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La nuit tombe...

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12 septembre.

Cet après-midi, à Paris, où j’étais venue, pour lui, j’ai rencontré ma petite amie de Saint-Moritz, Marie-Reine Derieux.

L’auto m’amenait chez moi, un peu avant l’heure où j’attendais Jacques, quand, descendant de voiture, je l’ai aperçue qui arrivait de son pas vif, si joliment rythmé, seule, en vertu de l’indépendance que lui accorde la confiance de sa mère.

Me reconnaissant, elle s’est arrêtée court, l’air si ravie que, sans réfléchir, après les paroles de bienvenue, j’ai dit :

— Si vous n’êtes pas trop pressée, voulez-vous monter un instant me faire une petite visite, en fermant les yeux sur un appartement en toilette d’été ?

Elle a accepté aussitôt, avec son aisance de fille du vrai monde, à qui beaucoup d’initiative a été laissée.

Jacques ne pouvait venir qu’après quatre heures ; et la demie de trois heures n’avait pas encore sonné. J’avais un moment pour cette enfant dont la jeunesse m’était une clarté de soleil. Elle arrivait de Florence, où elle a séjourné près de trois semaines, après une quinzaine à Venise. Elle connaissait les coins de ville, les paysages, les tableaux que j’ai aimés. Ame et cerveau, elle était encore toute vibrante d’admirations, de sympathies, et aussi d’antipathies, dont j’ai beaucoup éprouvé ; et, tour à tour, ardente et humoriste toujours sincère en ses impressions, elle me les confiait avec un abandon jeune qui me la révélait bien telle que je l’avais entrevue à Saint-Moritz : exquise petite Ève, très pure, vraie fille de notre temps par sa culture intellectuelle et par le regard bien ouvert qu’elle pose sur la vie.

Nous bavardions comme de « vieilles amies ». Un coup de timbre nous a interrompues. Et Jacques est apparu.

Sur le seuil du petit salon, il s’est arrêté, saisi à la vue de cette visiteuse inconnue. Car je ne crois pas qu’il ait jamais aperçu Marie-Reine à Saint-Moritz, d’où elle est partie peu de jours après son arrivée.

J’ai présenté. Jacques avait tout de suite repris son grand air de diplomate, déçu, je le sentais, par cette visite étrangère qui nous enlevait quelques-uns de nos pauvres instants.

Mon regard les a enveloppés d’un même coup d’œil, debout l’un près de l’autre, très jeunes tous les deux… Lui, mon Dieu !… autant qu’elle… C’était bien là le couple, qu’une fois ma pensée avait entrevu ; la même allure discrètement élégante de gens d’une éducation raffinée ; des êtres de même race morale, vrais, dont la volonté est droite et sûre, l’intelligence large, l’âme trop généreuse pour faiblir jamais dans la laideur ou la lâcheté.

Ainsi que dans une lueur d’éclair, j’ai eu conscience de ces choses, et la conclusion en a jailli : « Voilà la femme qu’il lui faudrait ! »

Une fibre très douloureuse s’est crispée en moi… Et, cependant, parce que ma petite amie s’apprêtait à prendre congé, je l’ai arrêtée :

— Attendez encore un instant. Vous allez goûter avec moi. Le thé est apporté tout de suite. Monsieur de Meillane, voulez-vous sonner pour le demander ?

Il a obéi, ne comprenant plus rien à ma conduite, je le voyais.

Et nous avons goûté tous les trois, très « gentiment » ; car mon ami, bon gré, mal gré, subissait le charme de cette enfant délicieuse dont la jeune personnalité l’étonnait.

J’ai surpris dans ses yeux une sympathie approbative quand, à sa demande sur ses distractions dans le petit pays du Finistère où elle part pour six semaines, elle m’a répliqué, rieuse :

— Mes distractions ?… Oh ! madame, elles sont si variées que les journées me paraissent trop brèves… A Saint-Jean-du-Doigt, où père a sa maison, je trouve une vraie famille de « petits », à peu près tous ceux du pays. Je fais la classe, je joue, je pouponne… C’est déjà très occupant !… Puis j’ai la musique ; je « commets » force aquarelles ; nous lisons beaucoup ; je monte à cheval, je vais en mer ; je relaie maman comme secrétaire pour mon père. Vous ne trouvez pas, madame, que c’est exquis une pareille existence ?… Je suis sûre que vous l’adoreriez !

— Je le crois aussi ! Quel dommage que je ne puisse en essayer…

— Madame, venez un peu à Saint-Jean-du-Doigt…

— Il est trop tard, petite amie.

Elle se levait. Je l’ai reconduite… Quand je suis rentrée, Jacques était debout dans le salon. Il m’a tendu les bras, avec un « Enfin, vous voilà seule !… » tel que mon cœur en a bondi de bonheur.

Il m’a attirée sur le canapé qui est notre place favorite et m’a murmuré, tendre et fâché un peu :

— Méchante ! qui invite des amies quand je dois la venir voir…

— Je ne l’ai pas invitée… C’est le hasard qui a tout fait.

— Le hasard qui l’a retenue à goûter, n’est-ce pas, madame ?

— Non… Là, le hasard n’était pour rien !… Non… Jacques chéri, savez-vous ce que je pensais, voyant Marie-Reine près de vous ?… Que c’était une fiancée comme celle-là qui devrait être la vôtre !

Il a sursauté et a plongé ses yeux dans les miens, cherchant si je plaisantais.

— Bon Dieu ! Est-ce que c’était une présentation, ce thé soi-disant improvisé ?… Petite chérie, ne savez-vous pas que je suis pourvu ? Que personne au monde ne vaut la fiancée qui s’est promise à moi ?…

— Mais… mais si cette fiancée vous manquait, mon Jacques, il faudrait la remplacer… la remplacer par une autre… que j’aimerais ressemblant à ma petite amie Marie-Reine.

J’ai vu luire un éclair dans son regard qui m’a interrogée, attentif.

— Qu’est-ce que ces réflexions folles… madame ? Alors, vous ignorez encore que personne… vous entendez Mienne… personne ne pourrait vous remplacer. Dans ma vie, vous serez l’Unique…

Et il y avait tant de force dans son accent, devenu grave soudain, que, de nouveau, la joie poignante m’a fait tressaillir, que j’ai appris à connaître par lui… C’est doux divinement, d’être ainsi aimée, et gâtée… — surtout quand on a subi les affres de la solitude…

Aussi, lui présent, j’oublie que je marche peut-être vers le gouffre. J’oublie qu’il va partir… Je suis toute dans les minutes précieuses qui m’appartiennent encore.

Il accomplit ce prodige de ressusciter l’espoir. Il me rend le goût des causeries toutes frémissantes de pensées remuées, mon ancienne avidité pour les choses de l’esprit, l’amour que j’ai eu pour la musique. Près de lui, même, je peux encore être gaie !

14 septembre.

Une idée m’est venue cette nuit, tandis que, les yeux larges ouverts, je songeais… comme je songe désespérément des heures entières, sans pouvoir trouver l’oubli du sommeil. Telle que je me montre à lui… et je suis comme je sens… je l’attache à moi, chaque jour davantage. Je lui laisse espérer un avenir auquel je ne crois plus…

Alors, c’est misérablement égoïste d’aviver un sentiment qui sera pour lui une source de souffrance…, s’il lui faut me regretter, un jour plus ou moins prochain… Puisque je l’aide, — j’ai déjà pensé cela à Saint-Moritz… — je devrais le détacher de moi…

Et je ne peux pas consentir à un pareil sacrifice !… Il est au-dessus de mes forces !

C’est vrai, pour lui, en ce moment, — avec sa mère, — j’emplis le monde. Mais les hommes oublient, même les meilleurs, même les plus épris… Pourquoi troubler la fragile ivresse de notre présent qui meurt ?… Là-bas, loin de moi, dans un milieu nouveau, distrait par cette vie de la pensée, si intense chez lui ; par ses curiosités de voyageur, par la société de femmes d’une autre race, parmi lesquelles, sûrement, certaines seront aussi séduisantes que moi et lui offriront peut-être le lien que je n’ai pas voulu nouer entre nous, — le plus fort de tous… alors, sa jeunesse d’homme subira l’action dissolvante de l’éloignement, soit que je… disparaisse tout à coup, ou demeure seulement une créature dont l’échéance est plus ou moins proche, — fatalement.

Mon bien-aimé, quelle indignation — et vous auriez peut-être raison ! — si vous soupçonniez que je pense ces choses !

Mais un tel détachement m’envahit, depuis que j’ai l’impression, qui m’enserre comme un cilice, d’être une condamnée, séparée déjà des vivants qui ont l’avenir !

J’ai beau essayer de me raisonner, en me prouvant que le docteur Vigan, en somme, ne m’a rien dit qui justifie absolument la crainte entrée en moi ; et qui est amenée par quoi ?… Par le souvenir du diagnostic porté sur une inconnue par le docteur Valprince ?… Parce que je ne puis oublier la destinée de ma jeune tante et de ma mère ?… Rien ne prouve que ce qui a été pour les autres, soit aussi pour moi… Par ma faiblesse grandissante ?

Peut-être déjà j’irais mieux si j’avais obéi à ce médecin et m’étais soignée tout de suite ? Mais alors, c’était renoncer à mes derniers jours de joie…

Il y a des minutes où je me dis que c’est fou, ce que j’ai fait là ! Pourtant, puisque le docteur Vigan m’a affirmé que mon retard ne modifierait pas l’avenir… Bientôt, d’ailleurs, j’aurai tout loisir pour me soigner !

Ce soir, dans le salon, après le dîner, la causerie était très animée entre les hôtes de père, juste assez nombreux pour que chacun puisse, à son gré, trouver son plaisir.

Mais il n’y avait pas là celui dont la force me soutient par l’influence de quelque fluide magnétique.

Aussi, je les écoutais tous, muette au fond de ma bergère, essayant de ne pas paraître trop détachée de tous les propos qui voletaient autour de moi. Car je redoute la perspicacité aimante du regard de père. Très souvent, depuis que je suis à l’Hersandrie, je le rencontre, ou le devine, ce regard que traverse une surprise inquiète. Père soupçonne qu’en moi il y a quelque chose de changé. Quoi ?… Trop discret pour m’interroger, puisque je demeure silencieuse, il cherche, m’observant avec une tendresse qui se révèle par ses gâteries, par la sollicitude de quelques questions brèves sur ma santé.

Pour l’en remercier, je redeviens caressante avec lui comme aux jours de ma toute jeunesse ; j’essaie d’être encore, un moment, « sa petite Joie », ainsi qu’il m’appelait autrefois. Je m’applique à faire à ses hôtes une souriante figure, heureuse que Marinette m’aide, en devenant d’instinct le centre attractif. Hélas ! lundi, elle me quitte pour aller trouver son amie chère.

Mais ce soir, encore, elle était là et distillait son grisant parfum. Elle était amusante à regarder, campée sur le bras d’un fauteuil, ses pieds fins allongés sur le tapis, toutes les lignes de son corps souple trahies par la robe étroite ; son profil à la Greuze, levé vers Rouvray, très allumé ainsi que les autres hommes campés autour d’elle…

Quelle insouciance heureuse émanait d’elle qui ignore l’épreuve…

Tout à coup, je l’ai enviée… Et je me suis sentie loin, si loin d’elle, ma « petite », à qui j’avais trop livré de mon cœur pour ne pas être déçue. C’était imprudent. Il faut très peu demander aux êtres que nous aimons.

Marinette, la pauvre petite, me donne vraiment, aujourd’hui, tout ce qu’elle est capable de m’offrir ; et, restée seule, je regretterai bien fort l’animation de sa jeune vie, les câlineries de son affection, la drôlerie et l’abandon de ses confidences, ses saillies qui me distrayaient de mon tourment, qu’elle partira sans avoir soupçonné…

Quand elle saura, — surtout si je disparais, — elle me pleurera éperdument. Et puis, elle se fera consoler par l’amie nouvelle que son imagination pare de toutes les grâces.

Tant mieux, après tout. Pourquoi ce désir égoïste de laisser de la tristesse derrière soi ?… C’est si peu, un être de moins…

Je regardais Marinette, je les regardais tous autour de moi… Et il me semblait les voir, comme on aperçoit les gens se mouvoir et parler, à travers une glace sans tain, qui en sépare. Tous se révélaient si confiants dans leur foi en l’avenir…

Que mon pressentiment se réalise, ceux qui étaient là, parleront quelques jours, au plus, de moi pour me plaindre. De même, dans le monde, les hommes qui m’ont désirée parce que j’étais seule, les femmes qui m’ont recherchée, jalousée, ou même méprisée parce que je n’avais pas gardé mon brillant époux. Robert, après le premier moment de stupeur devant le dénouement imprévu, savourera sa liberté… Père et Jacques, eux, souffriront… Et puis, le temps leur apportera l’apaisement. Non pas l’oubli. Pour eux, je resterai un précieux petit fantôme enseveli dans leur cœur.

Je songeais, si loin de tous, que j’ai tressailli à une question de Rouvray :

— N’est-ce pas, madame, que vous voudrez bien poser, dans le tableau que je prépare en vue d’arracher les classiques à leur torpeur ?

Sans réfléchir, j’ai dit :

— Peut-être, alors, serai-je partie pour quelque grand voyage.

Tous se sont exclamés, curieux. Et Marinette, se penchant, avec un baiser, m’a jeté :

— Viva chérie, tu ne parlerais pas autrement, si tu étais en partance pour un monde meilleur !…

Je n’ai pas répondu, et me suis levée pour organiser une table de bridge.

17 septembre.

Afin de sauvegarder toutes les apparences, — à cause de père… — je reçois, de même que Jacques, mais pas le même jour !… les amis masculins qui, à Paris, étaient des familiers.

Ainsi, aujourd’hui, Voulemont a surgi en auto, à l’heure du thé. Je me suis appliquée à deviser avec lui sur le ton habituel de nos causeries. Mais il me connaît trop bien pour que, en tête à tête, je puisse le tromper…

Tout à coup, notre thé fini, après un silence, dont je n’avais même pas eu conscience, il a interrogé, plantant dans mon regard ses terribles yeux d’observateur :

— Ma petite amie, qu’est-ce que vous avez !… Est-ce l’amour ?… Est-ce le chagrin ? Il y a des deux dans votre regard ! Et vous commencez à inquiéter très fort ma vieille affection…

Son accent était si sincère qu’une subite émotion m’a étreinte une seconde, et le cri de tout mon être m’est venu aux lèvres :

— Tout simplement, mon bon ami, je suis une femme dont la vie s’achève… Et ce n’est pas un moment… gai !…

Aussitôt, j’ai regretté mes paroles imprudentes. Mais il ne pouvait en pénétrer le sens obscur et a haussé les épaules :

— Quelle absurdité vous dites là, madame Viva ! Le jour où vous le voudrez, vous recommencerez votre existence, vous le savez bien !

— Oui… mais je ne le veux… ni ne le pourrais… dans le sens où vous me l’offrez !

Il dardait toujours sur moi ses yeux noirs qui ont appris à déchiffrer les visages de femme… Et je l’ai entendu marmotter sous sa moustache :

— Qu’est-ce qu’elle a ?… Mais qu’a-t-elle donc ?…

Puis, tout haut, il s’exclame :

— Est-ce que par hasard, vous seriez devenue, cet été, une neurasthénique, dégoûtée de la vie ?

— Parce qu’elle a fait mon lot bien décevant ? Oh ! non !… Jamais, vous entendez bien, Voulemont, jamais ! je ne l’ai plus… sauvagement aimée !… je n’ai plus désiré l’étreindre, en être enveloppée, sentir ses battements fort, fort, fort !

— Alors… alors… Je ne comprends plus…

— C’est vrai, vous ne pouvez pas comprendre. Dites-vous, tout simplement, que je traverse une crise dont je sortirai… d’une façon ou d’une autre !… Et merci de votre sympathie.

Il se lève, vient à moi, prend mes deux mains dans les siennes.

— Vous savez, n’est-ce pas, petite amie, à quel point elle est chaude, et profonde, et dévouée, ma sympathie ! Si je puis quelque chose pour vous, usez de moi, je vous en serai bien reconnaissant !

— Ah ! Voulemont, je voudrais bien pouvoir user de votre amitié ! Mais ni vous, ni personne, ni moi, nous ne pouvons rien en ce moment à ce qui est… Il me faut tâcher de m’accommoder en brave du présent. Lui seul m’appartient !

Je me tais. Lui aussi songe ; pensif, il m’observe. Que m’importe ?… Je sais maintenant que je ne trahirai pas mon secret malgré la misérable tentation qui me torture quelquefois de crier ma détresse à une âme humaine. Mais le sceau crispe mes lèvres l’une contre l’autre. Silencieuse, je contemple le parc embrumé par une pluie fine, douce comme le ciel mélancolique.

Et une soudaine question me vient brusquement :

— Est-ce qu’il vous est arrivé quelquefois, aux heures… vous savez, où l’on se juge ?… de penser qu’il est triste d’avoir passé, dans l’existence, à la façon d’un bibelot de luxe… — je parle pour moi !… — si inutile, que le bibelot brisé, à personne, il ne fera défaut…

— Quelle misanthropie !… Mais, petite madame, vous oubliez que les bibelots de luxe donnent de la joie à ceux qui en admirent la beauté, et les regrettent très fort, je vous assure, si le mauvais sort les brise…

— Jouissance égoïste !… Par conséquent de mince valeur. Jamais, comme maintenant, je n’ai compris quel viatique ce doit être, quand on regarde derrière soi, de pouvoir se dire : « J’ai rempli la bonne tâche, envers les autres et envers moi-même. » Vous n’imaginez pas de quelle humilité je me sens envahie quand je constate combien j’ai vécu pour moi !

— Nous en sommes tous là, ô censeur austère !

— Mais non… mais non… pas tous. Il y en a qui savent sortir d’eux-mêmes par le cœur, par le cerveau… qui, tout entiers, se donnent à une œuvre.

Flegmatique et taquin, Voulemont continue :

— Par exemple, les anarchistes, acharnés à la destruction de l’abominable société.

Du même ton, je riposte :

— Des victimes de l’idée fausse, ceux-là ! Mais à cette idée, ils n’hésitent pas à se sacrifier. Et c’est pourquoi en fin de compte, ils ont plus de valeur que nous, les futiles joueurs de flûte.

— Eh ! Eh ! petite amie, comme vous y allez !… Évidemment, votre point de vue peut se soutenir ; pour le scandale des braves gens et la joie des amateurs du paradoxe. Mais je suis, avec trop de plaisir, « joueur de flûte », pour condamner ces pauvres gens, aujourd’hui traités par vous avec tant de dédain !

— Pas aujourd’hui, seulement, Voulemont ! Plus je vieillis et plus je nous trouve… mesquins, nous autres qui, privés de la lutte pour notre subsistance, nous contentons, tout platement, du souci de nos plaisirs, de nos intrigues, de nos ambitions, de nos amours… que sais-je ! de tout ce qui constitue le tissu piteux dont nous faisons notre existence. Quelles pauvres petites choses nous sommes ! mon ami.

— Des « petites choses » qui sont tout de même des roseaux pensants, comme a dit ce Pascal que vous aimez tant à lire !

Je hausse les épaules :

— Des roseaux qui pensent presque toujours en jouisseurs égoïstes…

— Madame Viva, on pense comme on peut ! Ne soyez pas misanthrope !… Je vous assure que j’aperçois, dans mon tissu piteux — et dans celui de mes frères en mesquinerie, — de jolies arabesques…, des broderies délicates… voire même, de-ci, de-là, quelques perles…

Je me mets à rire de la drôlerie de son accent :

— Heureux homme ! Je vous félicite. Mais laissons ces graves problèmes et faites-moi de la musique, voulez-vous, monsieur le joueur de flûte.

Et ainsi nous passons un très bon moment qui me repose un peu.

18 septembre.

Depuis des mois, des années, je m’habillais pour satisfaire mon propre goût. Maintenant, c’est pour lui que je cherche ce qui m’est le plus seyant… De même que je m’applique à faire incomparablement beaux et doux, autant qu’il est en mon pouvoir, les fugitifs moments qui nous sont accordés.

Je veux qu’il emporte mon image, élégante, lumineuse, exempte d’une ombre même de déchéance.

Je veux qu’il ne me voie ni souffrante, ni faible, ni fatiguée même. Aussi je surveille avec une attention anxieuse l’altération de mes traits, et j’ai des raffinements de coquetterie pour dissimuler de mon mieux mon amaigrissement, ma pâleur. Sur mes joues qui devenaient pareilles à la cire, j’ai mis hier un peu de poudre rose ; très peu…

Et il y a été pris, mon ami cher. Une exclamation joyeuse lui est échappée quand il m’a aperçue ainsi, fraîche sous mon voile, comme j’arrêtais ma charrette anglaise au rond-point où, déjà, il m’attendait.

— Quelle bonne mine vous avez aujourd’hui, petite chérie ! Et cela vous va si bien !…

J’avais réussi. Mais de le voir si confiant et si heureux, un sanglot m’a serré la gorge. Et une minute je me suis tue, pendant que, sautée à terre, je demeurais entre ses bras qui m’enveloppaient étroitement, comme j’aime ! Car ainsi j’ai la stupide illusion d’être défendue par son étreinte, contre la douleur qui approche de moi.

C’est seulement quand j’ai senti mes yeux redevenus bien secs que j’ai relevé les paupières où mon émotion s’était abritée… Et j’ai pu parler…

Oh ! être à lui toute ! Aller vers l’abîme, les yeux clos, entre ses bras, sous ses lèvres, et m’anéantir ainsi…

Avec le sentiment que l’adieu approche — si vite !… — une fièvre s’insinue en nous qui s’avive à chacune de nos rencontres ; une fièvre faite de la soif inapaisée que nous avons de confondre nos deux êtres…

Lui apporte une fierté délicate et généreuse à m’aimer, à m’adorer !… sans demander rien. Je le sais… Surtout, je le sens !

Et il y a des minutes, maintenant, où je me demande pourquoi lui refuser, pourquoi me refuser une ivresse qui sera sans lendemain ?

Sauvagement, je me prends à appeler la rafale merveilleuse qui emporte les êtres hors du monde… A vouloir les délices folles où je perdrai l’épouvante, la notion même de l’avenir, de l’anéantissement possible, et tout proche peut-être.

Puisque j’ai donné le meilleur de moi, pensée, cœur, à quoi bon garder farouchement mon corps qui, bientôt, ne sera plus qu’une loque brisée par le mal, dont lui-même, mon aimé, n’aurait plus le désir ? Ma pauvre petite guenille humaine ! combien elle m’inspire de tendresse et de pitié, quand je songe à l’horrible travail qui s’accomplit obscurément en elle !

Et cependant, je résiste au désir qui gronde et supplie… Pourquoi ?

Quels vieux instincts, à moi légués par ma pure maman, arrêtent l’élan de mon être qui, affolé par le spectre de la destruction, cherche éperdument la brûlante source de vie ?

Est-ce donc que je subis l’influence de mon éducation première ?… que j’obéis à l’orgueil qui m’impose de partir — si je dois partir — sans avoir failli, sans être descendue au niveau de l’homme à qui je suis liée, des femmes qui se sont livrées à lui ?

Parce que je redoute le jugement que mon bien-aimé lui-même pourrait alors porter sur moi ?…

Parce que je ne veux pas lui offrir un corps où, peut-être, la mort a planté ses griffes ?…

Ah ! que de liens m’emprisonnent, entre lesquels je me débats, frémissante, révoltée. Et que, pourtant, je ne brise pas !

20 septembre.

Aujourd’hui, j’étais seule à l’Hersandrie, avec les enfants — ô jouissance bien rare !… — la nouvelle série des invités n’arrivant que demain.

Père, retour de Paris, m’a trouvée allongée dans un rocking chair, sous les sapins, ayant l’air de lire. Je ne puis guère lire maintenant… J’ai trop à penser…

Je ne l’avais pas entendu venir, tant mon esprit s’était enfui loin, hors du présent ! Et j’ai sursauté, sentant tout à coup sa main sur mes cheveux.

— Eh bien comment va l’enfant, aujourd’hui ?

Mes lèvres ont frôlé la main caressante, ainsi que je faisais quand j’étais une petite, en adoration devant père.

— L’enfant jouit du calme de cet après-midi.

— Parfait !… repose-toi bien, ma chérie. Tu as raison de ne pas même lire…

A cette remarque seulement, je me suis aperçue que la revue était tombée sur mes genoux.

Père s’est assis et aspire l’air tiède, un peu humide, qui sent la forêt… Un instant ni l’un ni l’autre nous ne parlons. Je suis lasse, si lasse !… du fardeau que je porte !… Lui, semble réfléchir.

Mais il tourne soudain la tête vers moi qui, distraite, ne surveillais pas mon attitude pour dissimuler la faiblesse qui m’abat… Et j’ai un battement de cœur, l’entendant tout à coup me demander :

— Viva, es-tu souffrante ?

— Mais non, père.

Et je dis vrai. Ce n’est pas souffrante que je suis…

— Alors, pourquoi parais-tu si fatiguée ?… Pourquoi, de jour en jour, deviens-tu plus fluette ?… Si tu continues à t’affiner ainsi, ma Viva, tu finiras par ressembler tout à fait à une petite ombre. Il faut te soigner et devenir, coûte que coûte, une grosse dame.

Il plaisante, mais il n’y a pas de gaîté dans son accent. Malgré mes efforts, le tourment s’est insinué en lui ; et ni affaires ni plaisirs ne l’en peuvent plus distraire, je le devine. J’essaie d’être gaie :

— Père, renonces-y tout de suite, jamais je ne deviendrai la grosse dame que tu souhaites et que tu n’aimerais pas du tout à me voir, avoue-le… Tu sais bien que je suis une femme de la petite espèce.

— Oui… oui… évidemment. Mais peut-être aussi as-tu quelque préoccupation ? Le retour de Robert ?…

Je hausse les épaules malgré moi.

— J’aimerais certes mieux qu’il ne revînt pas… Mais c’est l’impossible… Alors j’accepte sa venue comme un mal inévitable. D’ailleurs, nous nous verrons si peu à l’avenir !

Je m’arrête. A quoi bon, déjà, parler d’un divorce que… les circonstances rendront peut-être inutile ?

Le regard perspicace de père a cherché le mien qui erre sur les belles pelouses veloutées. Je sens qu’il scrute mon visage.

Après un silence, il reprend :

— Il m’a semblé, Viva, t’apercevoir hier, à Paris, avec Meillane ?

— C’est possible… Je suis, en effet, sortie avec lui…

Père ne répond pas et mordille sa moustache.

Immobile dans mon fauteuil, la tête renversée sur le dossier, j’attends, indifférente, des paroles que je pressens. Tout m’est si égal, de ce qu’on peut penser et dire ! Dans quelques semaines, je serai hors du monde.

Je ne tourne même pas la tête quand la voix de père s’élève de nouveau :

— Écoute, Viva, tu sais, par expérience, combien je respecte ta liberté d’action. Mais je dois cependant te dire quelque chose… Tu m’inquiètes, ma petite fille chérie.

— En quoi, père ?

— Parce que… parce que je crains que tu ne te laisses, en ce moment, entraîner dans une aventure sans issue… du moins, sans issue satisfaisante… Et si le mal n’est déjà fait, je te crie : « Casse-cou !… »

— Père, parle franchement, et je te répondrai de même.

Il se lève, fait quelques pas de long en large, la tête penchée… Puis il se rapproche de mon fauteuil. Sa main, impérieuse un peu, comme celle de Jacques, se pose sur mon front.

— Ma petite fille, prends garde, tu vas faire jaser… tu fais déjà peut-être jaser sur toi, à propos de Meillane.

— Parce que je sors avec lui, comme je suis sortie maintes fois avec tant d’autres ?… Jamais alors, père, tu n’en as pris souci !

— Ceux dont tu parles ne ressemblaient pas à Meillane et tu ne les prisais pas… comme lui.

— C’est vrai, je l’estime infiniment. Et, c’est vrai aussi, je ne m’en cache pas.

— Oui, pas assez, mon enfant.

— Pourquoi m’en cacherais-je ? Il n’y a rien là que je ne puisse avouer… Pour éviter des bavardages oiseux ?… Cela m’est si étranger, ce que les gens peuvent dire ou supposer ! Je pense, d’ailleurs, que j’ai tout droit d’agir avec autant d’indépendance que mon mari.

— Oui, humainement parlant, selon la stricte justice, tu en as le droit… C’est très exact ! Mais ce droit, Viva, j’avoue qu’il me serait très… pénible de te voir en user… malgré mon ardent désir de te savoir heureuse ! D’ailleurs, telle que je te connais, tu ne pourrais pas être longtemps heureuse, obligée de dissimuler ton bonheur.

— Père, écoute-moi et crois-moi… Je n’ai rien… entends-tu ?… rien à cacher.

Cette fois, je le regarde en face. Je vois alors passer dans ses yeux un tel éclair de joie que j’en suis saisie. Une seconde, il a semblé un être qui vient d’échapper à un abîme. Jamais je n’aurais imaginé que père pût, à ce point, redouter de me trouver pareille à tant d’autres qu’il n’a jamais condamnées, même plus, qu’il a approuvées plus d’une fois. Ah ! quel mystère dans nos jugements !

Et je continue :

— Jacques de Meillane n’a été pour moi qu’un ami… mais un ami comme jamais je n’aurais imaginé en pouvoir rencontrer. Et pour cela, je l’aime… Oh ! de toute mon âme, avec ce qu’elle enferme de meilleur !…

Ah ! enfin, enfin ! il y a quelqu’un devant qui je peux proclamer l’amour qui aura été ma suprême joie !

Père me contemple avec une sorte d’effroi :

— Tu aimes Meillane !… Toi si désabusée ?…

— Sait-on jamais comment un miracle se fait ?… Oui, père, je l’aime… Si bien des… obstacles ne nous séparaient, à cette heure, je deviendrais sa femme. Et ce serait pour moi le paradis même !… Mais je ne serai pas sa maîtresse.

Entre les dents, père murmure :

— Quelle femme peut être sûre de cela, quand elle aime !

— Dans quelques semaines, père, il sera parti. Si j’avais voulu être à lui, bien facilement et bien souvent, j’en aurais eu l’occasion cet été… Mais je ne le voulais pas… Je ne le veux pas.

Père ne peut pas deviner ce qui me donne, si forte, la certitude de ne pas faillir…

De nouveau, à pas lents, il s’est repris à marcher devant moi. Tout à coup, il se rapproche et son regard, d’ordinaire vif et un peu dur, se pose sur moi, plein d’une pitié tendre :

— Ma pauvre petite fille, tu n’avais pas besoin de cette épreuve-là encore ! Je ne m’étonne plus maintenant que tu deviennes l’ombre de toi-même !

— Une épreuve… d’être aimée comme je le suis par un homme comme celui-là ? Oh ! non, ce n’est pas une épreuve ! C’est un bonheur que je n’aurais pas même osé rêver !… Père, tu es le seul être au monde qui connaît maintenant mon cher secret. Laisse-moi, sans crainte, jouir des derniers jours qui nous restent… Et fie-toi à nous !…

Malgré ma volonté, ma voix tremble, tant j’ai d’angoisse dans le cœur. Père se penche et prend ma tête entre ses deux mains :

— Ma pauvre chérie, sois pleinement heureuse comme tu l’entends…

Et il me laisse, préoccupé par notre conversation, je le devine.

Je le regarde s’éloigner ; puis, songeuse, je demeure immobile, les yeux perdus dans l’infini de ce ciel de septembre, gris sous la brume. Et je tressaille soudain, sentant des larmes mouiller mes mains allongées sur mes genoux…

24 septembre.

A un carrefour isolé, dans la forêt, nous nous retrouvons, après que j’ai laissé ma voiture chez quelque garde. Là, enfin, nous sommes bien seuls !… Et les premières minutes sont divines…

Je suis trop lasse maintenant pour marcher longtemps. Mais je lutte du moins tant que je puis, pour qu’il ne s’en doute pas.

Il en arrive à me croire tout simplement mauvaise marcheuse ; et nous allons d’un pas très lent, à travers les belles allées silencieuses cuivrées par l’automne, son bras ferme me soutenant.

Il me dit ses projets pour nous… Et j’écoute, serrée contre lui comme une enfant fatiguée… Si l’on nous voyait ainsi, que n’imaginerait-on pas sans hésiter ?

Oh ! la vanité des apparences ! Quand on l’a éprouvée, quelle indulgence on apporte à juger !

Hier, il m’a dit, sentant mon pas devenir incertain :

— Viva, mon amour, il me semble que l’automne vous rend bien fragile ! Cet été, à Samaden, vous étiez comme un petit oiseau que ses ailes emportent, quand vous grimpiez vers le bosquet de mélèzes !

Oui, j’ai été l’ardente créature qui, grisée d’air et de lumière, montait, avide d’aller toujours plus haut !… Et ainsi, je ne serai plus jamais… jamais !… Quel glas… si horrible à entendre que, dans un élan de désespoir, je me suis serrée plus encore contre lui… Je lui ai tendu ma bouche pour qu’il y apporte, l’oubli… Et j’ai oublié…

Mais, trop vite, sa voix m’a réveillée, murmurant :

— Viva, vous exigez trop de moi !… Vous me rendez fou et vous voulez que je reste sage ! Je ne suis pas un saint… mais un pauvre homme qui adore…

Oh ! quelle tentation a bondi en mon être de ne plus lutter contre nous-mêmes !

Et cependant, je me suis écartée de sa poitrine et j’ai dit :

— C’est vrai. J’ai tort !… Pardonnez-moi, bien-aimé.

24 septembre.

Mauvaise matinée. Une dépêche de Robert, arrivé au Havre. Et le départ de mes deux « petits », que Marinette est venue me reprendre… J’en ai le cœur lourd de regrets et de larmes.

25 septembre.

A la fin de l’après-midi, le curé de Saint-Léger s’est présenté pour une quête. J’étais seule, sur ma chaise longue, des livres près de moi, mon ouvrage tombé sur mes genoux ; car je songeais à tant de choses que nous avions dites ce matin, lui et moi, pendant notre promenade dans la forêt, — souvenirs, pensées, projets, espoirs qui mêlent étroitement nos deux vies…

La visite imprévue m’a rejetée sur terre. Je me suis correctement redressée ; et j’ai voulu faire approcher mon visiteur de la flambée que j’avais fait allumer, avide de lumière, par cette journée noyée dans une pluie fine.

Mais il a refusé, dissimulant sous sa soutane ses lourdes chaussures boueuses.

Il avait un air d’homme très intimidé. Pour le mettre à l’aise, après qu’il m’avait gauchement présenté sa requête, je lui ai parlé de sa cure, du bien qu’il espérait y faire.

Et aussitôt son embarras a disparu. J’ai retrouvé l’apôtre qui, en chaire, un dimanche, enseignait la puissance du sacrifice, l’apôtre qui, sûrement, pratique ce qu’il enseigne.

Sans doute, il a senti avec quel intérêt j’écoutais la révélation très simple de son effort pour réveiller le zèle de son petit peuple, indifférent, en la majorité, sinon hostile. Peu à peu, il s’est pris à me dire ce qu’il souhaiterait faire en ce pays où il est encore « l’étranger ». Et, en parlant, il avait la même conviction fervente qui m’avait frappée déjà. De toute son âme, il se donne à ces inconnus ; je l’ai senti à sa réponse quand je lui ai demandé :

— Alors, monsieur le curé, vous n’êtes pas effrayé de la tâche que vous entreprenez ?

— Effrayé, madame ?… Comment pourrais-je l’être quand, avec moi, j’ai la grâce de Dieu ? C’est notre mission de gagner les âmes, d’en gagner beaucoup, d’en gagner toujours plus !

Sans réfléchir, j’ai murmuré pour moi-même :

— Gagner à quoi… et à qui ?…

Mais il m’avait entendue. J’ai constaté son imperceptible sursaut :

— Gagner à qui ?… Mais à Dieu, madame, qui, sans se lasser, les appelle pour leur bonheur.

Ah ! si ce Dieu avait pu s’emparer de mon âme, quelle délivrance de la lui abandonner !

J’ai regardé avec envie le prêtre, paisible en sa foi, et une question m’est échappée :

— Oh ! monsieur le curé, comment faites-vous pour croire ainsi ?

Il m’a enveloppée d’un regard effaré, ne comprenant pas bien ; dans son maigre visage, le regard m’interrogeait, attentif :

— Croire à quoi, madame ?

— Mais à tout ce que vous enseignez aux petits et aux grands qui viennent à vous ! Je vous en supplie, monsieur le curé, ne vous choquez pas de mes questions dont je m’excuse et répondez-moi, par charité, pensant que vous faites du bien.

— Je vous écoute, madame.

— Ces mystères, cette religion que vous enseignez, vous l’avez étudiée beaucoup et elle vous paraît… sincèrement, en conscience… elle vous paraît la vérité même ?

— Oui, madame. Elle m’apparaît évidente comme la vie elle-même.

— Malgré ses… étrangetés, ses obscurités, ses… invraisemblances qui choquent la simple raison ?

— Madame, je sais que mon humble cerveau est incapable de concevoir l’infini ; même des intelligences très supérieures en seraient incapables ! Mais la conscience incomplète que j’en possède suffit déjà à me donner une certitude qui est, en mon âme, aussi forte que le sentiment même de la vie… comme je viens de vous le dire… Et cette certitude, comment l’aurais-je si je ne la devais à l’Être divin qui m’a créé et m’a marqué de son empreinte ? Ne le sentez-vous pas, madame ?

Ses yeux limpides, très graves et très bons, se posent sur les miens. Je sens une âme interroger la mienne…

Et la mienne s’ouvre brusquement :

— Non, monsieur le curé, je n’ai pas votre foi et j’en porte durement… ah ! oui, bien durement la peine en ce moment ! Lorsque j’étais toute jeune, j’ai été une ardente petite chrétienne. Je croyais sans un doute, sans réfléchir… comme les petits, comme les sages, comme ceux qui savent… la foi du charbonnier ! Et puis, j’ai été absorbée par ce qui alors était pour moi le bonheur… J’ai vécu dans une atmosphère de scepticisme… si étrangère à toute idée religieuse !… Ensuite, j’ai souffert beaucoup, beaucoup supplié !… vous savez, comme on supplie quand on souffre et qu’on crie, désespéré, vers qui peut vous soutenir… Mais le chagrin ne s’est pas éloigné. Au contraire, il s’est appesanti, tellement cruel que le désespoir a tué ma foi. Et j’ai vécu sans plus rien espérer, devenue étrangère à ce Dieu qui m’abandonnait. Aujourd’hui encore, j’ai besoin de secours, d’espérance, de foi, et je ne trouve rien !…

Ma voix, que j’entendais lente et sourde, se brise tout à coup. Le prêtre, qui m’a écoutée, murmure :

— Pauvre enfant !

Puis un silence tombe dans le salon où crépitent les flammes du beau feu clair. Mes yeux songeurs contemplent, à travers les vitres, la svelte silhouette d’un sapin qui se dresse sous le vent et la pluie ; et une seconde, il me semble voir en lui mon image, dans la tourmente des mauvais jours…

Une question me ramène :

— Madame, est-ce qu’il y a des points de doctrine qui vous arrêtent ?… Je pourrais alors essayer de dissiper vos doutes !…

Je tourne la tête vers qui m’interroge avec un intérêt compatissant :

— Oh ! monsieur le curé, je ne connais rien à la théologie et ne me mêlerais pas de juger et de discuter ce que j’ignore. Mais je souffre d’avoir perdu le sens de la vie spirituelle… de ne plus voir en la religion qu’une très belle illusion, une consolante légende, à laquelle, en la sincérité de mon esprit, je sens que je ne crois plus… malgré mon désir d’y croire… Et pourtant, je traverse des heures où j’aurais tant besoin de trouver un viatique hors du monde !… Monsieur le curé, que faut-il faire ?…

Il ne répond pas aussitôt. Il pense. Puis, doucement, après un moment, il prononce :

— Ce qu’il faut ?… Prier, comme si vous croyiez, madame ; appeler Dieu de toute l’ardeur de votre âme qui le cherche… Et il vous entendra, car il a promis : « Venez à moi, vous tous qui êtes accablés, et je vous soulagerai. »

Dans le recueillement de la pièce que le crépuscule envahit, les paroles tombent comme une promesse de force et de paix. Le mysticisme de cet homme est bienfaisant à ma détresse ; et j’implore :

— Monsieur le curé, vous qui savez prier, priez pour moi !

26 septembre.

Les journaux annoncent le retour de Robert à Paris, où ma lettre l’attendait. Que va-t-il dire et faire ? Je suis trop lasse pour m’en inquiéter… « Rien ne m’est plus », comme disait une illustre désespérée… Rien que cette idée : « Mon ami part dans quinze jours. »

Seule je vais être pour subir l’épreuve !… Lui dire la vérité et qu’il reste ?… Ah ! si j’étais libre, je crois que j’aurais la lâcheté de le faire ; et j’envie les femmes qui aiment hautement, devant tous, même un amant !… Moi, je n’ai pas d’amant !… Mais un fiancé, comme les jeunes filles ; — un fiancé que personne ne doit connaître…

29 septembre.

C’était un bienfaisant jour de repos, sans visiteurs, père chassant ces jours-ci en Sologne. J’avais essayé de faire de la musique, mais la force m’a vite manqué ; et j’ai dû retourner à ma chaise longue, où je me reposais quand un coup de cloche à la grille m’a fait tressaillir follement, avec l’absurde pensée que c’était Jacques qui venait me surprendre.

De loin, à travers les massifs, j’entrevoyais une silhouette masculine. Mais ce n’était pas la sienne…

Après quelques minutes, un léger heurt à la porte… Puis les tentures s’écartent ; et, devant le domestique qui s’efface, je vois entrer, non pas mon bien-aimé… mais celui qui de nom est encore mon mari. Oui, c’est Robert !…

D’un brusque élan je suis debout :

— Comment, vous, Robert ! Ici ?

— Pourquoi non ?… J’arrive après une absence assez longue pour qu’il soit, je crois, tout naturel que je vienne voir ma femme.

Sa main cherche la mienne qui se lève d’instinct et qu’il porte à ses lèvres. Je me suis rassise, brisée par l’émotion. Lui, reste debout. Une seconde, en silence, nous nous regardons. L’océan l’a bronzé, et le visage est amaigri un peu ; sa blessure ou la vie, vie d’amour, vie d’orgueil. Mais ses traits ont ainsi quelque chose de plus mâle, il est toujours beau.

Je ne sais quel visage je lui offre ; le choc de sa soudaine arrivée a, sans doute, accentué l’altération de ma figure, car, après m’avoir contemplée avec une surprise qu’il ne peut dissimuler, il s’exclame :

— Est-ce que vous avez été souffrante depuis mon départ, Viva ? Je vous retrouve si fluette, si blanche !

— Tout bonnement, peut-être, vous êtes maintenant habitué aux beautés américaines… Non, je n’ai pas été souffrante.

— Alors, vous avez moralement passé un mauvais été ?

Il me vient un léger sourire dont il ne peut savoir l’ironie.

— Oh ! non, j’ai passé un excellent été ; un des plus reposants que j’aie connus depuis longtemps !

Ironique à son tour, il s’incline un peu.

— Je vous remercie.

— Vous n’avez pas à me remercier. Je vous dis simplement ce qui est…

— Et puis-je, du moins, vous demander ce qui vous a si bien reposée ? — en admettant que vous êtes reposée… Car votre mine dit tout le contraire !

— Ce qui m’a fait du bien ? La jouissance de la liberté qui m’a semblée à ce point bienfaisante que, désormais, je ne saurais plus m’en passer.

Il a un brusque tressaillement. Mais il se domine tout de suite et s’assoit.

— N’étiez-vous pas libre déjà, autant que femme peut l’être ? Qu’est-ce que toutes ces phrases vaines !

— Des phrases ? Oh ! non, tout uniment la vérité. N’avez-vous donc pas reçu la lettre que je vous ai adressée à Paris, avant votre arrivée ?

Il incline la tête.

— Je l’ai reçue et… méditée même.

— Alors, je ne comprends pas du tout de quoi vous vous étonnez et pourquoi vous êtes ici.

Un éclair traverse les yeux de Robert.

— Pourquoi ?… Parce que j’ai tenu cette lettre pour ce qu’elle était…

— C’est-à-dire ?

— Une boutade à laquelle ni vous ni moi nous ne pouvions attacher d’importance.

Nos deux regards, soudain, se bravent, avec une force passionnée.

— Vous avez tort, Robert. Ce que je vous ai écrit est ma résolution. Je vous le répète : je ne reprendrai pas la vie que j’ai menée depuis trois ans… ni mon ridicule personnage d’épouse trompée… Donc, la séparation s’impose. Cet été, vous m’avez fourni encore une raison plus que suffisante pour obtenir mon divorce !

Il a pâli et me regarde aussi stupéfait que si je venais de proférer soudain des paroles insensées.

— Viva, vous ne parlez pas sérieusement !

— Si… encore une fois… très sérieusement !

Il se lève d’un geste violent, se rapproche et saisit mes deux mains.

— Allons donc ! Allons donc !… C’est l’impossible que vous demandez ! Quand on a été les époux… les amants que nous avons été, on ne se sépare jamais !

Avec tout ce qui me reste de force, je dégage mes mains.

— Le temps dont vous parlez est mort ! Je suis maintenant une autre femme. Si je me souviens de la Viva d’autrefois, c’est seulement pour la prendre en pitié, pour la plaindre !…

— Vous avez été heureuse pourtant !…

— D’un si misérable bonheur !… J’en jouissais parce que je ne savais pas alors qu’il en existait d’autre…

— Et maintenant, vous en connaissez un autre ?

— Oui… Aujourd’hui, j’ai compris quel bonheur aurait pu être le mien…

— Qui vous l’a appris ?… Votre amant ?…

Pour la première fois, depuis que nos vies sont séparées, il articule pareille accusation. Et j’en suis stupéfaite, à ce point que l’insulte ne m’atteint pas.

Ah ! c’est ma revanche, de pouvoir répondre sans baisser les yeux :

— Je n’ai pas d’amant.

— Mensonge !… Et je puis vous dire le nom de cet homme…

— Dites.

Je le sais, le nom qu’il va prononcer. Père m’a prévenue.

— Tout Paris le connaît. C’est Jacques de Meillane.

Instinctivement, je dresse la tête ; et de toute ma hauteur, je prononce :

— M. de Meillane n’est pas mon amant. Ni lui ni un autre. Il ne m’a pas plu d’avoir un amant. C’est pourquoi je puis dire — et c’est la vérité absolue… — que vous êtes le seul auquel j’ai appartenu… jusqu’ici !

Je sens que, dominé par mon accent, il ne met pas en doute ma parole. Mais mon dernier mot le fait bondir. Violemment, je répète :

— Jusqu’ici ! Alors vous imaginez que, vous sachant mon bien, j’accepterai de vous perdre ?…

— Je ne suis plus votre bien depuis longtemps !… Mais si vous prétendiez continuer à me retenir près de vous, il ne fallait pas me laisser cet été… Il ne fallait pas, là-bas, oublier qu’en France une femme portait votre nom… Il ne fallait pas afficher le peu de souci que vous aviez d’elle, en vous battant aux yeux de tous pour votre maîtresse…

Il se dérobe et martèle avec emportement :

— Et vous prétendez me faire admettre que de telles raisons… auxquelles si facilement je pourrais répondre, déterminent votre conduite imprévue à mon égard ? Quelle naïveté me croyez-vous, Viva ? Vous si franche, dites donc ce qui est vrai. Vous réclamez le divorce pour épouser l’homme que vous prétendez, malgré les apparences, n’être pas votre amant !

De nouveau, je ne bronche pas devant l’insulte qu’il me lance, les dents serrées par la colère, exaspéré de se heurter à ma résolution qu’il commence à sentir inflexible.

Mais cette discussion m’épuise ; et lentement, la voix assourdie, je réponds :

— Vous vous trompez encore… Je ne pense pas que, même libre, j’épouse jamais M. de Meillane.

Soudain calmé, il me jette un coup d’œil effaré ; car il ne peut se méprendre à mon accent.

— Alors, pourquoi un divorce inutile ?… Que voulez-vous ?

— La séparation de nos deux existences, établie devant tous, pour ne plus être exposée à des équivoques blessantes…

— Un scandale enfin !

— Oh ! non ! Vous et moi ferons de notre mieux pour que tout se passe sans bruit. Les avoués savent très bien arranger ces sortes d’affaires discrètement, quand les clients y tiennent. Comme tout Paris est au courant de notre situation respective, la chose n’étonnera personne et sera sûrement considérée comme toute naturelle.

Il ne me répond pas cette fois. Sa main nerveuse tourmente sa barbe, du geste que je connais bien. Ainsi qu’il me l’a déclaré en toute candeur, il avait pris ma décision imprévue pour une boutade, et l’évidence du contraire le bouleverse.

Inconscient toujours, il s’approche, suppliant, la voix caressante :

— Vous ne sentez donc pas, Viva, combien je revenais avide de vous retrouver ?… Pas une femme n’est dans ma vie ce que vous êtes !… Est-ce que jamais je pourrais me passer de votre présence ?

Et il est sincère !…

— Vous vous en passiez bien en Amérique, pourtant.

— Là-bas… j’étais en voyage, distrait, occupé de mille soucis… Et puis, je savais que je vous retrouverais… m’attendant…

Entre mes lèvres closes, je marmotte involontairement, si peu que j’aie envie de rire :

— Comme Pénélope !

Il est trop absorbé par sa propre pensée pour prendre garde à mon interruption, et poursuit, avec une sorte d’emportement :

— Ne plus vous avoir près de moi ! vous laisser partir ! consentir au mal que vous voulez me faire ainsi… C’est fou, la supposition même que je me prêterais à un pareil caprice…

— Vous n’avez cependant pas la prétention de me garder de force ?

Il a un sursaut, me regarde ; puis, sourdement :

— Ah ! comme vous m’en voulez, Viva !… Et comme vous avez bien trouvé votre vengeance !…

Je secoue la tête :

— Ma vengeance ?… Ah ! je ne songe guère à me venger !… Une dernière fois, écoutez… Votre absence m’a rendue à moi-même ; et je ne pourrais plus supporter la vie mensongère que nous avons eue l’un près de l’autre, pendant trois années. Ce qui est faux ne peut jamais durer, Robert. Pour vous, comme pour moi, il est plus digne que notre séparation soit nettement établie. Non, je ne vous en veux pas… Avec les années, j’ai appris qu’il fallait accepter les êtres tels qu’ils sont. Maintenant, je ne m’irrite même plus contre vous… Nous sommes trop loin l’un de l’autre…

Ma voix est tombée si calme et si grave que j’en suis saisie. Quelque chose de définitif a passé entre nous.

Si léger soit-il, Robert doit en avoir l’intuition, car il n’insiste plus. Presque tout bas, il articule :

— Vous êtes dure, Viva ! Mais en somme… c’est la justice… Vous avez raison… Et vous êtes dans votre droit.

Un silence lourd de tant de choses qu’il est inutile de dire !… Ah ! c’est bien vrai, je ne lui en veux pas… Même plus, devant son désarroi, j’éprouve l’espèce de regret que l’on ressent d’avoir troublé l’insouciance d’un enfant.

Et par certains côtés, ce maître illustre est un enfant… Un cruel enfant gâté !

Il regarde, assombri, vers la forêt lointaine que, sûrement, il ne voit pas. Des minutes passent où je sens grandir le désir douloureux que cet entretien soit fini ! Mais je me tais ; et c’est lui qui reprend :

— Votre résolution inattendue m’est trop pénible, Viva, pour que je puisse l’accepter ainsi. Je vous supplie de… de réfléchir encore…

— J’ai bien réfléchi, Robert.

— Et votre père vous approuve ?

— Père ne sait rien encore.

Je vois s’éclairer les yeux de Robert et je devine que l’espoir lui revient. Jamais je n’aurais soupçonné qu’il pût lutter ainsi pour me retenir. Il lutte… pour lui ? pour le monde ?…

Peu m’importe.

En cette minute, père lui apparaît comme un allié naturel.

Et je ne lui enlève pas son illusion. Qui sait quand et comment nous nous reverrons ! je lui ai dit ce qu’il devait connaître.

Alors il est mieux de ne pas nous séparer en ennemis…

N’a-t-il pas été la folie de mes vingt ans ?

Et je rattache le masque qui m’a rendu possible notre vie commune pendant les trois dernières années. Il suit aussitôt mon exemple. Et sans plus d’allusions au grave sujet, revenus au ton habituel de nos conversations, ainsi que des étrangers courtois, nous causons, un moment encore, des souvenirs artistiques qu’il rapporte de son séjour outre-mer.

2 octobre.

Et les jours passent, les jours fuient, les jours me dévorent.

Jacques, que nous nous voyons peu !… Que nous nous voyons mal, l’un et l’autre garrottés par les entraves que nous essayons de ne pas briser afin que nulle éclaboussure n’atteigne notre amour !

Il part chez sa mère pour une grande semaine… Et après… Après, ce sera l’adieu.

Hier, comme il allait me quitter, je n’ai pas su arrêter un cri d’angoisse :

— Oh ! Jacques, il me semble que je ne pourrai me résigner à vous laisser partir !

Il a attiré ma tête entre ses deux mains, ses yeux dans les miens.

— Voulez-vous que je reste, mon amour ? Si vous saviez quelle tentation j’ai de me libérer, même par une démission, pour demeurer près de vous !

Je me suis ressaisie :

— Ah ! ne faites pas cela !… Ne faites pas cela, surtout ! je vous en supplie…

S’il restait… il saurait ! Il faut bien que je le laisse partir…

Impérieusement, il réplique :

— Pourquoi ne le ferais-je pas ?

— Ce serait insensé… Jamais… nous n’arriverions… à rester sages autant qu’il le faut… Et…

Je parviens à sourire et achève, plaisantant :

— Et quel gâchis !…

— Merci bien ! fait-il si drôlement que je me mets à rire pour de bon.

Est-il possible qu’il y ait encore des minutes où je puisse rire !

Ce soudain éclat de gaîté lui cause un évident plaisir. Il riposte avec la vivacité joyeuse qui lui était familière quand je l’ai connu et qui devient rare, depuis plusieurs semaines :

— Si vous vous moquez de moi, madame, gare à vous ! Pour me venger, je vous emporte, envers et contre tous, au Canada, sans rien attendre !

— Et puis quand nous débarquerons, on nous déclarera undesirable et on me renverra en France ! Vous savez, les autorités du Canada ne badinent pas avec les amoureux ! Il vaut mieux, Jacques chéri, que je recouvre d’abord toute seule ma liberté… Ensuite, vous viendrez me chercher.

Je m’arrête, car ma voix s’altère.

Une seconde de silence et j’arrive à me dominer pour finir :

— D’ailleurs, si je ne trouve pas le courage de supporter votre absence, je vous l’écrirai… Et, charitablement, vous viendrez à mon secours, n’est-ce pas ?… Ou encore j’irai vous faire une petite visite… bien correcte…

Il se penche et m’étreint d’un geste jaloux.

— C’est cela, vous viendrez, mon amour chéri. Mais vous ne repartirez pas ! Quand je vous tiendrai… je vous garderai !…

4 octobre.

A cette heure, c’est lui qui est parti !

Obstinément, j’avais espéré que sa mère reviendrait à Paris, pour ses derniers jours en France. Ainsi, nous n’aurions pas perdu une parcelle du temps qui nous est mesuré.

Mais elle a été souffrante, et des difficultés matérielles l’ont retenue en Dauphiné.

Il est parti et j’ai tressailli de joie et de souffrance à pénétrer ce qu’était, pour cet énergique, le regret de me laisser. C’est divin d’être ainsi aimée ! Mais que ce bonheur se paye ! Le premier départ de mon ami m’a fait mesurer ce qu’allait être l’autre, le vrai !

Quand il reviendra, à peine nous aurons encore quelques jours, car il s’embarque le 17. En me disant adieu, il m’a murmuré, de ce ton suppliant qui me bouleverse, si différent de son accent ordinaire, ferme et vif :

— Mienne chérie, laissez-moi rester en France, près de vous !

— C’est impossible, mon Jacques, vous le savez bien !… Pour le moment, il faut nous séparer…

Alors, il se tait. La nécessité que j’évoque, il la reconnaît comme moi ; — non pour les mêmes raisons ! Lui pense que son éloignement vaut mieux tandis que se prépare mon divorce. Moi je songe que je suis à bout de force et ne pourrai plus longtemps dissimuler que je suis broyée. Déjà il me devient difficile de tromper l’inquiétude que je vois s’aviver en lui, malgré mon effort pour lui persuader que toutes les émotions de ces dernières semaines, le souci de l’avenir, causent l’altération, devenue trop évidente, de ma santé.

Pendant la semaine qu’il va passer en Dauphiné, au dernier moment, je verrai enfin le chirurgien. Avant qu’il me quitte, il faut que je sache.

Ah ! si j’allais recevoir l’assurance que mes craintes étaient folles, que je vais me remettre vite de mon mal insignifiant !…

Après tout, c’est bien possible. Pourquoi alors, au plus profond de mon âme, suis-je hantée par une impitoyable crainte qu’aucun raisonnement ne peut vaincre ? J’ai, si forte, l’impression que la nuit vient pour moi… Et désespérément, je me débats, épouvantée devant l’ombre qui va me saisir… Ah ! que je suis loin de prononcer les mots que demandait le prêtre : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Mieux que votre créature, vous savez ce qui est son bien… »

Jacques voulait parler à sa mère de notre cher secret. Je l’ai supplié de le lui taire encore. A quoi bon la préoccuper par la perspective d’un mariage qui ne se fera, sans doute, jamais ?

Et c’est atroce, cette impression de voir fuir le bonheur qui était tout proche !

J’ai dit à Jacques :

— Ne troublez pas les derniers jours que vous avez à passer avec votre mère, puisque je ne suis pas libre encore. Songez à ce qu’elle éprouvera, vous voyant désireux d’épouser une femme divorcée…

— Ma Viva chérie, elle vous aimera et elle comprendra…

Et dans sa voix, il y avait une telle certitude, forte et tendre, qu’une seconde, sa foi m’a fait oublier tout, et je lui ai murmuré :

— Jacques, si vous jugez mieux que votre mère sache dès maintenant, parlez-lui. Faites comme vous préférez, mon bien-aimé.

12 octobre.

Mme de Meillane a été encore un peu souffrante. Dans deux jours seulement, Jacques sera de retour, juste pour le départ !

Demain, moi, je vois le docteur Wardènes.

Demain, à cette heure, je connaîtrai mon arrêt.

13 octobre.

Je sais maintenant ! Mon intuition, cette fois encore, ne m’avait pas trompée. Ce que la charité professionnelle du docteur Wardènes n’a pas articulé, ma pensée le comprend. Le mal héréditaire m’a saisie à mon tour.

Je suis perdue ! tout au moins pour le bonheur, sinon autrement.

Comme la première fois, je suis allée seule au rendez-vous. J’ai supporté, sans un mot, l’examen minutieux, long, attentif ; répondu, très calme, à toutes les questions, qui se sont terminées par celle-ci :

— Alors, vous venez seulement de vous apercevoir du mal qui vous amène, madame ?

— Non, docteur, je le connais depuis cinq semaines.

Cet homme si calme a littéralement bondi :

— Comment, depuis cinq semaines !… Et c’est aujourd’hui que vous venez me trouver ?… Mais c’est fou !… Vous vouliez donc votre perte ?

Devant cette indignation, ma vaillance a soudain chancelé.

— Le docteur Vigan, sur mon insistance, m’a déclaré que je ne modifierais pas l’avenir en attendant, comme je le voulais…

— Vous le vouliez ! Mais pourquoi vouloir une imprudence insensée ?… C’est inouï !… Et vous encourager à la commettre par une promesse ambiguë !…

— Le docteur Vigan ne m’a rien promis. Il a insisté, au contraire, autant qu’il était en son pouvoir, pour me déterminer à me soigner tout de suite. Mais je ne pouvais le faire.

Brusquement je m’arrête, sentant ma voix trembler. La tension de mes nerfs les a rendus si fragiles que les larmes me montaient aux yeux. Bien que, très vite, j’eusse baissé mes paupières pour les cacher, le docteur les avait surprises. Aussitôt, il a perdu son air irrité et il est devenu paternellement bon. Sa main s’est posée sur mon épaule.

— Allons, allons, mon enfant, ne vous laissez pas abattre ainsi… vous qui m’avez l’air d’une petite femme brave. Puisque le dommage est fait, rien ne sert de récriminer. Maintenant il ne reste plus qu’à le réparer au plus vite.

Je l’ai regardé dans les yeux.

— Et vous espérez pouvoir le réparer, docteur ?

— Je ferai tout le possible pour cela, madame. Mais je ne puis avoir la même certitude sur le résultat définitif que si je vous avais soignée il y a cinq semaines. Seulement, il ne faut plus attendre.

J’ai secoué la tête, raidie contre l’assaut qui allait venir.

— Docteur, dans quatre jours seulement, au plus tôt, je peux me confier à vous.

De nouveau, une exclamation impatiente ; et sous les sourcils blancs, je vois un éclair.

— Mais vous n’avez donc pas compris, mon enfant, que tout retard diminue vos chances…

— De vie ?…

— De guérison, tout au moins.

— Docteur, il est impossible que je sois… opérée avant la date que je vous dis…

Ses yeux d’observateur se sont arrêtés sur mon visage. Mais il n’a plus insisté, devinant que j’obéissais à l’une de ces raisons qui dominent tous les conseils de la sagesse. L’un et l’autre nous sommes devenus silencieux.

Il continuait à me regarder, pensif, presque sévère, tandis que, d’un geste amical, je remettais mes gants. Puis, avec une sorte de gravité, il a prononcé :

— Maintenant, je comprends mieux le docteur Vigan. Mais, comme lui-même a dû vous le répéter, vous prenez une sérieuse, très sérieuse responsabilité, en ne vous soignant pas immédiatement.

— Quatre jours, c’est si peu !

— Quatre jours ajoutés à cinq semaines, c’est beaucoup. Ah ! ma petite enfant, quel crime vous avez commis envers la simple raison !

Je l’ai senti à ce point sincère dans sa préoccupation que, de nouveau, j’ai faibli une seconde. Et tout bas, j’ai supplié, comme un bébé :

— Oh ! docteur, ne me grondez plus !… Et… faites-moi vivre !

Il a pris ma main dans les siennes.

— Nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela, mon enfant. Ne vous agitez plus et mettez-vous en demeure de pouvoir, comme vous le souhaitez, être soignée dans quatre jours.

J’ai obéi. Je suis allée moi-même choisir ma chambre dans la maison qu’il m’a désignée, et je vais préparer mon départ…

Ah ! que la nuit est proche et que mon âme en a de peur et de souffrance !…

Heureusement, père, ce soir, était absent. Seule avec lui, comment serais-je parvenue à lui cacher la vérité ?… Et demain, comment ferai-je avec mon bien-aimé, pour l’amour de qui, je le comprends, j’ai joué ma vie… Pourtant, il faut qu’il ignore… Il faut.

16 octobre.

C’est la fin.

Il est parti… Et j’ai pu me taire jusqu’au bout !… Même dans la folle douceur du revoir… Même dans cette agonie de la séparation…

Mourir ne sera pas plus horrible que l’a été l’adieu qui nous a, tantôt, arrachés l’un à l’autre, sans phrases, ni plaintes, ni pleurs, presque en silence…

Ce soir, il a quitté Paris. Dans le train qui l’emporte, il pense à moi, avec la vision du retour, l’espoir de l’avenir dont il se croit sûr.

Je pense à lui, avec l’obscure certitude que jamais je ne le reverrai… C’est bien l’adieu que mes lèvres tremblantes ont prononcé, écrasées une dernière fois sous les siennes. Et, en mon âme, une voix inflexible prononce, sans pitié, que c’est mieux ainsi. Ma santé détruite, liée à un autre, par le serment d’éternelle union, prononcé librement jadis, je ne pouvais pas, je ne devais pas devenir sa femme. Oui, c’est bien que la vie m’enlève de force à lui… Jamais, je le crains, je n’en aurais eu le courage, libre de disposer de l’avenir…

FIN

IMPRIMERIE FRANÇAISE DE L’ÉDITION, 13, RUE DE L’ABBÉ-DE-L’ÉPÉE, PARIS.

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