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La nuit tombe...

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11 août.

Nouvelle dépêche. La cause du duel ? Une discussion d’ordre artistique, après un souper trop arrosé de champagne.

Robert remercie Paul de sa proposition d’aller le trouver. Mais il affirme que le voyage est inutile ; sa blessure est sans gravité et ne demande que du temps pour guérir. Il nous prie tous de ne pas prendre la peine de venir, car il est parfaitement soigné dans la maison de santé où il s’est fait conduire et où il est très entouré. Je suis, en particulier, invitée — en termes affectueux ! — à ne pas m’imposer l’inutile fatigue d’un tel voyage.

Sommes-nous assez désunis ! Autant, certes, que si la loi y avait passé.

Et elle y passera. Cette fois, mon orgueil s’est cabré. L’insulte publique de ce duel a cinglé ma dédaigneuse indifférence.

Quand Robert est parti, j’ai eu, je me souviens, la prescience qu’elle était finie, la comédie de notre vie conjugale, et qu’à son retour, elle ne recommencerait pas. Maintenant, ce m’est une certitude. J’ai compris aujourd’hui que je ne supporterais plus une existence près de lui, que, seul, mon incommensurable détachement m’avait fait accepter.

Si, pour obtenir notre séparation, il faut les révélations auxquelles, jusqu’ici, je me suis farouchement refusée, tant pis !… Je m’y soumets, si, à ce seul prix, je puis n’avoir plus rien de commun avec l’homme qui a fait de moi la solitaire, la désenchantée, la vivante épave que je suis aujourd’hui.

Oh ! oui, maintenant, je la veux, la séparation !… Et non pas seulement pour la volupté d’être libre, pour échapper à l’équivoque frôlement de nos deux existences… Mais pour ma dignité de femme. Trop longtemps, j’ai eu, devant le monde, un misérable personnage d’épouse complaisante ou aveugle. Bien peu, sans doute, ont deviné « d’épouse méprisante ». Ah ! comment ai-je pu m’y prêter trois années !

12 août.

Ce matin, autre dépêche rassurante, à mon adresse. Je l’ai lue comme s’il se fût agi de n’importe quel étranger. Tant mieux si son état lui paraît satisfaisant ; s’il est soigné à merveille et à son gré… Cette histoire ne me touche plus en rien.

Devant la résolution qui, impérieusement, s’est imposée comme la nécessité même, j’ai retrouvé un calme tel, que je m’étonne presque du torrent d’émotion qui m’a ébranlée toute, parce que mon ex-mari a joué sa vie pour garder une maîtresse très chère.

Je veux oublier ces dernières journées, retrouver l’ardente douceur des autres, reprendre ma vie où elle s’est arrêtée quand, par hasard, j’ai ouvert le journal qui m’a appris… Je veux… ah ! comme je veux !… sans me soucier de l’avenir, jouir des derniers jours où mon ami sera près de moi. Et depuis hier, je ne l’ai pas vu. Est-ce discrétion ?… Est-ce mon air, l’autre soir, qui l’a écarté ?… Est-ce… Quoi ?… Je ne sais…

Mais lundi, dans cinq jours, il doit partir. Et je voudrais tant recevoir, de lui, encore un peu de joie…

13 août.

Aujourd’hui encore, il a été invisible. Je l’ai rencontré comme je revenais d’une course avec Marinette. Il nous a dit avoir passé la journée à Pontresina en compagnie d’un ami anglais, arrivé depuis peu à Saint-Moritz ; et il s’est dérobé quand Marinette lui a demandé s’il viendrait à l’hôtel, ce soir.

Moi, je n’ai rien dit. Je ne devais même pas avoir l’air d’écouter ; je regardais, indifférente, le défilé des passants… Et tout bas, en mon cœur, je me demandais ce qu’il avait, les traits durcis par je ne sais quelle préoccupation, par je ne sais quoi de résolu, de presque inflexible. Avec moi, il était tellement autre, correct jusqu’à paraître cérémonieux.

Je n’ai pas semblé m’en apercevoir. Mais après quelques phrases banales, sur un bref adieu, je les ai quittés, Marinette et lui.

14 août.

Il m’évite, je n’en puis plus douter. Et les heures passent. Et il va repartir… Et je vais retrouver l’isolement… Et si nous nous séparons ainsi, ce sera bien fini notre belle amitié… Qu’a-t-il ?…

M’en veut-il de l’avoir laissé à l’écart pendant les mauvaises journées que je viens de vivre ? Il ne sait pas, c’est vrai, que toute épreuve réveille ma sauvagerie. Même enfant, je prétendais porter seule, en silence, ma peine ou mon mal, dans une farouche crainte de la pitié.

Son attitude nouvelle ressuscite l’orgueil qui m’enveloppe sous un impénétrable voile. Dans les rares instants où le hasard nous a rapprochés, depuis hier, j’ai été, je le sentais, railleuse, agressive, alors qu’en mon cœur je le suppliais de ne pas me faire mal, de redevenir ce qu’il était…

J’apprendrais qu’il est parti, sous un prétexte, sans même me dire adieu, je n’en serais pas surprise !…

15 août.

J’avais refusé de dîner chez Marinette qui, tout à fait rassurée sur le sort de Robert, avait, ce soir, cercle « intime »… Or, j’ai expérimenté comment elle conçoit l’intimité ; et, en ce moment, j’ai une terreur presque maladive du monde et de sa curiosité à mon endroit.

Je regagnais l’hôtel par le chemin du lac, l’âme si meurtrie que même l’apaisante douceur du crépuscule n’avait plus sur elle sa puissance de baume. Ah ! quelle angoisse cachait mon air de promeneuse, alors que j’avançais, lente, sous les arbres, les yeux errants sur le lac d’eau sombre.

Brusquement, à un détour, je me suis trouvée face à face avec lui, Meillane, qui venait en sens contraire.

Tous deux, nous nous sommes arrêtés, sans un mot, sans même nous tendre la main ; je me le rappelle maintenant. Mais nos regards s’étaient jetés l’un vers l’autre. Un silence de quelques secondes.

Puis, une exclamation a jailli de mes lèvres qui tremblaient, avant que ma volonté les eût closes :

— Nous ne sommes donc plus amis ?

— Qui peut vous faire croire cela, madame ? Oh ! je suis toujours à vous, bien à vous !

Il s’est arrêté ; mais il continuait à me regarder avec une expression que j’ignorais dans ses yeux, une sorte de sévérité âpre et ardente, — tant d’amertume aussi !…

Et ainsi, il ressemblait si peu au Meillane de Samaden, que la terreur du « jamais plus » m’a mordu le cœur. Alors, sans me comprendre, lui que j’avais cru mon ami, il m’abandonnait à l’heure même où j’aurais eu tant besoin de le trouver ?… Il ne le devinait pas, lui si clairvoyant !

Ma peine a été si forte que j’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je me suis détournée vite, me reprenant à marcher.

Il m’a suivie. Mais il se taisait comme moi qui avançais lentement, écrasée par une lassitude découragée. Je devais avoir le visage dur que me donne une souffrance que je ne veux pas avouer.

Nous avons ainsi fait quelques pas dans l’allée presque déserte, où nous croisions de rares promeneurs. Puis, tout à coup, dans une irrésistible soif d’atteindre sa pensée qui se dérobait, j’ai interrogé brusquement :

— Vous avez appris que, là-bas, mon mari s’est battu parce qu’un Yankee prétendait lui disputer sa maîtresse ?

— Oui, j’ai appris ce duel…

Son accent est bref. De nouveau, il se tait. Et c’est moi qui continue :

— Vous avez appris… Et vous me méprisez d’accueillir sans plus de colère la nouvelle injure qui m’est faite ?

Il ne répond pas aussitôt et je devine que, me sentant toute frémissante, il hésite sur les mots qu’il peut me dire.

Mais j’insiste. Cette barrière de silence entre nous m’est devenue intolérable.

— Vous ne me répondez pas ; pourquoi ?… Je veux savoir… Même si c’est du mal de moi que vous pensez !

— Penser du mal de vous, madame ? De quel droit me permettrais-je de blâmer ou d’approuver… quand j’ignore ?… Vous seule pouvez être juge de la conduite à tenir en cette circonstance.

Il a parlé presque gravement, avec la même réserve froide qu’il aurait montrée à une étrangère dont les faits et gestes ne peuvent en rien le toucher.

Pourtant ce qu’il vient de dire, c’est, j’en ai la certitude, la conclusion d’une ardente discussion soutenue avec lui-même. Rebelle à tous les compromis, son intransigeante droiture n’admet pas mon attitude désintéressée, devant l’acte de mon « mari ». Aussi, il n’a pas eu un geste même de protestation quand je lui ai dit qu’il me méprisait !… Et je jette, vibrante d’amertume :

— Vous ne me jugez pas, soit ! Mais vous répudiez une amie dont les chroniques médisantes racontent la dernière mésaventure, ces jours-ci ! Et, tout bas, vous pensez qu’après tout, je recueille ce à quoi je me suis exposée en acceptant une situation… que vous connaissez, comme tout Paris !… et que vous condamnez !

— Dites plutôt que je ne comprends pas comment vous, vous si vraie, vous avez pu l’admettre ! Pour quelles raisons ?… Ah ! que de fois je les ai cherchées, ces raisons, en arrivant à me demander si, tout simplement, elles ne se résumaient pas en une seule…

Dans sa voix gronde une violence passionnée. Il est disparu, le Meillane « lointain » qui, tout à l’heure, m’a abordée ! Je répète :

— En une seule ? laquelle ?… Dites, j’ai le droit de savoir, puisque je suis en jeu ?

— Vous voulez savoir ?… Eh bien, la vérité, la voici… et pardon si je vous offense. A force de chercher à déchiffrer l’énigme que vous êtes, j’en suis venu à me demander si, en dépit des apparences contraires, vous n’étiez pas de ces femmes qui aiment toujours, malgré tout, l’homme à qui elles se sont données… Et depuis deux jours, la question me hante de nouveau. Et je vous fuis… tant je redoute que vous m’apportiez la certitude qui me serait un supplice…

Je le regarde ; un éclair doit flamber dans mes yeux :

— Quelle certitude ?… Que j’aime encore Robert ?… Comment ! vous avez pu supposer cela ? Oh ! pour quelle créature m’avez-vous prise ? Et comment avez-vous pu, me croyant capable de cette bassesse, m’appeler votre amie ?… Jamais je n’aurais imaginé que vous m’estimiez si peu !…

Il m’arrête avec une autorité frémissante :

— Ne dites pas de pareilles folies !… Je vous l’ai prouvé, à un point… que moi seul, je connais, il est vrai…, quel respect j’ai de vous !

Il a raison. Jamais il ne m’a dit un mot qui me rappelât que j’étais une femme que nul ne protège. Ce qu’il a pu souhaiter de moi — car il est homme… — il a eu la délicatesse généreuse de ne pas me le laisser entendre.

Et ma révolte s’apaise. Je sens mourir ma résolution, obstinée de silence. Il l’a bien gagné, de savoir le premier ce à quoi je suis résolue pour l’avenir.

Une lente aspiration d’air dans ma poitrine haletante, et je reprends :

— Vous avez raison de ne pas me mépriser, car je ne l’ai pas mérité, dans le passé… Et dans l’avenir, même les apparences ne seront plus contre moi…

— Quoi ?… Que voulez-vous dire ?

— Une chose très simple, ceci… Quand vous serez au Canada, vous apprendrez un jour, le plus prochain possible, que je ne dépends plus que de moi-même… Que la loi, à son tour, nous a séparés, Robert Doraines et moi.

J’entends une exclamation sourde déchirer ses lèvres :

— Vous voulez le divorce ?

— Séparation, divorce… Peu m’importe. Je veux n’être plus jugée… comme vous m’avez jugée !… Je veux le droit de vivre, loin d’un homme qui ne m’est plus rien !…

— Pourquoi ?…

L’étrange question… L’étrange accent de cette voix, qui fait un cri de la question.

— Pourquoi ?… Parce que je n’ai plus le courage… ou la veulerie, de supporter la vie à laquelle le découragement, un découragement infini ! m’a fait consentir depuis trois années… Puisque je n’attends plus rien de l’avenir, qu’est-ce que cela me faisait, de vivre là où ailleurs, du moment que le pacte de notre séparation était bien tenu de la part de Robert ?… Mais maintenant je ne pourrais plus !… Il a eu tort de partir… J’ai réfléchi, beaucoup réfléchi… J’ai connu le bienfait de l’indépendance absolue qui, pour ma dignité, doit être désormais la mienne. Et la solution fausse que nous avions adoptée me paraît si avilissante, que je ne comprends plus comment j’ai pu l’accepter… Quand Robert reviendra, je lui dirai tout cela !

J’ai parlé comme on se délivre d’un fardeau, tout d’un trait, saisie d’une soif de crier ce qui est la vérité ; autant pour moi que pour celui qui m’écoute, je le sens, de tout son être, sa tête hautaine un peu courbée.

Il réfléchit… Oh ! comme il réfléchit !… et je murmure, mes yeux cherchant les siens, troublée par son silence :

— J’ai raison, n’est-ce pas, mon ami ?

Il tressaille. Presque bas, il prononce :

— Ce n’est pas à moi de vous dire que vous faites bien…

Il a ce même étrange accent, jamais entendu dans sa voix ferme, et que je ne cherche pas à m’expliquer… Mais les yeux ont le regard des meilleurs jours, le regard qui m’a ressuscitée… Et je sens sourdre, en mon cœur, la source vive d’une joie qui m’envahit, comme monte la mer. Je me remets à marcher, lui à mon côté. Avec une confiance d’enfant qui se sent très chère, je prie :

— Alors, si je fais bien, ne me montrez plus une figure sévère. Redevenez l’ami que vous étiez ! Laissons tomber derrière nous les choses cruelles !… Il reste si peu de jours avant votre départ ! Faites-les moi très doux, je vous en supplie. Il faut que j’y puise de la force pour après… quand je serai seule à supporter…

Du même ton bas et vibrant, il murmure :

— Ma chère, très chère petite amie, si vous avez un peu besoin de moi, est-ce que jamais j’aurai le courage de vous quitter !

— Il le faudra bien…

Je m’arrête court, car ma voix s’altère. Mes nerfs ont eu trop de secousses depuis quelques jours !

Je suis lasse, oh ! que je suis lasse ! Je voudrais me reposer dans ce silence, devant ce lac paisible, sous le large ciel couleur de mauve et d’or, blottie contre le cœur qui veille sur moi… Et oublier passé, avenir, tout, oh ! tout ce qui n’est pas la douceur de me sentir protégée !

Mais c’est impossible, cela.

D’ailleurs, pour m’obliger à la correction, voici que je suis revenue devant mon logis où nous a conduits notre marche inconsciente. Des groupes sont là, sur la terrasse, dans le parc, qui nous voient, nous observent, tirent leurs déductions.

Et cette attention que je devine, rappelle aussitôt ma réserve en déroute. Je redeviens une dame très correcte. Je tends la main à Meillane, d’un geste d’adieu.

— Petite amie chère, vous ne voulez pas que nous nous quittions déjà !

Je souris de son accent indigné.

— Il est très tard !… Entendez-vous sonner la cloche du dîner ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ?… Vous avez si faim ?

Cette fois, je ris tout à fait du contraste entre cette prosaïque question et nos précédentes paroles.

— Non ! je n’ai pas si faim !… Un peu seulement parce que je suis contente que vous ne soyez plus fâché après moi ! Mais demain, nous nous retrouverons !

— Bien entendu !… Car nous avons encore beaucoup de choses à dire…

De nouveau, l’accent qui m’étonne.

— Demain, je veux votre journée… Laissez-moi vous emmener hors d’ici… où vous aimerez… A la Maloja ?… Voulez-vous ?

Oh ! la tentation ! Mon cœur a un sursaut d’allégresse et de désir si violent, que je reste silencieuse, effrayée de ce désir et de cette allégresse. Il serait fou de consentir… Et pour tant de raisons ! Mais d’ordinaire, je ne me préoccupe pas ainsi de la convenance de mes actes…

Il lit mon hésitation dans les prunelles troublées que je lève vers lui. Et avec un singulier mélange de volonté et de prière tendre, il insiste :

— Ne dites pas non, mon amie…, pour notre dernière promenade, sans doute.

La dernière, c’est probable, oui. Pourquoi alors tant de vaine prudence ! J’aurai bien le temps d’être sage !

Et mes incertitudes ne sont plus que des feuilles mortes qui tombent. Et je dis « oui ».

16 août, minuit.

Y a-t-il sous ce toit qui nous abrite, tous passants dans la montagne, une autre créature qui, ce soir, ait contemplé la nuit avec les yeux extasiés qui sont les miens ?

Ai-je rêvé ?… Ou bien est-ce dans une réalité divine que le bonheur m’a tout à coup montré son visage oublié ?

Ai-je rêvé que, fidèle à la promesse qui m’avait été arrachée, j’étais ce matin, à l’heure convenue, devant la voiture de poste qui devait nous emporter à la Maloja ? Car un réveil de mon expérience me faisant redouter la douceur du long tête-à-tête dans l’intimité d’une voiture, j’avais exigé que nous prenions la « poste » de Chiavenna où nous étions en société nombreuse.

A son tour, il avait cédé… mais retenu les places qui nous mettaient hors de la bande des touristes italiens, allemands, anglais qu’emmenait la pittoresque voiture ; pareille à quelque berline du siècle passé, avec sa caisse couleur de paille et ses coussins de velours pourpre.

Et dans l’éblouissant matin que le soleil sablait d’or, nous sommes partis, ébranlant les vieux pavés du pas de nos quatre chevaux dont les grelots sonnaient, dans l’air vibrant de clarté.

Nous avons dévalé la côte qui descend vers le lac. Nous avons laissé, derrière nous, sa fluide émeraude où les arbres allongeaient leurs ombres, et pris la route qui s’ouvrait comme un chemin de lumière, sur la rive de l’Inn, bondissante sous l’écume, à travers des plaines de velours.

Alors le rêve m’a envahie. Du plus profond de mon cœur, ainsi que d’un abîme, est montée la volonté souveraine de m’enfermer dans le présent qui m’apportait une béatitude inouïe et faisait de moi — pour quelques heures ! — ce que, jamais plus, je n’aurais cru pouvoir être, une femme heureuse. Oui, follement heureuse parce qu’elle oubliait !…

De tous les êtres, un seul existait pour moi, qui lui aussi, en ce matin radieux, appartenait tout entier à une créature unique.

Oh ! comme la certitude m’en pénétrait, sans que nous eussions prononcé un mot qui en effleurât même, le secret ! En ce premier moment, le sentiment de sa présence me suffisait ; et aussi la pensée que, pendant des heures, nous allions être seuls, parmi des inconnus, dont j’entendais, ravie, le langage étranger. Car ces mots que je ne comprenais pas avivaient ma conscience d’être bien isolée avec mon ami. Aussi, quels trésors de sympathie je déversais sur le vieux couple allemand et sur le jeune couple italien — très amoureux !… — sur trois Anglaises, fraîches et garçonnières qu’accompagnaient de robustes jeunes hommes qui lançaient joyeusement la fumée de l’inévitable pipe à travers l’atmosphère de cristal bleu. Ma lassitude, que la nuit, à peu près sans sommeil, n’avait pu dissiper, se laissait bercer par la course rapide des chevaux, par la brise qui fouettait mon visage, par la changeante vision du décor merveilleux. Avec les prairies, les forêts de sapins, déchirées sur des vallées souriantes. Des lacs verts, des lacs bleus, d’une limpidité prodigieuse, à peine ridés d’ondulations nonchalantes, pailletés d’aigrettes qui scintillent sur le reflet sombre de la montagne boisée, sur le reflet d’argent des crêtes de neige.

Nous parlons très peu. Mon ami, je le crois bien, se tait pour respecter le silence extasié où je m’absorbe, reposée par le sentiment qu’il est près de moi.

Si une instinctive correction ne m’arrêtait, je glisserais, comme font les enfants, ma main dans les siennes pour sentir sa présence, plus fort encore. Mais, de vieille date, les convenances m’ont disciplinée ; et seulement, je tourne, par instant, la tête vers lui, pour qu’il soit bien sûr que je ne l’oublie pas. Alors je rencontre ses yeux attentifs, songeurs, un peu graves… mais où je lis tout ce que je souhaite pour demeurer la créature enivrée qui se laisse emporter dans une sensation de rêve.

Confusément, en mon âme, telles des ombres sur un écran lumineux, des figures passent, lointaines : père, Marinette, ma petite fille d’autrefois, mes amis parisiens, même mon cruel époux ; et, errant parmi tous, une mince jeune femme aux yeux moqueurs et tristes, au sourire sceptique qui, sous un air de spectatrice indifférente ou curieuse, promène un cœur désespérément triste.

Je la connais bien, cette jeune dame désenchantée. C’est la vraie Viva… Celle qui était hier. Celle qui sera demain.

Mais aujourd’hui, je n’ai rien de commun avec elle. Pour quelques heures, je suis une heureuse qui, jalousement, garde contre les fantômes son fragile bonheur.

A Sils Maria, un arrêt m’arrache à ma songerie. Encore une fois, je me tourne vers lui, un peu confuse de m’être ainsi laissé absorber par mon rêve, dont il est l’âme. Et avec un sourire qui demande grâce, je prie :

— Ne me trouvez pas bien impolie de causer si peu ! Mais mon « moral » est un convalescent, au sortir d’une crise… Et, vous savez, les convalescents sont des égoïstes, ils ne songent tout d’abord, paresseusement, qu’au bien-être de retrouver la saveur de la vie…

— Je sais… Je sais… Ne vous préoccupez pas de moi qui suis, ce matin, un mortel privilégié…

Lui aussi…

— … Et soyez comme il vous est bon, ma précieuse petite convalescente… Pour parler comme vous ! Car vous n’avez pas du tout une mine de convalescente !… Vous avez l’air d’une gamine très fraîche…

— C’est la brise !

— Ah bien, alors, madame, que votre coquetterie rende grâce à la brise.

Quelle vivacité joyeuse il y a dans sa voix et… d’affection dans les yeux qui me contemplent !

— Vous n’avez pas trop chaud ?… Vous êtes bien ?

— Oh ! oui, si bien !… Cette lumière est idéale ! C’est celle de Samaden…

— Ah ! Samaden !… Le bois de mélèzes où je vous ai retrouvée !

Je murmure, songeant :

— Je voudrais encore être à ce jour-là !

— Pourquoi ?

— Parce que c’était un commencement. Le commencement du bon rêve. Maintenant c’est la fin !

— Ne parlez pas de « fin »… Entre nous, c’est un mot qui ne peut plus exister.

Ce qu’il dit là est si vrai ! Oui, la vie va nous séparer. Mais le lien, le cher lien ne se brisera pas, tissu par ce qu’il y a vraiment de meilleur en nous.

Un des premiers soirs où nous ayons bien causé, il m’a dit, parlant de sa mère : « Même de loin, nous sommes unis. » Je la comprends maintenant cette parole qui, alors, m’avait paru un peu vaine. Même séparés, nous resterons sûrs l’un de l’autre, avec le bienfaisant orgueil d’avoir pu n’être que des amis !

Et cette certitude me pénètre d’une joie telle, que le charme du silence rompu, je me prends à causer, gaie comme jamais, certes, il ne m’a encore vue, après qu’une exclamation — combien sincère ! — m’est échappée :

— C’est délicieux, que vous m’ayez emmenée… je devrais dire enlevée, ce matin !

— Vous êtes contente de votre promenade, petite amie chère ?

— Oh ! oui, si contente !… Et vous n’imaginez pas combien il y a de temps que j’ai pu rien dire de pareil !…

D’un geste rapide, il saisit ma main, la porte à ses lèvres et la laisse retomber. Tout cela si spontané que nous en sommes stupéfaits l’un et l’autre, et nous nous mettons à rire.

— Vous allez me compromettre, monsieur mon ami !

Mais il ne se trouble pas et secoue sa tête volontaire :

— Non !… Personne ne songe à nous. Tous sont occupés d’eux-mêmes !

— Parfait, alors !

Et jusqu’à la Maloja, nous sommes gais autant que le groupe des jeunes Anglaises et des boys, dont les rires fatiguent le vieux ménage allemand et troublent les amoureux italiens.

Pourtant je n’ai plus vingt ans comme ces gamines ; et je n’ignore pas que ce jour doit demeurer unique…

Les chevaux s’arrêtent. C’est la Maloja, la Maloja sauvage ; les cimes écrasantes qui se hérissent les unes derrière les autres et enserrent l’horizon ; les bois accrochés à leurs pentes ; la route, toute blanche du soleil de midi qui s’enfonce, vers l’Italie, dans le noir défilé des sapins.

Autour de nous s’ébroue la foule des touristes, assaillis par les guides, par les portiers des quelques hôtels, qui distribuent leurs menus.

Mon Dieu, est-ce que, dans cette réalité, je vais me réveiller ?

Mon ami doit penser comme moi ; sans conviction, il me demande :

— Désirez-vous déjeuner maintenant ?

— Oh ! non !… Je vous en supplie, fuyons tous ces gens… Allons où nous pourrons mieux savourer cette beauté !

— Venez alors, mon amie.

Et nous partons vite, par un sentier qui, à travers les pins, coupe la nappe rose des bruyères.

Mais, brusquement, nous sommes devenus graves. Nous ne causons plus. Il y a trop de silence autour de nous… Dans cette solitude, allons-nous pouvoir taire encore ce qu’il ne faut pas dire ?…

Dans un éclair, je conçois la folie de cette promenade solitaire avec l’homme qui m’a réveillé le cœur ; et sous ma capeline fleurie, je penche la tête, comme s’il était trop lourd, — lourd de quoi ?… — le regard dont je me sens enveloppée par celui qui marche, sans parler, derrière moi.

Soudain, je m’arrête court. Devant nous, c’est l’abîme, défendu par un parapet de bois ; c’est le ravin gigantesque où s’engouffre un chaos d’arbres et de roches… Tout autour, les cimes géantes, fuyant à l’infini, marbres d’ombres de velours, leurs déchirures ouvertes sur des lointains de pastel.

Et puis le silence. Un silence formidable ; mais aussi un silence vivant, où vibrent des bruissements d’insectes, des vols d’oiseaux, la houle de la brise dans les sapins, le craquement sec des branches incendiées par le soleil… Et sur mon visage, le souffle qui sent l’herbe brûlante, la résine, la neige, les fleurs sauvages…

Il m’a rejointe avec une exclamation :

— Oh ! prenez garde, ne vous penchez pas ainsi !

J’entends ma voix prononcer presque bas :

— Ne craignez rien. Jamais je n’ai le vertige…

— Soit !… Mais vous me faites peur. Donnez-moi la main.

J’obéis sans tourner la tête vers lui. Loin devant moi, je regarde.

Je regarde, non pas seulement avec mes yeux, mais avec mon âme, avec tout ce qu’elle enferme de plus profond, tout ce qui frémit en elle d’amertume, de regret désespéré, de passion vaine…

— Oh ! vous pleurez !… Pourquoi, mon amour ?

« Mon amour »… Tout mon être tressaille. Mais je ne suis pas surprise. Je le savais bien que j’étais son amour…

Sans un mouvement, je laisse la brise emporter les larmes qui ont roulé sur mes joues.

— Cette beauté me fait mal ! Elle me donne, trop forte, la soif des bonheurs impossibles…

— Moi aussi, j’ai soif de bonheur… Mais… peut-être suis-je bien audacieux, le bonheur que je rêve ne me paraît pas impossible à atteindre…

Je ne bouge pas. Sur le parapet de bois, je vois trembler ma main libre, où les bagues flambent au soleil.

Et la voix ardente continue :

— Viva, mon bonheur, c’est vous… Il me faut vous… Viva, vous le savez, que je vous aime ?

Lentement, j’incline la tête.

Cela aussi, je le savais… Mais après ?… Comment m’aime-t-il et qu’attend-il de moi ?… Ce que souhaitaient les autres qui m’ont fait entendre la litanie d’amour ?

Encore une seconde de silence… Et il finit :

— Viva, il faut que vous soyez ma femme.

Sa femme ! Oh ! mon cher ami, c’est sans mensonge, sans mystère qu’il me voudrait à lui !

Un torrent de joie jaillit en moi, qui bondit pour m’emporter. Où ?… Mais la prisonnière que je suis sent tout de suite la chaîne.

— Je ne suis pas libre !

— Pas encore !… Mais vous allez le devenir, mon cher amour. Hier, vous m’avez dit que vous le vouliez… Et c’est pourquoi, maintenant, j’ai le droit de vous supplier de vous confier à moi pour l’avenir…

Un cri me monte du cœur :

— Pour l’avenir ?… Est-ce que je puis avoir encore un avenir ?… Mon ami, ô mon ami, c’est insensé, ce que vous voulez là !… Et c’est l’impossible !

— L’impossible ? pourquoi ?… Vous m’appelez votre ami, c’est que vous me donnez de la foi et de l’affection. Et moi, je vous aime tant, Viva, que vous finirez bien par me donner aussi de l’amour !

Une seconde, mes paupières s’abaissent sur des yeux de créature éblouie… Au plus intime de mon âme, je regarde…

Puis, tout haut, je songe, lentement, la voix brisée par les coups haletants de mon cœur :

— Mon ami, vous m’êtes cher comme personne au monde ne l’était plus… comme jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un pût l’être encore… Mais… mais je ne veux pas, je ne peux pas recommencer la vie que vous souhaitez, vous qui êtes jeune…

Il m’interrompt d’une exclamation de moquerie tendre :

— Plus vieux que vous, madame.

Mais je secoue la tête, sans sourire.

— Non, pas plus vieux, car vous n’avez pas connu des années pareilles à celles que j’ai traversées… Elles comptent double, triple, celles-là ! Peut-être, oui, mon visage est jeune encore. Mais mon cœur ne l’est plus. Trop d’empreintes douloureuses l’ont marqué à vif.

— Mon amour, il faut m’accorder la joie de les effacer. Peu à peu, vous oublierez et vous guérirez… Et je vous le jure, j’arriverai à faire de vous une femme heureuse !

Une femme heureuse !… En cette minute, je le suis divinement… Mais pour combien de temps ! Un obscur instinct me clame sans pitié que ce bonheur inouï sera un éclair…

Et des mots me viennent, imposés par je ne sais quelle puissance supérieure à ma volonté qui s’élance vers le bonheur réapparu…

— Restez mon ami… Aimez-moi beaucoup… très fort… toujours. Mais n’amenez pas dans votre vie la créature désabusée que je suis. Ce n’est pas une femme comme moi qu’il vous faut, mais une jeune fille, une vraie jeune fille…

Je m’arrête. Lointain, dans mon souvenir, a passé le visage de cette exquise Marie-Reine dont la jeunesse m’a frôlée un instant.

Puis, la vision s’efface, car la voix chère me répond :

— Viva, aucune jeune fille ne pourrait être ce que vous êtes pour moi. Ne le sentez-vous pas, ma bien-aimée ?… Je vous veux telle que je vous ai connue.

— C’est-à-dire… comment ?…

Il sourit et m’attire doucement, ma main toujours serrée dans la sienne :

— C’est-à-dire… douloureuse… sceptique… tendre… rieuse quelquefois… capricieuse souvent… et toujours attirante à donner le vertige aux plus solides ! Viva chérie, j’accepte les souvenirs, les meurtrissures, les empreintes que garde votre pauvre cœur… Viva, petite adorée, ayez confiance… J’essaierai de vous donner tant de bonheur que vous ne vous rappellerez plus le passé… Vous serez une Viva nouvelle, la mienne, ma Viva… Dites, vous voulez bien me permettre de tenter cela ?…

— Ah ! je ne sais plus ce que je veux, ce que je crains, ce qui doit être… Je ne sais plus qu’une chose. C’est qu’à moi, l’isolée, un cœur est venu qui ne me trahirait jamais, qui m’offre le repos, la chaleur, la lumière ; qui m’offre un trésor sans prix, l’amour rêvé jadis par ma jeunesse.

Et vaincue, — pour un jour, du moins, — je me laisse envelopper par le bras qui m’attire. Du mouvement qu’appelait ma faiblesse, j’appuie, apaisée, ma tête sur la virile épaule ; et mon regard se lève vers ce visage où les yeux me contemplent avec une passion grave et fervente. Il se penche ; dans ses prunelles, j’aperçois, à travers une brume humide, mon image toute petite…

— Viva adorée, donnez-moi ici le baiser de nos fiançailles…

Je tressaille… Voici des années que des lèvres n’ont touché les miennes. L’onde du souvenir monte en mon cœur et fuit… Un frisson secoue tout mon être… Mais je ne me défends pas… Et la caresse frôle mes paupières, mes joues, puis descend… Et les lèvres tendres, fermes, ardentes, se posent sur ma bouche, en un baiser profond, pareil à un sceau…

… Un bruit de voix tout à coup nous ramène à la notion du réel. Des promeneurs viennent. Nous nous écartons d’un élan si vif qu’aussitôt nous nous regardons en riant. Mon visage est brûlant ; mais lui est pâle, avec des prunelles où flambe une lueur.

Et je lui glisse, malicieuse :

— Vous aviez dit un baiser et…

— Et vous croyez qu’il y en a eu plusieurs ?

— Je n’ai pas compté…

Les promeneurs surgissent ; ce sont les jeunes Anglaises de ce matin avec leur escorte de boys.

Peu nous importe. Nous sommes très corrects, des touristes qui contemplent le paysage. Ils saluent. Nous aussi. Leurs voix trop timbrées sonnent joyeusement, en éclats qui nous mettent en fuite. Et revenu sur terre, mon ami me dit, un peu confus :

— Il doit être affreusement tard… Petite Viva, vous devez mourir de faim. Pardonnez-moi et… venez déjeuner.

Déjeuner, soit. Qu’est-ce que cela me fait, d’aller ici ou là, emmenée par lui ?…

Nous avons déjeuné tous les deux seuls, en vrais amoureux, sous la pergola désertée par les touristes cosmopolites qui avaient — les charmantes gens ! — terminé leur repas et arpentaient les sentiers que brûlait maintenant le soleil, haut en plein ciel.

Ensuite, une après-midi merveilleuse. Sans y prendre garde, nous avons laissé passer les « postes » pour le retour. Et, très difficilement, mon ami découvre la voiture qui ramène une Viva nouvelle ; dans le beau crépuscule violet, nacré de rose et d’or… Une Viva qui ose regarder vers l’avenir avec une foi victorieuse ; son scepticisme vaincu par les mots qui sonnent en son cœur comme une promesse : « Ayez confiance, mon amour. »

18 août.

Le rêve est fini.

C’est bien vrai. Il m’a quittée.

Pourquoi l’ai-je laissé partir ? Jamais plus, peut-être, nous ne retrouverons des jours pareils à ces derniers que nous venons de vivre… Où j’ai été vraiment sa Viva ; celle que son souverain amour a créée ; qui se livre à lui avec une confiance absolue, avec un cœur nouveau que nul n’a possédé, qu’il a délivré des doutes, des craintes, des souvenirs mauvais… Et pourtant un cœur qui sait… Comme savent la pensée, l’âme de femme que je lui apporte, tels qu’il les veut, ayant connu tant des saveurs, des parfums, des poisons de l’arbre de vie.

Près de lui, j’oubliais cette science dangereuse, purifiée par la source où il me faisait boire. Ah ! quel gouffre entre mon ivresse affolée de jeune épouse et le sentiment si profond, presque grave que, recueillie, j’enferme en moi aujourd’hui, comme les croyants gardent leur Dieu.

Mais il est parti.

Une seconde, j’ai eu la tentation lâche de le retenir. Un cri involontaire m’est venu hier, quand, à son adieu, j’ai eu la sensation de l’irrévocable.

— Oh ! pourquoi partez-vous ? Pourquoi me laissez-vous ?

— Mon amour, c’est pour quelques jours seulement.

— Que sait-on jamais !

D’un geste violent, il m’a saisie entre ses bras.

— Viva, que voulez-vous dire ? Est-ce que, moi parti, vous allez vous reprendre ? Est-ce que vous ne m’avez pas promis d’être mienne ?

— Si… Oh ! si !… A jamais, cher, je suis à vous. Mais tant de choses sont entre nous…

— Nous les écarterons… N’ayez pas peur, ma bien-aimée.

Je restais serrée contre lui comme un bébé qui a peur, raidissant ma volonté pour ne pas supplier encore :

— Restez… Oh ! restez…

Heureusement, j’ai pu ne rien dire… C’eût été mal de le retenir, sachant que sa mère le désire près d’elle, — lui, un passant, en France, — au jour d’anniversaire qui réunit tous ses enfants. Un obscur remords fût né entre nous ; chez moi, de mon égoïsme ; chez lui, de sa faiblesse…

Il est parti. J’essaie d’être brave en me répétant — à satiété ! — que dans quinze jours, nous nous retrouverons. Je vais quitter Saint-Moritz à la fin de la semaine prochaine. Je repasserai par Paris — où il sera — avant d’aller m’installer chez père pour septembre et octobre. Là, je suis si libre, que j’arriverai bien à profiter de son dernier mois en France.

Je me dis tout cela… Et parce que je ne sens plus son amour m’envelopper étroitement, mon âme est glacée… Un être dépouillé du vêtement qui lui tenait chaud !

19 août.

Marinette ne s’est doutée de rien. Tous les grelots qui tintent joyeusement dans sa jeune vie font, autour d’elle, trop de bruit pour ne pas la distraire. Et puis, à mon égard, elle n’est plus guère, ma petite enfant d’autrefois, qu’une fugitive visiteuse qui s’arrête avec des mots affectueux — souvent bien quelconques — quand elle sent le besoin de retrouver ma tendresse… O mon petit papillon chéri, vous ne soupçonnez donc jamais tout le bien que vous pourriez faire au cœur de votre « grande » ?

Ce matin, elle est entrée dans ma chambre avec une dépêche décachetée, m’a chaudement embrassée, s’est prise à fourrager parmi mes bibelots, sur la table à écrire. Puis son délicieux visage très rose, elle m’a confié, et ses yeux m’observaient, un peu chercheurs :

— Je viens de recevoir des nouvelles de Bob. Il a dicté une lettre à sa garde, me dit-il. Nous allons l’avoir. Son bras se remet. Il est bien soigné.

— Par la Danaïde…

— Il ne le dit pas… Mais je pense qu’elle vient le voir… c’est bien le moins ! Tu ne trouves pas ?… Puisque c’est par sa faute qu’il a été blessé…

— Évidemment, elle lui doit bien cela !

Ma voix est paisible. Pourtant un choc m’avait atteinte quand Marinette avait prononcé le nom de Robert. Brutalement, je retrouvais la chaîne, un moment oubliée. C’est pourtant vrai qu’aux yeux du monde, j’ai un mari… Et je me considérais comme une fiancée ! Un peu d’ironie avait dû se glisser dans mon accent, car Marinette qui joue avec des bagues, coule vers moi un coup d’œil semi-inquiet.

— Tu lui en veux beaucoup, à ce pauvre Robert ?

— Non, je ne lui en veux pas du tout !

Elle ne peut savoir à quel point je dis vrai ! Lui en vouloir, parce qu’il m’a donné le courage de recouvrer mon indépendance ? Oh ! non, je ne lui en veux pas !

Un instant de silence. Mes yeux suivent les frissons de l’eau verte, sous ma fenêtre.

Marinette s’est levée et, devant la glace, tourmente les cheveux fous qui moussent autour de son front. Puis elle revient vers moi, petit tourbillon parfumé, et me jette ses bras autour du cou. Les lèvres fraîches caressent mon visage de baisers légers.

— Tu es un amour, Viva. Ah ! si tu voulais, comme tu empêcherais bien Bob d’aller attraper des coups de pistolet… bêtement ! pour défendre ou garder une Danaïde !

Encore une minute de silence. Par delà le lac étincelant, mes yeux, ceux de l’âme, aperçoivent les cimes de la Maloja…

— Oui… Mais je ne le veux pas… Je ne le veux plus. J’ai essayé autrefois ! Il y a longtemps… longtemps ! La Viva qui l’a tenté en ces jours lointains n’existe plus du tout. Celle d’aujourd’hui, petite Marinette, ne désire plus que sa liberté, sa liberté complète !

Encore un coup d’œil, un brin embarrassé, de Marinette. Puis, bien innocemment, j’en jugerais, elle s’exclame :

— Tu vas t’ennuyer sans Meillane. Vous étiez si amis ! Paul, le sage Paul, prétend que ça vaut mieux qu’il soit parti, car tu aurais fini par être compromise. Il m’a bien amusée avec sa réflexion !

Ici, je juge prudent d’entraîner Marinette hors de ce délicat terrain ; et j’interroge, sûre du succès de ma diversion :

— As-tu des nouvelles de ton amie Valprince ?

L’effet est instantané.

— Oui, ce matin même. Une lettre délicieuse !

Robert, sa fâcheuse aventure, Meillane, moi, nous nous évaporons littéralement du cerveau de Marinette. Et malgré mes dénégations, il me faut entendre différents passages de ladite lettre.

— Tu vois quelle femme exquise elle est !… Comme toi !

— Plus que moi, certes !

— Autrement, voilà tout…

Je n’insiste pas et bientôt Marinette me quitte pour une petite flânerie avant le déjeuner.

Je reste à songer. Devant ma fenêtre, j’entends jouer les enfants sous la garde d’Agnès ; et jusqu’à moi montent la voix d’oiselet d’Hélène, le timbre plus masculin de Guy.

Pourquoi Marinette m’a-t-elle si bien rappelé que je suis toujours en puissance de mari ? Que de mois vont passer avant que je sois délivrée ! Et d’autres mois encore, avant que je puisse être emportée, devenue son bien, par l’être qui m’a conquise sur moi-même !

Le divorce, je l’obtiendrai… Mais quand ? Attendre, il faut attendre… Et l’avenir, c’est la colline de sable qui s’écroule quand on croit l’avoir gravie.

21 août.

Lui présent, j’ai pu m’enclore dans le monde enchanté qu’il m’avait ouvert.

Mais maintenant qu’il est loin, je regarde hors de l’éden ; et tout de suite, le vol troublant de mes pensées recommence ; leurs ombres glissent sur mon ciel.

Hélas ! il n’est plus là pour les écarter !

Quand je lis sa chère causerie quotidienne, si vivante qu’elle m’apporte — quelques minutes… — l’illusion de présence, alors la confiance m’apaise, et j’espère… Mais après !… Après, je réfléchis.

Ce matin, il m’écrit :

« Sitôt votre retour à Paris, vous commencerez, n’est-ce pas, mon cher amour, les démarches qui vous libéreront et vous donneront à moi, afin que je puisse enfin vous montrer ce que c’est, une femme adorée. »

Me libérer !… oui.

Et ensuite ?… Ensuite, un jour, il m’emmènera devant un monsieur qui, en vertu des conventions sociales, me conférera le droit de vivre en épouse, légalement, auprès de l’homme que j’aime. Et puis ce sera tout. Cérémonie si puérile et absurde, que je me demande pourquoi m’y prêter et attendre, pour être à lui, la vaine permission octroyée par la loi…

La lecture de sa lettre achevée, il m’arrive de fermer les yeux afin de le mieux voir en mon âme… Est-ce bien moi la moqueuse, la désenchantée, la sceptique qui, avide, recueille ainsi l’onde du bonheur venue jusqu’à elle !

Que de chemin parcouru depuis le soir où il est entré dans ma loge, visiteur inconnu, posant sur moi son vif regard ; où je l’ai accueilli indifférente, sans nulle intuition que c’était ma destinée qui entrait…

Maintenant, j’ai presque peine à retrouver son visage de nos premières rencontres ; un peu froid, un peu impérieux, son allure de clubman très correct, l’ironie gamine et gaie de son sourire, l’éclat de ses yeux, alors sans caresses.

Ce Meillane-là, c’est celui de tout le monde. Non pas celui que je connais maintenant… Celui de la Maloja !…

Oh ! la Maloja !… Entrerai-je jamais dans le paradis qu’il m’a montré ce jour-là ?… Tant de mois doivent passer encore, avant qu’il ait le droit de m’y emporter ! Et dans cinq semaines, il sera parti…

Il ne sera pas là pour me soutenir dans les heures mauvaises qui vont venir, où il me faudra lutter ; et pour vaincre, dévoiler ma misère d’épouse, revivre les jours torturés d’autrefois…

Quelle femme serai-je après cette épreuve ?

Aurai-je la force de recommencer ma vie, avec un cœur nouveau, oubliant l’amoureuse que je fus jadis pour un autre qui m’a laissé la terreur et le dégoût de l’amour ?…

Oh ! le triste don que je vous accorderai, mon ami, en me confiant à vous, toute meurtrie du mal que l’autre m’a fait !

Que j’ai peur de moi !… Que j’ai peur pour vous !

Là-bas, quand vous serez bien loin, soustrait à l’enchantement par votre nouvelle existence, si vous alliez regretter votre généreuse folie ?

Oui, folie !… Oui, généreuse, oh ! combien !… Ne protestez pas, mon chéri. Car ce n’est pas l’égoïste recherche de votre plaisir qui vous a rendu… ce que vous avez été pour moi, depuis qu’une volonté inconnue nous a rapprochés.

Telle je suis, c’est vrai, je vous ai plu. Mais vous n’avez pas imité tous ceux qui rôdaient autour de mon isolement… Votre promesse d’être seulement « mon ami », vous l’avez bien tenue ! Plus qu’à vous-même, vous avez pensé à moi, ayant pitié de la détresse de mon cœur que vous aviez devinée et essayiez de consoler…

Et pour un homme épris comme, peu à peu, vous le deveniez, c’était très difficile ce rôle que vous acceptiez, justement parce que votre amie vous était très chère — plus que vous-même.

O mon bien-aimé, comment vous remercierai-je assez d’une telle preuve de votre tendresse ! Vous ne soupçonnez pas à quel point je suis fière que vous soyez ainsi. Grâce à vous, je sais maintenant combien il est délicieux d’estimer autant qu’on aime. C’est une joie que je ne connaissais pas !

Mais qu’ai-je à vous offrir pour tout ce que je reçois de vous ? Mon cœur, mes caresses — et mon cruel passé de femme.

24 août.

Hier soir, je pensais à nous, incapable de m’endormir. Une étrange idée, tout à coup, a déchiré le sombre tissu de ma rêverie. Une idée qui m’a secouée d’un sursaut de révolte. Une idée sortie de quelles profondeurs ? « Justement parce que j’aime mon ami du meilleur de mon âme, je devrais me refuser à lui, car je vais lui apporter difficultés et tourments de toute sorte… »

Cela est si évident que ma révolte s’est brisée… Je ne m’illusionne pas ; il lui faudra renverser combien d’obstacles pour faire accepter aux siens, à sa mère, son mariage avec une femme divorcée qui, même pour sa carrière, peut devenir une entrave !

Dans le monde auquel j’appartiens, le divorce est un acte très simple, naturel et logique. Mais dans le sien, fidèle aux principes d’antan, ce n’est qu’un mot. Pour ces gens d’autre race, aucune puissance humaine ne peut délier la femme du serment conjugal. Ma mystique maman aurait pensé ainsi…

Peut-être, moins difficilement, ils admettraient que je devienne sa maîtresse ; la faute alors n’est pas irréparable.

Sûrement, — et je le conçois !… — sa mère a rêvé pour lui une épouse d’autre sorte qu’une femme déflorée par la vie. Certes, je suis ce que l’on appelle couramment une honnête femme. Mais de cette honnêteté, je n’ai pas le droit de me faire gloire ! Si je me suis farouchement gardée depuis notre séparation avec Robert, ce n’est pas souci de la vertu, comme disent les gens sages ; c’est que mes souvenirs suffisaient à écarter l’ombre même de la tentation. Le mariage, tel que je l’ai connu, m’a donné un culte de nonne pour la chasteté. J’en suis sortie avec une soif éperdue de pureté pour mon corps, autant que pour mon cœur. Et ma solitude a été vraiment une eau lustrale, si bienfaisante que, dès lors, d’instinct, j’ai fui tout ce qui ressemblait même à l’ombre d’une souillure…

Mais ce n’est pas de la vertu, cela, puisqu’il n’y a eu dans ma sagesse, ni effort, ni lutte, ni tentation. Je le sais bien que j’ai refusé mon corps, mes lèvres même, simplement parce que les livrer m’aurait fait horreur. Et l’impression est si vivace en moi que, même de lui, jusqu’alors… j’aime par-dessus tout la caresse des mots…

Et puis encore, sa mère, il l’a dit devant moi, est une chrétienne fervente. Alors comment, dans sa conscience de catholique, acceptera-t-elle que son fils, son unique fils, vive pour l’amour d’une femme en rébellion avec la loi formelle de sa religion ?… A cause de moi, ils se feront souffrir l’un l’autre, eux en ce moment si unis… Car elle ne sait rien encore, sur ma prière… A quoi bon parler maintenant d’un avenir trop lointain ?

Chez lui, les croyances ont été emportées par le flot. Et puis, il me veut si fort que, pour aller à moi, il les écarterait comme un fétu de paille. Mais… mais ne garde-t-il pas, peut-être à son insu, l’empreinte des enseignements auxquels nos mères ont cru, dociles, et n’éprouvera-t-il pas, je ne sais quel subtil regret d’être contraint de les transgresser ?

Est-ce que moi-même qui me jugeais une affranchie, je ne découvre pas ceci, dont je suis stupéfaite : ce sera pour moi une barrière à franchir, ce divorce qui me sépare de l’Église, à laquelle, pourtant, je me croyais devenue étrangère.

Oh ! le voile noir sur mon ciel ! Jacques, il faudrait votre présence pour l’écarter…

25 août.

Ce matin, Marinette est arrivée dans ma chambre, tandis que, les épaules nues, je finissais de m’habiller, ayant changé de blouse. Et elle s’est exclamée :

— Oh ! Viva, tu es de plus en plus mince ! Sûrement, tu as maigri Est-ce que tu es souffrante ?

— Non, pas du tout, chérie.

— Et puis, tu n’as plus la belle mine de la semaine dernière !

J’ai eu peur de quelque rapprochement avec le séjour de Meillane. Je l’ai embrassée et l’ai distraite par une question ; ce qui n’a pas été difficile. Elle est habituée à ce que, dans nos causeries, nous parlions toujours d’elle, jamais de moi.

Ce que j’ai ?… sans doute, je réfléchis trop !

Elle s’est mise à me raconter, avec une gaminerie spirituelle, toute sorte de menus propos sur les uns et les autres. Je l’écoutais vaguement, indifférente à ces petites histoires qui l’occupaient très fort. Mais ce m’était un bien de respirer sa jeunesse, ainsi qu’un bouquet de roses toutes fraîches.

Elle était dans ses jours de câlinerie tendre. Et elle a prié, au moment de partir :

— Viva, tu vas être gentille, ne pas faire la sauvage, et tu viendras, avec nous, goûter tantôt. Tous te réclament.

Et j’ai promis, pour échapper à ma pensée. Mes souvenirs me brisent.

Maintenant, j’ai peur des longues courses solitaires que j’adorais.

Autant que je puis, je reste avec mes deux petits, me laissant accaparer par leur naïve tendresse qui m’apaise. Mais j’en suis venue à compter les jours qui me restent à passer avant celui où je pourrai me réfugier auprès de lui !

29 août.

Tantôt, une découverte dont je demeure bouleversée.

Je m’habillais. J’ai voulu rattacher le ruban qui serrait les dentelles sur ma poitrine. Il avait glissé contre la peau. Comme je cherchais à en saisir l’extrémité, mes doigts ont frôlé ma gorge nue… Et brusquement, j’ai oublié ruban, dentelle, tout… tout ce qui n’était pas un point, une invisible grosseur que ma main venait de rencontrer pour la première fois.

Le cœur soudain battant très vite, j’ai palpé… Sous la peau, qui a toujours sa pâleur nacrée, il y avait, certainement, quelque chose d’étrange, de mystérieux, — non point douloureux.

Devant la glace, dans la pleine lumière, j’ai observé mes deux seins. Ils sont pareils, fermes, ronds… La chair rosée à peine, sur le réseau léger des veines…

Qu’est-ce que j’ai ?… Quel mal inconnu dont l’œuvre jusqu’ici aurait été de me rendre plus mince encore ?…

Des secondes, des minutes, que sais-je ? ont coulé tandis que, obstinément, je considérais ma chair dévoilée, cherchant à en découvrir le secret. Comme la vie y circulait, ardente ! Mes doigts la trouvaient tiède, toute parfumée dans la dentelle ; comme jadis, aux heures où des lèvres gourmandes la brûlaient de caresses…

Alors… quoi ?

Le claquement sec de mon store, battu par la brise, m’a fait relever la tête.

Dans la glace, je me suis aperçue avec un visage de cire, des lèvres graves, de grands yeux de créature épouvantée. Et j’ai eu l’impression d’avoir entrevu un abîme.

A Paris, immédiatement, j’aurais recouru à mon docteur, afin d’avoir une explication… Ici, je ne puis qu’attendre mon très prochain retour en France, et écrire à quelque spécialiste sûr, pour demander un rendez-vous.

Devant cette évidence, je me suis raidie contre mon affolement, bien résolue à en garder le secret.

30 août.

Donc, je n’ai rien dit à Marinette qui s’agiterait de ma révélation, sans m’apporter aucune assistance, physique ou morale. Et puisque je ne peux rien savoir avant quelques jours, j’emploie toute ma volonté à oublier l’inquiétude qui s’est attachée à moi, rude comme un cilice.

Peut-être, après tout, n’ai-je rien qui justifie mon anxiété ? Que de fois, j’ai entendu raconter des histoires analogues à la mienne ; des diagnostics faux de médecins, des erreurs de femmes désemparées qui, pour un bobo, se croyaient perdues !

31 août.

J’ai écrit, afin de m’informer si le spécialiste qui a soigné plusieurs femmes que je connais pourrait me recevoir à mon passage à Paris, demandant que la réponse me soit envoyée chez moi, au Cours-la-Reine.

Car, dans quatre jours, je pars. Les Abriès me précèdent. Ils reviennent des lacs italiens et voulaient m’y entraîner. Ils ignorent le double aimant qui m’attire à Paris.

Marinette exulte ; parce que, à Lugano, elle va retrouver son âme-sœur. Les Valprince y séjournent, en effet, pour quelques semaines ; et Paul, bien entendu, s’est empressé de satisfaire au désir de Marinette de les aller rejoindre un moment. Ma petite sœur en éprouve une allégresse qui, s’unissant à la liquidation de ses flirts à Saint-Moritz, l’absorbe bien trop pour que j’aie à faire grand effort afin de lui dissimuler ma préoccupation. Il lui suffit pour le moment de trouver en moi la fidèle confidente, à qui elle peut tout dire, et elle m’en témoigne son plaisir avec des mots tendres de petite fille dont je connais maintenant la valeur et qui, cependant, me sont encore doux à entendre.

O Marinette chérie, tu ne sais pas ton bonheur de pouvoir n’être qu’un délicieux papillon, voletant dans la joie !

1er septembre.

Demain, je pars.

Tous ces jours-ci, j’ai fait le pèlerinage des endroits que j’ai le plus aimés. Mais je ne suis retournée ni à Samaden, ni à la Maloja que je veux conserver, en mon souvenir, comme des visions d’un séjour enchanté où je ne rentrerai qu’avec lui… Si j’y rentre jamais…

Je prends congé des êtres dont l’existence a côtoyé la mienne pendant les semaines qui s’achèvent et que, pour la plupart, je ne reverrai jamais… « Partir, c’est mourir un peu… »

Voici le dernier soir où je regarde, sous la lune étincelante, à travers les vitres, car il fait froid, le beau paysage qui m’est devenu un ami, tant j’ai songé, mon regard errant sur ses lointains, aussi bien dans l’éveil rose du matin que sous le bleu crépuscule.

Que de fois, aussi, j’entendrai la houle du vent à travers les sapins, le bruit frais de l’eau ; l’éclat des jeunes voix, au tennis ; le rire de mes « petits » quand ils venaient jouer sous ma fenêtre…

Et avec quelle mélancolie je regretterai cette musique des sons qui me furent doux…

Ah ! que je supporte donc mal les départs !

Petit pays, perché comme une aire au creux de vos montagnes, par combien de fibres je vous demeurerai attachée !… Cela me fait grand’peine de vous dire adieu…

Oh ! oui, partir, c’est mourir un peu…

2 septembre.

Le train file. Une course vertigineuse d’express. Paris, maintenant, est bien proche… Et je m’aperçois que je ne voudrais pas encore arriver !… J’ai peur de ce que je vais y trouver… Peur de la révélation qui m’attend peut-être. Peur — l’aurais-je jamais cru ? — peur de le revoir, mon ami chéri. Si lui, si moi, nous allions être autres… Si l’enchantement n’était plus…

Alors, pour me dérober à trop de questions inquiètes, je me suis mise à écrire, lasse de la nuit passée sans parvenir à sombrer dans la bienfaisante mort du sommeil. Pourtant, bien résolue à dormir, je m’étais allongée sur ma couchette ; ayant pu être seule dans ma cellule de voyageuse, ma femme de chambre installée dans un compartiment voisin.

Mais, en vain, je suis demeurée immobile ainsi qu’une enfant très sage, m’appliquant à ne pas penser ni à écouter le bruit du train trépidant. Le repos n’est pas venu. J’ai dû subir ce silence de la nuit où l’esprit acquiert une terrible clairvoyance.

Enfin l’aube s’est montrée ! Mes yeux qui songeaient, larges ouverts, l’ont vue apparaître ; laiteuse tout d’abord, puis grise sous la brume de chaleur que le soleil ne pouvait vaincre.

Alors, les fantômes ont reculé. Mais ils m’avaient brisée. Passive, j’ai regardé fuir les villages où la vie se réveillait ; où dans les chemins, déserts encore, marchait parfois, toute menue, la silhouette d’un travailleur matinal. Sous les arbres jaunissants, des cours d’eau paisibles luisaient. Dans les prairies, des vaches paissaient déjà, leurs têtes lourdes relevées un instant au bruyant éclair du train. Par la vitre abaissée, je sentais venir sur mon visage un souffle tiède, un peu humide, qui soulevait mes cheveux ; et quand je renversais à demi la tête je ne voyais plus que l’infini gris de ce ciel de septembre, doucement mélancolique.

Et puis, tout à coup, un choc du train m’a fait heurter ma poitrine, du côté où est l’invisible mal. Je me suis souvenue…

Et pour fuir la hantise ravivée, j’ai sauté hors de ma couchette ; et, activement, je me suis appliquée à réparer de mon mieux les traces de cette nuit d’insomnie. L’eau froide m’a été bienfaisante ; a ramené une onde presque rose sur la peau pâlie, effacé un peu le cerne des yeux. Mes cheveux lissés, tordus sous ma toque soigneusement remise, mon voile ombrant le tout, j’ai constaté que je pourrais affronter le regard de mon ami… s’il me faisait cette surprise de venir m’accueillir à la descente du train, quoique je me sois bien gardée de lui indiquer l’heure de mon arrivée.

Mais mon stupide cœur, trop sensible à toutes les nuances, voudrait qu’il se fût informé et qu’il fût là.

Est-ce ridicule, s’il n’y est pas, une bouffée de froid, je le sens, me gèlera un instant ? Je sais si bien qu’il me trouverait, moi, l’attendant.

2 septembre, 4 heures.

Il y était.

Quand tout à coup, dans la foule des visages tendus vers les assistants, j’ai aperçu sa tête brune, des larmes de plaisir me sont montées aux yeux. Je suis si nerveuse en ce moment !

Malgré la cohue, tout de suite, il avait découvert ma personne menue.

J’ai surpris dans ses yeux un éclair qui m’a fait tressaillir toute. Sa main m’a saisie et attirée hors de la foule, et j’ai attendu les mots dont j’avais soif :

— Ma chérie, ma chérie, ma précieuse petite… Enfin vous voilà !… Mon amour, c’est exquis de vous retrouver !

Oui, c’était exquis… Même au milieu de ces étrangers, même dans ce vilain décor, banal et bruyant ! Vraiment, quelques secondes, nous avons été aussi seuls qu’à la Maloja, devant les montagnes géantes…

Heureusement pour « ma considération » j’ai repris conscience, — grâce au passage d’un chariot de malles ! — que Céline, ma camériste, m’attendait à quelques pas, discrète et curieuse, flanquée de mon sac de voyage.

Bien vite, j’ai pris, pour tantôt, rendez-vous avec mon ami, afin que nous dînions ensemble. Et je l’ai congédié sagement. D’autant que, tout de même, j’avais peur de n’être pas très bonne à voir…

Aussi, revenue dans mon gîte, ravie de me sentir at home, je me suis jetée sur mon lit, derrière mes persiennes closes.

Et, cette fois, vaincue par la fatigue, les nerfs détendus par la joie de l’avoir revu, j’ai dormi plusieurs heures, de ce sommeil sans rêve qui est un baume.

Quand, à la fin de l’après-midi, je vais sortir de chez moi, rafraîchie par le bain, reposée par la longue sieste, habillée avec un soin… d’amoureuse, je serai plus tranquille que ce matin pour rencontrer les yeux de mon ami…

3 septembre.

Peut-être le jour qui commence me tient en réserve une épreuve nouvelle, — à trois heures et demie, j’ai rendez-vous avec le docteur… Mais, du moins, hier m’a donné une soirée de rêve.

Je l’ai retrouvé, lui, à l’extrémité du Cours-la-Reine, comme nous l’avions convenu. Et une auto nous a emportés, d’une allure de vol, vers le petit pays peu fréquenté, sur le bord de la Seine, où nous avions chance de n’être importunés par aucune fâcheuse rencontre. C’était un peu fou, tout de même… mais tant pis… C’était si bon !…

Comme là-bas, à Saint-Moritz, l’inoubliable jour, le couchant était d’or empourpré. Mais sa lumière ne ruisselait plus sur la montagne. Elle errait sur nos douces plaines de l’Ile-de-France, sur l’ondulation paisible de ses collines que voilait la brume, sur l’eau couleur de jade.

Et puis surtout, c’était lui près de moi, si follement heureux, que tout ce qui n’était pas son amour, scrupules, inquiétudes, terreur de demain, tout s’est évanoui de mon cerveau… Pleinement, j’ai voulu jouir de mon trésor… Peut-être pour le dernier soir…

Il faisait nuit, quand nous avons pensé à venir croquer le dîner commandé. Ainsi qu’à la Maloja, nous étions seuls, sur une petite terrasse où la brise détachait des feuilles jaunies qui tombaient avec un bruit de soie froissée. Mon ami s’est excusé de l’insuffisance possible de la cuisine. Je me rappelle que je me suis mise à rire de ses craintes.

Je suis si peu gourmande !… Et puis, je ne pensais guère à ce qu’il voulait me faire grignoter… Nous avions tant à dire, depuis quinze jours que nous étions séparés…

Et, tellement j’étais prise par le sortilège de l’heure présente que, sans effort, j’oubliais mon mal et son départ si prochain…

Après le dîner, un moment, nous avons marché le long du fleuve. Puis nous avons pris une route qui montait entre les arbres, vers le haut du coteau. Mon bras était glissé sous le sien et nous avancions lentement, très lentement… De me sentir ainsi toute seule dans la nuit avec lui, la notion du réel m’échappait ! J’allais, bercée par les noms qu’il aime à donner : « Viva chérie… Petite mienne adorée… Mon amour »…

La route a tourné. Nous étions en haut de la côte. Un souffle plus frais a frôlé ma figure. A nos pieds, dans le creux de la vallée, le sombre ruban de l’eau fuyait, veiné par des sillons de clarté.

Et par delà, c’était la plaine, les silhouettes d’arbres, le lointain confus des bois sous un immense ciel, paisible infiniment.

Vague, le souvenir m’a effleurée de la Maloja éblouissante dans la splendeur de midi. N’était-ce pas meilleur, cette ombre qui nous rapprochait plus encore ?

J’étais serrée contre lui, ma tête sur sa poitrine ; ses baisers caressaient mes cheveux, mes paupières, mais aussi ils brûlaient ma bouche qui s’entr’ouvrait, devenue avide :

Tout bas, son visage penché sur le mien, je l’ai entendu me murmurer :

— Viva, mon amour, je voudrais t’avoir toute à moi…

Haletante, je suis restée silencieuse. Une bizarre image surgissait soudain en mon cerveau, montée de quelle mystérieuse profondeur ? Robert, là-bas, au delà de l’Océan… La Danaïde entre ses bras, comme moi dans ceux de Jacques… Cette femme et moi, toutes deux, nous appartenons, de fait ou de désir, à l’homme qui nous est cher. Et je la jugeais de si haut…

— Viva j’ai faim de toi !…

Quelle prière dans l’accent, d’ordinaire si ferme !… Cette voix basse, brisée, où le désir jette éperdument son appel, je la reconnaissais… Jadis, tant de fois, je l’ai entendue… et écoutée.

Est-ce pour cela qu’en cette minute quelque chose en moi a dit « Non »… Quelque chose me retenait qui m’a fait murmurer :

— Oh ! pas maintenant !… Pas encore, bien-aimé.

J’ai senti se desserrer l’étreinte qui m’enveloppait ; et la voix sourde a dit :

— Alors, chérie, ne me tentez pas ainsi !… Je vous aime trop pour être sûr de ma sagesse…

Mais je ne voulais pas m’éloigner de lui… J’étais si bien dans ses bras, blottie dans son amour. Et, à mon tour, j’ai supplié :

— Jacques, ne me repoussez pas !… Je suis tellement à vous, mon ami chéri… Votre petite chose… Ce soir, laissez-moi être seulement votre enfant… Gardez-moi entre vos bras.

L’étreinte a recommencé forte, douce, tendre. Mes prunelles, alors ont cherché, à travers la nuit, les siennes qui me contemplaient avec le regard que toute mon âme appelait… Mes lèvres tremblantes ont murmuré passionnément :

— Je vous adore, Jacques, mon Jacques !

Des secondes… — ou des minutes… — ont coulé, d’une mortelle douceur. Immobile sur sa poitrine, son bras serrant mes épaules, sa bouche sur mon visage, je sentais, insouciante, monter la vague formidable où sombre toute conscience des êtres, des devoirs, des lois, des choses… Lointaine, pareille à une lueur qui s’éteint, errait à peine encore dans mon souvenir, la pensée que le flot allait m’emporter et je m’abandonnais ainsi… Mais je n’avais plus la force de tenter même l’ébauche d’un mouvement pour échapper…

Quel sursaut suprême de ma volonté qui défaillait m’a tout à coup violemment arrachée de ses bras ?… Comment ?… Pourquoi ?… Je ne sais pas… Mais vite, vite, je me suis enfuie, descendant la route.

J’ai entendu son appel frémissant :

— Viva ! Viva ! Pourquoi partez-vous ?

Je ne me suis pas arrêtée…

Seulement, en quelques minutes, il m’avait rejointe. Ses mains ont saisi mes poignets d’un geste de maître, vif à me les briser.

— Oh ! Viva, Viva, pourquoi vous enfuir ainsi ?… Me croyez-vous un voleur, qui prendrait de force ce qu’on lui refuse ?…

Ses yeux étincelaient. Une révolte indignée martelait ses paroles.

Je l’ai regardée avec toute mon âme :

— J’avais peur de nous, mon bien-aimé !… Je ne veux pas être votre maîtresse… Je ne veux pas ! Oh ! je ne veux pas !…

Sa main a cessé d’être rude sur mes poignets. Il a répété tout bas :

— Non, je ne vous aurais pas prise malgré vous, mon amour… Mais devant la tentation, vous dites vrai, qui peut être sûr de sa volonté… Je me croyais très fort… Et je suis aussi faible que le premier venu… Bien-aimée, pardonnez-moi !

Et de nouveau, j’ai dit :

— Je vous adore, Jacques… C’est pour cela que je me suis enfuie…

Il a caché son visage dans mes mains. Peut-être alors, il a senti qu’elles brûlaient, tant il les avait serrées. Il a relevé la tête, une ondée de sang sur sa figure pâlie.

— Je vous ai blessée, chérie. Quelle brute j’ai été !… Venez, allons vite retrouver le monde, qui nous gardera contre nous-mêmes… Ah ! je vous aime trop !…

Nous sommes redescendus sans un mot de plus, jusqu’au petit hôtel où la voiture attendait. Et elle nous a ramenés à travers la belle nuit divinement calme, qui apaisait notre fièvre. Oh ! le cher retour, où, même en nos silences, nous étions unis comme jamais davantage nous ne pourrons l’être de cœur…; ma main si étroitement dans la sienne que je sentais le rythme du sang dans ses artères.

Avant d’arriver au Cours-la-Reine, il m’a quittée, avec ce souci de ma réputation dont je riais, jadis, insouciante de l’opinion du monde et que je recueille maintenant comme une délicate preuve de son amour.

Il m’avait demandé de lui donner encore mon après-midi tantôt… J’ai prétexté beaucoup de courses à faire, puisque demain je pars pour l’Hersandrie, où père m’attend. Il est convenu qu’il viendra me dire adieu à l’heure du thé.

A cette heure-là, je saurai si je dois, ou non, m’inquiéter de l’avenir pour ma fragile petite guenille. J’aurai vu le docteur. En rentrant, hier soir, grisée des heures que je venais de passer, j’ai trouvé la lettre qui me fixait l’heure du rendez-vous. Ç’a été le brutal réveil !…

Mon Dieu, je voudrais tant que cet homme me donnât la certitude que je n’ai rien qui puisse m’inquiéter !…

Et pourquoi non ?… Pourquoi cette folle crainte qui me hante ?…

3 septembre, 9 heures du soir.

Comme hier, la nuit est d’une merveilleuse sérénité.

Comme hier, je suis une femme aimée, une femme qui aime…

Pourtant, j’ai l’affreuse sensation de me mouvoir dans un cauchemar !…

Je l’ai vu ce docteur ; et ce qu’il n’a pas consenti à me révéler, je le devine à son silence même ; et j’en suis écrasée !

A trois heures et demie, comme il était convenu, j’entrais dans le salon où je devais attendre quelques minutes. Pour fuir l’anxiété qui me crispait les nerfs, je me suis appliquée à l’examen de cette pièce étrangère. Elle était souriante sous ses tentures d’été, des voiles de Gênes qui recouvraient les panneaux. Sur la cheminée, une nymphe de marbre avait un joli corps très jeune ; et à ses pieds, un peu plus loin, un cadre enserrait un portrait de femme, un portrait de parade, aigrette dans les cheveux, épaules nues, visage quelconque.

Qu’ai-je encore remarqué en ces instants où tout mon esprit se tendait vers les choses extérieures ?… Un exquis pastel d’enfant que soutenait un chevalet, sur le piano à queue… Le coloris chaud des glaïeuls qui dressaient leurs tiges sur une table chargée de journaux et de revues. Quelques fils brisés dans le filet du coussin où s’appuyait ma main. Les rayures du store que gonflait la brise brûlante.

Mais, brusquement, j’ai cessé mon étude machinale. Devant moi, une porte venait de s’ouvrir. Sous la portière soulevée, apparaissait mon juge. Il avait une longue figure froide, des yeux très clairs qui devaient impitoyablement démêler la vérité. Leur regard donnait une sensation d’acier et a éveillé en moi un mouvement rétractile.

Cependant, je me suis levée et j’ai fait quelques pas vers lui, tandis qu’il me saluait, demandant :

— Madame Doraines ?…

— Oui, docteur, c’est moi.

J’ai eu l’intuition d’une surprise en lui, parce que j’étais seule… C’est vrai, en pareille circonstance, rarement une femme vient seule ! Elle a d’ordinaire, pour l’accompagner, un mari, une mère ou quelque amie. Je n’y avais pas même songé, habituée maintenant à ne compter que sur moi.

Sans une parole, d’ailleurs, il a écarté la portière, s’effaçant pour me laisser passer ; et je suis entrée dans son cabinet, austère surtout au sortir du salon, si gai dans le décor des voiles de Gênes.

Pourtant, dans ce cabinet, la lumière entrait largement, les stores relevés.

Il m’a indiqué un fauteuil. Ses yeux ont questionné.

Alors, un peu vite d’abord, j’ai dit ce qui m’amenait ; et j’entendais ma voix très ferme, à peine assourdie par l’angoisse qui m’étreignait le cœur.

Dans les minutes décisives, la sensibilité s’abolit en moi. Je ne suis plus qu’une créature d’action.

Immobile, les deux mains appuyées sur les bras de son fauteuil, le docteur écoutait, sans m’interrompre. Mais ses yeux ne quittaient point mon visage, où je sentais monter une petite flamme, car mon sang courait vite…

Quand je me suis tue, il m’a simplement répondu :

— Il faut que je vous voie. Voulez-vous, madame, prendre la peine d’enlever votre corsage ?

De nouveau, la sensation rétractile a secoué mes nerfs. Et, de nouveau, je me suis raidie.

J’ai enlevé mes gants, détaché les agrafes, dénoué les rubans, écarté les dentelles.

Debout devant son bureau, où il feuilletait des papiers, le docteur attendait.

Dans un vieux miroir étroit et haut, je me suis aperçue, les épaules nues comme pour le bal. Leur ligne était souple encore, sans angles, ni duretés, malgré leur amaigrissement qui m’apparaissait plus évident encore, sous la clarté crue du grand jour. La chair avait toujours le même nacré sous le filet des veines…

J’ai appelé…

— Docteur, je suis à vous.

Il s’est rapproché. Il a commencé l’examen…

Moi aussi, je l’observais, le cerveau vide ; ma curiosité même, disparue dans le sentiment de la certitude proche. De toute ma volonté, je m’appliquais à dompter les sursauts fous de mon cœur. Je regardais le visage que l’impassibilité masquait et dont, cependant, mon esprit surexcité semblait soulever le masque. Étaient-ce mes nerfs tendus à l’excès qui me donnaient cette prescience ?

Enfin ! il a relevé la tête et ramené la dentelle sur le sein malade.

— Eh bien ? docteur.

Un imperceptible silence que ma pensée a noté.

— Eh bien, madame, il faudrait vous faire enlever ce bobo qui devrait être déjà opéré.

Une seconde, j’ai eu la sensation que mon cœur cessait de battre. Puis je me suis prise à rattacher ma blouse.

— Docteur, il y a trois semaines, j’ignorais complètement l’existence de ce mal.

— Oui, mais maintenant vous savez. Il faut agir… Et agir le plus tôt possible. Est-il besoin que je vous indique un bon chirurgien ?

Toute ma chair a bondi dans une révolte aveugle.

Autour de moi, un cercle de douleur se serrait. Me livrer à une opération ! Perdre les dernières semaines où il va être là !… Pendant ces semaines, n’être plus qu’une misérable malade !… Cela m’est apparu monstrueusement impossible…

Ah ! si notre rêve ne doit demeurer qu’un rêve, au moins qu’aucune laide image ne vienne le troubler !

Et tout haut, j’ai articulé, presque agressive, je le sentais :

— Je ne puis m’occuper de ma santé avant un mois d’ici.

Les sourcils se sont un peu contractés, et j’ai vu flamber un éclair dans le regard d’acier. Cette homme ne doit pas être habitué à entendre discuter ses jugements. Presque rude, il a riposté :

— Alors, pourquoi êtes-vous venue me consulter aujourd’hui ?

— Parce que… je le confie à votre discrétion professionnelle… de votre arrêt dépend pour moi une grave question d’avenir, une très grave. Selon que vous m’assurerez, ou non, la guérison, j’agirai dans un sens ou dans un autre. Et c’est pourquoi je vous demande de me dire, en toute conscience, la vérité qu’il faut que je connaisse. Je crois que je suis prête à l’accepter…

Je m’arrête une seconde… Puis je continue :

— D’abord, je désire savoir ceci : ce que j’ai, est-ce sûrement et simplement un « bobo », comme vous dites… Ou bien, suis-je atteinte d’une façon sérieuse ?

Encore un silence que je perçois par tout mon être. Je sens à n’en pouvoir douter que cet homme hésite sur ce qu’il va me dire. Mes yeux doivent l’interroger avec une autorité impérieuse.

— Puisque vous voulez la vérité…

Comment m’étais-je imaginé, bien convaincue, que j’étais prête à tout entendre ? Lorsque la voix froide a prononcé « puisque vous voulez la vérité », en mon moi le plus secret, un instinct a crié :

— Non ! ne me dites rien qui me désespère. Trompez-moi plutôt… par pitié !

Mais il n’a pas entendu cette supplication de ma pauvre petite bête humaine et il a continué, me donnant une sensation de scalpel qui entrerait dans la chair :

— Je ne vous cache pas que toute affection de cette nature pouvant avoir des conséquences regrettables, mon simple devoir me commande de vous adresser, sans retard, à un chirurgien.

— Qui me guérira ?…

— Qui, sûrement fera tout ce qu’il faudra pour cela…

— Et votre conviction est qu’il peut réussir ? Dites… Il faut que je sache… Il faut

Sévère et brusque, il a répliqué :

— Je ne suis pas chirurgien… Un professionnel jugera mieux que moi s’il peut vous délivrer radicalement… ou rendre seulement le mal inoffensif.

— En somme, quel est ce mal ?

Encore un imperceptible silence.

— Une sorte de petite tumeur dont, vous le comprenez bien, il faut vous débarrasser au plus vite pour en éviter le développement, qui amènerait des désordres dans l’organisme.

J’ai incliné la tête sans répondre. Il me semblait qu’un poids terrible s’abattait sur moi, m’écrasant. En cette seconde, dans mon souvenir, j’ai vu se dresser le brun visage qui m’est devenu si cher… A cette heure, si mon ami pensait à moi, il me voyait absorbée par des courses, arpentant les galeries poudreuses de quelque magasin…

S’il avait su !… Mais il ne saura pas. Personne ne saura que moi ; du moins, tant qu’il sera en France… Après… Oh ! après, qu’est-ce que cela me fait ce qui m’arrivera !…

Je ne sais quel visage j’avais, à réfléchir ainsi… Brusquement, j’ai été arrachée à moi-même par la voix brève du docteur :

— A quoi songez-vous ? madame. J’espère que vous prenez la sage résolution d’écouter mon avis et de vous en aller, bien vite, vous faire soigner, comme il convient.

J’ai secoué la tête :

— Docteur, seule, la certitude de la guérison obtenue en me faisant traiter tout de suite pourrait me décider au sacrifice des quelques semaines… — peut-être les dernières ! — de vie heureuse qui me seront accordées. Cette certitude, pouvez-vous me la donner ?

Il n’a pas répondu aussitôt. L’ombre d’une hésitation voilait ses yeux. Sa main, d’un geste impatient, tourmentait une revue ouverte sur son bureau.

— Vous me demandez l’impossible, madame, le secret de la nature, le secret de Dieu ! Je ne puis, moi, vous apporter qu’une espérance réalisable, si vous agissez comme la plus élémentaire raison l’exige.

La raison ! Un geste d’indifférence m’a échappé. Dans ses yeux alors, j’ai vu luire, de nouveau, l’éclair impatient :

— Il n’y a donc personne près de vous qui ait qualité pour vous obliger à vous soigner… ainsi qu’il est nécessaire ? Vous êtes mariée, n’est-ce pas ? Je vous demande pardon de cette question. Mais vous le savez, les médecins sont des confesseurs.

— Oui, je suis mariée. Vous auriez voulu parler à mon mari ?

— Je l’aurais prié d’user de son influence, ou de son autorité, pour vous déterminer à vous soigner tout de suite.

« L’autorité, l’influence » de mon mari !

Je ne sais ce qu’a pu trahir ma physionomie. Le docteur n’a pas insisté et m’a seulement demandé :

— Avez-vous des enfants ?

— Non, je suis libre de toute attache… qui compte. Ma vie n’appartient qu’à moi. Je peux en disposer comme il me convient.

Presque sévèrement, il m’a interrompue :

— Mais vous ne tenez pas, j’imagine, à l’abréger ?

Était-ce donc si grave ce que j’avais ?… J’ai regardé le docteur avec des yeux qui devaient être, en cette minute, aussi pénétrants que les siens.

— Comprenez-moi, docteur. Je ne suis pas une enfant, ni une femme déraisonnable, comme vous semblez le croire. Je ferai tout ce qu’il faut, si je suis certaine que… que mes jours ne sont pas comptés, par suite de ce mal imprévu… Sinon, ainsi que je vous l’ai dit, je ne sacrifierai pas les dernières semaines qui me soient laissées pour vivre à ma guise… Cette certitude, docteur, je vous le répète, pouvez-vous me la donner ?

Mes yeux ne quittaient pas les siens. Vraiment, de toute ma volonté, j’exigeais une réponse.

Il a dû le sentir. Après une seconde de silence, avec une autorité lente, il a prononcé :

— En conscience, madame…

Encore un imperceptible arrêt. Puis, il répète :

— En conscience, je ne puis vous donner la certitude que vous souhaitez… puisque je ne suis pas absolument compétent. Je rappelle votre attention sur ce point, afin de ne vous tromper ni dans un sens, ni dans un autre.

Il ajoutait cela… par compassion. Une terrible intuition me l’affirmait, à mesure qu’il parlait. J’étais certaine qu’il savait et ne voulait pas me dire… Je n’ai pas bougé. Toute ma sensibilité semblait morte. Et j’ai seulement articulé une dernière question :

— Soit, docteur, il vous est impossible de me répondre nettement comme je l’aurais désiré. Mais dites-moi ceci, et avec la même conscience : estimez-vous que je compromets l’avenir en attendant un mois pour me soumettre à l’opération que vous jugez indispensable ?

Il a passé la main sur son front ; puis cette main s’est abattue sur le bras de son fauteuil. Il réfléchissait :

— Ce retard que vous réclamez si… impérieusement, a-t-il pour vous une importance… capitale ?

— Oui !… Oh oui !…

Je me suis arrêtée court, sentant que mon cœur avait crié ce « oui ». Et une flamme a couru sur ma pâleur. Le regard aigu du docteur m’enveloppait. Aussi clairement que s’il avait parlé, j’ai deviné qu’il pensait : « Cette petite femme, qui tient son mari pour un étranger, doit avoir un amant ; et elle veut profiter avec lui d’un mois de liberté… »

Mais que me faisait son jugement ?

J’attendais l’arrêt qui se précisait derrière ce front impénétrable :

— Eh bien ? docteur…

— Eh bien, madame, si vous le souhaitez… par-dessus tout !… attendez… Mais souvenez-vous que c’est à vos risques et périls, et contre mon avis radical.

Mes épaules ont eu un geste d’insouciance.

— Je le sais… Vous m’avez bien avertie ! Donc si j’attends, il n’en sera sans doute rien de plus pour l’avenir ?

Avec une espèce de gravité, il a prononcé :

— Je ne le pense pas…

— C’est bien. Je vous remercie, docteur.

Je me suis levée. Je n’avais plus rien à demander. Plus rien ! A quoi bon ? Il ne m’aurait pas éclairée davantage. Au plus profond de moi-même, une évidence s’imposait : cet homme, qui ne voulait pas me tromper, ne m’avait apporté aucune affirmation réconfortante pour l’avenir.

Mes yeux ont erré sur la pièce austère où j’avais l’impression que je venais de subir une condamnation. J’ai interrogé :

— Dois-je revenir ? docteur.

— Ce serait inutile, quant à présent. Demain, dans huit jours, je vous dirais ce que je vous ai dit aujourd’hui : si vous n’avez pas, je vous le répète encore une dernière fois, en insistant, si vous n’avez pas, pour attendre, une de ces raisons qui priment les exigences de la raison, voyez tout de suite le chirurgien qui vous soignera comme vous devez l’être…

J’ai incliné lentement la tête. Nos yeux se croisaient, interrogateurs et attentifs.

— Merci encore, docteur. Je vais réfléchir… Et je ferai ce qui me paraîtra le meilleur.

Il a entr’ouvert la bouche, comme pour ajouter quelque chose. Mais il s’est tu, et m’accompagnant au seuil de son cabinet, il a soulevé la portière. Alors — d’un accent singulier, où dominait une sorte de bonté autoritaire, il m’a dit :

— Adieu, madame. Soyez sage… autant que vous êtes vaillante.

Je suis sortie ; comme sort une dame en visite. Sur le seuil, nos yeux se sont encore rencontrés. Qu’y avait-il, au fond des miens ?… Un désespoir glacé, sans pleurs ni cris. Dans les siens, — était-ce une aberration de mon esprit surmené ? — il m’a semblé trouver une espèce de sympathie compatissante. Peut-être, après tout, si habitué fût-il à voir souffrir, il avait pitié de la pauvre chose, fragile et menacée, que je sais être maintenant.

Mais ni l’un ni l’autre, nous n’avons rien dit de plus. Ce que nos bouches n’articulaient pas, nos pensées, silencieusement, se l’avouaient en cette dernière minute. Ah ! il y a des intuitions qui ne trompent pas !

J’ai descendu l’escalier lentement. Oh ! oui, lentement… Mes pieds, d’ordinaire si légers, semblaient devenus lourds infiniment ; c’est qu’ils soutenaient une créature écrasée. Tout bas, je murmurais : « Mon amour, mon pauvre amour, vous m’êtes cher plus que ma vie… »

Et mon cœur était broyé par une douleur que jamais encore je n’avais connue.

Sous la grand’porte, je me suis arrêtée, éblouie. Une nappe de soleil ruisselait sur la chaussée poudreuse. Au-dessus de ma tête, le ciel était de ce bleu ardoisé des jours d’orage. Des voitures, des passants, circulaient. Devant moi, coulait le torrent de la vie… Et je le regardais, me demandant combien de temps encore il allait m’emporter !

La question est montée à mon cerveau du plus profond de mon être… Et je ne sais quelle horrible conviction m’a étreinte que, pour moi, la vie était close. Pas une fois, le docteur ne m’avait dit : « Soyez sans inquiétude, vous n’avez rien à craindre. » Au contraire, il avait apporté une insistance obstinée, lourde de sous-entendus, à me recommander un traitement immédiat…

Et tandis que je songeais ainsi, ouvrant d’un geste machinal mon ombrelle, pour m’aventurer dans la rue sans ombre, un souvenir, tout à coup, a surgi des brumes de ma mémoire. L’anecdote racontée chez Marinette, par le docteur Valprince. La fraîche jeune femme venue pour le consulter, nullement inquiète et que, tout de suite, il avait reconnue atteinte d’un mal qu’on ne guérit pas.

Un frisson m’a secouée. Oh ! Dieu, pourquoi est-ce que je me rappelais cela ? Avais-je là cette réponse inutilement demandée au docteur Vigan ?… Une épouvante me saisissait. Dans cette rue ensoleillée, je me sentais aussi perdue qu’au milieu des ténèbres. Alors, vite, je suis partie pour regagner ma maison. Ainsi une bête blessée va se cacher dans son trou. J’ai traversé mon appartement désert, où les volets étaient clos, les meubles et les tentures disparus sous les voiles d’été, où mon pas heurtait les parquets sans tapis. J’ai gagné ma chambre, moins inhospitalière, là, il y avait des fleurs, des livres, mes bibelots familiers. J’ai écarté les persiennes ; il me semblait que j’étouffais. Le soleil avait disparu ; et les nuées d’orage plombaient le ciel obscurci. J’ai rejeté mon chapeau, mes gants, et je me suis abattue dans une bergère, les mains serrées, broyée par l’angoisse. Et déjà pourtant, essayant d’instinct, tant il y a de ressort dans mon être, de remonter la pente de l’abîme, vers lequel je me voyais précipitée…

Mais en même temps ; je sentais que je ne pouvais pas lutter… que je voulais l’impossible. Mon esprit se débattait dans le vide avec sa coutumière force de résistance… A quoi se fût-il rattaché ? Mon impression était plus forte que tout raisonnement. Et puis, c’était horrible, ce dégoût de mon propre corps, qui m’envahissait, à l’idée du mal vivant en moi comme un animal méchant, agrippé sur une proie.

Un coup à ma porte m’a arrachée au cauchemar.

La voix de Céline a annoncé :

— M. de Meillane.

— C’est bien. J’y vais.

J’avais dit : « J’y vais. » Et je ne bougeais pas, cependant, effrayée de le voir, lui, mon bien-aimé, à qui je ne veux dire rien.

Mon orgueil et mon amour se refusent à lui avouer ma déchéance. En ce moment, je ne supporterais pas de l’en voir instruit. Mes dernières semaines de bonheur avec lui, je les veux ! Après, quand il sera parti, je subirai toutes les horreurs que l’on m’imposera… Mais il ne faut pas qu’il sache !

Je me suis levée, toute ma volonté tendue pour me dominer. J’ai lissé mes cheveux, mis un peu de poudre sur ma figure décomposée.

Et je suis entrée dans le petit salon où nous avons passé des heures si douces…

— Viva chérie, je vous dérange, j’arrive trop tôt ! Mais je me suis trouvé libre de meilleure heure que je ne pensais ; et j’avais tellement besoin de vous voir que…

Il s’est interrompu. Tous mes efforts étaient vains pour lui cacher l’altération de mon visage, pour sourire, pour lui apporter un regard où il trouverait seulement mon amour…

Il a jeté une sourde exclamation et m’a attirée, mes deux mains enveloppées dans les siennes :

— Viva, qu’y a-t-il ?… Que vous est-il arrivé ?

Oh ! la tendresse de cette voix inquiète après l’agonie de la solitude !

Toute mon énergie s’est soudain brisée. Et, sans réfléchir, d’un élan de petite fille, je me suis jetée sur sa poitrine et prise à sangloter avec tout le désespoir qui, depuis une heure, s’amassait en moi.

Lui, presque impératif d’abord, répétait :

— Viva, mon amour, qu’avez-vous ?… dites-moi !… je vous en supplie…

Puis, sans doute, il a senti que ce qu’il me fallait dans cette tempête de douleur, ce n’était pas des questions, mais de la tendresse… Sans un mot, il m’a emmenée vers le canapé, me gardant contre lui, la tête sur son épaule. Et dans la détente de mes nerfs, je suis restée ainsi, secouée de sanglots, contre le cœur qui m’aimait, souffrait de ma souffrance, plus encore que moi-même ; serrée contre lui, comme si ses bras eussent été le seul refuge que je pouvais rencontrer ! Sur mes cheveux, je sentais le frôlement de sa main apaisante, et sur mon visage la caresse très douce de son regard, de ses lèvres. J’entendais sa voix me murmurer les mots que personne ne m’a dits depuis des années…

J’étais si épuisée qu’une seconde, la tentation m’a effleurée de lui livrer mon secret. C’est qu’il m’apparaissait si lourd à porter, ce secret d’inquiétude ! Mais alors, c’en était fait de la joie de nos derniers jours ! Et je me suis tue, puisque son amour ne peut rien… rien, pour moi…

J’ai murmuré seulement, les paupières closes, pour être sûre qu’il n’y lirait pas :

— Jacques, j’ai reçu tantôt une très pénible révélation que je dois être seule à connaître… en ce moment…

— Au sujet de votre mari ?

Les mots sûrement lui avaient échappé, avant que sa volonté les eût arrêtés.

— Non, pas au sujet de mon mari. Plus tard, vous saurez, mon ami, mon ami unique… Aujourd’hui, laissez-moi pleurer un instant… Ensuite, vous m’aiderez à oublier jusqu’au jour où je pourrai vous dire ce qui m’a… bouleversée. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, de mon silence ?… Oh ! Jacques, ne soyez pas fâché contre moi !

— Être fâché contre vous ! mon pauvre amour. Quelle folle idée ! ma précieuse petite chérie… Vous parlerez quand vous voudrez, quand vous jugerez devoir le faire… Calmez-vous, mon aimée…

Oui, je me calmais. Le sceau s’appuyait sur ma bouche. Je me suis redressée. J’ai glissé les doigts dans mes cheveux tout froissés, et tamponné mon mouchoir sur mes yeux brûlants. J’ai dit, avec une ombre de sourire :

— Jacques, ne me regardez pas, je dois être affreuse !…

A tout prix, maintenant, je veux qu’il ne me voie plus que jolie, afin de lui laisser un bon souvenir…

Il a un peu souri, lui aussi, mais sans gaîté ; et je devinais la question anxieuse qui palpitait en lui, à laquelle je m’interdisais de répondre.

— Allons, cela va mieux, puisque la coquetterie reparaît !

Devant la glace, je promenais la houpette de ma boîte de poudre sur mes joues meurtries par les larmes.

— Viva chérie, voulez-vous que j’envoie un télégramme pour me décommander au dîner qui me privait d’être avec vous ce soir. Et je vous emmènerai… comme hier. Tant pis pour les affaires ! Qu’est-ce auprès de vous ? petite aimée.

Mais je n’ai pas consenti, autant pour lui que pour moi qui étais à bout de force. Seulement, j’ai accepté qu’il reste jusqu’à la dernière minute. Il a dû arriver tellement en retard que j’ai été saisie de confusion quand j’ai vu l’heure, lui parti enfin ! — parce que, dans un éclair de sagesse, je l’avais renvoyé…

Mais comme nous avions doucement causé ! Il faisait des projets d’avenir que j’écoutais, bercée par ces promesses de bonheur auxquelles je ne croyais plus. Et pourtant, sa chaude confiance engourdissait un peu ma détresse. Par instant, je me rappelais, comme un cauchemar dont j’étais réveillée, ma visite chez le docteur… Je me disais que je m’étais affolée à tort ; que, plus calme, j’allais le comprendre…

Nous avons combiné — comme deux amants… que nous ne sommes pas… que nous ne serons pas ! — des moyens pour nous voir, pendant ces quelques semaines que j’ai gardées « au péril de ma santé », dirait le docteur, pour les lui donner.

Car demain, je pars à l’Hersandrie, chez père, où il sera sûrement invité pour la chasse, mais ne pourra me faire que des visites bien trop officielles, à notre gré. Alors, je reviendrai à Paris, puisque heureusement Le Perray n’en est pas loin… Et aussi, nous aurons la forêt pour nous retrouver, bien seuls, quand il n’ira pas jusqu’à l’Hersandrie, afin d’éviter les commentaires…

Mon aimé, comment, sans vous, vais-je supporter l’existence, avec la pensée qui me dévore, de l’avenir menaçant… Oh ! que j’ai peur de la nuit qui vient ! A combien de choses cruelles je vais songer !

5 septembre.

Père m’attendait à la descente du train. Quand j’ai sauté du wagon, les deux mains dans les siennes qu’il me tendait, il s’est exclamé :

— Viva, ma chérie, c’est de Suisse que tu rapportes cette pauvre mine ?…

J’ai vite prétexté, comme s’il pouvait deviner la vérité :

— C’est que j’ai mal dormi cette nuit… Aussi, je ne suis pas remise de mon autre nuit, en chemin de fer, pour revenir de Suisse… Et puis, hier, à Paris, ma journée a été très occupée.

Père n’insiste pas. Mais ses yeux vifs scrutent encore une fois mon visage qui garde, malgré mes soins, l’empreinte de la rude secousse d’hier. Et dans son regard, il y a la tendresse qu’à son enfant seule, il donne ainsi.

— Bon, bon, madame. Tout cela est très juste. Mais maintenant, il faut vous reposer à l’Hersandrie chez votre vieux papa qui est ravi de vous retrouver, petite.

Et c’est vrai cela. Il a l’air si content que j’en éprouve une joie douloureuse ; car l’idée brûle mon cerveau du coup qui, un jour ou l’autre, le frappera, quand il apprendra…

Pas encore maintenant ! Lui aussi aura son dernier mois de sécurité. Et dans un élan, je glisse mon bras sous le sien ; tandis que, dans la gare du Perray, nous attendons que mes bagages soient installés dans l’auto. Brusquement, il demande, et sa main tape, de petits coups caressants, ma main restée sur son bras :

— As-tu des nouvelles de ton mari ? Quand revient-il ?

Mon mari !… C’est vrai, j’ai un mari…

— J’ai trouvé une lettre de lui, à Paris, en arrivant. Son bras est à peu près remis… Il va de succès en succès… et paraît avoir l’intention de rentrer en France vers le 15 septembre.

— Tu seras encore ici… Et j’imagine qu’il n’y viendra pas.

Que de sous-entendus dans la voix de père ; et que de résolutions dans mon cerveau, qui s’affirment, inflexibles…

— Non, sans doute, il ne viendra pas. Moins nous sommes ensemble, plus cela est agréable.

Simple remarque indifférente. Maintenant, une autre Viva existe que celle qui a si follement gaspillé, jadis, les richesses de son jeune amour…

Père ne répond pas. Nous montons dans l’auto qui s’ébranle et nous emporte d’une allure folle.

En éclair, nous traversons la plaine du Perray. Et puis, c’est la forêt, la forêt de mon enfance, ma forêt, que l’automne poudre d’or roux. C’est une senteur de verdure, humide un peu. C’est le parfum sauvage des pins dont la lueur du couchant rougit les fûts violets. Oh ! qu’il fait bon ! qu’il fait bon !… Que je voudrais que lui, mon ami, fût là, près de moi !… Après-demain seulement, je le verrai.

Mon Dieu, est-ce que je ne puis plus me passer de lui ?… Et, dans moins d’un mois, il sera parti ! Ah ! je perds toutes les minutes où nous sommes séparés ! Le quitter dans quelques semaines ! Et peut-être avec un adieu sans revoir… M’en aller dans le grand inconnu seule comme j’ai vécu… Oh ! Jacques, Jacques, mon bien-aimé, défends-moi, ne me laisse pas partir !…

J’ai sans doute, trahi par un mouvement cette révolte éperdue qui, soudain, a bondi en moi ; car père qui devait m’observer, surpris de mon silence, m’enveloppe d’un coup d’œil attentif.

— Tu as froid ?

— Oh ! non, père. Je trouve délicieuse cette course à travers la forêt.

La brise qui fouette mes joues a dû y ramener une onde rose car un sourire éclaire les yeux de père… Et nous nous reprenons à causer. Il m’indique les hôtes conviés pour l’ouverture de la chasse, dimanche. Marinette, son mari et les poussins ; plusieurs ménages qu’il a choisis parmi ceux qu’il me sait agréable de rencontrer ; puis le clan des chasseurs, au nombre desquels Voulemont, Rouvray et Meillane (!). Pour mon ami, il éprouve une évidente sympathie. Quelques mots rapides, dont je connais la valeur chez lui, m’en instruisent ; et j’en éprouve une ardente douceur. Ah ! en lui, je trouverai un allié, s’il le faut… S’il m’est permis de goûter au fruit merveilleux du bonheur qui m’est tout à coup apparu…

6 septembre.

La maison de mon enfance ! Avec quelle ivresse poignante je l’ai retrouvée !… Aujourd’hui, j’y suis seule. Père est allé à Paris. Il devait rentrer à la fin de l’après-midi. Mais une dépêche est arrivée, m’annonçant qu’il était retenu et ne reviendrait que demain, dans la matinée. Le soir, apparaîtront pour dîner tous les invités.

Faut-il que l’épreuve de mercredi m’ait bouleversée ! J’en suis, en ce moment, à désirer la venue de ces visiteurs qui m’aideront à fuir la hantise de l’avenir dont je n’arrive pas à me délivrer. Aujourd’hui, pourtant, je ne suis pas trop mal parvenue à ne pas penser, grâce à de prosaïques occupations de maîtresse de maison. Car dès que je suis à l’Hersandrie, père se décharge sur moi de tous les soins d’organisation. Je me suis donc appliquée à être la parfaite ménagère qui prépare l’installation de ses hôtes. Ah ! il y a une chambre surtout que j’ai soignée ! où demain, moi-même, je porterai les fleurs…

Ce matin, pour m’aider à être vaillante, est venue la chère lettre quotidienne. J’ai eu l’enfantillage de la glisser dans mon corsage même, pour qu’elle frôle l’endroit maudit, dans ma poitrine. Et je l’ai lue et relue pendant la course que j’ai voulu faire à travers les belles allées de la forêt où l’herbe pousse drue entre les bruyères pourprées. Là, j’ai retrouvé des lambeaux de ma vie, accrochés aux fougères roussies par l’été, errant dans la senteur des sapins, de la mousse fraîche, dans les lointains pâles sur lesquels, tant de fois, mes yeux se sont posés.

Même jour, 10 heures du soir.

Quand j’ai eu bien trotté tout l’après-midi, d’un bout à l’autre de notre vaste demeure, je me suis aperçue que j’étais très lasse. Alors, je me suis laissée tomber sur une chaise basse, devant ma fenêtre grande ouverte, aspirant, avide, l’odeur de la forêt que le vent m’apportait.

C’est ainsi que m’a découverte, en venant chercher un ordre, notre vieille Françoise, la fidèle femme de chambre de père, qui m’a vue toute petite, me traite comme si j’étais son nourrisson, me morigène et m’adore à sa manière, un peu bougonne.

Elle m’a trouvée oisive, les yeux agrandis par un cerne, et s’est exclamée :

— Madame Viva, vous vous êtes trop fatiguée ! Monsieur ne serait pas content…

— Je me repose maintenant, Françoise.

— Il est bien temps, ma chère fille. Vous avez une figure pâlotte… Ah ! comme vous ressemblez à votre maman, ainsi… Vous ne vous la rappelez pas, la pauvre madame.

— Oh ! si, Françoise, très bien.

Ma voix est lente. Mes yeux errent sur l’horizon velouté de la forêt que dore le couchant. Oh ! oui, j’ai toujours, vivant en mon souvenir, le mince visage couleur d’ivoire, les grands yeux mélancoliques… Et je demande, obéissant à un obscur instinct :

— Françoise, quelle était donc la maladie qui a emporté maman ? J’étais très jeune alors… On ne me l’a pas dit…

C’est vrai pourtant, jamais je n’ai su… Jamais je n’avais pensé à m’informer.

— Sa maladie ? Ma chère fille, je ne pourrais pas vous en dire le nom. Elle avait toujours été délicate depuis votre naissance. Les médecins racontaient qu’elle avait un mal intérieur. Ils ont voulu lui faire une opération et elle y est restée, la pauvre madame !

Françoise s’arrête un peu. Tout en parlant, elle range le plateau du thé, pour l’emporter.

— C’est vrai qu’aussi, le mal était peut-être dans la famille… On disait, comme ça, que sa sœur plus jeune avait eu la même maladie… Mais je ne sais pas… Je n’étais pas encore au service de Madame dans ce temps-là.

Et Françoise s’interrompt parce qu’elle entend le valet de chambre qui a besoin de ses ordres.

Je la laisse sortir et je demeure immobile devant la fenêtre ouverte ; mes yeux qui ne voient pas errent sur le lointain bleu de la forêt dont la ligne ondule à l’horizon. Je cherche dans mes souvenirs… Je fouille dans le passé avec un regard qui interroge un abîme.

Ah ! cette phrase : « Le mal est dans la famille… sa plus jeune sœur aussi a eu la même maladie… » Voici que, tout à coup, elle ressuscite en ma mémoire un vieux, vieux souvenir, bien oublié… Je suis une très petite fille à qui l’on ne prend pas garde ; j’ai l’air absorbé par une poupée que je berce… et j’écoute ma jeune tante dire à maman d’une voix basse qui sanglote :

— J’ai arraché la vérité au docteur, je suis perdue. L’opération me prolongera mais ne me sauvera pas…

Mon Dieu, pourquoi est-ce que je me souviens de cela ?… Ah ! je ne veux plus penser, ni chercher, ni craindre… Je veux seulement sentir que je suis encore vivante… Que mon visage, mes yeux, mes lèvres peuvent encore appeler l’amour… Que mon corps est encore désirable, en dépit de la morsure du mal… Que mon cœur si longtemps glacé a retrouvé la flamme et veut aimer jusqu’à s’y consumer…

Ah ! demain, quand lui sera ici, j’arriverai bien à oublier.

7 septembre.

Marinette est arrivée ce matin, avec les petits et Agnès, devançant son mari qui ne viendra que ce soir, avec le gros des invités.

Plus que jamais, elle avait un éclat de rayon de soleil. Elle était si rieuse, si fraîche, si incroyablement jeune, qu’elle semblait la sœur aînée de ses poussins.

Après le déjeuner, tandis que père s’affairait avec ses gardes-chasses elle est apparue sous les arbres, où ma lassitude se reposait, les deux petits trottant à sa suite, toute mince en robe et souliers blancs, portant avec soin deux cages, une minuscule et une très grande, qu’elle a posées sur la table près de moi, reculant mes livres d’un geste preste.

J’ai demandé, intriguée :

— Qu’est-ce que tu vas faire avec ces cages. Il me semble que ce matin, déjà, en descendant de voiture, tu avais cette petite cage en main, toi, la chic Marinette !

Elle a eu son rire de fillette.

— Cette maison abrite un ménage de Capucins que j’ai acheté hier, en traversant Paris. Ils m’ont tentée au passage ! Seulement ces amours étaient si à l’étroit dans leur cage que, ce matin, à Saint-Léger, je leur ai acheté une plus vaste demeure. Maintenant, il faut que je les y installe. Guy, donne-moi le grain.

Il lui tend le sac, très intéressé. Hélène, aussi, regarde sage dans la crainte d’être renvoyée à Agnès, ses menottes dans les poches de son tablier, sa petite bouche ouverte par l’attention.

Et Marinette s’agite avec des exclamations diverses, plaisir, agacement, inquiétude, devant le vol effaré des oiseaux que sa main affole.

Enfin l’installation est accomplie. Les enfants ont été renvoyés près d’Agnès.

Pour la première fois, depuis l’arrivée de Marinette, nous sommes seules… Et, tout à coup, je me souviens de ses retours d’autrefois, au temps où elle était, pour moi, une enfant caressante, dont la chaude tendresse me donnait l’illusion d’être une mère… Aujourd’hui, elle ne devine certes rien de ma soif stupide de recevoir d’elle l’affection qui bercerait ma détresse qu’elle ne pressent guère. Ce matin, avec son baiser d’arrivée, elle s’est exclamée :

— Comment vas-tu, chérie, un peu fatiguée ? Tu n’as pas si bonne mine qu’à Saint-Moritz !

Mais elle n’a d’ailleurs pas attendu ma réponse quelconque, car elle surveillait la descente de sa caisse à chapeaux. Maintenant, très attentive, elle contemple ses oiseaux et leur prodigue des appellations câlines. Ils l’absorbent bien plus que sa grande sœur !…

Je demande :

— Et ton amie ?… Que devient-elle ?… As-tu été contente de votre séjour à Lugano ?

— Oh ! oui… oh ! oui… Du moins, en général !

Instantanément, Marinette se détourne de ses oiseaux et vient se camper sur un pliant bas, près de moi. Elle appuie ses mains croisées sur mes genoux ; et, fidèle à sa douce confiance, entame les récits que j’écoute avec une complaisance de mère, amusée et indulgente. A travers le même prisme, elle contemple l’idole qui apporte, à se laisser adorer, une grâce condescendante un brin, provoquant chez sa bénévole petite admiratrice des alternatives d’allégresse ou de déception ; selon que, très absorbée par sa vie mondaine, elle répond plus ou moins, au culte qui lui est voué, qui la charme mais ne doit point entraver sa liberté d’action. Tout de même, elle sera déçue le jour où Marinette blasée cessera de voleter autour d’elle.

Je persiste à croire que, pour le bien de Paul, il est à souhaiter que notre oiselet continue à chanter pour Mme Valprince… Ce qui ne nuit en rien à son plaisir d’opérer des ravages dans le monde masculin. Tout est dans l’ordre…

7 septembre, 1 heure du matin.

Je le savais bien !… Sa présence a accompli le miracle. J’ai pu être gaie ! Même, je l’ai été sincèrement ! Il y a eu des instants, assez nombreux, où j’oubliais… Tous autour de moi, étaient de si joyeuse humeur, dans l’atmosphère accueillante du vaste hall somptueusement éclairé et fleuri, que leur entrain soulevait mon fardeau. Une griserie bienfaisante m’envahissait, en retrouvant les vives conversations coutumières ; les paradoxes de Voulemont ; les emballements de Rouvray ; l’humour à froid de Francis Alcott et l’humour à chaud, très à chaud, de sa femme ; l’ironie spirituelle et sceptique, vite mordante, de père qui, dans son personnage d’hôte, avait tout à fait une allure de fermier général du temps jadis.

En mon cœur, c’était un délice de voir, à toute minute, le cher visage dont les yeux ne me quittaient guère !

Avec quel soin, pour lui, je m’étais appliquée à ressusciter la Viva des meilleurs jours, — visage et toilette… — Et vraiment, j’avais dû réussir, si j’en crois le coup d’œil de père, sévère connaisseur, certaine exclamation de Marinette, jolie à souhait, les sourires de mes amies, les regards des hommes…

Lui m’a murmuré, dans une brève seconde d’aparté, avec un sourire qui m’a jeté au cœur une bouffée de joie :

— Mon amour, c’est exquis… et terrible… de vous voir si jolie… Et d’être contraint de demeurer un monsieur correct !

Taquine, comme aux jours joyeux, j’ai riposté :

— Heureusement !…

Et puis, Voulemont se rapprochant, nous avons parlé de Saint-Moritz.

Au commencement, cela me semblait presque comique de l’entendre m’appeler solennellement « madame ». Mais, peu à peu, je sentais un énervement monter en moi, de jouir si peu et si mal de sa présence, lui, à un bout du hall, mot occupée de tous les hôtes de père.

Ce que nous étions corrects ! J’en suis encore dans l’admiration !

Toujours l’influence du miracle, j’ai chanté comme tous me le demandaient. Mais j’ai chanté pour lui seul. J’ai pu le lui dire quand il s’est rapproché, sous prétexte de m’aider à chercher une partition. Alors il a pris sa place favorite, debout près du piano, appuyé au mur, devant moi… Et j’ai chanté tout ce qu’il préfère. Ma voix, par bonheur, est faite d’un métal si solide que même les émotions de ces derniers jours ne l’ont pas sensiblement altérée. Et puis, c’était surtout avec mon âme que je chantais, avec tout ce qu’elle enferme à cette heure, de passion, d’inquiétude, de douleur, de regrets fous.

Il le sentait bien, ses yeux rivés sur moi, aussi pâle que je devais l’être moi-même.

Quand je me suis tue, épuisée, Marinette s’est jetée à mon cou :

— Viva, que tu as donc bien chanté ! Tu ne te doutes pas à quel point tu viens d’être « Nuit d’amour » !

Ah ! si, je m’en doute…

Jacques avait entendu. Il s’est penché un peu et m’a murmuré :

— Merci, Mienne adorée.

Cette chasse est odieuse, qui, demain, va l’emmener toute la journée. Et impossible de s’y dérober !

8 septembre.

Tandis que les chasseurs arpentaient la forêt depuis l’aube, les voitures ont transporté le clan féminin — qui en était désireux… — à Saint-Léger, le village le plus voisin de l’Hersandrie, pour la messe dominicale.

Soumise au devoir d’exemple dont j’ai souci, à l’égard des enfants et des simples, — j’appelle ainsi le petit peuple qui vit autour de moi, en ce pays, — je suis du nombre des fidèles. Et vrai ! j’y ai un brin de mérite, car ce m’est un supplice d’entendre l’office clamé par les braves chantres du cru. Plus facilement encore, je supportais les sermons ou lectures du vieux curé. Il est mort au printemps et je ne connais pas son successeur. Pour la première fois, je l’aperçois. Un homme d’une quarantaine d’années ; une figure d’ascète, des yeux limpides dans un maigre visage de paysan, dont les lignes sévères se sont adoucies quand il a commencé à parler, l’obligation du prône lui faisant quitter l’autel pour la chaire.

Je suppose que, depuis quelques dimanches, il paraphrase le Pater, car, aujourd’hui, il en prend pour texte une parole qui semble amenée par de précédentes instructions : Que votre volonté soit faite.

Et, appuyé sur ce texte, il prétend nous amener à reconnaître qu’à tous, des sacrifices étant demandés, un jour ou l’autre, seul, un généreux fiat peut nous en adoucir l’amertume ou la souffrance…

Ah ! que ces choses semblent adressées à la désespérée que je suis ! Aussi, j’écoute sans que mon esprit ait tentation d’aller vagabonder au loin. Ce prêtre de campagne n’est pas un orateur, la voix est sourde, l’expression un peu gauche. Mais quelle sincérité, quelle conviction, quelle sérénité compatissante dans l’accent !

Pourtant, sa théorie de la soumission volontaire fait bondir mon cœur. Est-ce qu’il me serait possible d’accepter l’horrible sacrifice qui se présente ? Est-ce que je puis m’incliner, docilement, devant l’épreuve qui vient me prendre, sinon ma vie, du moins le bonheur ressuscité pour moi ?…

Je ne suis pas une créature passive, glacée dans l’obéissance à d’incompréhensibles décrets… Je ne suis pas une sainte éprise de la souffrance. Je ne suis qu’une pauvre femme dont les trente ans veulent encore la vie… veulent la revanche des jours mauvais… veulent de nouveau l’enchantement de l’amour dont la flamme l’illumine, éblouissante.

Consentir à disparaître ainsi, toute jeune, — comme tant d’autres disparaissent, c’est vrai !… — ayant au cerveau, au cœur, aux lèvres, la soif inapaisée de sentir et de connaître, d’épuiser le fruit de la vie dont j’ai retrouvé la saveur !… C’est insensé, c’est hors nature de demander cela !

Et tandis que j’écoute, très correcte, les mains serrées sur mes genoux, je voudrais fuir l’inexorable voix qui, avec tant de ferveur, prêche le sacrifice, l’acceptation…

Jamais, je n’ai accepté la souffrance ni la peine. Je les ai subies, comme on subit l’Inévitable, après l’aveugle rébellion de la première heure, — frémissante, avec l’orgueil de ne pas me plaindre Tout ce que je pouvais, c’était de me raidir et de chercher l’oubli…

Mais dire, comme peut-être des croyants parmi les meilleurs le disent, dans la sincérité de leur âme : « Que votre volonté soit faite ! Je veux ce que vous voulez, ô Dieu qui m’avez donné les jours et me les reprenez, sans qu’il me soit possible de comprendre pourquoi j’ai reçu le don…, pourquoi il m’est enlevé… »

Je suis incapable d’un pareil sacrifice…

Fait à qui ?… Au Dieu pur esprit que m’a révélé le catéchisme, appris jadis quand j’étais petite fille… Souverain mystérieux, que chacun conçoit selon son idéal… Car nulle créature humaine ne peut dire ce qu’il est.

Pas plus que nous, ils ne savent, — quel que soit leur culte, — ceux qui s’appellent ses prêtres, enseignent en son nom, nous demandent le sacrifice en son nom, nous bercent en son nom de merveilleuses promesses…

Et c’est horrible, cet inconnu !

Pourtant, certains ont une foi absolue en ces promesses. Ils en vivent. Ils adorent l’invisible Maître — qu’ils appellent leur Père. Là-bas, au Carmel, l’exquise grande amie de ma jeunesse est divinement heureuse du renoncement accepté par amour de ce Dieu intangible qui, pour elle, est une réalité vivante.

Moi, je me débats dans la nuit, pour avoir voulu âprement le bonheur terrestre… Pour en avoir fait mon univers quand j’ai cru le posséder. Pour m’être absorbée dans ma souffrance de le perdre. Pour m’être follement jetée vers lui, quand, une fois encore, il m’a versé son philtre. Le mystérieux Consolateur dont, autrefois, on me promettait l’appui qui jamais ne manque… je ne le trouve pas !

Machinalement, tandis que j’écoute, j’ouvre le petit livre de prières qui m’est un souvenir de mère, une Imitation. Et mes yeux, distraits, tombent sur ces mots : La grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût des choses de la terre

« Les choses de la terre… » Oui, c’est vrai, aux choses de la terre, j’ai surtout appartenu. En dehors des créatures, j’ai passionnément aimé l’art, la belle nature, insensible et vivante, les fêtes de l’esprit… Ce n’était pas suffisant.

Il fallait voir, chercher plus haut, sortir de soi… Se dépenser — un peu tout au moins — pour le bien des êtres, indifférents, étrangers même. Avoir le désir de valoir moralement… L’essayer, en s’élevant d’abord au-dessus des petites misères, des tentations, des blessures de l’existence quotidienne…

N’être l’esclave ni du bonheur ni de la souffrance… Monter vers la mystérieuse source vive…

Depuis combien d’années je l’ai oublié, ce souci de la valeur morale que j’ai connu autrefois quand près de moi, rayonnait l’âme de ma grande amie… Qu’il est loin ce temps !

Si profonde est mon étrange et soudaine méditation que le prêtre descendu de la chaire, retourné à l’autel, je n’ai même pas entendu les odieux chantres recommencer leurs prières tonitruantes. Une sonnerie me fait tressaillir. C’est l’Élévation. Je regarde autour de moi. Je vois Marinette qui s’agenouille en arrangeant un pli de son voile ; et Guy qui se lève, enchanté de remuer, sa petite figure dressée vers les vitraux dont les images le distraient.

La clochette tinte encore. Comme les fidèles, je courbe la tête ; et mon âme troublée se prend à supplier : « O Dieu que je ne connais plus, ayez pitié de moi, venez à moi qui souffre seule !… »

9 septembre.

Une lettre de Robert.

Il se prépare à s’embarquer. Il sera à Paris vers le 20 et — oh ! inconscience que j’avais oubliée — il se réjouit de me revoir ! me parle de ses projets d’hiver de notre réinstallation… Quant au duel, à ses causes et suites, il n’en est pas plus question que si jamais rien de pareil n’avait existé.

Et je vais répondre, moi, par une lettre qu’il trouvera à son arrivée, où je lui dirai la très simple vérité… Que je n’ai plus le courage de mener la vie commune et le prie de faire le nécessaire, afin que l’un et l’autre soyons libres de droit, ainsi que nous le sommes déjà de fait.

Consentira-t-il tout de suite ? Tel que je le connais, j’en doute.

Justement, hier, Jacques m’a demandé, tout à coup, quand je verrais l’avocat pour préparer mon procès.

Mon procès… Peut-être ne serai-je plus vivante au jour où il pourrait commencer ! J’ai serré mes lèvres pour ne pas prononcer des mots irréparables ; puis, j’ai répondu, très naturelle, qu’en ce moment, le Palais étant en congé, il me fallait attendre un peu, bon gré mal gré…

— Quand vous ne serez plus là, mon Jacques, je m’occuperai des odieuses choses !…

S’il avait su à quoi je pensais, en parlant d’odieuses choses !…

— … Mais il nous reste si peu de jours à passer l’un près de l’autre qu’il ne faut pas en gaspiller une parcelle, mon ami chéri…

Nous étions seuls, par hasard, dans une allée écartée du parc, mon bras glissé sous le sien. Il a porté mes doigts sous ses lèvres et a répliqué, avec une pointe de malice :

— Vous saurez bien vous débrouiller devant les hommes de loi, madame ?

— Oui, très bien, monsieur le sceptique. Et puis, père m’aidera, s’il est nécessaire.

— Bien alors, mon amour, je suis tranquille !

Il avait l’air de plaisanter. Mais je le connais bien maintenant. Il est étonné, et inquiet un peu, de me voir tant de lenteur à agir. Pour le rassurer, je lui ai raconté que j’avais écrit à Robert…

10 septembre.

Marinette a reçu une invitation qui l’a amenée, ce matin, dans ma chambre, rouge de plaisir. Les Valprince lui demandent de venir — Paul compris — faire connaissance de leur propriété de Touraine où ils sont réinstallés, retour de Lugano.

Elle a interrogé, avec une jolie moue d’envie :

— Crois-tu, Viva, que ce ne serait pas indiscret d’accepter ?

— Indiscret ?… Pourquoi ?… Oh ! non, autant que je puis juger d’après tes récits…

Paul a consenti. Ils vont donc partir en Touraine, au début de la semaine prochaine. Marinette voulait conduire les enfants chez sa belle-mère. J’ai réclamé qu’on me les laisse pendant ces quelques jours. Il me reste peut-être si peu à les voir, ces petits, que j’ai aimés comme s’ils étaient miens…

Père, apprenant que Marinette allait me quitter, m’a dit :

— J’ai peur que tu ne t’ennuies dans notre forêt, ma petite fille. Tu n’es pas gaie, cet été. Invite qui te plaira pour te tenir compagnie.

Mais j’ai protesté :

— Oh ! père, tes hôtes du dimanche me suffisent bien ! Je suis un peu lasse et la solitude me repose.

— Comme tu voudras, enfant. Fais ce que tu préfères !

A peine, je me l’avoue à moi-même, tout ce que je puis, c’est de recevoir du samedi au mardi. Quand partent les invités de père, je suis à bout de forces ; et il me faut bien quelques jours pour me reprendre, afin de continuer à remplir mon rôle…

Et puis encore, il me faut la liberté de le voir, lui, soit à Paris, soit ici ; qu’il vienne en visiteur officiel, ou que j’aille le retrouver, dans la forêt, au rond-point convenu, auquel j’arrive dans la charrette anglaise que je conduis moi-même.

Mais comme elles sont comptées, nos pauvres rencontres ! Ah ! les misérables jours qui fuient sans nous rapprocher ! Si vite, octobre avance ! De la brume d’automne, je le vois déjà sortir, inflexible, amenant le jour de l’inexorable départ.

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