culture, et qui, prenant un égal souci de l'existence matérielle et de la vie spirituelle de ses futurs paroissiens, a choisi sur quelque pittoresque détour de la rivière l'emplacement du moulin à côté de celui de l'église.

Et quelles vaillantes troupes que celles qui marchent derrière ces chefs dévoués! Quoi de plus courageux, de plus persévérant et plus fort que le colon canadien! Il faut l'avoir vu sur une terre nouvelle, cet opiniâtre travailleur, près de la grossière construction de bois où il abrite sa famille, au milieu des arbres abattus et des troncs à demi calcinés, dans ce désordre apparent d'une chose qui n'est ni entièrement détruite, ni remplacée par une autre; alors que la forêt n'est plus, et que le champ n'est pas encore, à ce point mort entre le chaos de la destruction et l'harmonie de la création nouvelle; il faut l'avoir vu défrichant, bûchant, construisant, disputant pied à pied son champ à la forêt, pour se rendre compte de ce qu'on peut attendre de son énergie et de sa persévérance. Son travail est dur; il lui faut pour l'accomplir un bras aussi vigoureux que sa patience est grande. Suivons avec lui ses procédés de défrichement.

Pour le pionnier qui s'installe dans la forêt, le temps est précieux et le bois sans valeur: il faut mettre le sol à nu au plus vite, et les moyens les plus rapides sont les meilleurs. Le feu lui-même n'est pas un destructeur trop puissant; c'est lui que le colon appelle à son aide.

Si la portion de la forêt qu'il défriche n'est peuplée que de bois mou, c'est-à-dire d'arbres de petite venue et de broussailles, il abat le tout sur place, il fait un abatis plat, suivant son expression, et, durant toute une saison, il laisse sécher cet inextricable fouillis de branchages. L'année suivante, il met le feu à l'un des angles. Activée par le vent, la flamme court, s'étend avec rapidité, embrase bientôt l'étendue entière de l'abatis, et ne s'arrête que devant les larges tranchées ménagées tout autour pour que l'incendie ne puisse gagner au delà. Pendant des semaines l'immense brasier brûle et se consume; il n'en reste plus bientôt que quelques amas de cendres qui, répandues sur le sol, servent d'engrais pour les récoltes futures.

Le terrain à défricher est-il, au contraire, peuplé de futaie, de bois franc, suivant l'expression canadienne, le colon n'abat tout d'abord que les broussailles végétant sous le dôme élevé des hautes cimes. C'est le sarclage, dont le produit est immédiatement mis en tas et brûlé. Le terrain ainsi nettoyé de tous ces embarras, les grands arbres demeurent seuls et sont facilement abattus, dépouillés de leurs branches qu'on brûle, et débités en billes de 10 à 20 pieds de longueur.

Traînées par une vigoureuse paire de bœufs, ces billes sont rassemblées en un lieu élevé, puis, à l'aide de leviers, amoncelées en bûchers plus ou moins nombreux, suivant l'épaisseur même de la forêt qu'on détruit. C'est là ce qu'on appelle tasser le bois. On obtient en moyenne six ou sept tas par acre de terrain. A ces tas de bois franc, le feu peut être mis de suite, leur masse produisant un brasier d'une chaleur intense qui les consume, en plein hiver même, au milieu des neiges et des glaces. Amoncelée et recueillie avec soin, la cendre, n'étant pas mélangée de terre comme celle que produit sur le sol la combustion du bois mou, peut servir à la fabrication de la potasse, et c'est là, pour le colon, un premier et assez important revenu.

En six jours, un bûcheron canadien peut sarcler, abattre, ébrancher et couper par billes un arpent de forêt; une paire de bœufs et trois hommes armés de leviers sont nécessaires pour mettre les billes en tas, ce qui porte les frais de défrichement en bois franc à 10 piastres (50 francs) l'arpent en moyenne; ils sont de 12 piastres (60 francs) dans le bois mou, le travail--moins pénible--y étant plus long et plus minutieux.

Ne croyez pas que là s'arrêtent les peines du colon, et qu'il va pouvoir profiter de suite de cette terre qu'il a si péniblement mise à nu. Le feu n'a détruit que la surface, les souches sont restées dans le sol et opposent à la charrue l'obstacle persistant de leurs racines. Les enlever de main d'homme serait beaucoup trop coûteux; c'est à la nature elle-même qu'il faut s'en remettre pour leur destruction; ce n'est qu'au bout de six à neuf ans, lorsqu'elles sont en grande partie consumées par la pourriture et les insectes, que le premier labour devient possible. Jusque-là, le colon doit se contenter de herser la surface, et de transformer la terre en prairie ou pacage.

Le labourage lui-même ne détruit que lentement les derniers vestiges du bois; bien longtemps encore, au milieu des champs déjà fertiles, d'opiniâtres souches dressent tristement leur mince silhouette noire, humbles monuments funèbres des pins géants tombés et ensevelis dans ce cimetière de la forêt.

Ce n'est pas peu de chose, on le voit, que de disputer le sol à cette force opiniâtre de la végétation forestière. Des bras robustes, un courage persévérant, et l'indispensable concours du temps, sont à la fois nécessaires pour en venir à bout; aussi le Canadien est-il devenu le pire ennemi de cet arbre à qui, pied à pied, il a dû disputer son champ; il le détruit avec fureur, quelquefois par plaisir et sans nécessité. Jamais, près de sa maison, il ne le conservera pour son agrément; il fait place nette, et l'idée du frais ombrage, des nids printaniers et des oiseaux gazouillants cédera toujours devant celle d'un champ bien «planche».

Excusable rancune, car, malgré tout son courage, malgré son travail incessant, le colon défricheur n'est quelquefois que bien faiblement récompensé, et les récoltes qu'il obtient ne l'indemnisent pas toujours de ses peines. Mais rien ne l'abat, rien ne le désespère, ni les échecs ni les déboires. S'est-il trompé, sous la forêt qu'il a mise à nu a-t-il trouvé un sol ingrat, il abandonne le champ qu'il a ébauché, la maison qu'il a construite et s'en va, suivi de sa famille, chercher plus loin un sol plus rémunérateur.

Aussi voit-on quelquefois par les chemins des maisons à demi achevées, squelettes de bois que secoue le vent et que consument les éléments, ruines précoces, mélancoliques témoins de bien des peines et de bien des sueurs perdues. Ne vous apitoyez pas trop pourtant en les voyant; les ruines des jeunes pays d'Amérique n'ont rien de triste comme celles des vieux pays d'Europe; elles ne rappellent pas la mort et le regret, mais la vie et l'activité. Soyez sûr que celui qui a dû abandonner cette demeure avant de l'avoir terminée, a su déjà se créer ailleurs, par un labeur persévérant, un foyer plus stable et plus heureux.

Il semble que le colon canadien obéisse à une impulsion providentielle et qu'en défrichant il entonne ce chant d'un poète américain: «Frappons, que chaque coup de hache ouvre passage au jour; que la terre, longtemps cachée, s'étonne de contempler le ciel! Derrière nous s'élève le murmure des âges à venir, le retentissement de la forge, le bruit des pas des agriculteurs rapportant la moisson dans leur demeure future!»



CHAPITRE XIII

LA LÉGISLATION FAVORISE LA COLONISATION.

La législation tout entière de la province tend à favoriser la colonisation: système de propriété, mode de concession des terres, organisation administrative et municipale, tout concourt à ce résultat.

Le système de propriété, différent d'abord entre le Haut et le Bas-Canada, est unifié depuis que la loi de 1854 a aboli la tenure seigneuriale.

Après la conquête, les Anglais avaient respecté sur toutes les terres déjà concédées le mode de propriété établi par le gouvernement français, mais ils ne l'étendirent pas au delà; toutes les nouvelles concessions faites aux loyalistes, après la guerre d'indépendance, le furent en pleine propriété, libre de toute charge: free and common soccage. Ainsi, à côté du Bas-Canada français, où la propriété demeurait soumise au système seigneurial, se forma la province du Haut-Canada, où la propriété fut libre70.

Note 70: (retour) Les concessions faites aux Anglais dans les cantons de l'Est qui, en 1791, furent compris dans les limites de la province de de Québec, avaient été faites également en propriété libre.

Tant que les deux provinces demeurèrent séparées, ces différences de législation ne choquèrent pas les Canadiens-Français; habitués au régime sous lequel ils vivaient, ils ne songeaient pas à en demander le rappel. Mais lorsque, après 1840, les provinces se trouvèrent réunies sous un même gouvernement, la différence les frappa davantage, et l'opinion publique commença à réclamer l'abolition de la tenure seigneuriale. Le mouvement gagna peu à peu, et vers 1848, cette question devint le tremplin politique, l'arme de combat dont, pendant plus de cinq ans, se servirent les partis dans les luttes électorales.

Au début de la colonisation, le système seigneurial avait eu son utilité; comment il avait favorisé à la fois le seigneur, le colon et la colonie tout entière, nous l'avons expliqué plus haut.

Mais la raison d'être des institutions change en même temps que les circonstances qui les ont fait naître. Déjà peuplé d'une façon assez dense sur bien des points, possédant de grandes villes, le pays n'avait plus besoin de ces entrepreneurs de peuplement qu'avaient été les seigneurs; le progrès était assez avancé pour continuer de lui-même. La liberté devait être désormais un encouragement plus puissant que cette sorte de tutelle et de protection, fournie jadis par le système seigneurial, aux débiles origines de la colonie. La banalité des moulins, les rentes annuelles, les droits de mutation, institués presque comme des garanties pour le censitaire, étaient devenus de véritables charges.

Arrivé à l'aisance par son travail et par celui de ses ascendants, le censitaire considéra comme une lourde servitude l'obligation de porter son blé au moulin banal, oubliant que son aïeul avait été heureux, un siècle auparavant, de pouvoir user de ce moulin, que la loi obligeait le seigneur, sous des peines assez sévères, à construire et à entretenir.

La rente annuelle et les droits de mutation ne représentaient-ils pas aussi le prix de la terre elle-même? Gratuitement, sans aucune avance de capital, ainsi que le voulait la loi, le seigneur l'avait livrée au colon: les droits seigneuriaux représentaient l'équivalent de cette avance; c'était la reconnaissance d'un service rendu.

Si la réforme était urgente et nécessaire, la justice exigeait donc qu'elle consistât, non dans la suppression des droits seigneuriaux, ce qui eût été une véritable spoliation, mais dans leur rachat. C'est dans ce sens en effet qu'elle fut, en 1854,--durant l'administration, restée si populaire, du grand gouverneur lord Elgin,--opérée suivant un vote émis par les Chambres canadiennes.

Une somme de 25 millions de francs fut affectée par la loi au rachat des droits de banalité et de mutation. Quant à la rente annuelle, on laissa aux censitaires eux-mêmes le soin de s'en affranchir en remboursant au seigneur le capital. Beaucoup d'entre eux ont jusqu'ici préféré continuer à acquitter la rente.71

Note 71: (retour) Comme il n'y avait pas de droits seigneuriaux à racheter, ni dans le Haut-Canada, ni dans les cantons de l'Est, on dut leur offrir une indemnité équivalente à la somme votée en faveur des régions françaises. Le Haut-Canada reçut 15 millions de francs, et les cantons de l'Est 4 millions.

Ainsi fut supprimé, sans secousses et sans léser aucun intérêt, le système de propriété seigneuriale. Utile au moment de son institution, il s'éteignit le jour où il cessa de l'être, n'ayant à aucune époque causé la moindre oppression ni la moindre injustice, ayant même excité si peu de rancune dans l'esprit du peuple, que le grand tribun populaire Papineau, plébéien de naissance, mais possesseur d'une seigneurie, fut, dans les Chambres, son dernier défenseur!

Un seul mode de propriété subsiste dans la province de Québec depuis la loi de 1854, et toutes les concessions nouvelles, à titre gratuit ou à titre onéreux, sont faites en propriété libre.

Mais ces concessions, à qui appartient-il de les faire et suivant quelles règles le sont-elles?

C'est aux provinces que la constitution fédérale de 1867 a laissé la disposition de toutes les terres du domaine public situées sur leur territoire respectif; et c'est là une de leurs plus importantes prérogatives.

Le domaine public, les terres de la couronne (c'est le terme officiel) de la province de Québec couvrent, nous l'avons déjà dit, une immense étendue, et forment une réserve inépuisable qu'il faudra bien des générations, bien des siècles encore, pour occuper entièrement72. Une petite portion, bien minime par rapport à l'ensemble, a pu être arpentée jusqu'ici. Mais telle qu'elle est, elle dépasse encore de beaucoup les besoins actuels.

Note 72: (retour) La province de Québec comprend dans ses limites actuelles (sans y comprendre le territoire qu'elle revendique jusqu'à la baie d'Hudson) 120,763,000 acres, dont 10,678 sont compris dans les anciennes seigneuries, et 11,744,000, plus récemment occupés. Il reste donc une aire de 98,341,000 acres disponibles, dont 20 millions de bonnes terres arables. Il y en a 6 millions d'arpentés. (Mercier, Esquisse.)

Un ministre, commissaire des terres de la couronne, est chargé de ce département, un des plus importants des départements ministériels de la province. Il a sous sa direction les arpenteurs et les agents chargés de la vente des terres.

Le rôle des arpenteurs est des plus importants. Ce sont eux qui tracent, à travers la forêt, ces lignes qui divisent le pays en cantons de forme géométrique. Les cantons sont partagés en rangs longitudinaux, et les rangs en lots de soixante acres environ.

C'est une vie aventureuse et pénible que celle de l'arpenteur. Il est pour ainsi dire l'éclaireur de la civilisation; c'est dans le désert, bien loin des pays habités, qu'il va planter sa tente. Ses compagnons sont l'Indien et le traitant de fourrures, l'agent de la Compagnie de la baie d'Hudson, vivant solitaire sur quelque lac perdu dans le Nord. Les voyages des arpenteurs sont de véritables expéditions, et quelques-uns sont connus pour les progrès qu'ils ont fait faire à la connaissance topographique des régions du Nord. L'un d'eux, M. Bignell, a fait au lac Mistanini, dont l'étendue et la forme sont encore voilées comme d'une sorte de mystère, plusieurs explorations remarquables.

Les lots, que les arpenteurs préparent au colon, lui sont livrés, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux.--A titre onéreux bien entendu pour les meilleurs et les mieux situés.--Dans les deux cas, la concession est soumise à des conditions particulières, les unes ayant en vue l'avantage de l'acquéreur, et destinées à encourager la colonisation, d'autres imposées comme garantie de sa bonne foi, de son intention sincère de mettre la terre en culture, non d'escompter sa plus-value à venir. A une terre nouvelle il faut des agriculteurs, non des spéculateurs; le travail de l'un enrichit le pays, le trafic de l'autre le ruine.

En faveur du colon, la loi dispose que le prix d'achat pourra être acquitté par termes, un cinquième seulement en prenant possession du lot, les quatre autres, par annuités successives. En faveur du colon encore, la loi déclare que le lot sur lequel il s'établit ne pourra être ni hypothéqué ni vendu pour dettes antérieures à la concession; elle déclare insaisissable, tant pour dettes antérieures que pour dettes postérieures, un grand nombre d'objets mobiliers, dont la liste est longue et curieuse, et parmi lesquels nous pouvons citer: la literie et le vêtement, la batterie de cuisine et la vaisselle, les outils, et même--remarquons ceci, c'est un indice de l'instruction dans la classe agricole--une bibliothèque! Parmi les volumes qu'il possède, le colon saisi peut en conserver dix à son choix. Citons encore, parmi les objets les plus importants, tout le combustible et les provisions de bouche à l'usage de la famille pour trois mois; toutes les voitures ou instruments d'agriculture avec deux chevaux ou bœufs de labour, quatre vaches, dix moutons, quatre cochons, huit cent soixante bottes de foin et les autres fourrages nécessaires pour compléter l'hivernement de ces animaux.

On ne voit pas bien, après cette longue énumération, ce qui peut rester à saisir. Et pourtant le législateur voulait aller plus loin encore; il s'est arrêté devant la crainte de ruiner, par une protection outrée, le crédit du colon et de le desservir au lieu de lui être utile.

Voici, d'autre part, les conditions imposées au colon comme garantie de sa bonne foi. Un délai de quelques mois lui est accordé pour se rendre sur sa concession; il doit y construire une maison habitable d'au moins 16 pieds sur 20, y résider pendant deux ans au moins, et défricher dans l'espace de quatre ans une étendue d'au moins 10 acres par centaine d'acres concédés.

Lorsqu'il a rempli toutes ces conditions il obtient, comme disent les Canadiens, sa patente, c'est-à-dire un titre de propriété définitif.

Une habile propagande est exercée pour favoriser la colonisation, et des brochures, publiées par les soins du Commissaire des terres de la couronne et répandues partout à profusion, font connaître à tous la situation des lots à vendre ou à concéder gratuitement, leur étendue, la nature et la fertilité de leur sol, et leur prix.

L'organisation administrative elle-même est conçue de façon à favoriser la colonisation, et l'appui qu'elle lui donne consiste dans une absolue liberté. On peut dire que c'est par son inaction et par son absence même que l'administration vient en aide au colon.

Le voyageur--le voyageur français surtout--qui parcourt le Canada, s'étonne de ne voir nulle part aucun fonctionnaire, et se demande comment le pays est administré. Il s'administre lui même.

La commune canadienne est toute-puissante. C'est un petit État en miniature. Il a son petit parlement: le conseil municipal élu au suffrage universel et qui délibère sur toutes les questions d'intérêt communal. Le chef du pouvoir exécutif, c'est le maire, élu par les conseillers. La commune n'a ni domaine ni propriétés, toutes les terres de la Couronne appartenant à la province; donc pas de revenus. Mais le conseil municipal vote pour tous les travaux qu'il veut faire exécuter, ou pour toutes les dépenses auxquelles il lui plaît de pourvoir, des taxes dont il règle sans contrôle la nature et la quotité, et qu'il fait percevoir par un fonctionnaire communal, le secrétaire trésorier.

M. Duvergier de Hauranne a, d'une façon humoristique, fait remarquer l'ingéniosité de ce système de localisation des taxes: «Ce qui me frappe surtout dans les institutions canadiennes, dit-il, c'est la spécialité et pour ainsi dire la localisation des taxes; chacun paye pour ses propres besoins à ses propres députés... et l'impôt est perçu et appliqué dans la localité. Chez nous, au contraire, l'État est comme le soleil qui pompe les nuages, les amasse au ciel et les fait également retomber en pluie. Je ne nie pas la beauté apparente du système, mais il a l'inconvénient de cacher aux contribuables l'emploi et la distribution de leurs ressources. Ils voient bien leurs revenus s'en aller en fumée; mais ne voyant pas d'où vient la pluie qui les féconde, ils s'habituent à considérer les exigences de l'État comme des exactions et ses bienfaits comme un don naturel73

Note 73: (retour) Huit mois en Amérique (Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1865).

La réunion de tous les maires d'un même comté forme le conseil de comté, qui élit lui-même son maire ou warden et possède pour l'ensemble du comté les mêmes droits que le conseil municipal pour la commune.

Aucune gêne, aucune entrave au colon; ce qu'il paye, il sait pourquoi il le paye et il en voit l'emploi sous ses yeux. C'est ainsi que, par la liberté même qu'elle accorde, la législation vient en aide à l'effort individuel, véritable et seule source du progrès.



CHAPITRE XIV

MARCHE DE LA COLONISATION.

Les résultats de cette activité colonisatrice sont déjà fort beaux. Les Canadiens n'occupaient, il y a cinquante ans à peine, qu'une bien faible partie de leur immense et riche pays; des grands cours d'eau qui le traversent, ils n'avaient pas encore quitté les rives. Aujourd'hui, pénétrant partout, ils font gagner au loin la culture sur la forêt, et lancent, à travers les massifs montagneux, des chemins de fer qui portent la civilisation et la vie dans des lieux hier solitaires et sauvages.

En 1851, 8 millions d'acres étaient en culture dans la province de Québec; le recensement de 1881 en a élevé le chiffre à 12 millions d'acres.

La colonisation ne s'est pas portée partout d'une façon uniforme, elle s'est étendue tout d'abord dans les régions les plus fertiles, les moins accidentées et les plus douces de climat. Il est facile de s'en rendre compte à la seule inspection d'une carte: partout où les divisions administratives, les comtés, enferment dans des limites démesurément étendues de vastes portions de territoire, on peut être sûr que la population est, sinon totalement absente, au moins bien faible; tel est le cas du comté du Saguenay, qui s'étend depuis la rive nord de ce fleuve jusqu'aux frontières du Labrador, immense région déserte dont la côte seule est occupée çà et là par quelques rares habitations de pécheurs.

Là au contraire où, comme au sud de Montréal et de Québec, des comtés étroits se pressent les uns contre les autres, la population s'accumule d'une façon dense, donnant au pays un aspect fort peu différent de celui qu'on peut trouver en Europe.

De ce noyau principal formé au sud des grandes cités, partent trois grandes trouées de colonisation qui s'avancent vers le Nord: l'une par la vallée de l'Ottawa, l'autre au nord de Québec, vers le lac Saint-Jean, et la troisième vers la presqu'île de Gaspé, encore peu habitée relativement à son étendue, à cause des massifs montagneux qui en occupent le centre, mais que la culture attaque de tous côtés à la fois par sa ceinture de rivages.

Au nord de Québec, une vaste et fertile plaine s'étend jusqu'à la chaîne des Laurentides. C'est là que se trouvent tant de jolis et pittoresques villages, célèbres autant par leur histoire, mêlée à celle des premiers temps de la colonie, que par la renommée que leur ont de nos jours donnée les touristes; c'est Beauport, le premier fief canadien concédé au temps de Richelieu, qui égrène, tout le long de la route conduisant aux célèbres chutes de la rivière de Montmorency, ses coquettes maisons peintes en blanc, et présentant au passant leurs légères galeries de bois tournées vers le chemin. Plus loin, c'est Sainte-Anne, avec son église monumentale et son célèbre pèlerinage, pieusement fréquenté des Canadiens, en souvenir de Notre-Dame d'Auray, la patronne vénérée de leurs ancêtres bretons. Vers le nord, c'est encore, au milieu de la plaine, le village de Lorette, habité par une tribu indienne, les derniers représentants des Hurons--très civilisés aujourd'hui--et que rien, n'était la tradition de leur descendance, ne distinguerait des blancs.

Au delà encore se trouve le riche village de Saint-Raymond; mais si, poussant plus loin, on veut remonter davantage vers le Nord, on se heurte bientôt à la chaîne des Laurentides, massif montagneux d'une élévation médiocre, mais dont les plateaux et les vallées sont jusqu'à ce jour demeurés complètement inhabités. Non seulement ils ne sont pas utilisés pour la culture, mais l'exploitation forestière elle-même ne les a pas encore pénétrés. Les bois y sont moins beaux, les transports y sont moins faciles qu'en forêt de plaine, et dans un pays où ils ont le choix sur de vastes étendues, les forestiers se montrent aussi difficiles que les agriculteurs.

Les gracieuses et fraîches vallées des Laurentides, aux flancs couverts de bois épais, aux rivières torrentueuses coupées de rapides et de chutes, ne sont guère fréquentées que des touristes, non pas de touristes comme ceux d'Europe, auxquels il faut des chemins, des hôtels et du confortable, mais de touristes pour lesquels le plaisir du voyage a d'autant plus de prix qu'il est acheté par un peu de peine.

Dans ces rivières aux flots bondissants, aux rives encombrées de broussailles, dans ces lacs aux ondes calmes formés dans le creux des vallées, les habitants de Québec amateurs de sport viennent, durant l'été, se livrer aux plaisirs de la pêche, et se donner, à quelques dizaines de lieues de chez eux, l'illusion de la vie sauvage, en plein désert, aussi loin de la civilisation que s'ils en étaient séparés par des océans et des continents.

Aucune apparence de travail humain, nul chemin, nul sentier ne profane la solitude des Laurentides. C'est en suivant le cours des rivières qu'on pénètre dans leurs silencieuses vallées.

Les guides qui vous dirigent dans leurs mystérieux détours sont de gais compagnons, contant volontiers des histoires du pays, et chantant les chansons canadiennes. Leur vigueur ne le cède pas à leur gaieté, et très gaillardement, sans trahir le moindre effort, ils portent sur leurs épaules, quand la navigation est interrompue par quelque rapide, votre bagage et votre tente. Ils savent d'une très ingénieuse façon les enrouler dans une couverture, de manière à ne former qu'un seul et volumineux paquet, serré par une courroie qu'ils passent sur leur front, portant ainsi leur charge à peu près à la façon des bœufs attelés au joug. Si le rapide est une véritable chute, impraticable même au canot allégé de tous les bagages, le guide transporte jusqu'au delà du Portage l'embarcation elle-même, ce canot si léger, fait d'écorce de bouleau, et si bien adapté aux nécessités et aux besoins du pays.

Et comme il sait encore habilement dresser la tente et choisir, sous la forêt, un emplacement favorable, à l'abri du vent et des intempéries! A l'aide de la hachette qu'il porte toujours à la ceinture, il a vite coupé les piquets et, sous la toile tendue, dressé un lit de branches de sapin, moelleux et favorable au sommeil après ces journées de la vie des bois.

Tels sont aujourd'hui les seuls visiteurs des vallées des Laurentides. Ce massif montagneux semble former vers le Nord comme la barrière et la limite des cultures, mais cette barrière ne les arrête pas d'une façon définitive; elles ont pour ainsi dire sauté cet obstacle, et c'est au delà de la chaîne des Laurentides que s'effectue la colonisation des régions voisines du lac Saint-Jean, cette mer intérieure qui, par le Saguenay, déverse ses eaux dans le Saint-Laurent.

Le nom indien, du lac Saint-Jean: Pikoua-gami (lac plat), rend bien l'impression qu'on éprouve sur ses rives sans relief et dépourvues de pittoresque. Mais cette monotonie d'aspect qui désole l'œil de l'artiste, réjouit celui de l'agriculteur devant lequel se déroulent de vastes terres d'alluvions favorables à la culture.

C'est en 1647 que le lac Saint-Jean a été découvert par un missionnaire, le Père de Quen. Les colons ont tardé de deux cents ans à suivre ses traces, et ce n'est guère qu'en 1850 que, pour la première fois, quelques aventureux pionniers sont venus s'établir dans le pays. Comme toujours, ils étaient conduits par de courageux apôtres, vouant leur existence au développement de leur pays. L'un d'eux, l'abbé Hébert, a fondé l'une des premières paroisses créées dans la région, et devenue aujourd'hui l'une des plus prospères, le village d'Hébertville.

De grands progrès ont eu lieu depuis lors. Un chemin de fer, traversant la chaîne des Laurentides, a été ouvert il y a quelques années, et met ces nouvelles terres en relations directes avec Québec. La région du lac Saint-Jean--des bords mêmes du lac aux rives du Saguenay--renferme aujourd'hui une population de plus de 30,000 âmes, répartie en un assez grand nombre de villages, dont quelques-uns sont groupés et forment des centres importants. Telle est la petite ville de Chicoutimi sur le Saguenay, dont le port est, chaque année, visité par des navires d'Europe qui viennent y charger des bois.

La plupart des villages cependant ne forment pas d'agglomération; les habitations sont éparses, semées au hasard suivant les besoins de la culture, et distantes quelquefois les unes des autres de plusieurs milles. C'est l'église, construite en un lieu central, qui sert aux colons comme de point de réunion. Solitaire durant la semaine, au point que le voyageur européen s'étonne de trouver, au milieu d'un pays qui lui paraît inhabité, un édifice si soigné et si bien entretenu, on y voit chaque dimanche affluer les fidèles; les légères voitures canadiennes débouchent de toutes parts, arrivent par tous les chemins, et viennent, en lignes serrées, se ranger devant le porche de l'église.

Dans ce pays, occupé depuis quarante ans à peine, la viabilité est demeurée dans un état très primitif. La plupart des chemins ne sont que des pistes encombrées d'ornières, et ne peuvent être suivis que par des véhicules d'une construction toute spéciale. Aussi, quels chefs-d'œuvre de légèreté sont les voitures canadiennes! Deux longues planches flexibles posées sur les essieux et supportant deux légères banquettes en composent la partie essentielle. Ce simple véhicule se ploie à toutes les apérités du sol. Avec cela on passe partout; au grand trot des vigoureux chevaux canadiens, au milieu des cahots et des heurts, on franchit les ornières, on monte les côtes et l'on descend les ravins.

Des chemins semblables joignent entre eux les principaux centres de la région du lac Saint-Jean, et font communiquer les villages des bords du lac avec la ville de Chicoutimi et le Saguenay. Bientôt une voie ferrée, aujourd'hui en construction, fera elle-même ce trajet, ouvrant de nouvelles facilités à la colonisation et reliant par une double issue la région du lac Saint-Jean aux régions du Sud: d'un côté, par la ligne ferrée de Québec qui existe déjà, de l'autre, par la voie fluviale de Chicoutimi et du Saguenay.

Le mouvement de colonisation qui, à l'extrême ouest de la province, s'avance vers le Nord par la vallée de l'Ottawa et le lac Témiscamingue, est plus récent encore que celui du lac Saint-Jean, mais il n'est pas moins audacieux. En 1863, les rives du lac Témiscamingue, bien qu'ayant été, elles aussi, reconnues dès le dix-septième siècle, étaient absolument désertes; seul un poste de la Compagnie de la baie d'Hudson s'y dressait solitaire, et les chantiers d'exploitation forestière n'atteignaient même pas l'extrémité méridionale du lac.

Aujourd'hui, une colonie florissante, due à l'initiative des Pères Oblats, occupe une portion de ses rives, et les bûcherons se sont eux-mêmes avancés bien au delà vers le Nord.

Les communications de la colonie du Témiscamingue avec la ligne ferrée du Pacifique canadien, qui passe à 150 kilomètres au sud, sont assurées par un service de petits bateaux à vapeur remontant le cours de l'Ottawa. Plusieurs rapides interrompent la navigation, et partagent la rivière comme en trois biefs successifs, sur lesquels trois embarcations différentes font le service. Les bagages et marchandises sont transportés de l'une à l'autre à l'aide d'un tramway, de construction très primitive, mais très économique, ce qui, dans un pays neuf, est une considération qui doit l'emporter peut-être sur celle du luxe et du confortable.

Le trajet se fait en deux jours. Les voyageurs trouvent à mi-chemin une auberge suffisamment confortable pour la nuit, car les embarcations n'offrent aucun abri et consistent en de simples chalands traînés par des remorqueurs.

Les moyens de communication se perfectionneront d'ailleurs en même temps que la colonisation du Temiscamingue fera des progrès. Les promoteurs de l'établissement de la Baie des Pères ne doutent pas de sa prospérité future; déjà ils ont arpenté l'emplacement d'une ville, et l'on peut, dès aujourd'hui, en plein champ, au milieu des moissons et des prairies, parcourir la rue Notre-Dame et la rue Saint-Joseph! Admirable exemple de cette confiance en l'avenir si souvent couronnée de succès dans ces pays des prodigieuses surprises et des progrès imprévus.

Aux régions du lac Saint-Jean et du lac Temiscamingue, ajoutons celle de la presqu'île de Gaspé: telles sont les trois grandes régions de la province de Québec livrées depuis peu à la colonisation. Certes, sur bien d'autres points, il reste de nombreuses et fertiles terres à concéder, mais ce sont là les poussées extrêmes, et pour ainsi dire le front de combat, dans cette lutte engagée par le colon contre la nature primitive.

Ainsi qu'on ne s'étonne pas de l'apparence de désordre, de négligence et de pauvreté, que ces nouvelles terres prennent quelquefois aux yeux d'un Européen. Aucune comparaison n'est possible, non seulement avec nos campagnes d'Europe, si soignées et cultivées depuis de si longues générations, mais même avec les campagnes canadiennes des environs de Québec et de Montréal, et toutes les régions du Saint-Laurent colonisées depuis un siècle ou deux.

Dans les anciennes paroisses nous constatons le résultat du travail des générations antérieures; nous assistons, dans les nouvelles, au travail même de création entrepris par la génération présente pour les générations de demain. Par une vie âpre et rude dans une campagne désolée, le colon défricheur prépare la vie facile, dont jouiront ses descendants dans un pays riche et fertile. Ce n'est pas sans travail, sans peines, et sans déboires, que se sont créés les villages dont nous admirons aujourd'hui la prospérité, et le poète canadien a pu dire du voyageur qui, débarquant au Canada, admire la richesse et la beauté du pays:

La richesse présente des anciennes paroisses est un gage de la richesse future des nouvelles; la prospérité agricole de la province de Québec est, d'ailleurs, d'une façon générale, attestée par le chiffre de son exportation. Il s'élève tous les ans à plus de 20 millions de dollars (100 millions de francs) pour les seuls produits de l'agriculture75, chiffre assez éloquent par lui-même pour se passer de tout commentaire.

Note 74: (retour) Fréchette, Légende d'un peuple, p. 63.
Note 75: (retour) Voir Esquisse générale de la province de Québec, par M. Mercier. Québec, 1890, broch.


CHAPITRE XV

RICHESSE COMMERCIALE ET INDUSTRIELLE.

La richesse matérielle de la province de Québec, au point de vue commercial et industriel, les statistiques suffisent pour la constater. Elles nous montrent que son mouvement d'affaires est supérieur de 60 à 80 millions de francs à celui de la province d'Ontario, renommée pourtant pour son activité et sa merveilleuse prospérité.

C'est à plus de 200 millions de francs que s'élève tous les ans la seule exportation de Québec76. Quelles richesses cette province livre-t-elle donc en si grande abondance à l'étranger? Ce sont celles surtout que lui fournit la nature même, et que lui procure sa situation pour ainsi dire privilégiée. Ce sont ses forêts, d'où sort tous les ans, comme nous l'avons dit plus haut, une valeur de 50 millions de francs; ce sont ses pêcheries maritimes et fluviales, ce sont ses mines, c'est son industrie, c'est surtout enfin l'agriculture qui, en produits directs ou en transit, fait sortir annuellement par ses ports une valeur de 100 millions de francs.

Note 76: (retour) Voy. Résumé statistique publié par le gouvernement d'Ottawa, année 1886, tableau, p. 192; année 1888, p. 205.

L'industrie ne fait que de naître, mais elle est déjà florissante, et donne un démenti à ceux qui accusent les Canadiens d'inactivité et de stagnation. D'après le recensement de 1881, les capitaux engagés dans l'industrie dans la province de Québec étaient de 59,216,000 piastres (296 millions de francs), et le nombre des personnes employées de 85,700.

La plus importante de beaucoup est l'industrie des cuirs; elle occupe à elle seule 22,000 ouvriers et ses produits fournissent le tiers de l'exportation totale des objets manufacturés. Son centre principal est Québec où, dans cette partie de la ville basse qui s'étend le long de la rivière Saint-Charles, se pressent de nombreuses et importantes manufactures.

Vient ensuite le sciage des bois, ayant son centre à Hull et à Ottawa, dont nous avons parlé plus haut, et qui fournit encore un gros chiffre à l'exportation; une foule d'autres industries enfin, plus modestes dans leur développement, mais dont l'ensemble donne encore un total important.

La situation même de la province de Québec est pour elle une richesse. La navigation du Saint-Laurent lui appartient tout entière; occupant l'embouchure du fleuve, elle en tient pour ainsi dire les portes et la clef, et nulle importation, nulle exportation ne se fait d'Europe au Canada, ou du Canada en Europe, sans passer par ses ports de Québec ou de Montréal. L'hiver, il est vrai, les glaces en empêchent l'accès, mais le trafic d'hiver est peu considérable; il serait d'ailleurs possible, dit-on, d'établir, sur le territoire même de Québec, un port d'hiver soit à l'extrémité de la presqu'île de Gaspé, dans la baie du même nom, soit à Tadoussac, à l'embouchure du puissant Saguenay.

Grâce à cette situation privilégiée, près de la moitié du commerce total du Dominion passe par la province de Québec. En 1887, sur 200 millions de piastres (1 milliard de francs), 90 millions de piastres (450 millions de francs) sont sortis ou entrés par ses ports!

Le réseau de navigation maritime intérieure est énorme, et la province de Québec est peut-être la seule contrée de l'Univers qui puisse voir remonter dans l'intérieur de ses terres les paquebots du plus fort tonnage sur un parcours de plus de 700 kilomètres! Ajoutez à cela 100 kilomètres sur le Saguenay, que des navires norvégiens remontent tous les ans pour y charger des bois.

Quant à la navigation fluviale, elle comprend 456 kilomètres sur l'Ottawa, 125 kilomètres sur le Saint-Maurice et 100 sur le Richelieu. Le lac Saint-Jean, véritable mer intérieure, lui offre encore les 92,000 hectares de ses eaux.

Sur toutes ces artères navigables, maritimes et fluviales, la province de Québec possède une flotte de 1,474 bâtiments, dont 300 à vapeur, d'un tonnage total de 178,000 tonneaux. Le tonnage de la flotte de commerce française tout en entière est de 900,000 tonneaux, la différence est loin de correspondre à la différence de population, et semble tout à l'avantage de nos compatriotes d'Amérique. Le Canada, il est vrai, comprend dans sa statistique toutes les barques de pêche et embarcations, mais ce n'est pas de là seulement que vient l'importance du chiffre: la flotte de Québec comprend de grands navires océaniques, et la Ligne Allan, dont le port d'attache est Montréal, est une des plus importantes de toutes celles qui mettent l'Amérique en communication avec l'Europe. Sa flotte rivalise avec celle des grandes compagnies, et des navires tels que le Parisian (5,000 tonneaux) ne le cèdent en rien, pour le confort, aux plus beaux transatlantiques.

Dans ce transit important, dans ce mouvement maritime considérable, la France ne prend malheureusement qu'une bien petite part. Tandis que--vu la communauté d'origine et les sympathies mutuelles--de nombreux navires apportant en France les produits canadiens, et portant au Canada les produits français, devraient traverser l'Océan et relier, comme par une ligne non interrompue, le port de Québec à nos ports français, notre commerce avec le Canada--inférieur même à celui de l'Allemagne--ne s'élève pas au chiffre total d'une dizaine de millions77 .

Note 77: (retour) Résumé statistique publié annuellement par le gouvernement d'Ottawa.

Ce port de Québec, où sont reçus avec tant d'enthousiasme nos navires de guerre, où l'on salue avec tant de bonheur la présence du pavillon français, semble inconnu à notre marine marchande, et tandis que 8,000 navires anglais, 6,000 navires américains le visitent annuellement, une centaine de bateaux français, d'un tonnage infime, y paraissent à peine chaque année, cédant le pas, pour le nombre et le tonnage, aux navires norvégiens eux-mêmes!

N'accusons pas les Canadiens de ce manque de relations commerciales avec la France. La faute en est à nous qui, pendant si longtemps, avons cessé avec eux tout rapport. Mais aujourd'hui que la période d'oubli est passée, que les relations littéraires et de sympathie sont reprises depuis longtemps entre les deux peuples, pourquoi les relations économiques ne se renouent-elles pas aussi?

La réponse à cette question, c'est un Canadien même qui nous la donne: «Les négociants français, dit-il, ont l'habitude de s'en prendre à leur gouvernement, à leur administration, qui ne leur ouvrent pas assez de débouchés à l'étranger. Qu'ils s'en prennent donc à leur manque d'initiative! Qu'ils se syndiquent et créent des compagnies de transport; qu'ils se syndiquent encore par groupes de trois ou quatre maisons pour se faire représenter dans les centres commerciaux étrangers, et ils verront si les débouchés ne s'ouvrent pas! Quant à tenter de faire des affaires par correspondance, c'est un rêve malheureux... Que les négociants français cessent de se plaindre et de demander au ministère du commerce comment ils doivent s'y prendre pour écouler leurs produits. En notre siècle, c'est à l'initiative privée qu'est due la prospérité d'un peuple. Voilà les conseils que moi, Canadien, je me permets d'offrir à mes frères d'au delà de l'Atlantique78.» Sage conseil ou perce peut-être une pointe d'ironie et bien capable de nous faire comprendre le danger d'enfermer comme d'un mur, dans une enceinte douanière, l'activité industrielle et commerciale de la nation.

Note 78: (retour) Revue française, 1er mai 1891.--Lettre d'Ottawa.

Puisse la ligne de navigation directe de France à Québec, si longtemps réclamée en vain, si longtemps attendue avec impatience par les Canadiens, et qui vient enfin d'être établie et inaugurée récemment, ouvrir au commerce français un de ces débouchés que nos négociants demandent en vain aux échos administratifs.

Le développement du réseau des voies ferrées de la province de Québec n'est pas inférieur à celui de son réseau fluvial et maritime. Il comprenait en 1888 2,500 milles en exploitation, et 500 milles en construction. Toute la partie de la province située au sud de Québec et de Montréal est sillonnée en tous sens de chemins de fer, et reliée par plusieurs voies parallèles aux lignes américaines de Portland, Boston, New-York et Philadelphie.

La ligne de l'Inter-colonial suit, sur un parcours de 250 milles environ, la rive droite du Saint-Laurent, puis, s'infléchissant brusquement vers le sud, traverse le Nouveau-Brunswick et gagne la presqu'île de la Nouvelle-Écosse, établissant ainsi la communication entre ces deux provinces maritimes et les provinces intérieures de la Confédération.

Une ligne a été récemment ouverte de Québec au lac Saint-Jean, une autre remonte la vallée du Saint-Maurice jusqu'aux Grandes Piles. Au nord de Montréal, plusieurs tronçons pénètrent vers le nord, amorces à peine formées de grandes lignes futures. Tout ce système enfin est, vers l'ouest, relié à la ligne du Pacifique, qui traverse le continent entier, franchit les Montagnes Rocheuses, et rejoint au port de Vancouver la ligne océanique des mers de Chine.

Si étendu qu'il soit, le réseau de voies ferrées de la province de Québec paraissait encore insuffisant au zèle et à l'enthousiasme du grand promoteur de colonisation, Mgr Labelle. Par delà le massif encore désert des Laurentides, il voyait un domaine immense à ouvrir à l'activité des Canadiens. Là, une ligne ferrée reliant le lac Temiscamingue au lac Saint-Jean devait, suivant ses plans et son désir, faire courir dans l'intérieur des terres une nouvelle artère de colonisation. Par là il comptait doubler l'étendue exploitable et la richesse de la province. Si loin que nous soyons encore de la réalisation de plans aussi vastes, le réseau de voies de communication de Québec n'en reste pas moins, tel qu'il est aujourd'hui, un élément de prospérité et de croissance.

Tel est le territoire occupé par les Canadiens-Français. Nous avons dit son étendue, décrit sa beauté, énuméré ses richesses; n'a-t-il pas, avouons-le, toutes les qualités nécessaires à l'établissement d'une grande nation? Quels peuples d'Europe, pris parmi les plus puissants, peuvent s'enorgueillir de fleuves comme le Saint-Laurent et le Saguenay, de rivières comme l'Ottawa et le Saint-Maurice, de lacs comme le Témiscamingue et le lac Saint-Jean?

Le climat, objecte-t-on, est sévère; mais diffère-t-il sensiblement de celui sous lequel vivent et prospèrent plusieurs nations européennes riches, populeuses et puissantes?

Certes, la province de Québec renferme encore bien des terres désertes, bien des parties incultes; mais combien de siècles n'a-t-il pas fallu pour donner à la Gaule les 40 millions d'habitants de la France actuelle et pour faire de son sol ce merveilleux instrument de production, dont pas une parcelle, ni sur le sommet des montagnes, ni dans le plus profond des ravins, n'est laissée inexploitée par l'agriculture ou l'industrie?

Des jugements trop hâtifs sur les jeunes contrées d'Amérique provoquent quelquefois des conclusions bien étranges et bien fausses. Le sage Sully n'avait-il pas, contrairement à l'idée plus hardie et plus géniale de Henri IV, condamné d'avance et voué à un échec fatal tout essai de colonisation au nord du 45e degré de latitude79? Et c'est dans cette région que s'élèvent justement, aujourd'hui toutes les grandes villes d'Amérique. Elles s'y trouvent comme spécialement réunies et groupées.

Et que d'exemples plus récents et plus frappants encore! Un Américain, le colonel Long, visitant il y a une cinquantaine d'années le lac Michigan, donnait la description suivante d'une petite ville qui se fondait sur ses rives, alors à peu près désertes: «Au point de vue des affaires, l'endroit n'offre aucun avantage aux colons. Le chiffre annuel du commerce du lac n'a jamais dépassé la valeur de cinq ou six cargaisons de goélette. Il n'est pas impossible que dans un avenir très éloigné quand les rives de l'Illinois seront habitées par une population nombreuse, la ville puisse devenir l'un des points de communication entre les lacs du Nord et le Mississipi; mais, même alors, je suis persuadé que le commerce s'y fera sur une échelle très limitée. Les dangers de la navigation des lacs, le nombre si restreint des ports et des havres, seront toujours des obstacles insurmontables à l'importance commerciale de... Chicago80!» Car c'est bien de Chicago qu'il s'agit, de cette métropole de l'Ouest qui s'étonne aujourd'hui de ne pas étonner l'Univers: voilà ce que pensaient, il y a cinquante ans, les Américains les plus éclairés, de l'avenir réservé à cette orgueilleuse cité.

Note 79: (retour) Mémoires de Sully, année 1608.
Note 80: (retour) Patrie, 16 septembre 1893. (Notes sur Chicago, par M. Fréchette.)

De leur territoire, vaste, riche, et beau en dépit de toutes les affirmations contraires, les Canadiens, si courageux et si résistants, sauront tirer toutes les richesses.

Leur activité, d'ailleurs, n'est pas forcément bornée à la seule province de Québec: c'est là, il est vrai, leur centre actuel, mais ils peuvent espérer pour l'avenir un domaine plus vaste encore. La merveilleuse force d'expansion de leur population leur permet, sans être taxés d'exagération, d'émettre hautement cet espoir.



CHAPITRE XVI

POPULATION CANADIENNE-FRANÇAISE
DANS LES PROVINCES DE QUÉBEC ET D'ONTARIO.

La merveilleuse multiplication de la population canadienne est devenue presque proverbiale. Tout le monde a entendu parler de ces familles de quinze ou vingt enfants qui fleurissent sur les bords du Saint-Laurent. Tout le monde connaît aussi cette curieuse coutume qui veut que le vingt-sixième soit élevé aux frais de la commune. Ces faits sont dans toutes les bouches, ont été relatés dans tous les récits de voyage, et reproduits par tous les journaux.

En 1890, l'Assemblée législative de Québec vota une loi accordant une certaine quantité de terres à tout chef de famille père de douze enfants vivants. L'année suivante, plus de 1,500 demandes étaient déjà enregistrées81. Dix-sept avaient pu être émises dans une seule paroisse!

Note 81: (retour) Rapport du commissaire des Terres de la Couronne pour 1891, p. 437.

Inutile d'insister sur un fait si universellement connu. Il suffira de donner ici quelques chiffres pour montrer que non seulement la population canadienne augmente, mais qu'elle augmente d'une façon bien plus rapide que celle de tous ses voisins, anglais, américains ou autres.

Dans la province de Québec, les Canadiens, que nous avions laissés, en 1763, au nombre de 68 à 70,000, s'élèvent aujourd'hui au chiffre de 1,200,000. La population totale de la province étant de 1,500,000 habitants, le chiffre laissé pour les Anglais n'est pas bien fort, on le voit. Et cependant, si faible qu'il soit déjà, chaque recensement décennal indique, d'une façon continue, une diminution constante de leur nombre relativement à celui des Canadiens.

En 1851 les Anglais formaient les 25,49 p. 100 de la population.
En 1861      ----      ----       23,68           ----
En 1871      ----      ----       21,93           ----
En 1881      ----      ----       20,98           ----
En 1891      ----      ----       20,00           ---- [82]
Note 82: (retour) Voici les chiffres tirés des recensements décennaux:
        +--------+-----------+-----------+------------+
        |        |           |  ANGLAIS  | POPULATION |
        | ANNÉES | CANADIENS |     et    |   TOTALE   |
        |        |           |IRLANDAIS  |            |
        +--------+-----------+-----------+------------+
        |  1851  |   669.528 |  226.733  |    890.261 |
        |  1861  |   847.615 |  263.019  |  1.110.661 |
        |  1871  |   929.817 |  261.321  |  1.191.516 |
        |  1881  | 1.073.320 |  285.117  |  1.359.027 |
        |  1891  | 1.196.346 |  292.189  |  1.488.586 |
        +--------+-----------+-----------+------------+

Ces chiffres se passent de tout commentaire. Il peut être intéressant pourtant d'en suivre le détail dans certaines régions de la province de Québec. Il en est dans lesquelles est groupée d'une façon toute spéciale la population anglaise, qui ont été ouvertes et colonisées par elle. Voyons ce qui s'y passe.

La principale et la plus connue de ces régions est celle des cantons de l'Est, peuplés, à la suite de la guerre d'Amérique, par quelques-uns des loyalistes réfugiés au Canada. Jusqu'en 1830 environ, la population y demeura exclusivement anglaise; pas un Canadien n'avait pénétré dans ces régions où sa langue était inconnue, qui portaient des noms anglais et s'appelaient des Townships, des Trompe-chipes comme ils disaient, faute de pouvoir mieux prononcer cette désignation étrangère.

Mais un moment arriva où les Canadiens furent contraints de sortir des vieilles seigneuries françaises, devenues trop pleines, et, dès lors, la nécessité les poussa à chercher des terres dans les cantons anglais; ils osèrent aborder de front ces noms terribles qui les avaient effrayés; ils surent d'ailleurs tourner la difficulté, et dans une bouche canadienne, Sommerset devint Sainte-Morisette, et Standfold se changea en Sainte-Folle. En même temps qu'ils en altéraient les noms, ils changeaient de fond en comble la situation ethnographique de la contrée, si bien que, partis de 0 en 1830, ils formaient, en 1881, 63 pour 100 de la population des cantons de l'Est83.

Note 83: (retour) E. Reclus, Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.

Une à une dans cette région les municipalités, autrefois anglaises, deviennent des municipalités françaises: «La langue anglaise, dit le journal anglais le Witness, du 22 juillet 1890, a été abolie dans une partie du canton de Stanbridge (comté de Missiquoi), maintenant appelé Notre-Dame de Stanbridge; elle est à la veille d'être abolie dans une partie du canton de Whitton (comté de Compton). Dans dix ans, que seront devenus les cantons de langue anglaise dans l'Est?»

Même résultat au point de vue des élections politiques. Sur les soixante comtés ou divisions électorales existant dans la province de Québec, treize présentaient encore, il y a quelques années, une majorité anglaise; elles sont aujourd'hui réduites au nombre de six84; dans les cinquante-quatre autres, les Canadiens dominent.

Les villes elles-mêmes, où l'élément anglais, attiré par l'industrie, le commerce et les affaires, avait afflué bien plus que dans les campagnes, sont peu à peu reconquises par les Canadiens.

A Montréal la population comprenait:

                 450 Français sur 1,000 habitants en 1851
                 482        ----           ----      1861
                 530        ----           ----      1871
                 559        ----           ----      1881
                 576        ----           ----      1891[85].
Note 84: (retour) Ce sont: Argenteuil, Brome, Compton, Huntington, Pontiac, Stanstead.
Note 85: (retour) Reclus, Nouvelles géographiques, 1891, p. 236.

Tels sont les progrès, indéniables et flagrants, des Canadiens dans la province de Québec. Suivons-les dans les autres provinces de la Confédération.

Dans la province d'Ontario elle-même, peuplée entièrement, comme nous l'avons dit plus haut, par les descendants des loyalistes,--milieu hostile certes à l'élément français et catholique,--les Canadiens se sont fait une place et l'agrandissent chaque jour. Peu à peu ils ont acheté des terres dans la province anglaise, et partout où ils s'établissent ils tendent à supplanter et à remplacer leurs voisins de sang étranger, moins actifs, moins patients et surtout moins prolifiques. De l'aveu même de leurs rivaux, le taux de la natalité des Canadiens est bien plus fort et bien plus continu que chez les Anglais: «Le Canada anglais, dit M. Johnson, directeur du recensement de 1891, n'a pas échappé au courant d'abaissement dans la natalité qui se fait sentir aux États-Unis, et les naissances y ont diminué à mesure que montent les gages et que se propage l'instruction. Le nombre des membres de la famille moyenne a baissé depuis vingt ans dans Ontario. En 1871, la famille ontarienne comptait en moyenne 5,54 personnes. En 1881 elle n'en compte plus que 5,24, et 1891 la réduit à 5,1086.» Cette décadence ne se fait pas sentir dans la famille canadienne-française, et les Canadiens gagnent d'une façon constante sur leurs voisins. Dans cette province d'Ontario où ils n'avaient, il y a cinquante ans, aucun représentant, ils comptaient déjà en 1871 pour 4 pour 100 de la population totale; ils atteignaient 5 pour 100 en 1881. Là, comme dans les cantons de l'Est, ce mouvement est une véritable conquête.

Note 86: (retour) Reclus, Nouvelles géographiques, janvier 1893.

Il est plus apparent encore si on l'étudie dans les comtés d'Ontario limitrophes de la province de Québec, les plus à portée, par conséquent, d'être envahis par l'élément canadien. Dans l'ensemble des huit comtés orientaux d'Ontario, la proportion des Canadiens était en 1871 de 13 pour 100; elle est passée à 22 pour 100 en 188187. Dans les comtés de Prescott et de Russell, ils tiennent même la majorité et envoient au parlement provincial de Toronto deux députés canadiens. Ils sont nombreux encore dans le comté d'Essex, limitrophe de la rivière de Détroit, à l'extrémité opposée de la province, et sont en voie d'occuper encore les régions septentrionales du lac Supérieur, dédaignées jusqu'ici par les Anglais.

Note 87: (retour) Reclus, Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.

La presse anglaise d'Ontario, qui ne se pique pas de sympathie pour les Canadiens-Français, ne peut cependant nier leurs progrès. Un journal de Toronto, le Mail, terminait ainsi un de ses articles: «Nous nous plaignons, non sans raison, de nous sentir envahis par nos voisins; mais au lieu de nous répandre en plaintes stériles et en invectives irritées et irritantes, observons ce qu'ils font, et faisons en même temps un retour sur nous-mêmes. Il est inutile de chercher à conquérir par la violence, ou par des règlements, ce que l'on peut acquérir par la raison et par le travail; si les Canadiens forment des établissements agricoles prospères, s'ils réussissent mieux que nos cultivateurs à y vivre heureux et contents, c'est qu'ils ont sans doute quelques procédés ou quelques qualités qui sont cause de leurs succès. Pour nous, il nous semble qu'ils sont plus sobres que les nôtres, plus économes aussi de leur argent, et en même temps moins économes de leur travail et de leurs soins; ils recherchent moins les distractions hors de leurs familles; ils ont enfin plus de modération dans les habitudes de leur vie, dans leurs désirs et dans leurs visées.

«Est-ce que nous pourrions, par contrainte ou par artifice, allonger notre taille d'une coudée? Comment donc espérer que nous puissions par ordonnance ou par violence ajouter un atome de force à notre faiblesse, si celle-ci est réelle? C'est notre impuissance, en effet, qu'il faut modifier, et non pas la puissance de nos associés qu'il faut abattre. Ne cherchons donc pas à dénigrer ceux-ci, mais bien plutôt à nous perfectionner. Si nous le voulons bien, nous réussirons tout comme eux; mais si nous ne savons pas, si nous ne pouvons pas modifier nos habitudes et notre existence, à quoi servirait-il d'inventer de vaines formules ou de créer des associations? Si notre énergie est défaillante, il faut nous résoudre à supporter ce que nous n'aurons su ni prévenir, ni empêcher88

Note 88: (retour) Cité par la Revue française, 15 avril 1891. Article de M. Rameau.

Devant cet aveu des intéressés eux-mêmes, les chiffres donnés par le recensement de 1891 ont étonné tout le monde. S'il fallait les en croire, cette progression constante et ininterrompue de la population française dans Ontario, constatée régulièrement depuis vingt ans et plus, aurait tout d'un coup cessé, et les Canadiens--singulière stagnation--seraient aujourd'hui justement le même nombre--à 71 près--qu'en 1881! Résultat tellement inattendu, tellement contraire à la vraisemblance, que personne au Canada, ni parmi les Canadiens, ni parmi les Anglais, n'a pu croire à son exactitude. Le directeur du recensement, M. Johnson, a été vivement attaqué pour avoir un peu trop autorisé, de la part de ses agents, les artifices par lesquels on espérait voiler les progrès incontestables des Canadiens dans Ontario. Un sénateur canadien, M. Joseph Tassé, a protesté au nom de ses compatriotes, devant le Sénat fédéral, contre l'évident parti pris des recenseurs et l'évidente inexactitude de leur œuvre. La presse anglaise elle-même n'a pu admettre un pareil tour de passe-passe dans un travail fort onéreux aux contribuables, et dont la seule utilité n'est autre que son exactitude même: «Ceux qui savent par un examen personnel, disait à ce propos un journal anglais d'Ottawa, qu'il y a eu, depuis dix ans, une augmentation considérable de la population française dans les comtés de Prescott, Russell, Glengary, ainsi que dans la cité d'Ottawa et le district de Nipissing, seront certainement surpris d'apprendre que les Canadiens ont diminué en nombre, de 1881 à 1891, dans notre province. Et vraiment il y a lieu d'être stupéfait; on le serait à moins89

Note 89: (retour) Cité par Reclus, Nouvelles géographiques.

En présence des chiffres évidemment faux du recensement, comment évaluer le nombre des Canadiens dans la province d'Ontario? M. O. Reclus, basant son appréciation sur des calculs tirés de la comparaison du nombre des catholiques à celui de la population totale, pense qu'on ne peut admettre pour les Canadiens dans la province anglaise une augmentation inférieure à vingt-cinq ou trente mille âmes depuis dix ans, ce qui porterait leur nombre à 131,000.

Ainsi, prépondérance incontestée dans Québec, gains considérables dans Ontario, tel est le résumé de la situation numérique des Canadiens dans ces deux provinces.



CHAPITRE XVII

LES ACADIENS.

Les Canadiens ne sont pas les seuls de ses enfants que la France ait abandonnés en Amérique. A côté du Canada, et, par les ordres aussi et l'initiative de Henri IV, une autre colonie avait été fondée, celle de l'Acadie, devenue aujourd'hui, sous la domination anglaise, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

Malgré leur création simultanée, malgré la proximité de leurs frontières, l'Acadie et le Canada reçurent, dès le début, une organisation différente, se développèrent séparément et furent séparément aussi cédés aux Anglais. Dans une évolution historique distincte, leurs populations ont eu toutefois des destinées analogues; comme les Canadiens, les Acadiens subirent de cruelles persécutions, et comme eux en sortirent plus vigoureux et plus forts.

Moins favorisée que le Canada par le gouvernement français, l'Acadie demeura un peu négligée, presque oubliée, et dans le plus fort de l'élan colonial donné par Colbert, alors que de nombreux convois d'émigrants quittaient les côtes de France, elle ne reçut, de 1630 à 1710, que 400 colons!

C'était plutôt une colonie commerciale qu'une colonie agricole: le territoire accidenté de la presqu'île et des côtes acadiennes, le long de la baie Française (aujourd'hui baie de Fundy)90, sillonné de rivières torrentielles et pittoresques, coupé de profonds ravins, se prêtait peu à la culture; mais ses forêts renfermaient en grand nombre les animaux dont les riches fourrures, si recherchées en Europe, étaient l'objet d'un commerce considérable. Ainsi, tandis que les Canadiens occupaient la terre et devenaient agriculteurs, les Acadiens demeuraient chasseurs et coureurs des bois.

La vie mouvementée, au milieu de leurs vassaux sauvages, de quelques-uns des chefs de la colonie, les Poutraincourt, les Menou, les Razilly, qui s'étaient assuré sur les tribus indiennes une sorte de pouvoir féodal, a été contée d'une façon pittoresque par M. Rameau de Saint-Père91. Un des types les plus accentués de cette série d'aventureux gentilshommes est le baron de Saint-Castain. Né Béarnais, capitaine au régiment de Carignan, il débarque au Canada en 1667, quitte le service pour aller s'établir en Acadie, s'y taille un fief, s'intitule Capitaine des sauvages et épouse une femme indienne. Brave, vigoureux, adroit, il devient en peu de temps l'idole des indigènes. A leur tête, pendant la guerre de 1688, il repousse victorieusement toutes les attaques des Anglais. Vers 1708, il rentre en France, mais laisse ses «domaines d'Acadie» à l'un des fils qu'il avait eus de sa princesse indienne. Digne successeur de son père, celui-ci continue, pendant la guerre de 1701, à guerroyer contre les Anglais. Le traité d'Utrecht, qui livre l'Acadie à l'Angleterre, ne l'arrête même pas: de la signature des diplomates, lui le libre seigneur des sauvages, il ne s'inquiète guère; il bataille toujours, et jusqu'en 1722 il parvient (dans le fort qu'il s'est construit au sein de la forêt) à tenir tête à l'ennemi. Fait prisonnier, il s'échappe, s'embarque pour l'Europe, tombe en Béarn juste à temps pour y recueillir la succession de son père, puis il retourne en Acadie, où, en 1731, on le retrouve guerroyant encore à la tête des tribus d'Indiens Abenakis.

Note 90: (retour) L'origine étymologique de ce nom de baie de Fundy est assez curieuse. Les Français du dix-septième siècle avaient nommé «Fond de Baie» la partie entrant le plus profondément dans les terres. De Fond de Baie, les Anglais ont fait Fundy-Bay qui, traduit de nouveau en français, a donné baie de Fundy.
Note 91: (retour) Une colonie féodale en Amérique, 2 vol. in-18.

De tels chefs et une existence aussi agitée n'avaient guère favorisé les progrès de l'agriculture, de la colonisation ni du peuplement. En 1713, trois centres agricoles existaient seuls dans la presqu'île Acadienne, peuplés à eux tous de 2,000 habitants. Le plus important des trois, Port-Royal, était la modeste capitale de la colonie.

Telle était la situation numérique et territoriale du pays au moment où la fortune des armes nous força, en 1713, de le céder à l'Angleterre. Il semblait de si peu d'importance, était resté si peu connu en France, que l'opinion publique ne s'émut guère de son abandon; triste précédent pourtant, c'était comme un acheminement à la cession du Canada lui-même.

Livrés à une nation étrangère, ces 2,000 Français ont lutté pour conserver, au milieu de la population nouvelle amenée par les conquérants, leur nationalité et leur foi. Nous voyons avec quel succès, puisqu'ils se comptent aujourd'hui par le chiffre de plus de 120,000, toujours catholiques fervents, toujours fidèles à la langue française.

Mais à travers quelles cruelles persécutions, quelles épouvantables catastrophes ils ont conduit cette lutte, c'est ce qui rend encore leur succès plus éclatant, leur nom plus beau et leur histoire plus touchante.

Les Anglais, peu confiants dans la valeur du pays (dont ils n'avaient recherché la possession que pour débarrasser leur colonie de Boston du voisinage gênant d'une colonie française si belliqueuse), s'étaient tout d'abord contentés de mettre une garnison à Port-Royal. Ils avaient débaptisé la ville, et lui avaient donné le nom d'Annapolis, en l'honneur de la reine Anne, dont le règne marque une des époques les plus brillantes de l'histoire de l'Angleterre.

Longtemps, malgré la cession, les Acadiens restèrent seuls en Acadie. Par cet isolement, sevrés tout à coup des luttes militaires qui les avaient tenus en éveil et les avaient éloignés de la culture du sol, ils transformèrent peu à peu leurs habitudes et leurs mœurs, et de soldats devinrent agriculteurs. Sur les rivages escarpés qu'ils habitaient, disputant pied à pied à la mer le terrain cultivable, ils réussirent, à force de travail, à créer des digues, des aboitteaux, suivant leur expression, et transformèrent en riches prairies des rivages autrefois incultes. Devenus riches possesseurs d'un bétail nombreux, leur population s'accrut, et de 2,000 à peine qu'ils étaient au moment de la cession, ils s'étaient élevés dès 1730 au chiffre de 4,000, doublant leur population en vingt ans!

Le gouverneur anglais, Philipps, effrayé de cette progression rapide, écrivait alors à Londres: «Il est temps de considérer le formidable accroissement de ce peuple, car il semble que ce soit la race du père Noé qui s'avance autour de nous pour nous engloutir92

Note 92: (retour) Dépêche du 2 septembre 1730. (Rameau, Colonie féodale en Amérique.)

Cette appréhension ne cessa de hanter l'esprit de chacun de ses successeurs, et l'un d'eux, Cornwalis, résolut, en 1749, de mettre une digue aux progrès des Acadiens par l'établissement dans la Nouvelle-Écosse (c'est ainsi qu'on nommait l'Acadie depuis la conquête) de fortes colonies de population anglaise, qui pussent à la fois servir de centres civils et de points d'appui militaires pour l'assimilation de la province.

La fondation d'une ville fut résolue, et son emplacement déterminé sur la côte orientale de la presqu'île. L'exécution du projet suivit de près cette décision. Le 14 mai 1749, quatorze navires embarquèrent à Boston 2,576 personnes avec tous les approvisionnements nécessaires, et, le 27 juin, la flotte entrait dans la rade de Chibouctou, y débarquait une population toute prête qui se mettait à l'œuvre aussitôt: Chibouctou perdait son nom, Halifax était fondé!

Dès lors les Acadiens se trouvèrent, sur le sol de leur patrie, en présence d'une population nouvelle, pleine de jactance et de haine. Ils durent subir toutes ses injustices et toutes ses cruautés. Ce n'est pas que le gouvernement et les ministres anglais ordonnassent, ni même encourageassent ces persécutions, mais les gouverneurs prenaient sur eux de recourir aux moyens les plus violents; l'un d'eux, le gouverneur Lawrence, se signala parmi tous les autres.

Injuste durant la paix, le danger le rendit féroce. La guerre avait repris en 1755 après une bien courte période de paix, et, dès le début, elle avait été défavorable aux Anglais. Nous avons dit déjà quels brillants succès avait obtenus, au commencement de la guerre de Sept ans, la vaillante conduite des Canadiens sous les ordres de Montcalm. Ces succès des armes françaises avaient jeté une certaine effervescence dans la population acadienne, qui se souvenait avec amour de son ancienne patrie; elle était toute prête à se soulever en sa faveur.

Pour conjurer le danger qui menaçait la domination anglaise dans la colonie, Lawrence ne recula pas devant les moyens les plus barbares: il résolut la déportation en masse de tous les Acadiens.

Ourdi dans le plus profond secret, le complot fut exécuté avec promptitude. A l'insu des habitants, des milices bostoniennes avaient été débarquées et de nombreux navires mouillés le long des côtes. Le 5 septembre 1755, toutes les paroisses furent cernées et la population, hommes, femmes, enfants et vieillards, fut déclarée prisonnière et enfermée dans les églises. De là, à coups de crosse et de baïonnette les malheureux furent poussés jusqu'aux navires et embarqués pêle-mêle, sans égard aux lamentations des parents et des proches qui, séparés les uns des autres, s'appelaient de leurs cris déchirants.

Le colonel des milices américaines chargé de cette barbare exécution, Winslow, raconte la scène avec une placidité qui fait frémir: «J'ordonnai aux prisonniers de marcher, dit-il; tous répondirent qu'ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c'était une parole que je ne comprenais pas... que je n'aimais pas les mesures de rigueur, mais que le temps n'admettait pas de pourparlers ni de délais. Alors j'ordonnai à toutes les troupes de croiser la baïonnette et de s'avancer sur les Français93

Note 93: (retour) Casgrain, Pèlerinage aux pays d'Évangéline, p. 132.

Quel rôle pour des soldats que de croiser la baïonnette contre des hommes désarmés et contre des femmes! Ces bourreaux, disons-le de suite, n'étaient pas des soldats de l'armée anglaise, mais des miliciens de Boston qui se vengeaient ainsi, sur une population sans défense, des perpétuelles défaites que leur avaient invariablement infligées les Français.

Ils ne manquèrent pas, en se retirant, de livrer aux flammes le pays tout entier. Suivant un historien anglais de la Nouvelle-Écosse, 255 maisons furent brûlées dans le seul district des Mines, avec 276 granges, 155 bâtiments, 11 moulins et l'église94. Longtemps, autour des ruines encore fumantes, on vit errer les fidèles chiens de garde, poussant des hurlements plaintifs pour appeler, mais en vain, le retour de leurs maîtres proscrits!

Note 94: (retour) Duncan-Campbell, Histoire de la Nouvelle-Écosse à l'usage des écoles.

En des vers d'une majestueuse ampleur, le poète américain Longfellow a chanté les malheurs des Acadiens. Évangéline, l'héroïne du poème, est une douce jeune fille acadienne séparée violemment de sa famille et de son fiancé par les brutaux exécuteurs des ordres de Lawrence. Jetés bien loin l'un de l'autre en une terre étrangère, les deux amants se cherchent de longues années, puis, vieillis et abattus, ne se retrouvent que pour mourir ensemble. Le poète débute en nous conduisant dans le pays des Acadiens, occupé désormais par leurs ennemis: «La forêt vierge reste encore, dit-il, mais sous ses ombres vit une autre race, avec d'autres mœurs, une autre langue. Seuls, sur la rive du triste et brumeux Atlantique, languissent encore quelques paysans acadiens, dont les pères revinrent de l'exil pour mourir dans le pays natal. Dans la cabane du pêcheur, le rouet travaille encore, les jeunes filles portent encore leur bonnet normand, et le soir, auprès du foyer, elles répètent l'histoire d'Évangéline, tandis que dans ses cavernes rocheuses l'Océan mugit d'une voix profonde et répond par de lamentables accents à l'éternel gémissement de la forêt.»

Oui, le poète dit vrai: les rouets tournent encore et les jeunes filles portent toujours le bonnet normand! C'est qu'ils sont revenus, les Acadiens proscrits; c'est qu'ils ont, sur les ruines encore fumantes de leurs chaumières, réédifié de nouvelles demeures et repris une partie de ces domaines sur lesquels leurs spoliateurs avaient cru s'installer en maîtres pour toujours!

Trois mille habitants à peine, sur vingt mille environ, étaient parvenus, en se cachant dans la forêt, à échapper à la grande proscription et étaient demeurés dans le pays. Après la paix, un certain nombre de proscrits put les rejoindre; les uns et les autres réoccupèrent leurs villages dévastés, réussirent à les faire renaître de leurs ruines, et s'y multiplièrent de nouveau. Déjà, dès 1812, ils avaient regagné le nombre de 11,000. Aujourd'hui, ils s'élèvent à celui de 120,000, répartis en huit groupes dans les trois provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'île du Prince Édouard.

Si leur situation numérique est bonne, leur influence politique, morale et religieuse n'est pas moindre. Patiemment, sans éclat, si modestement que l'histoire semblait les oublier et ne s'occupait d'eux que pour conter leurs malheurs, ils se sont reformés en groupe national. Les proscrits ont repris peu à peu le titre de citoyens. Vers 1810 ils furent dispensés de l'obligation du serment du test qui, en qualité de catholiques, leur fermait toutes les fonctions publiques. Ils siégent aujourd'hui dans les assemblées législatives de leurs provinces, à côté des fils de leurs proscripteurs, ils ont un représentant au Sénat fédéral et publient plusieurs journaux français, entre autres le Moniteur acadien et l'Évangéline.

Privés autrefois de tout moyen d'instruction, ils ont ouvert des écoles et érigé des collèges français. Celui de Meramcok a été fondé en 1864. Leur clergé national, instruit et patriote comme celui du Canada, les éclaire, les conduit, les protège au besoin contre le mauvais vouloir du clergé irlandais, qui, chose étrange, ne perd pas une occasion de favoriser les écoles anglaises au détriment des écoles catholiques acadiennes.

Ardent comme celui des canadiens, leur sentiment national reste très particulariste, et bien que les Français d'Acadie aiment à se rapprocher de plus en plus des Français de Québec, à nouer avec eux des relations de plus en plus étroites; ils n'en ont pas moins leurs traditions, leurs souvenirs et leurs mœurs distincts.

Longtemps oubliés des Canadiens, ils ont fini par forcer leur sympathie, comme les Canadiens ont forcé la nôtre. Des voies de communication se sont ouvertes, rendant leurs rapports plus faciles. En 1880, un congrès réuni à Québec affirma la solidarité de tous les éléments français du continent américain; les représentants des Acadiens y figurèrent avec honneur: «Les Canadiens, si nombreux et si puissants aujourd'hui, disait alors l'un d'eux, aiment à se rappeler leurs gloires du passé, aiment à contempler leur prestige du présent et à nourrir des espérances pour l'avenir. Ils aiment à se rappeler la gloire des Jacques Cartier, des Champlain, des Frontenac, des Maisonneuve et autres hommes d'autrefois, et montrent avec un juste orgueil leurs hommes d'aujourd'hui. Nous Acadiens, nous avons moins de noms peut-être auxquels se rattachent les gloires du passé, et moins de personnages actuels qui nous donnent le même prestige, cependant ce qui a été possible pour les Canadiens ne peut pas nous être impossible; nous sommes plus nombreux maintenant qu'ils n'étaient lors de la conquête, et j'ose dire ici que nous ne leur cédons en rien en patriotisme, en amour de notre langue, en attachement à notre foi et en énergie nationale95

Note 95: (retour) Discours de M. Landry. Rapport du Congrès national canadien-français. Québec, 1881, in-8º.

Forts de leur union, les Acadiens ont voulu la consacrer par un drapeau et par un chant national: unissant pour cela leur sentiment religieux à leur patriotisme, ils ont, dans une assemblée tenue entre eux en 1885, choisi pour fête nationale le 15 août, jour de l'Assomption, pour bannière le drapeau français auquel ils ont, dans la partie bleue, ajouté une étoile blanche (l'étoile de l'Assomption); pour l'hymne ils ont pris l'Ave Maris stella, traduit en français. Le Moniteur acadien en rendant compte de cette cérémonie, disait: «La scène qui a accompagné l'adoption du drapeau et du chant de l'Ave Maris stella a été solennelle et touchante. Grand nombre pleuraient. C'est qu'au lieu de la mort nationale rêvée par ses persécuteurs, le peuple acadien a salué en ce moment dans son drapeau l'emblème de la vie nationale se levant avec lui pour la première fois depuis 171396

Note 96: (retour) Faucher de Saint-Maurice, En route pour les provinces maronites. Québec, in-8º.

Ainsi les proscrits de 1755 sont en train de se reformer en corps de nation. De quelle vitalité cette renaissance n'est-elle pas la preuve, et que ne peut-on espérer d'un peuple qui, précipité tout d'un coup dans une telle détresse, se relève si promptement et reprend si vite une place importante au milieu de ceux qui ont tenté de l'anéantir?

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