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La pêcheuse d'âmes

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The Project Gutenberg eBook of La pêcheuse d'âmes

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Title: La pêcheuse d'âmes

Author: Ritter von Leopold Sacher-Masoch

Release date: June 21, 2013 [eBook #43004]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÊCHEUSE D'ÂMES ***

Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), La pêcheuse d'âmes (Die Seelenfängerin)(1889)

Produced by Daniel FROMONT

LA PECHEUSE D'AMES

Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.

SACHER-MASOCH

LA PECHEUSE D'AMES

ROMAN TRADUIT DE L'ALLEMAND AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR

PAR L.-C. COLOMB

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1889
Droits de propriété réservés.

LA PECHEUSE D'AMES

I

LA PREDICTION

Devant mon esprit se dévoile tout ce qui sera.
ESCHYLE.

Un cri sauvage et désespéré comme celui d'un tigre blessé retentit dans le silence et le calme du soir. Les chevaux s'arrêtèrent, sans que le cocher tirât sur les rênes; et, pendant qu'il se signait, un jeune officier se levait dans la légère calèche et regardait tout ému dans la direction d'où était venu ce cri épouvantable.

"Qu'est-ce?

- On dirait qu'un homme a crié au secours, répondit le cocher.

- Où?

- Si j'ai bien entendu, cela venait de l'eau."

L'officier sauta hors de la calèche et s'élança vers la rivière, à travers les chaumes et les épaisses broussailles. Encore un cri, un dernier, étouffé, cette fois, un cri de détresse, suppliant; puis l'eau fit entendre un sifflement, comme si l'on y avait jeté une pierre brûlante.

"Il y a quelqu'un qui se noie," pensa l'officier. Il prit son revolver, courut à en perdre haleine vers la rive à travers la prairie et les roseaux. Dans le demi-jour qui suivait le coucher du soleil, l'eau avait des reflets blafards; les flots roulaient avec des teintes de plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dans le petit bois où était maintenant l'officier, ni dans l'eau qui murmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s'élevait en face.

Le jeune homme songeait à s'en retourner, lorsque sur l'autre rive apparut quelques chose de blanc, puis une forme humaine, puis une deuxième.

"Qui va là?" cria-t-il.

Pas de réponse.

"Halte!"

La blanche apparition s'éloigna en flottant en l'air, et en même temps les buissons semblèrent s'animer.

"Halte! ou je tire!" cria de nouveau l'officier.

Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avec son revolver. L'éclair et la détonation traversèrent solennellement les sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Les étranges fantômes s'étaient évanouis.

Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.

"L'avez-vous touché, herr lieutenant? demanda le cocher.

- Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.

- Qui sait si c'en étaient? dit le cocher. Il se passe des choses peu rassurantes dans ce pays-ci.

- Quoi donc?"

Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. "Ce qu'il y a de mieux, c'est de n´en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herr Zésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard."

Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirent à toute vitesse, traversant les flaques d'eau qui rejaillissaient et les fondrières dans lesquelles il semblait que la voiture allait s'abîmer.

Après une longue absence, Zésim Jadewski revenait dans son pays. Jusqu'alors il avait été garnison à Moscou, à Pétersbourg, et même pendant quelque temps dans le Caucase. A peine eut-il foulé avec son régiment le sol sacré de l'antique Kiew, l'ancienne ville des czars, qu'il demanda un congé; et maintenant il se rendait en toute hâte chez sa mère, qui possédait un domaine dans le voisinage.

Le soleil avait presque disparu derrière la forêt lointaine. Il n'y avait plus que les cimes des arbres où flottât encore légère teinte rouge. Plaines, collines, bois, hameaux, châteaux s'apercevaient maintenant à travers le voile gris transparent du crépuscule du soir. Les bêtes fauves regagnaient leurs tanières, et dans les broussailles qui bordaient les pâturages se montraient des flammes errantes, feux follets ou yeux brillants de quelque loup, en quête d'une proie.

Dans leur course rapide, ils franchirent un marais, passèrent sur un pont en ruine, traversèrent un petit bois de hêtres, et arrivèrent enfin au village de Koniatyn. De tous les côtés s'élevait une fumée bleuâtre: ici elle sortait d'une cheminée de pierre; là elle se frayait un passage à travers un toit de chaume noirci. Une vapeur légère flottait autour des cabanes basses; elle s'élevait des haies et des vergers. Par les portes ouvertes on voyait la lueur rouge des âtres; les chiens aboyaient avec fureur. Auprès du puits se tenaient des jeunes filles avec de longues tresses et les pieds nus, qui remplissaient leurs seaux de bois.

Il faisait maintenant tout à fait sombre. Zésim se pencha hors de la voiture pour découvrir la maison paternelle. Elle était là; là s'étendait son toit entre les hauts peupliers, et à l'une des petites fenêtres brillait une lumière. Le jeune officier sentit un attendrissement de bonheur dans son âme. Déjà le vieux chien de chasse aveugle de son défunt père le saluait avec un gémissement de joie. La porte s'ouvrit; la calèche entra dans la cour; il était dans ses foyers.

Sa bonne et douce mère descendit les marches du perron. Il se jeta dans ses bras; elle le regarda, le toucha pour s'assurer que c'était bien lui, le cher enfant, le fils dont elle avait si longtemps privée. Puis elle traça le signe de la croix sur son front et lui donna un baiser.

"Ah! comme tu as été longtemps loin de moi! dit d'une voix tout émue la vieille dame, comme tu es grand! comme tu es fort! comme l'uniforme te va bien! Dieu soit loué! ils ne t'ont pas tué dans le Caucase!"

Mme Jadewska le conduisit dans la maison. Toute la troupe des vieux serviteurs arriva pour voir le jeune maître et la saluer, mais aucune main de le toucha et ne le servit que celle de sa mère. Elle lui ôta son bonnet et son épée; elle lui apporta le souper; elle lui remplit son verre d'un généreux vin de Hongrie, s'assit près de la fenêtre entre ses fleurs et sa volière, et se mit à le contempler, silencieuse et heureuse.

C'est qu'aussi Zésim était bien fait pour réjouir le coeur d'une mère. De bonne taille, élancé, avec des muscles d'acier, un beau et noble visage, qu'encadrait une courte barbe blonde, et om brillaient deux grands yeux bleus enthousiastes, il représentait la nature humaine dans ce qu'elle a d'aimable.

"Combien de temps restes-tu? lui demanda tout d'abord sa mère?

- Deux semaines, mère chérie, mais Kiew est près; je reviendrai bientôt.

- A Noël?

- Plus tôt, aussi souvent que je le pourrai."

Il regarda autour de lui, et une émotion silencieuse s'empara de son coeur. Tout était comme il l'avait laissé, quand il était parti, encore adolescent. Chacune des vieilles armoires, des vieilles tables, des vieilles chaises était toujours à la même place. Le sopha avait toujours son étoffe à fleurs, qu'il connaissait si bien. L'antique horloge faisait toujours entendre son majestueux tic-tac. Sur le poêle se tenait encore la Diane de plâtre, avec son carquois et son arc; et sur la commode étaient les flacons avec les fruits confits dont il aimait tant à se régaler.

"Qu'est de venue Dragomira?" demanda tout à coup Zésim.

Mme Jadewska haussa les épaules.

"Elle n'a pourtant pas quitté le bon chemin?

- C'est selon colle tu l'entends. Elles sont devenues dévotes, elle et sa mère. Tu ne reconnaîtras pas ta joyeuse compagne d'autrefois. On n'entendu plus chez elles qu'oraisons et psaumes de la pénitence.

- Il faut que j'y aille, aujourd'hui même.

- Pourquoi tant te presser?

- Je ne sais, je me réjouis de revoir Dragomira. N'était-elle pas autrefois ma petite femme, quand nous bâtissions des maisonnettes avec des bottes de paille et des branches.

- Je ne t'en empêche pas, tu peux y aller, mais tu ne trouveras pas ce que tu cherches.

- Combien y a-t-il d'ici à Bojary? Un quart de lieue?

- Oui, à peu près."

Zésim se leva, prit son bonnet, chargea son fusil de chasse, qui était pendu à un clou, le mit sur son épaule, embrassa sa mère et partit.

La route passait par les champs dont les blés étaient coupés et par une prairie où les bergers avaient allumé un grand feu autour duquel ils s'étaient installés pendant que les chevaux paissaient, les jambes de devant entravées. Le croissant de la lune apparaissait au-dessus de la forêt. On entendait de temps en temps les clochettes des chevaux, les airs mélancoliques du chalumeau et le murmure lointain de la rivière.

Quand Zésim fut près du château de Bojary, le coeur lui battit avec force et l'image de sa petite amie d'enfance se dressa vivante devant lui. Il était arrivé à la porte: il frappa. Les aboiements d'un chien lui répondirent; du reste, tout demeura silencieux. Les sombres peupliers bruissaient d'une façon sinistre. La maison et la cour étaient plongées dans la plus profonde obscurité. Aucune fumée ne sortait des cheminées; aucune fenêtre n'était éclairée.

Zésim frappa de nouveau. Enfin des pas lents et traînants s'approchèrent.

"Qui est là?

- Mme Maloutine est-elle à la maison?

- Non.

- Et Mlle Maloutine?

- Non plus."

Zésim haussa les épaules, et, de fort mauvaise humeur, se mit en route pour revenir chez lui.

Cette fois, il prit par la forêt. La lumière argentée du croissant de la lune lui montrait le chemin, entre les trous noirs, les arbres tombés et les épaisses broussailles. Tout à coup, une lueur rouge illumina le sentier, et, au milieu des noisetiers et des buissons de ronces, des étincelles jaillirent, à travers la nuit, vers le ciel majestueux. Il tourna à gauche et se trouva bientôt en face d'un feu clair qui flambait. Des coups de sifflet retentirent, de sombres figures surgirent de différents côtés.

Zésim abaissa son fusil:

"Qui va là?

- Des bohémiens, monsieur;" répondit une voix humble, et, du fourré, sortit un gaillard basané et velu qui s'inclina respectueusement.

Zésim s'approcha du feu, autour duquel était établi un fantastique campement de bohémiens. Des tentes étaient dressées, de petits chariots les entouraient, les chevaux piaffaient; des hommes à la peau brune étaient étendus sur leurs manteaux et dormaient; d'autres dépouillaient de sa peau un agneau qu'ils avaient certainement volé. Une jeune mère berçait son nourrisson, des enfants nus couraient çà et là, des chiens aboyaient et montraient les dents. Deux femmes surveillaient les chaudrons qui ronflaient sur les flammes.

Pendant que Zésim, encore étonné, contemplait cet étrange tableau, il vit s'avancer une jeune et jolie femme, aux yeux brillants, à la chevelure noire et flottante, au corps élancé, de la teinte de l'ébène. Elle avait une robe rouge collante, et, par-dessus, un vêtement blanc, court et sans manches, en peau d'agneau. Elle était à cheval sur un ours apprivoisé, et elle salua Zésim d'un air à la fois fier et moqueur.

Cette étonnante créature semblait être la reine de la bande.

"Que cherches-tu chez nous, bel étranger? dit-elle en sautant à bas du dos velu de sa sauvage monture. Si tu veux me faire un cadeau, je te prédirai l'avenir, car je vois tout ce qui a été, tout ce qui est, et tout ce qui sera."

Zésim lui donna en riant une pièce d'argent. Elle la regarda, la mit dans son sein, et prit ensuite la main du jeune homme.

"Du bonheur, beaucoup de bonheur, murmura-t-elle en secouant la tête, mais tout cela est bien loin. De grands dangers te menacent, et de puissants obstacles s'entassent autour de toi. Tu triompheras de tout, si tu es sage, fidèle et courageux. Deux femmes se tiennent sur le chemin de ta vie; tu les aimeras toutes deux, et toutes deux te donneront leur coeur. Pourtant, il en est une dont tu dois te garder: elle menacera ta vie, et si tu n'es pas prévoyant, elle t'apportera la mort. Mais un ange veille sur toi et te montrera le chemin du salut.

- Que vois-tu encore?

- Tout le reste est obscur, confus; mais ta ligne de vie est croisée; prends garde!"

En ce moment on entendit comme une plainte mystérieuse flottant à travers les cimes des arbres.

"Qu'est-ce?

- Ferme tes oreilles et tes yeux, dit la bohémienne, il n'est pas bon d'être dans le voisinage, quand ils passent.

- De qui parles-tu?

- Entends-tu le psaume de la pénitence? Ce sont les dévots pèlerins de cette secte que l'on nomme les Dispensateurs du ciel. Il y a une odeur de sang dans l'air. Prends garde!"

Zésim partit brusquement et de dirigea en hâte à travers les fourrés vers la rivière dont les flots scintillaient entre les troncs noirs. Des coups de rame retentissaient, et un chant triste à déchirer le coeur traversait lentement la nuit éclairée par la douce lueur de la lune. Une grande barque apparut, des hommes et des femmes y étaient assis par couples, la tête penchée et se frappant la poitrine avec le poing. Une torche brûlait avec une lumière terne à l'avant du bateau; la poix fumeuse dégouttait dans l'eau, pendant que la flamme rougeâtre éclairait une haute croix de bois dressée au milieu de la barque. Alors - Zésim crut rêver - le Sauveur attaché à la croix ouvrit ses yeux épuisés de fatigue, et de ses blessures tomba goutte à goutte un sang chaud sur les pénitents.

II

MERE ET FILLE

Le monde est un miroir qui montre à chacun son propre visage.
THACKERAY.

Le lendemain, à midi, Zésim renouvela sa visite à Bojary. Cette fois encore la porte resta fermée; seulement la voix plaignarde de la veille au soir se fit encore entendre et déclara à l'officier qui frappait et refrappait que les maîtres étaient partis.

"Ouvre toujours, cria Zésim.

- Je ne dois laisser entrer personne.

- C'est ce que nous allons bien voir."

Zésim s'élança sur le mur et sauta de l'autre côté. Au milieu de la cour se tenait une vieille bonne femme, en costume de paysanne, qui le regarda avec épouvante.

"Vous êtes donc un brigand? balbutia-t-elle.

- Je suis officier de l'empereur, comme tu vois, répondit gaiement Zésim, et en outre un vieil ami de Mme Maloutine. Est-elle dans la maison?"

La vieille haussa les épaules. Zésim, sans s'occuper d'elle plus longtemps, monta rapidement les marches de pierre couvertes de mousse.

Sur le seuil de la porte une grande et majestueuse personne vint à sa rencontre.

"Madame Maloutine?

- C'est moi.

- Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis Jadewski."

Un sourire fugitif glissa sur le visage immobile et dur de la maîtresse de Bojary.

"Soyez le bien-venu, dit-elle, en lui tendant une main qu'il baisa à deux reprises, Dragomira sera heureuse de vous voir. Vous êtes changé, mais bien à votre avantage.

- Les apparences sont trompeuses, répondit Zésim, pendant que Mme Maloutine le conduisait à sa chambre de réception, - je crois bien que je suis toujours l'ancien garnement qui pillait vos pommiers et qui dérobait vos épis de maïs."

La chambre où ils entrèrent était remplie d'une singulière odeur qui faisait penser à la fois à une église et à une pharmacie. La température était celle d'une cave; depuis longtemps sans doute les fenêtres n'avaient pas été ouvertes; les meubles et le lustre cachés dans des enveloppes de toile grise avaient l'air de porter le deuil avec un sac et des cendres. Evidemment dans cette maison on ne recevait pas de visites. Mme Maloutine ne faisait pas non plus supposer qu'on reçût. C'était une dame imposante, d'une grande beauté, qui n'avait pas plus de quarante-cinq ans, mais dont les cheveux étaient déjà tout blancs. Avec son visage sévère, au teint délicat, et ses grands yeux sombres au regard jeune et vif, elle avait plutôt l'air d'une de ces amazones poudrées et à paniers du temps de Catherine que d'une vieille femme.

La porte s'ouvrit et une grande jeune fille d'un charme tout à fait singulier, presque glacial, entra dans la chambre.

"Dragomira!

- C'est vous!"

Elle sourit et tendit la main comme sa mère; puis s'assit près de la fenêtre et regarda dehors, sans s'occuper davantage du visiteur. Zésim put la considérer à son aise. Dragomira pendant son absence s'était épanouie dans toute la splendeur d'une virginale beauté. Sa taille haute et élancée dénotait une force souple et élastique; et l'élégance vraiment royale des lignes de son corps s'harmonisait d'une façon étrange avec sa robe grise et plate comme celle d'une nonne. Ses cheveux blond-doré, d'une rare abondance, étaient simplement séparés sur son front blanc et pur et rattachés sur son cou de marbre par un grand noeud tout uni. Elle n'avait ni ruban, ni fleur, ni bijou d'aucune espèce.

"D'après ce que je vois, vous vivez toutes seules, dit Zésim.

- Oui, répondit la mère.

- Mais Dragomira… est-ce qu'elle s'arrange de cette solitude?

- Je pense comme ma mère, répondit la belle jeune fille, et elle attacha ses grands yeux bleus froids sur Zésim.

- Nous savons comment vivent messieurs les officiers, continua la mère; vous qui êtes toujours entraînés dans le brillant tourbillon du grand monde, vous devez trouver notre existence étrange, pour ne pas dire ridicule. Mais nous sommes heureuses ainsi. Le mal remplit le monde. On a assez à combattre pour se défendre contre le tentateur, quand on vit dans la solitude. Au dehors, parmi les hommes, là où mille bras nous saisissent, où mille voix chantent le chant des sirènes, il est presque impossible de ne pas succomber.

- Oh! je vous jure que c'est tout à fait charmant à Kiew, reprit
Zésim.

- Vous êtes maintenant à Kiew? demanda Dragomira, devenue tout à coup attentive.

- Oui, je suis à Kiew.

- Et quand y retournez-vous?

- Dans deux semaines, je pense."

Dragomira regarda sa mère, puis Zésim, et enfin le sol.

Une pensée tenace l'occupait et s'emparait d'elle de plus en plus. Ses traits demeuraient immobiles et inanimés comme auparavant, mais ses énergiques sourcils se contractaient, et ses lèvres rouges laissaient un peu voir ses dents.

"Pourquoi ne me dites-vous plus tu? demanda Zésim en se levant pour s'approcher de sa compagne d'enfance. M'avez-vous donc si complètement oublié? Ne vous souvenez-vous plus des bons tours que nous jouions ensemble? Vous suis-je devenue étranger à ce point?

- Non, mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi."

Il lui prit la main; elle était froide et lisse, et lui échappa en glissant comme un serpent.

"Que vous ai-je fait, Dragomira? Regardez-moi donc.

- Je ne suis plus la même.

- Si… pour moi.

- Comme vous voudrez."

Dragomira regarda devant elle, dans le vide.

Zésim éprouvait une sensation singulière. Son coeur était ému par l'ancienne inclination de son enfance; ses sens étaient de plus en plus charmés par cette énigmatique beauté, et, en même temps, il ne pouvait se défendre d'une sorte d'effroi devant ces deux femmes.

La mère et la fille étaient également étranges et inquiétantes.

Il revint bientôt et eut la chance de trouver la jeune fille seule. Comme il traversait la cour en se dirigeant vers la maison, Dragomira, qui était venue à la fenêtre, le regarda. Il remarqua en elle un mouvement d'impatience et en même temps de dédain.

"Ah! vous voilà déjà de retour! dit-elle avec une indifférence blessante.

- Je ne perds pas si facilement courage, répliqua Zésim, autrement pourquoi serais-je soldat?

- Mais je suis seule et ne puis vous recevoir.

- Seule? Tant mieux. Quant aux règles sévères de l'étiquette, vous pouvez bien les enfreindre pour moi.

- Entrez donc," dit Dragomira après une courte hésitation.

Zésim traversa le vestibule. Au mur était suspendu un grand crucifix devant lequel brûlait une petite lampe. Il passa ensuite dans le corridor, plein de l'odeur de l'encens. Dragomira se tenait sur le seuil de sa chambre; elle lui tendit la main.

"En vérité, je suis bien enfant, dit-elle, qu'ai-je à craindre de vous?

- Voilà que vous parlez raisonnablement, reprit le jeune officier en souriant, et puisque vous avez fait le premier pas, je fais le second et je vous prie de m'appeler comme autrefois, quand vous étiez ma petite femme dans la tranquille petite maison de gerbes dorées.

- Oui, je le veux bien, à condition que vous promettiez de ne pas me faire la cour.

- Je vous en donne ma parole, répondit Zésim, mais ce que je ne peux pas vous promettre, Dragomira, c'est de forcer mon coeur à se taire; il parle beaucoup trop haut. Rappelez-vous les vers de Pouschkine:

Mon coeur aimant encore brûle et palpite,

Parce qu'il lui est impossible de ne pas t'aimer.

- Je ne peux pas te défendre de sentir quelque chose pour moi, dit la belle jeune fille avec calme, mais je ne puis répondre à tes sentiments. Jamais je n'aimerai, jamais je n'appartiendrai à un homme.

- Veux-tu devenir la fiancée du ciel?

- Il est plus méritoire de combattre dans le monde que derrière les murs, là où il n'y a pas de tentation.

- Je crois que tu me traites avec défiance, parce que je suis soldat.

- Point du tout: la guerre est bonne; grâce à elle beaucoup d'hommes à la fois gagnent le paradis, soit parce qu'ils souffrent cruellement, soit parce qu'ils meurent sur le champ de bataille."

Zésim la regarda tout surpris. Elle s'était assise près de la fenêtre grillée, ses belles mains modestement jointes sur ses genoux. En ce moment, elle lui semblait une prisonnière, dans cette chambre blanchie à la chaux, dont tout l'ameublement consistait en un lit à baldaquin, une armoire, une table et deux chaises. Le seul ornement était une image du Sauveur couronnée de fleurs desséchées; une discipline y était suspendue.

Qu'est-ce que cela voulait dire? Cette jeune fille autrefois si gaie, si aimable, poussait-elle l'austérité jusqu'au délire religieux? Etait-elle son propre bourreau.

De plus en plus il se sentait devant une énigme qui lui serrait le coeur.

Une autre fois encore il la trouva seule. Elle était dans le jardin et avait une robe blanche tout unie, qui la rendait encore plus charmante. Elle fit un brusque mouvement d'effroi, quand il apparut devant elle à l'improviste, et elle rougit. C'était le premier signe de vie, d'émotion humaine qu'elle donnât.

"Je te suis donc bien désagréable, dit-il, que tu tressailles à mon aspect?

- Que t'imagines-tu là? répondit-elle avec calme, il n'y a rien qui pourrait m'effrayer; pourquoi aurais-je précisément peur de toi? Je t'aime autant que je le peux et que je le dois, et je sais que je n'ai rien à craindre de toi. Tu aurais plutôt des motifs d'éviter ma rencontre.

- Tu as raison.

- Oh! pas dans le sens où tu le prends.

- Dans quel sens alors?"

Dragomira arracha une branche de rosier et passa rapidement les épines sur son bras blanc. Des lignes rouges apparurent et une goutte de sang tomba à terre.

"Que fais-tu là? demanda Zésim.

- Ce qui me fait du bien, répondit Dragomira.

- Aimes-tu donc à te martyriser?

- Comme tous ceux qui cherchent le ciel et méprisent la terre.

- Crois-tu que Dieu t'a créée pour le martyre? Je crois que c'est bien plutôt pour donner la félicité et pour en jouir.

- C'est ainsi, répondit-elle, que parle l'homme dont l'esprit est emprisonné dans les lourdes et épaisses vapeurs de la terre. La femme est plus pure et plus sage que lui; aussi est-elle moins l'esclave du péché.

- Si tu es un ange, répliqua Zésim avec un sourire qui la déconcerta un peu, alors sois le mien; conduis-moi sur ces pures hauteurs où tu résides.

- Ne le souhaite pas, la route qui y mène est pénible et douloureuse."

Elle attacha pour la première fois sur lui un regard de compassion et presque de prière. Puis elle eut comme un frisson soudain et elle lui saisit la main.

"Va-t'en, maintenant, va-t'en. On me cherche."

Elle le salua encore d'un mouvement de tête et le quitta rapidement.

Pendant qu'elle s'éloignait et que sa taille élancée disparaissait avec un doux balancement entre les buissons de groseilliers et les arbres du verger, un sinistre et menaçant personnage se montrait à la porte du jardin. C'était un homme grand et fort, d'environ quarante ans, à la chevelure blonde et bouclée, à la barbe blonde, vêtu d'une longue robe noire à plis. Sur ses traits se lisait la conscience froide et impitoyable d'une puissance illimitée.

"Est-ce un prêtre ou un démon? se demanda Zésim, et qu'est-ce que tout cela signifie?"

III

DRAGOMIRA

Une douleur puissante est attachée à la vie. MAHABHARATA.

On était aux premiers jours de septembre. Les riches campagnes de la Petite-Russie étalaient toute la splendeur d'une végétation luxuriante. Le ciel sans nuage ressemblait à une immense pierre précieuse; l'air vermeil était calme et embaumé; le soleil étendait sur tout comme un réseau étincelant. Le feuillage prenait les couleurs de l'automne, et les gazons avaient des teintes d'or mat. Les branches des arbres fruitiers se courbaient jusqu'à terre, jonchant le sol de leurs fruits. Dans les jardins, les reines-marguerites et les dahlias aux nuances variées faisaient penser aux éclatantes broderies de l'Orient, et, au-dessus des haies vives, se dressaient les tournesols au coeur noir. Les troupeaux de moutons erraient dans les chaumes, et tout en haut, dans les airs, volaient des bandes de grues et de cigognes. Autour des gracieux villages on sentait l'âcre parfum du thym et de l'absinthe; le bruit rythmé des fléaux tombant sur l'aire retentissait, et, dans chacune des auberges situées sur la route, se faisait entendre le grincement du violon et la voix des joyeux chanteurs. Zésim était sorti avec son fusil et son chien canard anglais, pour tirer des bécasses, ces fugitifs feux-follets, qui se moquent si volontiers du chasseur. Quand il eut rempli sa carnassière, il s'assit pour se reposer sur l'herbe touffue de la berge, et écouta l'antique et mystérieux langage des éléments, le murmure des roseaux et des arbres, la plainte des eaux, toutes ces voix enfin qui semblent parler à travers les airs. Devant lui, les flots brillants jetaient des flocons d'une écume scintillante; l'on entendait au loin le cri mélancolique de quelque oiseau.

Tout à coup un bruit de rames retentit; sur un petit bateau arrivait Dragomira, vêtue d'une longue robe blanche, comme une fée. Elle avançait à travers le jardin enchanté d'algues, de lis d'eau et de nénuphars, qui venait jusqu'à la rive. Quand elle aperçut Zésim, elle resta d'abord interdite, puis elle approcha et lui tendit la main.

"Tu chasses ici?

- Oui, j'ai brûlé un peu de poudre, répondit Zésim, et maintenant je me repose en rêvant à toi. Veux-tu me prendre, ange charmant?

- Pourquoi pas? Mais je ne suis pas un ange."

Elle aborda. Il sauta dans la barque et saisit les rames, après avoir appuyé son fusil et solidement attaché son chien à ses pieds.

"Le monde est pourtant bien beau! dit-il, pendant qu'ils descendaient lentement la rivière; la nature est une grande cathédrale où toutes les prières sont leur place et où chacun se sent porté au recueillement.

- C'est là ton idée, dit Dragomira, et au premier coup d'oeil il semble qu'il en soit ainsi; la terre nous paraît un immense et magnifique autel, d'où ne montent vers le ciel que de suave parfums. Mais quand nous y voyons mieux, nous découvrons bientôt que ce sont nos propres pensées, nos sentiments, nos fantaisies que nous introduisons dans la nature pour la poétiser, et que tout cet univers n'est qu'une gigantesque pierre de sacrifice sur laquelle les créatures souffrent et versent leur sang pour la gloire de Dieu.

- Quel épouvantable tableau!

- Moi aussi, Zésim, je me suis réjouie de la vie et j'ai regardé dans l'avenir comme dans un pays merveilleux; mais j'ai vu un jour que j'avais été aveugle. Quand on m'a ôté le voile de devant les yeux et que j'ai pu voir les choses comme elles sont, je me suis senti au coeur une pitié profonde et un silencieux effroi pour moi-même. C'était comme si le soleil s'éteignait, comme si la terre et mon coeur s'engourdissaient dans la torpeur d'une glace éternelle. Tu es heureux, tu peux encore être gai; pour moi, il n'y a plus ni joie ni espérance. Je ne puis plus m'abuser sur la valeur de la vie; je sais que l'existence est une sorte de pénitence, un purgatoire qui purifie; elle n'est pas un bonheur, mais plutôt un perpétuel martyre.

- En vérité, ce sont là des rêveries de l'Inde, reprit Zésim, de plus en plus surpris, elles sont parvenues avec les caravanes jusqu'au coeur de la Russie, et se retrouvent modifiées chez différentes sectes de l'Eglise russe. Appartiens-tu décidément à l'une d'elles?

- Non; quelle idée! s'écria Dragomira, en essayant de sourire. De quoi t'avises-tu de me croire capable? On n'a qu'à ouvrir les yeux pour découvrir ce que je viens de te faire voir."

Ils débarquèrent et continuèrent leur route à pied à travers les prairies et les bois. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent une fourmilière qui s'élevait comme un château fort. Il en sortait de longues rangées de petits travailleurs noirs qui se répandaient sur l'étroit sentier, pendant que d'autres revenaient chargés d'oeufs.

"Vois cette petite merveille, dit Zésim en s'arrêtant; comme l'organisation de cette petite république est sage et bonne! C'est un vrai Lilliput sorti du pays fabuleux des contes et parvenu à la réalité. Ne crois-tu pas que ces petits êtres laborieux et prudents sont heureux?

- Non, dit Dragomira, car ils ont parmi eux des maîtres et des esclaves comme nous, et même ils ne peuvent vivre qu'en faisant souffrir et mourir d'autres êtres. Vois, cette limace qui se tortille avec les plus affreuses contractions, tes républicaines l'ont tuée; non, elle vit encore, et ils la dévorent toute vive. Et leur pitoyable bonheur? Un coup de pied peut le détruire."

Elle s'avança d'un pas rapide vers la fourmilière en pleine activité. Il n'y avait chez elle ni colère, ni désir fiévreux et diabolique d'être cruelle, et elle ensevelit sous des ruines la petite cité tout entière, écrasant et broyant du pied des milliers de créatures.

Zésim baissa la tête et garda le silence. Ils continuèrent à marcher. Elle aussi resta muette jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à un petit bois, où elle découvrit un nid de rouge-gorge dans un arbre creux.

"Qu'il est joli, dit-elle, n'est-ce pas? Une idylle! Mais regarde cette charmante petite bête, qui revient à tire d'ailes pour nourrir ses petits! Qu'a-t-elle dans le bec? Quelque insecte qui se tord douloureusement. Crois-tu que cet insecte soit bien heureux?"

Ils avancèrent encore, Ils avaient à peine fait une centaine de pas qu'un autour s'abattit du haut des airs sur le pauvre petit oiseau sans inquiétude et l'emporta dans ses serres.

Dragomira montra du doigt le ravisseur sans dire un mot. Zésim le visa et tira. Au moment où la fumée se dissipait, l'autour mourant tombait à terre, les aimes étendues, et près de lui gisait le rouge-gorge palpitant.

"Et toi, s'écria Dragomira avec un rire effrayant, que viens-tu de faire, homme, toi, le maître et l'honneur de la création? Tu as tué comme les autres! Ce n'est partout que souffrance, sang versé, mort et anéantissement!"

Ils arrivèrent à Bojary, sans s'être dit un mot de plus. A la porte, Zésim, étrangement ému, prit congé de sa compagne, et pendant qu'il regagnait la propriété de sa mère, à travers la brume du crépuscule du soir, des pensées troublantes voltigeaient autour de lui, comme de sombres chauves-souris. Le lendemain, dans l'après-midi, attiré comme par une force magique, il revint chez Mme Maloutine, et pour la première fois il trouva la porte ouverte. Une voiture, recouverte d'une bâche de toile et attelée de trois cheveux maigres, était dans la cour. Un petit juif en caftan noir était assis sur le banc, devant le fournil, au soleil, et comptait rapidement sur ses doigts crochus.

Zésim fit le tour de la maison en se glissant et regarda par la fenêtre ouverte dans la petite salle de réception. Il ne fut pas peu surpris de voir Dragomira devant la glace, Dragomira richement parée comme une jeune sultane, dans tout l'éclat de sa beauté.

Une jupe à traîne, en soie d'un bleu mat, enveloppait sa personne, aux lignes d'une distinction royale, et laissait voir ses petits pieds chaussés de pantoufles rouges, brodées d'or. Une jaquette en velours cramoisi, digne d'une princesse et toute garnie de zibeline dorée, s'ajustait élégamment avec son cou orné de perles d'ambre jaune, avec ses bras magnifiques chargés de bracelets d'or, avec ses hanches élancées comme celles d'une amazone.

Ses cheveux blond doré, rassemblés en larges noeuds entrelacés de rangées de perles, faisaient comme un diadème sur cette tête admirable.

"Ah! comme tu es belle!" s'écria Zésim. Dragomira eut peur, rougit, puis pâlit, et jeta sur lui un long regard de reproche.

"Tu fais donc de la toilette quelquefois, continua-t-il, il n'y a que pour moi que tu n'en fais pas.

- J'essayais seulement quelque chose, dit Dragomira qui avait rapidement reconquis son calme, tu vois là-dedans le tailleur juif qui attend. Ce n'est pas autre chose que cela.

- Oui, mais tu ne t'es pas fait faire cette magnifique toilette pour la donner à manger aux mites dans cette armoire.

- Es-tu curieux!

- Je ne suis qu'étonné, Dragomira; cette magnificence et ce luxe me semblent en contradiction avec le masque de sainte que tu portes.

- Je te montre mon vrai visage, répliqua Dragomira avec un douloureux - sourire. Mais le costume d'une despote ou d'une conquérante ne va - pas avec ce visage.

- On pare aussi la victime, répondit doucement Dragomira , et la prêtresse déploie également une pompe royale quand elle brandit le couteau du sacrifice.

- Laquelle es-tu des deux?

- Peut-être l'une et l'autre.

- Pour loi, tu es seulement la bien-aimée de mes charmants rêves de jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas; il n'y a que les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales de Titien et de Véronèse qui pourraient être tes rivales!"

Entraîné par un mouvement subit de passion, le jeune officier sauta dans le salon par la fenêtre, entoura Dragomira de ses bras et lui donna un baiser.

Ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'elle ne montra ni colère, ni dédain; elle ne le repoussa même pas, et se borna à attacher sur lui un regard calme et glacial.

"Je t'avertis, Zésim, dit-elle d'une voix tranquille, presque douce, reste loin de moi. Je ne crois pas que tu m'aimes, car un feu qu'on ne nourrit pas doit s'éteindre; mais si tu m'aimes, à plus forte raison éloigne-toi. Si je veux, tu m'appartiendras; je le sais mieux que toi-même et je pourrais te pétrir comme une cire molle, mais je ne le veux pas.

- Pourquoi ne le veux-tu pas? C'est toi, précisément toi, qui as été créée pour moi, aussi dois-tu devenir ma femme."

Dragomira secoua la tête.

"Tu en aimes un autre?

- Non.

- Alors je ne puis te comprendre.

- Ne souhaite pas de pénétrer dans les ténèbres de mon âme, répondit-elle, je te le répète, reste loin de moi, dans ton propre intérêt. J'ai encore pitié de toi et de la gaîté de ta jeunesse, peut-être parce que mon coeur est encore libre, parce que je ne m'intéresse que peu à toi. Mais si tu réussissais à gagner enfin mon amour, alors tu serais perdu, Zésim. Fuis-moi, pendant qu'il est encore temps.

- Et quand il sera trop tard?

- Alors ce sera ta destinée, et je l'accomplirai.

- Tu me donnes donc de l'espoir."

Dragomira s'était assise dans l'un des petits fauteuils et semblait plongée dans des réflexions profondes.

"Je suis courageux, continua Zésim, la peur ne me fera reculer devant rien. Pour te conquérir, pour te conduire dans la maison comme maîtresse, j'accepte le combat avec l'enfer tout entier.

- Oui, mais pas avec le ciel, Zésim. Il y a des puissances mystérieuses, plus fortes que nous. Le chemin que je suis conduit à la lumière à travers des tourments et des douleurs, à travers des souffrances indicibles, à travers des ténèbres pleines d'angoisse. Ne désire pas marcher sur cette route, même à côté de moi. Ah! si je pouvais seulement parler!… Mais je n'en ai pas le droit, mes lèvres sont fermées.

- Dis-moi seulement que tu m'aimes.

- Non, je ne t'aime pas, et tu peux remercier Dieu de ce que je ne t'aime pas."

IV

LA MISSION

On dirait que dans le livre du ciel les plus beaux passages, les plus saintes légendes de paix et d'amour qu'enseignent les religions, ont été biffés de raies noires par les mains des hommes. ANASTASIUS GRUN.

Pendant que Zésim, triste et l'esprit tourmenté par les impressions les plus contradictoires, reprenait le chemin de sa demeure, le soir était venu, l'épaisse brume d'automne s'était levée, et, comme une mer aux vagues silencieuses, s'était répandue sur la vaste plaine.

Dragomira, les bras croisés sur la poitrine, se tenait à la fenêtre et regardait fixement dans la cour come dans une chaudière de sorcières bouillonnante, d'où se seraient élancés des fantômes nocturnes enveloppés de linceuls traînants, des démons aux gigantesques ailes de chauve-souris, ou des gnomes à barbe grise. Tout à coup, de l'épais brouillard sortit un paysan petit-russien, d'une taille de géant, avec une chevelure blonde touffue comme celle d'un Samson. Il s'inclina profondément devant elle.

"C'est toi, Doliva? demanda Dragomira en se penchant à la fenêtre.

- Oui, c'est moi, dit le géant à voix basse, le prêtre m'envoie, il attend la noble demoiselle.

- Maintenant, sur-le-champ?

- Oui, sur-le-champ."

Dragomira fit signe de la tête et disparut. Elle changea de vêtements à la hâte et descendit dans la cour, où Doliva tenait prêt le cheval qu'il avait sellé pour elle pendant ce temps-là. En un clin d'oeil, elle s'assit sur l'animal fougueux, et franchissant la porte au galop, le lança droit à travers les champs de chaume, les prairies, les bois, en lui faisant sauter les ruisseaux et les fossés. On eût dit qu'une troupe de cavaliers fantastiques l'accompagnait dans sa course furieuse. Devant elle, dans le ciel, semblait se dresser une tête gigantesque avec une longue barbe grise qui descendait jusqu'à terre en ondoyant.

Sans se soucier des obstacles de la route, ni des formes menaçantes qui sortaient du brouillard, elle poussait toujours en avant son cheval, sous les pieds duquel tremblait maintenant le pont de bois. Enfin, rapide comme la tempête, elle arriva à Okosim.

L'ancien château des starostes polonais était bâti sur une colline rocheuse qui s'élevait brusquement de l'autre côté du Dnieper, comme si le feu d'un volcan l'avait fait jaillir de la plaine et de la forêt. Il fallait s'en approcher pour apercevoir ses tours rondes, couvertes de plaques de métal, qui maintenant dépassaient à peine les cimes des chênes et des hêtres séculaires. Une muraille d'une grande élévation entourait les bâtiments isolés; elle se dressait immédiatement sur le haut de la pente qui descendait à pic. De cette façon, on ne pouvait parvenir à Okosim que par un côté: il fallait d'abord gravir l'étroit sentier qui serpentait à travers les rochers et les arbres, franchir ensuite le pont jeté comme dans les airs au-dessus d'un précipice, enfin passer la porte aux lourds battants de fer.

Dragomira heurta d'une certaine façon à cette porte. On lui ouvrit et elle pénétra dans l'étroite et sombre cour du château.

Un grand vieillard à la longue blanche, portant un costume bleu sombre de cosaque, prit son cheval. Elle entra dans le vaste bâtiment, aux pierres noircies par les années, qui se trouvait à sa droite, suivit un long corridor voûté, faiblement éclairé et frappa à une petite porte recouverte de fer.

"Qui est là? demanda une belle voix grave et douce.

- C'est moi.

- Entre."

Dragomira ouvrit la porte et la ferma immédiatement derrière elle. Elle se trouvait maintenant dans une salle médiocrement grande qui produisait l'impression d'un cachot. L'unique fenêtre était fermée en bas par des planches et en haut par une grille. Les parois étaient grises et sans aucun ornement. A l'une d'elles était suspendu un crucifix colossal; le clou qui traversait les pieds du Sauveur retenait une discipline. En face, sur le sol même, était une couche de paille, et près de la couche, un morceau de pain noir et une cruche d'eau.

Dans une niche, une petite lampe à la lumière rouge était allumée. Près de la fenêtre se trouvait une table grossièrement façonnée: le "Nouveau-Testament", dans la langue originale, y était ouvert. Des deux côtés du Sauveur crucifié brûlaient deux cierges.

Sur la chaise, devant l'Evangile, la tête appuyée sur la main gauche, était assis ce même homme dont l'apparition avait si étrangement troublé Zésim dans le jardin de Bojary. Sa taille puissante était enveloppée d'une ample robe noire dont les plis lourds lui descendaient jusqu'aux pieds. Sa barbe touffue et son abondante chevelure tombant en boucles ondoyantes sur ses épaules encadraient en le faisant ressortir un visage qui n'était pas du tout en rapport avec les objets environnants. Il n'avait ni la pâleur de l'ascète, ni la rougeur bouffie du prêtre. C'était une figure distinguée, au teint délicat, aux traits nobles, dont les grands yeux bleus avaient un regard à la fois doux et impérieux; les lèvres pleines et rouges avaient un éclat presque sensuel. C'était la tête d'un lion, d'un dominateur, d'un despote.

Dragomira s'était agenouillée devant le personnage mystérieux et, les bras croisés sur la poitrine, comme une esclave, sa belle tête humblement inclinée, elle attendait ses ordres en silence.

"Je t'ai appelée, dit-il avec une majesté calme attestant qu'il était habitué à rencontrer une obéissance absolue, parce que j'ai une nouvelle mission à te confier; cette fois, c'est pour Kiew.

- Tu m'y as déjà préparée, apôtre!

- Quand peux-tu partir?

- Tout de suite, si tu l'ordonnes.

- Alors, tiens-toi prête à partir dans trois jours. Les instructions nécessaires sont déjà parvenues à Kiew.

- Ne me reconnaîtra-t-on pas?

- Cette fois, tu paraîtras sous ton vrai nom. C'est une grande et importante mission qui t'est confiée. Je sais que tu as capable de l'accomplir comme personne; aussi t'avons-nous choisie. Je comte sur ta prudence, la force de ton coeur, ta volonté inflexible et la puissance de ta foi. Tu nous en as donné des preuves suffisantes. Mais es-tu digne d'entreprendre cette sainte mission? Te sens-tu en ce moment assez pure et innocente pour exercer ta haute fonction?

- Non, apôtre.

- Quel péché pèse sur ta conscience?"

Dragomira se prosterna jusqu'à terre; ses lèvres touchaient presque les pieds de l'apôtre. Elle garda le silence.

"Tu aimes?

- Non, apôtre.

- Tu sens qu'il y a quelque chose qui s'émeut dans ton coeur pour cet homme, ton compagnon de jeunesse?"

Dragomira releva la tête et le regarda calme et sans crainte dans les yeux.

"Non, dit-elle, non, je ne l'aime pas; mais son amour m'a effleurée, comme un rayon de soleil effleure la terre glacée par l'hiver. Il y a eu des instants où des doutes se sont élevés en moi, où mon âme a été doucement traversée par des aspirations vers le bonheur de la femme, de la mère.

- Et il espère t'obtenir?

- Oui, quoique je l'aie repoussé.

- Ne lui ôte pas l'espérance, dit l'apôtre, il demeure à Kiew et doit bientôt y retourner; tu peux avoir besoin d'un protecteur dans cette ville. Il ne serait pas bon de l'offenser; d'ami, il pourrait devenir ennemi, et certes ennemi dangereux. Sois prudente, Dragomira.

- Je le serai.

- Mets-toi en route avec lui; il pourrait être utile que l'on te vît arriver dans sa compagnie; et, à Kiew, montre-toi souvent aussi avec lui dans la rue.

- Je t'obéirai en tout.

- Cet officier peut en outre nous rendre des services dans le cercle où tu dois agir à Kiew. Ta mission est cette fois d'une importance toute particulière. Connais-tu le comte Boguslav Soltyk?

- Non.

- Mais tu as entendu parler de lui?

- Oui; on avertit toutes les jeunes filles et toutes les jeunes femmes de se défier de lui.

- On a raison. C'est un grand pécheur. Non seulement il est chargé du poids de ses milliers d'iniquités, mais il a entraîné une foule d'autres malheureux à leur perte, et il se joue criminellement des hommes et de leur bonheur. Tu es choisie pour te mettre en travers de sa route, pour apporter une fin à ses vices et pour sauver son âme de la damnation éternelle. Il ne te sera pas facile de résister à la séduction de cet homme; il est beau, son esprit est élevé, il possède toutes les qualités chevaleresques. Courageux jusqu'à la témérité, il ne recule devant aucun danger. Avec tout cela, il est sans conscience et se moque de tout sentiment humain."

L'apôtre prit quelques papiers cachetés, qui étaient devant lui et les donna à Dragomira.

"Voici tout ce que tu as besoin de savoir sur lui et sur ta mission; conserve ces papiers avec soin; ne les ouvre qu'à Kiew, et quand tu les auras lus, brûle-les. Tout est pesé, prévu, calculé. Tu trouveras des serviteurs et des auxiliaires sûrs. Ils t'obéiront aveuglément et te fourniront toute l'assistance dont tu auras besoin. S'il survenait malgré cela quelque chose d'inattendu, ou si tu te sentais n'importe quels doutes, envoie immédiatement vers moi et attends de nouvelles instructions.

- J'agirai exactement d'après tes prescriptions, apôtre; tu seras content de moi.

- Tu es plus qu'un instrument aveugle, reprit celui-ci, le ciel t'a comblée des plus riches dons et tu as une tête froide et sage. Si tu trouves à Kiew occasion d'agir encore dans un autre sens, n'hésite pas, suis ton inspiration. Tu trouveras ce qui est juste; agis toujours selon les commandements de Dieu et de notre sainte doctrine; tu ne pourras pas te tromper. Tu mèneras là-bas une tout autre existence qu'ici; tu ne vivras plus comme une pénitente dans le désert, mais comme une grande dame d'un monde distingué et brillant. Toues les portes s'ouvriront pour toi; tu pourras te créer un grand nombre de nouvelles relations et étendre ton filet sur toute la ville. Théâtres, concerts, cavalcades, bals, courses en traîneau te viendront en aide. On te fera la cour, on te demandera ta main. J'attache les plus grandes espérances à ce voyage et à ton séjour là-bas. En dehors de Jadewski, as-tu encore des amis à Kiew?

- Je ne connais moi-même personne, mais je rechercherai un ami de mon défunt père, si tu le veux, le commissaire de police Bedrosseff.

- Relation importante, qui peut nous être d'une grande utilité."

L'apôtre s'enfonça dans ses pensées.

"As-tu encore quelque chose à me dire? demanda Dragomira au bout de quelques instants.

- Non, tu sais tout. Va avec Dieu.

- Et quelle pénitence m'imposes-tu? Je veux partir pure pour ma mission, le coeur et la conscience libres.

- Tu as raison; viens donc."

Il se leva et marcha devant elle à travers le corridor et la cour sombre du château. Tous les deux entrèrent dans la chapelle, dont les murs portaient encore les traces d'anciennes peintures. De la voûte, soutenue par des piliers massifs, pendait une petite lampe qui jetait, à travers l'obscurité, une lueur incertaine. En face de l'entrée se dressait un autel de pierre, de grandeur ordinaire, au-dessus duquel était suspendu le Sauveur crucifié avec sa couronne d'épines et ses plaies sanglantes. Une ombre épaisse était répandue sur la mélancolique image; sur le visage seul tombait une mystérieuse clarté.

"C'est ici que tu dois éveiller dans ton coeur le repentir et l'affliction, dit l'apôtre, humilie-toi devant lui qui est notre maître et notre juge à tous, et attends-moi."

Il disparut et Dragomira resta seule. Elle se jeta à genoux devant l'autel et s'étendit ensuite sue les dalles du sol, les bras allongés en croix, le visage contre terre. Elle resta longtemps ainsi et pria en répandant des larmes brûlantes.

Par intervalles, dans le silence de la nuit, des plaintes douloureuses comme celles des damnés dans les enfers s'élevaient en se mêlant à un chant de psaumes faible comme un murmure et d'une tristesse infinie.

Quand ces plaintes et ce chant qui la faisaient frissonner s'interrompaient, elle entendait le grincement mélancolique de la vieille girouette sur la tour et le cri du hibou dans la forêt.

Enfin, des pas s'approchèrent. Dragomira se redressa. Devant elle était l'apôtre, une discipline à la main. Elle resta devant lui, à genoux, humble et soumise comme la pénitente devant le maître.

Le Sauveur crucifié laissait tomber sur elle un regard de compassion, et sur son front déchiré par les épines et sur ses lèvres à la douce expression, il sembla que passait un mélancolique sourire.

V

LE FEU FOLLET

Il dirigea ses pas vers de fausses routes, suivant les images du bonheur mensonger. DANTE.

Ce fut une grande surprise à Koniatyn, lorsque le lendemain, dans l'après-midi, une voiture entra dans la cour et que de cette voiture descendirent Mme Maloutine et sa fille.

"Qu'est-ce que cela signifie? murmura Mme Jadewska; il y a des années qu'elles ne sont pas venues chez moi."

Elle s'enveloppa rapidement dans un châle de Turquie et se hâta d'aller saluer ses hôtes. Zésim, qui la suivait de près, ne fut pas médiocrement étonné lorsque Dragomira lui tendit la main avec un aimable sourire et lui fit un petit signe de tête familier. Que s'était-il passé? La belle jeune fille avait changé de peau comme un serpent; le sombre costume de la nonne avait disparu. Elle portait une robe blanche comme la neige, serrée à la taille par une ceinture bleu clair, et ses magnifiques cheveux blonds lui tombaient en longues tresses sur le dos. Son regard était gai, et sur ses lèvres rouges s'épanouissait toute la joie innocente de la jeunesse.

"Faites donc dételer, chère amie, dit Mme Jadewska; on ne laisse pas repartir tout de suite des hôtes si rares. Restez à souper avec nous, je vous en prie."

Madame Maloutine regarda Dragomira, qui lui répondit par un petit signe. Elle accepta alors l'invitation et donna à son cocher les ordres nécessaires.

Lorsqu'on eut pris le café, Dragomira demanda au jeune officier de venir au jardin avec elle; et quand ils eurent descendu les marches, elle lui prit le bras et s'y appuya familièrement .

"Qu'as-tu donc? demanda-t-il avec un ton d'aimable badinage, comme tu es gracieuse aujourd'hui! Il y a quelque chose là-dessous.

- Dis-toi bien, mon ami, répliqua Dragomira, que quand les femmes sont aimables, c'est qu'elles ont toujours besoin de quelque chose.

- Alors, que veux-tu?

- Tu le sauras plus tard."

Ils passèrent à travers les treilles et les corbeilles de fleurs. Les papillons voltigeaient et les abeilles bourdonnaient. Ils allèrent s'asseoir auprès du petit bassin, sur le banc de bois. Dragomira avait cueilli des reines-marguerites et des dahlias avec les dernières roses. Elle en tressa une couronne qu'elle se mit sur la tête, et des guirlandes dont elle entoura sa taille élancée. Zésim l'admirait avec une joie muette.

"Voilà comme tu me plais, s'écria-t-elle en lui tendant les deux mains, si tu étais toujours aussi gentil et aussi calme, je t'aimerais beaucoup plus.

- C'est toujours le même ordre: Ne m'aime pas.

- Oui, c'est cela, ne m'aime pas; aie seulement de l'affection pour moi, continua-t-elle, reste mon ami. Je voudrais bien me confier à toi, mais j'ai peur de ton ardeur impétueuse.

- Avoue-moi donc que tu en aimes un autre, et je ne me plaindrai plus.

- Je n'ai pas d'aveu de ce genre à te faire. Crois-moi, - elle le regarda, et son regard sincère et loyal n'avait aucune arrière-pensée, - si je pouvais aimer un homme, je ne donnerais mon coeur à personne qu'à toi.

- Ce sont de belles paroles!

- Voici ma main, Zésim. Je te jure que je ne serai jamais la femme d'un autre. Si je me marie, ce ne sera qu'avec toi. Es-tu satisfait?

- Oui.

- Mais je ne me marierai jamais.

- Exaltation de jeune fille!

- Tu peux essayer de m'amener à d'autres pensées, dit-elle en souriant, je te le permets, mais je suis, comme cette dame, qui est là-bas… de pierre."

Elle désignait la statue de la reine de Amazones qui, court-vêtue, une peau de bête sur les épaules et la lance à la main, était placée dans un bosquet, comme dans une niche.

"Et quel service puis-je te rendre?

- J'ai une prière à te faire.

- Pourquoi pas un ordre à me donner?

- Parce que je veux que tu sois mon ami et non mon esclave.

- Alors?

- Je dois partir après-demain pour Kiew; veux-tu m'accompagner?

- Tu parais avoir le dessein de me rendre aujourd'hui tout à fait heureux.

- Alors, tu viendras avec moi?

- Certainement! Et combien de temps penses-tu rester là-bas?

- Peut-être jusqu'au printemps.

- C'est ravissant!

- J'ai à mettre en ordre d'importantes affaires de famille, qui me retiendront là-bas quelques mois au moins.

- As-tu un logement?

- Je demeurerai chez une vieille tante, qui a une petite maison. Je serai bien gardée; mais c'est justement à cause de cela que j'aurai encore besoin de la protection d'un homme. Veux-tu être mon chevalier?

- Tu me le demandes? s'écria Zésim. Oh! comme tout à coup le monde me paraît beau! Comme l'avenir est riant! Je me réjouis comme un enfant de ces intimes soirées d'hiver passées avec toi devant la cheminée.

- Tu seras content de moi, dit Dragomira, mais promets-moi de ne pas troubler le repos de mon âme.

- Je m'efforcerai d'être aussi froid que toit.

- Je ne suis pas froide; et toi, tu ne dois pas être froid, pas plus que tu ne dois être ardent. Une douce chaleur, voilà la plus agréable température."

Au souper, Dragomira leva son verre et but à Zésim! à l'avenir! Quand vint le moment du départ, Dragomira demanda sa jaquette de fourrure, qui était restée dans la calèche; Zésim la lui apporta et l'aida à s'en revêtir. Puis il mit la mère et la fille en voiture et recommanda au cocher d'être bien prudent.

"Alors, à après-demain, dit Dragomira, dans l'après-midi; je viendrai te prendre.

- Si tu veux."

Elle sortit encore une fois de la manche d'épaisse fourrure parfumée sa petite main blanche et tiède et la lui tendit; et quand il l'eut serrée avec tendresse, elle lui dit en souriant:

"Tu peux aussi la baiser, je ne m'y oppose pas."

Zésim la pressa contre ses lèvres avec feu, mais elle lui échappa soudain, et les roues se mirent en mouvement.

"Bonne nuit!"

Les chevaux noirs s'ébrouèrent, le long fouet claqua; tout partit comme un oiseau qui s'envole.

Zésim consacra le lendemain à sa mère. Le soir, il fit ses paquets. C'était, encore une fois, la dernière nuit passée sous le toit de ses parents, puis il fallait se séparer; mais, aujourd'hui, son coeur n'était pas trop oppressé, un gracieux fantôme flottait devant lui et il le suivait volontiers. Au point du jour, il était éveillé. Il sortit dans le jardin. Là, à la même place où il s'était assis la veille avec Dragomira, il trouva sa mère, dont les yeux étaient rouges d'avoir pleuré. Il s'assit à côté d'elle, et ils demeurèrent longtemps silencieux, la main dans la main, appuyés l'un contre l'autre.

"Promets-moi, Zésim…

- Quoi, ma mère?

- D'être prudent avec Dragomira.

- Sans compter qu'elle ne veut pas entendre parler d'amour.

- C'est ce qu'on dit, et je veux bien le croire; mais une voix intérieure, qui ne m'a jamais trompée, me dit aussi qu'elle vise un but avec toi et que quelque danger te menace de sa part.

- S'il n'y a pas autre chose, dit Zésim, je te promets bien d'être sur les gardes."

Juste à deux heures de l'après-midi, Dragomira arrivait devant la maison. Sa voiture de voyage était remplie de malles, de cartons et de petites boîtes. Elle descendit pour baiser la main de madame Jadewska. Zésim prit encore une fois congé de sa mère, qui se suspendait à son cou en pleurant amèrement; puis ils montèrent en voiture, le cocher saisit les rênes, et le jeune et beau couple s'élança dans le monde.

La route traversait de vastes plaines, longeait des chaînes de collines brisées, des forêts aux teintes bleuâtres, d'immenses prairies couvertes de troupeaux de chevaux et de moutons, passait devant des églises aux coupoles brillantes et des villages au gracieux aspect. Pendant qu'ils se dirigeaient vers le Nord, des bandes d'oiseaux de passage, des oies sauvages, des hirondelles, des cailles, volaient vers le Sud. De temps en temps, une légère brise apportait les notes plaintives d'un chalumeau ou la douce mélodie d'un lied populaire petit-russien.

Zésim parlait, et Dragomira l'écoutait; il la servait, et elle acceptait ses services avec calme; toutes ces prévenances rendaient le voyage charmant.

Une seule fois elle lui adressa une question; elle était relative au comte Soltyk.

Zésim ne le connaissait pas; il avait seulement entendu parler de lui. On l'avait dépeint, au Casino des officiers, comme une espèce de Monte-Cristo et d'Hamlet.

Le soir venait; dans le lointain resplendissaient les tours et les couples dorées de Kiew.

Le ciel, tout rouge, semblait enflammé, et la terre paraissait inondée de feu: c'était comme si l'on avait passé à travers une mer de sang. Puis les flammes s'éteignirent; les nuages se frangèrent d'or du côté du couchant; l'obscurité se répandit, et la brume s'éleva sur les prairies. Le crépuscule étendit son épais voile sombre, la première étoile apparut à l'Orient. Il faisait nuit; le cocher alluma ses lanternes. Ils passèrent par une forêt touffue.

De temps en temps les arbres s'interrompaient. Dans les intervalles on apercevait un pays marécageux avec de grands roseaux et des lys blancs. Tout à coup, sur un des côtés de la route, dans les buissons, apparut une flamme longue et mince: elle s'inclinait et faisait des mouvements étranges.

"Un feu follet," dit Zésim.

Dragomira posa son bras sur celui de son compagnon et le regarda bien en face.

"C'est mon portrait, dit-elle, moi aussi je suis un feu follet; ne me suis pas; et surtout si je te fais signe. Tu pourrais tomber dans un marais et te noyer.

- Tu tiens d'étranges discours. Es-tu donc une de ces sirènes qui nous entraînent à la mort?

- Il y a aussi des créatures saintes qui tuent."

Ils arrivèrent tard à Kiew. La nuit couvrait déjà les hauteurs et les plaines, les rues et les maisons de la ville étaient resplendissantes de lumières.

Le cocher tourna du côté de Podal, ce quartier qui s'avance au bord du Dnieper et qui est situé sur la pente de ces hauteurs où s'élève la vieille ville proprement dite. La voiture passa par un certain nombre de rues dont les magasins étaient brillamment illuminés et les trottoirs remplis d'une foule animée. Elle entra dans une rue silencieuse, sombre et étroite, et ensuite dans une ruelle à peine éclairée par une lanterne à la lueur douteuse. Le cocher arrêta devant une maison de mince apparence, qui n'avait qu'un étage. Les fenêtres étaient hermétiquement fermées, la muraille revêtue d'un enduit de couleur sombre; le tout avait un aspect lugubre.

Les deux jeunes gens descendirent, et Zésim sonna. Il se passa un certain temps avant qu'une faible lumière se montrât au premier; puis on ouvrit une fenêtre, une vieille femme regarda dehors et se retira. On entendit alors des pas lourds, la porte s'ouvrit, et un petit serviteur maigre avec une chevelure et une barbe blanches sortit de la maison, une lanterne à la main. Il plia le genou devant Dragomira et baisa le bord de sa robe, puis il se mit à décharger les bagages.

"Pour aujourd'hui, je te dis adieu, dit Dragomira en s'adressant à Zésim, je suis fatiguée et je désire être seule. Le cocher te conduira chez toi. Demain matin, je t'attends pour le thé." Elle lui tendit une main qu'il baisa respectueusement. Puis il remonta sans la voiture et partit, pendant que Dragomira, conduite par le petit vieux, montait l'escalier.

En haut, elle trouva une vieille dame simplement habillée. Elle avait un visage rose, presque jeune, des yeux bleus malins et des cheveux blancs qui sortaient en abondance d'un bonnet de couleur sombre. Elle s'inclina profondément devant Dragomira et lui baisa humblement le coude.

"Cirilla?

- Pour vous servir, ma jeune maîtresse.

- Tu es au courant de tout?

- Oui.

- Pour le monde, tu es désormais ma tante.

- A vos ordres, et pour tout le reste votre esclave."

Elle conduisit Dragomira à travers plusieurs salles meublées avec un luxe sérieux, jusqu'à une petite chambre où se trouvait un lit à baldaquin.

"C'est ici que vous reposerez, maîtresse.

- Bien."

Cirilla aida Dragomira à changer de vêtements, et celle-ci, bien à l'aise dans une casaque de fourrure, vint s'asseoir à la table de thé. Cirilla, debout devant elle et les mains croisées sur la poitrine, ne pouvait se rassasier de la regarder.

"Que vous êtes belle! disait-elle en soupirant, et si jeune!"

Puis elle partit en secouant tristement la tête. Dragomira ferma la porte au verrou, prit les papiers que l'apôtre lui avait remis, brisa le cachet et les lut. Quand elle eut fini, elle les jeta un à un dans la cheminée et ne les quitta pas du regard, jusqu'à ce que les flammes eussent tout dévoré.

VI

LA VESTALE

La nature, c'est le péché. FAUST (2e partie).

Dragomira se leva le lendemain de bonne heure et écrivit d'abord une lettre à sa mère, puis un billet de deux lignes au commissaire de police Bedrosseff, l'ami de son père. Cela fait, elle sonna; Cirilla apparut, lui baisa la main et apporta le déjeuner. Quelques minutes plus tard arriva aussi le vieux serviteur qui avait déchargé les bagages. Il avait une livrée. Ses yeux rusés erraient sans cesse tout autour de la chambre.

"Comment te nommes-tu?

- Barichar, pour vous servir.

- Occupe-toi de faire parvenir cette lettre au commissaire de police, dit Dragomira en lui tendant le billet parfumé.

- Ce sera fait, maîtresse."

Barichar se glissa vers la porte, sans faire de bruit, le dos un peu voûté comme un chat.

"Je dois encore vous faire observer, dit-il en s'arrêtant, que pour tout le monde je suis sourd et muet, ma noble demoiselle."

Dragomira lui répondit par un signe de tête. Quand Barichar se fut éloigné, elle prit son café, et s'habilla ensuite avec l'aide de Cirilla.

"Tu m'accompagneras, dit-elle, debout devant la glace.

- Dès que vous le désirerez.

- As-tu les vêtements nécessaires pour avoir l'air d'être ma tante?

- Tout a été prévu."

Quelques minutes plus tard, les deux femmes quittaient la maison. Cirilla conduisait, et Dragomira faisait bien attention à tout, afin de s'orienter le plus tôt possible dans cette ville qui lui était inconnue.

"Où est le cabaret rouge? demanda Dragomira à voix basse.

- Je vais vous faire passer devant; nous y sommes dans un instant," répondit la vieille.

Cirilla tourne dans une rue sombre, sale, peuplée surtout de juifs, et se dirigea du côté du Dnieper. C'est là qu'était le cabaret. On ne voyait que son toit rouge et bas derrière un mur élevé, dans lequel était pratiquée une porte de couleur noirâtre. Cirilla fit un signe à Dragomira. Celle-ci nota soigneusement dans sa mémoire l'endroit et tous ses alentours, puis elle continua sa route pour gagner le vieux Kiew, bâti sur la hauteur. Là, elle se fit indiquer un élégant magasin d'objets d'art, examina ce qui était en montre, et ordonna d'entrer à la vieille qui ressortit bientôt avec une grande enveloppe contenant une photographie.

Après une courte excursion dans les rues les plus animées, Dragomira revint à la maison avec sa compagne. Elle ôta son manteau et son chapeau, s'installa dans un coin du sopha et tira la photographie de l'enveloppe.

Elle représentait le comte Soltyk.

Dragomira considéra l'image avec attention. Elle étudiait l'homme qui était l'objet de sa mission, comme un agent de police étudie le portrait du malfaiteur qu'il est chargé de poursuivre.

Le comte, vêtu d'une robe de chambre de fourrure, était assis dans un fauteuil et tenait à la main une longue pipe turque. C'était certes un bel homme, séduisant et intéressant. Sur son visage de marbre se lisait une grande énergie; dans ses yeux brillaient l'esprit et la passion.

L'image était sur la table, lorsque Bedrosseff apparut. C'était un petit homme vif, approchant de la quarantaine, avec des cheveux clairsemés, une petite moustache blonde, un front large, des pommettes accentuées et un nez tuberculeux. Il baisa la main de Dragomira, la conduisit à la fenêtre pour mieux la voir, et entra dans une véritables extase.

"Non, s'écria-t-il, ce n'est pas possible… Etes-vous devenue grande et belle! Je peux à peine croire que ce soit la mignonne petite Mira que je faisais autrefois sauter sur mes genoux, qui me prenait pour son cheval et m'attelait à sa petite voiture de bois. Que je suis donc charmé de vous voir ici!

- C'est bien plutôt à moi d'être heureuse de trouver ici un si bon, un si ancien ami, reprit Dragomira en souriant.

- J'accepte "l'ami", s'écria Bedrosseff avec son rire bruyant et jovial, mais je me défends très humblement de "l'ancien". Suis-je donc déjà gris ou délabré? On peut, ce me semble, m'appeler un homme à la fleur de l'âge.

- Sans doute, sans doute.

- Oui, mademoiselle, sur ce point-là je ne fais pas de concessions; comme ami de monsieur votre père, je réclame le droit de vous protéger de toute façon; mais je ne consacre mes services à la belle Dragomira qu'à la condition de pouvoir aussi lui faire un peu la cour.

- Je vous prends au mot, dit Dragomira en lui saisissant les mains, et je vous déclare mon cavalier."

Bedrosseff s'inclina.

"J'espère que vous serez satisfaite de moi, et maintenant j'attends vos ordres.

- Avant tout, asseyez-vous et bavardons."

Elle l'attira près d'elle sur le sopha; et Bedrosseff s'empara de ses mains qu'il ne lâcha plus.

"Vraiment, je vous envie, dit Dragomira.

- Et pourquoi donc?

- Parce que dans votre position vous possédez quelque chose qui nous est malheureusement inaccessible à nous autres enfants des hommes.

- Et c'est?…

- Une bonne part de l'omniscience.

- Bah! notre connaissance des hommes et des choses ne s'étend pas si loin que cela; d'ordinaire la chance nous aide, et notre meilleur allié est le hasard.

- Mais vous savez bien que les filles d'Eve sont curieuses!… Et vous, que d'événements cachés, que de secrets vous sont dévoilés! Que de coeurs dont vous deveniez les énigmes! Vous tendez vos filets de rue à rue, de maison à maison, comme la toile d'une araignée gigantesque.

- C'est vrai jusqu'à un certain point.

- Ah! que je serais heureuse de pouvoir un peu pénétrer dans ces mystères?

- Pourquoi pas? Cela peut se faire. De temps en temps, la police s'est servie d'alliés; et les femmes ont, je peux bien le dire, un talent supérieur pour exercer nos fonctions. Leur instinct, leurs pressentiments font souvent plus que toute la logique et tous les calculs du monde.

- Alors prenez-moi comme agent.

- Avec plaisir, s'écria Bedrosseff en riant, et il lui baisa de nouveau la main.

- Aujourd'hui, j'aimerais bien, pour ma part, mettre un peu votre omniscience à contribution?

- Ordonnez."

Dragomira tint en l'air le portrait de Soltyk.

"Qui est-ce?

- Le comte Soltyk, dit Bedrosseff immédiatement. Comment avez-vous sa photographie? Le connaissez-vous?

- Non, je me promenais dans la ville, et je l'ai achetée parce qu'elle m'a plu.

- Vous n'êtes pas la première jeune dame qui se laisse éblouir par ce sultan, continua le commissaire de police; mais je vous en prie, restez-en à cet enthousiasme pour son image et gardez-vous bien de faire la connaissance de l'homme.

- Je ne m'enthousiasme pas pour le comte, je m'intéresse seulement à lui.

- Cela même est dangereux. Soltyk est une nature à la Néron, un despote, un don Juan, un être animé du plus brutal égoïsme, sans coeur, sans égard pour rien ni personne, sans pitié.

- Vous nous donnez là une étonnante mesure de sa moralité.

- Je lui ai déjà arraché plus d'une victime, et j'ai l'oeil sur lui. Vous ne devez pas faire sa connaissance, ce serait votre perte.

- Oh! j'ai beaucoup de sang-froid; il ne me prendra pas dans ses filets.

- Alors vous seriez la première femme qui lui aurait résisté."

Dragomira dîna avec Bedrosseff dans un des premiers hôtels; elle jugeait bon de se faire voir avec lui. Après le dîner il prit une voiture et lui fit voir la ville. Quand il commença à faire sombre, Dragomira était rentrée à la maison, et elle attendait Zésim qui ne tarda pas à venir. Cirilla joua le rôle de la tante et prépara le thé, quand Zésim lui eut été présenté. Le samovar chantait en bouillonnant, les jeunes gens étaient assis devant la cheminée et causaient. Dragomira était gaie et naturelle comme elle ne l'avait jamais été. Zésim lui en fit la remarque.

"Tout le mérite t'en revient, dit-elle, dès que tu es raisonnable, je me sens rassurée, et la bonne humeur revient d'elle-même.

- C'est donc déraisonnable de t'aimer?

- Oui, c'est même plus que cela.

- C'est dangereux?"

Elle fit signe que oui, de la tête.

"Je ne peux pas tout t'expliquer, mais mon amour ne t'apporterait aucun bonheur, pas du moins dans le sens où tu l'entends.

- Tu veux donc finir ta vie comme une vestale?"

Dragomira sourit tristement.

"J'ai dit adieu à tout ce qui fait soupirer le coeur d'une jeune fille, et je crois que j'ai eu raison. La terre me semble une vallée de douleurs, la vie un voyage malheureux et lamentable à travers cette vallée, la nature une grande séductrice qui attire nos âmes à elle pour les perdre. Le démon, qui jadis, sous la forme du serpent, tenta les premiers hommes dans le paradis, chante maintenant son chant de sirène dans le murmure des bois verdoyants, dans le chuchotement des flots argentés, dans la musique flatteuse du zéphyr et les plaintes mélodieuses du rossignol. Il nous gouverne nous-mêmes sans que nous en ayons conscience; il cherche à nous persuader par la grâce des paroles humaines; à nous troubler par les caresses des lèvres en fleur de la femme, par le regard loyal de l'ami, par le regard angélique des yeux de l'enfant. Partout les pièges sont tendus; nous sommes enveloppés de filets, et c'est à peine si nous pressentons où commence le péché.

- Alors, selon toi, il vaut mieux renoncer à tout ce qui fait l'ornement de la vie?

- Oui.

- C'est bien triste.

- Je me sens calme et satisfaite ainsi. Voilà pourquoi je veux bien t'aimer si tu consens à être mon ami, mon frère; mais jamais un homme ne m'entraînera avec lui dans le tourbillon de ce monde coupable."

En ce moment on sonna à la porte de la rue; peu après on frappa doucement à la porte de la chambre. Cirilla se leva et sortit. Elle trouva dans le corridor une femme habillée de drap gris. La faible lueur de la lampe, accrochée au mur, lui permit de distinguer un visage rond, plein, aux traits accentués, et deux yeux noirs où brillait tout l'éclat fascinateur des regards orientaux. Les deux femmes se parlèrent à voix basse quelques instants, puis l'étrangère partit et Cirilla rentra dans la chambre.

Zésim se leva un moment pour allumer sa cigarette à la lampe. La vieille murmura alors à l'oreille de Dragomira:

"C'était la juive, la propriétaire du cabaret rouge.

- Que voulait-elle?

- Elle a fait une capture et voulait savoir si elle peut compter sur vous, dit Cirilla mystérieusement.

- Pourquoi ne le fait-elle pas elle-même?

- Le courage lui manque.

- Alors je prendrai la chose sur moi.

- Dieu vous en récompensera, maîtresse.

- Et quand aura-t-on besoin de moi?

- Nous le saurons quand il sera temps."

VII

ANITTA

Le premier regard attache les âmes parentes avec des liens de diamant.
SHAKESPEARE.

Zésim n'avait été jusqu'alors occupé que de Dragomira. Il se souvint tout à coup d'une lettre que sa mère lui avait confiée pour Mme Oginska, une de ses amies de jeunesse, qui demeurait à Kiew. La famille Oginski était une des plus anciennes et des plus considérables de la noblesse du pays; elle était riche, cultivée, aimable et irréprochable à tous égards.

Zésim se rendit au petit palais bâti dans le vieux Kiew, donna sa carte au laquais et fut immédiatement introduit dans un magnifique salon orné de tableaux anciens, de tapisseries des Gobelins et d'armes. M. Oginski vint au devant de lui. C'était un homme de taille moyenne, d'environ cinquante ans, le type incontestable du magnat polonais, élancé, un peu brun, vif et affable.

Quand ces messieurs eurent allumé un cigare et causé quelque temps, Mme Oginska vint les retrouver. C'était une petite dame, très corpulente, de quarante ans, qui soupirait sans interruption; on ne savait pas trop si c'était à propos de la dépravation du monde moderne et de l'embonpoint à la Rubens qui la fatiguait. Zésim lui présenta sa lettre. Mme Oginska la lut avec une certaine émotion et lui adressa ensuite quelques questions sur sa mère et sur lui-même.

"Cela se trouve bien que vous soyez venu juste en ce moment, dit Mme Oginska; notre fille Anitta arrive de sa pension de Varsovie. J'espère que vous serez bons amis: votre mère et moi nous n'étions qu'un coeur et qu'une âme."

Zésim s'inclina sans dire un mot. La perspective de jouer le rôle de grande poupée vivante pour une jeune fille qui venait à peine de quitter ses souliers d'enfant, ne lui inspira dans le premier moment qu'un très médiocre enthousiasme. Il ne devant pas tarder à changer complètement d'avis.

La porte qui donnait sur le jardin s'ouvrir tout à coup, et une petite brunette potelée, en robe rose, un volant dans une main, une raquette dans l'autre, entra légère comme un oiseau, jeta un regard rapide et interrogateur sur le jeune officier, et s'en alla quelque peu interdite derrière la chaise de sa mère.

"Ma fille Anitta, dit Mme Oginska, et le fils de ma chère Jadewska, Zésim Jadewski. J'espère que vous vous entendrez et que vous vous aimerez un peu."

Anitta fit une révérence et tendit la main à Zésim, qui la porta respectueusement à ses lèvres. La jeune fille resta alors debout devant lui, rougissante et le regard fixé à terre. Zésim, charmé, la dévorait des yeux. C'était la plus ravissante créature qu'il eût rencontrée jusqu'à ce jour. Sa jolie taille, ses formes à peine épanouies, son cou blanc et élancé, son visage rond et frais, sa petite bouche rouge et mutine, son délicieux petit nez retroussé, ses cheveux noirs allant et venant sur son dos en deux épaisses nattes, ses yeux noirs à la fois espiègles et bons, tout dans sa personne respirait la grâce et le charme irrésistible de la jeune fille qui est presque encore une enfant.

Et quand elle leva sur lui ses aimables yeux noirs, il fut décidé dans le livre du destin que ces deux jeunes coeurs tendres et purs s'appartiendraient l'un à l'autre à tout jamais.

"Venez donc avec moi dans le jardin, dit-elle, - sa voix résonnait comme une joyeuse chanson d'alouette - je veux vous montrer mes fleurs, mes pigeons et mes chats, et mon Kutzig. Tu permets, maman?

- Certainement; amusez-vous, mes grands enfants; les déceptions, la tristesse, la douleur, viennent bien assez tôt."

Anitta passa devant, et Zésim descendit les marches derrière elle. Au bas de l'escalier elle lui prit naïvement le bras.

"Jusqu'à présent, dit-elle avec le plus ingénu sourire, j'ai toujours eu peur des officiers, mais vous, vous ne me faites pas peur du tout.

- C'est qu'aussi vous n'avez rien à craindre, mademoiselle; avec un seul de vos regards, vous feriez tomber toute une armée à vos pieds.

- Ne me défiez pas, sinon je commence toute de suite la bataille."

Ils se dirigèrent, en passant par des parterres de fleurs artistement dessinés, vers les bâtiments de derrière où se trouvaient l'écurie et le grenier à foin. A une place bien dégagée s'élevait le colombier. Un couple de beaux pigeons blancs y étaient perchés, tout brillants dans la lumière du soleil et roucoulant amoureusement. Quand ils virent approcher leur jeune maîtresse, ce fut comme s'ils avaient donné un ordre à tous les autres. De toutes parts arrivèrent soudain des pigeons blancs qui se posèrent sur les épaules et les mains d'Anitta et voltigèrent à ses pieds. Elle alla promptement chercher une petite corbeille remplie de graines et les jeta à pleines mains au milieu de la bande qui roucoulait et battait des ailes.

"Maintenant, nous allons faire visite à Mitzka et à sa famille, dit-elle en souriant, mais pour cela il faut monter dans le grenier à foin. Passez devant et tendez-moi la main."

Zésim déboucla aussitôt son épée et l'appuya contre le mur, puis monta à l'échelle. Anita le suivait, sa petite main flexible tenant solidement la main du jeune homme. Une fois arrivés en haut, ils furent reçus par Mitzka, une grande chatte tachetée qui dressait la queue et miaulait de la façon la plus tendre.

Elle leur présenta ses petits; ils étaient sept qui accoururent en bondissant hors de leur foin.

Anitta prit un des petits chats sur son bras, le baisa et le caressa doucement de la main.

"Comme ils sont mignons et aimables! C'est moi qui leur apporte tous les jours à manger, et ils me connaissent maintenant. Dès qu'ils entendent le froufrou de ma robe, ils arrivent."

Quand ils furent descendus, Anitta prit tout à coup l'épée de Zésim et s'écria, en lançant au jeune homme un regard malicieux:

"Vous êtes mon prisonnier!"

Puis elle s'enfuit, à travers les bosquets, dans les fourrés du parc.

"Prenez-moi, dit-elle, ou vous n'aurez jamais plus votre épée."

Zésim la poursuivit, et ce fut une joyeuse et charmante chasse à travers les broussailles et les branches, autour des vieux arbres moussus, par-dessus les plates-bandes et les gazons, jusqu'à ce que la robe d'Anitta s'accrochât aux épines d'un rosier.

Le jeune officier la rejoignit alors d'un bond et entoura d'un bras victorieux sa taille élégante.

Elle riait de tout son coeur, et, dans cet instant d'abandon, elle semblait encore plus jolie et plus séduisante, car en elle tout était noble et distingué; et, plus elle se laissait aller, plus se révélaient les charmes de son adorable nature.

Elle s'assit sur le banc le plus rapproché, et c'était un délicieux spectacle que de la voir reprendre haleine; ses petites mains tenaient toujours l'épée bien serrée et ses yeux d'enfant souriaient gaiement à Zésim.

"Vous ne m'auriez pas attrapée, dit-elle enfin, sans ce vilain rosier."

Il y avait à côté une petite prairie, dorée par les rayons du soleil, dans laquelle paissait un poney noir.

"Voilà mon Kutzig, dit la jeune fille. Papa me l'a acheté à des écuyers de cirque, parce que je l'avais pris en affection; il me suit comme un petit chien, et il sait faire de tours de toute espèce."

Elle poussa un cri, et le joli animal vint en effet immédiatement devant elle et lui flaira amicalement la main.

"Attends, mon ami, il faut montrer tes talents, dit Anitta en lui tapant sur le cou et en cueillant une baguette. Viens!"

Elle se dirigea vers la haie la plus proche et se mit à animer le petit cheval.

"En avant! montre ce que tu sais, hopp!"

Le poney obéit avec un véritable plaisir et sauta à plusieurs reprises par-dessus la haie. Puis Anitta lui jeta son mouchoir qu'il rapporta exactement, enfin elle le fit s'agenouiller au commandement devant elle. Elle lui donna comme récompense deux morceaux de sucre de sa jolie main.

"Il est bien dressé, dit Zésim en souriant, mais il n'y a pas grand mérite à obéir à une si charmante maîtresse; qui donc n'aimerait pas à se mettre sous ses ordres?

- Pas de compliments, sinon je vous punis.

- Je vous en prie!

- C'est bon, je vous prends au mot, s'écria Anitta avec un petit ton délicieusement hautain, nous allons voir si vous êtes aussi docile que mon Kutzig, et si vous obéissez aussi bien.

- J'attends votre commandement.

- Allons, en avant! sautez!"

Zésim prit son élan, et d'un bond souple et gracieux franchit la haie.

"Encore, hopp!"

Nouveau bond, nouveau succès. Anitta riait et battait des mains avec une joie d'enfant.

"Maintenant, le mouchoir. Apporte!"

Zésim l'apporta.

"Et maintenant…"

Anitta s'arrêta et rougit.

"J'attends le commandement.

- Eh bien! à genoux!"

Il obéit avec plaisir.

"Mais maintenant, je demande aussi du sucre".

Le rire enchanteur de la jeune fille retentit de nouveau dans le jardin silencieux, et sa jolie voix au timbre argentin trouva un écho mélodieux dans les cimes des arbres d'où lui répondirent les pinsons et les mésanges.

"Voilà! dit Anitta;"

Et elle poussa avec ses doigts roses un morceau de sucre dans la bouche de Zésim. Elle releva alors le jeune homme qui était toujours à genoux devant elle, et lui demanda s'il était fâché.

"Pourquoi donc?

- Je suis si mal élevée! Mais vous verrez bientôt que je n'ai pas de mauvaises intentions et que, malgré tous les tours que je vous joue, je suis bonne au fond.

- Est-ce vrai aussi?

- Sans doute; pourquoi ne le serait-ce pas?"

Il avait pris sa main et la baisait. Elle la lui retira enfin et lui tendit son épée.

"Maintenant, allez-vous-en, Zésim, j'ai aujourd'hui une leçon de piano. Mais revenez bientôt dans l'après-midi; s'il fait beau, pour qu'on puisse jouer dans le jardin. Demain, peut-être.

- Je reviendrai, je suis heureux que vous me le permettiez."

Ce jour-là, dans l'après-midi, Oginski reçut une autre visite, tout aussi inattendue, celle du père jésuite Glinski.

C'était un de ces prêtres polonais qui réunissent dans une seule personne l'homme du monde distingué, l'ardent patriote et le zélé serviteur de l'Eglise. Il jouissait d'une grande considération comme prédicateur et comme ancien précepteur du comte Soltyk. C'était en effet le seul homme qui eût quelque influence sur le comte, et il jouait le rôle d'une sorte d'intendant chez ce puissant et riche magnat.

Son extérieur était beaucoup plus d'un diplomate que d'un théologien. Sa taille bien prise, pas trop grande, sa belle tête, son visage distingué, encadré de cheveux bruns, ses yeux calmes et intelligents, qui vous pénétraient jusqu'au fond de l'âme, ses manières élégantes, son langage choisi, tout en lui indiquait qu'il se sentait plus chez lui sur le parquet glissant et silencieux des palais que sur les dalles retentissantes des églises, et qu'il s'entendait mieux à faire le confident et le conseiller dans un boudoir que dans son confessionnal vermoulu.

"Je vous croyais encore à Chomtschin, dit Oginski au jésuite qui entrait.

- Nous sommes revenus hier, répondit le P. Glinski, le comte commençait à s'ennuyer; c'est alors le moment de lever le camp.

- Saviez-vous, mon très révérend père, qu'Anitta est de retour.

- En vérité? La chère enfant! Ce doit être à présent une grande jeune fille? Où est-elle cachée? Puis-je la voir?

- Elle est dans le jardin avec ses amies; je vais la faire appeler.

- Non, non, je veux aller moi-même la chercher."

Le jésuite prit sans tarder son chapeau aux larges bords retroussés et descendit en hâte l'escalier de pierre qui conduisait au jardin. Il trouva Anitta et une demi-douzaine d'autres jeunes filles, toutes fraîches, jolies et de joyeuse humeur, qui jouaient au volant sur la prairie.

Dès qu'Anitta le reconnut, elle courut à lui et lui sauta au cou.

"A quoi pensez-vous, mademoiselle? vous n'êtes plus une enfant, lui dit le jésuite un peu embarrassé, pendant que son oeil expérimenté examinait cette charmante personne avec une véritable satisfaction.

- Enfant ou non, s'écria Anitta, je vous aime toujours bien, père Glinski, et il n'y a pas à dire, vous allez jouer avec nous à colin-maillard.

- Je… Mais cela ne va pas à…

- Vous allez voir comme cela ira bien;"

La troupe pétulante entoura le père jésuite malgré sa résistance. Une des jeunes dames s'empara de son chapeau, une autre de sa canne, une troisième donna son mouchoir, une quatrième se plaça devant lui, pour bien s'assurer qu'il ne pouvait pas y voir, et Anitta lui banda les yeux. Le Père était au milieu de la prairie, et toutes ces jolies filles sautaient autour de lui et l'agaçaient en poussant des éclats de rire folâtres. Plus il mettait d'ardeur à en saisir une, plus la gaieté augmentait. Enfin, au lieu d'Anitta qu'il croyait attraper, il serra dans bras… qui? le poney! On le força à monter dessus, et il fut promené en triomphe à travers le jardin par les jeunes filles qui l'escortaient en poussant des cris de jubilation.

VIII

LE CABARET ROUGE

Le jour du jugement est proche. KRASINSKI.

Dragomira était déjà éveillée depuis longtemps, quand Cirilla entra dans la chambre sur la pointe des pieds. Sa chevelure éparse autour de sa tête et de ses épaules semblait une crinière d'or ondoyante; elle était étendue au milieu des blancs oreillers, et elle se souleva sur son bras gauche lorsqu'elle aperçut la vieille.

"Je ne sais pas, dit-elle, je suis fatiguée aujourd'hui; ce que je voudrais par-dessus tout, ce serait de rester couchée et de rêver.

- Rien ne vous en empêche pour le moment, ma belle maîtresse, répondit Cirilla, seulement il s'agira plus tard d'être dispos et d'avoir bon courage… C'est la juive qui était là.

- Que voulait-elle?

- On a besoin de vous aujourd'hui au cabaret rouge.

- Ce soir?

- Oui, ce soir, à dix heures.

- C'est bien."

Dragomira continua de rêver. A midi, Zésim vint et ne fut pas reçu. Après le dîner, Dragomira sortit avec Cirilla.

Elle alla examiner de nouveau la situation du cabaret mystérieux, et se fit ensuite montrer la maison du marchand Sergitsch, à qui la vieille porta un billet de sa maîtresse.

Barichar vint un peu après, avec une grande valise qu'il remit au marchand.

Le soir, Dragomira sortit de chez elle, soigneusement enveloppée et voilée, et se rendit chez Sergitsch. Elle trouva tout fermé. Pourtant, dès qu'elle sonna, un jeune garçon vit lui ouvrir la porte et la conduisit silencieusement au premier étage, dans une petite chambre de derrière, dont les fenêtres étaient bouchées avec d'épais volets de bois. Sergitsch était là et l'attendait. Il reçut Dragomira d'un air de soumission, la pria de s'asseoir sur le divan et resta lui-même respectueusement debout devant elle.

"Vous savez de quoi il s'agit? dit Dragomira.

- Je suis au courant de tout et j'attends vos ordres. Je vous prie de me considérer comme votre serviteur, ma noble demoiselle.

- Peut-on concevoir quelque soupçon, si l'on me voit venir dans votre maison ou en sortir?

- Pas le moins du monde, répondit Sergitsch, je suis le président de la confrérie du Coeur de Jésus. Il vient beaucoup de monde chez moi, surtout des femmes.

- Mes affaires sont-elles ici?

- Oui, certainement."

Il apporta la valise.

"Alors, je vous prie de me laisser seule."

Quand Dragomira quitta la maison du marchand, un quart d'heure plus tard, comme un papillon qui a secoué la poussière diaprée de ses ailes, elle avait dépouillé tout son extérieur féminin et s'était transformée en un beau jeune homme élancé. Elle avait des bottes noires à talons hauts, dans lesquelles entrait un large pantalon de drap bleu foncé, à plis épais et bouffants. Sa longue redingote, ajustée, de même étoffe, à brandebourgs noirs, était bordée et doublée de fourrure brun-foncé. Les cheveux blonds étaient habilement ramassés sous un bonnet rond également de fourrure brune. Elle avait sur les épaules un long manteau de couleur sombre. Elle avait pris un poignard et un revolver qu'elle avait chargé avant de partir.

Elle trouva la rue devant le cabaret vide et peu éclairée. La porte qui se trouvait dans le mur s'ouvrir dès qu'elle la poussa.

Elle traversa la cour, et arrivée devant le seuil de la maison, fit entendre le signal convenu, un bref coup de sifflet. Aussitôt la cabaretière Bassi Rachelles sortit furtivement et s'approcha de Dragomira, un doigt sur la lèvre supérieure.

"Il est là, dit-elle tout bas.

- Le sieur Pikturno.

- Oui, désirez-vous lui parler?

- C'est mon devoir de faire un essai avant de le sacrifier.

- Entrez donc, reprit Bassi, mais cela n'aboutira à rien. Il faut le mener à la boucherie comme un boeuf, et c'est mon affaire plus que la vôtre. Il est tellement amouraché de moi que je peux tenter avec lui tout ce que je veux."

Après d'être entendue avec Dragomira, elle rentra dans la maison en se glissant, et la belle jeune fille s'approcha de la fenêtre pour regarder dans l'intérieur qui était éclairé.

C'était une grande salle, aux murailles noircies. Cà et là étaient suspendues quelques gravures. Le comptoir barrait la porte qui conduisait dans la chambre d'habitation. Des deux côtés étaient des tables et des bancs. Dans un coin, près du poêle, était assis un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui avait l'air de sommeiller. C'était Juri, comme l'avait fit la Juive, un des membres de leur association, et certes, un des plus farouches et des plus déterminés. Devant le comptoir, dans un vieux fauteuil dont l'étoupe s'échappait de tous les côtés, était étendu un jeune homme de haute taille, solidement conformé. Sur son visage rond et encadré de cheveux noirs bouclés se lisait une certaine timidité et une indifférence apathique. Ses yeux ronds et noirs regardaient fixement la belle juive aux formes opulentes, qui était assise auprès de lui, sur le bras du fauteuil, et lui abandonnait avec un astucieux sourire ses mains blanches et charnues.

C'était Wlastimil Pikturno, fils d'un riche propriétaire polonais, et étudiant à l'Université de Kiew.

Dragomira entra sans se presser dans la maison, puis dans la salle de débit. Bassi quitta Pikturno et vint avec empressement à sa rencontre.

"Bonsoir, mon cher monsieur, dit-elle à voix haute, que faut-il vous servir? Une bouteille de vin ou un cognac?

- Oui, un cognac," répondit Dragomira.

Et elle s'assit à la table la plus proche. Quand Bassi eut apporté le cognac, Pikturno lui fit signe de venir près de lui.

"Qui est-ce? demanda-t-il.

- Je le voix pour la première fois.

- Tu mens? C'est un nouvel adorateur.

- Quelle absurdité!

- Comment s'appelle-t-il?

- Est-ce que je sais? Demandez-le-lui à lui-même.

- Vous faites probablement aussi vos études à Kiew, monsieur, dit
Pikturno en allongeant ses membres de géant.

- Non, je ne suis ici qu'en passant.

- Vous allez sans doute à Odessa.

- Oui, à Odessa."

Il y eut un moment de silence. La juive faisait semblant de s'occuper de son comptoir et elle quitta la salle en emportant des verres et des bouteilles vides.

"Une femme superbe!

- La juive?

- Oui.

- Je suis complètement indifférent à l'égard des femmes, dit
Dragomira, elles m'ennuient.

- Ah! oui, vous êtes un homme de la nouvelle école. La femme n'est plus pour nous un sphinx qui nous propose des énigmes mortelles, mais un animal d'une organisation plus basse que la nôtre.

- Prenez garde, il y a aussi des bêtes féroces qui nous déchirent tout aussi joliment que le sphinx.

- Possible, mais quand on est jeune, on ne s'inquiète pas beaucoup des conséquences terribles que peuvent avoir nos passions; on vit, on jouit, on tue le temps.

- Si cela valait seulement la peine de vivre!

- Trentowski! * [* Le Schopenhauer polonais.]

- Je ne l'ai jamais lu.

- Pourquoi donc méprisez-vous la vie, vous, à votre âge?

- Parce que j'en ai reconnu l'inanité, répondit Dragomira. Est-ce autre chose qu'un pèlerinage? Ne sommes-nos pas ici-bas comme dans un Purgatoire? Nommez-moi une jouissance, une joie, si petite qu'elle soit, qu'il ne faille pas acheter au prix de la sueur, des larmes, du sang des autres? Partout, dans la nature, je ne vois que vol, brigandage, esclavage, assassinat, et voilà pourquoi j'ai horreur d'elle et de ses dons. Nous n'avons qu'une sagesse et elle s'appelle renoncement.

- Bah! vous devriez vous faire moine! s'écria Pikturno avec un gros rire; vous avez du talent, mais ce n'est pas ici l'endroit pour faire des sermons. Hé! Bassi! une bouteille de vin! Quant à moi, vous ne me convertirez pas."

La juive apporta la bouteille, la déboucha et versa.

"Encore un verre pour monsieur. Puis-je vous offrir?…

- J'accepte, si vous acceptez à votre tour.

- Convenu!"

Dragomira trinqua avec Pikturno.

"Vous êtes peut-être bien étudiant en médecine, avec vos idées atrabilaires sur la vie?" dit Pikturno.

Et il alluma un cigare.

"Non… philosophe.

- Un Socrate imberbe! il faut aussi, ce me semble, posséder une
Xantippe pour devenir un vrai sage.

- Ne raillez pas, dit Dragomira d'un ton grave, en attachant sur lui le regard glacial de ses yeux bleus; les calamités, la détresse, les convulsions des martyrs, les malédictions de ceux qu'on trompe, les larmes de ceux qu'on abandonne, toutes ces misères qui couvrent l'immense tapis bariolé de la terre ne se laissent pas chasser par des railleries. Plongez d'abord une fois votre regard dans le système de ce monde et ensuite en vous-même, et vos frissonnerez d'horreur.

- Mais je ne veux pas frissonner d'horreur, s'écria Pikturno à voix haute, je veux être gai. Admettons que vous ayez raison, nous n'en devrions que nous efforcer davantage d'oublier et de chercher où on oublie. Dans les coupes écumantes et sur les lèvres rouges. Vive la joie! Trinquons!

- Non.

- A quoi voulez-vous donc trinquer?

- A celle qui nous apporte la délivrance er la liberté, dit Dragomira en levant son verre: "A la mort!"

- Folie!" dit Pikturno en posant son verre avec bruit sur la table, pendant que Dragomira vidait le sien lentement comme un calice consacré.

En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d'ouvriers de fabrique ivres, qui remplirent toute la salle de la fumée de leur mauvais tabac et de leur odeur d'eau-de-vie.

Dragomira tendit la main à Pikturno.

"Vous partez? lui dit-il.

- Oui, je n'aime pas cette sorte de compagnie.

- Alors, au revoir!"

Dans la cour, Dragomira trouva la juive:

"Eh bien! qu'en pensez-vous? Vous ai-je dit la vérité? Je le connais mieux que vous. Il n'y a pas moyen de la convertir.

- Je veux pourtant lui parler encore une fois.

- Pour quoi faire? dit la juive en sifflant comme un serpent, nous perdrons notre temps tout simplement, et à la fin il nous échappera encore. Aujourd'hui, il est fou de moi et veut m'épouser. Demain, s'il découvre qu'il n'a rien à espérer, ou si une autre lui plaît davantage, il s'envolera. Croyez-moi, si vous êtes décidée, il faut que cela se fasse maintenant, maintenant ou jamais.

- Aujourd'hui?" demanda rapidement Dragomira.

Un léger frisson lui parcourut tous les membres.

"Non, pas aujourd'hui et pas ici; mais au prochain jour. Aurez-vous le courage de traverser la forêt à cheval, quand il fera nuit noire?

- Je n'ai peur de rien, quand il y a une âme à sauver.

- Alors, au prochain jour.

- Où?

- Vous le saurez par Cirilla.

- C'est bien, répondit Dragomira, livre-le-moi, et je le sacrifierai."

La juive fit signe que oui de la tête, avec un sourire étrange. Si les tigres pouvaient sourire, c'est ainsi qu'ils souriraient. Dragomira s'avança avec précaution dans la rue; il n'y avait personne aux environs. Elle s'enveloppa dans son manteau, et regagna en toute hâte la maison du marchand Sergitsch. Là elle se métamorphosa rapidement en élégante dame à la mode, et repartit, s'en allant à travers la lumière éclatante du gaz.

Elle n'avait fait que quelques pas, lorsqu'un beau jeune homme, qui venait sur le trottoir en sens opposé, la regarda fixement. Captivé par l'aspect de cette femme à la taille haute et distinguée, il se mit à la suivre.

Elle s'en aperçut et s'inquiéta. Pour lui échapper, elle se détourna de sa route, gagna la partie la plus animée du vieux Kiew et accéléra sa marche. Elle espérait pouvoir se dérober dans la foule; mais elle se trompait, elle l'avait toujours sur ses talons. Elle s'arrêta devant un magasin de tabac pour le laisser passer. Il vint se poster près d'elle et la regarda de côté. Elle répondit à son regard par un regard froid et menaçant. Elle comptait là-dessus pour l'intimider, mais elle comptait mal.

"Si belle et si impitoyable! lui murmura le jeune homme, une déesse d'amour en glace!"

Dragomira ne fit pas attention à ces paroles et continua son chemin. Mais cette fois elle allait beaucoup plus lentement et se sentait rassurée: elle savait que la poursuite ne s'adressait qu'à sa beauté, et comme elle était assez brave pour se défendre contre une armée d'adorateurs indiscrets, elle se dit qu'elle n'avait rien à craindre et reprit la direction de Podal.

Le jeune homme la suivit jusqu'à sa maison et, quand elle sonna, attendit respectueusement à une certaine distance qu'on lui eût ouvert la porte et qu'elle eût disparu.

Quand elle fut arrivée au premier étage, Dragomira défendit à la vieille d'apporter de la lumière et s'avança avec précaution à la fenêtre. Le galant enthousiaste était encore dans la rue, comme s'il soupirait toujours après sa divinité. Dragomira haussa dédaigneusement les épaules.

"Va, rêve, murmura-t-elle, rêve doucement; le réveil n'en sera que plus terrible."

IX

LE COMTE SOLTYK

Plus un homme est haut, plus il est sous l'influence des démons.
GOETHE.

Le doux soleil d'une sereine et froide journée d'octobre éclairait le somptueux palais du comte Soltyk. C'était une étrange et fantastique construction, devenue un petit monde à travers le cours des années. Les styles et les matériaux les plus divers s'y trouvaient mélangés et confondus; sur des murs cyclopéens se dressait un château de vieux voïvode polonais, et un hermitage baroque, rococo, était accolé à un splendide édifice byzantin.

Dans une vaste salle ornée de statues et de tableaux, un grand nombre de personnes des conditions les plus diverses attendaient le moment où le comte voudrait bien les recevoir. C'était à cette heure-là, en effet, qu'il donnait audience, comme un monarque. Tous le craignaient; ils venaient cependant mendier sa protection et cherchaient à savoir, par le vieux valet de chambre, si le comte se trouvait bien disposé.

Il était assis dans son cabinet de travail et parcourait les lettres qui venaient d'arriver. Il offrait l'image d'un jeune sultan, beau et despote. Sa tête, encadrée d'une chevelure noire et d'une barbe coupée court, faisait penser aux plus belles oeuvres des artistes grecs. Son visage au teint blanc était délicatement coloré. Ses yeux sombres avaient une expression d'ardeur et d'orgueil, de force et d'audace; leur mystérieux regard semblait à la fois épier et menacer. Sa taille élancée ne dépassait que de peu la moyenne; mais ce corps, avec ses muscles de gladiateur romain d'une beauté divine, avait les proportions irréprochables d'un Bacchus grec. Il était chaussé de bottes de maroquin rouge, avait une longue robe de chambre de satin jaune doublée et bordée de fourrure, et portait un fez sur la tête.

Il jeta ses lettres de côté et sonna. Aussitôt apparut un jeune cosaque qui apportait le café sur un plateau d'argent. Le pauvre diable tremblait de peur devant le froid regard de tigre de son maître; et, dans sa peur mortelle de ne commettre aucune bévue, il laissa tomber la tasse de porcelaine ancienne, ornée du portrait de Stanislas Auguste. Elle se brisa avec bruit. Un instant il resta immobile, comme paralysé. Puis il se précipita à genoux devant le comte.

"Pardon! Excellence, pardon! Je ne l'ai pas fait exprès!" dit-il, en levant des mains suppliantes.

Le comte le regarda.

"Ne savais-tu pas que cette tasse me vient de a grand'mère?

- Pitié, seigneur! dit le cosaque en gémissant.

- Une autre fois, fais un peu plus attention, murmura le comte; et maintenant, décampe, fils de chien!"

Un vigoureux coup de pied suivit ces paroles, puis le malheureux se leva rapidement et disparut.

Quand le vieux valet de chambre lui eut apporté une autre tasse et allumé son tchibouck, il demanda quels gens étaient là.

"Quelques juifs, le régisseur de Chomtschin, Brodezki, le joueur de violon, quelques paysans…

- Fais-les entrer dans l'ordre où ils sont venus; seulement, si le commissaire de police arrivait, introduis-le tout de suite."

Le comte n'eut pas à attendre. La porte était à peine entr'ouverte que quatre juifs se précipitèrent dans le cabinet et s'avancèrent avec force révérences, à la façon de magots chinois.

"Que voulez-vous? demanda le comte en souriant.

- Je suis Wolf Leiser Rosenstrauch; avec la permission du gracieux seigneur comte, voici mon beau-père; voici mon beau-frère; et voilà mon frère. Il y a encore ma belle-mère, ma soeur et ma femme avec mes sept enfants, tous vivants.

- Et que demandez-vous?

- La faveur de tenir le cabaret sur le domaine de Popaka, du gracieux seigneur comte, et alors j'ose…

- C'est bon, je te connais, Wolf Rosenstrauch; tu es un homme rangé; tu auras ton cabaret.

- Que Dieu vous bénisse, seigneur comte, vous et vos enfants et vos petits-enfants…

- Attends un peu, sinon tu n'auras pas le cabaret.

- Que devons-nous faire, Excellence?

- Vous allez à l'instant me danser ici un quadrille.

- Miséricorde! danser sans musique!"

Le comte sonna et donna l'ordre de faire venir le cocher avec son violon. Quand il fut arrivé et qu'il eut accordé son pauvre instrument, il se mit à râcler dessus quelque chose qui ressemblait à une contredanse; et les quatre juifs, dans leurs longs caftans, commencèrent à danser et à sauter çà et là comme des cabris, pendant que le comte repaissait ses yeux de ce spectacle extravagant, et de temps en temps éclatait de rire avec la joie bruyante d'un enfant.

Quand les juifs furent partis, non sans s'être encore confondus en remerciements enthousiastes, le régisseur de Chomtschin entra. Il était pâle et embarrassé, car c'était le comte qui l'avait mandé, et cela ne présageait rien de bon.

"J'en apprends de belles sur votre compte, dit Soltyk en s'enfonçant avec une tranquillité nonchalante dans la molle fourrure de sa robe de chambre. Voilà que vous jouez déjà au maître dans mon château. Qui vous a ordonné de renvoyer le concierge?

- C'était un ivrogne, seigneur comte, et alors je croyais…

- Vous n'avez pas à croire, mais à obéir. Je ne me rappelle pas non plus vous avoir commandé de faire bâtir une nouvelle grange.

- L'ancienne avait brûlé, seigneur comte.

- Vous auriez dû m'en informer. Vous avez aussi fait abattre cent chênes…

- Les chênes… je croyais… c'est qu'ils nous ont été bien payés.

- Je vois que vous n'avez plus ce qu'il faut pour être un serviteur, conclut Soltyk, et par conséquent je vous renvoie.

- Pour l'amour de Dieu, seigneur comte, dit le régisseur d'une voix suppliante, ne me jetez pas tout de suite dans la rue avec ma femme et mon enfant!

- C'est décidé. Allez-vous-en!

- Je n'aurai plus qu'à me brûler la cervelle; seigneur comte, ayez pitié de moi; punissez-moi, mais ne m'ôtez pas mon pain.

- Vous punir? Et comment? dit Soltyk. Que je fasse un exemple, et j'aurai immédiatement les juges sur le dos.

- Je ne me plaindrai pas, je me soumets à tout; seulement gardez-moi à votre service, seigneur comte."

Soltyk sourit.

"Vous vous promenez aussi en voiture à quatre chevaux, d'après ce que l'on me dit, et votre femme se fait venir des voitures et des chapeaux de Paris. Comment tout cela peut-il se faire, sans que je sois volé? Pour vous punir et en même temps vous réapprendre l'humilité, je vais faire de vous mon chien de garde."

Soltyk sonna.

"Le monsieur que voici, dit-il au valet de chambre, va se rendre à la cabane du chien et prendre as chaîne. On ne le lâchera qu'à la tombée de la nuit."

Puis, se tournant vers le régisseur:

"Vous avez bien une montre?

- Pour vous servir.

- Eh bien! toutes les dix minutes, vous aboierez, et fort! Est-ce compris?

- Parfaitement, seigneur comte."

Soltyk le congédia d'un signe de tête et le malheureux régisseur, presque anéanti de confusion et de honte, se glissa humblement du côté de la porte.

En cet instant, le commissaire de police Bedrosseff arriva et fut aussitôt introduit.

Le comte se leva et lui tendit la main.

"Quelles nouvelles?

- Tout va bien, mais cela a coûté cher."

Le comte respira. C'était une fort mauvaise affaire dans laquelle l'avait entraîné son tempérament de Néron, et Bedrosseff pouvait bien lui apparaître comme un ange sauveur. Le curé d'une paroisse située sur un des domaines du comte s'était refusé à enterrer un suicidé dans le cimetière. Soltyk avait alors juré de le faire enterrer lui-même, et il était homme à tenir son serment. Par son ordre, la pauvre curé fut saisi et mis dans une bière; le couvercle fut cloué, la bière descendue dans la fosse et recouverte d'une mince couche de terre. D'ailleurs, cette bouffonnerie barbare n'était pas allée plus loin; le comte avait fait retirer bien vite de la fosse et de la bière le malheureux enterré vivant. Mais il avait été saisi d'une fièvre chaude et il était mort au bout de quelques jours des suites de cette affreuse plaisanterie. Bedrosseff avait heureusement étouffé cette fatale affaire, et le grand seigneur l'avait richement récompensé de ses bons offices.

Le comte écouta encore les plaintes de quelques paysans, administra sans façon un soufflet au jeune violoniste Brodezki, qu'il faisait instruire à ses frais et qui avait fait quelques dettes à l'étourderie; puis l'audience fut finie. Alors, comme tous les autres jours, vint son ancien précepteur, le père jésuite Glinski. Il aimait toujours à causer avec le comte et parfois aussi jouait une partie d'échecs ou de tric-trac. Le Père était le seul homme qui possédât quelque influence sur Soltyk, peut-être parce qu'il ne le laissait jamais voir.

"Bonjour, mon révérend père, dit le comte en saluant le jésuite; qu'y a-t-il de nouveau?

- Ce qu'il y a de plus nouveau, c'est qu'Anitta Oginski est revenue chez ses parents."

Le comte haussa les épaules avec un air de dédain très marqué.

"Mon cher comte, vous jugez trop vite, continua Glinski, cette Anitta, qui sautille maintenant dans le palais Oginski, joyeuse comme un rayon de soleil, vous ne la connaissez pas, mais pas du tout. C'est une créature qui semble être sortie tout d'un coup d'une fleur ou tombée d'une étoile; elle est accomplie à tous égards. Voyez la jeune fille; vous me contredirez après.

- Après tout, c'st possible. Elle promettait de devenir jolie.

- C'est aujourd'hui la plus belle personne de notre noblesse, dit Glinski, et elle est si brillamment douée du côté de l'esprit et du coeur, que, si j'étais le comte Soltyk, c'est elle et non pas une autre qui serait ma femme.

- Vous voulez me marier?

- Je ne m'en cache pas, répondit le jésuite, vous le savez, mon cher comte, et je sais tout aussi bien que vous ne suivrez jamais mon conseil, et n'en ferez qu'à votre tête. Mais je n'en désire pas moins vous voir prendre femme, et cesser définitivement cette existence sauvage.

- Et pourquoi?

- Pourquoi? dit le jésuite, parce que je vous aime, et parce que j'ai comme un pressentiment que tout cela finira mal.

- Croyez-vous qu'une telle perspective me fasse peur? dit Soltyk en redressant sa tête avec un inimitable mouvement d'orgueil, pendant que sa splendide fourrure craquetait tout autour de lui: je ne veux pas vieillir, et ne je veux pas finir comme tous ces individus à la douzaine. Ce que j'aimerais au-dessus de tout, ce serait de monter au ciel dans un océan de flammes, comme Sardanapale. La vie n'a de valeur que quand on la méprise, quand on montre le poing au monde et qu'on foule les hommes sous les pieds. Et combien dure toute cette comédie? Est-ce encore la peine de vivre, quand le pouls s'affaiblit et que les cheveux blanchissent? Merci bien pour ces jours ridicules de grand-père, pour toute cette félicité bourgeoise! J'aurais dû naître sur un trône, voir le monde à mes pieds, régner que des millions d'esclaves, prêts sur un signe de moi à lever la main ou à courir à la mort. J'aurais alors accompli de grandes choses, dignes peut-être de l'immortalité; tandis que je suis emprisonné dans un cercle qui m'étouffe, dans une vie qui m'ennuie. Je me fais l'effet d'un lion qui rêve de bondir à travers les déserts, et qui est enfermé dans une cage, où il a tout juste la place de s'étendre.

- Il y a encore bien assez de bonnes choses et de grandes choses à faire, répondit le jésuite au bout d'un instant, et puis vous avez des devoirs. Votre nom doit-il disparaître, votre famille doit-elle s'éteindre avec vous?"

Soltyk s'absorba dans ses réflexions.

"Une femme n'est pas en état de remplir ma vie, dit-il enfin, c'est une fleur que je cueille et que je jette ensuite et voilà tout… Mais je verrai Anitta; pourquoi pas? Je ne risque rien.

- Assurément, vous avez tout à fait raison, dit doucement le jésuite qui avait peine à ne pas sourire, mais ne faisons-nous pas une partie d'échecs?

- Si fait, jouons."

X

LE LOUP

La rose n'est jamais si belle que quand elle ouvre ses boutons.
WALTER SCOTT.

C'était une fraîche après-midi; mais il y avait un beau soleil et le temps était agréable. Zésim était venu faire visite aux Oginski. Quand il eut ôté son manteau, on le conduisit au jardin où Anitta et ses jeunes amies jouaient aux grâces sur la grande prairie.

Dès que les jeunes dames aperçurent le charmant officier, chacune d'elles eut immédiatement quelque chose à arranger à sa toilette. Anitta seule n'eut pas l'air d'y songer. Elle vint rapidement et sans aucune coquetterie à la rencontre de Zésim, et lui tendit la main. Ses joues étaient aussi roses que ses yeux étaient brillants; sa jaquette de velours bleu, doublée et bordée de skung, craquait aux coutures à chaque mouvement de ce corps vif et agile: on eût dit une rose qui va rompre les murs de as prison parfumée.

"Quelle chance de vous avoir! dit-elle, nous allons courir comme il faut."

Elle le présenta à ses amies, qui, de leur côté, firent leur plus belle révérence. Il y avait là Henryka Monkony, une sylphide élancée, aux épaisses nattes blondes et aux yeux bleus enthousiastes; Kathinka Kalatschenkoff, grande, fière, avec un impertinent petit nez, des cheveux noirs et le regard d'une gazelle; enfin Livia Dorgwilla, une blondine potelée, avec un profil d'une finesse ravissante.

"Jouez-vous aux grâces avec nous? demanda Livia lentement, comme si les mots étaient trop lourds pour as langue.

- Non, nous jouerons au loup, dit Anitta, c'est plus amusant."

Les cercles furent immédiatement accrochés aux branches de l'arbre le plus proche et les baguettes jetées sur le gazon.

"Qui est-ce qui fera le loup? Demanda Henryka.

- M. Jadewski, naturellement, répondit Anita.

- Et vous, mesdemoiselles? demanda-t-il en débouclant son épée.

- Nous sommes les chiens, et nous chassons le loup.

- Et qu'arrive-t-il quand le loup est pris?

- Nous avons le droit de faire de lui ce que nous voulons, s'écria Anitta, vous avez dix minutes pour vous cacher, et puis la chasse commence. Vous pouvez employer toutes les ruses pour vous échapper; mais vous ne devez pas sortir du jardin."

Zésim s'inclina, et les jeunes filles regagnèrent la maison en voltigeant comme une troupe de papillons. L'officier eut vite trouvé une superbe cachette. Devant la serre était un grand tas de paillassons empilés. Un de ces paillassons formait une espèce de petite tente. Zésim s'y cacha, de manière pourtant à surveiller le jardin. Ce n'était qu'un jeu; cependant, il se sentit saisi d'une émotion particulière au moment où un rire éclatant lui annonça que les dix minutes étaient écoulées, et que les jeunes filles sortaient de la maison. Les robes claires et les jaquettes aux vives couleurs se mirent à courir çà et là, derrière les espaliers et les haies, et, quand il se vit cerné de tous côtés, le coeur commença à lui battre bien fort.

Là-bas, la personne élancée, habillée de velours violet avec de la fourrure brune, qui se dirigeait vers le bassin, c'était certainement Henryka; Kathinka, dont la casaque rouge foncé était bordée de petit-gris argenté, se glissait comme un chat à travers les bosquets; et ce qui brillait tout à fait au loin comme de la neige nouvellement tombée, c'était l'hermine de la jaquette de velours vert portée par Livia. Et Anitta? Elle s'était d'abord montrée à l'entrée de la grande allée, puis elle avait disparu et on ne l'apercevait plus nulle part.

Kathinka approcha, toujours doucement et avec précaution, regarda tout autour d'elle, pais passa sans le découvrir. Zésim respira; un meurtrier échappant à ceux qui le poursuivent, n'est pas plus soulagé qu'il ne le fut au moment où la robe s'éloignait en flottant au milieu des dahlias. Henryka s'arrêta quelque temps indécise auprès du bassin et se dirigea ensuite vers le fourré du bois. Ces deux ennemies n'étaient plus à craindre; mais la jaquette d'hermine s'approcha, s'approcha encore, lentement, à son aise, et par cela même d'autant plus menaçante. Une fois arrivée, Livia ne s'en alla pas tout de suite; elle semblait bien décidée à faire une inspection consciencieuse. Aussi Zésim se préparait-il à être découvert et, cherchant une direction qui fût libre, calculait-il ses chances de fuite.

En attendant, la jeune fille avec son visage paisible et ses grands yeux tranquilles commençait à fureter partout devant la serre. Elle faisait son affaire sans se gêner; elle monta tout simplement sur les paillassons. Elle parvint à celui qui abritait Zésim, sentit qu'il ne cédait pas au pied comme les autres et essaya de le soulever.

"Vous êtes là!" dit-elle, sans s'animer le moins du monde.

Et quand Zésim bondit tout à coup hors de sa cachette et prit la fuite en franchissant la haie la plus proche, elle le regarda en souriant et ne songea pas à le poursuivre même de très loin. Cependant, Henryka vint à sa rencontre sur la prairie, et, comme il se tournait du côté du parc, Kathinka sortit à l'improviste du bosquet de sapins. Alors commença une chasse acharnée et joyeuse. Zésim se sauvait à travers les troncs rougeâtres des sapins et des pins, par dessus les haies et les plates-bandes, au milieu des buissons et des vertes clôtures; les jeunes filles le poursuivaient, les jupes flottaient, les nattes voltigeaient. Elles l'avaient déjà poussé dans un coin et le serraient de près, lorsque, comme un vrai loup, il s'élança brusquement à travers les broussailles et les arbustes, brisant les branches sur son passage, et se trouva de nouveau en liberté. Elles se mirent à sa poursuite en poussant de grands cris, mais elles le perdirent bientôt de vue dans le fourré; et il put se croire sauvé. Il s'arrêta dans la partie la plus sauvage du parc, reprit haleine, et, à la faveur d'un épais rideau de sapins, chercha à gagner le sentier dont il apercevait le sable blanc. Mais au moment où il s'avançait, deux bras souples l'entourèrent et une jolie voix riante, dans toute la joie du triomphe, s'écria: "Pris!"

Zésim regarda le ravissant visage d'enfant d'Anitta, qui était maintenant si près de lui, avec ses tresses flottantes; ses lèvres rouges, et ses bons yeux brillants. Il s'oublia lui-même, vaincu par un charme plus fort que lui, pressa sur son coeur la douce et frémissante créature, et posa ses lèvres de feu sur celles de la jeune fille. Elle ne se défendit pas; elle était à lui; elle se laissait aller de toute son âme à son premier rêve printanier d'amour, et elle ne retira ses bras que lorsque l'hermine apparut derrière les sapins, et que Livia se montra, écartant lentement les branches.

"J'ai pris le loup!" lui cria Anitta.

Henryka et Kathinka arrivaient en même temps.

"Alors il t'appartient, s'écria la dernière, qu'en vas-tu faire?

- Il me servira aujourd'hui toute la soirée.

- Oh! ce n'est pas une punition, dit galamment Zésim.

- Attendez un peu, je vais bientôt vous tourmenter, reprit Anitta; et elle le regarda, comme si elle voulait lui sauter au cou.

- Oui, mais le froid vient, et nous avons bien chaud, dit Livia.

- Eh bien! nous allons jouer dans la chambre."

Ils regagnaient tous ensemble la maison, quand vinrent à leur rencontre deux jeunes messieurs, Sessawine et Bellarew.

Ils appartenaient à des familles nobles, amies des Oginski. Le premier était grand, blond, avait une véritable crinière de lion et portait toute sa barbe. Le second avait un visage délicat, sans caractère, un regard fatigué, une chevelure foncée, avec une raie, une barbe bien soignée, taillée court et frisée. Il semblait avoir de la peine à traîner son corps d'apparence pourtant vigoureuse.

Les jeunes gens échangèrent leurs noms et quelques paroles de politesse, puis tous entrèrent dans le grand salon où était le piano. Un domestique tira les rideaux et apporta deux lampes qui donnaient une lueur suffisante, mais pas trop éclatante. On causa un peu, les jeunes gens firent la cour aux jeunes filles, les jeunes filles coquetèrent, et enfin on décida de jouer à quelque chose.

"Deviner au piano!" propose Henryka.

Le projet fut agréé. Livia s'assit devant le clavier te se mit à jouer.

"Qui est-ce qui va dehors le premier? demanda-t-elle.

- M. Jadewski, s'écria Anitta en souriant, je vous l'ordonne, est-ce entendu?

- J'obéis."

Pendant que Zésim attendait dans la chambre à côté, les autres délibéraient sur ce qu'on allait lui donner à faire.

"Il devra prendre rune rose du bouquet qui est là-bas, dit Kathinka; et la porter à Anitta.

- Il devra ensuite se mettre à genoux devant moi, ajouta celle-ci.

- Oui, dit Henryka, et puis te baiser la main.

- Parfait! monsieur Jadewski, vous pouvez venir."

Zésim rentra et regarda autour de lui.

Livia jouait une douce mélodie, qui résonna plus fort quand il approcha de la table, et qui éclata en un accord énergique quand il prit la rose. Il promena de nouveau ses regards sur l'assistance et s'approcha rapidement d'Anitta. Nouvel accord parfait, joyeux et retentissant, quand il se mit à genoux devant elle et lui présenta la rose. Il réfléchit ensuite de nouveau, mais pas trop longtemps, et posa ses lèvres sur les doigts de la jeune fille.

Livia joua une marche triomphale, et tous applaudirent.

"Vous avez entendu? s'écria Anitta.

- Oh! c'était facile à deviner, répondit Zésim; il suffit d'être debout devant vous, mademoiselle, le genou fléchit de lui-même."

Anitta rougit. C'était à Kathinka de deviner. Zésim profita de l'occasion pour s'asseoir à côté d'Anitta.

"Etes-vous fâchée contre moi?" demanda-t-il doucement.

Elle secoua la tête.

"Alors donnez-moi un signe, un gage de pardon."

Anitta lui tendit la rose.

Zésim se taisait; mais il respirait l'air qui la touchait; il voyait la molle fourrure se soulever et s'abaisser avec les battements précipités de sa poitrine, ses lèvres frémir doucement, sa main jouer machinalement avec les tresses qui, de ses épaules, retombaient sur son sein. Enfin, elle le regarda, une seule fois, mais ce regard lui disait tout, plus qu'il n'eût osé espérer.

Après le souper, on fit avancer les voitures, et les jeunes dames se séparèrent en se donnant les plus tendres baisers. Les messieurs partirent en même temps. Anitta tendit sa main à Zésim, et pressa celle du jeune homme, doucement, bien doucement, mais ce fut comme un torrent de félicité entre ces deux coeurs.

Sessawine et Bellarew emmenèrent l'officier et le conduisirent dans un café du voisinage, sous prétexte de boire n'importe quoi; en réalité, leur idée était de bavarder sur les dames et de les critiquer, comme c'est la mode.

"A vrai dire, commença Bellarew, cette petite cérémonie était fort ennuyeuse; il n'y a de vraie société que là où il y a des femmes. C'est alors que l'esprit étincelle et jaillit de tous côtés, et que l'amour décoche trait sur trait.

- Alors Kathinka devrait vous plaire, répliqua Sessawine, elle a incontestablement l'air d'une jeune femme.

- Oui, mais elle est par trop… élancée.

- A ce point de vue-là, Livia a des formes avantageuses.

- Les blondines sont toujours plus sculpturales que les brunettes.

- Sculpturales? Quel mot! Où cherchez-vous ces expressions-là?"

Bellarew haussa les épaules.

"A propos, messieurs, entendons-nous pour l'avenir afin qu'il n'y ait pas de duel, s'écria Sessawine: à laquelle voulez-vous faire la cour, monsieur Jadewski?"

Zésim sourit.

"Je vous laisse le choix.

- Alors, Bellarew, c'est bien Livia dont vous faites la reine de votre coeur?

- A vrai dire, il n'y a qu'Henryka qui m'intéresse.

- Quoi? Ce grand lis silencieux?

- Il ne faut pas regarder au nombre des paroles, dit Bellarew, mais elle a un attrait particulier, je dirais presque mélancolique. Avec votre manière de voir, on pourrait trouver qu'elle penche vers le romanesque. Je crois qu'elle sera un jour ou l'autre très malheureuse, et c'est intéressant.

- Henryka, soit! s'écria Sessawine; moi, je me décide pour Livia, quoique dans le fond ce soit une tout autre dame que j'aimerais pour reine et maîtresse.

- Anitta?

- Non, une dame que j'ai découverte récemment. Elle demeure ici, dans une maison tout à fait retirée, avec une vieille tante."

Zésim prêta l'oreille.

"Est-ce que la connais? demanda Bellarew.

- Non, c'est une demoiselle Maloutine, répondit Sessawine, je donnerais beaucoup pour lui être présenté.

- Vraiment? demanda Zésim en souriant.

- Vous la connaissez?

- Sans doute, nous avons grandi ensemble.

- Et…, je vous demande pardon…, cette demoiselle est peut-être déjà fiancée?

- Non,

- Mais vous, vous lui faites la cour?

- Pas du tout, dit Zésim, et même je ne demande pas mieux que de vous présenter à elle.

- En vérité? Oh! je vous remercie, monsieur Jadewski. Vous me rendez extraordinairement heureux.

- Qui sait? Dragomira - c'est le nom de Mlle Maloutine - est une espèce de sphinx, et les femmes qui nous proposent des énigmes sont toujours dangereuses.

- Moi, j'aime le danger."

Il y eut un moment de silence, puis Bellarew dit avec un bâillement:

"Anitta s'est développée d'une façon surprenante, n'est-ce pas?

- Oui, surprenante, dit Sessawine en approuvant, mais aucune de ces jeunes dames n'est à comparer avec Mlle Maloutine, pas plus que les beautés mignonnes des peintres de genre hollandais avec une déesse du Titien."

XI

ANGE OU DEMON?

Quand les diables veulent faire commettre les pires péchés, ils attirent d'abord par des apparences innocentes. SHAKESPEARE

Dragomira s'était trouvée bien seule dans les derniers temps. Elle n'avait fait aucun pas vers son but, et l'inactivité à laquelle elle était provisoirement condamnée lui rendait d'autant plus sensible le manque de connaissances et de relations. Un soir elle était assise dans son petit salon, auprès de la cheminée, se chauffait les pieds et songeait.

De pensée en pensée, elle était arrivée à une espèce d'émotion assez agréable, lorsqu'elle entendit sonner. On ouvrit la porte de la rue. Peut-être était-ce la juive qui venait; on avait besoin de son bras.

Cirilla se glissa dans chambre, et l'avertit qu'il y avait là un monsieur qui désirait parler à Dragomira.

"Qui est-ce?

- Je ne le connais pas, répondit la vieille, pourtant c'est un des nôtres. Il m'a donné le signe; c'est le prêtre qui l'envoie.

- Introduis-le donc."

Quelques instants plus tard entrait un homme fait pour imposer à toute femme, sauf à celle qui était là. Lui et Dragomira restèrent quelque temps debout et muets l'un devant l'autre, les yeux dans les yeux, se considérant réciproquement avec une sorte de curiosité et d'admiration. La belle jeune fille reprit sa première place et indiqua à l'étranger une chaise qu'il ne prit pas. Il se contenta d'appuyer une main sur le dossier, et remit une lettre à Dragomira. Cette lettre venait de l'apôtre et contenait ce qui suit:

"Je t'envoie Karow, qui nous a déjà rendu de grands services; il se mettra à ta disposition. Tu peux te confier à lui sans réserve."

Dragomira parcourut de nouveau du regard le jeune homme qui se tenait debout devant elle avec la modestie de la force et du courage. De moyenne grandeur, taillé en athlète, dans la fleur de la beauté et de la santé, il avait de hautes bottes, un pantalon collant et une courte tunique de velours qui le faisaient paraître encore plus à son avantage. Son visage, bien dessiné, était légèrement bruni; son nez, fin, était un peu retroussé; il avait la bouche bien accentuée, les cheveux foncés, et des yeux bleus dont le regard vous pénétrait avec une sorte de puissance diabolique. Une autre aurait frissonné sous le calme rayon de ces yeux ou se serait sentie subjuguée pour toujours. Dragomira se dit: "Enfin! voilà donc un homme, un associé, comme il m'en faut un."

"Vous demeurerez maintenant à Kiew? dit-elle.

- Oui, mademoiselle, et je vous prie de me donner vos ordres pour quoi que ce soit.

- Je vous remercie. Et… vous êtes…?

- Je suis dompteur, attaché à la ménagerie Grokoff, qui est arrivée hier dans cette ville.

- Ah! ça se trouve bien? Et quels animaux avez-vous dressés?

- Je crois que je les dompterais tous. J'ai ici pour le moment un lion, deux lionnes, une tigresse, un léopard, deux panthères et un ours.

- Puis-je les voir une fois?

- Certainement.

- Mais il faudrait que ce fût dans un moment où il n'y a personne.

- Le soir, alors, quand la représentation est finie et la ménagerie fermée.

- Je vous préviendrai par écrit."

Karow s'inclina silencieusement.

Un hasard singulier voulut que, le soir même où Dragomira avait annoncé sa visite à la ménagerie, Sessawine vint la voir. Il avait dans l'intervalle fait la connaissance de la jeune fille. Elle lui tendit la main et le pria de l'excuser pour quelques instants.

"J'ai deux mots à écrire au compteur Karow, dit-elle, il m'attend ce soir à la ménagerie.

- Puis-je vous demander pourquoi?

- Pour me faire voir ses bêtes.

- C'est très intéressant, dit Sessawine, je vous prie de ne pas vous gêner du tout pour moi. Je serais au contraire très heureux de pouvoir vous accompagner.

- Bien, alors prenons le thé ensemble; nous irons ensuite voir les bêtes."

Cirilla vint pour tenir compagnie aux jeunes gens. Elle jouait son rôle de vieille tante vénérable avec beaucoup d'habileté, et avait tout à fait bon air dans sa robe de soie et sa jaquette de fourrure. Barichar prépara la table et apporta le samovar. Pendant que Dragomira faisait le thé, Sessawine lui donnait des détails sur la société de Kiew et exprimait ses vifs regrets que Dragomira n'en fît pas partie.

"Je n'ai pas le sens du monde comme les autres jeunes filles de notre temps, dit-elle, et je me fais une idée très sérieuse de la vie.

- M. Jadewski m'a parlé de cela; il vous appelait une philosophe."

Dragomira sourit.

"C'est ce que je suis le moins; je suis plutôt une personne d'un coeur pieux et je cherche à vivre conformément aux commandements de Dieu. Je considère cette existence comme un temps d'expiation.

- Pouvez-vous, créée comme vous l'êtes pour le triomphe et la joie, pouvez-vous nourrir d'aussi sombres pensées?

- Tout homme voit le monde avec ses yeux; probablement, les miens sont faits de manière à voir partout la désolation.

- Voilà pourquoi vous devriez sortir de chez vous, vous distraire.

- Je ne dis pas non, répondit Dragomira, mais qui me présentera? Ma tante est toujours souffrante et, depuis bien des années déjà, vit tout à fait retirée.

- Vous n'avez qu'à apparaître et l'on vous accueillera à bras ouverts. En attendant, si vous voulez bien me le permettre, je parlerai de vous à Mme Oginska; elle se hâtera de vous conquérir pour son cercle.

- Ce serait un honneur pour moi d'être reçue chez elle.

- Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour à Kiew aussi agréable que possible, dit Sessawine; vous devriez aussi faire la connaissance de Soltyk; c'est un homme dangereux, mais intéressant.

- J'ai entendu beaucoup parler de lui.

- On vous en a dit beaucoup de mal?

- Oui, beaucoup de mal.

- Et pourtant, vous précisément, ce me semble, vous sympathiseriez avec Soltyk. Si différents que vous soyez tous les deux, vous avez un trait commun de caractère, l'orgueil et le mépris du monde.

- Je ne suis pas orgueilleuse.

- Pourtant…

- Oh! vous ne vous doutez pas combien je puis être humble.

- Devant Dieu, peut-être.

- Devant les hommes aussi, quand ils vivent et agissent selon l'esprit de Dieu.

- Vous croyez donc sérieusement que l'on peut forcer la destinée par le sacrifice, le renoncement, les bonnes oeuvres?

- Non, je ne le crois pas; on peut seulement obtenir la grâce de Dieu et la vie éternelle. Tant que dure notre pèlerinage sur cette terre, nous devons accomplir la destinée pour laquelle nous sommes faits.

- Vous êtes fataliste.

- Oui et non. Je ne crois pas que rien arrive sans la volonté de Dieu.

- Alors le sang qui coule à torrents n'est versé que parce que c'est la volonté de Dieu.

- Oui.

- Vous ne pouvez penser cela sérieusement.

- Je veux vous le prouver et entrer aujourd'hui même au milieu des animaux féroces, quoique je ne sache pas comment on les dompte. Je suis sûre qu'ils ne me déchireront que si ma destinée est d'être déchirée.

- Ce serait défier Dieu."

Cette fois Dragomira ne répondit pas, et la conversation prit un autre tour. Quand il fut temps de partir, Sessawine s'empressa d'envelopper Dragomira dans son vêtement de fourrure. Il lui prit ensuite le bras pour la conduire, à travers les rues éclairées et animées, sur le champ de foire. C'est là que se trouvait la célèbre ménagerie dans une vaste construction en bois. La représentation était finie. Il ne restait plus que quelques rares flâneurs et gamins arrêtés devant l'entrée, admirant les tableaux suspendis comme enseignes. Un nègre habillé de rouge conduisit Dragomira et Sessawine dans l'intérieur, et Karow vint avec empressement à leur rencontre pour leur donner, avec beaucoup d'amabilité, toutes les explications nécessaires. Quand on eut vu tous les animaux, Dragomira revint à la cage des lions.

"Les fières, les magnifiques bêtes! dit-elle. Avec quoi vous protégez-vous contre leur férocité, monsieur Karow? Avec quoi les maîtrisez-vous?

- Avec le regard et la voix, répondit Karow; si vous le désirez, je vais vous donner une petite représentation de mon savoir faire.

- Non, je vous remercie, répondit Dragomira d'une voix calme, pendant qu'elle dévorait des yeux les superbes animaux, mais permettez-moi d'entrer dans la cage.

- Quelle idée! dit Karow, vous ne savez pas manier les bêtes, et, à coup sûr, vous seriez mise en pièces.

- Je voudrais pourtant essayer.

- Mais vous plaisantez, mademoiselle, dit Sessawine.

- Non, c'est tout ce qu'il y a de plus sérieux.

- Je vous en conjure… continua Sessawine, ce serait affreux si, bien malgré moi, j'étais l'occasion de…

- Je voudrais voir, interrompit Dragomira, si Dieu ne m'a pas réellement réservée pour quelque grande tâche, ou si je ne suis plus qu'une feuille inutile de l'arbre de la vie.

- On ne doit pas faire des essais de cette sorte, dit Karow, en regardant fixement Dragomira, ce ne serait pas du courage, mais de la démence.

- Moi, je dirais que c'est de la confiance en Dieu, répliqua
Dragomira.

- Si Dieu veut vous faire mourir, il n'a pas besoin de ces lions.

- Peut-être, murmura Dragomira. Une force mystérieuse me pousse à entrer dans cette cage. Qu'est-ce? Ou ma destinée est de finir maintenant, ou Dieu me donnera un signe, et accomplira un miracle en moi. Laissez-moi entrer, Karow.

- Non, je ne le peux pas.

- Vous ne le pouvez pas? même si je le veux, même si je l'ordonne?

- Voulez-vous donc absolument mourir? dit Karow d'une voix basse et oppressée.

- Je vous ordonne de m'ouvrir la cage.

- Soit, donc! venez, nous allons entrer ensemble.

- Non, dit Dragomira, moi seule."

Karow la regarda. Un rude combat se livrait dans son âme.

"Pour l'amour de Dieu, dit Sessawine en la suppliant, n'allez pas plus loin! Quelle bizarre fantaisie! Vous nous torturez le coeur. Venez, quittons ce lieu.

- Je veux entrer dans la cage, répéta encore une fois Dragomira, comprenez-vous bien? toute seule. Donnez-moi votre cravache, et puis ouvrez!

- Non, non, vous ne devez pas ouvrir, monsieur Karow!" s'écria
Sessawine; mais ses paroles n'eurent aucun effet.

En cet instant, Karow était complètement sous l'influence de Dragomira. Elle l'immobilisait et le dirigeait, avec son regard, comme bon lui semblait. Elle tendit la main et il lui donna la cravache. Elle posa le pied sur l'escalier menant à la galerie de bois qui régnait derrière les cages, et il lui présenta la main et la conduisit; elle lui fit signe d'ouvrir la porte de la cage, et il l'ouvrit. Mais, à peine était-elle entrée, que, se plaçant derrière elle, il tira un revolver de chaque poche de sa tunique de velours, et, son regard dominateur fixé sur les bêtes, il resta là, prêt à faire feu au moindre danger.

Sessawine, muet et pâle, semblait cloué devant la cage par la contemplation de cette belle jeune fille, audacieuse jusqu'à la folie. Elle s'était avancée, fière et calme, au milieu des bêtes assoupies.

"Debout! cria-t-elle, en poussant le lion avec son pied. En avant!
Déchirez-moi en morceaux!"

Alors elle se mit à fouailler de sa cravache les trois animaux, le lion et les lionnes. La cravache sifflait en fendant l'air. Les bêtes reculèrent d'abord et grondèrent, en montrant les dents; puis le lion se mit à battre le sol de sa queue et se prépara à bondir.

"Allons! viens donc!" s'écria Dragomira.

Karow était prêt à agir; mais, au moment où le lion s'élançait sur Dragomira, elle se plaça entre la bête et l'homme, si bien qu'il ne pouvait plus faire feu. Cependant, elle avait jeté au loin la cravache et se tenait debout, les bras étendus, comme une martyre chrétienne dans l'arène.

"Je suis dans la main de Dieu!" s'écria-t-elle.

Le lion s'arrêta soudain devant elle, leva la tête, la regarda longtemps et se coucha ensuite paisiblement à ses pieds.

Karow ouvrit alors en toute hâte et tire Dragomira hors de la cage. Elle lui sourit.

"Je vous admire, dit le dompteur.

- C'était effrayant, mais beau, dit Sessawine; cependant, ne tenez pas le ciel une seconde fois.

- Je voulais avoir un signe, dit Dragomira tranquillement, maintenant je suis satisfaite; je sais que Dieu a encore besoin de moi. Quand mon heure sonnera, il m'appellera à lui; pas plus tôt."

Elle tendit la main à Karow.

"Je vous remercie; ne soyez pas fâché contre moi.

- Ah! cela a été l'heure la plus affreuse de ma vie, répondit-il, je ne l'oublierai jamais.

- Eh bien, demanda Dragomira en prenant le bras de Sessawine, croyez-vous maintenant que rien n'arrive sans avoir été décidé auparavant?

- Si vous aviez seulement l'intention de faire un prosélyte, répondit-il, vous avez entièrement réussi."

XII

FLECHE D'AMOUR

Le monde entier ne vaut point vos appas. VOLTAIRE (la Pucelle).

Zésim revenait du champ de manoeuvre, un peu fatigué et mécontent, et passait avec l'indifférence d'un aveugle le long des brillants magasins, des élégantes, dont les robes l'effleuraient. Tout à coup, une voix claire et charmante retentit de l'autre côté de la rue; le jeune officier s'arrêta, et Anitta, suivie de sa vieille femme de chambre, vint à lui d'un pas rapide et joyeux.

"Que je suis heureuse de vous rencontrer! dit-elle, en lui tendant sa petite main, nous allons aujourd'hui à l'Opéra; vous y viendrez aussi, n'est-ce pas?

- Pour sûr, du moment que je sais que vous y serez.

- Et vous viendrez nous voir dans notre loge?

- Puisque vous le permettez.

- Oh! certainement."

Zésim fit mine de prendre congé de la jeune fille.

"Avez-vous du service? demanda Anitta. Pourquoi partez-vous si vite?
Accompagnez-moi au moins jusqu'à la promenade.

- Avec plaisir."

Ils marchaient l'un à côté de l'autre et causaient sans souci et familièrement. Au milieu de la promenade, là où les bosquets touffus faisaient une espèce d'abri contre les regards curieux, Anita s'arrêta.

"Maintenant, vous pouvez vous en aller, mais n'oubliez pas de vous trouver, à sept heures auprès de l'escalier; j'ai une si jolie toilette!"

- Zésim lui prit la main, repoussa un peu son manteau, et lui baisa le bras entre le gant et la manche.

"M'aimez-vous? demanda tout bas Anitta.

- De tout mon coeur.

- Moi aussi, je vous aime bien."

Elle le regarda d'un regard enchanteur, lui dit adieu d'un charmant petit signe de tête et partit. Zésim la suivit des yeux et soupira; ce n'était pas la tristesse, mais l'émotion du bonheur qui le faisait soupirer.

Le soir, Zésim se tenait, le coeur palpitant dans le vestibule du théâtre, au bas de l'escalier recouvert de tapis. Les élégants chevaliers et les dames en riche toilette défilaient devant lui. Mais aucune de ces beautés n'obtenait de lui plus qu'un coup d'oeil fugitif et indifférent. Cependant, en passant devant le bel officier, l'une redressait fièrement les épaules et la tête, l'autre riait d'un rire forcé, une troisième lui lançait des regards provocants; toutes le remarquaient et cherchaient à en être remarquées.

Enfin arriva celle qu'il attendait. Elle était avec sa mère. Sa toilette était, en effet, très jolie: elle avait une robe de satin rose, à traîne courte, un manteau de théâtre de soie blanche brochée, garni de renard blanc, une rose blanche au corsage, une autre dans les cheveux. Il ne pouvait y avoir rien de plus ravissant que ce contraste de l'hiver et du printemps. Anitta sourit et fit un signe de tête à Zésim en passant devant lui de son pas léger.

Cependant le comte Soltyk était assis dans sa loge, déjà énervé et ennuyé. Il avait envoyé des fleurs à la prima donna, mais dans le fond elle lui était aussi indifférente que les dames appuyées au balcon de velours, qui braquaient leurs lorgnettes sur lui. Mme Oginska et sa fille entrèrent dans le loge qui était en face de celle du comte. Le regard de Soltyk effleura la mère; il la reconnut; et comme pour le moment il n'avait rien de mieux à faire, il regarda fixement la fille.

Anitta resta debout un instant conter le balcon, sans plus se douter de l'attention du comte que si elle avait été une marchandise vivante dans un marché d'esclaves. Le comte s'était soudain animé; ses joues se colorèrent, ses lèvres frémirent. Ses yeux ardents dévoraient cette charmante créature, à la grâce presque enfantine, et s'arrêtèrent longtemps sur ce visage si pur et si délicieux. On joua l'ouverture, le choeur chanta et la prima donna fit son entrée. C'est en vain qu'elle essaya, elle si capricieuse et si hautaine d'ordinaire, d'attirer l'attention du comte; il n'avait d'yeux que pour la loge d'en face. Des sensations qu'il n'avait jamais connues jusqu'alors envahissaient son coeur malgré lui, son sang bouillonnait, et son imagination commençait à travailler violemment. Il était habitué à obtenir immédiatement tout ce qui lui plaisait. Cette fois, les circonstances faisaient que l'objet de ses désirs était séparé de lui par un mur infranchissable; c'était un attrait de plus. Et ce qui l'excitait presque encore davantage, c'est que la jeune fille n'avait pas même l'air de se douter de sa présence. Lui! le comte Soltyk, le possesseur de tant de millions, le magnat, le conquérant, l'Adonis, il n'était certes pas facile de ne pas le remarquer; et cependant, voilà que cette chose incroyable, impossible, se faisait.

Soltyk, en proie à une vive agitation, perdit tout empire sur lui-même lorsque après le second acte Zésim apparut dans la loge des Oginski, prit place derrière Anitta, et que celle-ci, tournant le dos à la scène et au comte, engagea une conversation vive et familière avec le jeune officier. Soltyk descendit dans les coulisses, déclara à la prima donna qu'il trouvait sa toilette abominable, puis il alla au buffet, avala d'un seul trait un verre de punch brûlant et demanda sa voiture.

Le jésuite était dans son cabinet de travail tout rempli de livres. Plongé dans un in-folio; il consultait différents Pères de l'Eglise à propos d'une grave question, lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Le comte Soltyk entra, jeta sur un meuble son vêtement de fourrure, et, sans dire un mot, se mit à aller et venir à grands pas dans l'étroit espace qui restait au milieu de la pièce.

"Est-ce que l'opéra est déjà fini? demanda le P. Glinski étonné.

- Non.

- Qu'est-ce qu'il y a donc? vous avez l'air agité."

Le comte attendit longtemps sans répondre et continua sa promenade. Enfin il s'arrêta devant le jésuite, et le regardant bien en face:

"Je l'ai vue, murmura-t-il.

- Qui?

- Anitta.

- Ah!… Et c'st ce qui vous déterminé à quitter le théâtre?

- Oui, répondit le comte, j'ai horreur, comme vous savez, de toutes les sensations vagues, de tous les états équivoques. Et maintenant je ne peux pas m'empêcher de me demander en vain à moi-même ce qui m'est arrivé, ce qui m'émeut et ce que je veux.

- C'est pourtant bien simple.

- Qu'en pensez-vous?

- Vous êtes amoureux.

- Moi?…"

Soltyk le regarda fixement.

"Vous pourriez bien avoir raison. Comme je n'ai jamais encore été amoureux, je ne peux pas en juger. Mais c'est bien possible. Je suis agacé, mécontent, inquiet; je me fais l'effet d'un enfant maussade.

- Dieu soit loué! vous êtes amoureux.

- Je commence moi-même à le croire, parce que, sans motif aucun, je me sens une haine ardente contre le jeune officier qui était assis à côté d'elle, et avec qui elle causait d'une si aimable façon.

- Jadewski? Ah! quant à celui-là, vous n'avez pas besoin de vous en inquiéter; il ne tire pas à conséquence.

- Je ne m'en inquiète pas non plus, répondit Soltyk; s'il me gêne, je m'en débarrasse tout bonnement en lui brûlant la cervelle, et son compte est réglé. Mais, elle, la jeune fille, Anitta? si elle l'aime?

- Il n'y a pas encore bien longtemps qu'elle aimait ses poupées; en ce moment, elle aime ses amies. Ce coeur est jusqu'à nouvel ordre une feuille blanche et sans tache. Heureux celui qui y écrira le premier!

- Je veux faire sa connaissance, dit brusquement Soltyk.

- Cela ne vous sera pas difficile, cher comte, on vous recevra à bras ouverts.

- Mais c'est que depuis longtemps j'ai singulièrement négligé les
Oginski.

- Vous n'en serez que mieux accueilli.

- Advienne que pourra, s'écria Soltyk, il faut que je fasse la conquête d'Anitta. A quoi me servent mon nom, mon rang, ma richesse sans cet ange? C'est la première fois que je peux penser à donner ma main à une jeune fille sans avoir envie de rire de moi-même.

- Si vous amenez cette charmante créature comme reine et maîtresse dans votre maison, tout le monde vous enviera," dit le jésuite.

Soltyk s'assit sur une chaise et respira profondément.

"Que pourrais-je bien faire maintenant? Je suis incapable de dormir.

- Prenez un peu d'eau gazeuse."

Soltyk se mit à rire, puis sonna et ordonna de seller son cheval arabe. Quelques minutes plus tard, il s'élançait à travers la nuit claire et froide. Cependant le jésuite restait assis devant ses Pères de l'Eglise et souriait comme un homme heureux, en prenant avec délices une prise de son excellent tabac d'Espagne.

Le lendemain, dans la matinée, il vint en cachette chez M. Oginski, et, fort content de lui-même, il annonça la visite de Soltyk. Anitta ne fut pas peu surprise lorsque sa mère, après le dîner, fit une inspection méticuleuse de sa toilette, et la baisa ensuite au front avec une expression d'orgueil.

Quand l'équipage du comte arriva devant la porte, la chère jeune fille était dans le jardin avec Livia et ne se doutait de rien. Soltyk vint accompagné du jésuite. Après qu'on eut échangé quelques mots de politesse, il demanda où était Anitta.

"Elle joue sur la prairie avec une amie, dit Mme Oginska, c'est encore une enfant, monsieur le comte.

- Nous pourrions bien faire une petite promenade, proposa le
P. Glinski.

- Certainement."

Le comte aida Mme Oginska à mettre sa mantille et lui offrit le bras pour descendre l'escalier.

"Ne vous attendez pas à des merveilles, lui chuchota-t-elle, on sait combien vous êtes difficile.

- J'ai vu mademoiselle votre fille au théâtre, répondit Soltyk, et j'ai été ravi de voir à la fois tant de beauté, de noblesse et de pureté.

- Vous êtes trop indulgent."

Le P. Glinski marchait en avant, et quand les jeunes filles l'aperçurent, elles accoururent à sa rencontre.

"Vous allez jouer au loup avec nous! dit Anitta.

- Une autre fois, mon enfant, répondit le père, aujourd'hui le comte
Soltyk est venu; il désire vous être présenté."

Déjà Mme Oginska et le comte approchaient.

"Voici ma fille, dit-elle avec des yeux rayonnants; le comte Soltyk désire faire ta connaissance… mais quel air tu as, avec les cheveux ébouriffés et les joues rouges comme celles d'une paysanne!"

Anitta se tenait debout, la tête baissée, devant Soltyk; elle respirait avec une certaine gêne sous la fourrure de sa kazabaïka, et ses mains serraient fortement le cerceau avec lequel elle venait de jouer.

"Je suis bien heureux de faire votre connaissance," dit le comte.

Anitta jeta un regard craintif du côté de sa mère. Celle-ci avait pris la bras de Glinski et proposait au comte de faire la visite du jardin. Soltyk était tout disposé et il suivit avec les deux jeunes filles la maîtresse de maison qui avait pris les devants.

"On ne vous a pas encore vue jusqu'à présent, mademoiselle, dit Soltyk reprenant la parole; vous semblez fuir nos réunions.

- J'étais hier au théâtre, pour la première fois, répondit Anitta, c'était très joli, n'est-ce pas? J'irai probablement aussi à un bal.

- Ce serait uns injustice de la part de vos parents que de vous dérober à nous, continua Soltyk.

- Anitta est encore si jeune! dit la mère en se mêlant à la conversation, elle a bien le temps de faire connaissance avec le grand monde. Mais j'espère que maintenant vos visites seront moins rares, monsieur le comte.

- Certainement. J'apprécie à sa valeur tout l'honneur de votre aimable permission.

- Ce que vous pouvez faire de mieux, dit le jésuite en s'adressant à Anitta, c'est de proclamer mon cher comte votre Maître de plaisir. Personne n'approche de lui pour arranger des fêtes.

- Vraiment?

- Je me mets entièrement à votre disposition, mademoiselle."

Après avoir parcouru le jardin, ils regagnèrent tous ensemble la maison. M. Oginski était encore absent, en vertu d'une combinaison de sa femme, pour que le comte ne fût pas forcé de causer avec lui. Mme Oginska proposa une partie de dominos au jésuite, et pria Livia de se mettre au piano. Soltyk resta ainsi seul avec Anitta dans un coin à moitié sombre. Il fit des efforts inutiles pour l'amener à parler; à côté de lui elle se sentait gênée et intimidée, et ne fut vraiment à son aise qu'au moment où il partit.

"Elle est merveilleusement jolie, dit Soltyk, lorsqu'il se retrouva dans la voiture à côté du jésuite, mais elle est encore remarquablement timide, pour ne pas dire peureuse.

Elle a entendu trop parler de vous, mais cela ne peut que vous être utile; les hommes que les femmes aiment le plus facilement sont ceux dont on leur dit de se méfier."

"Eh bien! que dis-tu de Soltyk? demanda Mme Oginska à sa fille quand elles se trouvèrent seules.

- C'est un bel homme."

Mme Oginska la menaça du doigt en souriant.

"Non, maman, non, reprit Anitta, cela n'empêche pas que je ne pourrais jamais l'aimer; il a quelque chose qui me fait peur.

- Cela se passera, mon enfant.

- Jamais, maman, jamais!"

XIII

L'INFIRMIERE

C'est de l'enfer que me vient cette pensée. SILVIO PELLIGO.

Dragomira venait de s'éveiller, lorsque Sergitsch arriva avec un message important.

"Il faut partir sur-le-champ, noble demoiselle, dit-il, c'est une affaire des plus sérieuses; l'apôtre ne veut la confier qu'à vous, parce qu'il vous sait prudente et résolue. Vous vous rendrez aujourd'hui à Mischkoff, en qualité d'infirmière de notre confrérie, auprès de Mme Samaky. C'est une veuve d'un certain âge, qui vit seule. Elle a une fièvre typhoïde. Avez-vous peur de la contagion?

- Non, je ne crains rien. Je sais maintenant que le ciel a besoin de moi, et je suis partout dans la main de Dieu.

- Alors, venez.

- Laissez-moi seulement deux minutes pour m'habiller."

Sergitsch sortit de la chambre, et, en quelques instants, Dragomira fut prête à partir. Après avoir donné différentes instructions à Cirilla, elle quitta la maison avec Sergitsch et se rendit chez lui pour prendre la robe et le mouchoir de tête d'une infirmière. Elle était étrangement belle dans ce costume de religieuse; son visage surtout, ordinairement austère, avait la douce expression d'une figure de madone. Quand Sergitsch l'eut enveloppée dans une grande fourrure de renard qu'il tenait toute prête, il lui remit une lettre cachetée qu'elle ne devait pas ouvrir avant d'être à destination, et la fit monter dans une voiture qui attendait et que conduisait le paysan Doliwa, un de ses affidés. Puis Dragomira quitta Kiew. La route, boueuse et sans fin, traversait un pays désert où il n'y avait rien à voir que des bandes de corneilles et des saules rabougris.

Dragomira arriva à midi, se chauffa un peu, ouvrir la lettre de l'apôtre, la lut deux fois avec la plus grande attention et la mit ensuite dans le poêle. Quand elle fut bien sûre qu'il n'en restait pas trace, elle entra tout doucement dans la chambre de la malade.

C'était une grande salle, où l'on ne voyait pas très clair, à cause des rideaux de couleur sombre qui étaient fermés. Il y régnait une odeur lourde et engourdissante.

Dragomira commença par tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.

"Le médecin l'a bien dit, murmura la vieille femme qui était auprès du lit, mais nous n'avons pas osé."

La malade ouvrit les yeux, s'appuya sur le bras gauche et regarda Dragomira avec étonnement. C'était une femme d'environ quarante ans, maigre, aux joues creuses; sa chevelure embrouillée avait des reflets rouges, et ses grands yeux gris hallucinés semblaient percer la jeune fille qui se tenait tranquillement devant elle.

"Qui êtes-vous? demanda-t-elle.

- L'infirmière de Kiew.

- C'est bon. J'en suis bien aise. Et comment vous nommez-vous?

- Soeur Warwara.

- Ah! ce feu!…

- C'est la fièvre, dit Dragomira, mais vous allez vous trouver plus à votre aise, maintenant que j'ai ouvert la fenêtre.

- Je vous remercie; la lumière fait du bien; j'étais comme dans un tombeau. On ne m'enterrera pourtant pas vivante? J'ai le temps de mourir. Faut-il donc que je meure?

- J'espère qu'avec l'aide de Dieu nous triompherons de la maladie, répondit Dragomira.

- Oui, vous, c'est Dieu qui vous a envoyée, murmura Mme Samaky; vous avez l'air de son ange."

Elle saisit la main de Dragomira et la baisa, puis elle retomba sur ses oreillers et tourna son visage du côté de la muraille.

Dragomira renvoya la vieille et s'installa auprès du lit. Elle n'avait pour le moment qu'une seule chose devant les yeux, faire son devoir; et elle ne se refusait à aucune besogne, les soins les plus infimes ne lui répugnaient pas; chaque jour, vers le soir, le médecin venait, et tout ce qu'il prescrivait, Dragomira l'exécutait avec conscience et zèle. Elle ne s'écartait ni jour ni nuit du lit de la malade; elle ne s'absentait même pas un moment pour prendre sa nourriture; elle restait là, toujours calme, patiente et de bonne humeur.*

C'était la troisième nuit. Mme Samaky, qui depuis bien des heures était en proie au délire de la fièvre, revint tout à coup à elle, regarda autour d'elle avec de grands yeux étonnés, et saisit la main de Dragomira.

"Cela va mal pour moi, murmura-t-elle, dites-moi la vérité.

- Jusqu'à présent le médecin est satisfait de la marche de la maladie.

- Oui… mais il serait peut-être bon tout de même de faire venir un prêtre.

- Si vous le désirez.

- Je n'ai pas non plus fait encore de testament. L'homme doit toujours être prêt, il ne sait pas quand Dieu l'appellera.

- Si vous le voulez, je suis à votre disposition pour écrire ce que vous me dicterez.

- Nous avons encore le temps, ne croyez-vous pas?

- Certainement.

- Je voudrais bien ne pas mourir."

Dragomira sourit.

"Pourquoi souriez-vous?

- Parce que je ne comprends pas comment on peut craindre la mort. Je comprends aussi peu l'amour de la vie qui possède la plupart des hommes. Je donnerais volontiers la mienne pour la vôtre.

- Parce que vous êtes un ange.

- Non, mais parce que j'estime bien plus l'éternité que les quelques jours de la vie d'ici-bas. Tout pas que nous faisons sur cette terre peut nous conduire à notre perte, car partout sont tendus les lacets invisibles du péché.

- C'est vrai; ce n'est que trop vrai.

- Seule la pénitence peut nous obtenir le pardon; seule la mort peut nous apporter l'expiation.

- Pourtant vous… Comment, si jeune!… si belle!… vous désirez mourir?

- Oui, j'aspire à la mort, répondit Dragomira, mais non pas à une mort survenue par hasard; j'aimerais à sacrifier volontairement ma vie, comme les saints martyrs.

- Vous croyez que nous pouvons ainsi sauver notre âme?

- La victime qui tombe avec joie devant l'autel apaise le juge éternel.

- Vous pouvez bien avoir raison."

Le jour commençait à poindre; Mme Samaky, après avoir sommeillé quelque temps, s'éveilla, prit sa potion et regarda Dragomira d'un oeil scrutateur. "Je veux un prêtre, murmura-t-elle.

- Tout de suite?

- Tout de suite."

Dragomira envoya chercher un prêtre.

La malade se confessa et reçut la communion.

Quand le prêtre l'eut quittée, elle se trouva bien et causa gaîment avec Dragomira.

"Conseillez-moi, dit-elle enfin, qui dois-je faire mon héritier? je n'ai plus que des parents éloignés qui se sont assez mal conduits envers moi. Ne vaudrait-il pas mieux laisser mon bien à n'importe quelle institution pieuse?

- Sans aucun doute, répondit Dragomira, c'est Dieu qui vous a inspiré cette pensée. Faites un testament en faveur de notre confrérie: elle donne à manger à ceux qui ont faim, elle habille ceux qui sont nus, elle soigne ceux qui sont malades. Ce sont des milliers de bienfaits dont votre générosité sera la source jusque dans l'avenir le plus reculé.

- Oui, c'est ma volonté; prenez du papier et de l'encre."

Dragomira fit ce que la malade demandait, et celle-ci se mit à dicter. Quand le testament fut terminé et que Dragomira l'eut relu, Mme Samaky le signa. "Mettez-le là dans le bureau, dit-elle, ou plutôt non, il vaut mieux que vous le gardiez; c'est sur vous qu'il sera le plus en sécurité. On ne peut pas savoir, il y a de méchantes gens. Ma famille a pour sûr un espion ici."

Vers le soir, l'apôtre apparut soudain à la fenêtre ouverte et fit un signe à Dragomira. La malade ne pouvait pas le voir; la tête du lit était tournée du côté de la fenêtre; de plus un paravent se trouvait entre la fenêtre et le lit.

"Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, lorsque Dragomira se leva.

- Rien, je vais seulement chercher un peu de glace."

Elle attendit que la malade se fût rendormie, et se glissa vers la fenêtre sur la pointe des pieds.

"Comment va-t-elle?

- Bien.

- Alors elle ne mourra pas?

- Le médecin a bon espoir de la sauver.

- A-t-elle fait le testament?

- Oui.

- En faveur de la confrérie?

- Oui."

L'apôtre inclina légèrement la tête. Au bout de quelques instants il regarda Dragomira de ses yeux bleus, puissants et interrogateurs.

"Ta tâche n'est pas encore accomplie.

- Je le sais, je resterai ici jusqu'à ce qu'elle soit sauvée.

- C'est son âme qu'il importe de sauver. Ne t'a-t-elle fait aucune confidence?

- Non.

- Il faut mettre tout en oeuvre pour lui arracher le secret qu'elle cache si soigneusement. Elle a un lourd péché sur la conscience; sonde-la, mais sois prudente. Les malades sont toujours défiants.

- Et quand elle aura avoué?

- Alors, cherche à la convertir.

- Je ferai tous mes efforts, mais si je ne réussissais pas?

- Alors, vois comment tu pourras sauver son âme.

- Tu peux avoir pleine confiance en moi.

- Je le sais, c'est pour cela que je t'ai choisie. Dieu t'a destinée à une grande oeuvre. Sois seulement courageuse et inflexible.

- Tant que Dieu m'assistera, rien ne m'arrêtera.

- Adieu."

L'apôtre la bénit et disparut dans l'obscurité des arbres et des buissons qui entouraient la maison de ce côté-là.

Le jour tombait. Au dehors, la brume flottait mystérieusement, et l'épais crépuscule qui remplissait la chambre prenait des formes étranges; la malade s'agita.

"Vois-tu… là? s'écria-t-elle tout à coup, en se dressant sur son séant et en étendant son bras décharné.

- Oui… je vois, dit tranquillement Dragomira.

- Est-ce que tes cheveux ne se dressent pas sur ta tête? s'écria Mme
Samaky; que veut-il? il me parle…

- Il demande satisfaction.

- Il a raison, car je l'ai fait mourir. J'étais égoïste, dure, sans coeur. N'y a-t-il aucune expiation? Dieu ne peut-il pas être miséricordieux?"

La malade se tordait les mains et regardait Dragomira avec des yeux suppliants.

"Il y a une expiation.

- Laquelle?

- La mort.

- Si Dieu le veut, je mourrai.

- Il faut mettre fin vous-même à votre vie, vous offrir comme victime sur l'autel du Seigneur.

- Moi?… moi-même?… Non, non! je ne veux pas mourir."

La malade retomba dans son délie et se roula sur son lit en gémissant et en frissonnant. Dragomira avait allumé la petite lampe et lui avait mis son abat-jour. Elle jetait une lumière indécise dans la chambre et faisait de grands cercles brillants au plafond. Les spectres s'évanouirent; la lune se montra, et devant sa sainte clarté disparurent aussi les nuages qui, comme une vapeur d'enfer, avaient rempli la maison de fantômes. La malade se calma.

Minuit approchait quand la vieille servante entra sans bruit et avertit Dragomira qu'un monsieur de Kiew était là et désirait lui parler.

Dragomira passa dans la chambre à côté et trouva Sergitsch.

"Nous ferons mieux de sortir dans le jardin, dit-il à voix basse et en regardant avec inquiétude autour de lui, j'ai de nouvelles instructions à vous communiquer."

Dragomira passa devant. Ils s'avancèrent ente les buissons des groseilliers tout dénudés et arrivèrent à la tonnelle où pendaient encore quelques feuilles jaunes. Dragomira appuya son bras à un piquet et regarda Sergitsch avec une sorte d'inquiétude.

"Avez-vous les testament?

- Oui.

- Donnez-le-moi; voici l'ordre de l'apôtre."

Dragomira lut le billet que Sergitsch lui avait présenté, tira le testament de son corsage et le lui remit.

"A-t-elle avoué?

- Non, mais dans son délire elle a parlé d'un homme dont elle s'imputait la mort.

- C'était son mari; son sang retombe sur elle.

- J'essayerai de la sauver.

- Elle vous promettra tout tant qu'elle sera malade; une fois guérie, elle recommencera son ancienne vie de péchés.

- Que faut-il donc faire?

- Voici une médecine pour son âme."

Sergitsch tire d'une poche avec précaution une petite fiole contenant une liqueur brune et la donna à Dragomira.

"Qu'ai-je à faire?

- Il faut qu'elle meure.

- Quand?

- Cette nuit. Etes-vous décidée?

- Que la volonté de Dieu soit faite."

XIV

JEUNE AMOUR

L'amour ne s'informe pas du rang des pères; toutes les créatures humaines sont égales dans son pays. HOUWALD.

Le plan trouvé par Mme Oginska faisait honneur à son habileté de mère. Quand le comte Soltyk arriva, à la tombée de la nuit, Oginski était au Casino, et les dames étaient assises dans la serre avec leur ouvrage.

Mme Oginska faisait les honneurs de chez elle, lorsque la vieille femme de chambre apparut et l'avertit qu'il y avait là quelqu'un qui demandait instamment à lui parler. Mme Oginska pria Soltyk de l'excuser, et sortit avec un grand bruit de jupes.

Le comte et Anitta se trouvaient seuls. En ce moment elle était bien heureuse d'avoir son métier à broder entre elle et lui comme une barrière contre ses regards ardents et ses paroles flatteuses. D'ailleurs tout semblait venir en aide à Soltyk: la pittoresque luxuriance des plantes exotiques qui garnissaient toute la serre et formaient autour d'eux une sorte de temple verdoyant et fleuri, le murmure mélodieux du petit jet d'eau, la douce et mystérieuse lueur de la lampe à globe rouge suspendue à la voûte, et le parfum pénétrant qui remplissait l'air et qui excitait et engourdissait à la fois les sens, comme ces poisons qu'on respire sous l'ombrage d'un arbre vénéneux.

S'il y avait un endroit pour éveiller la passion endormie ou pour séduire l'innocence ignorante, c'était bien celui-là. Le comte se penchait sur les fleurs fantastiques qui naissaient sous les doigts de fée d'Anitta et tenait la pauvre jeune fille comme fascinée par ses yeux sombres, dont elle commençait malgré elle à ressentir la fatale puissance. Elle avait peur de lui; il lui inspirait une sorte de haine; et, pourtant, il l'attirait et s'emparait de son imagination d'enfant.

"Vous avez quelque chose contre moi, Anitta, dit Soltyk à voix basse; vous me fuyez, vous évitez mon regard.

- Non, certainement non; comment ferais-je, d'ailleurs?

- Vous ne voulez pas entendre que vous êtes belle, que vous êtes adorable, du moins quand c'est moi qui le dis.

- Vous êtes le premier qui me parle ainsi, répondit Anitta avec timidité et douceur (le sang lui était monté aux joues et elle pressait secrètement sa main contre son coeur); je ne suis pas habituée à de pareils compliments, comme les autres dames; je les prends au sérieux et je me sens toute confuse.

- Pour moi aussi c'est sérieux, jamais je ne me permettrais de badiner avec vous.

- Je suis nouvelle pour vous, monsieur le comte, voilà tout. Dans deux jours vous penserez à autre chose.

- Jamais, Anitta, jamais! vous m'avez fait une impression profonde, ineffaçable. Vous êtes la première jeune fille avec qui je trouve qu'il vaille la peine de causer. Vous m'avez complètement converti, et vous n'avez qu'à vouloir pour me mettre dans vos fers ou m'atteler à votre char de victoire.

- Je ne suis pas coquette.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, il y a des chaînes qui sont sacrées…"

Anitta eut peur. La conversation prenait un tout auquel elle n'était pas préparée le moins du monde. Il lui était pénible d'éconduire Soltyk; et se donner à lui, non, elle ne le pouvait pas; elle sentait qu'elle n'était plus libre, que son coeur appartenait à un autre. D'ailleurs, quand il n'en eût pas été ainsi, elle n'aurait jamais pu aimer Soltyk, et la pensée de lui appartenir sans amour faisait horreur à sa délicatesse comme un péché.

Ce n'était pas une jeune fille à se laisser donner par ses parents.

"Vous ne me dites rien, Anitta, reprit le comte.

- Que puis-je vous dire? Je suis si inexpérimentée, si sotte peut-être."

Par bonheur pour elle, sa mère revint. Le comte se mordit les lèvres. Pour cette fois, l'occasion était perdue.

Il resta pour le thé, mais Oginski était revenu du Casino, et l'engagea dans une ennuyeuse conversation politique et économique. A un moment, il put adresser la parole à Anitta; elle ne lui répondit qu'en hésitant et par monosyllabes. Mme Oginska vit un nuage de mécontentement sur le front de Soltyk. Aussi, quand le comte fut parti et qu'Anitta fut rentrée chez elle pour se coucher, elle vint doucement dans la chambre de la sa fille, s'assit sur le bord du lit et se mit à la questionner.

"Heureuse enfant! dit-elle tout bas, en baisant sa fille sur le front; à peine entrée dans le monde, quelle conquête!

- Qui veux-tu dire, maman?

- Qui? Soltyk. Quel autre pourrait-ce être? Tu ne penses pas, je suppose, au jeune officier?"

Anitta rougit.

"Quelle idée!

- Ce serait de la folie de gâter une si belle partie, continua Mme Oginska. Le comte est le plus brillant prétendant que tu puisses trouver. Il t'a peut-être déjà parlé de ses intentions?

- Oui.

- Et toi… qu'es-tu dit?

- Rien."

Mme Oginska frappa ses mains l'une contre l'autre.

"Ah! petite fille! qu'as-tu donc dans la tête? Ta poupée?

- Jamais je n'aimerai Soltyk.

- Mon enfant, on se marie pour avoir une position dans le monde et non pas pour faire plaisir à son coeur. Une fois comtesse Soltyk, tu peux jouer un rôle, mener un grand train de vie. Ne rejette pas si légèrement ton bonheur; sois raisonnable."

Anitta garda le silence. Mme Oginska lui caressa les cheveux sur le front et lui donna un baiser sur son innocente bouche d'enfant.

"Oui, raisonnable, Anitta; pour aujourd'hui, bonne nuit.

- Bonne nuit, maman."

Quand Anitta se leva le lendemain, elle était beaucoup plus avisée, mais aussi plus résolue. Elle s'enferma dans sa chambre, jeta quelques lignes sur une feuille de papier rose, mit le cher petit billet dans la poche de sa kazabaïka, descendit tout doucement l'escalier, traversa la cour et gagna les bâtiments de derrière.

C'est là que se trouvait celui qu'elle cherchait, dans une grande chambre toute tapissée d'image de sainteté et de batailles. Il cirait une paire de grandes bottes. C'était Tarass, le vieux cosaque qui l'avait portée sur ses bras quand elle était encore dans ses langes, et qui l'avait balancée sur ses genoux, au temps où, avec ses cheveux flottants, elle voltigeait dans toute la maison.

Le grand homme maigre, à la chevelure grise et à la moustache ébouriffée, sourit aussitôt qu'il l'aperçut, et ses traits, habituellement sévères et durs comme le bronze, prirent une expression touchante d'amour et de dévouement.

"Tarass, veux-tu me rendre un service? dit la petite enchanteresse.

- Tous les services.

- Même contre la volonté de mes parents?

- Même contre leur volonté.

- Alors, je t'en prie, porte-moi tout ce suite cette lettre au lieutenant Jadewski, et, s'il peut venir dans l'après-midi, attends-le à la porte et ne le conduis pas dans la maison, mais amène-le-moi tout de suite dans le jardin.

- Savez-vous quelque chose, mademoiselle, dit Tarass d'un air fin, c'est que je le ferai plutôt entrer tout de suite par la petite porte; il arrivera dans le parc sans même être aperçu.

- Oui, fais cela, mon cher, mon gentil petit Tarass.

- Pour vous, je me battrais avec le monde entier, s'il le fallait," répondit le vieux cosaque.

Le ciel favorisa Anitta cette après-midi-là. Il était clair, sans nuages, et le soleil remplissait de sa chaude lumière d'or le jardin où Anitta s'était adroitement esquivée. La charmante enfant se tenait cachée dans le fourré comme une biche craintive. A travers les branches dépouillées des chênes, des hêtres et des bouleaux, à travers le sombre petit bois de sapins et les troncs entourés de lierre, elle regardait la petite porte au bout du parc. Enfin, elle aperçut les brillantes couleurs d'un uniforme, et Zésim s'avança.

Anitta courut à sa rencontre et lui saisit les mains. Ses yeux brillaient d'une joie céleste.

"Ne me jugez pas trop vite; vous vous tromperiez, dit-elle, j'avais besoin de vous parler pour différentes raisons.

- Je vous remercie, mademoiselle, répondit Zésim, vous me rendez bien heureux, et je me demande seulement en quoi je mérite tante de bonté.

- Il n'y a pas là de mérite, je crois, dit Anitta, cela vient de soi-même, ou pas du tout."

Ils se dirigèrent vers un banc en bois de bouleau qu'on apercevait sous l'ombrage sombre des sapins, et le fit asseoir auprès d'elle.

"Ecoutez, murmura-t-elle avec une gravité d'enfant, le comte Soltyk me fait la cour, oui, oui, très sérieusement, si incroyable que cela paraisse.

- Je ne le comprends que trop bien.

- Il veut m'épouser et mes parents favorisent son idée.

- Et vous?

- Jamais je ne lui donnerai ma main, jamais!

- Oh! ma chère, ma bonne Anitta.

- Suis-je donc bonne? M'aimez-vous réellement?

- Vous en doutez? Ne savez-vous pas encore lire dans mon âme? Et si vous ne le savez pas, la voix de votre propre coeur ne vous dit-elle pas ce qui brûle et frémit dans mes regards! Je croyais que tout le monde devait savoir que je vous aime et combien je vous aime.

- Vous m'aimez!"

Anitta le regarda avec ravissement.

"Est-ce bien vrai? Cela peut-il être vrai?

- Me croyez-vous capable de mentir?" murmura Zésim; il se mit à genoux devant l'adorable créature et il plongea son regard dans ses yeux d'une irrésistible douceur, qui brillaient comme un ciel de printemps.

"Ah! Zésim, c'est peut-être mal, car mes parents ne le veulent pas; mais je ne peux pas faire autrement, mon coeur vous appartient. C'est avec vous que je dois vivre, avec vous et non avec un autre; je vous jure un éternel amour, une éternelle fidélité.

- Une éternelle fidélité!" répéta le jeune homme.

Elle l'entoura de ses bras dans un mouvement de débordante et chaste tendresse; il l'attira à lui et leurs lèvres se confondirent. Ce fut un moment si doux, si pur! Toutes les joies de cette vie et de l'éternité inondèrent ces deux jeunes coeurs, unis dans un rêve délicieux.

Anitta se dégagea doucement des bras de Zésim.

"Nous n'avons que peu d'instants à nous, dit-elle, ainsi ne perdons pas de temps. Vous allez peut-être me trouver folle, et rire de ce que je me mêle de vous donner des conseils, mais si vous trouvez que c'est sérieux, si vous voulez m'obtenir, il faut que vous agissiez promptement.

- Que dois-je faire?

- Il faut prévenir le comte. Allez tout simplement trouver mon père, et demandez-lui ma main!

- Je le ferai, dès que j'aurai parlé à ma mère.

- Avez-vous besoin de son consentement?

- Non, Anitta; mais il y a différentes choses à arranger, et je veux pouvoir dire à votre père quel avenir je pourrai offrir à sa fille.

- Vous avez raison, s'écria Anitta en riant, je n'y ai pas pensé; je croyais que nous pourrions nous bâtir une demeure dans les branches verdoyantes d'un arbre, comme les chanteurs de la forêt, et vivre des graines que répand la main généreuse de Dieu pour nourrir ses créatures. Mais ne tardez pas, chaque jour, chaque heure peut amener un nouveau danger."

Un sifflement aigu avertit le jeune couple. C'était Tarass qui donnait ce signal à Anitta.

"Il faut partir, lui dit-elle en se levant c'est certainement une visite."

Zésim la serra encore une fois contre sa poitrine, lui donna un long baiser où il mit toute son âme, puis partit rapidement, tandis qu'elle revenait en toute hâte à la maison. C'était le jésuite que Tarass avait annoncé. Anitta le rencontra à moitié chemin.

"Quoi! seule! dit-il. J'ai peur de vous avoir troublée dans vos doux rêves. Puis-je vous demander de qui vous étiez occupée?

- Je ne sais pas c que vous voulez dire, père Glinski.

- Mon cher comte est plein de votre pensée, dit le jésuite, il ne parle plus que de l'ange qui lui est apparu; et, en effet, vous êtes entrée dans sa vie comme un envoyé du ciel. Vous tenez dans vos mains une grande destinée. Vous seule êtes capable de faire de cet homme sauvage et sans frein, qui est doué dans le fond des meilleurs et des plus brillantes qualités, une créature humaine qui donne de la joie à Dieu et à nous tous et qui remplisse le monde de ses nobles actions et de ses bonnes oeuvres.

- Vous vous trompez, mon révérend père, répliqua Anitta avec calme et loyauté, votre comte a besoin d'une main ferme qui le fasse obéir, la mienne est faible et complaisante. Je ne le rendrais pas heureux non plus. Quant à moi, si je vivais avec lui, je serais aussi malheureuse qu'une créature humaine peut l'être.

- Parce que vous en aimez un autre?*

- Non, mais parce que je ne l'aime pas.

- Vous l'aimerez.

- Jamais.

- Il n'est pas un coeur dont il ne soit devenu le maître.

- Il ne pourrait qu'empoisonner et broyer le mien.

- Vous prenez la chose trop au tragique, dit le jésuite en plaisantant.

- Je la prends simplement au sérieux, répondit Anitta, parce qu'il s'agit là de tout le bonheur de ma vie. Je ne joue pas avec mon coeur, et malheur à qui voudrait se risquer à jouer avec lui!"

XV

LA MEDECINE DES BORGIA

N'attends pas de pitié de moi. CALDERON

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