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La nuit tombe...

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LA NUIT TOMBE…

18 mars.

Une averse rageuse bat mes vitres, les cingle de gouttelettes haletantes, sous la rafale d’équinoxe… Une averse qui sera brève comme une colère soudaine et trop violente.

Déjà les nuées lourdes se déchirent et se cernent de lumière. Leurs flocons déchiquetés s’éparpillent vers les lointains d’un ciel très bleu, très pur, d’un bleu presque aigu, dans son intensité.

Et alors, je ne sais pourquoi, tout à coup, l’idée me traverse le cerveau que mon Moi intime ressemble à ce ciel tourmenté, où se heurtent des ombres, des clartés, des souffles de tempête ; où les pleurs de la pluie sont soudain dévorés par le feu d’un rais de soleil.

Cette âme houleuse, qui la devinerait — et je m’en amuse… — chez la jeune dame dont, en ce moment, l’image se reflète dans la glace du panneau qui me fait face ?

Cette jeune dame a la mine paisiblement nonchalante d’une créature étrangère à tout ce qui bouleverse, distrait ou passionne l’innombrable foule de ses sœurs. Elle ne paraît rien regretter ni souhaiter.

Je viens de la regarder un instant, toute mince en son kimono à grandes fleurs bizarres ; sa petite figure d’une pâleur chaude, coiffée de cheveux châtain doré dont les vagues aventurent un flot capricieux au-dessus des yeux sombres.

Les coudes dressés sur la table à écrire, elle avait le menton appuyé sur ses mains jointes, un air de parfait je m’en fichisme, le regard songeur et la bouche moqueuse… Moqueuse en cet instant surtout, où elle constatait à quel point sa forme périssable gardait bien les mystères de son jardin secret.

Chère petite forme périssable, de votre discrétion combien je vous ai de gré !

Mais, ce matin, vous m’intéressez moins que le large ciel où le vent entraîne des nuées éperdues. Pour le mieux contempler, j’ai laissé tomber ma plume sur le buvard qu’elle a strié d’un trait obscur. Et j’ai regardé l’eau gicler contre mes fenêtres closes, jouissant avec un plaisir égoïste d’avoir l’abri de ma grande chambre claire où, dans la cheminée, crépitaient les bûches, — j’ai l’horreur des calorifères ! — où flottait la senteur d’une botte de violettes dont la chaleur du foyer exaltait le parfum printanier.

Et les minutes ont coulé… longues ?… brèves ?… Je l’ignore. Qu’importe d’ailleurs ! A moi seule, je dois compte de mon temps, dont je n’ai que faire, hélas !

Ce m’était un délice de demeurer ainsi, sans obligation de vouloir, d’agir, ma pensée vagabonde ressuscitant la soirée d’hier.

Pour en noter les incidents, j’avais pourtant saisi ma plume ; puisque ce m’est devenu un besoin de causer avec moi-même Geneviève Doraines, mon unique confidente.

En vérité, cette soirée d’hier a été flatteuse à souhait pour l’orgueil du maître dont je porte le nom. La première de son nouvel opéra-comique, La Danaïde, a pris l’allure d’une manière de triomphe. Triomphe pour le compositeur. Triomphe pour l’interprète. Tous deux unis par les attirances souveraines de l’art et de l’amour… Est-ce de l’amour ?… Après tout, oui, c’est ainsi que cela s’appelle, en général… Tous deux, instruments ultra-sensibles qui ont réalisé, hier soir, l’un par sa musique, l’autre par sa voix, une œuvre de voluptueuse beauté.

Ah ! que la musique de mon mari est bien à son image ! Quand je l’écoute, il me semble pénétrer dans tous les replis de sa personnalité. Elle a ses caresses et ses violences, sa fougue capricieuse, sa sensualité tour à tour nonchalante, spirituelle, perverse ardemment, et cruelle aussi.

Sa musique ? C’est bien celle d’un être obéissant à toutes les impulsions qui bondissent en lui. Et c’est en même temps la musique d’un maître qui, ayant reçu le « don », connaît, de plus, tous les secrets de son art.

Si, en lui, je juge l’homme à sa mesure, je reconnais que l’artiste mérite une des premières places parmi les créateurs de notre époque.

Qu’y a-t-il donc dans cette musique, pour qu’elle accomplisse, tant que ses harmonies m’enveloppent, le miracle de me faire oublier tout ce qui nous a séparés et transformés, l’un pour l’autre, en deux étrangers ?… En ces moments-là, seul, l’artiste existe pour moi ; l’artiste que je comprends si bien, que souvent encore, il me dit — c’est un refrain :

— Personne ne chante ma musique comme vous, Geneviève.

Autrefois, au temps des vieilles lunes, il disait : « … Comme toi, Viva. »

Est-il possible que ce temps ait existé ? Ah ! que c’est loin en arrière dans le passé, la folie de nos premiers mois d’amour… — dix ans de cela… Et puis, peu à peu, les révélations du hasard, de l’intuition ; le désenchantement ; les scènes mauvaises, épuisantes, dont le seul souvenir m’épouvante.

Et dans ce chaos sombre, l’éclair des réconciliations ; exquises, les premières…

Puis les autres !… les mélancoliques, les décevantes, les misérables, qui me jettent encore au visage une brûlure de honte…

Enfin le lien dénoué, brisé définitivement. Quelle délivrance !… Trois ans bientôt.

Mais pourquoi donc, ce matin, est-ce que j’évoque mon lamentable passé ?

Parce qu’hier, pendant que j’écoutais, immobile dans l’ombre de la loge — une baignoire où Robert et moi étions seuls à ce moment — le sortilège des sons évoquait des fantômes qui erraient dans mon âme… Pauvres ombres, douloureuses et frémissantes, que le Moi maintenant détaché de tout — oh ! combien ! — regardait passer avec un calme mortel. Et de la pitié aussi…

C’était encore ce même Moi, désabusé autant que le vieux roi de l’Écriture, qui observait l’homme assis à mes côtés, dont tout l’être vivait son œuvre.

Lui aussi demeurait immobile. Mais que son masque, où les dents mordaient sans cesse la lèvre, était révélateur ! — pour moi, du moins. La lueur de la rampe, toute proche, heurtait la ligne du profil, accusait les meurtrissures du visage, creusées par tant de causes, allumait des éclairs d’or roux dans la barbe un peu longue, trahissant, sous la pleine lumière, l’altération des traits contractés par l’ivresse de la bataille engagée !

Avec une interrogation brève, il se penchait par instant vers moi :

— Ça va, ce me semble, Viva. Ne trouvez-vous pas ?

D’ailleurs, il n’attendait pas de réponse. Il sentait que « ça allait »… aussi bien que moi qui, par un bizarre dédoublement de personnalité, n’étais plus qu’une passionnée de musique, absorbée toute par la révélation publique d’une œuvre d’art.

Sa fièvre m’avait atteinte, me rendant vibrante à tous les sons, à toutes les nuances, à tous les remous d’impressions dans la salle capricieuse des premières dont il avait souverainement conquis l’attention.

Vraiment, cette représentation m’intéressait comme une partie à gagner, une partie artistique qui valait son prix.

Mais l’instant est arrivé où elle est entrée en scène, elle, la Danaïde, elle qui est, à la lettre, la maîtresse de mon mari. Et il est redescendu des hauteurs sereines de l’Art. J’ai vu l’éclair qui le brûlait et réduisait en poussière la conscience de ma présence près de lui, de la foule du public qui emplissait la salle, des confrères jaloux, des critiques aux aguets. Même son œuvre, il l’a oubliée, à cette minute…

Il la regardait, elle ; et au fond de ses prunelles, je sais quelle lueur flambait, pour l’avoir fait jaillir autrefois…

Puis, avec l’inconscience à laquelle je suis bien accoutumée, il s’est à demi incliné et m’a murmuré :

— Elle est admirablement belle, n’est-ce pas ?

C’était vrai. Et parce que je n’ai jamais su dire autre chose que ma pensée, j’ai répondu :

— Oui, très belle…

Orgueilleusement, je constatais aussi qu’en mon être aucune fibre douloureuse n’avait tressailli. Personne n’aurait pu découvrir, au fond de mes yeux, autre chose qu’une curiosité détachée.

Oui, en vérité, cette femme ainsi dévêtue par l’enroulement étroit de sa tunique, avait l’harmonieuse beauté de quelque nymphe antique ; mais cette nymphe était aussi une amoureuse dont les yeux, les lèvres, le geste, la gorge nue, le corps tout entier était prometteur des voluptés qui affolent les mâles.

L’orchestre préludait. Imperceptiblement, elle a tourné la tête vers la loge sombre où elle savait qu’il était.

Une seconde, ils se sont regardés.

Puis elle a commencé à chanter ; et dans son chant, elle se donnait toute, pour lui, pour son triomphe… Elle se donnait à lui, son maître qui écoutait, les yeux rivés sur elle. Ah ! ils étaient bien unis… Peut-être plus encore qu’en d’autres instants…

Et, de nouveau, avec une allégresse de captive délivrée, j’ai senti que cet homme avait perdu la puissance de me torturer. Je les observais, lui et elle, comme des étrangers qui ne pouvaient en rien m’émouvoir. Ah ! que c’était bon ! — et décevant… Être consolée du deuil de son amour !… De quel sable est donc fait notre cœur fragile ?…

Et l’acte s’est achevé dans un tumulte d’applaudissements. La salle, de toute évidence, était conquise. Alors Robert est revenu sur terre et a repris le sentiment de ma présence pour me dire, avec des yeux où luisait une ivresse :

— Elle a été admirable, n’est-ce pas ? Quelle artiste ! Il faut que j’aille lui dire combien je suis content. Sans quoi, elle va s’énerver !

Paisible, j’ai répondu, sans qu’il soupçonne même de quel dédain est faite ma condescendance :

— C’est cela, allez… Mais, si possible, ne vous attardez pas trop, car les visiteurs vont pleuvoir pour vous féliciter… Et je sens la menace d’une crise de sauvagerie qui me rendra incapable de les recevoir comme ils le méritent !

— Mais non… mais non… Vous n’aurez aucune crise de cette espèce !… Allons, Viva, faites-moi la charité de supporter, un instant, même les intrus… Je reviens.

Sans attendre ma réponse, il était déjà sur le seuil de la loge, impatient de s’enfuir avant l’apparition des visiteurs qui pouvaient le retenir. Lui, le maître, que toute cette foule venait d’acclamer, il avait une impatience de collégien lancé vers un rendez-vous. J’ai senti ma bouche devenir moqueuse. Mais il ne s’en est pas aperçu. Jamais il n’a rien compris de moi… que mes baisers !

Et je me suis détournée pour regarder la salle, transformée en un gigantesque salon, où bourdonnait la rumeur des conversations, scandée par le claquement sec des portes. Les hommes lorgnaient, appuyés aux fauteuils de l’orchestre. Et le coup d’œil en valait la peine ? Robert avait une brillante première, de celles où toutes les femmes mondaines, demi-mondaines, artistes, sont venues, soucieuses de leur réputation de beauté ou d’élégance. Partout des figures connues, dont, invisible dans l’obscurité de ma loge, je me suis amusée à surprendre les expressions. Ah ! que ces lustres éclairaient donc d’intrigues, de jalousies, de curiosités, de malveillance, de potinages…

Au balcon, j’ai aperçu ma savoureuse petite belle-sœur, Marie-Anne Abriès, dite Marinette, vêtue avec son habituel raffinement ultra-chic ; toute blonde, toute fine, des épaules rondes et une chair de bébé, ouvrant bien larges des yeux candides, qui voisinent drôlement avec un petit nez fripon et une bouche gamine et caressante. Un Greuze mâtiné de Fragonard.

Près d’elle, père plastronnait ; et son mari, l’excellent Paul, souriait, bénévole, confiant en elle comme en lui-même. A son ordinaire, il devait être fier — où la fierté va-t-elle gîter ? — de voir sa jeune épouse frôlée par le désir de tous les hommes qui l’approchent. Peut-être, tout de même, ne serait-il pas aussi charmé s’il avait entendu ce propos que j’ai surpris un soir, au passage : « Quand on voit Mme Abriès, on a tout de suite l’envie de coucher avec elle ! »

Marinette, elle, n’ignore pas du tout cet effet qu’elle produit et s’en amuse beaucoup ; secrètement dotée de ce pouvoir qu’elle a de révolutionner l’élément masculin, elle joue de sa séduction comme d’un éventail, avec une audace naïve d’ingénue, doublée d’une savante coquetterie de femme.

Au demeurant, une honnête petite créature, — jusqu’alors du moins !… Très bonne mère, sans s’absorber en rien dans ses deux poussins… Qui se laisse adorer par son mari et l’aime… bien. Ève avant le péché, regardant le fruit défendu avec des yeux gourmands et tentés, sans y oser mordre… Tout au plus, elle le grignoterait un peu. Car, de son éducation au couvent, il lui reste encore une terreur folle d’un certain enfer réservé aux jolies pécheresses. Et elle l’avoue avec la franchise primesautière qui est l’une de ses nombreuses séductions.

Hier soir, à côté de son grand diable de mari, habillée de blanc, elle avait seize ans, tandis qu’elle bavardait avec un inconnu que Paul semblait lui présenter.

Mais un choc léger a sonné contre ma porte. J’étais découverte. Et les visiteurs prévus ont commencé, discrètement, puis en flot impérieux, à envahir mon asile ; des intimes d’abord ; des critiques ; puis de vagues amis, voire même des inconnus venus à la remorque qui, tous, cherchaient le maître, toujours absent.

D’instinct, je remplissais mon personnage de femme du grand homme ; et accueillante autant qu’il convenait, je recevais félicitations, demandes, jugements sur l’œuvre, sur les interprètes et surtout la merveilleuse Danaïde qui a été célébrée avec un général enthousiasme.

Heureusement, j’ai pu garder l’orgueil de ne livrer rien au public du désastre de ma vie conjugale. Mais tandis que je joue mon rôle, un obscur mépris de moi-même gronde en ma conscience, parce que j’accepte ce rôle, tandis que, là-bas, l’homme qui, de nom, demeure mon mari, me trahit sans scrupule, d’intention, sinon de fait.

Marinette entre, m’embrasse câline, et me jette une de ces exclamations gentiment saugrenues qui lui sont familières :

— Viva, que l’émotion des premières te va bien ! Ce soir, chérie, tu ressembles plus que jamais à une nuit d’amour !

Je réponds par un ironique geste d’épaules. Pourtant, une seconde, une fibre s’est crispée en moi. Où cette petite a-t-elle été chercher son impertinente comparaison ?… Elle ignore cependant que son frère, au temps passé, se plaisait à m’appeler ainsi « Petite nuit d’amour… »

Machinalement, je glisse un coup d’œil vers la glace, curieuse de voir comment mon visage a pu provoquer pareille remarque… Il garde le reflet de l’ardente attention avec laquelle je viens d’écouter. Mais où Marinette y a-t-elle déniché de l’amour ; même, simplement, l’ombre de l’amour, comme dit l’autre… Absurdes, ces petites filles !

Tout de suite, autour de Marinette, s’est formée une cour que, de son mieux, elle s’applique à faire flamber, cependant que j’accueille son mari qui, lui aussi, demande :

— Le maître n’est pas là ?

— Non. Il faut pour l’instant vous contenter de moi seule.

De sa manière « régence », il me baise les doigts.

— Mais je ne puis rien désirer de mieux ; et je m’imagine que le monsieur que je vous amène est de mon avis… Jacques de Meillane, un bon camarade à moi que je viens de retrouver, retour du Japon, et que la Danaïde enthousiasme.

Près de lui, en effet, est un grand garçon, élégant, très brun, dont les yeux gris clair regardent bien en face ; — l’inconnu à qui, de loin, j’ai vu Marinette parler.

Il s’est incliné :

— Madame, je suis très confus d’être ici, croyez-le bien. C’est votre beau-frère qui m’a entraîné en causant, sans me dire où il me conduisait… Et puis, au seuil de la terre promise, j’ai succombé à la tentation d’entrer… Voilà…

L’aveu a été jeté drôlement, d’un ton mi-confus, mi-enchanté. J’approuve :

— S’il vous était agréable de le faire vous avez eu bien raison de pénétrer dans notre sombre petit réduit. Il y a si peu de choses distrayantes dans la vie qu’il est toujours prudent de s’offrir celles qui tentent au passage.

Et lui de riposter :

— Madame, oserais-je vous murmurer que c’est là, justement, le conseil que donne, à mon humble avis, la musique de Monsieur votre mari ?…

Tiens… tiens… tiens !… Fiez-vous donc à un masque plutôt froid, dont la caractéristique est une expression de volonté forte !

J’ai un peu la curiosité que mon visiteur s’explique ; et dans la rumeur des propos qui se croisent, j’insiste :

— … C’est-à-dire, monsieur ?…

— Mon Dieu, madame, est-ce parce que je reviens de très loin et ne suis pas au diapason ?… parce que je suis, en la matière, un profane ?… Mais cette musique se révèle à mon incompétence comparable à quelque forêt magique où je m’aventure ébloui, avec la conscience vague qu’elle doit être dangereuse.

— Dangereuse pour ?…

— Pour ceux qui l’écoutent, subjugués au point où je le suis. Elle est très capiteuse ! C’est incroyable ce qu’elle donne envie de faire ce que les gens vertueux appellent des sottises !

Ce monsieur est décidément perspicace ! Et amusée, j’interroge encore :

— Vous entendez pour la première fois la musique de mon mari ?

— Voici plusieurs années, madame, que je vis hors de France…

— Alors, je serais curieuse de connaître votre impression quand vous aurez entendu tout l’opéra ! Si vous ne craignez pas de prolonger votre soirée, après le théâtre, venez donc avec mon beau-frère et ma belle-sœur prendre chez moi une tasse de thé. En assez nombreuse compagnie, je vous préviens. Les soirs de première, mon salon est accueillant, non pas seulement pour les amis, mais pour les amis des amis…

Pourquoi ai-je dit cela ?… Ma phrase n’est pas achevée que cette invitation m’apparaît inexplicable et absurde. Pourtant, il en défile des passants, dans mon salon !…

Est-ce parce que je surprends une surprise, — charmée, il est vrai — dans les yeux qui posent sur moi un regard clair ? Ces yeux-là ne doivent jamais mentir.

— Madame, c’est sérieusement que vous parlez ?… Prenez garde, je vais dire « oui ».

— Mais je vous trouverais très impoli de dire « non ».

— Alors, bien vite, avec une infinie reconnaissance, je dis oui…

Et il se courbe, puis prend congé, car la sonnerie annonce la fin de l’entr’acte. Et Robert est demeuré invisible. Juste comme la loge se vide il surgit, nerveux et souriant, jette au hasard de rapides serrements de main, des réponses et des interrogations brèves, avide des impressions du public, après qu’il vient de recevoir celles des artistes.

Puis, tous disparaissent. Le rideau se relève. Il me murmure :

— Elle est en excellentes dispositions. Je pense que nous allons brillamment gagner la partie.

Et il ne s’est pas trompé. Elle est prodigieuse, la force d’envoûtement de sa musique ! Cette foule qui écoute vibre avec lui, comme lui, ainsi qu’il l’a voulu. Le torrent de l’harmonie emporte âmes et pensées dans son flot souverain. Demain, il y aura des critiques, des reprises, des attaques.

Mais, ce soir, le charme opère. Tous sont séduits et applaudissent furieusement.

Je me lève brisée, tant cette musique a résonné en moi qui en connaissais les plus fugitives modulations…

Père me ramène.

Juste le temps de rejeter ma pelisse dans ma chambre ; de glisser un coup d’œil d’inspection vers ma glace, pour voir quelle figure j’ai ; de constater que le frémissement de mes nerfs, toute la soirée, a fouetté de rose ma pâleur et allumé une seyante petite fièvre dans mes yeux…

Bien ! J’ai, ce soir, une figure qui me plaît… Ça me suffit, car l’opinion d’autrui… il y a beau temps qu’elle n’existe pas pour moi !… Mais, à ma honte, je l’avoue, quand je sais mon visage dans un mauvais jour, ce m’est désagréable autant qu’une note fausse et me rend stupide !

Un soupçon de poudre sur le bout de mon nez ; un coup de vaporisateur sur mes épaules ; et je rentre dans le petit salon, tout vivant de paroles, car mes hôtes m’ont suivie de près.

L’élément masculin domine. Mais tout de même déjà, quelques femmes sont arrivées ; de celles que j’appelle mes amies, les intimes. Et la pièce a l’aspect que j’aime. La lumière, voilée un peu, caresse, sur les murs, les boiseries pâles à guirlandes, pur Louis XVI, le satin pékiné des meubles d’antan, — authentiques, eux aussi, — mes bibelots précieux, les tableaux sertis d’or éteint ou de laque délicatement teintée, l’odorante floraison qui évoque les visions d’été.

Toujours frileuse, Marinette est campée devant la cheminée ; et la lueur des flammes rosit sa nuque blonde, la jeune ligne des épaules et de la gorge que les dentelles du corsage dégagent généreusement. Elle me lance un baiser au passage.

— Qu’est-ce que tu as fait de Bob ?… Il n’est pas encore là, ton illustre époux !

— Il félicite ses interprètes.

Personne, bien entendu, ne corrige : « son interprète ». Mais tous, aussi bien que moi, savent le petit mensonge de ma phrase, tombée de cet accent qui établit bien les distances. Seul peut-être parmi ces Parisiens, Jacques de Meillane est ignorant de la situation. Et encore !… Dans notre Tout Paris, les potins vont si vite !

Il cause debout devant le piano, avec père et le bon Paul, les seuls qu’il connaisse ici. Lorsque j’entre, son regard tout de suite, vient à moi ; et je le sens me suivre avec une attention imperceptiblement chercheuse, qui ne déplaît pas à mon pauvre petit amour-propre de femme, étant donné l’image aperçue, quelques minutes plus tôt, dans ma psyché.

En cette seconde, où donc est le je m’en fichisme ?

Je lui tends, comme aux autres, ma main qu’il baise, comme les autres ; et je le présente rapidement, il se laisse faire, mais je crois qu’il désire surtout rester en son personnage de spectateur, et je l’y abandonne, encourageante :

— Ici, chacun se distrait comme il lui plaît ! Faites votre choix, monsieur.

Il se met à rire.

— Mon choix ? Il est tout fait, madame. Ne pouvant avoir ce que je voudrais, je me contente sagement de ce qui m’est offert… Je regarde et j’écoute… Et c’est un régal pour qui arrive de pays lointains.

— Eh bien, monsieur, ne me prenez pas pour une sorcière…

— … Tout au plus pour une gitane, dispensatrice des secrets de l’avenir, madame.

— Une gitane, si vous voulez, c’est plus poétique…

— Et plus ressemblant…

— Soit… Donc, j’avais pressenti la distraction de votre goût… Pour la peine, dites-moi ce que vous auriez voulu d’autre ?

— Faire connaissance avec vous, madame.

— Mais… n’est-ce pas ce que vous faites ?

— Oh !… si peu !

— Avec moi, il ne faut pas être gourmand ; je rassasie très mal !… Vous voilà prévenu…

— Madame, je vous remercie et vous assure que je suis très discret.

Tous ces menus propos lancés en badinage. Et j’abandonne M. de Meillane pour accueillir d’autres visiteurs.

Toujours pas de Robert. Eu égard à sa qualité de triomphateur, j’ai donné l’ordre qu’on l’attende pour servir le souper dont les petites tables sont dressées, de mine si engageante, qu’elles exercent une évidente attraction sur les regards masculins et même féminins.

Mais, tout de même, ça n’empêche pas mes hôtes de bavarder ferme. Maurice Valbrègue, l’humoriste, tente de m’accaparer, selon son habitude. Il est tenace en ses espoirs ; et parce que je ne me donne pas la peine de dissimuler que, souvent, ses paradoxes m’amusent, il continue de rôder autour de moi, attendant une heure — qui ne sonnera pas. Ni pour lui ni pour personne. J’ai trop souffert de m’être donnée pour n’en avoir pas été guérie à jamais ! Mais cette vérité, ni lui ni bien d’autres ne peuvent l’admettre. Ils sont « bêtes », les hommes, même les plus intelligents !…

Seulement, ils peuvent être distrayants dans leurs dires ; et la causerie qui bondit à travers le salon, preste comme une balle de tambourin, est riche d’imprévu. Sur la Danaïde et ses interprètes, bien entendu, jaillissent pêle-mêle éloges, jugements, exclamations laudatives, voire même critiques. Certaines pages sont ardemment discutées. D’instinct, je me suis assise au piano ; et suivant le vol capricieux des propos, je reprends tel passage, telle phrase.

Les uns ou les autres me disent : « Ceci… Et encore ceci… »

— Viva, le chant de la Danaïde, au troisième acte… Je l’adore, me crie Marinette.

Moi aussi, je l’adore cette plainte sauvage et désespérée ; et docile, écoutant mon propre plaisir, je commence. Tout de suite le charme opère ; — et sur eux tous, qui se sont tus et groupés autour du piano ; sur moi, qui, au bout d’une mesure, les oublie et pénètre dans l’univers enchanté où je suis seule avec des êtres de rêve… A ce point que j’ai un sursaut effaré quand, ma voix se taisant, j’entends éclater, autour de moi, une folle rumeur d’exclamations ! Ah ! tous sont séduits autant que moi-même et ce qu’ils disent, c’est la vérité absolue !

Adossé au mur, devant le piano, je remarque alors Jacques de Meillane qui me contemple, avec sa même expression attentive, chaudement profonde. Et une question irréfléchie m’échappe, comme je me trouve auprès de lui :

— Pourquoi me regardiez-vous d’un air si… singulier ?

— Je ne sais pas, madame, comment je vous regardais, mais je sais comment je vous entendais. Vous êtes une redoutable magicienne… Je crois que je ferais bien d’avoir peur de vous !…

Il semblait plaisanter ; mais sa voix a un étrange accent de sincérité.

Une exclamation de Marinette m’empêche de lui répondre.

— Ah ! le voici enfin ! Eh bien, Bob, quel drôle de maître de maison tu es !… Nous t’attendons tous !… Et nous mourons de faim !

Elle tend son front ; et Robert l’effleure d’un baiser qui respecte la mousse blonde, ébouriffée autour du visage. Correct, il vient à moi, s’excusant de son retard. Lui aussi a de la fièvre dans les yeux, dans les nerfs, dans tout l’être, tandis qu’il salue ses hôtes. Je lui présente l’ami de Paul. Et alors brusquement, quand tombe, sur le couple que nous formons, le regard clair de cet étranger qui sait, sans doute, la griserie s’évanouit, que la musique m’avait jetée au cerveau. Il me paraît insupportable — et c’est ridicule ! — qu’un inconnu juge peut-être ma vie. Nous soupons. Mais je ne m’amuse plus ; je me sens très lasse. Je ne cause plus. J’ai envie d’être toute seule dans ma chambre — mon vrai home, et cependant je sais quelle sombre crise m’y attend où se ravivera la conscience de ma vie gâchée.

22 mars.

La Danaïde est décidément sacrée grand succès par le public et par la presse qui lui fait hommage d’innombrables articles, diversement panachés. Certains sont enthousiastes jusqu’au dithyrambe. D’autres, flatteurs avec des réserves ou même des sévérités imprévues. D’aucuns — assez rares — sont malveillants en toute franchise. Des phrases enguirlandées contredisent des critiques ingénieuses, ou d’une inintelligence de l’œuvre qui exaspère l’artiste ombrageux lequel est l’auteur.

D’un coup d’œil, il parcourt les coupures de l’Argue que chaque courrier lui que apporte ; et, en vertu d’une habitude d’antan, il me les communique.

Parmi les liens brisés entre nous, un seul a subsisté dans les ruines de notre vie conjugale, l’amour que, l’un et l’autre, nous avons pour la musique et qui nous a rapprochés jadis, quand il m’a rencontrée jeune fille.

Aussi, tantôt, le déjeuner fini, m’a-t-il suivie dans mon petit salon pour me montrer les derniers articles reçus.

Du fond de ma bergère je le regardais appuyé à la cheminée, déchirant les enveloppes qu’il jetait au feu d’un geste vif. Il supporte mal les critiques, en enfant gâté, avec une sensibilité d’artiste aussi prompte aux emballements qu’aux découragements. Certains entrefilets avivent sa nervosité ; et, à la façon dont il me les tend, je devine le besoin que je partage ses indignations contre ce qu’il appelle « l’ineptie » de la critique.

Tandis que je parcours les dits articles, je le sens qui cherche à pénétrer mon impression dont la sincérité lui est certaine. Je la lui livre toute franche. Dame ! si ce n’est pas la sienne, il se rebiffe ainsi qu’un gamin qui n’admet pas être dans son tort. La parole impatiente, il discute, autant pour se convaincre lui-même que pour nous prouver, au critique et à moi, combien errent nos jugements.

Dans ces moments-là, il m’intéresse extrêmement, car il parle en maître, connaisseur de toutes les ressources de son art et avec la passion qu’il lui a vouée… La seule passion qui ait pu le rendre constant !

A qui nous verrait en ce moment, nous offririons l’image de deux époux auxquels la communauté des goûts doit rendre la vie fort agréable.

Ironie des apparences !… Mais puisque jusqu’à nouvel ordre, j’ai renoncé à me libérer par une séparation légale, force nous est de continuer à vivre l’un près de l’autre, dans le troupeau des époux.

Ah ! nous constituons un bizarre ménage, et le mensonge de notre union de façade m’apparaît parfois si odieux qu’il faut, pour me le faire supporter, l’horreur de livrer au public par un procès l’intimité de ma vie conjugale. Ce que j’ai souffert, je veux être seule à le connaître.

En somme, le détachement ayant accompli peu à peu en moi son œuvre impitoyable et bienfaisante, nos rapports, très simplifiés, sont ceux d’étrangers bien élevés que la vie d’hôtel rapproche banalement à certaines heures. J’occupe un étage de notre maison du Cours-la-Reine, lui, un autre, les deux appartements tout à fait indépendants. Seul, le rez-de-chaussée, salle à manger pièces de réceptions, hall pour les auditions musicales, demeure en commun. Nous nous rencontrons, ou ne nous rencontrons pas, pour les repas, sur un avis donné en temps ; toujours comme à l’hôtel, courtoisie en plus. Nous pratiquons chacun à notre guise, ensemble ou séparément, les sorties mondaines, selon la loi d’absolue liberté d’action que nous avons, l’un et l’autre, reconnue indispensable pour rendre possible notre vie sous un même toit.

Je me suis reprise tout entière ; et il a très bien compris que je partirais, le jour même où il tenterait d’enfreindre le pacte de la séparation décidée entre nous, sans l’ingérence d’aucun homme de loi.

Grâce à Dieu, comme disent les bonnes gens, ses actes n’éveillent plus en moi l’écho qui me torturait et ne touchent plus mon misérable cœur qu’il n’a pas pu rassasier, parce que je cherchais désespérément en lui ce qui n’y était pas. Presque, je m’étonne maintenant d’avoir tant aimé, tant souffert, tant lutté, pour disputer et garder ce que j’appelais mon bonheur. Pauvre bonheur ! ce n’est plus qu’une loque salie d’avoir été traînée dans la boue. Jadis, ce fut un voile merveilleux, un tissu de lumière, à travers lequel je regardais la vie, les yeux éblouis… si je me rappelle bien encore !

Aujourd’hui, mon ivresse dissipée, je vois l’homme qui est mon mari tel qu’il est vraiment, je crois ; et j’en suis arrivée à le regarder, curieusement, vivre épanoui dans un égoïsme inconscient et superbe d’où émane son inaltérable insouciance pour tout ce qui ne lui est pas source de jouissance. En amour, pas de cœur ; mais des sens de raffiné, insatiable, et chercheur de voluptés rares et violentes. Très séduisant… Cruel sans y penser, point méchant ; élégamment amoral.

Après tout, sa mentalité n’est pas sensiblement inférieure à celle de la majorité des hommes, dans le monde où nous fréquentons. Et en plus, c’est un merveilleux artiste. Seulement par nature, et en toute chose, il est l’inconstance faite homme ! Donc la fidélité n’existe pas pour lui.

Et justement je lui en demandais, voulant, sur ce chapitre, recevoir autant que je donnais. Prétention naïve et absurde. Autant eût valu exiger de la mer que ses vagues fussent sans remous ! Mais, alors je ne savais pas, j’étais si jeune, sans mère ; et père absorbé par sa double vie de financier audacieux et d’homme armé pour la conquête.

Il a commencé par me griser d’amour parce que lui-même était grisé. Comment alors aurais-je deviné que cette ivresse était chez lui, seulement une crise, ne devant, ne pouvant être que passagère !

Et cependant il tenait à moi, c’est vrai. L’idéal pour lui, c’eût été de me garder, moi l’épouse, amoureuse autant qu’une maîtresse… Mais aussi de vagabonder partout où sa fantaisie l’attirait.

Si j’avais eu la lâcheté d’accepter, afin de le retenir, cette combinaison charmante pour lui ; de continuer à pardonner, comme aux premières fois je l’avais fait dans ma folle passion, croyant, d’ailleurs, à la durée de son retour ; alors notre union eût pu subsister, à travers les orages… Pareille à celle de tant d’autres où chacun sait s’accommoder raisonnablement de sa part, fût-elle pitoyable.

Seulement, voilà : à mesure que je le connaissais plus, les liens qui m’avaient si étroitement attachée à lui se déchiraient, mettant mon cœur à vif. Ma volonté n’y était pour rien. C’était l’amour qui se mourait. Et c’était atroce !… Avec quelle angoisse, quels sursauts, quelles révoltes il me quittait, laissant grandir le dégoût d’une vie où je me débattais, à la façon des pauvres oiseaux mortellement blessés qui essaient encore de voler — au prix de quelles douleurs !

Et puis, un jour est venu, où je n’ai plus rien senti. L’amour était mort.

Alors, mon cœur a connu la paix glacée du vide. J’avais atteint le repos ; et j’en ai joui comme notre bête humaine jouit de ne plus souffrir, au sortir de la crise qui l’a suppliciée. Mais c’était le repos, l’horrible repos de ceux qui n’attendent, ni n’espèrent, ni ne désirent plus rien. La nuit était tombée sur moi.

Du moins, je ne suis plus malheureuse ; et je finirai, je pense, par m’habituer tout à fait à vivre uniquement en spectatrice désintéressée d’elle-même.

C’est une question de temps.

Mon cœur, instruit par l’expérience, ne demande plus rien. Mais sous la tombe qui l’écrase, il se souvient encore de ce dont il avait soif et qui lui a été refusé.

A certaines heures, les heures noires, je l’entends qui pleure désespérément tout bas ; sans plaintes ni supplications, ni révoltes inutiles. Je me détourne alors, farouchement résolue à le laisser mourir, comme est mort l’amour en moi ; cela ne change rien de gémir parce qu’on souffre trop ! Tout au plus cela soulage. Du moins, voilà une faiblesse à laquelle, devant moi-même seulement, je me suis abaissée. Et encore, je suis en chemin de m’en guérir tout à fait, grâce à l’incommensurable je m’en fichisme qui m’apporte le bienfait de ne plus m’attacher.

Je ne suis plus que des nerfs et un cerveau, cachant des sens, un cœur glacé, sous le masque de l’usage du monde que je porte bien attaché. Précieux masque auquel je dois une physionomie très « sortable » de femme évidemment fort sceptique, indifférente à la passion jusqu’à l’invraisemblable, plus sauvageonne que sociable mais, en somme, très capable de gaieté, de gaieté moqueuse… gamine… voire même blagueuse, — c’est rare ! — en ses causeries avec ses semblables… A moins qu’une impérieuse soif de silence ne fasse d’elle une étrangère, même parmi des amis.

Car mon humeur a de ces voltes, — nées de causes si subtiles parfois ! — qui me rendent incompréhensible pour les trois quarts des gens que je fréquente.

D’ailleurs, après quelque résistance, ils se sont habitués à me prendre telle que je me montre à eux.

Même, ils ne s’étonnent plus de me voir si peu troublée par les fantaisies amoureuses de mon mari. Certains — les naïfs — pensent sérieusement : « Elle ne sait pas ! » D’autres, plus avisés, décrètent, et ceux-là devinent juste : « Il lui est trop indifférent pour l’émouvoir encore ! »

Et il en est aussi qui ajoutent : « Bah ! elle se console ailleurs ! »

Et ils disent cela parce que je vois, comme il me plaît et autant qu’il me plaît, les hommes qui me distraient ; même si je sais qu’ils attendent patiemment « l’heure… ». Pauvres hommes ! Quelle vaine attente ! Ils croient que je raille en déclarant que l’amour pour moi, c’est l’enfer ! Par suite, que je le redoute comme les croyants redoutent l’enfer. Ils ne peuvent savoir que Robert m’en a laissé la terreur et le dégoût.

Aussi, plus ou moins renseignés sur ses aventures anti-conjugales, ils se trouvent, comme de juste, en droit d’aller rôder autour d’une femme trop jeune pour « n’être pas avec quelqu’un ». Et tous, à peu près, parmi ceux que je reçois ou rencontre dans le monde, s’imaginent pouvoir être ce quelqu’un.

Or, n’arrivant à aucune victoire, ils en tirent l’ingénieuse conclusion que le « quelqu’un » est déjà venu ; et, très facilement, lui donnent un nom.

Car, si le monde s’est, bon gré mal gré, habitué à mon indépendance d’allures, il prend sa revanche en émettant sur mon compte une foule de potins — petits et grands — de suppositions, d’affirmations dont je n’ai cure et que je laisse tomber, là où est leur place.

Il se trouve toujours quelque amie pour m’avertir. J’écoute et, bien entendu, je ne me donne pas la peine de remettre les choses au point. Tout m’est désormais tellement égal !

A supposer que Robert ait connaissance de ces vains propos, il y répond par une indifférence à l’unisson avec mon dédain… Peut-être parce qu’il respecte la pleine liberté d’action que j’ai exigée ; peut-être, simplement parce qu’il a compris que je n’accepterais ni un soupçon, ni l’ombre d’une observation de lui, qui est le dernier à avoir qualité pour me juger.

Et maintenant, je me demande pourquoi je parle de ces vieilles choses ! Sans doute, pour savourer l’ironie de la conversation aux allures semi-conjugales, dont la Danaïde — opéra-comique — a été la cause.

Tandis que Robert vilipende un critique maussade, un coup de timbre sonne et le valet de chambre apparaît, lui présentant une carte. Il y jette un coup d’œil et se lève aussitôt.

— Viva, je vous laisse. Il s’agit de voir les épreuves de l’interview d’hier sur la Danaïde.

— Parfait ! Allez. Ne faites pas attendre.

Il sort ; et, avec cet obscur sentiment de délivrance qui m’envahit dès qu’il me quitte, je regagne, ravie, la solitude de ma chambre, où tout de suite, d’instinct, je vais trouver ma chaise longue. Est-ce donc le printemps qui me rend très lasse, me fait toute brisée, à certains jours, d’une fatigue inconnue ?…

Blottie dans la mollesse de mes coussins, je reste immobile, songeant à peine ; les paupières mi-closes, je contemple le visage ami de ma chambre dont le charme m’est un apaisement. Elle est vraiment mienne ; car je l’ai créée toute seule. J’en ai patiemment réuni les meubles, du dix-huitième authentique, pas du « truqué » !… qui forment une harmonie délicieuse avec les vieilles boiseries délicatement grises dont les murs sont revêtus, coupées de panneaux en pur jouy, comme les rideaux, les jolies fauteuils à oreillettes du vieux temps, les bergères douillettement souples… Tout cela, venu de la demeure familiale où, tout enfant, j’allais hors de Paris, jouer avec une fougue de petit animal ivre de liberté.

J’ai, autour de moi, des fleurs, beaucoup de fleurs, et mes bibelots préférés. Près de ma chaise longue, la petite table volante, toujours encombrée de livres, revues, journaux, — divers, à embrouiller tous les jugements sur mes goûts, — au milieu desquels, bien juste, trouvent place mon buvard, l’encrier et le frêle cloisonné, chaudement teinté, d’où jaillissent les palmes transparentes d’un asparagus. Au mur, quelques aquarelles, gravures, pastels, mes œuvres d’élection.

Par les hautes fenêtres, ouvertes sur le Cours-la-Reine, je vois fuir, au delà des arbres, à travers la mouvante dentelle des feuilles, l’eau laiteuse aux reflets de jade, que des remous moirent de gris tendre et de bleu passé, sous le sillage des hirondelles.

Et je jouis si fort de ce charme des choses que, un moment, je demeure à rêvasser, sans nul désir d’attirer ma table pour y prendre mon buvard et commencer à écrire…

29 mars.

Tantôt, vers la fin de l’après-midi, une averse éclate violemment tout à coup. J’étais près de chez Marinette. Je grimpe chez elle, non par crainte de l’eau, dont je savourais la senteur de verdure fraîche, mais avec l’espoir que cette grosse pluie aura fait revenir au gîte ses deux « petits », que j’aime avec toute ma tendresse maternelle inemployée.

En effet, inquiète des menaces du ciel, leur Anglaise, la prudente Agnès, les a ramenés plus tôt ; et je les trouve dans le hall, s’affairant autour d’un chemin de fer dont les rails s’allongent sur le parquet luisant. Guy dirige l’organisation du convoi avec l’assurance de ses six ans ; et, comiquement paternel et autoritaire, il se fait aider par Hélène, sa cadette, dont j’aperçois, sous la lumière de la fenêtre, la figure ronde et menue, la bouche en fleur, les yeux câlins et malicieux, — ceux de sa mère, — la mine volontaire de petite personne sûre de son pouvoir. Moi, la première, je suis sans défense devant l’appel caressant de ses bras frais, de ses lèvres, de sa voix d’oiselet…

Leur chemin de fer les accapare si fort qu’ils ne m’ont pas entendue arriver.

Guy a les joues en feu ; Hélène, attentive, est presque grave. Je jette :

— Bonjour ! les enfants.

Ils redressent la tête et, tout de suite, bondissent vers moi. Guy, en petit homme bien dressé, me baise la main, puis me tend ses joues, pendant qu’Hélène, suspendue après moi, crie à tue-tête :

— Bonjour, tante Viva !… Bonjour !

— Tante Viva, vous allez voir comme le train marche bien ! s’exclame Guy, fier de son rôle de chef de gare.

Et Hélène répète, serrant contre moi sa jolie forme câline :

— Vous allez voir ! tante Viva.

Agnès intervient :

— Hélène, ne pas grimper ainsi… Laissez Madame votre tante… Si Madame veut entrer dans le petit salon, elle sera mieux.

Je décline cette aimable et insolite proposition. Comment Agnès n’a-t-elle pas encore découvert que ces petits sont une de mes rares joies ! S’ils étaient mon bien propre, ils me réconcilieraient avec la vie…

Guy, agenouillé sur le tapis, dispose les wagons, règle l’allure du convoi. Hélène, sa tête bouclée penchée sur l’épaule, les mains croisées derrière le dos, suit les allées et venues de son frère, tenue à distance par son ordre péremptoire devant lequel sa petite volonté n’a pas osé regimber.

Hélène trépigne de joie. Guy a des yeux de mère poule contemplant son poussin qui s’éloigne.

Le petit train, lanternes allumées, file sur la longueur des rails, passe sous les tunnels, devant la gare minuscule… Puis, soudain, comme pour railler notre attention admirative, il s’arrête court.

Guy jette un cri d’émoi et interpelle le coupable :

— Mais va donc ! Va donc !… Il ne faut pas t’arrêter !

Naturellement, le petit train reste insensible à ces objurgations. Hélène a l’air terrifié et répète :

— Oh ! Guy, je ne lui ai rien fait, tu sais, rien du tout !

Mais Guy ne l’entend même pas. Il a une mine malheureuse, secoue les wagons, la machine, se livre bravement à des tentatives inutiles contre la panne qui s’obstine.

Alors, avec la foi adorable des petits, il me demande :

— S’il vous plaît, tante, faites marcher le train !

Hélas ! hélas ! je ne suis pas experte du tout en la matière ! Pour sauver les apparences, je prends la locomotive en détresse. Je cherche, si je ne puis deviner la cause du mal.

Guy me suggère :

— C’est peut-être, tante, parce que j’ai changé les ampoules ?

Les ampoules ! Dieu, que ces petits d’aujourd’hui sont donc savants !

Agenouillée auprès de Guy, Hélène accroupie à mes côtés, j’examine la malade que Guy couve d’un coup d’œil anxieux. Agnès, debout derrière nous, est non moins perplexe.

Une voix propose :

— Est-ce que je ne pourrais pas vous aider ?

Tous les quatre, nous tournons la tête, sursautant. Près de nous, une flamme d’amusement dans les prunelles, se tient l’ami de Paul, Jacques de Meillane, que le domestique a introduit sans que nous l’entendions, occupés par le train. Il y a peut-être déjà un instant qu’il est là, à se distraire de la comédie que nous lui offrions gratis…

La figure de Guy s’est éclairée.

— Tante, donnez la locomotive au monsieur, s’il vous plaît… Lui saura.

— Tu crois ?

— Oh oui ! les hommes savent toujours ces choses-là !

J’obéis, tout en répondant au salut profond du « monsieur » aux yeux gris.

A son tour, il a pris la locomotive. Attentive autant que Guy, je suis ses mouvements, son examen… Et je le contemple, moi aussi, comme une façon de Deus ex machina quand, après quelques essais, le miracle s’accomplit ; et, au milieu des sauts d’allégresse des deux petits, le train repart d’une allure pressée, tout à fait comique. Hélène se lance à sa suite, ce qui lui vaut un rappel énergique de Guy, d’autant qu’elle a failli se laisser choir sur la gare. Nous autres, les grands, nous regardons ; et comme l’espèce humaine aime la réussite, nous sommes très satisfaits de voir filer les wagons-joujoux.

— Guy, vous devez beaucoup remercier Monsieur, recommande aussitôt Agnès.

Guy met sa menotte dans celle de Jacques de Meillane. On dirait un lilliputien auprès de Gulliver.

Que cet homme est donc de haute taille ! Je m’en aperçois d’autant plus que, tout occupée des évolutions du convoi, je suis restée agenouillée pour mieux voir !

J’en prends tout à coup conscience et je me lève aussitôt, un peu agacée du personnage de gamine que je viens de jouer sans y penser. Je n’avais pas revu ce Meillane depuis le soir de la première. Il a déposé sa carte chez moi et j’étais sortie. Il m’a envoyé, ensuite, une botte de fleurs avec ces mots : Merci, madame. Comme je voudrais vous entendre encore !

Une ligne de réponse polie. Et nous en sommes là.

Il commence :

— Je m’excuse, madame, d’être ainsi arrivé en intrus. Mais Madame votre belle-sœur avait bien voulu m’indiquer la fin de l’après-midi pour le moment où j’aurais la chance de la rencontrer ; et j’espérais la trouver.

Cet infortuné qui se fie aux rendez-vous indiqués par Marinette !

Malgré moi, je ris.

— Ma belle-sœur a, en général, très vaguement la notion de l’heure ! Je crains fort, monsieur, que votre attente ne soit vaine.

— Est-ce mon congé que vous me donnez, madame ? Je serais bien fâché de le recevoir si vite. Mais peut-être, je ne devrais pas vous avouer cela… Ne m’en veuillez pas ! Ma carrière m’a obligé à vivre hors de France et j’ai un peu perdu la notion des usages parisiens.

Sa carrière ?… Ah ! oui, Marinette m’a dit qu’il avait été en Orient, attaché d’ambassade, consul… Je ne sais plus au juste.

Je lève le nez vers lui, dont la stature me domine ferme. Nous sommes devant la fenêtre ouverte.

Dans l’air tiédi par l’averse, une senteur de feuille mouillée se mêle au parfum des brins de muguet glissés dans la boutonnière de ma veste.

— Avouez, monsieur, tout ce que vous jugerez devoir avouer. J’ai le culte de la vérité.

— Alors madame, je m’aventure à vous confier que j’avais été très déçu de ne pas vous rencontrer, le jour où j’ai eu l’honneur de me présenter chez vous. Mais j’ai compris à quel point je l’avais été, au plaisir que m’a causé votre présence imprévue ici.

La confidence est débitée très simplement, avec une franchise tout ensemble hardie et respectueuse, comme s’énoncent les faits certains, et, par suite, devant être acceptés ainsi.

Ce monsieur m’a l’air de pratiquer la sincérité aussi naturellement que mon seigneur et maître use des subterfuges.

Sans relever ses paroles, j’interroge :

— Quand vous êtes venu, tout à l’heure, au secours de notre train en détresse, est-ce qu’il y avait longtemps que vous nous considériez d’un œil indulgent de grand-père ?

— Je ne sais pas : je n’ai pas regardé ma montre ! Vous formiez un si pittoresque groupe que je n’avais pas du tout envie de révéler ma présence…

Une lueur un peu malicieuse flambe au fond, tout au fond, des yeux gris. Comment y a-t-il des moments où ce garçon a l’air si froid ?

— Ce qui veut dire, n’est-ce pas, en traduction libre, que les petits étaient exquis et moi… un tantinet ridicule.

Ses yeux ont toujours une malice qu’il ne cherche pas à déguiser.

— Ridicule ? Oh ! non, madame, vous n’étiez pas ridicule ! Vous aviez l’air prodigieusement intéressée. Je ne me serais jamais imaginé que vous saviez si bien jouer !

— Je le comprends !… Je suis un peu mûre pour me livrer à de pareils plaisirs ! Mais…

— Madame, madame, ne me faites pas dire ce que je ne pense pas du tout. Voici tout uniment la vérité que je vous offre comme telle. Le peu que je connaissais de vous ne m’avait pas laissé soupçonner que vous puissiez être « joueuse » si joliment et avec tant de conviction ! Voilà tout !

L’adverbe flatteur a été articulé avec une parfaite simplicité, et si je le remarque, pour cause « d’imprévu », je le prends ainsi qu’il est venu. De bonne grâce, je reconnais :

— Quand je suis avec ces petits, je retourne à mon enfance. C’est une résurrection du vieux temps où je jouais avec passion. Ah ! qu’il était délicieux, ce temps-là !

— Délicieux, peut-être parce que vous le voyez à distance ?

— Oh non ! C’était un bonheur sans prix de n’être qu’une petite chose, joyeuse, folle, sans pensée ni crainte ni souvenir ! Ah ! être cela ! Rien n’existe de meilleur, rien !

Je vois apparaître une surprise dans les yeux gris. S’il savait tout ce qu’enferme ce « rien » !

Mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir.

Et tout à coup, la présence de cet étranger m’est à charge et m’énerve. Pourquoi m’amène-t-il à me souvenir de ce que j’ai perdu ? Et puis, je trouve insupportable ce regard clair d’une vivacité attentive, trop pénétrant.

Il en a peut-être l’intuition… Ou bien mon visage, indiscrètement expressif, a trahi quelque chose de mon impression ? Car, reprenant un grand air correct, il s’incline pour prendre congé :

— Madame, puisque Mme Abriès ne revient pas, selon votre prédiction, il ne me reste plus qu’à espérer plus de chance une autre fois. Veuillez recevoir mes hommages.

Et je le laisse aller, parce que j’ai envie d’être seule avec mes poussins et que je n’ai que faire de ce passant qui raccommode si bien les chemins de fer en panne et s’amuse à me regarder jouer !

4 avril.

Une radieuse journée printanière pour mes trente ans qui viennent aujourd’hui. Je l’avais oublié. Le hasard d’un coup d’œil sur le calendrier me l’a rappelé.

Ai-je seulement trente ans ?… J’ai la sensation d’avoir si longtemps vécu déjà que j’en suis lasse… oh ? tellement ! Et d’après les prévisions humaines, que d’années encore devant moi !

Trente ans, que je suis arrivée, petite créature frêle, destinée à demeurer unique entre les deux êtres auxquels je devais d’être amenée dans le vaste monde.

En regardant vers ce passé tout blanc, j’y vois aussitôt le visage de ma douce maman, si étrangement unie à l’être de violente volonté, âpre à la jouissance, que mon père incarnait, autrefois comme aujourd’hui. Certes, elle lui était précieuse, et il avait pour elle une espèce de culte — dont mes souvenirs d’enfant gardent le parfum. Mais, je l’ai compris plus tard, sachant alors quelle nature était la sienne, je ne me suis pas étonnée, il n’était pas, il ne pouvait pas être le prêtre fidèle, absorbé dans son culte. Il lui fallait plus que la délicate créature, presque toujours immobilisée sur sa chaise longue.

En souffrait-elle ?… Aujourd’hui je le crois. Mais dans ma candeur de petite fille, je ne m’imaginais pas que son doux visage pût avoir une expression autre que celle qui éclairait le regard mélancolique, tendre et si profond, ce regard des êtres qui vivent beaucoup en eux-mêmes !

Ma frêle petite maman, je le devine, votre royaume était triste, bien que la flamme qui, secrètement, y brûlait, fût une âme d’ardente pureté, mystique et généreusement résignée. Mère, comme vous m’avez légué, avec votre intensité de vie intérieure, le hautain souci de n’en rien trahir aux indifférents !

De père, je tiens cette puissance de volonté qui désoriente les gens, trompés par mon apparence de statuette fragile. Lui, encore, m’a donné son indépendance dédaigneuse devant l’opinion, cette soif de bonheur, cette fougue impérieuse pour l’atteindre, que j’ai eues jadis… quand j’étais jeune, aux jours radieux de mes vingt ans !

Quelle ardente gamine j’ai été, jusqu’au moment où mère a disparu ! J’avais dix ans. Alors, je me souviens, sous le coup qui s’abattait sur moi, je suis devenue une sauvage petite fille, silencieuse, repliée sur elle-même, qui, dans le secret de son être, vivait passionnément.

Et puis, les années ont fait leur œuvre. Près de moi, il y avait désormais une amie de maman qui, sans fortune, avait accepté la tâche de m’élever ; car c’était une œuvre que père, à aucun point de vue, n’eût assumée. Et cette amie de maman était devenue la mienne, ma « grande amie », comme je l’appelais ; l’amie par excellence ; celle qui comprend tout, parce qu’elle est l’intelligence, la bonté, l’abnégation.

Que serait-il advenu de ma destinée si elle était restée près de moi ? Mais, après avoir vécu pour mon bien, tant qu’elle s’est jugée nécessaire à l’enfant qui lui était confiée, elle est partie vers la destinée qui était son étrange idéal, depuis sa jeunesse ; elle est entrée au Carmel. Et j’ai épousé l’homme que j’aimais… Pour mon malheur !…

Mais après tout… j’ai eu deux années environ d’ivresse folle ! Ai-je le droit de me plaindre, parce que je les ai cruellement payées ? Peut-être que non…

Seulement, je ne suis ni une sainte — pas même une chrétienne, moi qui n’ai plus de foi, — ni une stoïcienne, ni tout bonnement une sage résignée… Quand je cherche dans mon être moral, — comme on observe les images dans l’eau profonde d’un puits, — je trouve une isolée parmi la foule des êtres qui, par instants, éprouve, douloureuse à en crier d’angoisse, le sentiment d’une solitude où elle s’engloutit, ainsi que dans un abîme.

Mais cela, les gens que je coudoie n’en soupçonnent rien ; et il n’y en a guère — s’il y en a, même ! — qui découvrent, au fond de mes yeux, la mélancolie terrible de ceux qui n’espèrent plus rien. Car je suis demeurée la sauvageonne qui prétendait connaître seule les tempêtes de joie ou de chagrin dont frémissait son âme, palpitante comme une voile, à tous les souffles. A Robert même jadis, j’ai livré mon corps ; mais jamais mon âme — qu’il ne me demandait pas d’ailleurs.

Et ce n’est pas pour moi, que j’entends certains, des heureux, en général, proclamer que « la tristesse, c’est de la neurasthénie. Il n’y a qu’à n’y point faire attention, en s’occupant ».

Oui, les travaux forcés. Mais il y a mieux, le détachement sublime que prêche l’Imitation. Ou encore l’indifférence mortelle qui m’envahit peu à peu, ainsi que se forme la glace sous la morsure de l’hiver.

Que c’est vide, une existence où l’on n’a ni pain à gagner, ni but à atteindre, ni espoir ; ni rien de ce qui donne à la vie un prix merveilleux !

Ah ! bienheureuses, celles que le travail nécessaire arrache à la conscience de leur misère !

Bienheureuses, celles qui, tout le jour, peinent pour l’homme et les petits qu’elles aiment !

Bienheureuses, celles à qui suffit le culte de l’Art !

Bienheureuses, même celles que délecte le monde !

Bienheureuses, surtout, celles qui possèdent le trésor d’une foi divine où elles trouvent un viatique !

Moi, je n’ai pas ce refuge. J’ai trop supplié en vain…

Que je suis donc dénuée !

Plus de mari. Pas d’enfant. Pas d’amant. Quelques amis masculins, qui aspirent invariablement à être autre chose. A peine des semblants d’amitiés féminines ; car l’exigence amoureuse et jalouse de mon mari qui me voulait à lui seul, aux premiers temps de notre mariage, m’a écartée de mes amies de jeune fille.

Je n’ai que père qui m’aime fort. Mais en homme, et, à travers tant de choses ! Marinette, mon joli petit papillon, ne sait guère que « recevoir ». Et c’est un peu ma faute. Je l’y ai habituée ; à ce point qu’elle serait stupéfaite que je fusse autre à son égard. Quand j’ai épousé son frère, elle était orpheline, placée au couvent par une grand’mère trop impotente pour s’occuper d’elle. C’était une gamine de quatorze ans, la jeunesse même. Près d’elle, moi mariée, de cinq ans son aînée, j’étais une « grande ». Elle s’est attachée à moi, follement, avec cet abandon caressant qui lui donne tant de charme… Car elle en a autant que son frère.

Et, en retour, je l’ai vainement adoptée pour l’enfant qui ne venait pas.

Même dans mon ivresse de jeune épouse, même après, au milieu des tempêtes où mon bonheur croulait, je l’ai enveloppée de tendresse. J’ai pu arriver à la marier avec l’homme qu’elle souhaitait, domptant la résistance de la famille du fiancé élu que notre milieu artiste effarouchait.

Et maintenant, je compte dans sa vie à la façon d’une utilité, affectueuse et sûre. Les enfants n’aiment pas comme aiment les mères. Peu à peu il m’a fallu, bon gré mal gré, le comprendre.

Oh ! cette désillusion sur les êtres en qui l’on a eu foi !

J’ai senti frémir les ailes du papillon qui aspirait à voleter selon son caprice. Alors, afin qu’il fût libre, j’ai écarté les mains qui le protégeaient… Et maintenant, il vagabonde à sa fantaisie, humant le parfum des adulations ; se pose ou s’éloigne, inconscient d’éveiller la peine ou la joie.

L’exclusive tendresse que j’avais inspirée à ma jeune sœur s’est évaporée dans les remous de sa vie d’enfant gâtée. C’est tant pis pour moi, si j’avais trop attendu d’elle… Car, bien entendu, à sa manière, elle m’aime toujours, mais avec l’égoïsme naïf des êtres que la vie n’a jamais malmenés et qui vont, avant tout, vers ce qui les attire, sans voir ce qu’ils piétinent au passage.

Je ne lui en veux pas ; elle est toujours ma « petite fille » de jadis. Si incroyablement, elle est demeurée jeune !

Après le déjeuner, elle a surgi tandis que je contemplais, ravie, la moisson de fleurs que père m’a envoyée, souvenir d’anniversaire auquel, seul, il a pensé… Elle s’est exclamée.

— Dieu ! Viva, que c’est fleuri chez toi ! On dirait un jour de fête !

— C’est père qui m’a gâtée pour me consoler d’avoir un an de plus !

— Comment, Viva aimée, c’était aujourd’hui ? Et je l’ai oublié !…

Elle s’est jetée à mon cou avec les câlineries, les mots tendres qui me donnent un instant l’illusion de retrouver la Marinette d’autrefois. Je sais bien maintenant ce qu’il faut prendre de ces douces paroles… Mais, tout de même, c’est une musique bienfaisante à entendre, car elle engourdit le mal de l’isolement.

Les effusions dues à mon anniversaire liquidées comme il convenait, elle s’est lancée sur un sujet qui, de toute évidence, lui trottait en tête quand elle est montée chez moi.

— Oh ! Viva, si tu savais quelle femme adorable, exquise, idéale j’ai rencontrée l’autre soir chez Mme de Riolles !

Je ne bronche pas ; Marinette est coutumière d’enthousiasmes aussi vifs, aussi inexplicables, aussi fugitifs que le sont elles-mêmes ses antipathies.

— Quelle est cette merveille ?

— La femme du docteur Valprince, tu ne connais pas ? un petit homme savant, sec et barbu. Elle, Viva, a été délicieuse pour moi ! C’est une femme élégante, la grâce même, avec quelque chose de mystérieux, des yeux prenants ! Elle est depuis peu en relations avec les de Riolles ; le docteur a soigné le père de Germaine de Riolles.

J’ai glissé, un brin moqueuse :

— Alors tu l’adores ?

— Pas encore… Mais je crois que ça viendra vite, si ma seconde impression est pareille à la première, qui a été foudroyante !

— Foudroyante me paraît, en effet, le mot qui convient !

— Viva, tu te moques… Mais, si tu la connaissais, tu dirais comme moi. Je voudrais déjà la revoir !

— Ce qui arrivera bientôt !…

— Pas avant quatre jours ! Nous avons convenu d’aller « digérer » chez Germaine de Riolles, mardi à la même heure, celle du thé. Oh ! Viva, je voudrais que tu la voies !

— Je serais subjuguée aussi ?

— Oh ! tu ne pourrais faire autrement !

— Marinette, quelle enfant tu es !

Les lèvres malicieuses et confuses, elle marmotte :

— Ma grande sœur, on est comme on peut ! Il ne faut pas vous f… des bébés, du haut de votre sagesse, madame. Au revoir, chérie, j’ai un essayage chez Linker. Tu ne viens pas avec moi ? Tu me donnerais ton avis…

Je décline la proposition, vu mon horreur des séances de cette espèce. Et mon petit papillon, après m’avoir planté deux chauds baisers sur les joues, disparaît, aussi preste qu’elle est venue.

8 avril.

Cet après-midi, je m’étais laissé emmener par Pierre Rouvray pour voir, rue de Sèze son exposition, qui s’ouvre demain au public… Et j’ai été récompensée de ma bonne grâce. Ce gros garçon, à tête de beau mulâtre, est un emballé presque génial en son art, dont les audaces, les trouvailles de tons, révolutionnent les classiques. C’est lui qui a dessiné les costumes de la Danaïde, dont tout le monde des peintres a parlé. Jadis, il fit de moi certain pastel auquel je devrai, si je deviens une vieille dame décrépite, l’illusion charmante d’avoir eu ce visage de petite nymphe brune, couronnée d’un mince cordon de feuillage, où songent de larges prunelles, — mélancoliques et passionnées, — où des lèvres d’amoureuse s’entr’ouvrent imperceptiblement…

Nous avons donc, de concert, regardé, bavardé, bataillé même, quand nos goûts respectifs se contredisaient. Puis, en sortant, il a prétendu que j’avais l’air fatiguée, ce qui était bien possible ; je le suis si souvent, ce printemps. Et il a imaginé de m’emmener goûter où je voudrais… pour me remettre.

Il insistait très fort ; et je déteste lutter, quand la chose n’en vaut pas la peine.

J’ai cédé et indiqué, au petit bonheur, le Carlton.

Triomphalement il m’a fait monter en voiture. Comme nous arrivions et allions entrer, tandis qu’il m’offrait des roses qu’une fillette lui présentait obstinément, un passant m’a saluée d’un grand coup de chapeau. J’ai regardé, cessant de respirer les roses, si fraîches que mes lèvres les frôlaient, gourmandes. Alors, j’ai rencontré les yeux gris de Jacques de Meillane. Et la sincérité d’expression de ces yeux-là est telle que, durant ce fugitif contact de nos deux regards, j’ai nettement vu une surprise un peu dédaigneuse dans le sien. J’ai eu l’intuition qu’il commettait, à mon égard, un trop facile jugement téméraire…

Ah ! monsieur, que vous arrivez donc de loin, pour ne pas savoir qu’une Parisienne du Tout Paris va sans scrupule, s’il lui plaît, prendre le thé avec un ami, qui n’est, pour cela, nullement doublé d’un amant !

Tous pareils, les hommes, décidément !

11 avril.

C’était mon jour pour les intimes, ceux qui fuient la grande foire du cinq à sept officiel que je subis de janvier à Pâques, par une vieille habitude ; vestige du temps où le dévouement conjugal me faisait accepter la corvée des réceptions.

Vers cinq heures et demi, nous étions donc un petit groupe qui dissertait alertement, tout en croquant des muffins, mouillées d’un thé couleur de belle topaze.

Du côté féminin, Josette Daltuise, l’épouse charmante, le secrétaire et peut-être aussi, quoiqu’elle ait la délicatesse tendre de n’en rien dire, la collaboratrice du grand écrivain, rongé en ce moment par la neurasthénie, qu’elle adore à la façon des mères.

Un des poèmes de Philippe Daltuise a inspiré l’une des meilleures œuvres de Robert. Cela nous a liés.

J’avais aussi Denise Muriel, l’artiste dont la voix merveilleuse attire mon époux comme un aimant, alors que sa hautaine réserve de femme le désarçonne toujours. Il ne comprend pas du tout, lui, le maître vainqueur ! que celle-ci qui vibre toute en chantant sa musique, ne prétende voir en lui que le créateur d’art. Il ne le croyait pas, au début de leurs relations. Mais, bon gré mal gré, il lui a bien fallu reconnaître que cette cantatrice aux allures de femme du monde était orgueilleusement impeccable, en tout cas rebelle à son prestige. Aussi n’étaient le charme magique de sa voix, sa rare sensibilité d’artiste, je crois bien qu’il la haïrait d’être inaccessible, et d’autant plus tentante, avec sa beauté fière, son sourire détaché, son dédain à peine déguisé pour l’humanité masculine. Par quelqu’un, elle a dû souffrir.

Et puis encore était venue Maud Alcott, la fervente sportswoman, la joueuse de golf, patineuse, écuyère ; l’insatiable curieuse du modernisme sous toutes ses formes, qui, en sa vitalité d’Américaine, fait de la médecine, de la sculpture, du socialisme, joue de la harpe en archange et bavarde avec un esprit d’humoriste audacieux.

Après elle était arrivée la comtesse Terray, une femme du monde qui s’adonne à la peinture avec la passion d’une professionnelle, et dont le visage à la Joconde s’éclairait, moqueur et amusé, aux paradoxes que lui versait généreusement le vieux garçon désabusé qu’est Charles Voulemont, le critique musical, un ami de toujours.

Aux premiers temps de mon mariage, il m’a été présenté par Robert lui-même ; et il a traversé, à mon égard, la crise banale ; puis, trop clairvoyant pour ne pas constater vite qu’il n’arriverait à rien, il est devenu mon ami. Il est morose et spirituel, très artiste ; enragé d’avoir gaspillé sa vie à tous les souffles féminins qui ont voltigé autour de lui. Et voltigent toujours ; car il est encore très goûté, en dépit des cheveux qui s’argentent sur les yeux très noirs, ses belles dents solides, sous la moustache courte, connaissant toutes les morsures.

Nous philosophons ensemble. Nous déblatérons sur l’existence, sur les gens, sur nous-mêmes ; et aussi, nous en rions avec l’impertinence frondeuse de deux écoliers. Ses façons de pince-sans-rire me ravissent ; et, à certains jours, me donnent de tels fous rires qu’il se fâche et fulmine « qu’il ne me permet pas de me f… de lui ». Nous faisons de la musique. Nous fourrageons dans celle de tous, de Robert et des ultra-modernes.

Lui, rageur, car d’instinct il est un classique, subit l’envoûtement des œuvres de Robert, qu’il proclame, exaspéré, une musique « corvéable » de fou et d’enchanteur.

Qui avais-je encore du côté « mâle » ?… Raymond Valbert, le célèbre défenseur des grands criminels, venu au passage chercher une tasse de thé ; gai comme un collégien en vacances. Et Sylvaire, le violoniste. Et Rouvray, tout vibrant des polémiques artistiques que soulève son exposition et qu’il est venu me conter. En effet, je suis, pour lui, une façon de confidente, l’ayant convaincu, lui aussi, qu’il perdait son temps à me faire la cour. Très expérimenté il a, je crois, deviné que Robert m’avait suffi jusqu’à la saturation.

Donc nous nous voyons pour « causer ». Il sait qu’en y mettant la manière, il peut tout me dire, sauf ce qui concerne mon époux ; et j’en entends de toutes les sortes, des histoires contées avec une verve de rapin original, très intelligent, dans une langue colorée, jamais grossière de pensée ni de mot. Vivant par profession — il dessine les costumes à l’Opéra-Comique — dans le monde des coulisses, il en sait toute la chronique. Et il connaît également bien tous les potins du monde artiste, du demi-monde, même du vrai monde, apportant, en ces milieux divers, une amoralité candidement cynique, une parfaite probité de parole et beaucoup de bonté.

Tous réunis ainsi, nous avons passé un de ces moments charmants qui sont les récréations des grands. Ah ! la bonne débauche d’idées et de musiques !… Une mélodie chantée par Denise Muriel, que Sylvaire accompagne au violon… Un duo sauvagement original, pour deux voix de femme, que nous déchiffrons et qui fait bondir Voulemont, séduit sans vouloir l’avouer. Nous le lui prouvons. Il regimbe si indigné, que les rires fusent ; et la causerie repart, touchant à tout, avec une audace d’enfant gâtée qui se sait tout permis.

Je jouis délicieusement d’être très loin de moi-même. Ma cervelle grisée est en fête et me fournit des ripostes prestes.

Quand ils seront tous partis, que la présence de Robert me rappellera… ce sera le feu d’artifice éteint ; la nuit silencieuse et lugubre après la fantasmagorie du bouquet. Une seconde, j’en ai conscience. Mais je me raidis pour demeurer toute dans le présent qui m’amuse ; et je me remets à bavarder comme les autres, jouissant de la senteur des lilas qui, à profusion, embaument la pièce ; du vert si frais des branches que j’aperçois, par la fenêtre entrouverte, mouvantes sur l’eau qui fuit, dans la lueur du couchant.

Tout à coup, une sonnerie de timbre nous fait tous sursauter avec la crainte d’un fâcheux. Mais, très vite, nous sommes rassurés. La visiteuse, c’est Marinette, qui apparaît, les joues fouettées de rose, le nez au vent, les cheveux ensoleillés sous sa capeline printanière, fleurant l’œillet, fraîche comme un bébé, ce qui ne l’empêche pas de s’écrier, croyant ce qu’elle dit :

— Mes chers amis, je suis vannée ! Viva chère, je prends une tasse de thé pour me remettre. C’est permis, n’est-ce pas ?

Mais avant même que j’aie pu lui avancer une tasse, elle a déjà, pour serviteurs, tous les hommes présents qui la contemplent, en connaisseurs, d’un œil gourmand et discret, — discret, plus ou moins.

Elle qui s’en est tout de suite aperçue, ne songe plus un brin qu’elle est « vannée » et hume, de son petit nez fripon, le parfum d’encens. Elle nous lance :

— Qu’est-ce que vous faisiez là, tous, vous entendant comme larrons en foire ?… Je suis sûre que vous disiez des choses très remarquables, quand mon arrivée, à moi chétive, vous a interrompus !

— Madame, vous nous faites trop d’honneur. Quand vous avez sonné, nous disions tout platement du mal de la vie ! explique Rouvray.

— Quelle drôle d’idée ! Et que vous êtes ingrats ! La vie mauvaise !… Vous n’y connaissez rien ! La vie, c’est une aventure charmante !

Et elle le croit ; car pour elle, il en est ainsi.

Bienheureuse petite Marinette ! Tous, oui tous, nous la regardons avec envie.

Puis Voulemont s’exclame un peu amer :

— Madame, quand vous vous sentirez vieillir… vous jugerez la vie avec moins d’indulgence !… Vous ne savez pas ce que c’est que vieillir… C’est horrible !

— Non ! fait si carrément Marinette, que nous la regardons, ahuris et curieux. Non !… Il paraît que non du moins ! Ma belle-mère, une dame très sage, une dame d’expérience, vous savez, a un livre écrit par un évêque que je lui ai encore vu dimanche entre les mains, où l’auteur, m’a-t-elle dit, prouve aux gens, qui ne le découvriraient pas seuls, les avantages et le bonheur de vieillir dont il faut remercier son Créateur. Voulemont, vous devriez lire ce livre.

— Un livre écrit par un évêque !… Oh ! madame, je suis indigne !

— Qu’est-ce que ça fait ?… Ce livre vous rendrait peut-être digne… Alors vous remercieriez le ciel…

— De quoi, madame, de quoi ?…

— Dame vous le savez mieux que moi !… De quoi ? D’avoir rencontré sur votre chemin des femmes exquises…

— D’abord en ai-je rencontré ?…

— Quand ce ne serait que Viva, ces dames et moi, homme malhonnête !

— Oui, vous avez raison, madame. Mais qui pourrais-je bien remercier ! marmotte-t-il entre haut et bas.

— Votre créateur…

— Je ne sais pas remercier quand je ne connais pas…

— Eh bien, vous êtes très mal élevé. Mais on se corrige à tout âge. Et puis, après tout, vous n’êtes pas vieux en somme. Même, vous faites très bien ainsi avec vos cheveux clairs et vos yeux de Calabrais.

— Madame, madame, voici maintenant que vous me comblez !… Faut-il que je vous paraisse « ancêtre » pour que vous me fassiez tant de compliments !

Ici, intervention discrète de Rouvray :

— Je voudrais bien, moi aussi, ressembler à un ancêtre, pour que vous me disiez de douces choses, madame !

L’exclamation est si comiquement lancée que nous éclatons de rire ; et, en quelques minutes, jaillissent toutes sortes d’aperçus spirituels ou saugrenus.

Dans le brouhaha, Marinette interroge soudain :

— Ah ! est-il vraiment six heures et demie ?

— Oui.

— Oh ! alors il faut que je me sauve à toute vapeur…

— Un transatlantique, quoi ! glisse Rouvray.

— Si vous vouliez bien ne pas vous moquer de moi, vous !… Tous, vous êtes là à me faire bavarder et je suis très pressée ! J’ai encore trois visites et des courses. Ne me distrayez plus et causez ensemble… Viva, j’étais montée pour te dire que je compte absolument sur toi à dîner, mardi ; Robert à ta suite, bien entendu, s’il est libre… Je te présenterai…

Ses yeux flambent de plaisir :

— … Je te présenterai Mme Valprince !

— Comment, elle dîne chez toi ? Déjà ?

— Oui, elle a bien voulu accepter. C’est un amour… Tu verras !… Et puis…

Cette fois, éclair de malice dans les prunelles qui me regardent.

— Et puis, je veux faire plaisir à l’un de mes invités… Car je suis une très aimable maîtresse de maison.

— Mais quelle histoire me racontes-tu là ? Marinette.

— Pas une histoire, la vérité !… Ah ! ma grande sœur, vous êtes curieuse !

Et, au risque de culbuter sa tasse à thé remplie de nouveau, elle me jette un baiser de petite fille et se perche sur le bras de mon fauteuil.

— Le convive à qui je veux être agréable, c’est Jacques de Meillane !… Viva, m’est avis que tu l’intéresses fort ! Je m’en étais aperçue quand tu as chanté chez toi, le soir de la première. Et puis, avant-hier, il dînait à la maison ; et il avait une manière d’écouter Paul parler de toi…

— Mais pourquoi Paul s’occupait-il de moi ? fais-je un peu impatiente.

— Parce que, chérie, tu tiens au cœur de ton beau-frère, et qu’une réflexion de Meillane l’avait amené à manifester l’opinion qu’il a de toi… Vois-tu, Viva, si tu voulais, tu rendrais ce garçon — je parle de Meillane ! — amoureux fou… Tu peux m’en croire, je m’y connais !

— Pour quoi faire, le rendre amoureux ?

— Pour t’amuser ma grande sœur !

— Ça ne m’amuserait pas du tout ! Je suis trop vieille pour faire joujou ! Les lauriers sont coupés…

— Essaie de les faire ramasser… Je t’assure que c’est charmant… à un point que… que… tu ne peux avoir oublié.

J’ai un geste d’épaules.

— Si !… j’ai tout oublié de ma jeunesse. Je ne vis plus que dans le présent.

— Ta jeunesse ! Est-ce que tu es comme Voulemont ?… Tu as besoin de lire le livre de l’évêque ? Viva, regarde-toi dans la glace, tu seras rassurée !… Tu es toujours terriblement « nuit d’amour »… Gare à Meillane… si tu n’étais pas si sage ! Enfin, il repart fin octobre pour le Canada. Le froid le remettra d’aplomb, s’il y a lieu… Alors, à mardi, n’est-ce pas, chérie ?

Donc, mardi, ô joie ! je connaîtrai Mme Valprince et je distrairai M. de Meillane. Allons, il est tout comme les autres… Alors, il ne m’intéresse pas un brin.

17 avril.

Hier, ce fameux dîner.

Je m’étais dépêchée de m’habiller afin d’arriver chez Marinette à temps pour assister au coucher des poussins, que j’ai en effet, trouvés dans la nursery, tout prêts à entrer dans leur lit. Guy, pareil à un petit doge, sous sa robe de chambre rouge ; Hélène, revêtue de sa longue chemise de nuit, sautant sur ses couvertures au risque de dégringoler et me criant, lèvres et bras tendus, toute rose sous la mousse floconneuse de ses boucles :

— Tante Viva, venez m’embrasser, je suis tout nue !

« Tout nue », traduire « déshabillée ». Agnès, choquée, s’empresse de l’enfouir sous ses draps et s’apprête à faire subir le même traitement à Guy, qui, en homme soigneux, place ses pantoufles sous son lit.

Pour être sage, j’abandonne les petits à leur gouvernante et je reviens dans le salon où, déjà, sont arrivés presque tous les hôtes de Marinette, y compris Jacques de Meillane qui cause avec père. Mais pas de Valprince.

En embrassant mon petit papillon qui est jolie à souhait, je lui murmure :

— Eh bien ? est-ce qu’elle ne vient pas ?

— Oh ! si !… Mais elle est toujours en retard…

— Ah ! parfaitement.

Ce soir-là, cependant, Mme Valprince a dû faire un effort, car à peine Marinette a fini sa phrase, la porte s’ouvre encore une fois. C’est elle !… Une onde rose monte aux joues de sa petite amie, qui s’avance, très correcte, au-devant d’elle, mais avec quel sourire de bienvenue ! Tandis que toutes deux s’embrassent et que le docteur Valprince s’abîme en saluts diversement orientés, je regarde la nouvelle venue, qui, pour l’instant du moins, trône en souveraine dans le cœur de ma petite sœur.

Et je suis un peu surprise. En quoi, par son physique du moins, a-t-elle pu séduire ainsi Marinette ?… Ce n’est plus du tout une jeune femme. Sûrement, la quarantaine a sonné pour elle depuis plusieurs années. Elle ressemble à un pastel effacé. La peau a des tons de fleur délicatement fanée, qu’avivent l’imperceptible reflet rose des joues, le rouge éteint des lèvres. Les yeux clignent souvent, d’un bleu lavé, avec ce regard un peu vague des myopes. Les cheveux ondulent, blond cendré, moirés d’argent. Sous la robe gris mauve, la silhouette, d’une élégante distinction, est imprécise. Les gestes sont harmonieux, plutôt lents…

Marinette m’appelle pour les présentations. Elle a une mine enchantée dont la jeunesse est délicieuse ; l’air d’une petite fille confuse d’un bonheur immérité. Quel bébé elle est demeurée par certains côtés !

Mme Valprince me tend la main :

La voix est douce, un peu « traînante », et l’accent aussi convaincu que si, vraiment, elle avait, de tout son être, soupiré après notre rencontre. Ni elle ni moi, d’ailleurs, ne croyons rien de semblable. Nous échangeons quelques propos polis ; puis, tout de suite, elle célèbre son « adorable petite amie ».

Quelle singulière manière elle a de parler de Marinette, comme d’un trésor qu’elle aurait eu la chance de trouver et qui serait maintenant son bien !…

J’écoute, sentant mon moi intime devenir un hérisson roulé en boule. Pour conclure, elle a cette phrase étonnante :

— Je sais, madame, combien vous avez toujours montré de tendresse à la chère petite… Si vous le permettez, nous l’aimerons ensemble… J’espère que vous ne trouverez pas mauvais qu’elle me donne en retour une part de son cœur !

Rien que cela !… Et il n’y a pas cinq semaines qu’elles se connaissent !

Cette Mme Valprince manque un peu du sentiment des distances !… Et il m’échappe — par bonheur, mon accent est léger, ma bouche souriante :

— Oh ! madame, je suppose, à l’honneur de Marinette, que sa sympathie nouvelle pour vous et sa vieille affection pour moi ne sauraient être rivales !…

Mon imperceptible ironie ne désarçonne pas Mme Valprince, qui me paraît douée, — dans le monde, du moins, — d’une de ces amabilités exaspérantes que nulle traverse ne saurait dissiper. Elle doit prodiguer sa grâce aussi naturellement que d’autres sont grincheux.

Le dîner est annoncé à point pour me séparer d’elle ; et je vois s’incliner devant moi Jacques de Meillane, à qui, bien entendu, m’a confiée Marinette. Il est correct et froid. Moi, un brin nerveuse. Je subis si fort les impressions rétractiles ! Mme Valprince a gelé ma personne morale. Et pour mon voisin et moi, le dîner commence silencieux, sauf les politesses de commande… Jusqu’à la minute où, mon énervement dissipé, il me vient le vague, très vague remords d’être, injustement, une maussade compagne pour l’ami du bon Paul. Et je lui demande, un tantinet contrite :

— Vous trouvez, n’est-ce pas, — et vous avez raison ! — que ma belle-sœur vous a donné, en ma personne, une bien ennuyeuse voisine !

Les yeux gris posent sur moi leur regard clair ; et il me dit, si drôlement, que la glace est soudain rompue :

— J’espère surtout, madame, que vous me ferez, avant la fin du dîner, la grâce de me laisser un peu profiter du plaisir — très vif… — qu’a voulu me procurer Mme Abriès, en me plaçant près de vous.

Il a toujours cet accent d’absolue sincérité qui déconcerte mon scepticisme, et je riposte :

— Vous avez l’air de penser vraiment ce que vous dites… Et pourtant, quel plaisir cela peut-il vous faire de dîner près d’une dame inconnue et pas aimable !

— Mais vous êtes très aimable quand vous le voulez ! Vous l’avez été infiniment, le premier soir où je vous ai vue… Un peu moins, le jour où nous avons contemplé ensemble le chemin de fer de votre petit neveu… Et ce soir…

Il s’arrête.

— Eh bien, ce soir ?

— Ce soir ?… Vous ne l’étiez pas du tout… Mais j’espère bien que vous allez le devenir !

Je me mets à rire. Cette franchise calme et audacieuse est amusante.

— Ah ! vraiment, je vais le devenir ?… Et vous reposez cette conviction sur ?…

— Sur le sentiment que je ne mérite pas un dur traitement.

Tel un diable bondissant d’une boîte, un souvenir surgit dans ma pensée.

— Êtes-vous tout à fait sûr de ne pas le mériter ?

Les yeux gris m’interrogent de leur manière un peu impérative :

— Madame, que voulez-vous dire ?

— Ceci, tout simplement : que votre jugement a été téméraire à mon endroit, certain jour où vous m’avez rencontrée devant le Carlton, alors que j’allais goûter avec un ami. Avouez que vous avez entendu jaboter, plus ou moins, sur mon compte ; et, en cette minute-là, vous avez pensé, j’en jurerais : « Tiens… tiens, c’est bien ce qu’on m’avait raconté sur cette petite femme-là !… »

Je sens sur moi son regard si extraordinairement droit :

— Ce que j’avais entendu dire m’avait donné un très vif désir de vous connaître, madame. Et le jour dont vous parlez, c’est vrai, vous m’avez déçu… Comme le soir où je vous ai aperçue dans un idiot bouiboui, très chic d’ailleurs, à Montmartre. Un camarade m’y avait emmené.

Je me souviens. Le soir dont il parle, les de Prelles m’avaient entraînée au Cabaret Vert entendre une revue, prétendue « très drôle » ; qui l’était du moins selon la formule, troussée d’équivoques spirituellement comiques parfois, plus souvent, d’une grossièreté toute faubourienne, qualifiée de « gauloise ».

— Vous m’avez aperçue, ce soir-là ?… Je ne vous ai pas vu.

— Non, vous étiez tout occupée des propos que tenaient, sur la scène, des dames plutôt dépenaillées et des messieurs aux allures d’apaches, qui exécutaient, entre temps, des danses tout à fait suggestives.

Je le regarde, moqueuse :

— Très exact, ce tableau ! Alors, parce que je ne me voilais pas la face, sous mon éventail, devant le spectacle pour lequel j’étais venue, vous n’avez pas jugé à propos de me saluer à l’entr’acte ?… Je vous avais trop scandalisé ?…

— A l’entr’acte, c’était une autre antienne ! Vous étiez accaparée dans votre loge par un monsieur — pas un apache celui-là ! — qui semblait bien résolu à vous garder pour lui seul. Alors ne me sentant pas de force à lutter, je me suis tenu coi. D’ailleurs, vous n’aviez plus votre figure qui…

— Qui…

Hardiment, il achève :

— Qui agit sur moi à la façon d’un aimant. Je n’ai pas eu de mérite à demeurer dans mon coin.

— Je vous déplaisais si fort ?

— Vous ressembliez à la foule de vos brillantes sœurs du Tout Paris.

— Mais c’est qu’en effet j’appartiens à cette phalange, que vous m’avez l’air de juger plutôt injustement…

— Injustement ?

— Mais oui, injustement ! Croyez-m’en, sept fois sur dix, la femme du Tout Paris est une personne qui, en réalité, ne fait guère ce qu’elle laisse supposer, qui se permet de tout voir, de tout entendre, de tout connaître, n’a cure de l’opinion qu’elle donne d’elle-même… Et, au demeurant, est peut-être plus réellement chaste que beaucoup des dignes matrones qui s’effarent de tout et de rien !

Il m’a écoutée, le regard curieux.

— Peut-être, oui… vous avez raison… Mais vous savez, madame, que j’arrive d’Orient. Je ne suis pas au ton, sans doute. Et, de plus, je subis des influences ataviques. J’appartiens à une famille où l’élément féminin est étrangement respectueux de certaines traditions… Alors il faut m’excuser d’avoir si fort regretté que vous ne fussiez plus vous, — à mon gré ! — le jour du Carlton, le soir du Cabaret Vert.

— A votre gré, c’est cela. Mais j’étais une moi que vous n’aviez pas encore rencontrée, voilà tout !… Et qui a encore beaucoup de sœurs, très différentes les unes des autres… J’aime mieux vous en prévenir tout de suite, pour le cas où nous devrions encore nous retrouver pendant votre séjour en France. Vous-même, êtes-vous donc si un ?

Il sourit.

— Les personnalités masculines n’ont pas tant de complexité.

— Hum ! cela dépend des personnalités masculines.

Je pense à Robert et je coule un regard de son côté.

En sa qualité d’homme illustre, Marinette l’a placé à côté de Mme Valprince, qui trône à la droite du maître de céans. Mais, bien entendu, Paul est éclipsé ; et de ma place, j’entends les deux autres qui s’enguirlandent mutuellement. L’amie de Marinette a une conversation de femme intelligente, pourvue d’une certaine culture littéraire et artistique.

Je m’amuse un moment à les observer. Elle n’est nullement une femme dans les cordes de Robert : non plus assez jeune, pas du tout flirt, un peu précieuse. Mais elle l’enveloppe de son charme insinuant, des caresses délicates de son esprit, de la flatterie d’éloges qu’il sent venus d’une pensée ouverte aux choses d’art. Et, pendant leur fugitif rapprochement, il se laisse séduire et met lui-même une coquetterie à se montrer séduisant.

Leur petite comédie est distrayante à regarder. Autour d’eux, la conversation est très brillante, panachée de sujets divers, théâtre, politique, amour, musique. Le docteur Valprince parle « diagnostics » et, à ce sujet, émet des déclarations peu rassurantes pour les gens qui ont l’illusion de se croire en parfaite santé.

De sa voix coupante, je l’entends qui raconte :

— Un jour, j’ai vu venir dans mon cabinet une jeune femme superbement fraîche, très gaie, éblouissante de vitalité, nullement inquiète de sa santé. Elle venait me consulter pour un bobo au sein. J’examine ; et, sans hésitation possible, je constate qu’elle était mortellement atteinte… du mal que nous n’arrivons pas encore à guérir ! Je ne pouvais que conseiller une opération immédiate, tout en la jugeant inutile… Mais c’était la dernière chance à tenter ! Deux mois plus tard, ma jolie cliente n’était plus…

Pourquoi ai-je écouté cette histoire — un vol noir de chauve-souris… — qui m’a été aussi triste à entendre que si j’avais connu la victime, cette jeune femme « superbement fraîche », qui ignorait qu’elle était une condamnée… Mon visage a-t-il trahi quelque chose du sentiment qui m’a traversé le cœur ? La voix de Jacques de Meillane m’appelle, et son timbre ferme dissipe instantanément le mauvais charme. Cette voix est si vibrante de vie !

De la façon gamine qu’il a par instants, il me dit :

— Pourquoi écoutez-vous, madame les propos lamentables de ce vieux monsieur ?… Naturellement, nous sommes des poupées fragiles… Mais pas autant que les docteurs le prétendent. J’en sais quelque chose, moi qui, il y a cinq mois, au Japon, étais un pauvre diable condamné par la fièvre typhoïde. Eh bien, en dépit des doctes prévisions, j’ai le plaisir d’être près de vous ce soir, madame ; d’avoir un congé de six mois et la perspective, qui me plaît fort, de m’en aller passer l’hiver au Canada, où j’achèverai d’oublier le vilain rêve du Japon.

Là-dessus, nous voilà bavardant voyages. Jacques de Meillane est, autant que moi, un curieux de pays, de physionomies, de mentalités étrangères.

Et le dîner passe très vite ainsi. Vaguement, j’ai conscience que mon voisin de gauche a l’air un peu « crin »… Sans doute, parce qu’il me trouve trop absorbée par mon voisin de droite. Tant pis ! Ce m’est si rare que de trouver une personnalité neuve !

Marinette se lève. Meillane m’offre son bras. Dans le salon, les fenêtres sont larges ouvertes ; et la grande pièce lumineuse sent bon les fleurs. Au passage, je m’aperçois dans une glace et constate que l’animation de la causerie m’a été bienfaisante. Si j’en doutais, je serais renseignée par Robert, volontiers galant ; il se rapproche et me murmure un de ces compliments qui, jeune femme amoureuse, m’eussent fait tressaillir toute… Mais, aujourd’hui, que m’importe son impression ?

J’aide Marinette à offrir le café. Elle me laisse d’ailleurs bien vite évoluer toute seule parmi ses hôtes ; elle a hâte de se rapprocher de l’unique personne qui, ce soir, compte pour elle dans son salon. Câline, elle vient se pencher vers moi avec un baiser, et prie :

— Viva, sois délicieuse, occupe-toi de mes invités pour que je la voie un peu, elle !…

Et parce que je suis habituée à la gâter, je fais ce qu’elle désire, si odieux que me soit ce personnage de femme du monde qui fait « des frais »… Seulement je sombre dans l’ennui. Quand les hommes reviennent du fumoir, tandis que s’établit l’inévitable bridge, je m’apprête à filer comme l’a déjà fait Robert, qui s’est éclipsé à l’anglaise. Réfugiée dans l’ombre d’une fenêtre, où je respire la douce nuit d’avril, j’entends une voix qui me demande :

— Madame, est-ce que nous n’aurons pas de musique, ce soir ?… Je voudrais tant vous entendre chanter !…

C’est Meillane qui m’a découverte. Ses paroles ont la forme d’une prière ; mais son accent a ce quelque chose d’impérieux dont il ne se doute pas et qui m’amuse.

— Pourquoi désirez-vous tant m’entendre ?

— Parce que j’ai gardé la soif de votre voix !

— C’est un compliment, n’est-ce pas, que vous me faites ?

— Non, c’est la vérité.

— Alors, écoutez aussi la vérité. S’il me fallait chanter ici ce soir, ce ne serait plus ça du tout ! Je suis très sauvage ; et certains publics me glacent…

— Je comprends… Mais… où pourrais-je bien me trouver dans le public avec lequel vous vous sentez en vraie communion ?

De mon moi obscur jaillit une de ces impulsions dont on demeure ensuite stupéfait :

— Vous viendrez me faire visite une fin d’après-midi. Et alors je vous chanterai tout ce que vous voudrez…

— Madame, vous ne vous moquez pas de moi ?

Positivement, il se demande si je plaisante. Moi-même, je n’en sais trop rien. Pourtant, en cette minute, il me semble que cela me serait plutôt agréable de faire de la musique pour celui-ci qui paraît si bien la comprendre.

— Et quand j’arriverai, vous ne me renverrez pas, raillant ma naïveté ou mon audace ?

— Je ne vous renverrai pas… Du moins, je le pense. Seulement, vous êtes prévenu que j’ai, hélas ! l’humeur très fantasque. Aussi, j’ignore si, le jour en question, je serai en disposition de chanter… et de chanter pour vous…

Le visage de Meillane prend quelque chose d’impatient. Il me fait penser à un pur-sang qui, soudain, sentant la bride, se cabrerait. Il me regarde en face :

— Êtes-vous sincère en ce moment ? ou seulement taquine ?… ou méchante ?

— Je suis sincère… Je le suis toujours !

— Alors, il ne faut pas que je vienne ?

— Il faut que vous veniez bravement, au petit bonheur… Et puis, nous verrons ce que je puis ce jour-là pour votre satisfaction. Je tâcherai de n’être pas de mauvaise humeur…

— Vous êtes sincère aussi en disant cela ?

J’incline la tête, sans m’engager plus.

— Alors, merci, madame.

Quel singulier mélange il y a chez ce garçon d’audacieuse franchise, de volonté, de gaieté jeune, spirituellement gamine…

Marinette vient le réclamer pour le jeu ; et il s’exécute, sans enthousiasme, tandis que je file, fuyant l’envahissante amabilité de Mme Valprince.

26 avril.

Ah ! oui, le pourquoi de nos paroles, de nos gestes, de nos actions est souvent incompréhensible ! Au point de nous donner la sensation ironique et humiliante d’être des espèces de pantins dont s’amuse une mystérieuse déité qui se moque de nous et de nos prétentions à la sagesse.

Pourquoi ai-je eu l’idée invraisemblable d’autoriser ce Jacques de Meillane à venir me voir… pour que je lui chante ce qu’il souhaiterait entendre ?

Pourquoi ?… Je n’en sais rien… Oh ! non, rien du tout.

Mais, en revanche, je sais que je me suis sentie exaspérée contre ma sottise, contre moi, contre Meillane aussi, quand je me suis vue troublée dans ma lecture par cette annonce :

— M. de Meillane fait demander si Madame peut le recevoir ?

— Oui… Dites que je viens.

J’avais répondu d’instinct : « Je viens. » Mais je ne bougeais pas, maudissant la faiblesse qui m’avait fait subir, l’autre soir, le secret vouloir de cet étranger…

Aujourd’hui, même à distance, ce magnétisme opérait-il encore ?… Sans l’avoir décidé je me suis trouvée debout, mon livre abandonné sur la table, mes doigts soulevant du geste familier l’onde obscure de mes cheveux ; et, résignée, je me dirigeais vers le salon. Seulement dans le tréfonds de ma pensée, je prenais déjà ma revanche, raidie dans l’intention de ne pas chanter.

Je suis entrée ; j’ai rencontré le clair et vif regard qui me saluait… Et, à ma profonde stupeur, j’ai senti que ma maussaderie n’était plus qu’un souvenir.

De très bonne grâce, j’ai tendu à mon hôte une main sur laquelle s’appuient des lèvres qui doivent savoir ce qu’elles veulent. Et, comme s’il lisait en moi, il me dit aussitôt, en souriant :

— Je vous avoue, madame, qu’en venant ici, je me trouvais une telle figure d’indiscret que j’ai entrevu le moment où je n’oserais jamais demander à être reçu…

Tout de suite, je lui rends franchise pour franchise ;

— Vous avouerais-je, monsieur, qu’en quittant ma chambre et ma revue en votre honneur, il y a quelques minutes, je me demandais quel sortilège vous a fait triompher de mes instincts antihospitaliers — du moins, quand il s’agit d’entrouvrir, même un peu, l’entrée de mon domaine particulier !…

— Madame, ce n’est pas là une invitation au départ, n’est-ce pas ? J’ai si grande envie de rester…

— Parce que ?

— D’abord, parce que je sens tout le prix de la faveur que vous me faites en me recevant ainsi…

— D’abord… Et ensuite ?…

— Et ensuite, j’ai l’audacieux espoir que vous ferez un peu de musique… puisque vous l’avez promis… Vous devez être très fidèle dans vos promesses !

— Oui… plutôt… Mais vous ai-je promis quelque chose ?

Nous nous regardons avec un peu d’envie de rire, avec la même malice et, aussi, le même parti pris, — telle une gageure ! — de ne pas nous dire une parole qui ne soit vraie. Et je conclus :

— Il faut, pour l’instant, me permettre de m’acclimater à l’atmosphère que vous pouvez m’offrir. Nous nous connaissons si peu !

— Si peu ? Nous nous sommes déjà rencontrés quatre fois, madame !

Je me mets à rire.

— Ce n’est pas énorme !… C’est même si peu, que je me demande encore comment nous en sommes là, à causer tous les deux, en tête à tête, à la façon de vieilles connaissances… parce qu’il vous a pris fantaisie de le désirer. Vous devez être horriblement impérieux, un homme à redouter ; je suis sûre que vous faites toujours ce à quoi vous êtes résolu.

Sans doute, j’ai interrogé, avec l’accent qu’ont les « petits », parlant de la conduite incompréhensible des « grands ». Mon visiteur me contemple, les yeux tout pleins d’une malice gaie :

— Bien entendu !… Je fais toujours, sauf impossibilité radicale, ce que j’ai décidé de faire…

— Alors nous aurions beaucoup de chances de nous disputer, si nous étions souvent ensemble, car, je crois bien que je suis, moi aussi, très volontaire.

Le même joyeux éclair continue de flamber dans son regard.

— Oh ! je m’en suis douté, dès le premier soir où je vous ai vue dans votre loge ; la ligne de votre profil découpée en clair sur la tenture, d’un trait tout ensemble si fin, si net, si ferme !… comme le jet de vos sourcils… Vous portiez droite votre petite tête…

— Bref, j’avais une mine de femme pas commode. Je devais être affreuse !… Je sais que cela me va très mal d’avoir l’air dur.

Il secoue la tête ; et, tranquillement, il riposte :

— Oh ! non, vous n’aviez pas l’air dur… Vous aviez de larges yeux, sombres et brillants, où passaient bien des choses… Une bouche souriante dont le dessin était tout ensemble souple et précis, et qui avait une douceur ardente, même en prononçant des paroles quelconques…

Je dresse un peu la tête. Dieu ! est-ce que ce Jacques de Meillane va s’en aller vers les chemins battus ? Que ce serait ennuyeux !

— … Non, vous n’aviez pas l’air dur. Vous paraissiez, seulement « lointaine… », très détachée du personnage que vous remplissiez ce soir-là… A ce point, que je me suis aussitôt demandé ce que cachait votre masque moqueur, souriant et… triste…

— Quel effrayant observateur vous êtes ! Alors, pendant que je vous accueillais bien gentiment, vous étiez occupé à me disséquer toute vive ?

— A vous disséquer ?… Non… Je pensais seulement que je n’avais pas encore rencontré de femme à qui je puisse vous comparer.

Je regimbe.

— Ah ! je vous en supplie, n’allez pas vous imaginer que je suis un exemplaire rare ! Vous auriez à revenir de trop loin. Ne vous intéressez surtout pas à moi ! Je ne vaux pas tant d’honneur, croyez-m’en. Si vous ne voulez pas me voir rentrer dans ma coquille, bavardons, à l’occasion, comme deux camarades… Et n’attendez rien de plus. En dépit des apparences, je suis une vieille dame, que la vie s’est chargée de rendre une sage désabusée.

Les yeux gris me regardent avec une attention sérieuse, presque grave.

— Je ne vous demanderai, madame rien d’autre que ce qu’il vous plaira de m’accorder…

— C’est parfait !… Alors, pour sceller notre pacte, je vais au piano. Prenez cela pour une récompense. Que voulez-vous que je vous chante ? L’invocation de la Danaïde ?

— Oh ! oui…

Il s’approche du piano. Je commence à chanter… Et, tout de suite, je me sens merveilleusement écoutée. Cet homme, qui déclare n’être capable que de sentir la musique, est un auditeur incomparable. Ah ! qu’il la comprend et s’en pénètre !… A un degré qui, inconsciemment, le rend très difficile quant à l’interprétation.

C’est intéressant de chanter devant lui. Pas la banalité d’un éloge. Aucun parti pris, ni raideur de jugement. Il écoute et sa seule attention est plus expressive que toute parole.

Les minutes coulent… Et je chante… Combien de choses !… Je ne sais vraiment plus. Dieu ! que c’est bon d’être ainsi emportée hors de soi ! La musique agit sur moi comme un baume d’oubli. Aucune pensée amère ne meurtrit plus mon cerveau. Je vis toute dans le monde enchanté des harmonies.

Après une pareille séance, je serai brisée, mais si délicieusement !… Ensuite, j’aurai l’inévitable réaction, en reprenant pied dans la réalité : une de ces crises de tristesse noire qui, jadis, me faisaient sangloter comme une enfant désespérée. Maintenant, les yeux secs, je reçois durement l’ennemi.

Mais je ne veux pas penser à ces minutes futures… pour pouvoir savourer la joie fugitive du présent.

Le salon est devenu presque sombre, sans doute parce qu’une averse tombe dru. J’ai un geste vague pour atteindre le commutateur et donner de la lumière. Meillane m’arrête.

— N’allumez rien, je vous en prie. C’est tellement meilleur ainsi !

Moi aussi, je pense cela… Je n’ai pas besoin de lumière ; je chante par cœur. Alors, je n’insiste pas. Seulement, voici que, dans la pièce embrumée, vibre la sonnerie du cartel invisible. Et, saisie, je compte instinctivement sept coups.

— Oh ! est-il si tard ?… Allez-vous-en vite, alors ; car je dîne en ville et je ne suis pas habillée !

— Madame, c’est affreux à avouer… mais je ne peux pas regretter que vous vous soyez mise en retard !

Et, à mon tour, j’avoue :

— Moi non plus !… Est-ce que c’est en Orient que vous êtes devenu si musicien ?

— Non, l’Orient n’y est pour rien ; c’est un héritage de famille… Ma mère adore la musique, une musique plus classique que celle-ci…

Il montre la partition de la Danaïde.

— Tout petit, j’en ai entendu de bonne ; c’était ma récompense quand j’avais été un garçon très sage…

— Et vous en avez fait vous-même, je suis sûre ?

— En écolier, d’abord ; ensuite, en profane.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je n’appartiens plus qu’à la phalange des auditeurs…

— Est-ce bien certain ?… Enfin, ce soir, je n’ai pas le temps d’approfondir… Ce sera pour une autre séance… J’ai l’idée que nous recommencerons, n’est-ce pas ?…

Plus encore que moi, je sais bien que Jacques de Meillane a envie de recommencer.

6 mai, minuit passé.

Par prudence, je ne regarde pas la petite pendule qui compte les minutes devant moi, sur la table à écrire, dans le halo de la lampe, doucement lumineuse sous l’abat-jour.

Après tout, il ne doit guère être beaucoup plus d’une heure. Depuis un moment, je suis rentrée de l’Opéra. J’ai, avec délices, enfilé mon kimono, donné toute liberté à mes cheveux, dont le tiède frôlement caresse ma nuque, mes épaules… Et, près de ma fenêtre, ouverte sur la nuit veloutée, la tête encore trop bruissante de sons pour goûter le sommeil, je viens retrouver les feuillets blancs qui m’attendent. J’ai besoin de me reprendre après l’éparpillement de la journée dont le flot a coulé, avec des reflets changeants.

Une matinée lumineuse, flambante de soleil qui, pour un moment, me transforme en une joyeuse créature, grisée par la senteur printanière que je respire dans l’air chaud.

Alors, je me mets à faire de la musique… jusqu’à l’épuisement ! Car ma voix est si docile, ce matin, que je ne prends pas garde à tout ce que je lui demande, au travail sans merci que je lui impose pour traduire absolument le chant qui vibre en moi.

Ce sont mes nerfs trop tendus qui, les premiers, demandent grâce. Je m’aperçois alors que je suis toute meurtrie par l’exquise fatigue.

Vite ma chaise longue, où je m’étends, les yeux mi-clos. Sous le store abaissé qui bat comme une aile, la chambre est baignée de clarté blonde. Une branche de lis y distille une odeur de jardin ivre de soleil. Un souffle fait, par moments, palpiter les palmes frêles de mon petit asparagus, droit hors de la gaine du vase bleu sombre veiné de pourpre et d’or.

A la façon d’une chatte paresseuse, je me pelotonne dans mes coussins. Ce après quoi, sur ma table, j’attrape un livre. Non pas, — la matinée est trop éblouissante, — l’étude sur Pascal, dont la pauvre âme tourmentée ne doit être approchée qu’aux heures recueillies ; mais un volume de vers follement vivants, où l’auteur, un jeune à coup sûr, a condensé des impressions subtiles et intenses, dans une langue qui les revêt à miracle.

Et je m’abîme dans une de ces lectures capricieuses qui me sont chères, coupées de songeries, de réflexions griffonnées au passage parce que je n’ai personne à qui les confier, même de silencieuses discussions avec l’auteur quand nos pensées ou nos goûts se contredisent.

Un coup à ma porte, et je redescends dans la prosaïque réalité ; le déjeuner m’est annoncé. Robert m’attend… C’est la fin du bon moment d’oubli.

Le soleil s’est voilé sous des nuées d’orage. Est-ce sa disparition ? Est-ce la présence de Robert ?… Quand je m’assois à table, mon allégresse, sans cause, n’existe plus… Devant lui, toujours je me souviens…

Si j’étais seule, le déjeuner serait expédié en un quart d’heure. Mais mon époux est pourvu d’un robuste appétit. Alors, tandis qu’il dévore de toutes ses belles dents, nous échangeons nos propos quelconques d’étrangers à table d’hôte, et nous nous animons, seulement, quand la conversation oblique sur l’opéra de Strauss que nous allons entendre le soir même.

Le charme opère une fois de plus ; et, après le déjeuner, nous passons une grande heure à regarder ensemble la partition que j’ai feuilletée toute la matinée. En ces moments-là, je ne vois, en Robert, que l’artiste, à tel point que je chante devant lui ainsi que devant moi seule. Encore une fois, j’en prends conscience quand nous avons fini ; constatant avec je ne sais quel instinctif et absurde orgueil de revanche, que ma voix vient de souverainement dominer l’homme dont je me soucie, cependant, comme d’un jouet cassé !…

Quand il m’écoutait, la belle Danaïde n’existait plus… plus du tout pour lui.

Je le laisse, voulant m’habiller pour sortir. Mais à peine je suis prête, c’est Sylvaire qui vient m’apporter des billets pour son concert. Un moment, — aveu humiliant ! — nous potinons autant que deux commères sur le brillant personnel des théâtres en général, et sur la Danaïde en particulier.

J’écoute de menues histoires, dans lesquelles, bien entendu, le nom de Robert n’est pas prononcé. Mais entre les branches, je vois si bien !… Et je m’explique mieux alors certaines sautes d’humeur de mon époux, ces jours-ci. Un propos de son valet de chambre, entendu par hasard au passage, m’avait d’ailleurs avertie déjà qu’en ce moment toutes les nuits ne le ramènent pas au logis. C’est, décidément, la crise de grande passion !

J’allais enfin pouvoir sortir. Un coup de timbre encore. Et Marinette apparaît, sa petite figure câline, toute blonde sous le large chapeau enguirlandé de bleuets.

Avec son baiser d’arrivée, elle me jette tout de suite, car je ne l’ai pas revue seule depuis son dîner :

— N’est-ce pas qu’elle est exquise ?

Elle, je n’ai pas besoin de demander qui. Les yeux radieux prononcent le nom.

— Toi, elle t’a trouvée délicieuse et m’a demandé quand tu recevais.

Oh ! cela non, par exemple… Mais avec « ma petite », j’y mets des formes. Depuis tant d’années, je suis habituée à la gâter.

— Chérie, ton amie est très aimable. Mais tu sais… je te l’ai déjà dit… maintenant je ne veux plus faire de relations nouvelles. Glisse-le-lui en douceur !…

Elle me jette autour du cou des bras caressants et ses doigts frôlent doucement ma joue :

— Viva, ma grande sœur, fais une exception pour elle qui est… adorable !… Tu ne pourrais t’empêcher de le trouver ! Que d’années j’ai perdues à ne pas la connaître !

Allons, chez Marinette aussi, c’est la « grande passion » ! Mieux vaut pour elle, et pour Paul, que l’objet n’en soit pas plus inquiétant… Puisqu’il faut toujours un joujou sentimental à l’imagination de notre « petite », restée si juvénile sur ce chapitre.

En somme, cette trop aimable Mme Valprince me paraît une très « honneste dame » ; fort absorbée par le fervent souci de bien pratiquer, en tous ses rites, la vie mondaine, où elle goûte l’encens que lui attirent sa grâce insinuante, un instinctif besoin de plaire et surtout le don, possédé à un remarquable degré, de persuader, sinon à chacun, du moins à chacune, qu’elle est l’élue. Au docteur, son époux, elle a dû amener bien des clients !

Le charme a opéré sur Marinette à un point que Mme Valprince n’a pu souvent constater. Aussi, conquise par cette admiration sans frontières, elle le témoigne à mon petit papillon qui est une adoratrice exquise… Je m’en souviens…

Pour échapper à son insistance, j’ai répondu bien vite :

— Laisse-moi le temps de la mieux connaître.

— Soit !… Mais cela me ferait tant de plaisir, que vous soyez amies. Entre vous deux, je serais tellement bien !

Elle aussi, comme son amie, juge donc qu’une nouvelle venue et moi — la vieille affection… — nous pouvons être placées de niveau dans son cœur… Ah ! qu’elle est bien la sœur de Robert ! C’est la même inconscience… En ce moment, Marinette tient à cette étrangère autant, peut-être plus qu’à moi qui suis devenue pour elle le pain quotidien.

Certaines fibres, en mon cœur trop sensitif, se sont crispées une seconde. Mais je ne bronche pas. D’autant moins que ma petite sœur, qui n’a rien soupçonné, s’exclame, la cervelle traversée d’une idée nouvelle, de la malice dans ses yeux rieurs :

— Je crois, Viva, que tu ne défendrais pas si énergiquement ta porte pour laisser entrer Meillane ! Vous m’avez eu l’air, l’autre soir, de vous découvrir passablement d’attirances… Vous bavardiez !…

Tranquillement, je réplique :

— C’est qu’il ne ressemble pas tout à fait aux autres… Alors cela me change agréablement… Un homme qui ne se croit pas obligé de faire la cour à une femme dès qu’il l’approche, c’est un homme rare dans notre monde.

— Oh ! il y viendra, ma grande sœur, ne te fais pas d’illusion !… Tout bonnement, le jour n’est pas encore arrivé !…

— S’il y vient… alors, il ne comptera plus pour moi, voilà tout !

Et nous parlons d’autre chose.

Quel dommage que je n’aie pas aussi une « passion » ! Ce serait une distraction absorbante. Ainsi les gens avisés mordillent un bonbon pour tromper la faim…

10 mai.

Une rencontre ce matin.

En m’éveillant, j’ai aperçu, par ma fenêtre entrouverte, un ciel adorablement bleu ; l’air qui a frôlé ma bouche était si parfumé de fraîcheur, de verdure, de soleil, qu’un furieux désir de campagne m’a fait tressaillir. Et, faute de mieux, je suis partie pédestrement vers le Bois, en compagnie de Plume, qui bondissait à mes côtés avec des abois joyeux.

Peut-être la métempsycose dit vrai. Dans une existence antérieure, j’ai dû être quelque dryade, pour subir à ce point l’envoûtement de la nature ; pour qu’elle me prenne, comme le ferait une créature vivante aux multiples visages, aux multiples voix, dont les silences ne sont jamais la mort.

La nature, elle me grise comme la musique ! Elle me donne des fêtes dont je jouis, tout bas, avec les délices que je n’ai peut-être jamais goûtées dans les fêtes des hommes.

Et, ce matin, j’éprouvais une béatitude de végétal à sentir sur moi l’ardente caresse de l’air, vibrant de lumière.

J’avais pris un sentier isolé où, sur le tronc des arbres, dansaient des gouttes de clarté ; et, sans pensée, redevenue petite fille, je jouais avec Plume qui courait follement après les rais de soleil jaillis entre les feuilles, tout palpitants d’atomes.

Mais le sentier n’était pas du tout solitaire comme je l’imaginais. Un couple y marchait. L’homme, le bras passé sous celui de sa compagne d’un geste amoureux. Elle, la tête un peu dressée vers lui, le frôlant de son corps superbe engainé dans le tailleur étroit.

J’ai retenu, d’un appel impérieux. Plume qui allait s’élancer…

Car ce couple si voluptueusement uni, qui s’affichait avec l’insolent mépris des rencontres possibles, ce couple était formé par mon mari et sa précieuse interprète, Marcelle Huganne…

Si absorbés ils étaient l’un par l’autre, qu’ils n’avaient entendu ni mon appel ni les abois de Plume reconnaissant le maître de son logis.

Tout net, je me suis arrêtée dans le sentier. Je ne sais quelle pudeur orgueilleuse m’interdisait de leur prouver que je n’ignorais rien !

Il a existé un temps où pareille rencontre m’eût broyé le cœur, me bouleversant du besoin aveugle de les séparer à n’importe quel prix. Que je suis donc devenue sage !

Je les ai regardés, très calme, en observatrice, comme le premier soir de la Danaïde.

Vraiment, ils formaient un beau couple. Elle, même en tenue de ville, garde une grâce souveraine de déesse. Lui, porte singulièrement jeune ses quarante-deux ans, de silhouette, du moins. Mais le visage, quoique fatigué, conserve sa séduction. Dans la soie fauve de la barbe, les sillons blancs demeurent encore invisibles ; et les dents luisent, solides, entre les lèvres habiles à toutes les caresses.

Il marchait incliné vers elle qui semblait écouter. Elle avait un peu penché la tête ; et je ne voyais plus que la nuque dorée et la ligne souple de la joue.

Je les ai contemplés quelques minutes dans leur lente promenade d’amants. Puis j’ai rappelé Plume et je suis rentrée.

A déjeuner, quand j’ai retrouvé Robert, il était souriant et empressé, les yeux brillants ; et il s’est exclamé, de bonne humeur, dépliant sa serviette :

— Viva, vous me voyez avec un appétit dévorant. J’ai fait ce matin au Bois une promenade qui m’a mis en goût !

Quel besoin a-t-il de me dire cela ?

Presque comique m’apparaît cette semi-confidence ! Mais je réponds simplement, avec une ironie qu’il ne perçoit pas :

— Vraiment ?… Moi aussi, ce matin, je suis allée au Bois…

Je m’arrête, serrant mes lèvres, pour être sûre qu’elles ne commettront point de trahison.

Il a dressé la tête et m’enveloppe d’un coup d’œil aigu. Mais je demeure impénétrable et, tranquillement, je casse mon pain.

Quelle figure aurais-je dans cette maison, si je ne paraissais tout ignorer ? Et cependant une pensée vient en éclair de me traverser le cerveau : « Par quelle aberration ai-je pu me résigner à continuer de vivre près de cet homme qui ne m’est plus rien ? »

15 mai.

Aujourd’hui, aperçu Meillane au mariage de la petite de Chambray dont il est vaguement cousin. Le hasard fait qu’il connaît nombre de gens que je fréquente, peu ou prou. D’où ce résultat que nous nous rencontrons plutôt souvent, ici ou là, en dehors de notre cercle intime où l’a fait entrer sa camaraderie avec Paul.

Il m’a demandé si je viendrais demain au bridge de Marinette. J’étais d’humeur taquine et j’ai répliqué, l’accent détaché :

— Que vous êtes curieux ! Je n’en sais rien du tout !… Et puis, en quoi cela peut-il bien vous intéresser ?…

Alors, mi-plaisant, mi-sérieux, il m’a déclaré, en toute simplicité :

— Si vous ne venez pas, je n’irai pas !… Parce que le bridge…

— Vous laisse froid ? Eh bien, moi aussi !… C’est pourquoi… Vous comprenez ?

Je riais. Lui pas. Il avait posé sur moi un regard impatient ; et ainsi, il avait une mine de jeune père qui se domine pour ne pas « secouer » sa petite fille maussade.

Mais, bien entendu, il n’a pas succombé à pareille tentation ; et nous nous en sommes allés, chacun de notre côté, faire nos politesses aux mariés. Il ne se doutait guère que l’idée m’avait traversé la cervelle de lui offrir :

— Laissons donc les joueurs à leur bridge. Et venez chez moi faire un peu de musique demain !

A Voulemont, à Sylvaire, j’aurais soumis la proposition sans hésiter. Avec lui, je me suis tue. Ma sauvagerie, vite ombrageuse, s’effarouche un peu de trouver si souvent, dans mon sillage, cet étranger trop clairvoyant.

Ensuite, d’ailleurs, j’ai été surprise du sentiment instinctif qui m’avait clos les lèvres… Si surprise que tantôt, pendant un instant de liberté, à l’heure recueillie du crépuscule, j’ai entrepris une attentive promenade en mon intime jardin, afin d’étudier la nature des plantes que M. de Meillane y fait pousser.

Ni à moi ni aux autres, je ne mens jamais.

Aussi je reconnais qu’il m’est plutôt agréable de le rencontrer parce que… — je l’ai dit à Marinette et c’est la très simple vérité — il m’offre un type que je ne trouve guère, si même je l’ai jamais trouvé, dans le monde qui est le nôtre. Il me repose et il m’intéresse.

Moi qui, depuis dix ans, voit à mes côtés le caprice fait homme, je constate, stupéfaite, combien celui-ci sait toujours ce qu’il veut et domine les circonstances, même menues, au lieu de les subir. Son vouloir, il l’accomplit avec une simplicité élégante, calme et forte que ne rebute raient ni une difficulté ni un danger.

Des hommes qui veulent inflexiblement, après tout, j’en ai connu : et de toute sorte ! Combien en ai-je rencontré qui, jamais, n’auraient employé leur volonté à réaliser un acte qu’ils n’eussent pas avoué ?

Or ce Jacques de Meillane me donne l’impression de posséder une intransigeante droiture, qui ne lui permettrait pas plus un léger compromis de conscience qu’une parole mensongère.

Selon l’expression anglaise, il doit être un clean man. Pour en être certaine, chose singulière, aussi certaine que si, de vieille date, je le connaissais, il m’a suffi de rencontrer dans son visage brun, tracé en lignes précises, le regard vif et chaud, clair presque jusqu’à la dureté. Un regard d’homme à qui une créature peut se fier absolument.

Est-ce donc pour cela que, une ou deux fois, je me suis aperçue, à ma profonde stupeur, que je lui parlais de moi ? Sans effort, je serais confiante avec lui.

D’ailleurs, je me reprends très vite. Sous son regard trop pénétrant, sans hardiesse offensante, c’est vrai, je me dérobe presque agressive, avec la même révolte que s’il cherchait à dévoiler le mystère de mon corps. Je lui en veux de la perspicacité avec laquelle il devine mes impressions ; sans doute parce qu’il m’observe, — j’en ai conscience, — avec une attention constante.

Cependant, oh ! délice, il continue à ne pas me faire une ombre de cour et m’épargner la sensation trop connue du désir en quête, qui attend… Même il ne s’occupe pas particulièrement de moi ; mais, à de menus détails, révélés à mon expérience des évolutions masculines, je sais, à la fin d’une soirée, qu’il ne m’a pas perdue de vue un moment, a entendu tout ce que je disais, remarqué tous mes mouvements ; et plus d’une fois, dérouté par mes contradictions d’allure, de langage, de tenue, il a pensé : « Quelle femme est-elle décidément ? »

A coup sûr, il sait désormais, comme le Tout Paris, l’époux que je possède en Robert ; et notre situation respective l’intrigue. Il a dû commencer par se demander, à son tour, si j’étais ignorante ou indifférente. Maintenant, il a l’air de pencher pour l’indifférence. Et son inflexible sincérité s’étonne. Je le sens ; car je suis perspicace, moi aussi, qui n’ai plus dans l’existence d’autre rôle que celui de spectatrice.

Avec Robert, il se montre d’une politesse un peu distante. Ils causent sans camaraderie ; leurs intelligences et leurs goûts d’art prennent contact ; mais leurs jugements se heurteraient vite, si la souplesse de Robert n’évitait les angles dangereux.

Je m’amuse parfois à les observer quand une occasion les rapproche. Robert sent chez Meillane une indépendance qui le mesure à sa valeur ; et, instinctivement, parce que c’est, chez lui, besoin inné de plaire, il se met en frais pour l’adversaire qui ne semble pas s’en apercevoir et reste enfermé dans une courtoisie correcte, plutôt froide. Ce dont s’irrite l’amour-propre presque féminin de Robert.

Hier, à je ne sais quel propos, il m’a jeté, avec un petit rire sec :

— On dirait que ce Meillane vous agrée !

Tranquillement, j’ai répondu :

— Oui, il me distrait.

Et cela encore, c’est la très simple vérité.

Il me distrait et m’étonne par l’inlassable curiosité de son intelligence remarquablement ouverte. Vraiment, le monde lui est un spectacle où il découvre toujours des aspects susceptibles de l’intéresser.

Vivant hors de son milieu naturel, goûtant le voyage avec passion, en intellectuel artiste et en homme d’action, point exclusif, il a subi volontiers le frottement des mœurs et des cerveaux étrangers. Et son esprit, dont la réceptivité n’a rien de passif, y a gagné des richesses qu’il m’est un délassement de découvrir.

Nous bataillons sur les livres, les questions d’art, sur les idées surtout, voire même les sentiments ; tous deux muets d’ailleurs sur le chapitre « amour », que nous devinons connaître, l’un et l’autre, en gens d’expérience. Et il apporte, à pénétrer ma pensée ou à me faire partager la sienne, une inconsciente volonté qui, suivant mon humeur, me fait rire ou m’impatiente. Il s’en aperçoit, s’excuse confus… Et il recommence.

Pendant une de nos escarmouches, l’autre soir, je lui ai glissé, par malice, mais aussi avec conviction :

— Que vous êtes donc jeune de vous intéresser à tant de choses !

Il a riposté aussitôt :

— Mais vous faites tout comme moi !

— Non… Je ne peux pas… hélas ! Je m’occupe tant bien que mal, parce que ma vie ressemble à une journée trop longue qu’il faut remplir, coûte que coûte, pour pouvoir en supporter le vide… Mais je la remplis de si inutile façon que j’en suis honteuse, dans mes crises d’examen de conscience… Elle n’appartient ni au travail, ni à l’art, ni à l’altruisme… Elle est le néant même.

— Ne dites donc pas cela ! Ce n’est pas vrai !

Il a parlé avec une espèce d’emportement ; je l’arrête, railleuse :

— Vous n’êtes pas poli du tout, vous savez.

— Soit ! Alors, je dis que pour une femme comme vous, il y a tant de sources vives où boire !

— Je n’ai plus soif… Vous n’avez donc pas encore compris que je suis blasée, revenue de toute chose, autant que le roi Salomon sur le tard de son existence ?…

— Je vous plains beaucoup, madame… si vous ne vous moquez de ma confiance en votre sincérité.

— Oh ! non, je ne me moque pas !… Pour moi, une vie n’a de prix qu’autant qu’elle est nécessaire à des êtres chers auxquels on la donne toute… Des enfants, une mère, un amant, que sais-je ?… tous biens que je ne possède pas, enfin !

Ici, je m’arrête court, me rappelant que, en apparence du moins, j’ai un mari. Mais Jacques de Meillane ne montre pas qu’il se soit aperçu de mon inconséquence. Seulement, notre conversation s’oriente vers des sujets moins délicats.

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