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La nuit tombe...

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21 mai.

Par extraordinaire, ce soir, je ne dînais pas en ville, ayant pu me décommander — prétexte de migraine — pour une partie organisée par Marinette et les Valprince.

Robert, lui, dînait… où bon lui semblait, dehors. C’était donc une soirée pour moi toute seule ; et, à l’avance, je la savourais, rentrée plus tôt que de coutume pour me reposer, dans l’atmosphère amie de ma chambre, d’ennuyeuses courses et de la corvée de voir des fâcheux et des indifférents.

Meurtrie par l’étrange fatigue qui, si facilement, m’abat ce printemps, je regardais, paresseuse sur ma chaise longue, le ciel du couchant qui était de nacre rose sous le vol de petits nuages floconneux, ourlés d’or… Et le silence autour de moi, dans la lumière apaisée, m’était un baume.

Un coup à ma porte m’a fait tressaillir comme un bruit pénible ; si pénible que mon impression première a été de ne pas répondre pour écarter l’intrus… Et puis, en même temps, l’habitude me faisait prononcer un « Entrez ! » piteusement résigné.

J’entends alors le bruit d’un bouton qui tourne. La porte s’ouvre ; le voile de Jouy est écarté ; et c’est Robert qui apparaît. Stupéfaite, je le regarde. Il s’est arrêté, m’apercevant inactive, parmi mes coussins, et me demande :

— Vous dormiez ?… Je vous ai réveillée… J’en suis désolé.

— Je ne dormais pas du tout, je rêvassais. Le chien et loup me rend très paresseuse.

Un silence. Il se rapproche de la chaise longue.

— Cela vous réussit d’être paresseuse. Au milieu de vos coussins, dans votre robe flottante — très joli, entre parenthèses, ce nuage rose dont vous êtes enveloppée… — vous êtes la tentation même, Viva.

Je ne sourcille pas, habituée et indifférente. De vieille date, je sais Robert incapable d’approcher une femme, à moins qu’elle ne soit positivement un monstre, sans goûter ce qu’elle peut offrir de plaisant à son goût masculin.

Et j’interroge, me redressant, assise très correcte au bord de la chaise longue, mes pieds sur le tapis :

— Vous avez à me parler ?

— Oui, si vous voulez bien m’écouter…

Je le considère, surprise.

— Quelle solennité !… Est-ce que vous allez me raconter quelque chose de désagréable ?… Alors j’aimerais mieux… sauf cas d’inévitable, que vous vous en alliez sans rien me dire !…

L’exclamation m’a échappé. Maintenant, je suis lâche, même devant les petites piqûres, autant que devant les vraies blessures.

Il sourit un peu et s’avance un fauteuil.

— Soyez sans inquiétude !… Tout simplement, il s’agit d’une proposition qui m’a été faite et dont vous devez être instruite.

— Une proposition ?

— Oui… J’ai reçu la demande, pour New-York et autres villes importantes d’Amérique, d’une série de représentations de la Danaïde

— Ah ?… Eh bien, je suppose que si vous prenez l’affaire en considération, c’est qu’elle vous paraît bonne à tous égards, et je n’ai à vous adresser que mes compliments. Je suis charmée, pour vous, de cette nouvelle preuve de succès de votre opéra.

En effet, je porte à la Danaïde un intérêt quasi maternel, parce que je l’ai vue éclore, se développer, devenir une œuvre belle et vivante. Et ce m’est une réelle jouissance que beaucoup apprennent à l’aimer.

Robert joue avec les soies de sa barbe qu’il tourmente du geste qui lui est familier.

— Évidemment, la proposition telle qu’elle m’est présentée est très flatteuse ; et les conditions offertes valent la peine de n’être pas dédaignées… C’est pourquoi, tout Parisien que je suis jusque dans les moelles, je suis tenté de m’en aller, ainsi qu’il m’est demandé, diriger moi-même l’orchestre de la Danaïde.

Un tressaillement secoue mes nerfs, si vite en éveil. Robert s’éloignerait ?… J’éprouve l’impression d’être une prisonnière à qui le geôlier annoncerait tout à coup qu’il va partir…

Pourtant, même lui à Paris, je suis libre de faire tout ce qui me convient…

Ah ! pourvu qu’il accepte !…

Je demande :

— Qui chantera votre Danaïde, là-bas ?

Encore un court silence. Puis la réponse vient, articulée sur une note un peu brève :

— Mais son interprète habituelle, bien entendu.

J’ai compris… Sûrement, alors, il partira. De pareilles représentations ne peuvent qu’attirer et retenir, outre-mer, l’époux de ma jeunesse. Oh ! bienfait du détachement ! Sans qu’une fibre douloureuse ait tressailli en moi, je peux répondre, sincère :

— Pour le succès de la Danaïde, il est, en effet, fort heureux que vous ne soyez pas contraint à recourir à une nouvelle chanteuse ! A Paris, la direction laisserait partir Marcelle Huganne ?

— Pendant les mois d’été, elle a son congé ; et, à Paris, la Danaïde ne sera pas reprise avant novembre. Et puis, d’ailleurs, avec de l’argent, tout s’arrange !

J’incline la tête et approuve, avec une docilité de petite fille bien raisonnable. Ah ! que la Viva de jadis est donc disparue ! Celle pour qui un tel voyage eût été un supplice… Jamais cette Viva n’eût laissé l’homme qu’elle adorait partir ainsi, pour ne pas quitter sa maîtresse !

Et voici qu’aujourd’hui, les paroles de Robert éveillent seulement un espoir imprévu, exquis, fou, l’espoir de vivre délivrée d’une présence que je subis, pour obéir à un misérable souci des apparences ; souci que je condamne chaque jour davantage… Moi qui ai si intenses, le mépris et l’horreur des compromis hypocrites à l’égard du monde. Oh ! qu’il parte ! Que j’échappe au frôlement de cette vie qui m’est plus qu’étrangère !

Et, avec quelle sincérité encore, je réponds :

— Mais tout cela me semble fort bien… Cette tournée serait prochaine, alors ?

— Départ vers le 15 juin. Retour…

— Retour ?…

— Retour à l’automne.

Trois mois ! Trois mois de liberté !

— Qu’est-ce qui vous fait hésiter à accepter ?

— En principe, je suis décidé à peu près. Mais il y a toujours passablement de conditions à régler.

— C’est vrai.

Silence de quelques secondes. Tous deux, nous songeons, puis, cette question tombe, qui me fait tressauter :

— Viendrez-vous, Viva ?

— Où ?… En Amérique ???

— Oui.

— Qu’irais-je bien faire là-bas ? Sûrement non, je n’irai pas ! Je lirai vos succès dans les gazettes… Et cela me suffira.

— Alors, que ferez-vous de votre été ?…

— Oh ! je saurai l’occuper à mon gré ! Soyez sans inquiétudes.

Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande :

— Vous ne vous ennuierez pas ?

— M’ennuyer ?… De quoi ?… De qui ?… De vous ? Que je saurai parfaitement loti quant aux distractions ! D’ailleurs, vous n’ignorez pas que je me suffis très bien à moi-même.

— Et puis, les bons amis sont là, tout prêts à vous entourer, pour que vous ignoriez la solitude.

Il y a soudain, dans la voix de Robert, quelque chose de presque agressif qui y est inaccoutumé.

— Vous avez raison, j’ai un cercle d’amis qui s’efforcent d’écarter de moi toute sensation d’isolement.

— En tête, M. de Meillane.

Encore ?… Je sens mes sourcils se rapprocher ; mais, dédaigneuse de discuter, je réponds simplement :

— Voulez-vous que nous ne nous occupions pas de M. de Meillane, qui n’a rien à faire dans une conversation où vous et moi, seuls, sommes intéressés ? Vous emploierez votre temps en Amérique comme bon vous semblera. Moi de même, en Europe. Et ainsi, nous aurons, l’un et l’autre, un agréable été. Si, par hasard, j’éprouvais quelque besoin d’être protégée, père est là ! Partez donc sans arrière-pensée… Et préoccupez-vous seulement d’avoir tout le succès que mérite la Danaïde.

Mon accent a-t-il mis un point final à notre conversation ? Robert se lève, fait quelques pas, au hasard, dans ma chambre.

Je le connais trop pour ne pas le deviner obscurément surpris de la tranquillité avec laquelle j’accueille la séparation qu’il vient de m’annoncer. Et il ignore quelle allégresse cache cette tranquillité !

Par aventure, avait-il mis dans ses plans de m’emmener ?… Après tout, je suis une épouse si peu gênante ! Il comptait peut-être m’avoir, en Amérique, comme femme du monde, — sa femme, — à présenter ; et mener une double vie, comme à Paris. Sa tyrannie masculine se cabre devant mon indépendance, nettement établie, car il sait bien n’avoir nul moyen de me l’enlever.

Et justement, parce qu’il a conscience que je lui ai échappé, je lui apparais une proie désirable qu’il voudrait garder sienne, pour y mordre à l’occasion. Aussi est-il sincère, j’en suis sûre, quand il prononce, la voix un peu assourdie :

— Vous me manquerez, Viva,

Moqueuse, je secoue la tête :

— Non, ne croyez rien de pareil ! Vous aurez, je vous le répète, tant de distractions de tout genre !… Bientôt vous perdrez l’habitude de ma vague présence. Enfin si, tout de même, il arrivait que je vous fisse défaut, tant pis… Mais cela n’arrivera pas ! N’ayez crainte, comme disent les bonnes gens.

Il ne me répond pas. Mais j’aperçois une courte flamme dans ses prunelles sablées d’or qui arrêtent sur moi un singulier regard. Puis, brusquement, il sort.

25 mai.

Sur le coup de six heures et demie, je me faisais de la musique. Le timbre d’entrée résonne vif, impérieux. Ce coup de timbre, je le connais maintenant, c’est celui de Meillane. Alors je me souviens ; je lui avais demandé de m’apporter, s’il le pouvait, le livre dont il m’a parlé, lundi, chez Marinette.

Il me l’apporte, en effet, accompagné de si admirables roses qu’un cri enthousiaste me jaillit des lèvres, et, une seconde, mes joues s’empourprent de plaisir.

— Oh ! qu’elles sont belles ! Comme vous me gâtez !

Mes yeux rencontrent les siens. Ils ont cette expression qui a sur moi l’action d’un baume vivifiant. J’y trouve tant de sympathie franche et profonde, un peu compatissante aussi ! Mais cette compassion-là ne me raidit pas comme celle des autres. Presque, — ici seulement, je puis risquer pareil aveu ! — elle me donnerait l’envie lâche de m’y abriter…

Et avec un sourire dont je suis enveloppée soudain comme un jet de soleil, il me répond :

— Je voudrais bien avoir le droit de vous gâter ! Mais il ne m’est permis que d’essayer de vous faire plaisir un peu et un instant…

— Plaisir un peu !

Et mon doigt caresse les pétales veloutés qui sont d’un rouge sombre, un rouge passionné, ardent ainsi qu’une flamme. Il voit sûrement, sur mon visage, la jouissance que j’éprouve à respirer la senteur très forte, tandis que je plonge les hautes tiges dans une aiguière de cristal. Et quand je relève le nez, je l’aperçois près de moi, qui m’a regardée faire et me dit gaiement :

— Vous ne vous doutez pas que ces roses ont l’intention de fêter un anniversaire ?

— Un anniversaire ?

— Oui… Mais naturellement, je ne puis être que seul à m’en souvenir.

Je le contemple, intriguée, sans un mot ; j’ai la terreur, pour les autres, autant que pour moi-même, des questions indiscrètes… Mais il continue :

— Deux mois maintenant que je vous ai vue pour la première fois !

— Vraiment ?… deux mois seulement ?… Alors comment peut-il y avoir des moments où il me semble que je vous connais depuis toujours ?

Son regard, si singulièrement pénétrant, se pose sur le mien.

— Est-ce un reproche ? Est-ce un regret ? Vous êtes si gourmande de nouveau !

— Oh ! pas en amitié ! Misérablement, je suis de l’espèce « lierre ». Quand je m’agrippe, un arrachement seul me détache !

Tout bas, je pense à mon cher petit papillon que j’ai vu fuir avec tant de tristesse… A l’époux-amant dont je me suis séparée, le cœur saignant de toutes les fibres déchirées… Et je me tais, une ombre sur le cœur, voilant de mes paupières abaissées mon regard qui pourrait le trahir.

Alors, j’entends Meillane demander d’un accent que je ne lui ai pas encore entendu, une douceur dans sa voix plutôt brève :

— Me feriez-vous, madame, l’honneur de vous agripper à l’ami dévoué que je voudrais être pour vous ?

L’ami ! Tous disent cela pour commencer… Je lève des prunelles sceptiques vers les yeux que je sais chercheurs des miens… Et subitement, j’ai honte de mon scepticisme. Celui-ci, à cette heure, du moins, ne pense rien d’autre que ce qu’il me dit. L’avenir peut le transformer, — le transformerait à peu près sûrement, s’il restait en France… Mais dans le présent, il est sincère en m’offrant d’être pour moi, ce que j’aurais juré un mythe, c’est-à-dire un ami, rien qu’un ami !

Le ciel qui m’a tant malmenée me ferait-il cette aumône ? Je sens que Meillane m’observe, tandis que, silencieuse, je contemple obstinément les belles roses de pourpre sombre… Sur mon visage, voit-il le reflet des remous de pensée qui tourbillonnent dans mon cerveau ?

Et après des secondes, des minutes où, tous deux, nous nous sommes tus, il interroge, de ce même ton qui me réchauffe le cœur :

— Est-ce que je vous ai offensée… ou blessée… ou simplement contrariée, en vous laissant voir mon désir ?… J’ai un tel culte pour la franchise que j’en arrive à la pratiquer indiscrètement, je crains.

J’entends ma voix s’élever lente, un peu voilée ; car je parle, regardant au fond de mon âme :

— Moi aussi, j’adore la sincérité… C’est parce que je vous ai senti très loyal que vous êtes ici… Non, vous ne m’avez pas offensée, ni contrariée… Je pense seulement…

— Quoi ?… Voulez-vous me le dire ?

— Je pense seulement que si j’acceptais l’amitié que vous m’offrez, ce serait folie de ma part ! Dans quelques mois, même plus tôt, il est probable, les circonstances vont nous séparer. Nous redeviendrons des étrangers pour suivant chacun leur chemin. Alors…

— Alors ?…

— Alors, à quoi bon vous laisser entrer un peu dans ma vie, autrement que comme un passant… Si je m’habitue à trouver en vous un ami, la solitude pèsera plus dure ment encore après votre départ !

La solitude ! Le mot m’est échappé. Pourquoi révéler ma misère à cet étranger ?… Par quel charme attire-t-il donc ainsi ma confiance ?

Mais il n’a pas pris garde au mot imprudent, car un autre, surtout, l’a frappé. Et avec une espèce de révolte impatiente, il jette :

— Mon départ ?… Mais je ne pars pas maintenant…

A l’automne ! C’est très loin. D’ailleurs, n’importe où je serai, si vous me le permettez, je resterai vôtre.

Je murmure :

— A distance, vous pourriez si peu vous montrer un ami ! J’ai besoin de la présence des êtres à qui j’ai ouvert ma vie et les séparations me sont si pénibles, pareilles à… à une amputation !… que je ne veux plus m’attacher à personne. Plus je vieillis, et plus j’ai peur de souffrir !… Je n’en ai pas le courage… Laissez-moi seule, c’est plus sage.

Il ne répond pas… Mais soudain mes deux mains sont sous ses lèvres ; et mes yeux levés, saisis, vers les siens rencontrent le regard profond, qui a pénétré la désolation de ma vie !… Ce regard qui me pénètre du regret nostalgique de la protection que personne ne me donne plus.

Avec une sorte d’autorité apaisante, je l’entends reprendre doucement :

— Ne pensez pas ainsi à l’avenir ! Vivez dans le présent. Ne me donnez aucune place dans votre vie qui puisse devenir pour vous une source de tristesse… Usez seulement de moi, en ce qui pourra vous être bon… Et soyez sûre…

Il s’arrête une seconde et me regarde bien en face :

— … que je n’attends rien d’autre, et ne désire rien de meilleur !

Jamais, je crois, aucun homme ne m’a ainsi parlé… Et encore une fois, j’ai l’intuition qu’il est sincère. Ah ! quel repos ! Il me semble qu’une bouffée d’air pur a rafraîchi soudain mon aridité. Presque une joie j’éprouve, une joie bien neuve, que je ne me rappelle pas avoir connue.

— Me croyez-vous ?

J’incline lentement la tête.

— Alors, vous voulez bien me permettre de devenir votre ami ?

Comment ai-je pu trouver jadis que Jacques de Meillane avait l’air froid !

Vaincue, je murmure, — sans la foi :

— Essayons !

Puis, toutes mes multiples impressions viennent se résumer en cette phrase qui ne rime à rien :

— Je suis sûre que vous ne mentez jamais !

Sa mine devient si stupéfaite que je me mets à rire. En ce moment, j’ai un cœur joyeux de petite fille.

— Mais, bien entendu… Et vous non plus !

Par taquinerie, je riposte :

— Oh ! moi, je ne suis pas intransigeante ! J’ai mes faiblesses !

— Pas celle-là, du moins ! affirme-t-il avec une certitude impérieuse.

— Qu’en savez-vous ?… Et puis, qu’est-ce que cela pourrait bien vous faire ?

— Cela m’empêcherait de vous estimer.

— Alors, vous avez ainsi un petit idéal tout à fait, de femme selon vos goûts, et vous avez la prétention… inouïe ! que je m’y conforme ?…

Mi-sérieusement, mi-plaisantant, comme moi, il répond, — et c’est sa pensée même, je le devine :

— Vous avez raison, je suis exigeant sur la valeur de mes amis… Et je ne pourrais plus me résigner, madame, à vous voir autre que je ne vous ai crue !

— Une personne digne d’être votre amie ? Dites-moi, puisque nous entamons le chapitre des confidences, est-ce à première vue que je vous ai produit l’impression dont je suis très flattée ?

— Le soir de la Danaïde ?… Ce soir-là, je vous l’ai déjà raconté, il me semble, j’ai pensé que vous ne ressembliez à aucune des femmes que j’avais rencontrées ; et je suis parti, empoigné par le désir de vous revoir… de vous voir souvent… beaucoup… de vous connaître, de démêler ce que vous cachiez derrière votre masque de mondaine.

— Et c’était ma simple mine de dame polie, accueillant des visiteurs, qui vous inspirait pareille curiosité ?…

— C’est que la « dame polie » avait, en recevant ses hôtes, un sourire distrait, des yeux brûlants…

— Hum ! hum !… Casse-cou, je vous préviens !

— Madame, nous avons convenu d’être des amis absolument sincères !… Vous aurez beau protester, votre regard ce soir-là, était tout plein des harmonies ardentes que vous veniez d’écouter… Et ce regard, comme votre sourire, semblait dire très clairement à qui vous observait en spectateur désintéressé : « Je me moque pas mal de tous ces gens-là — Que je les trouverais donc charmants de s’en aller, et de me laisser savourer mes impressions… » Avouez que je devinais juste !

— Oui… très juste !… Mais j’ai bien raison de penser que vous êtes un observateur terrible !

Nous rions tous les deux. Ah ! que c’est bon d’être gaie… Je le suis autant que Guy et Hélène !

Mais la réalité me ressaisit, avec un coup discret à la porte.

— Entrez !

— Monsieur fait demander à quelle heure Madame sera prête à partir ?

Partir ? Ah ! oui, nous dînons en ville, je l’ai oublié… J’ai oublié que je m’étais habillée à cet effet ; et, instinctivement, je regarde la glace, mordue par le juvénile et stupide désir d’être dans un « bon jour »… Le ciel me gâte décidément aujourd’hui !… — Oh ! c’est si rare ! — La vision est satisfaisante de la jeune dame souple en son fourreau soyeux, avec de la lumière plein les yeux.

J’aperçois aussi les roses pourpres et le visage d’Arabe de « mon ami », qui s’est levé aussitôt, tandis que je réponds :

— J’ai commandé la voiture pour huit heures moins le quart. Dites-le à Monsieur.

J’avais oublié, aussi, que je possédais un mari. Et quel mari !

Meillane s’excuse, confus :

— Madame, comme je vous ai encore retenue !

Je l’arrête.

— Chut ! ne vous excusez pas !… Je vous ai dû une heure qui m’a fait beaucoup de bien ! Au revoir… monsieur mon ami.

Il me baise la main.

Puis, du même ton que j’ai employé, un ton de badinage amical, il me dit :

— Adieu, madame mon amie.

Il sort. Et toute la soirée, je porte en moi une persistante allégresse dont, peu à peu, je m’étonne… Si bien que, rentrée dans mon home, la tête sur l’oreiller, les yeux grands ouverts dans la nuit, je m’apprête à descendre en mon âme pour un voyage de découvertes.

Et puis, tout à coup, résolument, je secoue la tête et ma volonté retourne en arrière. Mon nouvel ami l’a dit : « La sagesse, c’est de vivre dans le présent. »

29 mai.

Robert est devenu à peu près invisible. Depuis trois jours, nous n’avons ni déjeuné, ni dîné ensemble, sauf hier, chez Alcott, où il est arrivé, de son côté, juste pour se mettre à table ; d’où, selon son habitude, il a filé au sortir du fumoir, après avoir brillamment rempli, d’ailleurs, son personnage de grand homme. Quand je suis partie à mon tour, l’auto vide stationnait pour moi.

Je suppose qu’il est tout à ses négociations avec New-York. Et j’en attends la conclusion avec une petite fièvre qui me fait les nerfs vibrants, autant que des cordes de violon.

Ah ! que je me suis donc, en imprudente, attachée à cette perspective de séparation !

Naturellement, je ne lui demande rien. Et, encore moins, j’interroge, à son sujet, qui pourrait me renseigner. De même que le public, je sais seulement que des pourparlers très avancés déjà sont engagés pour les représentations de la Danaïde en Amérique. Mais avec Robert, incarnant le caprice et les susceptibilités d’artiste, qui pourrait assurer le résultat définitif des pourparlers ?

Hier, au moment où j’allais sortir, Voulemont est arrivé. Ce constatant, il n’a pas prétendu s’asseoir et nous avons échangé, debout, de menus propos ; lui jouait avec sa canne ; moi, je mettais mes gants. Puis, brusquement, il m’a jeté, et j’ai senti que toute son amitié m’observait :

— Eh bien ! la Danaïde part donc pour l’Amérique ?

— C’est certain !…

A mon accent, il ne pouvait se tromper : et ses yeux m’ont enveloppée d’un coup d’œil de plaisir et de malice :

— Certain… certain… je ne sais si le traité est signé encore. Mais c’est plus que probable.

— Robert vous l’a dit ?

— Non ; je n’ai pas vu le maître ces jours-ci. Seulement, hier, je suis entré chez sa belle interprète dans l’entr’acte du deux, et elle m’a annoncé la chose… qui semblait la ravir… Car elle conçoit, à merveille, tout ce qu’elle va récolter là-bas de triomphes et d’espèces sonnantes. Du reste, vous pourrez connaître demain des impressions. Burdel était en train de l’interviewer pour Comœdia.

Ce matin, en effet, j’ai lu l’article en question, où Huganne exhale son allégresse de s’en aller révéler la Danaïde aux Yankees.

Si elle part, lui aussi partira. Et je serai seule, à moi-même trois mois !… Ensuite… Que sait-on de l’avenir ?

5 juin.

Le traité est signé ! Toutes les chroniques théâtrales le proclament et enregistrent certaines clauses très flatteuses. Robert m’en a fait part officiellement ; tout à la fois épanoui, détaché et triomphant, sur une note discrète. Ce qui m’a confirmé que tout était réglé à souhait pour son amour-propre… et son amour tout court.

Je l’ai félicité sans qu’il soupçonne, trop absorbé d’ailleurs par sa propre satisfaction, à quel point il eût pu me retourner mes félicitations.

Mais, seulement dans mon jardin secret, je célèbre la fête de ma liberté recouvrée ; car les illuminations de cette fête éclairent tout un désert. Quelle créature désabusée il faut être pour tressaillir de joie, — et de combien de tristesse est faite cette joie… — à l’apparition de l’austère et bienfaisante solitude !

Avoir adoré un être et en arriver à trouver son départ un bonheur !

Ah ! pauvre nous !

J’ai eu, tout à coup, la conscience brutale de cette misère en écoutant, hier soir, à l’Opéra, le duo de Tristan et d’Yseult.

Jusqu’à cette minute où la musique a réveillé les fantômes, j’avais été hypnotisée par l’unique vision de ma vie libérée… Mais tout à coup, je n’ai plus senti l’allégresse de la délivrance. En moi se glissait le froid que je connais bien, qui m’envahit le cerveau, puis le cœur et me glace dans mon isolement. Je n’ai plus écouté seulement ; j’ai pensé. Et c’est si douloureux parfois de penser !

Par bonheur, l’acte finissait. Notre loge est aussitôt devenue un salon où les visiteurs ont, tout de suite, afflué vers Marinette et vers moi qui, résolue à échapper aux mauvais souvenirs, me suis laissée, avec une bonne grâce inaccoutumée, accaparer par qui me le demandait. Je ne sais quel obscur besoin de revanche m’armait d’une coquetterie cruelle, du besoin de piétiner sur les désirs inavoués qui s’acharnent à la femme sans mari, laquelle doit fatalement avoir un amant…

Meillane, à son tour, est entré. Je riais avec Rouvray ; et, sûrement, j’avais un air de femme qui s’amuse d’une cour spirituellement audacieuse. Je lui ai tendu la main avec un distrait « Bonsoir, ça va bien ?… »

Il n’a pas insisté ; mais j’ai senti m’effleurer le regard clairvoyant, qui, obstinément, veut toujours la vérité, et j’ai eu l’intuition que ma fausse gaîté ne l’abusait pas.

Un sursaut d’orgueil m’a raidie. De quel droit se mêlait-il de chercher ce qu’il me plaisait de taire ?… Et j’ai continué à causer en aparté avec Rouvray.

Tous, autour de nous, parlaient de la Danaïde, de la tournée en Amérique. Meillane était près de Marinette qui levait vers lui sa petite figure mutine et caressante. Oh ! contradiction ! j’avais écarté « mon ami » ; et je lui en voulais d’avoir si bien accepté ma méchante humeur ; de paraître amusé de la spirituelle causerie de Marinette, délicieuse en sa longue tunique bleu de mer.

Mon énervement s’exaspérait. Je riais ; et je sentais grandir une tristesse aiguë à me faire éclater en sanglots, au premier choc.

Tout à coup, j’ai entendu Meillane me demander :

— Faut-il aussi vous féliciter, madame ?

— Vous le pouvez. Je suis enchantée de cette série de représentations en Amérique, et pour la Danaïde, et pour son auteur… et pour moi-même.

— Vous partez aussi ?

— Moi ?… Oh ! non !… A aucun titre, heureusement, je n’ai à faire partie de la troupe !

Ma voix est mordante. Il arrête sur moi, une seconde, des prunelles attentives où j’aperçois une espèce de curiosité presque grave.

— Et vous allez ainsi rester toute seule pendant…

— Plusieurs mois… Mais oui !… Quoique vous ayez l’air d’en douter, je suis assez grande pour me conduire sans mari. J’ai l’expérience.

La désinvolture un peu âpre de mon accent le heurte, sans doute, car un pli dur se creuse entre les sourcils ; et il n’y a plus dans son accent qu’une courtoisie froide quand il me dit :

— Alors, madame, je n’ai, en effet, que des félicitations à vous adresser.

La sonnerie proclame impérieusement la fin de l’entr’acte. Marinette offre à Meillane de rester avec nous. Mais il refuse et disparaît, me laissant un certain remords à son endroit. Pourquoi ai-je été désagréable avec lui ? Car je l’ai été… Pourquoi me suis-je hérissée contre la sollicitude que je devinais en lui ?

La Viva qui ne permet pas les mensonges, même les subterfuges envers elle, me déclare que je me suis raidie parce que j’ai entrevu ceci : la sympathie dont il m’enveloppe délicatement — ne m’est pas indifférente. Et cette faiblesse me déplaît.

Jamais encore je n’ai accepté d’être plainte. Et voici qu’à certaines minutes, la pensée m’a effleurée que ce serait bienfaisant d’avoir la protection d’un homme tel que lui, absolument sûr…

De ce désir fugitif dont le souvenir brûle mes joues de mépris pour ma lâcheté, il n’est pas responsable. Et heureusement, il n’en peut rien soupçonner.

8 juin.

Dîné chez Marinette. Là, j’ai, silencieusement, fait amende honorable à mon ami. Il est venu me saluer, glacé dans la même courtoisie cérémonieuse dont l’avait revêtu mon amabilité de porc-épic.

Je n’ai pas pris garde à cette froideur et lui ai, cette fois, tendu la main avec un sourire bien accueillant et cette assurance dépourvue d’artifice :

— Bonjour !… Je me sens d’humeur charmante ! Ne me gelez pas en ayant l’air si sévère…

— Je ne me doutais pas que j’avais pareille mine ! Seulement, je viens avec précaution…

— Vous demandant, non sans inquiétude, comment vous serez reçu…

— Justement !

Nous avons ri… Et, sans plus de formes, jusqu’à nouvel ordre, la paix a été signée. Si bien signée que, dans la soirée, à ma profonde stupeur, je me suis aperçue que nous parlions de notre jeunesse. Moi qui, jamais, ne touche à mon passé d’enfant, qui redoute même de l’évoquer, comme je craindrais de profaner le souvenir d’une petite vierge morte qui m’aurait été chère infiniment…

Il m’avait mise en confiance, j’imagine, par sa façon de parler incidemment de la femme, — sa mère, — dont l’influence paraît avoir été sur lui très profonde. Une petite phrase courte, qui n’avait l’air de rien et m’a pourtant jeté aux lèvres cette exclamation lourde d’envie :

— Comme vous êtes heureux de pouvoir aimer pareillement une créature qui le mérite !

Une douceur, que je n’y avais encore jamais aperçue, a passé dans les yeux gris :

— Ma vieille maman, c’est vrai, je l’adore !

— Et cependant vous vivez loin d’elle !

— Même de loin, nous restons unis. Nous sommes si sûrs de toujours nous comprendre l’un l’autre ! Quand je suis en France, je vis chez elle comme un petit garçon. Dans quelques jours, elle part pour notre propriété de famille dans le Dauphiné. J’en suis navré !

— Vous ne partez pas avec elle ?

— J’irai la rejoindre. Elle va être très entourée, recevant ses autres enfants, mariés et pourvus de beaucoup de rejetons. J’arriverai un peu plus tard. Ma mère est trop intelligente pour ne pas comprendre que ma santé « intellectuelle » exige l’atmosphère de Paris, après tant de mois d’Orient.

— Et pourtant vous la dites très attachée aux vieilles traditions ?

— Elle y est très attachée pour elle-même. Mais elle accorde aux autres l’indépendance dans la conduite de la vie qu’elle réclame pour son propre usage.

— Votre mère est une femme… rare !

— Sans modestie je le crois un peu… Pour être ce qu’elle est, il faut un esprit très large et beaucoup de cœur.

— Alors, elle vous a toujours laissé, d’accord avec ses principes, pleine liberté d’action ?

— Oui… Seulement, depuis ma plus petite enfance, je lui ai entendu répéter, — et non pas à un point de vue religieux, quoiqu’elle soit une chrétienne convaincue, — que chacun doit suivre inflexiblement la ligne que sa conscience lui indique…

Un peu sceptique, mais amicale, je laisse échapper :

— Et vous le faites ?

Il se met à rire :

— J’essaie, du moins. Et quand je n’y arrive pas, je n’ai pas d’illusions sur mon amoindrissement.

— Ce qui est très désagréable, mais peut-être non moins salutaire ! J’aimerais à connaître votre mère !… Quel dommage que nous appartenions à des milieux si différents !

— Moi aussi, j’aimerais que vous la connussiez… Je suis sûr qu’elle vous serait bienfaisante !

Oh ! l’imprudente parole, qui, tout de suite, me replie sur moi-même, enveloppée de mon voile d’orgueil !

— Ai-je donc l’air d’une personne en détresse ?

— Vous auriez besoin d’une maman très tendre qui vous gâte beaucoup !

Nos yeux se rencontrent… Que de choses y montent que nous n’articulons pas !… Près de mon « ami », mon cœur ressemble à un pauvre qui s’attache éperdument au passant généreux, prêt à lui donner sans compter.

Une seconde de silence ; puis, d’un commun et muet accord, nous rentrons dans la conversation générale.

18 juin.

Robert part dans dix jours. Il est affairé, nerveux, occupé de mille détails, menus et importants ; exaspéré tout haut, en même temps que satisfait en son quant à soi, des interviews qui s’abattent sur lui, des articles dont il est le héros, son portrait placé en vedette ; et dans la fièvre du départ, songe très vaguement à ne point me laisser voir, avec une sincérité choquante, la fougue — actuelle — de sa passion pour Marcelle Huganne.

Ah ! que bien ils vont donc profiter de leur liberté, si peu gênante que soit une épouse telle que je suis devenue !

Pendant ces derniers jours, plus que jamais, nous nous montrons partout où nous entraîne l’illustre personnalité du maître, très fêté ; moi, chétive, gravitant à sa suite. Nous sortons. Nous recevons. Soutenue par la perspective de ma prochaine libération, je joue bravement mon rôle d’épouse d’un grand homme, en partance pour aller recueillir de nouveaux lauriers.

Personne, d’ailleurs, ne commet la bévue de s’apitoyer sur une séparation que, de toute évidence, nous acceptons avec une sagesse exemplaire. De là, abondance de propos dans notre petite province du Tout Paris où les dessous des existences appartiennent au domaine public.

Je laisse dire. J’accueille avec une aisance qui décourage les curieux, insinuations, silences, questions… Que m’importe ?… Encore quelques jours et les bouches se tairont d’elles-mêmes. Et je serai aussi libre que si les dernières fibres du lien conjugal venaient de se briser.

Malgré son indulgence pour les faiblesses masculines, père gronde un peu tout bas contre le départ de Robert dont il sait aussi bien que moi la souveraine raison.

Il n’ignore pas que mon époux est trop Parisien, a trop sincèrement l’horreur du voyage, pour que le seul amour de l’art ait la puissance de l’envoyer pérégriner trois mois en Amérique.

Mais puisque j’accepte la situation avec tranquillité, lui non plus ne soulève aucune objection, ne me plaint ni ne me félicite, et prend « l’événement » comme je lui en donne l’exemple.

Au fond, nous ne sommes pas dupes l’un de l’autre. Mais ma vie de femme est un sujet que ni lui ni moi n’abordons plus.

Secrètement, je le devine, il demeure inquiet de mon indifférence actuelle pour les aventures extra-conjugales de mon mari. Cette indifférence le trouble devant l’incertitude de la cause. Il m’a vue si éprise, puis si révoltée ; si âpre à garder, à défendre, à reconquérir mon trésor d’amour, que mon calme lui apparaît, en somme, incompréhensible.

Car il a telle opinions des femmes qu’il lui semble impossible qu’une créature de mon âge pratique un détachement de nonne ; et il redoute que je sois, ou consolée par un autre, ou résolue à me laisser couler. Or, cette résolution, qui lui semblerait si naturelle chez une autre femme, le choquerait étrangement de ma part. Je suis restée sa « petite fille », l’enfant dont il aimait le regard sans ombres.

Il me voudrait femme heureuse, mais femme impeccable. C’est pourquoi, puisque je suis en puissance de mari, il est sourdement irrité que j’aie abandonné la partie ; et me voyant à travers son indulgente tendresse, il rend mon dédain de toute lutte responsable de notre séparation, à Robert et à moi.

Pour peu que je l’interroge — ce que je ne ferai point, — il me dirait, j’en suis sûre, que si je voulais m’en donner la peine, je serais bien de taille à retenir mon inconstant époux… Erreur absolue. Autant fixer la flamme qui danse à tous les vents.

Dans le tréfonds de sa pensée, il ne peut — et pour cause… — juger impitoyablement Robert. Mais comme « sa petite » est en jeu, le père, en cette circonstance, prend la place de l’homme et voit d’autre manière…

Hier, comme il allait me quitter après une courte visite où, sans paroles d’effusions, nous nous étions sentis bien cœur à cœur, il m’a brusquement demandé, alors que je venais de faire allusion à mon séjour d’été en Suisse :

— Pourquoi n’as-tu pas retenu ou suivi ton mari ?

— Grand Dieu ! pourquoi aurais-je fait rien de pareil ?

Il a secoué sur sa manche un imaginaire atome de poussière.

— Parce qu’il ne vaut rien pour une jeune femme de cheminer seule sur les grandes routes, — dans la vie et dans la Suisse.

J’ai eu, malgré moi, un geste d’épaules.

— Père, c’est exquis et si reposant d’aller seule ! Tu sais, j’aime cela depuis toujours !

Il a posé, sur mes cheveux, sa main dont le contact est si ferme, presque impérieux :

— Oui, petite sauvageonne, je sais. Mais, crois-moi, il est meilleur encore d’aller deux. Et j’ai fort la crainte que ma Viva ne s’en aperçoive plus qu’il ne faudrait.

Lui, l’homme de chiffres, de plaisirs, le joueur audacieux des grands coups financiers, il a soudain dans la voix quelque chose qui me bouleverse. Il me caresse les cheveux d’un geste tendre qui me donne envie de pleurer. Ah ! si seulement j’avais ce droit de pleurer, comme font les petits, sans être obligée de dire, d’expliquer, de chercher, dans les profondeurs de mon âme désemparée, un pourquoi que je distingue mal.

Mais au lieu de pleurer, j’ai un petit rire que j’entends sonner, sec et railleur :

— Père, j’ai cheminé avec un compagnon et je m’en suis si peu bien trouvée que la solitude me paraît un bien à nul autre comparable ! Tu ne peux en être surpris.

Père ne répond pas… Puis, entre les dents, je l’entends répéter tout bas :

— Ah ! l’animal ! l’animal !

Mais il n’insiste pas.

Sans pensée, je suis restée la tête contre son épaule, — ainsi qu’au temps où j’étais petite fille. Au contact de sa force, je me sens si frêle ! Et cette force pourtant ne peut rien pour moi.

Entre les paupières rapprochées, je contemple machinalement sur la cheminée une rose dont les pétales se détachent. Je la vois, ses contours un peu estompés à travers une brume de rosée… Ah ! qu’elle est méchante la vie !

Autour de moi, je sens se resserrer l’étreinte protectrice… Puis, sur mon front, un baiser.

Et père se redresse. Moi aussi. Et nous nous séparons, avec des propos quelconques.

23 juin.

Robert est parti.

Confusément, j’avais pensé que, peut-être, mon personnage d’épouse pour la façade me faisait une obligation de l’escorter à la gare.

Mais la simple réflexion m’a ôté tout scrupule en me rappelant qu’il serait là-bas pris par les journalistes, par sa troupe, surtout par le soin d’installer sa précieuse interprète. Sans compter les curieux de la dernière heure. Et j’ai trouvé bien inutile d’aller offrir en spectacle notre très facile séparation.

En ces dernières semaines, l’écœurement de notre situation fausse s’est tellement avivé en moi, que je ne comprends plus l’aberration qui m’a fait demeurer sous le même toit que lui devenu plus qu’un étranger.

Oh ! bienheureux voyage qui brise cette union menteuse !

Donc c’est « chez nous », que nous avons échangé un adieu en parfait unisson avec les sentiments qui nous animent l’un et l’autre.

Dans le salon, où nous venions de prendre le thé, quelques intimes de Robert. Marinette et Paul ; père, en flirt comme toujours avec mon petit papillon qui apprécie les hommages de ce grand connaisseur. Sauf la tenue de voyage de Robert, rien n’indiquerait, ni les conversations, ni leur accent, ni les visages, que l’heure d’un départ de plusieurs mois est tout proche.

Robert cause très gai, plutôt nerveux, mais à la façon d’un collégien que fait frémir l’allégresse du congé qui commence.

Les minutes fuient légères. Père me demandant un renseignement que j’ai noté pour lui, je passe dans ma chambre afin de le lui chercher.

Tandis que je fourrage dans mon buvard, en quête du papier, trop bien rangé, j’entends, dans la pièce, un bruit de pas qui me fait tourner la tête. C’est Robert.

— Puisque vous ne reparaissez plus, Viva, je viens vous dire adieu. Il va être l’heure de partir.

— Ah !… Eh bien ! je vous souhaite bonne chance… beaucoup de succès !… Quand vous aurez un instant libre, dites-moi si la Danaïde est aussi goûtée des Yankees que des Parisiens.

Ma voix est calme et je n’ai pas un battement de cœur plus rapide. En moi, il semble que tout soit glacé.

Pourtant cet homme dont je me sépare ainsi, je l’ai adoré. J’ai lutté désespérément pour le disputer à lui-même et aux autres. J’ai cru mon cœur brisé parce qu’il m’échappait… Et aujourd’hui, ce m’est indifférent à un point que je ne soupçonnais pas — en cette minute, je le constate — qu’il me laisse pour suivre sa maîtresse. Je trouve seulement que c’est triste atrocement d’éprouver cette indifférence !

A-t-il l’intuition de mon absolu détachement ?… A coup sûr, cette intuition est fugitive, car il s’exclame, souriant, sur un ton un peu dépité :

— Vous vous intéressez à la Danaïde plus qu’à moi !

— Oh ! sûrement plus !

Dans ses yeux passe une lueur. Évidemment, il imagine que je plaisante.

Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande :

— Vous ne m’en voulez pas trop, Viva, de vous laisser seule en France ?

— Je ne vous en veux pas du tout. Je goûte la liberté autant que vous-même ; et je vais trouver très agréable de vivre tout à ma guise, ainsi que vous m’en donnez l’exemple.

Mes paroles et mon accent sonnent décidément faux à son oreille. Et une seconde, nous nous regardons un peu comme des adversaires. Mon indifférence a cinglé la sienne. Mais je ne sais quel orgueil ou quelle instinctive dignité me fait trouver abaissant de le quitter sur des paroles agressives. « Partir, c’est mourir un peu… »

L’homme qui a possédé tout mon être n’existe plus. Il est disparu aussi celui qui m’a torturée. Je n’ai plus devant moi qu’un compagnon courtois, en somme ; et, c’est de lui, à cette heure, que je prends congé. Alors je lui tends la main.

— Adieu, Robert. Heureux voyage !

Je n’ai pas le courage d’articuler : « Heureux retour. » C’est si loin, en ce moment, le retour ! Je ne veux pas entrevoir ce qui sera alors. J’ai la bizarre impression qu’entre lui et moi, c’est la séparation définitive ; que jamais plus la vie ne recommencera entre nous, telle qu’elle a été depuis trois ans. Sur lui, ce sont des yeux d’étrangère que je pose, qui notent les lignes fatiguées du visage, les meurtrissures des paupières, l’empreinte creusée par les fièvres de toute sorte ; des yeux d’étrangère qui s’attachent, une seconde, au dessin des lèvres, sous lesquelles a frémi ma bouche d’amoureuse, jadis…, il y a longtemps, longtemps, quand j’étais une folle créature, tremblante de bonheur sous la seule caresse de son regard.

Mes prunelles plongent, encore une fois, dans ces prunelles si proches qui m’interrogent, vaguement troublées, cherchant le mystère de mon cœur, de mon attitude, un peu étrange, sans doute. Il ne devine pas que je le regarde comme on regarde l’être qui, à jamais, va disparaître pour vous. A travers le présent, c’est le passé que je contemple en lui.

Oh ! l’horrible tristesse de se souvenir ! Mes mains se serrent l’une contre l’autre, si fort que les griffes de mes bagues — des bagues données autrefois par lui… — me déchirent la peau.

Peut-être, en cette minute, j’ai quelque chose de mon visage d’autrefois : l’ombre ressuscitée de la Viva qui lui a été précieuse un moment, plus que toute autre femme… Chacune son heure !

Brusquement, il se penche. Son bras m’attire, du grand geste enveloppant que je connaissais… Sur mon visage, je sens le frôlement de la barbe soyeuse dont le parfum n’est plus le même.

Mais avant que ses lèvres aient touché les miennes qui se dérobent, je me suis dégagée, violente, une révolte dans tout l’être :

— Ah ! ça non ! jamais ! Jamais plus !

— Je veux ! murmure-t-il, impérieux.

— Et moi, je ne veux pas ! Cela me fait horreur !

Alors, il s’écarte.

Instinctivement, je passe la main sur mon visage, pour en effacer son souffle ; sur mon corsage qui l’a effleuré de si près…

Il n’insiste plus. Mais dans ses yeux, je comprends qu’en cet instant, où je me dérobe, il me veut de tout son désir ravivé.

Un coup à ma porte brise le maléfice.

— La voiture de Monsieur est avancée.

— Bien, j’y vais.

La voix résonne un peu rauque.

J’ouvre la porte de ma chambre qu’il avait fermée en entrant ; et j’entends le bruit des voix dans le salon, Marinette appelle :

— Robert, tu ne viens pas ?

Il est droit devant moi.

— Adieu, Viva. Et… pardon !…

Je ne réponds pas. Je ne veux pas mentir et je ne lui ai pas pardonné. Je répète seulement :

— Adieu !

— Vous ne voulez pas me donner la main ?

— Oh ! si !… je la donne à tant d’étrangers…

Les mots ont jailli, trop sincères ; et je les regrette, ils vont contre ma résolution.

Robert se penche et la baise lentement, longuement, avidement. Le baiser veut remonter vers mon bras. Encore une fois je me dégage.

— A quoi donc pensez-vous, Robert !

Et, la première, je rentre dans le salon où c’est le tumulte des adieux. Le nôtre se perd dans la foule des autres, tel que si Robert partait dîner à Versailles, par exemple. Personne d’ailleurs ne s’étonne.

J’entends le bruit de son pas décroître.

Puis, après quelques minutes, le roulement de la voiture.

J’ai un soupir de délivrance, un soupir profond. Mais, sur mes mains jointes, je sens s’écraser une grosse larme.

Dieu ! qu’il est triste d’éprouver tant de bonheur d’être seule !

29 juin.

J’ai été très entourée pendant mes premiers jours de veuvage. Avouerai-je, presque « trop » !… Cette sollicitude, à divers degrés, dont je me sentais enveloppée, me touchait certes, mais aussi gênait un peu mon furieux appétit de liberté.

Meillane, avec sa subtile perspicacité, l’avait-il deviné ? Je ne l’ai pas vu, lui ; et, non plus Marinette, tout absorbée par son amie chère qui part ces jours-ci, je crois, pour un voyage d’été.

Ce pourquoi, mon papillon voltige à sa suite chez des fournisseurs variés, ne voulant pas perdre une bribe du temps que la bien-aimée peut encore lui accorder.

Autrefois sa tendresse d’enfant se fût ingéniée à me combler le vide — possible — creusé par un départ dont elle sait les conditions. Elle n’y a pas pensé…

Meillane m’a envoyé simplement une moisson de fleurs, — les roses du rouge ardent et sombre que j’aime, — et quelques lignes :

Vous le savez, n’est-ce pas, que c’est la seule crainte d’être indiscret qui m’empêche d’aller à vous ces jours-ci ?… Quand vous souhaiterez la présence de votre ami, madame, appelez-le. De loin comme de près, il est tout vôtre.

Je ne l’ai pas appelé. J’ai voulu savourer la solitude, avant l’heure où peut-être, j’en souffrirai à crier grâce…

Mais je n’en suis pas là ! Je jouis de ma liberté avec la même fougue, avec la même ivresse qui, jadis, me lançaient, en vagabonde, à travers les sentiers de la forêt dont les grands sapins abritent la maison de mon enfance.

Oh ! cette maison où je vais retourner pour l’automne, combien de parcelles de mon âme y sont tombées… Parcelles livrées au souffle des jours par la petite fille ardemment insouciante et joyeuse ; par la sauvage adolescente qui, en silence se créait des fêtes merveilleuses ; par la jeune fille que l’avenir attirait, les yeux éblouis, vers un mirage de bonheur… Parcelles qui imprègnent ma maison d’un parfum si doux et si poignant, que je le respire, recueillie, les paupières fermées au présent, le cœur gonflé de sanglots, comme on respire un parfum sacré dans un sanctuaire.

Amoureuse, j’y ai vécu des heures enchantées… Puis, épouse déçue, des jours et des nuits dont le souvenir fait frissonner la sage créature que je suis maintenant.

Ah ! que j’en revois donc de ces ombres qui ont été moi, qui semblent des mortes et que je retrouve, mystérieusement vivantes, dans cette maison où elles m’attendent pour me parler du passé.

5 juillet.

Avant de quitter Paris pour Saint-Moritz, mon premier dîner de « garçon » — ou de veuve — présidé par père… Suis-je assez correcte quand je m’en mêle !

Des intimes seulement, — et des meilleurs, — masculins et féminins. Parmi eux, mon « ami », bien entendu.

Une jolie table, fleurie capricieusement à ma fantaisie ! Une causerie à l’avenant où tous, nous lançons, pêle-mêle, des folies et des aperçus infiniment justes et sages, accommodés de toute sorte. Puis une orgie de musique, de très bonne musique.

Pour la première fois, — depuis si longtemps, que je ne trouve plus de date à préciser — je me sens gaie, je m’amuse aussi complètement qu’une gamine. Mon cœur et mon esprit ont soudain rajeuni, et oublieux de leur misère, par je ne sais quel miracle, ils se jettent sur le régal que leur offrent les minutes présentes. Ce soir, mon moral respire ; et cela me grise d’une allégresse imprévue.

Je suis ravie de tout, du visage que me renvoient les glaces ; de ma robe qui m’habille à souhait ; de ma cervelle qui se montre à la hauteur de ma figure et de ma robe… Bref, je suis aussi stupide qu’une bambine, transportée de plaisir pour une première soirée.

Mon ami, je m’en aperçois tout à coup, ne paraît pas fort apprécier ma transformation qui me le fait un peu négliger parce que… — c’est horrible à avouer ! — parce que je me suffis à moi-même, ce soir.

Un remords me rapproche de lui tandis que tous bavardent autour du piano, et, bien gentiment, je lui glisse avec un sourire de conciliation, tout chaud de bonnes intentions :

— Monsieur mon ami, pourquoi cette grave figure ?… Vous vous ennuyez ?… J’en serais si fâchée !… Je vous en prie, tâchez de vous amuser un peu, à mon exemple !

Mais à ma grande surprise, il ne me répond pas tout de suite.

Puis, devant la question que répètent mes yeux levés vers les siens, il réplique d’un accent un peu singulier, où il y a de l’impatience et une sorte de rudesse tendre :

— Vous avez raison, je m’ennuie… de mon amie que je ne vois pas ce soir !

Taquine, je riposte platement :

— Êtes-vous donc devenu aveugle ?

— Ah ! madame, dites plutôt trop clairvoyant !… Je ne me doutais pas à quel degré je peux être égoïste ! C’est vous qui me l’apprenez, à ma confusion très grande…

— Alors pour votre « punissement », comme dit petite Hélène, confessez comment vous péchez par égoïsme !

Je m’en doute bien. Mais une bizarre crise de coquetterie vient de s’abattre sur moi, y jetant l’absurde désir de l’entendre articuler… ce que je devine ; de le voir un peu, pour un instant, grisé par moi, l’ex-« petite Nuit d’amour », lui, si maître de sa volonté.

Je suis debout sous la lumière blonde que verse l’ampoule enfouie dans une fleur couleur d’or ; le reflet ruisselle sur la chair de mon visage, sur mes épaules nues sous le frôlement de la dentelle.

Et ma sagesse effarée constate l’apparition soudaine d’une frivole Viva, satisfaite de la certitude que ce reflet dore harmonieusement sa pâleur ; que la lumière tombée d’en haut est toujours seyante au regard ; que le parfum qui l’imprègne embaume autant qu’une brassée de fleurs fraîches.

Cette Viva que j’observe, stupéfaite, ma personnalité dédoublée, répète, mordillant un pétale nacré arraché aux roses de son corsage :

— Confessez-vous, monsieur mon ami. En quoi êtes-vous un égoïste ?

Un nouveau silence. Puis brusquement il jette :

— Vous voulez le savoir ?… Soit !… Eh bien ! je ne puis supporter de vous voir les griser tous…

D’un geste vif, il indique le groupe de mes hôtes, les masculins, j’imagine.

— … de les griser tous, de votre séduction dont vous usez trop bien !… Je vous en veux de votre gaieté, de votre éclat, qui vous font autre, un cruel petit feu follet, trop attirant, à qui il n’importe guère de mener les imprudents à leur perte.

J’ai un geste d’épaules. Mais je ne saurais dire si je suis amusée, contente ou agacée de cette sortie imprévue. Et je le regarde mi-fâchée, mi-malicieuse :

— Ah ! çà… où prenez-vous le droit de me faire ces mauvais compliments ? Soyez sans inquiétudes, monsieur l’austère censeur, il n’y a pas d’imprudents ici. Quant à ma gaîté, ah ! ne vous en irritez pas… C’est un éclair !… Et pour ce que durent les éclairs !

Nos yeux se rencontrent. Une seconde, nous nous taisons. A-t-il senti la goutte d’amertume tombée dans mon badinage ?

Il reprend, le ton changé, cette sorte de chaude douceur dans le regard qui pénètre mon cœur glacé :

— Mon amie, pardonnez-moi, puisque j’ai reconnu que j’étais un abominable égoïste ! Soyez gaie, comme il vous plaît, si cela vous paraît bon. Dispensez votre séduction sans souci de votre exigeant ami qui voudrait vous avoir à lui tout seul. C’est effrayant à quel point je déteste maintenant vous voir dans le monde !

Ce soir, quelle femme suis-je donc pour trouver une sorte de joie à l’entendre me parler ainsi ?

Du moins je ne lui en laisse rien voir, et, taquine de nouveau, je riposte :

— C’est que je vous ai donné de mauvaises habitudes à vous recevoir souvent, en mon « particulier »… Ah ! il est temps que je parte !

— Que vous partiez ?… C’est vrai, vous partez…

— Mais vous aussi !… Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez attendu en Dauphiné ?

Il pense sûrement à autre chose qu’à sa réponse qui tombe distraite :

— Très exact, oui, je vais quitter Paris. Votre départ est prochain ?

— Oh ! oui, heureusement ! Dans quinze jours, je serai dans l’Engadine, je l’espère bien !

— De quel ton ravi vous dites cela !

— Mais c’est que je suis, en effet, ravie de partir. Le Paris poussiéreux et brûlant m’est odieux. La chaleur m’épuise. Ce sera si bon de boire de l’air frais, perchée sur un sommet, devant un horizon de neiges et de glaciers !… Oh ! oui… je suis ravie de partir !… Voyager est un des rares plaisirs que je goûte encore ! Et un fervent voyageur comme vous ne peut en être étonné !

— Non, je ne m’en étonne pas !… Mais il est désagréable à mon amitié de penser que vous allez être ainsi toute seule… pour courir les routes…

Je me raidis devant la douceur oubliée, de voir un être avoir, si vraiment, souci de moi… Et je lance, un peu moqueuse :

— Tranquillisez-vous, ô mon craintif ami, je ne courrai pas les routes. Je pratiquerai les chemins de fer, les autos, les voitures… enfin tous les modes de locomotion qui me seront utiles… Et je ne serai pas seule !… J’emmène ma femme de chambre.

Mais il ne sourit pas de ma boutade et pose sur moi des yeux impatients et presque graves.

— Pourquoi êtes-vous si méchante, ce soir ?

— Je ne suis pas méchante… Mais… je n’aime pas qu’on ait l’air de me plaindre !… quand il n’y a pas lieu de le faire. Et puis, que votre sollicitude se rassure ! A Saint-Moritz, les Abriès vont venir me rejoindre ; et Marinette présente, ce ne sera pas la solitude autour de nous !… Pas assez, même à mon gré !… Ensuite, en septembre, j’irai m’installer chez père, dans la forêt de Rambouillet, où il a sa chasse. Et là, je resterai tard, très tard, le plus tard possible !

— C’est-à-dire ?…

— Jusqu’à la Toussaint, pour le moins.

— Alors… quand vous reviendrez vivre ici, je serai loin… bien loin !

Sans répondre, je continue à froisser des pétales de rose dont la senteur imprègne mes doigts. Mais la Viva qui s’amusait, disparaît aussi soudainement qu’elle avait surgi. Un étrange petit frisson m’a crispé le cœur. Parce que Jacques de Meillane a rappelé son départ ?… Mais je le savais bien qu’il ne pouvait m’être qu’un fugitif ami !

Bien souvent, je suis fantasque avec lui. Cependant, que vite je m’étais donc habituée à l’atmosphère vivifiante dont il m’a peu à peu enveloppée.

Et voici que je ne suis plus ni moqueuse, ni taquine, ni coquette… Bien sincère, je pense tout haut :

— Il est heureux que l’été vienne nous faire perdre la dangereuse habitude de nous voir trop souvent !

Il dresse la tête :

— Heureux ?

— Oui… car ma nature « lierre » m’attacherait de plus en plus à notre amitié. Et j’ai appris à redouter les arrachements brusques, pour mes racines qui, elles, sont des espèces de sensitives. Aussi, cet été, je compte bien les traiter par l’arrachement progressif…

— Alors quand nous nous reverrons…

J’interromps :

— Nous reverrons-nous ?… Vous partez pour le Dauphiné. Votre vie de famille va vous reprendre… Vous allez retrouver là-bas vos « idées de clocher »… Et vous ne serez pas long à vous étonner de tant d’attention donnée, un instant, à une étrangère rencontrée au passage, et qui continue sa vie sur une voie toute différente de la vôtre…

Il reste silencieux. Est-ce parce que, sur son violon, Sylvaire vient de commencer une mélopée sauvage et plaintive, si désespérément triste que j’ai l’impression d’un flot de douleur qui monte vers moi.

J’écoute immobile, près de Meillane dont la haute taille me domine. Et, tout à coup, j’entends sa voix dire très bas, de son accent de sincérité forte :

— La voie où vous marchez, je ne pourrai plus m’empêcher de vous y chercher, de loin comme de près.

Il s’arrête une seconde… Je n’ai pas bougé. Mais mon cœur bat à larges coups, et tout mon être attentif attend qu’il poursuive :

— Oui, peut-être, quand l’été aura passé, je ne serai plus en effet, qu’un étranger pour vous. Mais jamais, moi, je ne pourrai voir en vous une étrangère, — même si je ne retrouve plus l’amie qui m’a été donnée un moment…

Peut-être, il dit vrai… Et pourtant, alors que le violon sanglote sa plainte, je murmure, sceptique, de par mes désillusions sans nombre :

— Que pouvez-vous savoir ?… Le temps détruit tout… A quoi bon, d’ailleurs, regarder en avant ?

Puis, tous deux nous demeurons silencieux.

Jusqu’à la fin de la soirée, je crois vraiment que je l’ai fui… Pourquoi ?

9 juillet.

Encore une dépêche de Robert, cette fois pour m’annoncer son installation à New-York. Il me comble de son souvenir qui m’est plus facile à accepter que sa présence.

12 juillet.

Oui, j’adore voyager, surtout maintenant où ce m’est un bienfait qu’un intérêt quelconque, même la banalité ou la force brutale des faits matériels, m’arrache à moi-même. Et cependant, les départs, aux dernières heures, me précipitent dans un gouffre de tristesse ! Il sonne toujours une heure où, devant mon home dépouillé de son aspect familier, — tentures enlevées, meubles ensevelis sous les housses, bibelots, fleurs, portraits disparus ; devant les malles où mes robes s’allongent telles de petites mortes fragiles en leur dernier asile, il sonne fatalement une heure où je ne comprends plus du tout le désir qui m’a poussée hors de mon « chez moi » harmonieux. Pourquoi aller vers les logis inconnus où ma nervosité d’impressions devra s’acclimater, souffrira du désarroi des installations d’un jour, de l’atmosphère surchauffée des tables d’hôte, de la banalité des salons pareils à des halls d’attente.

Alors, je n’éprouve plus un atome de plaisir à entreprendre mes courses vagabondes… Si le réseau des circonstances ne m’enserrait, ne tendait derrière moi la barrière qui m’oblige à poursuivre en avant la route que j’ai choisie, sûrement, au dernier moment, le courage me manquerait pour partir. Si fort se ravive le sentiment de l’à quoi bon ?

Instruite par l’expérience, je laisse, impassible, monter la crise qui s’approche. Car après-demain soir, je pars. Mon gîte devient inhospitalier, en sa tenue d’été… Je ne le reconnais plus ; j’ai hâte de le fuir… Et pourtant qu’il m’est dur de le quitter ! Lui seul, je regrette de laisser derrière moi…

Car aux êtres, je manquerai si peu que la séparation m’en devient facile ! Père a ses distractions personnelles qui l’occupent largement. Mon petit papillon, jusqu’à son propre départ, est la proie des couturiers et modistes et elle donne tous ses loisirs sentimentaux au regret d’avoir dû quitter l’amie d’élection… A elle, non plus, mon absence ne pèsera guère. Un seul sentira, du moins un moment, la morsure de la séparation. Mais il a toute sorte de raisons pour guérir vite…

Ah ! je peux partir, vagabonder, bien libre, sur des routes étrangères, — comme je pourrais disparaître définitivement du monde… Avec aucun être, je n’ai plus d’attache ; nul cœur ne me retient…

13 juillet.

Hier soir un mot de Meillane, que je trouve en rentrant de dîner chez père.

Mon amie, puisqu’il me faut vous dire adieu, je voudrais que ce ne fût pas dans le salon plein de monde où tous veulent vous accaparer. Encore une fois, pardonnez-moi d’être un exigeant individu et soyez très bonne… accordez-moi un dernier instant pour moi tout seul. Qui sait, vous l’avez dit, si jamais nous nous retrouverons ainsi !

J’ai répondu, ce matin, par un bleu :

A six heures, ce soir, votre amie sera rentrée, pour vous. Êtes-vous content, terrible exigeant… Ne prenez pas ce dernier qualificatif pour un reproche. Parce que je suis très franche, j’avoue qu’il me semble bon que quelqu’un tienne un peu à moi… Et je vous le confie… Vous l’avez bien mérité, mon ami…

Quand je suis rentrée, retardée par de fastidieuses courses de la dernière heure, il était là, m’attendant.

Sans ôter mon chapeau, je suis entrée dans le salon, tout assombri par une grosse pluie qui épandait un peu de fraîcheur dans l’air surchauffé.

J’ai coulé un regard vers la pendule. Elle marquait six heures et demie.

— Vous devez me trouver une personne bien mal élevée d’être aussi peu exacte à un rendez-vous…

— J’ai pensé seulement que les minutes qui fuyaient en votre absence étaient autant de minutes perdues !

Il dit cela très simplement, un fait indiscutable, sa pensée même. Et tout bas, je pense comme lui, depuis que je suis sous son regard. Cette présence qui m’était bienfaisante, il me reste si peu de moments à en sentir le réconfort ! Pourquoi en ai-je stupidement raccourci le nombre, occupée de choses indifférentes ?

Il me demande :

— C’est toujours demain que vous partez ?

— Oui, demain soir. C’est pourquoi je vous ai prié de me faire votre dernière visite cet après-midi ; demain, mon pauvre salon va être dévasté comme tout le reste de l’appartement, et puisque vous l’avez aimé, je ne veux pas que vous en emportiez une vilaine image. Il n’y a que ma chambre qui garde jusqu’au bout une mine confortable. Uniquement, quand je suis partie, les « profanateurs » y touchent… Mais il n’aurait pas été correct de vous y recevoir ! En dépit des apparences, j’ai encore un tantinet, le respect des convenances.

Je plaisante… Pourtant je n’en ai aucune envie… Mon cœur est lourd comme ce ciel d’orage où s’immobilisent de pesants nuages, gros d’éclairs et d’éclats de foudre.

Il n’a pas relevé mes dernières paroles. Son regard, dont la flamme me réchauffait, erre autour de lui.

— C’est vrai, j’ai beaucoup aimé cette pièce que vous avez faite si bien vôtre ! C’est là que, de loin, je vous retrouverai le mieux. Dites-moi… si je ne suis pas trop indiscret… est-ce ici que vous écrivez, pour vous-même ?…

— Non, dans ma chambre. Tenez…

Je me lève et, sans réfléchir, je me rapproche de la portière relevée.

— … tenez, d’ici, vous apercevez le coin qui est mon « cabinet d’écriture ».

Il s’est rapproché. Je vois son regard tomber sur ma petite table chargée de livres où, devant le buvard fermé, flambent les ciselures d’or de l’encrier. Mais aussi, près de la table il aperçoit ma chaise longue, l’écharpe que j’ai laissé tomber avant de sortir ; les coussins qui gardent l’empreinte creusée par mon coude…

Une seconde, ses yeux embrassent, je le sens, toute la pièce. Puis il fait un pas en arrière. Moi aussi. Pourquoi ai-je ce mouvement instinctif ? A d’autres hommes pourtant, j’ai laissé visiter ma chambre pour son aspect de pièce d’autrefois, pour les bibelots précieux que j’y ai, peu à peu, réunis avec des joies de collectionneur.

Me devine-t-il une fois de plus ? Très simplement, il me dit :

— Je vous remercie… beaucoup !… de m’avoir permis d’entrevoir votre home… Les amis sont heureux de savoir où vivent leurs amis…

— Ainsi, quand vous serez au Canada, si vous vous souvenez encore de moi, vous saurez où aller trouver votre amie « d’un jour », comme on dit dans les romances.

Il m’arrête d’un geste impatient.

— Ne soyez pas moqueuse !… Ce n’est pas le jour… Ne me gâtez pas les derniers instants que j’ai à passer près de vous !

— Je n’ai pas envie du tout d’être moqueuse… J’ai le cœur bien trop sombre !… Tout ce qui finit est si mélancolique… Je trouve triste… très triste de vous dire adieu, mon ami…

— Non, pas adieu, au revoir !

Il a jeté les mots avec une sorte d’emportement impérieux. Un geste d’épaules m’échappe.

— A quoi bon se leurrer ?… ne pas voir les choses comme elles sont ?… C’est bien un adieu que nous nous disons aujourd’hui… Même quand, à l’automne, vous viendriez me faire quelques visites, ce ne serait plus comme maintenant…

— Pourquoi ?

— Parce qu’alors… c’est plus que probable… le courant qui nous a rapprochés quelques mois sera interrompu…

— Pour vous… peut-être…, mais, pour moi, non !

Il s’arrête… Quelque chose dans son accent m’a donné la sensation d’une vague qui, dressée haletante, se brise devant quelque mystérieuse digue.

— Je vous ai prévenu, dès le début, qu’il ne fallait pas tenir à moi !

— Oui, vous m’avez prévenu. Seulement il n’est pas de parole qui puisse m’empêcher de voir désormais en vous une amie… impossible à oublier !

Je durcis ma volonté pour dompter l’obscur frémissement de certaines fibres de mon cœur. Moi non plus, je ne l’oublierai pas !

Ah ! je l’avais bien prévue, ma folie de m’enliser dans la duperie d’une amitié qui doit être sans lendemain…

Heureusement, je pars !… Je vais me ressaisir. Je réapprendrai à vivre dans la glaciale solitude où mon cœur s’est engourdi, sous le froid qui le rend insensible… grâce au ciel !…

Et j’entends ma voix articuler, presque dure :

— Vous ferez comme moi !… Vous vous détacherez d’une amitié qui ne pouvait être que fugitive. Vous vous laisserez reprendre par une vie dont je serai absente… Parce que c’est la sagesse !

— Sincèrement… vous entendez, sincèrement, vous pensez que les choses vont se passer ainsi ?

Il est debout devant moi. Je vois ses yeux étinceler d’une sorte de colère. Plus que jamais, il a son grand air audacieux d’homme capable de briser n’importe quel obstacle.

Et je répète : — avec quelle conviction !

— Je pense sincèrement qu’elles doivent se passer ainsi…

— Votre ami n’était donc pour vous qu’un passant, bon tout au plus à vous distraire un moment ?… aussi facilement rejeté qu’un chiffon de votre toilette devenu inutile ! Ah ! ce que je vous ai offert… et donné ! méritait plus que le cas que vous en faites !

Je tressaille… atteinte par le reproche dont il ignore l’injustice, bouleversée par la violence passionnée de l’accent que jamais encore je ne lui avais entendu. Et la vérité me jette aux lèvres les mots que je ne voulais pas prononcer :

— Mais que savez-vous donc du prix que je donne à votre amitié ?…

— Rien… C’est vrai… Je n’en sais rien…

— Alors…

Ma voix n’est plus dure mais assourdie par les sanglots qui se brisent dans ma gorge :

— Alors… puisque nous nous séparons, je vais vous le dire… Ainsi, j’espère, vous vous souviendrez de moi sans colère, et vous ne me jugerez pas une coquette… ou pire encore, une ingrate ! De toute mon âme, à qui votre amitié, si souvent, a été bienfaisante, je vous remercie des heures très douces que je vous ai dues — des heures de musique, des heures de causerie… Je vous remercie surtout de m’avoir épargné… ce dont tant d’autres hommes m’ont abreuvée… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?… Je vous remercie d’avoir vraiment été l’ami que, jamais, je n’aurais espéré rencontrer…

Je lui ai tendu mes deux mains, qu’il prend… et garde dans les siennes, si étroitement serrées que leur étreinte semble m’arriver au cœur…

Ah ! que cet homme-là m’eût bien aimée !

Peut-être, comme j’avais rêvé l’amour…

Mais il vient trop tard ! Aussi, il est bon que je parte, — en attendant que lui parte à son tour, et s’en aille loin, très loin…

Je suis bien sincère en songeant cela. Mais une telle détresse m’envahit, avec la sensation ravivée de mon isolement, que j’ai peur d’être lâche devant lui ; et d’instinct, je prie :

— Maintenant, je vous ai dit ce que vous souhaitiez savoir… Laissez-moi… Allez-vous-en pour que je me comporte devant vous en personne correcte… non pas en bébé qui sanglote sans souci du public !

Je dis ces choses… Et dans l’instant même, je sens sur mes joues la brûlure de deux grosses larmes.

Je dégage mes mains restées prisonnières, et les passe sur mon visage. Il les ressaisit aussitôt ; et ses lèvres sèchent… lentement ! les larmes qui les ont mouillées…

Ah ! quel repos et quelle douceur ce serait de ne plus lutter pour retenir le masque qui m’étouffe ! d’avouer ma désespérance infinie, sûre de celui qui m’écoute !…

Mais je murmure simplement, appelant à l’aide tout mon orgueil, si puissant jusqu’alors à me défendre :

— Ne faites pas attention. Les départs me rendent toujours d’une nervosité stupide… et sans importance !

Délicatement, il caresse mes mains, ainsi que l’on fait aux enfants… Pourtant, il ne peut savoir que près de lui, en ce moment, c’est vrai, je ne suis qu’une pauvre enfant envahie par l’aveugle désir de reposer ma faiblesse contre sa force… D’écouter, la tête appuyée sur son épaule, sans penser, sans répondre, bercée par leur fraternelle caresse, les mots très doux qui engourdiraient ma peine.

Et l’âme lourde des larmes que je ne verse plus, les yeux voilés par les paupières protectrices, je l’écoute me dire :

— Amie, petite amie très chère, je ne puis rien pour vous ?

— Non… Rien… Personne ne peut rien. Ne parlons plus de moi, je vous en prie… je vous en supplie !… Dites-moi adieu…

— Non, pas adieu, au revoir…

Ah ! quelle volonté je lui sens de me retrouver !…

Et cette volonté, elle agit sur moi ainsi qu’un viatique ! Sans réfléchir, je cherche les prunelles où je pourrais découvrir tant de choses qu’il ne prononce pas… Tout haut il continue seulement :

— Si vous ne me le défendez pas… et encore, pour être loyal, je dois avouer que je ne serais pas sûr de vous obéir, j’irai retrouver quelques jours votre beau-frère Paul à Saint-Moritz. Il m’y a engagé… Ou plutôt…

Un sourire lui donne soudain un air d’extrême jeunesse.

— Je me suis arrangé pour qu’il m’y engage !

Un frémissement m’ébranle toute, si violent que j’ai peur et m’écrie :

— Ce n’est pas sage ! Ce n’est pas sage !… Plus je m’habituerai à être « gâtée » par votre amitié, plus ensuite je sentirai de tristesse quand j’en serai privée…

— Mais jamais vous n’en serez privée… que par votre volonté… qui, d’ailleurs, serait impuissante à me détacher ! Je crois bien que, malgré vous, je resterai votre ami…

Quelle conviction dans sa voix ! Il parle d’amitié… Ah ! est-ce encore de l’amitié !… Et pour combien de temps !…

Mais ce soir, je suis trop lasse pour réfléchir. Je n’éprouve plus que l’envie lâche de trouver près de lui un refuge… Et je ne résiste plus quand il me dit avec son chaud sourire :

— Alors c’est convenu, n’est-ce pas, j’irai vous faire une petite visite à Saint-Moritz ?… Ne dites pas non, je vous en supplie. Tout ce que je peux vous promettre, c’est d’attendre la date que vous m’indiquerez pour arriver… Mais en tout honneur, je vous préviens que je ne me sens pas beaucoup de patience pour attendre…

Si je suis sage, je n’écrirai pas…

Coire, 15 juillet.

Tout d’une traite, j’ai filé jusqu’à Coire, où je vais coucher, afin de faire, en plein jour, la sauvage montée de l’Albula.

Le crépuscule est tout rose. De ma chambre qui donne sur la grande place, je vois des cimes d’arbres ondulant sous un ciel nacré, où déjà brille une étoile ; j’aperçois des perspectives de petites vieilles rues, aux maisons basses, des passants qui circulent sans hâte, le visage calme. De rares voitures avancent, paisibles parmi les groupes que rassemble la belle fin de jour, lumineuse et chaude. Une brume, diaprée par le couchant, voile un peu les lointains du cirque de montagnes, à l’ombre desquelles s’épanouit la ville souriante. Tantôt, je me suis amusée à suivre au hasard le dédale des rues inconnues qui serpentent, étroites et proprettes, escaladent les belles pentes boisées, ou descendent vers la Plessur écumeuse avec une allure de petit torrent sur un lit de pierres luisantes.

J’adore m’en aller ainsi, au gré de mon caprice, dans une ville étrangère que je découvre avec des ravissements et des désillusions d’« explorateur »… Je m’y sens bien moins seule que dans mon Paris où, parmi tant d’êtres que je connais, je ne suis qu’une épave errante dont nul n’a souci.

En voyage, oh ! délice, j’oublie… Je ne suis plus qu’une insatiable curieuse, jamais lasse, que rien n’effraie ; un cerveau qui jouit ; des yeux avides de contempler… La solitude ne m’est plus un fruit amer, elle me devient un trésor, car elle me permet de vagabonder à ma guise, de m’arrêter, de partir, de rêvasser ainsi qu’il me plaît…

Et cette impression de pleine indépendance jette en moi une griserie dont je goûte la saveur d’autant plus que j’ai le souvenir d’odieux voyages, en compagnie de mon casanier mari qui ne concevait que Paris ; voyages où chaque occasion amenait le heurt de nos goûts, des natures trop différentes que l’amour ne fondait plus…

Ah ! que c’est exquis de voyager à sa guise !

Aussi, déjà le charme opère… Et je m’y abandonne toute, corps, âme, pensée ; consciente qu’il est excellent pour moi d’être loin de Paris, distraite de tout ce qui n’est pas l’imprévu du voyage.

Ainsi, je vais retrouver un bienfaisant je m’en fichisme, le seul état d’âme qui puisse désormais me convenir.

Tout à l’heure, avant de rentrer à l’hôtel, je me suis arrêtée un instant à mi-côte du sentier de chèvre que je redescendais. Et j’ai regardé la féerie du couchant se voiler derrière les crêtes, nimbées de flamme. Sous l’éblouissante lueur la ville était toute rose, alors que déjà les bois bleuissaient, saisis par le crépuscule. A peine, une rumeur lointaine montait des rues claires, allongées devant la montagne : aboi d’un chien, bruit vague de quelque voix ; roulement sourd des roues sur le pavé. Nul passant.

Mais près de moi, hélas ! arrêtés sur un banc voisin, des touristes ; une famille allemande qui m’observait, plutôt curieuse, surtout la fillette, — quatorze à quinze ans, — dont la lourde silhouette se couronnait d’un délicieux visage de petite vierge grave.

J’entendais les rudes sonorités de leur langue.

Je regardais, à mes pieds, ces demeures où vivaient des êtres qui tous m’étaient inconnus ; ces rues à travers lesquelles j’étais la passante étrangère qui traverse et ne revient pas.

Ah ! que Paris me semblait loin !… Et bien lointaine aussi, cette Viva que troublait si profondément, il y a deux jours, l’adieu d’un ami ; la Viva qui, toute la nuit, dans son wagon, avait aimé la senteur des œillets se fanant à son corsage, reçus à la dernière heure de cet ami…

Et curieusement, les yeux un peu sévères et un peu moqueurs, je la contemplais, cette Viva qui avait été moi quelques heures et que je ne comprenais plus bien, gagnée par l’indifférente sérénité des choses.

Saint-Moritz, 18 juillet.

Et maintenant Saint-Moritz. Presque me voici installée dans mon home de passage. Car, tout de suite, je me suis évertuée à lui donner un air de « chez moi ». Quelques gravures, des photos qui me suivent partout, mes bibelots d’écriture et de toilette, des fleurs, mes livres, des voiles de broderie dispersés sur les meubles. Et ma chambre, le petit salon qui lui est adjoint, ne ressemblent vraiment plus trop à des pièces d’hôtel.

L’un et l’autre ouvrent sur un balcon-terrasse, d’où mes yeux suivent sans se lasser l’étincelant ruban de l’Inn, à travers les prairies, veloutées par l’herbe haute. Tout près, devant ma fenêtre, l’émeraude liquide du lac, sertie par la forêt des sapins qui, accrochés à la montagne, se dressent vers les sommets ensevelis sous la neige.

D’un précédent voyage, j’avais conservé le souvenir de cet hôtel, placé hors de la cohue dont le flot roule incessamment à travers la voie grimpante qui, du lac, escalade Saint-Moritz Dorf. Il m’apparaissait comme une oasis, alors que pour suivre mon époux je devais gîter dans quelque somptueux caravansérail, bondé par la foule cosmopolite.

Ici, c’est un calme de terre promise dont je subis l’apaisement, de toute ma volonté. Les heures… — les heures du jour surtout… — fuient je ne sais comment, sans que je songe à en décider l’emploi, à en compter le nombre.

Résolument je me plonge dans une vie toute végétative. Je me grise de soleil. Je bois l’air vif qui a la saveur d’une eau glacée… Je me lasse en des courses vagabondes ou en des flâneries capricieuses dans le vieux Saint-Moritz qui m’amuse, avec son air de grand village envahi par la civilisation des villes.

Et ainsi faisant, je ne réfléchis pas ; je ne regarde pas vers l’avenir ; je ne me souviens pas… A peine, je pense. Je n’ai plus que des yeux et des muscles.

Quand Marinette arrivera dans une quinzaine, je rentrerai, bon gré mal gré, en mon personnage habituel.

J’espère qu’alors, la cure physique et morale que je m’impose aura triomphé de ma nervosité et de l’étrange lassitude qui peut-être en était tout simplement la cause. Ici, du moins, nulle conversation ne me vient fatiguer ou ennuyer. Je ne parle à personne, quoique, en cours de pérégrinations, mes curiosités de voyageuse me rendent très sociable.

Pas davantage, je ne pratique la correspondance. A peine, seulement, j’ai griffonné à père quelques lignes de bonne arrivée. Et je redoute le courrier, car j’ai peur de tout ce qui pourrait troubler la fragile quiétude où je veux m’engourdir, ainsi que dans un sommeil.

22 juillet.

C’est une lettre de mon époux qui, la première, est venue me joindre ici. Une lettre galamment troussée, ayant des allures de spirituelle chronique, où il me conte l’accueil très flatteur fait à la Danaïde, à son auteur et à l’interprète-étoile, dont le succès triomphal l’anime d’une joie orgueilleuse qui n’arrive point à se dissimuler.

Le tout, entremêlé de paroles d’intérêt quant à mes projets d’été ; et pour finir, la prière d’écrire de mes nouvelles à diverses adresses dont la liste m’est donnée.

J’ai rangé cette liste ; et, en personne bien élevée, j’enverrai à l’une ou l’autre destination quelques lignes de réponse. Peut-être, d’ailleurs, Robert ne pensera-t-il pas du tout à les y aller chercher ; et elles demeureront abandonnées en quelque poste restante. Il a tant d’autres choses en tête que la lointaine épouse laissée en France !

Je me demande quelle mine il doit faire, devant les succès, — non pas d’artiste, ceux-là, il en jouit !… — mais les succès de femme de Marcelle Huganne, lesquels me paraissent très vifs, si j’en juge d’après certains articles arrivés en même temps que la lettre, et, sans doute, envoyés par lui…

Ah ! la singulière mentalité que la sienne !

25 juillet.

Est-ce l’altitude, l’air trop vif ?… Que j’ai de peine à trouver le sommeil, si tard que j’aie veillé.

A Paris, pour distraire ma longue soirée, je ferais de la musique. Mais ici, dans ce logis qui appartient à tous, je reste silencieuse, bien entendu.

Alors, allongée dans mon rocking-chair, sous les plis moelleux de mon peignoir de laine blanche, je prends un livre… Et, au bout d’un instant, je m’aperçois que mes yeux lisent des lignes sans en pénétrer le sens ; ou même que le livre est tombé sur mes genoux… que je regarde dans la nuit pour y chercher… quoi ?… Rien d’utile, Viva.

Aussitôt, je ferme le livre, irritée contre moi-même ; je saisis mon buvard, et je me mets à griffonner des feuillets où je jette ma pensée toute vive.

Ainsi ai-je fait ce soir. J’entends, un à un, se taire tous les bruits de l’hôtel. Et onze heures venant de sonner, il n’arrive plus à mon oreille qu’un bruissement de feuilles, et le chant de l’eau, soulevée par une brise si fraîche que je frissonne quand son souffle m’enveloppe.

Peu à peu, elle me glace le cœur.

Pas assez profondément !

Sous cette glace, je sens vivre les désirs vains qui grondent dans leur prison, pareils aux princesses captives de la légende cherchant la lumière, en désespérées. Mais je suis sans pitié. Je ne veux pas les entendre. Seulement, c’est difficile dans cet écrasant silence de la nuit !…

Combien sont plus sages que moi, parmi ces étrangers — Russes, Allemands, Italiens… — au milieu desquels le hasard m’a conduite ?

Indifférente, je les regarde vivre, ne leur demandant rien d’autre que de me distraire un moment par la révélation de leur personnalité.

Une seule famille française, qui « marque » très bien. Patriotiquement, je l’ai notée tout de suite avec satisfaction ; le père, sans doute, un homme d’une cinquantaine d’années qui a des yeux de penseur ; une femme assez jeune pour que j’hésite à la qualifier de mère ou de sœur, par rapport à la jeune fille qui ne la quitte guère. Entre elles deux, il y a une sorte de camaraderie charmante, nuancée de protection du côté de l’aînée, de déférence de la part de la jeune fille.

Ma table — dans la salle à manger, — n’est pas loin de la leur, et pour occuper la monotonie du repas, j’observe quand je ne lis pas. La jeune personne, d’ailleurs, m’a tout l’air d’en user discrètement de même à mon égard. Plusieurs fois, laissant de côté mon livre, j’ai surpris, arrêtés sur moi, de larges yeux d’un bleu violet, dont le regard limpide se détournait tout de suite, un peu confus, si joliment…

Depuis lors, sans avoir échangé une parole, nous sommes « en sympathie ». Cette créature très jeune, qui n’est de toute évidence, ni une futile petite fille, ni une demi-vierge, m’intéresse par tout ce que son visage révèle de vie intelligente, originale et profonde. Ce m’est un plaisir de suivre, sur les traits expressifs, le jeu vif de l’esprit. Elle a des yeux qui doivent toujours regarder la vérité en face, bravement, sans curiosités malsaines et pudeurs niaises, des yeux qui ne mentiraient pas… De même que les lèvres ne se prêteraient pas, j’en jurerais !… aux baisers qui déflorent.

Je suis sûre qu’en ce moment cette petite fille dort en paix. Que je l’envie !

26 juillet.

Une lettre de père. Un mot de Marinette bourré de « faits divers » et de tendres effusions, m’annonçant leur arrivée pour la fin de la semaine qui vient.

Des billets d’amis ou d’indifférents.

Rien d’autre.

27 juillet.

Hier, une haute silhouette masculine, une nuque très brune m’ont fait tressaillir si fort, que j’en suis demeurée stupéfaite. Est-ce donc que je pense voir venir l’ami auquel, résolument, je n’ai pas écrit ?…

Il me l’a dit : « Je ne me sens pas de patience pour attendre que vous me donniez la permission de venir… »

Demain, il y aura douze jours que je suis ici…

Pour la première fois, depuis mon arrivée, je viens de m’aventurer à descendre en mon jardin secret, dont je ne sais quel instinct me gardait éloignée. D’ailleurs, j’en ai seulement entr’ouvert la perte, arrêtée sur le seuil par une crainte imprévue de ce que j’y pourrais découvrir peut-être.

Mais à quoi bon cette lâcheté !

Je n’ignore pas que j’ai été folle de laisser un passant généreux entrer dans mon désert. Il y a fait jaillir un peu de verdure où m’abriter, quelques fleurs à respirer. Le tout, destiné à mourir.

Et maintenant que je suis hors de l’oasis, je trouvé dur de recommencer à piétiner sur ma route aride… Je le sais bien !

Et je le sais aussi, que nos causeries me manquent, comme la flamme claire de son regard, le timbre de sa voix ferme, l’atmosphère vivifiante qu’il créait autour de moi, et, surtout, l’étrange et bienfaisante impression de sécurité que m’apportait sa présence.

Oui, je m’étais trop bien habituée à la douceur d’être traitée par lui en amie d’élection. Et parce que les circonstances et ma volonté nous séparent, avant que la force des choses ne le fasse, je suis telle une altérée qui se voit enlever l’eau vive qui ranimait ses lèvres desséchées.

Tant pis pour moi ! Je ne suis pas une petite fille, il ne fallait pas être imprudente. Il y a quelques mois, je ne le connaissais pas. A l’automne, il va partir. Nous ne nous reverrons plus guère dans l’avenir… Si même nous nous revoyons.

Non, je n’écrirai pas. Ma solitude dans la vie ? C’est une habitude à reprendre. Voilà tout. Et je la reprends.

28 juillet.

Ce matin, j’ai croisé dans un sentier que je grimpais à l’aventure la jeune fille française, qui est la plus charmante de mes compagnes d’hôtel.

Elle descendait et s’est arrêtée à ma vue, puis rangée dans la bordure moussue du chemin, pour me laisser passer. Sous une grande capeline de paille, toute habillée de blanc, elle était adorablement fraîche, la blouse de linon échancrée sur la nuque, les bras nus depuis le coude ; dans les mains, un livre, comme chaque matin je lui en vois emporter quand elle passe sous mes fenêtres.

Ah ! la jolie vision de jeunesse qu’elle réalisait ainsi, svelte sous la jupe étroite, la taille souple et libre ! Elle m’a saluée, souriant un peu. Est-ce l’expression de droiture fière qui est si frappante sur ce jeune visage, brusquement j’ai pensé à Meillane… C’est une femme telle que celle-ci qui devrait devenir la sienne. Quel beau couple, ils formeraient moralement. Et physiquement aussi !

Je sais son nom, Marie-Reine Derieux. Elle est la fille du savant biologiste auquel je vois, à Saint-Moritz, la gaîté et l’ardeur d’un écolier en vacances qui aurait des yeux de penseur pour observer… La mère aussi est une créature absolument supérieure, capable d’assister son mari dans ses travaux, et, en même temps, une femme du monde exquise. J’avais beaucoup entendu parler d’elle déjà, sans l’avoir jamais rencontrée.

Je ne m’étonne plus qu’entre ces deux êtres, élevés dans une atmosphère de pensée, cette petite Marie-Reine soit ce qu’elle est.

30 juillet.

Où vais-je ?…

Si forte, j’ai l’impression d’être une petite chose frêle qu’emporte un mystérieux torrent, le torrent de la vie…

Et je ne lutte pas… J’ai trop lutté, sans doute, jadis. Ma faculté de résistance est épuisée. Maintenant, je me laisse entraîner, passive, si détachée de tout rêve, espoir, désir même, que j’en arrive à observer curieusement, comme s’il s’agissait d’une autre, le jeu des circonstances qui influent sur ma destinée.

Aujourd’hui, ma capricieuse humeur m’avait jetée vers Samaden que j’avais envie de revoir ; où le train m’a déposée avant de filer sur Pontresina.

Un ciel d’une idéale pureté. Pas même un flocon de nuage. Un infini bleu où palpitent les rafales d’un vent violent, tout parfumé d’une senteur d’herbe chaude, de foin coupé, de neige vierge, la neige immaculée de la Bernina dont les glaces étincellent en pleine lumière, marbrées d’ombres bleues, veinées par le sillon des crevasses.

Aussitôt hors du wagon, je laisse de côté les rues ensoleillées et m’en vais vers la montagne. Je grimpe sans but, pour le seul plaisir de grimper, vers un bouquet d’arbres que j’aperçois, dressé au-dessus des prairies qui s’élèvent en terrasses. A mesure que je monte, grisée d’air vif, les rafales m’enveloppent plus violentes, si rudes parfois que je m’arrête haletante, ma robe enroulée autour de moi, tandis que les longs pans de mon voile palpitent en ailes déployées. Et c’est une exquise sensation de vol !

Je ne sens plus nulle lassitude. Je vais vite, vite, dominant, peu à peu, la petite ville souriante dont les clochers se hérissent à mes pieds, les rues s’entre-croisent, striées d’ombre et de clarté.

Je vais, humant cette brise qui a, sur mes lèvres, le goût de l’eau glacée. J’atteins le bouquet de mélèzes.

Et soudain, c’est un calme prodigieux. Les tourbillons fous se brisent devant ce voile de feuilles.

A peine, un bruissement dans les branches pailletées de soleil ; une ondulation fuyante, sur l’herbe haute, d’un vert éclatant, moirée d’ombres transparentes, que broutent, sous les mélèzes, des vaches paresseuses, devant un chalet qui sent le bois frais. La sonnerie argentine de leurs cloches tinte dans l’air chaud. Loin, aussi loin que mes yeux puissent voir, des cimes fuient les unes derrière les autres, découpant leur profil de neige sur l’intense outremer.

Ah ! que je comprends le saint d’Assise et ses cantiques extasiés devant la splendeur des choses créées ! Si fort je la sens et j’en jouis que, passionnément, je me prends à répéter :

— Que c’est beau ! que c’est beau !

Sans m’apercevoir que je parle presque haut, que je ne suis pas seule, qu’un promeneur est allongé nonchalamment dans l’herbe, à quelques pas de moi, devant le même spectacle dont je m’enivre.

Mais une voix dit, derrière moi :

— Oui, vous avez raison, c’est beau, bien beau !

Oh ! cette voix !… Je me retourne, d’un sursaut éperdu.

Et je vois le promeneur debout, qui me salue avec un sourire, un regard, un accent où resplendit une allégresse triomphante. Je ne rêve pas ! Meillane est là, devant moi. Pourtant, je répète, avec l’impression que je dois me tromper :

— Vous ! Vous !… C’est vous ? Ici ?

Et sa voix joyeuse explique :

— Je suis arrivé à Samaden, il y a quelques heures seulement… Pour différentes raisons… qui me paraissaient très sages, j’y ai cherché un gîte. J’ai fait tout à l’heure mon installation, et en attendant un train pour Saint-Moritz, je suis monté ici, attiré par la mine engageante de ce bois de mélèzes.

— Comme moi…

Ses mains se sont tendues vers les miennes que je lui livre d’un élan dont je ne suis pas trop fière à cette heure !

Il les porte à ses lèvres lentement et les y garde sous un baiser long… si long !… comme le dernier jour, à Paris… Moi, je ne pense pas à les lui retirer… Une joie chante follement en tout mon être… Une joie née de la présence imprévue de mon ami, dans cette solitude vibrante de beauté… Née aussi de l’ivresse que je vois dans les yeux qui me regardent…

Et doucement, il me demande :

— Dites-moi, cela vous fait un peu plaisir que nous nous retrouvions ?

Ici, nous sommes si loin du monde que, pas une seconde, je n’ai l’idée de déguiser correctement la vérité !

— Oui, cela me semble bon, très bon !

Je parle presque bas, sans songer à lui enlever mes mains, toujours prisonnières. Peut-être, il ne s’aperçoit même plus qu’il les tient, tant il me contemple. Ah ! il ne voit plus le divin paysage ! Pour lui cacher tout l’horizon, il y a une frêle créature, dont, littéralement, il boit le regard… Et, en cette minute, je ne veux pas penser… chercher pourquoi il me contemple ainsi… Je ne sais ce que l’avenir prépare. Mais rien ne me fera oublier ni regretter la douceur de ces premiers instants… Et, en mon âme, je murmure ce que lui dit tout haut :

— Jamais je n’aurais osé espérer vous revoir ainsi, mon amie…

De quel accent il a prononcé les mots très simples « mon amie ». Ce quelque chose dans sa voix me fait tressaillir et jette en moi l’impression qu’un flot m’a saisie et m’emporte… Vers quelle rive ?

Alors, d’instinct, j’essaie de lui échapper, et j’interroge, en hâte, au hasard, pour reprendre terre :

— Qu’est-ce que vous avez fait depuis mon départ ?

— J’ai attendu le moment où je vous reverrais ! Sans vous, Paris me paraissait un désert. J’ai filé en Dauphiné. Mais là aussi, il m’a fallu un grand effort pour laisser fuir le temps et ne pas prendre, tout de suite, le chemin de l’Engadine… où mon amie ne m’appelait pas pourtant… Ce pourquoi, j’avais très peur d’être mal reçu.

— Mais je ne vous ai pas mal reçu.

Il ne répond pas aussitôt. De nouveau, il me regarde avec la même joie fervente.

— Non ! oh non ! Vous ne m’avez pas mal reçu !… Si vieux que je vive, je me souviendrai de vos yeux en cette première minute du revoir.

Nous sommes insensés de nous dire ces choses. Il risque peut-être tout son avenir. Et il est jeune… Si jeune !…

Moi je n’ai pas d’avenir… Alors ?… Ah ! oui, nous sommes insensés !

Il m’aurait rencontrée dans un salon d’hôtel, comme un monsieur en visite, que sûrement — à peu près sûrement, — nous n’aurions rien articulé de semblable… Mais si haut dans la montagne, hors du monde !…

Je me suis assise sur un arbre renversé ; la dentelle fine des mélèzes palpite au-dessus de nos têtes. Entre les branches, dans la pleine lumière, luit la neige qui nous envoie son souffle vierge, parfumé par la sauvage odeur de la terre, ivre de soleil.

Tout haut, je songe, essayant de me ressaisir :

— Marinette, les enfants et Paul arrivent dans deux jours.

— Déjà ! Oh ! déjà !

— De quel ton déçu vous dites cela !

— Je voudrais vous avoir ici à moi seul…

— Et de quel droit, je vous prie ?

— De mon droit d’ami… aussi exigeant que dévoué.

— Oui, bien exigeant, je le crains…

— Non… car je ne demande rien !

Presque gravement, il a parlé ; sa clairvoyance a-t-elle donc deviné l’affolement délicieux et terrible auquel j’essaie d’échapper et dont j’ai peur…

Une minute de silence. Il est allongé dans l’herbe à mes pieds. Ses yeux gris ne me quittent guère. Et redoutant ce silence, je demande :

— Quand je vous ai aperçu, y avait-il longtemps que vous étiez là, à m’entendre m’extasier ?

— Je vous ai vue monter toute menue, en bas du sentier, pareille à une petite fille… Et puis, vous avez grandi… un peu… un peu plus. Et j’ai commencé à penser que la petite fille devait être une jeune fille dont la silhouette, tout de suite, m’en rappelait une autre…

Malicieuse, je proteste :

— Oh ! ça ce n’est pas vrai !

— Vous savez bien que, toujours, je dis ce qui est vrai.

— Oui, vous avez raison… Alors vous regardiez la silhouette menue ?…

— Qui semblait avoir des ailes, de grandes ailes roses, dressées derrière elle, éperdument flottantes…

— Les pans de mon voile !… Ainsi, je ressemblais à un ange ?

— Un ange très terrestre, heureusement, madame ! Mais je ne pouvais m’imaginer ce bonheur que la jeune fille aux grandes ailes fût justement vous, vous l’amie très chère pour qui j’étais venu au fond de l’Engadine… Et puis, vous avez approché encore… Je vous ai reconnue, sans doute possible…

Il se tait brusquement et je ne réponds pas… Trop de choses nous sentons, qu’il ne faut pas dire !… Des secondes fuient…

Encore une fois, ma volonté fait un sage effort pour briser le charme dangereux. J’ébauche une question. Et nous parvenons à causer. Même, peu à peu, à très bien causer, comme des êtres sûrs l’un de l’autre, deux vrais amis que tout intéresse des jours où ils ont vécu séparés.

Trois semaines !… A nous entendre, on croirait plutôt trois années !… Jamais, à Paris, nous n’avons ainsi causé, avec cet abandon confiant qui m’est une nouveauté exquise que je savoure ardemment, après ma retraite de silence et de solitude. Ah ! quelle douceur, cette sollicitude dont il m’enveloppe !…

Et je lui confie tout à coup :

— Ne me trouvez pas une odieuse babillarde… Je me délie la langue ! Depuis quinze jours, je n’ai conversé avec âme qui vive !

— Comment, vous avez ainsi vécu toute seule avec vous-même, pauvre petite amie chère ! Mais ce devait être affreusement triste, une pareille existence !

Je lui lance avec une malice joyeuse :

— Merci pour moi-même !… Vous trouvez donc ma compagnie bien ennuyeuse ?

Il se met à rire :

— L’homme est fait pour la société de ses semblables. La femme, plus encore, affirment les autorités compétentes.

Et nous recommençons à bavarder, de tout et de rien… jusqu’au moment où je m’aperçois soudain que le soleil s’est enfoncé derrière les montagnes, qu’il fait frais, très frais. J’ai un frisson qu’il surprend :

— Oh ! vous avez froid !… Vite, il faut partir. Vous êtes si peu vêtue !

Et il enveloppe d’un œil inquiet ma blouse de linon, coupée d’entre-deux sous lesquels transparaît la peau.

— Vous êtes redevenue toute pâle, comme à Paris.

— Je suis laide ?…

— Non ! pas laide du tout… pas assez !… Mais vous avez perdu vos belles couleurs roses de l’arrivée !… Pourquoi n’avez-vous pas un châle ?… Un manteau ?…

— Je ne pensais pas rentrer si tard, monsieur mon ami…

— Alors, vite, redescendons… Vous vous réchaufferez en marchant et dans le train… Pourvu que vous ne soyez pas malade !

J’éclate de rire :

— Soyez sans crainte !… Je ne suis pas si fragile…

— Demain, j’irai voir comment vous êtes.

— Demain ?…

Je m’arrête.

— Demain, vous voulez venir ?… Ah ! peut-être, il serait plus sage d’en rester aux heures qui finissent en ce moment…

Il me regarde, indigné :

— Plus sage ?… Quelle erreur ! Il ne faut pas être sage inutilement… Je vous ai promis d’être un bon ami… Fiez-vous à moi…

Et j’ai cédé. Il est sincère… Mais…

Quand je suis rentrée à l’hôtel, très tard, ma jeune amie Marie-Reine, habillée pour le dîner, lisait sur la terrasse. Mon pas, tout près d’elle, lui a fait relever la tête. Un sourire a éclairé sa bouche et elle s’est exclamée :

— Ah ! quelle mine contente vous avez, madame ! Votre promenade a été agréable ?

— Oui, très agréable ! C’était une journée divine…

Et je passe, effrayée de ce que cette enfant pourrait lire en moi que personne ne doit savoir, que moi-même je dois ignorer.

31 juillet.

A quoi me sert de fermer les yeux, ainsi qu’une enfant terrifiée ? L’ombre n’empêche pas la vérité de se dresser.

Je l’aime… je ne puis plus me leurrer.

Je l’aime, pourquoi ?… Qu’a-t-il de plus que les autres qui jamais n’avaient pu m’émouvoir, depuis que mon cœur a été mis en lambeaux…

Je l’aime… Les lambeaux ont été rapprochés par un magicien dont je ne soupçonnais pas le pouvoir. Je l’aime !…

Et les yeux éblouis, les mains serrées devant le vertige, je répète : « Où vais-je ?… Où vais-je ?… »

Ainsi qu’il l’avait dit, tantôt, il est venu. J’étais à écrire dans mon petit salon. J’ai reconnu son pas d’être dominateur, son pas vif, pressé, résolu…

Il était impatient d’arriver près de moi… Et je le reçois, moqueuse et insouciante… tandis qu’en mon cœur ressuscité palpite le désir fou de me glisser entre ses bras, qui me garderaient de tout mal ; de mettre ma tête sur sa poitrine, mon visage sous sa bouche ; d’en sentir la caresse sur mes cheveux, sur mes paupières, sur mes lèvres…

C’est pourtant vrai que je souhaite cela, moi, la farouche Viva… Je l’ai compris quand il est entré…

Mais cette folie, je ne l’ai pas trahie ! Elle est mon secret, effrayant et divin.

Que faire ?…, Partir ? ou lui demander, à lui, de me laisser ?… Ce serait peut-être la guérison ? Mais en aurai-je jamais le courage, même consciente que je m’en vais vers la douleur, fatalement, si je ne me défends contre le mal d’aimer ?

Est-ce qu’une créature glacée fuit, de sa pleine volonté, la flamme qui la ranime ?

Ah ! je le sais bien que je ne partirai pas !… Et que je ne vous demanderai pas de partir, ô mon ami, qui ne serez que mon « ami… », mon ami très cher. Oui, restez, si vous pouvez me faire le sacrifice de ne pas espérer ce que je ne vous donnerai pas, résolue à n’être plus le bien de personne…

Peut-être vous en souffrirez… parce que vous êtes homme ! Et les meilleurs veulent tout, de l’être cher… Et, en ce moment, je vous suis chère, si chère ! je le sens délicieusement… Mais, moi aussi, je souffrirai quand vous me quitterez… Plus durement que vous, peut-être encore, car ce sera en mon cœur que vous avez arraché de sa tombe, et qui devra, vous parti, retrouver l’horreur de la mort.

3 août.

Voici les Abriès arrivés et installés déjà ; non pas en mon calme domaine, mais à l’abri d’un palace fourmillant d’hôtes select. Paul est épanoui, les petits sont adorables et Marinette délicieusement jolie, chic à l’avenant, semble leur grande sœur, et trace, dans le Tout Saint-Moritz, un sillage de Parisienne infiniment élégante, dont les remous sont très amusants à observer. Ils atteignent jusqu’aux excursionnistes convaincus, tannés par le soleil et la neige, aux allures de vagabonds, qui, pour la regarder, oublient un instant glaciers, guides, piolets.

Cette présence est pour moi une diversion forcée. Peut-être elle va me guérir, si j’essaie résolument d’échapper au mal…

Mais pour guérir, il faudrait le vouloir ! Il faudrait ne pas nous voir sans cesse, rapprochés plus encore par sa camaraderie avec Paul qui mêle sa vie à la nôtre. Il faudrait que nous n’ayons pas, tous deux, cette même résolution, silencieuse et inflexible, de ne perdre pas une parcelle du peu de jours qui nous sont donnés. Car le 19, il doit être de retour dans le Dauphiné, où l’anniversaire de sa mère rassemble tous les enfants.

Ah ! devant cette certitude, je ferme les yeux sur l’avenir. J’étouffe tout conseil de prudence. Confiante en mon ami, je vis dans le seul présent, comme dans un songe enchanté, oublieuse du réveil certain. Sans résistance, je me laisse gâter avec une délicatesse tendre, un souci de mon plaisir, de mon repos, qui me fait bondir le cœur d’une joie inconnue. Jamais personne n’a été ainsi pour moi, même ceux qui m’ont le plus choyée. Et, jadis, dans l’amour de Robert, il n’y eut rien de pareil ! Car c’était pour lui qu’il m’aimait…

6 août.

Les douces matinées que je passe !

Je vais retrouver les enfants qui jouent dans une prairie écartée sous la garde d’Agnès… Et lui vient me rejoindre… Nous nous asseyons sur quelque roche moussue, et nous causons, — ou même nous nous taisons… — tout en regardant les petits, qu’un élan câlin ou le caprice du jeu fait bondir vers nous.

Ce matin, en arrivant, je trouve Agnès courroucée contre Hélène qui se tient devant elle, la mine penaude, ses menottes croisées derrière son dos, — attitude de son père tout à fait comique chez elle. Guy, lui aussi, darde sur la petite des regards indignés.

J’interroge :

— Que se passe-t-il donc, Agnès ?

Et aussitôt ; dans son charabia mi-français, mi-anglais, elle explique, sévère :

— Ce petit fille, il est très méchant. Il a mordu un baby de l’hôtel, jusqu’à faire saigner le doigt de lui…

A mon tour, je jette un coup d’œil gros de reproche sur la coupable qui baisse le nez de plus en plus, avec une adorable mine de confusion, l’ombre des cils voilant l’éclair des prunelles. A peine, j’entrevois la petite bouche que contracte l’envie de pleurer. Et je m’écrie, la voix sévère :

— Quelle vilaine fille tu es, Hélène, d’avoir mordu ce baby ! C’est si méchant ! Pourquoi as-tu fait cela ?

Cette fois, elle relève à demi sa délicieuse frimousse, et d’un air tout ensemble contrit et révolté, elle murmure piteusement :

— J’avais faim !

7 août.

Hier, Marinette m’a dit :

— Comme l’Engadine te réussit, Viva !… tu es jolie… jolie !

Et Paul a appuyé, la tête dressée hors de son journal :

— Ça c’est vrai… Vous avez des yeux et une bouche à ensorceler un saint !

J’ai ri, haussant les épaules.

— Oh ! si mon charme opère seulement sur les saints, je suis à peu près sûre de ne pas faire beaucoup de ravages à Saint-Moritz…

— Non, non… pas « seulement » sur les saints, m’est avis… Gare aux pauvres hommes !

— Paul, mon grand, vous êtes stupide !

Dieu ! Quelle hypocrisie dans cette exclamation ! Depuis des années, aucun compliment ne m’avait fait pareillement tressaillir de plaisir…

Pour mon ami s’est réveillée ma coquetterie d’antan. Pour lui, je désire que ma forme fragile, que mon visage, que mes robes même soient séduisantes… Je crois vraiment — à ma confusion grande, je le constate !… — que je m’en préoccupe autant que Marinette elle-même. Et c’est bien moi, la dédaigneuse, qui en suis là ?…

Pour lui, encore, j’ai oublié ma répugnance à faire de la musique dans ce milieu d’étrangers ; et tantôt, au cœur de l’après-midi, quand tous à peu près étaient en promenade, j’ai chanté ; chanté tout ce qu’il m’a demandé. J’ai été récompensée, d’ailleurs ; nous avons passé une heure exquise. Ce après quoi revenus dans la prose, nous avons fait le goûter le plus gai du monde, avec un entrain d’écoliers qui ont bien rempli leur tâche.

8 août.

Encore un jour fini.

Je ne cherche pas à savoir ce qu’il pense de « nous » et il ne m’interroge pas. Même, j’arrive à oublier sa clairvoyance, à l’abri du voile dont un reste d’instinctive raison garde enveloppée la Viva nouvelle, apparue en moi.

Si maître de lui-même, il semble avancer dans le chemin dangereux où nous sommes engagés, que je le suis, ne songeant plus, — presque plus ! — au vertige possible !

9 août.

Je refuse toute invitation et laisse Marinette exercer sa séduction « ravageante » à travers les excursions, pique-niques, thés, parties de tennis, de golf…

Elle est si habituée à ma sauvagerie, qu’elle ne s’étonne pas du soin que j’apporte à me dérober aux trop nombreuses « connaissances » retrouvées ici.

Tout au plus, quand elle en a le loisir, quand ses flirts, ou le regret de Mme Valprince ne l’absorbent pas, elle me taquine sur les promenades que je fais ouvertement avec Meillane, qui, en qualité d’ami de Paul, ne nous quitte guère. A peu près chaque soir, nous dînons ensemble, ou nous nous retrouvons dans l’un ou l’autre de nos hôtels respectifs.

Lundi, Paul, mis en fuite par un « thé » en société qui ne l’amusait pas, a demandé à nous accompagner.

Quand mon ami est venu me prendre, il a trouvé le bon Paul qui fumait devant le perron, attendant que je fusse prête. De ma fenêtre, j’ai vu sa mine, à l’annonce de ce compagnon de promenade ; et distraite une seconde de ma propre déception, je me suis mise à rire derrière mon rideau, tant il avait l’air exaspéré contre Paul, qui, bien innocent, s’exclamait sur son plaisir d’aller, avec nous, revoir l’hospice de la Bernina.

C’est vrai que cette excursion à trois a été odieuse de banalité… une promenade perdue !…

Et les jours fuient si vite ! Ils me semblent une eau lumineuse, qui filtre entre mes doigts, serrés en vain pour la retenir.

Une dernière semaine… Et puis ce sera le réveil… Lui aussi ne peut l’oublier. A combien de choses je le sens !

10 août.

Est-ce déjà le réveil ! Tout à l’heure, j’ouvre un journal et j’y vois une dépêche de New-York, annonçant que le maître Robert Doraine a provoqué en duel au pistolet le millionnaire Hugh Manfield, lequel affichait cependant une enthousiaste admiration pour la belle interprète de la Danaïde. Robert est atteint à l’épaule. Le millionnaire a la poitrine traversée d’une balle.

L’aventure fait grand tapage, vu les personnalités en jeu, mondaine et artistique, et elle est contée avec des commentaires et des sous-entendus qui ont amené un flot de sang à mes joues décolorées par la révélation imprévue. Vraiment, le maître Robert Doraine oublie un peu trop qu’en Europe il a laissé une femme qui porte son nom ! Sa vie n’étant pas en péril, aucune pitié n’adoucit la révolte qui m’ébranle tout entière, — la même que s’il m’avait souffletée devant tous.

2 heures.

Il a jugé à propos de télégraphier la nouvelle à Paul, avec prière de m’avertir.

Aussi, mon dévoué beau-frère est-il apparu, il y a une heure, à l’hôtel, plutôt embarrassé de sa mission, et inquiet de la façon dont j’accueillerais l’événement, qui, croyait-il, m’était encore inconnu.

Parce que j’avais les nerfs en déroute, j’ai bousculé ses précautions oratoires par un bref :

— Voyons, Paul, expliquez-vous, je vous prie… Qu’y a-t-il ?

Et sûrement, en cette minute, j’avais des yeux d’orage et ma bouche volontaire, la bouche de père, au commandement de laquelle toujours on obéit…

Alors, désorienté par mon accent, si différent de celui que j’ai à l’ordinaire avec lui, il m’a, en quelques mots, raconté ce que je savais déjà : le duel à propos de la Danaïde, dont Robert sort le bras fracassé. Pas d’autre blessure n’est mentionnée.

Je l’écoute, crispée jusqu’à l’insensibilité, les yeux attachés sur une branche d’arbre mouvante, sous la brise, devant ma fenêtre. Une pensée, obscurément, erre obstinée dans mon cerveau, — lueur qui éclaire des abîmes : « Que cette balle eût dévié, et peut-être, à cette heure, je serais veuve… libre… »

C’est horrible de songer cela ! Pourtant, je ne suis pas cruelle… Il aurait besoin de mes soins, que je les lui donnerais sans effort… comme à un étranger. Et jamais je ne ferais l’ébauche même d’un geste pour abréger sa vie d’une seconde, si elle dépendait de moi… Il me semble, du moins…

Je raidis toute ma volonté pour ne pas penser, pour ne rien sentir… Et je m’aperçois que Paul me considère ahuri, inquiet de mon calme inexplicable pour lui. Dans son désarroi, il me dit d’un ton encourageant :

— Vous voyez, Viva, qu’il n’y a pas lieu de vous tourmenter.

— Me tourmenter ?… Oh ! Paul, vous n’imaginez pas que moi, épouse délaissée, trahie au su de tous, je puisse « me tourmenter » au sujet de votre beau-frère blessé par sa faute et pour sa maîtresse !

— Mais il ne vous dit pas pour quelle raison il s’est battu ! riposte Paul naïvement.

— Cette raison-là… Paul, vous le savez aussi, s’appelle Marcelle Huganne. Le richissime Manfield aura voulu la lui enlever et il a tiré sur le maraudeur !… En ces conditions, avouez-le, je ne puis lui accorder que l’intérêt distant éveillé par toute créature blessée… rien de plus !

— Oui… oui… Vous avez raison.

Paul est trop loyal pour ne pas le reconnaître. Et il se tait. Moi aussi. Mon âme est un chaos où souffle un vent de tempête.

Je demande tout à coup :

— Marinette sait ?…

— Je lui ai dit la chose, avec ménagement. Vous savez, elle adore son frère… Je viens de télégraphier pour demander plus de détails et offrir d’aller là-bas si Robert redoute d’être seul…

Durement, j’interromps :

— Il n’est pas seul… Soyez sans inquiétude, Huganne veille sur lui…

— Mais s’ils sont brouillés, je…

— Le duel les aura réconciliés. Les femmes, surtout celles de ce monde-là, sont toujours flattées qu’on aventure sa vie en leur honneur !

Paul n’insiste pas. Mais, affectueusement, il me convie à venir passer l’après-midi avec eux… « pour me distraire ! »

— Avec vous seuls ?

— Je n’ose vous l’affirmer… Jamais nous ne sommes seuls. Marinette a toujours du monde !

— Alors, mon ami, je vous remercie beaucoup de votre amicale demande, mais je resterai ici… Aujourd’hui particulièrement, je préfère ne voir personne.

— Oui, je comprends, je comprends bien.

Et entre haut et bas, dans ses moustaches, je l’entends marmotter.

— Diable de garçon !… Pauvre petite femme !…

Mais, bien entendu, je ne relève pas ce discret jugement. Il me suffit de sentir la chaleur de sa sympathie dans le baiser qu’il dépose sur ma main. J’interroge seulement encore :

— Les petits joueront à leur place accoutumée avec Agnès ?

— Oui, je suppose.

— J’irai les retrouver… Ce sera pour moi la meilleure société…

La meilleure, oui, sûrement… Il me sera bon d’entendre leur rire, leurs propos menus, de sentir leurs lèvres caressantes…

Mais… mais… c’est une autre présence qu’appelle mon cœur bouleversé qui ne sait plus où se prendre et cependant, orgueilleux, n’accepterait pas une parole de pitié ; même de lui, surtout de lui…

Je voudrais le réconfort de sa chaude amitié.

Mais il lui faudrait, en silence, laisser passer la tourmente qu’il doit ignorer. Aujourd’hui, j’ai la sensibilité à vif ; et même le frôlement d’une sympathie exprimée serait douloureux sur ma plaie.

Sait-il déjà ce que le premier venu peut savoir ?… A-t-il appris, lui aussi, par quelque journal ?… ou Paul lui a-t-il dit ?…

Je viens de regarder les feuilles françaises de ce matin. Presque toutes reproduisent l’entrefilet venu d’Amérique ; certaines y ajoutent des réflexions qui enveniment ce petit scandale mondain.

Les éclaboussures en jaillissent autour de moi mais non jusqu’à moi qui, durement, ai attaché mon masque impénétrable à toutes les curiosités.

8 heures.

Comme je rentrais, avant le dîner, avec les petits, j’ai croisé Meillane. J’avais mes deux mains prises par Guy et Hélène ; Agnès était sur mes talons. Nous avons échangé un simple « bonjour », tout à fait quelconque. Mais la certitude est tout de suite entrée en moi : « Il sait. » Son regard n’avait pas, rencontrant le mien, l’expression coutumière… Avec l’acuité de mes nerfs surexcités, j’y ai discerné une attention anxieuse, grave et compatissante.

Mais comme je demeurais impassible, le visage fermé, figée dans la crainte d’un mot qui me ferait mal, il m’a dit simplement, comme si rien ne fût arrivé :

— Je suis allé pour vous demander une tasse de thé, tantôt, à l’heure du goûter. Mais vous étiez partie !

— J’avais été rejoindre les enfants…

— Oui… c’est ce que je vois… Et ils vous ont accaparée ! Ce sont de petits gourmands… Je voudrais bien avoir été à leur place.

Il caresse la joue ronde d’Hélène qui lui rit du fond de sa capote fleurie. Guy tient ma robe avec un air de ne pas permettre que je m’échappe pour marcher près du nouveau venu.

Et pour la première fois depuis le matin, mon âme douloureuse se détend un peu. Ces trois êtres me donnent de la tendresse, chacun à sa mesure…

Mais Paul nous rejoint. Et je rentre, les laissant tous.

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