La pêcheuse d'âmes
"J'ai mon affaire!
- Quoi donc? Fais-nous en part, que nous l'examinions.
- Non, non; ce n'est qu'une idée qui n'est pas encore mûre. Je vais sortir et ruminer la chose."
Il s'habilla et alla dans la ville. Il prit d'abord la précaution d'entrer chez un restaurateur français, à qui il commanda de porter au poète un grand pâté et une demi-douzaine de bouteilles de bon bordeaux. Puis il arriva lui-même, embrassa affectueusement son ancien compagnon d'études et lui présenta sa requête. Le poète avait déjà entamé le pâté et débouché une bouteille dont il avait bu la moitié; aussi était-il de bonne humeur. Semblable à la prêtresse, à qui l'on allait demander des oracles, il s'enveloppa d'un nuage de fumée, qu'il tira de son chibouk, et se posa un doigt sur le nez.
Il réfléchit à peine quelques minutes, et ce fut une vraie pluie de fantaisies de toute espèce, abondantes comme les fleurs au printemps, grandioses, baroques et sentimentales.
Oginski avait de la peine à aller assez vite pour tout noter sur son calepin. Après une nouvelle embrassade et deux baisers retentissants sur les deux joues, Oginski pleinement satisfait quitta la petite chambre. Un quart d'heure plus tard il entrait tout fier chez sa femme.
"Eh bien! c'est fait?
- Non, pas encore.
- Tu disais pourtant que tu avais une idée.
- Ah! bien, oui, une idée! J'ai vingt idées, toutes superbes; écoute seulement."
Il tira son calepin et se mit à lire. Sa femme le regarda, d'abord avec étonnement, ensuite - et pour la première fois - avec un certain respect.
"Joli! très joli! disait-elle de temps en temps, délicieux! J'aurai de la peine à choisir."
Enfin, on finit par s'entendre; et après deux autres visites d'Oginski à son vieil ami, il se chargea lui-même de l'exécution du plan arrêté. Il choisit parmi les jeunes gens les personnes sont on avait besoin, indiqua les costumes, s'entendit avec les tailleurs, et quand tout fut en règle, organisa les répétitions nécessaires.
Le jour de la fête arriva. Anitta n'était pas du tout dans la disposition d'esprit d'une jeune fille heureuse de vivre, qui s'apprête à consacrer une nuit au plaisir. Elle n'en était pas moins occupée, avec l'aide de sa femme de chambre, à mettre la dernière main à sa toilette, quand sa mère entra et l'inspecta avec calme et par mesure de prudence, comme on examine une arme une dernière fois avant le duel ou la bataille.
"Tu es bien, mon enfant, dit-elle enfin, mais il faut mettre un peu de rouge; tu es pâle."
Anitta haussa dédaigneusement les épaules.
"Qu'as-tu? Il te manque quelque chose?
- Tu le vois pour la première fois?
- Ah! toujours la même fantaisie; murmura Mme Oginska, il te manque Jadewski? Nous ne pouvions pourtant pas l'inviter. Et c'est bien ce qu'il y a de mieux: tu n'en seras que plus à ton aise pour t'occuper du comte. Ne vois-tu pas que Dragomira veut te l'enlever? Ne le permets pas."
Anitta eut un sourire ironique.
"Je lui cède Soltyk de tout mon coeur.
- Folle!"
Les premières voitures arrivaient. Oginski était déjà en haut de l'escalier et introduisit en gémissant ses vastes mains dans des gants blancs trop justes. Les dames entraient. Le premier qui apparut fut le comte Soltyk.
"Quelle ponctualité, cher comte? dit Mme Oginska de sa voix la plus douce, avec son plus gracieux sourire.
- Quand on vient là où on est heureux de venir, on ne perd pas une minute.
- Je suis heureuse de voir que vous vous plaisez chez nous."
Anitta ne disait pas un mot. Elle se tenait près de sa mère, immobile comme une morte; ses yeux sombres regardaient dans le vide, fixes comme des yeux sans vie.
Il s'écoula un assez long temps avant que la société fût complète. Pendant la polonaise que Soltyk conduisit avec la maîtresse de la maison, il arriva encore quelques invités en retard. Dragomira s'arrêta en outre dans la garde robe, où Henryka l'attendait. Elle entra dans la grande salle après la fin de la première valse. Elle était tout en blanc: robe de soie blanche garnie de dentelles blanches, et parure de grosses perles. A peine Soltyk l'eut-il aperçue qu'il reconduisit la danseuse à sa place et se dirigea vers Dragomira.
"Toilette symbolique, dit-il avec un amer sourire. Glace et neige!
- Et larmes, ajouta-t-elle, en faisant glisser entre ses doigts les perles qui entouraient son beau bras.
- Puis-je vous demander la faveur d'un tour?
- Je vous remercie, je ne danse pas.
- Pas même une française?
- Une seulement… en costume. Je ne pouvais pas m'en dispenser; mais pour celle-là, je suis engagée d'avance.
- Alors vous êtes dans la surprise qui nous attend.
- Oui.
- Je n'en suis que plus curieux.
- De pareilles choses ont donc encore quelque intérêt pour vous?
- Pourquoi pas? reprit le comte, j'aime la magnificence, l'éclat, la lumière, la couleur, tout ce qui nous offre un éclat inaccoutumé, et nous fait oublier, pendant quelques instants, la monotone et terne réalité qui menace de nous étouffer.
- Je comprends, nous vous servons d'opium.
- Pourquoi pas? Un beau rêve n'est pas à dédaigner. La vie aussi n'est qu'un rêve, mais il est laid.
- Vous trouvez? Dragomira lui lança un regard pénétrant.
- Oui.
- Et est-ce là une pensée sérieuse de votre part, ou une de vos sauvages et capricieuses idées de sultan?
- C'est tout à fait sérieux, trop tristement sérieux.
- Alors donnez-moi votre main, mon frère en douleur."
Soltyk saisit rapidement la main que lui tendait le beau sphinx et une légère pression fit passer de l'un à l'autre comme une décharge électrique.
Quand la valse fut terminée, Oginski traversa la salle, et, par un léger signe à la manière des francs-maçons, appela dans la garde-robe tous ceux qui participaient à la mise en scène de son idée. Il y eut une petite pause, puis on vit entrer douze couples en costume national polonais, qui se mirent à danser une mazurka. Les couleurs différaient par deux couples; aussi les mouvements rapides des figures, les allées et venues des Kontuschi et des Konfédératki rouges, bleus, verts, jaunes, blancs et lilas qui s'entrecroisaient et se mêlaient, produisaient un charmant tableau et faisaient prendre patience aux spectateurs ravis, pendant le temps dont les absents avaient besoin pour se costumer. Il y eut une nouvelle pause. Puis, les portes s'ouvrirent à deux battants et un splendide cortège fit son entrée dans la salle. En tête marchait Oginski, vêtu du magnifique costume des maréchaux du palais de l'ancienne Pologne, le bâton à la main, comme un hérault de fête; ensuite venait une troupe de musiciens avec le costume turc du siècle dernier; enfin s'avançait un jeu de cartes françaises vivantes, qui représentaient les quatre nations les plus considérables ayant pris part à la guerre de Sept Ans.
D'abord la France figurée par le Coeur. L'as était un page portant le drapeau du royaume. Venait ensuite le roi Louis XV, conduisant par la main Anitta, en marquise de Pompadour. Derrière eux, le duc de Soubise faisait le valet. Il était immédiatement suivi de neuf gardes françaises figurant les neuf autres cartes. Chaque personnage portait sur la poitrine la carte dont il jouait le rôle.
Pique suivait, représenté par la Prusse. Un jeune courtisan avec le drapeau prussien faisait l'as, le grand Frédéric faisait le roi, Henryka la reine, Ziethen le valet, des grenadiers prussiens les autres cartes de deux à dix.
Carreau était figuré par l'Autriche. La grande et blonde Livia, aux formes opulentes, représentait Marie-Thérèse d'une façon splendide. Elle s'avançait fièrement, sa main posée sur celle de son époux François Ier; derrière, l'étendard autrichien. Le maréchal Daun suivait comme valet, à la tête des pandours en manteau rouge.
Enfin venait le Trèfle figuré par la Russie. Un soldat de la garde de
Préobraschenski portait le drapeau. Dragomira représentait la czarine
Elisabeth, dont le favori, Alexis Rasumowki, tenait la place du
roi. Le général comte Apraxin et des cosaques fermaient la marche.
L'effet produit fut immense. Sur les visages des spectateurs se peignaient l'étonnement, le plaisir, l'admiration. De temps en temps un murmure flatteur se faisait entendre. Quand le cortège eut défilé trois fois autour du grand salon, les cartes vivantes se groupèrent le long de la paroi principale et formèrent des tableaux éblouissants de couleurs; les rois et les reines se tenaient au premier rang.
Ce fut alors une véritable tempête d'applaudissements; on battait des mains et l'on criait bravo comme au théâtre.
Les gardes françaises et les grenadiers prussiens représentèrent une espèce de pas d'armes; puis les Russes et les Autrichiens réunis dansèrent la sauvage et pittoresque Cosaque; enfin les quatre couples royaux exécutèrent un menuet. Après quoi tous ces personnages se séparèrent, et les messieurs se pressèrent autour des quatre reines pour leur présenter leurs hommages.
Dragomira fur la première qui se déroba à ce feu d'artifice de galanteries. Son regard cherchait Soltyk, qui se tenait à l'écart et se contentait de la contempler avec une muette admiration. Elle lui fit signe avec son éventail, et il arriva immédiatement auprès d'elle.
L'orchestre fit alors retentir de nouveau ses airs entraînants à travers les vastes salons, magnifiquement décorés; de nouveau recommencèrent les légères déclarations, les fugitives promesses, les volages refus, les tendres regards des yeux jaseurs, les charmants bavardages des lèvres épanouies, le tourbillon de la danse échevelée. Mais il y avait deux créatures humaines qui s'étaient éloignées de cet ardent tumulte et qui ne semblaient respirer que l'une pour l'autre, comme si elles s'étaient trouvées dans une île déserte. Le comte et Dragomira s'étaient réfugiés dans un petit cabinet où le bruit de la musique, des voix joyeuses, des robes frémissantes ne parvenaient plus qu'adouci comme le lointain murmure de la mer. Elle était assise sur un petit sofa, dans un coin, et lui, sur un tabouret, en face d'elle. De temps en temps ils échangeaient deux ou trois mots, pas plus, mais ils se regardaient et chacun lisait dans les yeux de l'autre. Il se penchait vers elle; son éventail seul les séparait; mais elle n'avait pas besoin de protection; elle ne savait pas ce que c'est qu'une faiblesse. Mais à travers cette glace dont elle était enveloppée s'échappait une douce chaleur qui encourageait le comte. Il sentait qu'elle ne le regardait pas comme tous les autres et il commençait à espérer.
Il lui prit la main à l'improviste. Elle ne la retira pas et laissa même tomber l'autre avec l'éventail; mais ses yeux froids le tenaient immobile comme par l'effet d'un charme.
"Dragomira… murmura-t-il?
- Que voulez-vous? demanda-t-elle avec calme.
- Que vous m'écoutiez.
- A quoi bon? Je sais ce que vous me direz. Et vous devez connaître aussi ma réponse.
- Quand vous me l'aurez faite.
- Je n'ai qu'une réponse à vous faire: Souvenez-vous de vos devoirs.
- Vous ne croyez pourtant pas que je sois homme à supporter des chaînes qui me pèsent?
- Non, je ne le crois pas! dit Dragomira après l'avoir regardé un instant d'un oeil interrogateur; mais, pour cette fois, cela suffit. Laissez-moi, maintenant."
Le comte obéit sans même risquer un regard de protestation, et Dragomira resta seule mais pas longtemps. La portière s'écarta brusquement et Anitta entra.
"Je vous demande pardon, dit-elle, je croyais trouver le comte ici.
- Etrange idée! répliqua Dragomira avec un mauvais sourire.
- Avec vous, c'est justement ce qu'il y a de plus étrange qui est le plus ordinaire.
- Comment dois-je vous entendre?
- Ne croyez toujours pas que je vous dispute Soltyk."
Dragomira se leva, saisit la main d'Anitta et attache son froid regard menaçant sur la pauvre jeune fille tremblante.
"Ne vous trouvez pas sur mon chemin, murmura-t-elle, je vous en avertis, j'ai encore pitié de vous, mais ne me défiez pas."
Elle sortit lentement pendant qu'Anitta, muette d'effroi, la suivait des yeux?
IV
DANS LE LABYRINTHE DE L'AMOUR
"Il nourrit les serpents qui lui rongent le coeur." (SHELLEY, la Reine
Mab.)
Après M. Oginski, ce fut au tour de M. Monkony, père d'Henryka, de donner une fête. On devait se rendre en traîneau à sa propriété de Romschin, située au-delà de Myschkow, à quatre lieurs de Kiew, au bord de la grand'route.
Vers midi, les traîneaux se rassemblèrent devant la maison de Monkony à Kiew. Les arrivants montaient l'escalier et faisaient, debout, un vrai déjeuner à la polonaise dans la salle à manger où régnait une agréable chaleur. On y faisait surtout honneur aux différentes variétés de masurki (tartes polonaises) et aux liqueurs. Chaque traîneau devait contenir une dame et son cavalier. Les costumes rappelant le temps de Stanislas-Auguste unissaient le style rococo à l'ancienne somptuosité polonaise.
Zésim Jadewski fut au nombre des invités. Dragomira l'avait exigé, et Henryka s'était empressée de mettre son nom sur la liste. Il trouva Dragomira sur le palier du premier étage. Il ne la reconnut que quand ses yeux froids lui sourirent tendrement et que sa petite main sortit, pour le saluer, de la large manche de la jaquette de velours vert à passementeries d'or, garnie de zibeline. Elle était, en effet, d'une beauté vraiment étrange sous la poudre blanche qui couvrait, comme une neige éblouissante, ses cheveux étagés en hautes frisures. Zésim hésita à prendre sa main.
"Il paraît que tu ne me connais plus, dit la belle jeune fille avec un ton d'aimable badinage.
- C'est vrai, répondit Zésim. Comment dois-je comprendre ce qu'on me raconte de toi? Qu'est devenue la nonne de Bojary?
- Eh bien, qu'est-elle donc devenue?
- Une dame du monde.
- C'est toi qui le voulais.
- Une coquette triomphante.
- Naturellement.
- L'idole du comte Soltyk.
- C'est vrai aussi. Qu'est-ce qu'il y a encore?
- Dragomira, veux-tu me faire souffrir, ou bien ne m'aimes-tu plus?
- Tu es tout bonnement fou, dit-elle avec une grâce inimitable; donne-moi le bras."
Zésim obéit.
"Et si je veux ensorceler Soltyk; continua-t-elle, j'ai un but bien déterminé. Il n'est pas question d'amour dans tout cela.
- Prouve-le-moi en me prenant aujourd'hui pour ton cavalier.
- Volontiers. Cependant cela ne dépend pas de moi, mais du
P. Glinski."
Une fois entré, Zésim prit le jésuite à part et lui présenta sa requête. Celui-ci sourit finement.
"Je ne puis rien faire, répondit-il; c'est le sort qui doit en décider.
- Si vous le voulez bien, mon révérend père, le sort me sera favorable."
Glinski sourit de nouveau et serra furtivement la main de Zésim.
Deux vases qui contenaient les billets du tirage furent apportés par des cosaques. Anitta et Dragomira furent chargées de tirer les billets qui devaient aller ensemble.
Le P. Glinski les lisait et les jetait dans un troisième vase, si bien que tout contrôle était impossible. Il arriva donc que Soltyk fut le cavalier d'Anitta et Zésim celui de Dragomira/
Quand les derniers billets eurent été ouverts, on se hâta de s'envelopper; puis toute la brillante société descendit précipitamment l'escalier et monta dans les traîneaux. Il fallut quelque temps pour se mettre en route. En tête chevauchait un hérault vêtu de l'ancien costume polonais aux armes de Monkony. Venaient ensuite six trompettes et deux timbaliers, vingt cosaques, un grand traîneau avec un orchestre de musiciens habillés à la turque, un deuxième traîneau rempli de masques grotesques de toute espèce, ours, juifs polonais, moines mendiants, coqs gigantesques et personnages de la pantomime italienne. Puis venaient les traîneaux avec les messieurs et les dames: Oginski et madame Monkony, Monkony et madame Oginska, Soltyk et Anitta, Henryka et Bellarew, Zésim et Dragomira. Les traîneaux étaient escortés de jeunes cavaliers en costume polonais. La marche était fermée par des Cracoviens coiffés du bonnet rouge carré, orné de plumes de paon, et montés sur de petits chevaux dont les crinières étaient décorées de rubans de diverses couleurs.
A peine était-on sorti de la vielle que chevaux et traîneaux se mirent à courir, comme s'ils volaient, sur la magnifique couche de neige qui recouvrait la route. Villages, hameaux, bois, collines disparaissaient rapidement derrière le cortège qui semblait entraîné par quelque bonne fée et qui arriva en un clin d'oeil à Romschin, où les paysans l'attendaient en habits des dimanches et l'accueillirent par de joyeuses acclamations.
Au bas de l'escalier se tenait le maréchal du palais, vêtu à l'ancienne mode polonaise, avec son bâton. Il était entouré de domestiques portant le costume du siècle dernier. Derrière le château, les petits canons de fer, nobles joujoux du temps des menuets et de la queue, tiraient des salves de bienvenue.
On monta deux à deux. Quand on se fut débarrassé des vêtements d'hiver et que les dames eurent rajusté leurs toilettes devant le miroir, on passa à table. La vieille et massive argenterie de famille s'étalait dans toute sa splendeur et les babi (gâteaux) s'élevaient en forme de tour de Babel à une hauteur incroyable.
Pendant le dîner le ciel s'obscurcit et peu de temps avant le dessert la neige se mit subitement à tomber, non pas en flocons, mais en masses énormes. C'était comme si le ciel blanc de l'hiver se fût précipité tout d'un coup sur la terre. En même temps il s'élevait une violente tempête qui ne tarda pas à souffler avec rage à travers les fenêtres et les portes; les murs en étaient ébranlés, et dans les cheminées retentissait un bruit comparable à celui des trompettes du jugement dernier.
Le maréchal annonça avec une mine toute déconfite qu'un ouragan de neige, ce simoun d'hiver des plaines sarmates, était en marche. Dans le premier moment tous se regardèrent avec perplexité, car plus d'une fois (et les exemples ne manquaient pas); cet hôte sauvage des steppes avait littéralement enseveli pour bien des jours de vastes étendues de pays sous son lourd et éblouissant linceul; si bien que les habitants avaient été emprisonnés dans leurs maisons par des murailles de glace et de neige. Mais Monkony prit immédiatement la chose par le côté amusant.
"Que pourrais-je souhaiter de mieux, comme maître de maison, s'écria-t-il, que de vous voir touts, mes chers hôtes, devenus mes prisonniers pour une semaine? Nous ne risquons de mourir ni de faim ni de soif, la musique ne nous manquera pas non plus. Le seul malheur, je vous en préviens tout de suite, c'est que les jeunes gens seront forcés de coucher tous ensemble dans la salle de bal, sur la paille."
Les rires et les applaudissements éclatèrent. Personne ne songea plus à s'attrister. Chacun s'abandonna sans souci au plaisir et laissa la tempête continuer à faire rage.
On sortit de table, par conséquent, beaucoup plus tard qu'on n'y avait compté. Un rideau blanc séparait le château du reste du monde, et la nuit vint, naturellement, plus tôt que d'habitude. On alluma les bougies des candélabres et des appliques dorées, et comme on trouva qu'il était trop tôt pour danser, la jeunesse organisa différents amusements, pendant que les personnes plus âgées se faisaient dresser des tables de jeu.
Quand Zésim, Soltyk et Sessawine eurent épuisé toute leur verve, le P. Glinski proposa de représenter des tableaux vivants. Cette proposition fut très favorablement accueillie, et l'on se mit tout de suite à l'exécution.
On improvisa une scène dans la chambre d'à côté; les battants de la porte furent enlevés et remplacés par des portières; les chaises furent disposées en rang pour les spectateurs.
Le premier tableau représenta Judith et Holopherne. Soltyk faisait le général assyrien. Il était étendu et dormait sur un divan turc. Devant lui, debout, se tenait Dragomira, drapée dans un tapis de table brodé d'or. Ses cheveux dénoués tombaient autour d'elle en flots d'or; elle avait une riche parure de perles; le bras levé et tenant un kandgiar, elle semblait prête à lui trancher la tête.
Quand le rideau fut fermé, Dragomira s'assit rapidement à côté du comte.
"Avez-vous compris? lui murmura-t-elle en souriant, on vous avertit de vous défier de moi; prenez garde à votre tête.
- L'avertissement vient trop tard.
- Vous dites cela d'un air bien tragique.
- C'est que j'éprouve aussi quelque chose de bien étrange. Je suis comme si un corsaire turc m'avait enchaîné sur sa galère. Je sens que je me perds auprès de vous, et pourtant je ne puis m'affranchir de vous."
Le jésuite commençait à s'occuper du second tableau. Dragomira se retira dans un coin, où se trouvait un vieux fauteuil, et Soltyk la suivit.
"Vous me faites des reproches, dit-elle; en avez-vous bien le droit?
- Certainement; vous m'appelez votre frère en douleur; j'ose espérer qu'il existe entre nous un lien mystérieux qui nous sépare des autres hommes, et il me faut découvrir que vous avez pour un jeune officier insignifiant un sourire incomparablement plus aimable et des regards beaucoup plus ardents que pour moi.
- Ah! vous êtes jaloux?
- Oui certainement, je le suis.
- C'est tout à fait charmant; cela m'amuse beaucoup."
La sonnette annonça le deuxième tableau. C'étaient les Quatre Saisons. Anitta représentait le Printemps, Henryka l'Eté, Kathinka l'Automne et Livia l'Hiver.
Le P. Glinski appela Soltyk pour le troisième tableau.
"Laissez-moi en repos, dit tout bas le comte.
- Oh! pas pour le moment, répondit la jésuite de la même façon; ne voyez-vous donc pas que votre conduite est faite pour surprendre et blesser?"
Soltyk le suivit à contre-coeur.
"Vous avez peut-être en tête quelque nouvelle allégorie? demanda-t-il ironiquement.
- Alors vous m'avez compris, répondit le P. Glinski; vous avez besoin d'un ange gardien, et c'est moi qui suis le vôtre. Je ne sais pas encore ce que projette cette jeune fille; mais je soupçonne, je pressens qu'un danger vous menace de sa part.
- Un danger? Et pourquoi pas? dit Soltyk d'un ton de souverain orgueil; mais ce qui m'attire, c'est ce danger, et par conséquent aussi cette tigresse."
Le troisième tableau représentait une scène du poème de Grazyna, d'Adam Mickiewicz. Livia, en Grazyna, vêtue d'une peau d'ours et armée, meurt victorieuse et est retrouvée sur le champ de bataille par ses fidèles, qui la pleurent.
Une vraie tempête d'applaudissements accueillit ce tableau, qui dut être montré une seconde fois. On vit encore Kathinka en conductrice d'ours, et Bellarew en ours supérieurement dressé. Puis les musiciens accordèrent leurs instruments, et la danse commença par une polonaise que Monkony conduisit avec Mme Oginska. Le cortège, aux brillants costumes, se pliant et se dépliant comme un serpent gigantesque, suivait de salle en salle, de palier en palier, d'étage en étage.
Soltyk conduisait Anitta, pour sauver les apparences. Mais à peine la polonaise était-elle finie, qu'il alla rejoindre Dragomira, assise à moitié dans l'ombre, derrière une colonne.
"Quoi! seule?
- Je vous ai attendu, dit-elle.
- Qu'êtes-vous donc réellement, Dragomira? un ange, un démon, une tigresse, une coquette?
- Peut-être tout cela ensemble.
- Et que voulez-vous de moi?
- Vous ne le savez pas encore?"
Elle attacha sur lui un regard noble et calme, un regard de ces yeux mystérieux auquel nul coeur ne résistait.
"Non, je ne le sais pas.
- Je ne vous aimerai jamais, car je ne peux pas aimer, dit-elle, mais je veux que vous m'aimiez.
- Et si je vous aime, qu'arrivera-t-il ensuite?
- Ensuite?… Vous le saurez toujours à temps."
On dansa toute la nuit jusqu'au matin. Cependant la tempête s'était calmée, et des milliers de paysans commencèrent immédiatement à creuser des tranchées dans la neige et à déblayer la route. Le soleil rougissait déjà les cimes couvertes de neige des peupliers qui entouraient le château de Romschin, lorsqu'on alla se reposer au milieu d'une nuit artificielle obtenue à l'aide de sombres rideaux et d'épaisses tapisseries. Quant aux jeunes gens, comme le leur avait annoncé Monkony, ils couchèrent dans la salle à manger, sur la paille.
V
LE PURGATOIRE
"Disciplines, veilles, jeûnes, voilà mes armes contre l'enfer."
RICHENDORFF.
On s'éveilla à midi, par un beau soleil. Quad le maréchal du palais, suivi de nombreux domestiques armés de grands balais, eut expulsé les jeunes gens de la salle à manger, la paille fut balayée et la table rapidement mise. Peu à peu, toute la société en belle humeur se trouva réunie pour le déjeuner. Dragomira seule manquait. Elle ne se sentait pas à son aise, comme l'annonça Henryka, et désirait se reposer encore. Pour ne déranger personne, Henryka offrit de rester auprès de Dragomira, ce à quoi ses parents consentirent. Après le déjeuner, le cortège des traîneaux revint à Kiew dans l'ordre de la veille.
Henryka et Dragomira restèrent seules à Romschin, comme elles l'avaient prémédité.
Quand Henryka s'approcha du lit de Dragomira pour lui annoncer le départ des autres, Dragomira se mit à sourire.
"Ils se sont donc réellement laissé tromper, dit-elle.
- Ils n'ont été que trop bien trompés, répondit Henryka; Soltyk en était pâle et m'a demandé secrètement si tu étais sérieusement souffrante."
Dragomira s'assit dans son lit.
"Maintenant je veux me lever; viens, esclave, sers-moi.
- Ne veux-tu pas d'abord déjeuner?
- Si, je le veux, mais promptement;"
Elle donna à Henryka un léger coup avec la main.
"Mais toi, tu dois jeûner rigoureusement, entends-tu?"
Henryka fit signe que oui de la tête, et quitta la chambre pour revenir bientôt avec un plateau sur lequel elle apportait le café de Dragomira. Elle se mit à genoux devant le lit et tint le plateau pendant que Dragomira prenait lentement son café.
"Puis-je avoir un bain? demanda Dragomira quand elle eut fini.
- Certainement.
- Alors, occupe-t'en; dépêche-toi."
Henryka sortit en toute hâte de la chambre. Quand elle revint annoncer que le bain était prêt, Dragomira s'assit au bord du lit et Henryka, à genoux, lui mit ses pantoufles. Puis elle l'aida à passer sa pelisse et la conduisit dans la salle de bain, dont le sol était recouvert de tapis, et dont les fenêtres étaient fermées par des rideaux d'un rouge sombre. Dragomira agit absolument comme une sultane: elle se laissa déshabiller par Henryka, qui l'aida à entrer dans le bain, et, quand elle en sortit, Henryka l'essuya avec de grandes serviettes turques, douces et souples. Puis, enveloppée d'une molle fourrure, elle s'assit dans un fauteuil, auprès du poêle, pendant qu'Henryka, comme une servante du sérail, à genoux sur le tapis, lui essuyait les pieds et lui remettait ses pantoufles. De retour dans sa chambre, elle ordonna à Henryka de la coiffer. Celle-ci avait déjà peur d'elle, et dans son agitation n'était pas tout à fait maîtresse des mouvements de ses mains tremblantes. Dragomira lui adressa d'abord une sévère remontrance, et ensuite la frappa violemment à la joue. Henryka devint rouge comme la pourpre et ses beaux yeux se remplirent de larmes. Dragomira lui donna aussitôt un second coup. Henryka se prosterna à ses pieds et baisa la main qui venait de la frapper.
"Punis-moi, murmurait-elle, je le mérite, j'ai agi comme un enfant."
Dragomira la regarda.
"Va-t'en, si tu ne veux pas obéir ni servir.
- Si, je le veux! dit Henryka en levant des mains suppliantes.
- Tu es encore beaucoup trop orgueilleuse; il faut devenir bien plus humble que tu ne l'es. Mais je veux te fouler aux pieds. Prends patience, ma tourterelle."
Quand Dragomira, avec l'aide d'Henryka, eut terminé sa coiffure et sa toilette, elle demanda à manger.
Henryka dressa immédiatement la table dans le chambre d'à côté et servit Dragomira. Puis leur traîneau s'avança devant la porte du château, et les deux jeunes filles partirent pour Myschkow.
Le soleil était couché; des brouillards gris, aux formes de spectres, montaient et se massaient autour du manoir. Elles entrèrent comme par la porte sombre et fumeuse de l'enfer.
Il n'y avait personne quand elles descendirent du traîneau.
La maison semblait dévastée par la mort. Le cocher appela; il vint une vieille femme qui ouvrit la porte.
Pendant que le traîneau, sur l'ordre d'Henryka, continuait sa route vers Kiew et que le son de ses clochettes s'évanouissait dans le lointain, Dragomira faisait passer la novice à travers plusieurs chambres vaguement éclairées, et l'introduisait dans une petite salle dont les murs étaient nus et dont les fenêtres étaient fermées par des volets de bois. La vieille posa une lampe sur la table qui était dans un coin et disparut. Henryka remarqua alors une trappe ménagée dans le plancher, et un léger frisson lui parcourut le corps.
"Tu as peur, dit Dragomira tranquillement, si tu manques de courage, tu es encore à temps pour retourner sur tes pas. Je ne te force pas.
- Non, je n'ai pas peur; je te suivrai partout où tu m'ordonneras d'aller."
Dragomira ordonna alors à sa victime d'ôter les riches vêtements et les bijoux qu'elle portait et de mettre une grossière robe grise de pénitente qui était toute prête sur une chaise. Puis elle leva la trappe et ordonna à Henryka de passer devant elle. Après avoir descendu une série de marches, elles se trouvèrent dans un caveau souterrain qui n'était que faiblement éclairé par une lampe. Dans un coin était une botte de paille, et près de cette botte un anneau de fer attaché au mur. Dragomira mit de lourdes chaînes aux mains et aux pieds d'Henryka qui tremblait, et l'attacha ensuite à l'anneau de la muraille.
"Prie et fais pénitence, dit-elle avec une sévérité impitoyable dans le regard et dans la voix. Je reviendrai quand il sera temps."
Elle remonta rapidement l'escalier et ferma la trappe. Puis elle tira la corde d'une cloche et l'apôtre apparut.
"As-tu amené une nouvelle disciple? demanda-t-il.
- Oui, elle est en bas; elle vient de commencer sa pénitence.
- A-t-elle du courage?
- Oui, mais elle est fière. Il faut d'abord briser son orgueil.
- Qui pourrait y réussir, sinon toi? reprit l'apôtre. Maintenant elle est dans ta main; ne la ménage pas. Les créatures humaines doivent être dressées comme les chiens, si l'on veut qu'elles vaillent quelque chose. En tout homme se cache le diable. Chasse-le de la pénitente, foule-le aux pieds; le serpent que tu auras écrasé se changera bientôt en ange. Montre-toi forte et Dieu sera avec toi."
Quand Henryka eut passé quelques heures à pleurer et à prier dans la plus profonde solitude, Dragomira apparut de nouveau, lui ôta ses chaînes et la ramena en haut dans la petite salle.
"Es-tu prête pour le second degré de la pénitence? demanda-t-elle en l'observant avec soin?
- Je suis prête," lui répondit Henryka, tout à fait soumise, en tombant à genoux devant elle. Dragomira lui enleva sa robe de pénitente de dessus les épaules et saisit une discipline. Mais, lorsqu'elle vit Henryka frissonner, elle ôta elle-même ses riches vêtements.
"Je vais te donner du courage, dit-elle avec un sourire dédaigneux, prends la discipline, et frappe-moi. Je suis aussi coupable que toi. Frappe!" Pendant qu'Henryka se levait et saisissait machinalement la discipline, Dragomira, le visage tourné vers le ciel avec une expression d'extase, s'agenouillait devant elle et murmurait un des psaumes de la pénitence.
"Châtie-moi donc! es-tu lâche!"
Henryka leva la discipline et frappa, une fois, deux fois, puis elle laissa retomber son bras.
"Je ne peux pas, murmura-t-elle, donne-moi une autre victime; mais toi, je ne peux pas te maltraiter.
- Folle!"
Dragomira se releva et s'enveloppa lentement de sa pelisse.
"Lâche pour faire faire pénitence aux autres! Je le vois bien; pour la première fois il faut t'attacher.
- Enchaîne-moi."
Henryka tendit ses mains; Dragomira les lui lia derrière le dos en un instant, puis saisit la discipline.
"Prie, repens-toi de tes péchés, implore la miséricorde de Dieu!"
Henryka commença à murmurer un psaume que Dragomira lui avait appris, et Dragomira leva la discipline. Henryka frémissait de douleur. Pendant longtemps on n'entendit rien que les coups qui tombaient et les gémissements de la pénitente. "Pour l'amour de Dieu, pitié! pitié! s'écria-t-elle tout à coup, en se prosternant le visage contre terre devant Dragomira.
- J'ai pitié de toi, quand je t'aide à expier tes péchés," répondit
Dragomira.
En même temps, elle mettait son pied sur la nuque de sa victime, pour qui commença seulement alors le véritable purgatoire. C'est en vain qu'Henryka se tordait devant elle dans la poussière; Dragomira n'avait ni coeur ni nerfs; elle était possédée par une seule pensée, celle de servir son Dieu, un Dieu aussi terrible que le Moloch des Phéniciens.
Enfin elle s'arrêta. Henryka était étendue devant elle, dans la poussière, complètement anéantie, dans l'état où elle la désirait. Un signe d'elle suffisait; la pauvre créature obéissait avec autant de peur que d'humilité.
"Baise la main qui t'a fait du bien," ordonna Dragomira.
Et Henryka baisa cette main cruelle.
"Baise le pied qui t'a humiliée."
Henryka baisa le pied.
Dragomira lui délia les mains. Henryka n'osait pas encore se relever.
"Habille-toi!"
Henryka recouvrit ses épaules qui saignaient.
"Le troisième degré de la pénitence, continua Dragomira, montrera si tu es capable de crucifier ton coeur, de vaincre ta compassion, et si tu as le courage d'exécuter les commandements de notre croyance. Prends ta pelisse, et suis-moi."
Dragomira descendit pour la seconde fois avec la novice dans les souterrains de cette maison mystérieuse.
Elles arrivèrent d'abord dans le caveau où Henryka avait commencé sa pénitence. Dragomira ouvrit une porte de fer et elles suivirent un étroit corridor jusqu'à une deuxième porte, à laquelle Dragomira frappa trois fois. On ouvrit, et les deux jeunes filles entrèrent dans une vaste salle voûtée, faiblement éclairée par une lampe rouge. Un homme d'âge mûr, la barbe et les cheveux en désordre, était étendu sur de la paille et retenu par une chaîne. Devant lui, l'apôtre était assis dans un fauteuil; deux hommes portant le costume de paysans se tenaient à l'écart et attendaient ses ordres.
"La voici, dit Dragomira, pendant qu'Henryka s'approchait de l'apôtre et s'agenouilla devant lui.
- As-tu du courage? demanda-t-il en la considérant avec attention.
- Oui."
L'apôtre lui ordonna de se relever et se tourna vers le prisonnier:
"Pour la dernière fois, veux-tu te confesser et faire pénitence?
- Non; vous m'avez amené ici par ruse et par force, misérables! Coquins hypocrites! s'écria le prisonnier en tirant sur ses chaînes, assassinez-moi, mais ne me demandez pas de m'humilier devant vous.
- Ce n'est pas devant nous, c'est devant Dieu.
- Votre Dieu, c'est Satan! Vous reniez Jésus-Christ, car sa doctrine, c'est l'amour.
- Tu es possédé du démon, reprit l'apôtre en se levant, sauvez son âme, jeunes filles!"
Il était là, dans sa longue pelisse sombre, comme l'ange de la vengeance. Sur son ordre les deux hommes saisirent le malheureux, le détachèrent et l'enchaînèrent de nouveau, mais debout, contre le mur. Sur un âtre, dans un ardent brasier, rougissaient des fers longs et pointus. Dragomira fit signe à Henryka d'approcher.
"Que faut-il que je fasse? demanda celle-ci.
- Tu dois avec ce fer chasser Satan de cet homme.
- Comment?" demanda Henryka avec une sorte d'emportement.
Dans ses yeux ordinairement si doux s'alluma soudain une flamme homicide.
" Torture-le sans pitié, dit l'apôtre, tu fais une oeuvre pieuse et agréable à Dieu.
- Enfonce-lui les fers dans la poitrine et dans les bras," dit
Dragomira.
Henryka saisit un des instruments de supplice qui étaient tout rouges, et, furieuse comme une bacchante en délire, s'approcha de la victime.
"Veux-tu te confesser? demanda encore le prêtre.
- Non."
Le fer entra dans la chair en sifflant et le malheureux laisse échapper un profond gémissement.
"Bien, ma fille!" dit le prêtre à Henryka pour l'encourager.
Et celle-ci, avec une ardeur nerveuse et une joie sinistre, continua son horrible tâche. Le prisonnier se tordait à ses pieds en gémissant; enfin, il se mit à pousser des cris épouvantables. Le fer siffla encore deux fois, et le malheureux, épuisé, vaincu, ayant à peine la force de demander grâce, se laissa tomber dans la poussière, devant le prêtre. On pouvait maintenant lui faire tout ce qu'on voudrait.
Quand l'apôtre eut béni Henryka, les deux jeunes filles et les hommes quittèrent le souterrain, et le malheureux resta seul avec son prêtre, son bourreau.
VI
LE VOILE SE SOULEVE UN PEU
Je te suivrai fidèlement, même à travers les flammes de l'enfer.
MOORE.
Il était environ midi lorsque le jésuite entra dans le cabinet du comte. Ce dernier venait de se lever. Assis dans un fauteuil, il était enfoncé dans sa robe de chambre de Perse brodée d'or et doublée d'une molle fourrure de zibeline. Il tenait à la main un billet écrit sur du papier à la dernière mode.
"Une nouvelle aventure? dit le P. Glinski en badinant.
- Vous vous trompez; ce sont deux lignes de Dragomira, froides comme un matin de février, par lesquelles elle m'annonce qu'elle est tout à fait remise.
- Alors, vous avez fait demander de ses nouvelles.
- Oui.
- Tant mieux.
- C'est vous qui parlez ainsi, mon révérend père?
- Sans doute. Elle ne doit pas se douter que nous sommes sur sa trace et que nous commençons enfin à percer les ténèbres dont s'enveloppe sa mystérieuse personnalité.
- Comment cela?
- Je suis tout à fait sûr maintenant que Dragomira a un plan à votre égard, continua le père, et qu'elle en poursuit l'exécution avec une volonté énergique et inflexible. Défiez-vous de cette jeune fille. Avec elle, il n'y a pas de galants lauriers à cueillir.
- Je n'y pense pas.
- Dragomira est plus dangereuse que vous ne croyez."
Soltyk se mit à rire.
"Toujours les mêmes imaginations!
- Des imaginations? Jamais! répondit le jésuite, des pressentiments, oui; mais en ce moment c'est une certitude que j'ai.
- Vous piquez ma curiosité.
- Dragomira n'est pas une coquette, dit le P. Glinski, et elle n'a en vue ni votre main ni votre coeur.
- Quoi donc alors?
- Dragomira a je ne sais quelle mission importante à remplir ici, à Kiew. Peut-être est-ce une mission politique; mais je n'en suis pas encore absolument sûr. Ce qui est toutefois hors de doute, c'est qu'elle a des fréquentations secrètes, qu'elle a à sa disposition des instruments dociles et qu'elle disparaît de temps en temps pour aller sans aucun doute rendre des comptes à un supérieur à qui elle obéit. Mon ordre a toujours eu la meilleure police et dans le cas présent il est encore mieux informé que n'importe qui. L'entrée de Dragomira dans la société de cette ville a un rapport intime avec sa mission. Personnellement, elle n'a ni intérêts nu sympathies. Elle sert exclusivement une idée. Pendant que son propre coeur reste libre, elle réussit mieux que n'importe quelle femme désireuse de conquêtes à conquérir les coeurs des autres. Elle entoure de ses filets non pas un homme, mais plusieurs hommes; à tous elle donne les mêmes espérances, et elle les fait tous servir à ses desseins. Zésim Jadewski, lui aussi, est une de ses victimes. Mais elle ne se donne pas moins de peine pour faire des conquêtes parmi les personnes de son sexe. Henryka Monkony est aujourd'hui tout simplement son esclave; elle la fait obéir d'un clignement d'oeil.
- Quel magnifique tableau de fantaisie! dit Soltyk ironiquement.
- Je le répète, dit le jésuite, je suis sûr de ce que je vous dis et de bien d'autres choses encore; et si vous le désirez, je vous donnerai immédiatement la preuve qu'en dehors de la Dragomira que vous connaissez, il y a une seconde Dragomira qui, la nuit…
- Il suffit!" s'écria Soltyk.
Le souvenir de sa première rencontre avec Dragomira lui traversa le cerveau comme un éclair.
"En cela, vous pourriez bien avoir raison; il m'est arrivé à moi-même, avec cette jeune fille, une aventure passablement extraordinaire.
- Racontez-la-moi. Que savez-vous de ses pérégrinations nocturnes?
- Plus tard. Donnez-moi d'abord la preuve que vous ne m'avez pas régalé de quelque fantaisie.
- Volontiers, aujourd'hui même, dès que vous voudrez bien pour une heure vous confier à ma conduite.
- A quel moment?
- Cette nuit; mais je ne peux pas encore fixer l'heure bien exactement.
- Je serai à la maison dès qu'il fera nuit, dit Soltyk pour clore l'entretien, et je vous attendrai."
Lé jésuite s'inclina en signe d'assentiment et disparut.
Il était dix heures du soir quand le P. Glinski et le comte sortirent du château. Tous les deux s'étaient habillés en paysans petits-russiens; et, dans ces deux hommes vêtus de gros drap velu et de longues pelisses en peau de mouton, personne n'aurait soupçonné le plus riche magnat de la ville, le favori des femmes, et un membre de la fine et intelligente Société de Jésus. Glinski conduisit le comte, en faisant des détours, par des ruelles étroites et solitaires, dans la rue où se trouvait la maison du marchand Sergitsch. Il y avait en face de cette maison un petit débit d'eau-de-vie. Les deux hommes y entrèrent et s'assirent sur un banc de bois vermoulu, dans un nuage de fumée de tabac, au milieu de cochers et d'ouvriers à moitié ivres. Ils restèrent là jusqu'au moment où un petit juif maigre, vête d'un caftan noir, entra et fit un signe au jésuite. Celui-ci se leva aussitôt et sortit avec Soltyk. Ils se postèrent alors sur le trottoir, tout contre le mur de la maison, debout dans l'ombre et l'oeil fixé sur la porte du marchand devant laquelle brûlait une lampe.
Une dame ne tarda pas à arriver. Elle marchait d'un pas rapide. Une longue pelisse dissimulait sa haute taille élancée et un voile épais couvrait son visage. Pourtant le comte ne douta pas un seul moment que ce fût Dragomira. Elle seule avait ce port de tête fier et triomphant; elle seule avait cette démarche exquise, à la fois majestueuse et élastique. Quand elle eut disparu dans la maison du marchand, le P. Glinski se tourna vers Soltyk en l'interrogeant du regard.
"C'est elle, sans aucun doute, murmura le comte, mais cela ne me suffit pas; je veux être absolument sûr. Venez."
Les deux hommes traversèrent la rue et s'arrêtèrent juste devant la maison de Sergitsch. Pour ne pas éveiller de soupçons, le P. Glinski tira de sa poche une petite pipe, la bourra avec du tabac et tint tout prêts son briquet et son amadou. Au bout de quelque temps la porte s'ouvrit; alors il tourna le dos, battit le briquet et posa l'amadou allumé sur sa pipe, pendant que le comte, les cheveux rabattus sur le front, regardait Dragomira en plein visage. C'était bien elle qui sortait habillée en homme. A la vue des deux hommes, elle resta un instant interdite, puis elle partit à grands pas dans la rue.
"Que signifie ce travestissement? murmura Soltyk, quelque aventure d'amour?
- Non, répliqua Glinski à voix basse, cette jeune fille est de pierre, et la pierre ne prend pas feu si facilement. Il s'agit ici de tout autre chose.
- Je veux la suivre, dit Soltyk.
- Gardez-vous en bien, dit le jésuite, vous gâteriez peut-être tout ce que je suis parvenu à faire à force de sagacité et de peine.
- Je serai très prudent, répondit le comte, mais je veux une certitude."
Il quitta le jésuite et suivit Dragomira en toute hâte. Malgré l'avance qu'elle avait, il l'eut bientôt rejointe. Elle ne le remarqua que lorsqu'ils furent arrivés près du cabaret Rouge. Elle s'arrêta subitement pour le laisser passer et le regarda bien en face. Soltyk eut l'heureuse idée de faire l'ivrogne. Il se mit à tituber et à chanter d'une voix contrefaite et rauque une chanson de Cosaque. Dragomira s'y laissa tromper. Elle entra dans le cabaret et ne conçut pas plus de soupçon lorsque le comte entra derrière elle, et, frappant du poing sur la table, demande de l'eau-de-vie.
Il n'y avait avec eux dans le cabaret que Bassi Rachelles, qui disparut aussitôt qu'elle eut échangé quelques paroles avec Dragomira, et immédiatement le dompteur Karow entra dans la salle.
A la vue de ce bel athlète, Soltyk eut un mouvement de rage; mais il se contint, vida son verre d'eau-de-vie, laissa tomber sa tête dans ses bras croisés sur la table et fit semblant de dormir.
Karow s'était assis près de Dragomira et causait avec elle à voix basse.
"Depuis quelque temps, on observe chacun de vos pas, dit-il, je ne suis venu que vous en avertit.
- Qui est-ce qui m'observe? demanda Dragomira, la police?
- Non. On a vu à plusieurs reprises dans le voisinage de votre maison et devant celle de Sergitsch un juif qui nos est connu comme agent des jésuites.
- Le P. Glinski est là-dessous.
- Très probablement. Je ne puis que vous conseiller de rester quelque temps sans venir dans ce cabaret et sans recevoir la juive chez vous.
- Vous avez raison. Je vous remercie."
Quand Dragomira fut sortie du cabaret pour retourner chez Sergitsch, elle entendit tout à coup des pas lourds derrière elle. Elle s'arrêta, et, lorsqu'elle eut reconnu le paysan ivre, voulut continuer son chemin. Mais une main se posa brusquement sur son bras, et deux yeux sombres et interrogateurs la regardèrent en plein visage.
"Dragomira!" dit une voix connue.
La courageuse et fière jeune fille reprit immédiatement possession d'elle-même.
"C'est vous? dit-elle d'une voix calme; dans quelle intention me poursuivez-vous sous cet accoutrement?
- Vous me le demandez? reprit le comte; vous ne savez donc pas encore ce que je ressens pour vous?
- Alors vous êtes jaloux?
- Oui."
Dragomira se mit à rire.
"Quel est cet homme, continua Soltyk, avec qui vous aviez un rendez-vous? On m'a dit que vous aimiez Jadewski, mais maintenant je vois que votre coeur appartient à un tout autre homme. Nommez-le-moi; un de nous deux doit mourir."
Dragomira rit de nouveau.
"Voici ma main. Cet homme n'est ni mon adorateur ni mon ami.
- Si ce que vous dites est vrai, je comprends pourquoi on m'engage à me défier de vous. Qu'est-ce que toutes ces relations mystérieuses? Quel est ce secret que vous mettez tant de soin à cacher, au monde et à moi?
- Cela m'a tout l'air d'un interrogatoire. Mais qui vous dit que je sois disposée à vous répondre? On vous avertit de vous défier de moi? Vous ai-je jamais demandé de vous fier à moi? Ai-je pris la peine de vous lier à moi? Vous êtes libre; allez-vous-en, je ne vous retiens pas.
- Dragomira, s'écria le comte en lui saisissant les mains, est-ce que je mérite ces reproches, ce langage? Vous savez, vous devez savoir que rien au monde ne pourrait me déterminer à vous fuir. Je ne suis pas un des ces fats qui se contentent de voltiger çà et là comme des mouches dans les salons. J'espère que vous me regardez comme un homme et que vous me reconnaissez le courage de vous aimer, même quand vous seriez une conspiratrice.
- Je ne conspire pas.
- Que faites-vous alors, Dragomira? Laissez donc enfin tomber le masque; est-ce que je ne mérite pas votre confiance? Ne voulez-vous pas de moi pour votre allié? Et si vous ne me trouvez pas digne de ce rôle, ne voulez-vous pas me prendre pour instrument? Je suis capable d'obéir; oui, je vous suivrais partout où vous voudriez me conduire, dans tous les dangers, à la mort, s'il le fallait."
Dragomira le regarda longtemps, puis elle lui tendit la main.
"Je vous remercie, dit-elle, mais pour le moment, contentez-vous de savoir que je crois en vous et que je ne me défie pas de vous. Je sais que vous ne me trahirez pas, mais le secret que je tiens caché, même pour vous, ne m'appartient pas. Patientez encore trois jours, puis je vous répondrai. Etés-vous satisfait?
- Oui."
Soltyk accompagna Dragomira pendant quelque temps, et la quitta sur son ordre formel.
Le lendemain matin, elle partait de chez elle avec Karow. Ils portaient des costumes de paysans. Un chariot rustique les attendait dans le voisinage; ils y montèrent et se mirent en route à travers la brume blanche et scintillante de l'hiver, pour aller trouver l'apôtre à Myschkow.
VII
NOUVEAU PAS VERS LE BUT
"Tout visage est comme un livre où se trouvent d'étranges choses."
SHAKESPEARE (Macbeth.)
Pendant trois longs jours, qui lui parurent une éternité, le comte attendit un message de Dragomira. Le soir du troisième jour, Barichar, sous la livrée d'un domestique de grande maison, apparut au noble club où jouait Soltyk et lui remit une lettre. Le comte la parcourut.
"J'y vais;" dit-il. Il glissa une pièce de monnaie dans la main de Barichar, descendit promptement l'escalier, sauta dans sa voiture, rentra chez lui et fit sa toilette avec un soin méticuleux.
Une heure plus tard, sa voiture s'arrêtait devant la maison de Dragomira. Il la renvoya et monta l'escalier conduit par Barichar. Celui-ci ouvrit la porte et Soltyk se trouva dans une chambre de réception. Au moment où il ôtait sa pelisse, Dragomira vint à lui et lui tendit la main.
"Etes-vous seule? demanda-t-il en portant la main de la jeune fille à ses lèvres.
- Oui."
Dragomira retira doucement sa main et s'assit devant la cheminée. Le comte, les deux mains posées sur le dossier du fauteuil qu'elle lui avait indiqué, cherchait à lire sur son visage. Mais ce visage était froid et fermé comme d'habitude, et les beaux yeux bleus avaient pareillement leur éclat glacial.
Malgré son émotion, Soltyk remarqua que Dragomira s'était faite belle pour lui. C'était la première fois qu'il la voyait à la maison en négligé, dans cette mise que les jolies femmes soignent avec un art raffiné. On eût dit qu'elle avait été surprise et dérangée au milieu de son repos, et que, pour le recevoir, elle avait passé à la hâte le premier vêtement venu. Et cependant l'harmonie la plus exquise régnait dans sa toilette, dont toutes les parties allaient ensemble comme les accords de la plus séduisante mélodie. Sous le velours rouge de sang et la zibeline brun-doré de sa jaquette aux larges manches qu'elle avait laissée ouverte, la soie bleue de son peignoir et les dentelles blanches qui la garnissaient apparaissaient légères et vaporeuses comme un duvet de fleur ou comme une neige délicate. Rien de plus délicieux que l'arrangement de sa riche chevelure blonde qui descendait jusque sur ses épaules dans le plus opulent désordre. Ce n'était pas par hasard qu'elle avait choisi de petites pantoufles de satin noir brodées de perles; ce n'était pas par hasard que son bras avait pour tout ornement un large bracelet d'or tout uni; ce n'était pas par hasard non plus qu'elle n'avait rien dans les cheveux qu'un camélia rouge.
Elle aussi découvrit immédiatement qu'il avait dû faire une station devant le miroir, si vite qu'il voulût venir chez elle. Mais si la pensée qu'elle avait eu l'intention de lui paraître belle fit concevoir des espérances au comte, Dragomira fut bien près de rire en voyant sa chevelure frisée et sa cravate bizarre et en sentant le parfum que ses vêtements exhalaient avec surabondance. A ce moment, pour la première fois, il lui parut faible, et aussitôt elle se sentit assez forte pour se jouer de lui.
"M'expliquerez-vous enfin l'énigme qui me tourmente depuis des semaines? dit Soltyk.
- Oui, répondit-elle avec calme.
- Vous êtes la plus belle femme que j'aie jamais vue, et en même temps la plus étrange. Vous êtes aussi mystérieuse que le Sphinx, peut-être aussi cruelle que lui.
- C'est vrai: je n'ai pas de coeur."
Elle promena ses doigts dans la fourrure sombre de sa jaquette, pendant qu'elle arrêtait sur lui son regard pénétrant.
"Vous ne me ferez pourtant jamais croire, dit-il, que vous êtes un démon.
- Je ne suis ni bonne ni mauvaise.
- Qu'êtes-vous donc?
- Je sers une idée, sans haine et sans amour.
- Et cette idée…?
- Je me fie à vous, comte Soltyk, quoique j'aie découvert en vous aujourd'hui une mauvaise qualité, doublement mauvaise en ce quelle dénote de la mesquinerie et de la faiblesse.
- Quelle est cette qualité?
- Vous êtes vaniteux, mon cher comte, vous vous donnez la peine de me plaire; cela m'inspire de la gaieté."
Un sourire fugitif passa sur son visage de marbre.
Soltyk était devenu rouge.
"Ah! vous êtes cruelle, murmura-t-il, cruelle comme une belle tigresse, qui joue avec la victime dont elle est sûre.
- Oui, vous êtes vaniteux, continua Dragomira, et malgré cela, au milieu des poupées du monde, vous êtes un homme; au milieu des masques, vous êtes une figure humaine. Aussi, je crois en vous et je me fie à vous.
- Vous le pouvez. Je n'ai pas besoin de vous dire quel pouvoir incompréhensible, surnaturel, vous avez sur moi. Vous n'êtes pas la jeune fille à qui l'on fait des aveux. Vous devinez la pensée, vous lisez les émotions sur les visages. Vous savez depuis longtemps que je vous aime.
- Oui, je le sais.
- Et savez-vous aussi combien je vous aime?
- Oui, je le sais aussi.
- Savez-vous, Dragomira, qu'il n'y a pas un mouvement de mon âme qui ne vous appartienne, que je ne m'occupe que de vous, que je rêve de vous, que votre pensée me fait délirer? Savez-vous que je suis prêt à tout abandonner, tout sacrifier pour vous?"
Elle fit un léger signe de tête pour dire qu'elle le savait.
"Et savez-vous que votre froideur, votre ironie me rendent fou?
- Mon ironie? interrompit-elle, comment pourrais-je me moquer de votre passion, quand je veux que vous m'aimiez ardemment, follement, comme à cette heure? Non, je ne ris pas de vous; je me réjouis de cette flamme que j'ai allumée.
- Dans quelle intention?
- Vous l'apprendrez.
- Pour faire de moi votre instrument? s'écria Soltyk, soit! Je veux vous servir; je veux servir vos plans; mais à une seule condition, c'est que vous serez à moi. Vous ne m'aimez pas. Vous n'avez pas de coeur. C'est bien; je ne vous demande pas d'éprouver quoi que ce soit à mon égard; mais dites-moi que vous consentez à devenir ma femme.
- Jamais.
- Vous êtes donc absolument insensible?"
Le comte se jeta à ses pieds et la serra passionnément dans ses bras, cachant son visage en feu dans les flots de soie, de dentelle, de fourrure et de velours qui enveloppaient cette froide créature. Dragomira irritée se dégagea brusquement de son étreinte.
"Comte, murmura-t-elle, si vous vous approchez de moi encore une fois, une seule fois, tout est fini entre nous.
- Pardon! dit-il d'une voix suppliante et toujours à genoux devant elle, je ne voulais pas vous offenser. Vous êtes injuste envers moi, si vous m'attribuez quelque intention qui pût blesser votre orgueil. Je le jure devant Dieu, je n'ai rien dans l'esprit qui puisse vous offenser.
- Vous n'avez pas besoin de le dire.
- Je n'ai qu'une pensée, faire de vous la maîtresse de tout ce qui m'appartient, faire de vous ma femme.
- Je le sais, dit Dragomira, et c'est là précisément l'erreur fatale qui est entre nous comme un abîme. Vous voyez en moi une femme ordinaire. Je ne suis pas cette femme-là. Jamais, je ne donnerai à un homme mon coeur, et encore moins ma main.
- Quelle fantaisie?
- C'est absolument sérieux.
- Et vous êtes réellement inflexible?
- Vous le voyez. Relevez-vous donc, cher comte, vous attendririez une vieille statue de saint avant de m'attendrir. Relevez-vous."
Soltyk se releva.
"Et maintenant, asseyez-vous près de moi et écoutez-moi."
Soltyk obéit.
"Oubliez ce milieu dans lequel vous me voyez, continua Dragomira, oubliez ces meubles modernes, ce poêle russe, supprimez par la pensée cette toilette, ces vêtements sarmates, ces dentelles, ces pantoufles qui rappellent le sérail; imaginez-vous que je porte une longue robe blanche, un voile, des sandales aux pieds, et vous comprendrez ce que je suis.
- Une vestale?
- Une prêtresse.
- Vous avez raison. Il ne vous manque que le contenu du sacrifice; la victime est prête."
Qu'y eut-il dans les paroles du comte qui fit tressaillir ce marbre virginal et passer un éclair dans ces yeux fiers et froids? Ce fut un regard que Soltyk ne comprit pas. Tel devait être le regard de la lionne au milieu de l'arène brûlante, quand le martyr chrétien désarmé allait au devant d'elle.
"Qu'avez-vous donc? demanda Soltyk.
- Rien, rien."
Elle se pencha en arrière, er ferma les yeux à demi.
"Vous appartenez donc à une secte religieuse? dit le comte, au bout de quelques instants.
- J'appartiens à une petite communauté, répondit Dragomira en ouvrant lentement les yeux, et cette communauté a une grande et sainte mission à remplir.
Représentez-vous le monde d'aujourd'hui, reprit Dragomira, l'état général des esprits. D'un côté vous avez la foi religieuse aveugle, morte, qui s'attache à des formes dénuées de sens, qui murmure des prières que personne n'entend et qui confie les âmes à des prêtres dont toute la vocation consiste à songer à leur bien-être corporel. De l'autre côté vous voyez l'incrédulité, pour laquelle il n'y a plus rien de sacré; l'incrédulité qui applique son compas aux étoiles comme aux crânes des animaux et des hommes, qui pèse tout, calcule tout, analyse tout; qui suit de l'oeil la croissance des plantes; qui connaît les pierres, les planètes et qui ne sait rien de Dieu parce qu'elle ne l'a pas découvert au bout de son télescope. Eh bien, au milieu de cette hypocrisie et de cette adoration qui s'adresse à la lettre et non à l'esprit; en présence de cet avilissement de l'homme, ravalé au niveau de la bête, et de cet amoindrissement de la nature dépouillée de Dieu, à la vue du dégoût, du vide, du désespoir d'ici-bas, ne comprenez-vous pas qu'il y ait des âmes qui aspirent à Dieu, qui le cherchent au delà des étoiles, au delà de la cellule et du mucus primitifs, et qui s'efforcent d'entrer en relation avec le monde des esprits dont elles ont le pressentiment?
- Vous croyez qu'il y a un Dieu?
- Oui, je le crois.
- Et qu'il y a un monde supérieur au-dessus de ce monde terrestre?
- Oui.
- Et qu'il est possible de pénétrer dans ce monde-là?
- Non seulement je le crois, mais je le sais, j'en suis convaincue.
- Alors vous êtes spirite?
- Non, on ne joue pas avec de pareilles choses. Malheur à celui qui étend une main téméraire vers le voile qui nous sépare de l'autre monde! La foi seule peut nous montrer le chemin qui conduit à la lumière éternelle.
- Et vous avez cette foi?
- Oui, je l'ai.
- Vous croyez que Dieu vous a choisie?
- Oui.
- Qu'il vous révèle à vous des choses qui demeurent cachées pour les autres yeux mortels?
- Oui.
- Maintenant je commence à vous comprendre, dit Soltyk que la surprise rendait pâle, pendant que ses yeux apparaissaient plus grands et plus brillants. Et vous voulez que je vous aime uniquement pour que je me confie à vous, pour que je suive avec vous la route qui seule, d'après vous, conduit au salut?
- Oui.
- Prouvez-moi qu'il y a un Dieu.
- Je ne le puis pas.
- Qu'il y a un monde en dehors de celui où nous respirons; des esprits qui obéissent à l'Eternel et avec qui nous pouvons entrer en relation, grâce à votre foi.
- Je le puis.
- Je vous en conjure, Dragomira, ne me trompez pas. Ce serait affreux de badiner avec de pareilles choses.
- Je ne badine pas, répondit-elle avec calme, vous me demandez des preuves; je vous les donnerai.
- Quand?
- Bientôt; peut-être dès demain.
- Votre parole?
- Ma parole! Je la tiendrai, et…?
- Alors je vous appartiendra, Dragomira."
VIII
DE L'AUTRE MONDE
Le monde des esprits n'est pas fermé. GOETHE, Faust.
Le lendemain matin, le comte Soltyk reçut un billet de Dragomira:
"Je suis chez Monkony ce soir. Venez-y sans faute. Nous pourrons causer ensemble sans être dérangés."
On préparait chez Monkony une représentation théâtrale. La répétition avait lieu ce soir-là. En dehors des acteurs il n'y avait que Dragomira; Soltyk pouvait donc facilement s'approcher d'elle. Pendant qu'on jouait un proverbe de Musser, ils se retirèrent dans un coin peu éclairé de la salle où se trouvait un petit divan.
"Qu'avez-vous à me dire? demanda le comte tout ému.
- Je suis prête à vous conduire dans le monde des esprits, dit Dragomira à voix basse, mais il faut quelque préparation de votre côté. Retirez-vous pour quelque temps du brillant tourbillon de ce monde où vous vivez et tournez votre âme de toutes forces vers le ciel.
- Comment? Que faut-il faire?
- Allez vous enfermer pendant trois jours dans n'importe quel couvent, et là, loin du monde, des hommes, du luxe et des plaisirs, appliquez-vous à de sérieuses méditations et à la prière; jeûnez, faites pénitence, et le troisième jour confessez-vous et communiez.
- Quoi! J'irai trouver un prêtre catholique?
- Pourquoi non? La forme n'est rien, le fond est tout. Il faut vous humilier devant Dieu. Il faut éveiller la douleur en votre âme. Ce qui est important et nécessaire, c'est que vous vous repentiez. Où? peu importe."
Soltyk, qui était déjà complètement sous l'influence de la belle prêtresse, obéit à ses instructions et se retira pendant trois jours dans le couvent des Carmélites, où il se livra à de sévères exercices de pénitence. Quand il revint chez lui, le quatrième jour, il reçut un billet de Dragomira qui lui donnait rendez-vous, chez elle, à onze heures du soir.
Il arriva à l'heure dite, Barichar se tenait auprès de la porte ouverte et monta devant lui au premier étage. Dragomira était prête. Elle prit son bras, quitta la maison avec lui et le conduisit par plusieurs rues à une petite place assez solitaire où une voiture les attendait. Une fois montés, la voiture les emmena rapidement à travers la ville dans un faubourg éloigné.
Ils s'arrêtèrent devant un vieux bâtiment isolé et entouré d'un mur élevé. Le cocher descendit et frappa trois fois. Un vieillard en costume de paysan vint ouvrir. Dragomira entra avec Soltyk et renvoya la voiture. Le vieillard fit traverser un jardin inculte pour entrer dans la maison, qui avait l'air complètement inhabitée. On ne voyait aucune lumière; les fenêtres étaient fermées avec des volets de bois; on n'entendait rien, pas même un chien. A la lueur douteuse d'une lanterne que le vieux portait à la main, le comte vit des murs blanchis à la chaux, crevassés et couverts de mousse, et un escalier vermoulu et à demi ruiné. Quand ils l'eurent monté, il distingua dans le corridor le portrait d'une dame en toilette rococo. Le tableau accroché au mur n'avait pas de cadre.
Le vieillard poussa la porte d'une petite salle dont le plafond offrait des restes d'ornements en stuc, alluma les bougies d'un candélabre en cuivre placé sur une commode de temps de nos grands-pères, jeta deux énormes bûches dans une grande cheminée hollandaise où flambait un bon feu, et resta ensuite près de la porte, attendant des ordres.
"Tu peux t'en aller, Apollon, dit Dragomira, si j'ai besoin de toi, je sonnerai."
Le vieillard partit, et Dragomira s'assit sur une chaise, près de la cheminée, telle quelle était, avec sa pelisse sombre et son bachelick de soie noire brodé d'or, car l'air de la salle était froid et humide et avait une odeur de moisi. La salle elle-même était presque entièrement vide. Avec la commode qui portait le candélabre et la chaise de Dragomira il y avait en tout autre chaise et une table. Sur la cheminée se trouvait une pendule qui marquait onze heures et demie. La salle avait trois fenêtres devant lesquelles pendaient d'épais rideaux, et deux portes dont l'une donnait évidemment dans une chambre voisine.
A la muraille étaient suspendues deux images: une Mère de Dieu byzantine toute noircie et sainte Olga. Entre les deux se trouvait un crucifix.
Un rideau blanc séparait une partie de la salle de celle où étaient
Dragomira te le comte.
Soltyk demanda à sa compagne ce que signifiait ce rideau.
"Il sépare le sanctuaire du monde profane, répondit Dragomira. Dès qu'il est minuit, et que les choses qui ne sont perceptibles ni pour les yeux ni pour les oreilles se font voir et entendre, cet espace qui est là devient leur asile et personne ne doit oser y mettre le pied. En ce moment, vous pouvez encore l'examiner."
Soltyk ouvrit le rideau et vit un espace entièrement vide, des murs nus, sans fenêtre ni porte; rien qui pût paraître surprenant ou provoquer le soupçon.
"Vous n'avez pourtant pas pleine confiance en moi, dit Dragomira lorsqu'il revint auprès d'elle.
- J'ai la sérieuse intention, l'ardent désir de me laisser convaincre par vous, répondit le comte, et voilà justement ce qui me détermine à m'enlever à moi-même tout terrain où le doute pourrait plus tard pousser des racines."
La pendule marquait le quart avant minuit.
Dragomira laissa glisser sa pelisse et ôta son bachelick. Et maintenant, debout, dans sa logue robe de velours noir, elle avait quelque chose de surhumain, de surnaturel. Toute couleur avait disparu de son beau visage sévère; seuls, ses grands yeux bleus brillaient d'une lueur étrange. Elle se prosterna devant l'image du Christ en croix et pria longtemps avec ferveur; puis elle se releva subitement, saisit Soltyk par la main et l'entraîna avec elle devant la cheminée. Là, elle s'assit de nouveau; quant à lui, il resta debout en proie à une émotion indicible.
Les aiguilles étaient sur minuit. Presque au même instant, le bruit lointain de douze coups sonnant à quelque horloge de la ville se fit entendre. Les bougies du candélabre s'éteignirent soudain d'elles-mêmes. Une profonde obscurité et un silence sinistre régnèrent dans la salle.
Quelque chose d'incompréhensible se mit alors à flotter lentement dans la salle et à la remplir. C'était à la fois une scintillation douce et tremblante, un murmure à peine perceptible et un parfum léger et subtil qui caressait les sens. Une brume diaphane montait du sol et se massait peu à peu. Enfin une forme à grands contours indécis se dressa, s'approcha, s'éleva en l'air et s'évanouit.
"Qu'est-ce que cela? demanda Soltyk à voix basse.
- Je ne sais pas.
- Peut-on forcer les morts qui nous étaient chers à apparaître devant nous?
- Oui.
- De quelle manière?
- Concentrez toutes vos pensées, tous vos sentiments, toute votre volonté sur cette personne que vous voulez voir."
Il y eut un moment de silence, puis le rideau s'ouvrit et l'on distingua une haute forme d'homme.
"Mon père, murmura Soltyk.
- Parlez-lui.
- Puis-je m'approcher de lui?
- Vous pouvez tout ce que vous voulez."
Soltyk sortit un revolver de sa poche.
"Me permettez-vous de tirer sur l'apparition? demanda-t-il.
- Pourquoi non? répondit Dragomira. Tirez!"
Un éclair, une détonation, un peu de fumée. La forme était toujours là debout.
"Incrédule!" s'écria une voix sourde qui semblait venir de la tombe.
Soltyk s'avança d'un pas résolu vers l'apparition et cherche à saisir la blanche et ondoyante draperie; mais elle fuyait comme un brouillard entre ses doigts, et la figure disparut à ses regards.
"J'ai offensé l'esprit, dit-il.
- Il semble."
Soltyk revint près de Dragomira.
"C'est en vain que je me mets en défense contre ce que je vois et entends ici, murmurait-il, il faut que j'y croie, malgré moi. Si je ne deviens pas fou auparavant, vous réussirez sans aucun doute à me convertir."
Alors apparut une deuxième figure, celle d'une femme dont les yeux étaient attachés sur le comte avec l'expression d'un amour céleste.
"Oh! ma mère! s'écria-t-il.
- M'entends-tu, mon enfant?
- Oui.
- Pourquoi t'es-tu détourné de Dieu? Retourne à lui, pendant qu'il en est encore temps. Je prie pour toi auprès du Tout-Puissant. Il aura pitié de toi.
- D'où viens-tu? demanda Soltyk d'une voix tremblante.
- De bien loin.
- Et où vas-tu?
- Dans les sphères supérieures. Je suis emportée loin des lourdes vapeurs de la terre vers les espaces sacrés des étoiles. Adieu, mon enfant, adieu!
- Adieu!"
L'apparition s'évanouit et avec elle la lueur mystérieuse et le parfum. De nouveau régnèrent l'obscurité et le silence.
"A quoi pensez-vous maintenant? demanda Dragomira.
- A ma soeur."
Soudain la lueur apparut de nouveau, et l'on eût dit qu'un jardin en fleurs exhalait tous ses parfums dans la salle. Un petit nuage était étendu sur le sol, devant le rideau. Il s'entr'ouvrit doucement et un enfant en sortit, une petite fille d'environ dix ans, vêtue d'une robe blanche garnie de rubans bleus. Elle levait d'un air joyeux sa jolie tête entourée de boucles noires flottantes, et attachait sur Soltyk ses grands yeux sombres. Elle lui tendit ses bras nus, et, avec un charmant sourire, lui cria d'une voix fraîche et mélodieuse:
"Boguslaw, tu es là! Il y a si longtemps que tu n'as joué avec moi!
Viens, viens donc! Il faut que je parte bientôt."
L'effet fut tout puissant. Le comte fit deux pas en avant, tomba à genoux, se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer. Il sentit deux bras qui l'entouraient légèrement, comme dans un rêve où les corps n'existent pas, et deux petites mains qui le touchaient, parfumées et froides comme des feuille de roses couvertes du givre du printemps. Un frisson lui parcourut le corps; ce n'était pas un frisson d'épouvante, mais un doux frémissement de joie et d'espérance.
"Reste près de moi, dit-il en suppliant.
- Je ne peux pas, répondit l'apparition, mais tu as là celle qui ne t'abandonnera pas.
- Dragomira?
- Oui. Elle te montrera la route du bonheur terrestre et celle du salut éternel. Adieu. Ne m'oublie pas. Je pense souvent à toi."
L'apparition s'éleva lentement, comme un nuage qui plane. C'est en vain que Soltyk cherchait à l'atteindre et à la serrer dans ses bras. Elle riait doucement et lui échappait comme un insaisissable papillon. Sa robe flottait toujours; ses boucles ondulaient encore vaguement. Puis tout se retrouva soudain plongé dans les ténèbres. La mélodie mystérieuse qui vibrait doucement dans la salle s'arrêta, le parfum des fleurs s'évanouit.
"C'est assez, dit le comte, en revenant lentement et pas à pas vers
Dragomira. Je suis dans un état qui touche à la folie.
- Cela ne dépend pas de moi.
- Faites apporter de la lumière."
Dragomira sonna. Le vieillard arriva aussitôt avec sa lanterne et ralluma les bougies du candélabre qui donnèrent de nouveau une lumière tranquille et claire.
"Ecarte le rideau, ordonna le comte."
Le vieillard échangea un regard imperceptible avec Dragomira et fit ce qu'on lui avait commandé.
"Va-t'en maintenant."
A peine le vieillard s'était-il éloigné qu'une musique douce et plaintive recommençait à vibrer dans la salle. Une blanche figure s'éleva du sol à la lueur brillante des bougies.
"Doutes-tu encore? demanda une belle voix, pleine et majestueuse comme les notes d'un orgue.
- Non! non!" répondit Soltyk d'une voix étouffée.
L'apparition s'était au même instant dissipée comme une vapeur.
"Croyez-vous en moi, maintenant?" demanda Dragomira.
Au lieu de répondre, le comte tomba à genoux devant elle et cacha son visage tout pâle dans le sein de la jeune fille. Dragomira le regarda paisiblement, sans raillerie, mais aussi sans pitié.
IX
A BAS LE MASQUE
"Oh! tu es cruelle! tu fais mourir tout ce qui t'aime." LOPE DE VEGA.
M. Oginski remarquait avec chagrin que les joues de sa fille pâlissaient de jour en jour. Elle, qui autrefois badinait, riait, chantait du matin au soir, restait maintenant toujours silencieuse et sérieuse. Il tint conseil avec sa femme qui chercha à le consoler; mais ils furent aussi heureux l'un que l'autre, lorsque Anitta leur demanda la permission de prendre des leçons de peinture. Ils virent avec plaisir qu'elle cherchait à se distraire. Elle passa ainsi bien des matinées chez son maître, espèce de vieil original polonais. Il ne leur vint pas non plus le moindre soupçon à l'occasion des fréquentes sorties qu'elle fit le soir sous prétexte d'aller visiter le vieux peintre. N'était-ce pas Tarass, le vieux, le fidèle, le sûr Tarass qui l'accompagnait chaque fois?
Personne ne se doutait que ces leçons n'étaient pour Anitta qu'un moyen d'être plus libre, et que le temps qu'elle passait hors de chez ses parents, elle l'employait surtout à observer Dragomira, de concert avec son fidèle Cosaque, et à la surveiller dans ses allées et venues.
Un soir, ils l'avaient suivie jusqu'au cabaret Rouge. Dragomira, qui se croyait espionnée par des agents du jésuite, s'arrêta subitement et vint droit à eux.
"Qu'y a-t-il pour votre service? dit-elle en regardant Anitta bien en face. Depuis quelque temps vous êtes toujours sur mes talons? Que désirez-vous…?"
Elle s'interrompit tout à coup.
"Serait-ce possible? s'écria-t-elle. Anitta? vous ici?
- Oui, moi! répondit Anna, encore tremblante de surprise, mais elle se remit rapidement.
- Et vous désirez?…
- Je veux vous dire, reprit Anitta, de plus en plus décidée et calme, que l'on voit dans votre jeu. Je vous tiens pour une coquette; je sais maintenant que vous poursuivez des plans qui craignent la lumière, que vous…
- Qu'en savez-vous? murmura Dragomira en saisissant brusquement Anitta par le poignet.
- Lâchez-moi, dit Anitta avec énergie, vous ne me ferez pas peur."
Elle repoussa Dragomira et recula d'un pas.
"Que savez-vous de mes plans, demanda de nouveau Dragomira.
- Peu de chose, mais assez pour comprendre que par votre fait Zésim Jadewski court un danger sérieux. Vous avez aussi tendu vos filets autour du comte Soltyk. C'est bien, celui-là je vous l'abandonne; mais cessez de vouloir faire votre victime de Zésim.
- En vérité? dit Dragomira d'un ton railleur. Vous me faites cadeau de Soltyk comme s'il était votre esclave; et je dois vous donner Zésim en échange. Malheureusement, je ne peux pas plus disposer de lui que vous du comte.
- Ne déplacez pas la question, dit Anitta avec vivacité, vous ne me comprenez que trop bien. Je veux que vous renonciez à Zésim, non pas pour m'être agréable, à moi, mais parce que vous ne pouvez que causer sa perte comme celle de bien d'autres. Il y a quelques chose en jeu, que je ne comprends pas encore; mais je sens que Zésim est en danger tant qu'il respire le même air que vous.
- Tu prends une peine inutile, répondit Dragomira avec une froide majesté, tu ne comprends pas, pauvre jeune fille, mais il est une chose que tu comprendras peut-être, c'est que je l'aime et qu'alors je veux le sauver, car c'est toi qui perds son âme, et non pas moi.
- Tu l'aimes? s'écria Anitta. Toi!… toi, autour de qui flotte une odeur de sang!
- Tais-toi!
- Non, je ne me tairai pas. C'est toi qui as tué Pikturno. Quiconque t'aime, tu le tues. Tu immoleras aussi Zésim. Dans quelle intention? je ne le sais; mais tu désires son sang. C'est mon coeur qui me le dit; aussi je briserai le filet dans lequel tu le tiens prisonnier. Il est encore temps. Délivre-le.
- Jamais.
- Alors prends garde!
- Folle! C'est à toi à prendre garde.
- A bas le masque! s'écria Anitta, laisse le monde voir ce visage avec lequel tu te glisses la nuit comme une louve à travers les rues. Avoue donc tes actes!"
Dragomira se demanda un moment si elle n'étendrait pas à l'instant même Anitta à ses pieds, si elle ne fermerait pas d'un coup du froid acier la bouche qui l'accusait avec tant de violence. Mais elle se dit qu'Anitta ne savait rien et ne pouvait rien savoir, que rien n'était encore perdu, que cette jeune fille ne faisait qu'obéir à un vague pressentiment, tandis qu'un coup de poignard, donné ne pleine rue, perdrait tout et pourrait bien la livrer elle-même au couteau de l'exécuteur.
"Quels actes? répondit-elle d'un ton redevenu tout à coup froid et tranquille. Quelles folles idées te tourmentent? Si j'appartenais par hasard à une société secrète qui veuille le bien de notre peuple, serait-il généreux de me trahir? Qui peut affirmer que c'est moi qui ai entraîné Pikturno à la mort? S'il m'avait aimée; si, désespéré de ma froideur, il avait mis fin à sa vie, en serais-je responsable? Il peut tout aussi bien avoir été un traître que ses compagnons ont jugé.
- C'est possible, dit Anitta, je veux bien le croire et respecter ton secret; mais rends la liberté à Zésim.
- Je ne le peux pas.
- Alors je le sauverai, malgré toi.
- Essaye.
- Tu veux la guerre? continua Anitta, soit! Tu ne me connais pas; je ne crains rien, pas même la mort. Une de nous périra, toi ou moi.
- Dieu est avec moi! s'écria Dragomira.
- Ne blasphème pas!"
Anitta se retournait pour s'en aller.
"Encore un mot!"
Dragomira la suivit et la prit par la main.
"Ne dis rien; j'ai pitié de toi; ce serait une douleur pour moi si tu devenais la victime de ton amour.
- Tu ne m'intimideras pas, dit Anitta; j'ai autant à perdre que toi, pas plus, pas moins."
Elle s'éloigna avec Tarass. Dragomira la suivit longtemps du regard; puis, au lieu d'entrer dans le cabaret Rouge comme elle en avait eu le dessein, elle revint chez Sergitsch, en faisant un détour. Là elle redevint la brillante et coquette femme du monde aux pieds de laquelle se prosternait toute la jeunesse de Kiew. Anitta rentra chez elle, quoique peu émue et animée, mais satisfaite d'elle-même. Elle sentait tout d'un coup toute sa force. La courageuse et pure enfant n'eut pas peur un seul instant à l'idée de la lutte qu'elle avait engagée. Mais elle était prudente; elle examina toutes les chances, pour ou contre, et songea à ses alliés. Avant tout, il y avait le P. Glinski. Elle lui écrivit immédiatement un billet qu'elle confia à Tarass, et le lendemain, pendant que ses parents étaient en soirée, elle attendit son vieil ami dans son petit boudoir.
"Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? demanda le jésuite en souriant, t'es-tu enfin convertie? Puis-je féliciter mon cher comte?
- Féliciter le comte?… Mais il ne pense plus à moi.
- A qui donc?
- Ne plaisantez pas, reprit Anita, j'ai à vous parler sérieusement. Il faut nous donner la main, agir d'un commun accord.
- Dans quelle intention?
- Contre une ennemie commune, contre Dragomira Maloutine."
Glinski resta muet de surprise un moment.
"Que sais-tu sur son compte?
- Elle a tendu ses filets autour de Soltyk et de Zésim en même temps. Il s'agit pour vous de sauver le comte, pour moi de sauver Zésim à qui appartiennent mon coeur et ma vie. Si Dragomira était tout simplement une coquette, je serais trop fière pour le lui disputer. Mais elle appartient à une société secrète, qui poursuit l'exécution de plans politiques considérables et dangereux. Elle ensorcelle les hommes qui l'approchent, uniquement pour les faire servir aux desseins de sa société. Pikturno est devenu la victime de cette association mystérieuse, et Dragomira n'hésitera pas davantage à faire périe le comte et Zésim, si elle le juge nécessaire à ses projets.
- D'où sais-tu que Pikturno est mort de la main de Dragomira?
- Je ne dis pas cela; mais elle est pour quelque chose dans sa fin sanglante.
- Ce sont des idées que tu te fais.
- Non, j'en suis convaincue. Un hasard m'a mise sur la voie, et
Dragomira me l'a pour ainsi dire avoué elle-même.
- C'est bon à retenir.
- J'ai encore plus que cela à vous dire, mais je désire que vous ne fassiez riens sans moi; et, avant tout, il faut que vous me promettiez de ne plus me tourmenter avec Soltyk.
- Je t'en donne ma parole."
Le jésuite tendit sa main à Anitta, et elle la lui baisa dans un transport de joie enfantine.
Le P. Glinski, attentif à en perdre la respiration, écouta le récit qu'elle lui fit de son étrange aventure, et quand elle eut terminé, il se félicita d'avoir trouvé une alliée si avisée et si énergique.
De retour à la maison; le P. Glinski résolut de faire une dernière tentative auprès du comte.
"Permettez-moi, lui dit-il, d'appeler votre attention sur le danger où vous êtes.
- Vieilles histoires.
- Je vous ai déjà dit que Dragomira avait des plans bien arrêtés par rapport à votre personne.
- Pouvez-vous me dire quelque chose de plus sur ces plans? dit Soltyk d'un ton moqueur.
- Oui.
- Eh bien, éclairez-moi.
- Dragomira appartient à une société secrète."
Soltyk fronça le sourcil.
"Il faut que je vous rendre avertissement pour avertissement, cher père Glinski, dit-il d'un air sérieux; il n'est pas bon de parler de ces choses-là, et il est encore plus dangereux de chercher à pénétrer dans les secrets d'autrui. Si Dragomira, ce que je ne crois pas, est réellement mêlée à une entreprise de ce genre, cela prouve qu'elle n'est pas une jeune fille ordinaire, et nous n'avons aucune raison de la trahir et de provoquer la vengeance de ses associés.
- Comme Pikturno.
- Eh bien, Pikturno?…
- On l'a tué, parce qu'il ne savait pas se taire. Peut-être son sang a-t-il souillé cette petite main blanche que vous aimez tant à baiser.
- Quelle absurdité!
- Je ne suis pas seul à connaître ces ténébreux manèges. On chuchote déjà çà et là. Ce serait effrayant si vous tombiez dans ces pièges.
- Eh bien que dit-on?
- On parle d'une conspiration?"
Soltyk regarda le jésuite et se mit à rire.
" Pourquoi riez-vous?
- Je ris de vous voir si bien informé.
- Ce n'est donc pas une conspiration.
- Vous me tenez pour initié, à ce que je vois, dit le comte: je ne le suis pas, mais je puis vous dire que Dragomira n'est engagée dans aucune affaire qui puisse la mettre en conflit avec les lois existantes. En voilà assez sur ce sujet."
Le comte le congédia fièrement d'un signe de la main, et le jésuite se retira.
"Donc, pas de conspiration, se disait-il à lui-même. Alors, qu'est-ce?
Oui, qu'est-ce?"
Glinski s'assit près de sa cheminée et se mit à réfléchir. Tout à coup, il lui vint une pensée dont il eut lui-même peur. Il appuya sa main sur son front. Et pourquoi pas? Dans ce pays, où l'on voit les plus incroyables contrastes, les plus singulières aberrations, où la nature semble un sphinx qui propose tous les jours aux hommes de nouvelles énigmes, tout est possible.
Mais une jeune fille d'ancienne et bonne famille, une jeune fille distingués, riche, belle, bien douée, faite pour être heureuse et rendre heureux, était-ce possible qu'elle eût adopté ces doctrines extravagantes, confinant à la folie, qu'elle se fût engagée dans cette route ténébreuse et souillée de sang? Non, ce n'était pas possible. Et pourtant? N'avait-on pas vu, au milieu de ce siècle, une noble dame, une demoiselle d'honneur de l'impératrice, devenir la Mère de Dieu des Adamites de Hlistow, cette secte de fous frénétiques? Dragomira pouvait suivre la même voie. Mais n'était-il pas dangereux de soulever une si effroyable accusation avant d'avoir des preuves précises? Et pour le moment ces preuves manquaient.
Le P. Glinski pesa tout; il ne laissa de côté aucune circonstance, si petite qu'elle fût. Il en arriva finalement à cette conclusion que rien n'était perdu, et il s'arrêta à l'opinion d'Anitta.
Une conspiration? N'était-ce pas suffisant pour exciter la vigilance de la police et pour faire entourer Dragomira et ses associés d'un réseau d'espions prêts, quand viendrait le moment décisif, à les livrer tous aux tribunaux?
Le but pouvait de cette façon être atteint sûrement et promptement. Il ne fallait donc pas avoir recours à d'autres moyens qui seraient peut-être illusoires et dangereux.
Il était désormais bien décidé. Il écrivit à la hâte l'indispensable sur une feuille de papier et l'envoya immédiatement par un homme sûr au commissaire de police Bedrosseff.
X
NOUVELLES MINES
Maintenant, à l'aide, formules magiques et amulettes! SHAKESPEARE,
Henri IV.
C'était un petit cabinet intime que celui où Bedrosseff reçut le jésuite. Il lui tendit la main et lui offrit un cigare que Glinski prit et alluma; puis ils s'assirent l'un près de l'autre sur un petit sopha de cuir et causèrent.
"Je viens vous parler d'une affaire très délicate, dit le jésuite doucement, et je compte sur votre discrétion.
- J'espère que vous la connaissez? S'agit-il de quelque nouveau tour de votre comte? Faut-il arriver comme un ange sauveur?
- Ma foi, il s'agit bien de quelque chose comme cela. Le comte Soltyk est possédé depuis quelque temps par une passion insensée pour une jeune dame, qui est certainement de bonne famille et qui pourrait à la rigueur lui faire une femme convenable. Mais elle est dangereuse pour lui à un autre point de vue.
- Quelle est cette dame?
- Une demoiselle Maloutine.
- Dragomira,
- Vous la connaissez?
- Si je la connais? Je connais ses parents; elle, je la connais dès l'enfance, et je suis même en relation avec elle, ici, à Kiew.
- Ainsi, vous la connaissez bien?
- Oui."
Glinski regarda le commissaire de police bien en face.
"La croyez-vous capable d'un assassinat?"
Bedrosseff éclata de rire.
"Comment une idée aussi folle vous est-elle venue?
- Vous la regardez donc comme incapable d'accomplir ou de provoquer un pareil acte, même sous l'empire de motifs qui peuvent égarer une âme exaltée et l'entraîner au fanatisme?
- Mais, mon révérend père, Dragomira n'est ni fanatique ni égarée. Elle est au contraire très froide, très prudente et très raisonnable.
- Vous êtes convaincu qu'elle est incapable d'exaltation?
- Tout à fait incapable.
- D'exaltation politique aussi?
- De toute espèce d'exaltation.
- Mais il est démontré qu'elle a des fréquentations secrètes.
- Avec qui?
- Avec le marchand Sergitsch.
- Je le connais; c'est un ami de sa mère, un brave homme, tranquille, inoffensif.
- Elle s'habille en homme chez lui et fait des visites nocturnes au cabaret Rouge.
- C'est bien possible.
- N'est-ce pas un lieu suspect?
- Oui, mais cela ne prouve rien. Le lieutenant Jadewski adore Dragomira. Elle lui laisse espérer sa main; mais elle essaye d'abord adroitement de voir si elle ne pourrait pas devenir comtesse Soltyk. Elle favorise le comte ouvertement devant le monde; elle lui cache ses relations avec Zésim, et par conséquent ne peut voir l'officier qu'en cachette. D'où ses promenades nocturnes. Vous voyez que tout cela est aussi innocent que possible. Dragomira est irréprochable à tous égards. Ce n'est pas même une coquette dans le sens ordinaire du mot. Elle est tout bonnement assez avisée pour vouloir conquérir la main d'un magnat riche et considérable. Ce n'est pas un crime.
- Mais on ne la croit pas étrangère à la mort de Pikturno.
- Je connais aussi cette histoire-là. Il est probable que Dragomira a été l'occasion d'un duel à l'américaine entre Soltyk et Pikturno, et que le dernier a eu la boule noire.
- Malgré tout ce que vous me dites, je crains des machinations politiques dans lesquelles on pourrait bien entraîner le comte.
- Je vous répète qu'il s'agit d'affaires d'amour, répliqua Bedrosseff en souriant, néanmoins je ferai tout mon possible pour tirer la chose au clair, et je prends bonne note de votre avertissement.
- Vous ferez surveiller Dragomira?
- Oui.
- Ne feriez-vous pas bien aussi de demander quelques explications à la jeune fille elle-même, comme ami de sa mère? Votre regard perçant démêlerait peut-être bien des choses qui nous échappent à nous autres.
- Je ne demande pas mieux. De votre côté essayez tout de suite de détourner autant que possible le comte de Dragomira; occupez-le, donnez-lui des distractions.
- Je n'y manquerai pas, et dès que je saurai du nouveau, je vous en préviendrai immédiatement."
Les deux hommes se séparèrent en se donnant une chaude poignée de main, avec un sourire qui, chez le commissaire de police, voulait dire: Tu es quelque peu naïf, mon ami, pour un jésuite; et cher le Père: Tu n'as pas la vue bien longue, mon ami, pour un commissaire de police. Cependant Bedrosseff fit appeler sur-le-champ le plus adroit et le plus expérimenté de ses agents, pour bien s'entendre avec lui et lui donner les instructions nécessaires.
A la même heure, le jésuite expédiait un courrier à Tarajewitsch, un parent du comte. Soltyk le voyait autrefois avec plaisir et avait passé avec lui mainte nuit joyeuse. Tarajewitsch arriva aussitôt et trouva l'hôtel de l'Europe, où il descendait, le jésuite qui l'attendait déjà. Les deux hommes s'entendirent promptement et conclurent sur-le-champ une alliance intime; car Tarajewitsch était toujours à la disposition de quiconque avait de l'argent à lui donner et de belles promesses à lui faire; et le jésuite ne regardait pas à appuyer son éloquence de quelques banknotes de roubles à l'effigie de Catherine II.
Une heure plus tard, l'honnête Tarajewitsch se précipitait avec tout l'empressement d'un parent affectueux dans le cabinet du comte.
"Cher Bogislaw, s'écria-t-il en le serrant dans ses bras et en lui donnant deux baisers retentissants, nous voilà encore ensemble à Kiew! Je voulais te faire un grand plaisir et voilà pourquoi je suis venu à l'improviste. Naturellement, je demeure chez toi, et nous allons fièrement nous amuser pendant quelques jours."
Quand Soltyk fut sûr que Tarajewitsch ne voulait rester que quelques jours, il respira. Son cher parent donna immédiatement sans plus de façons l'ordre d'aller chercher sa malle à l'hôtel.
"Maintenant, par quoi commençons-nous? dit-il une fois installé; avant tout il faut un programme.
- Fais à ton idée.
- Voici pour aujourd'hui. D'abord dîner au club. Puis une petite partie. Ensuite théâtre. Que joue-t-on?
- La Traviata.
- Parfait! s'écria Tarajewitsch; après l'opéra, nous allons aux
Tziganes. Il paraît qu'il y a avec eux une femme magnifique,
Zémira. Est-ce que tu ne la connais pas?
- J'en ai entendu parler.
- Belle! sauvage! Une panthère humaine, la bayadère pur sang!"
Soltyk commençait à se réconcilier avec le programme de son cousin. Une belle femme valait toujours la peine qu'on se dérangeât pour aller la voir. Ils dînèrent au club, puis commencèrent une partie de makao. Tarajewitsch eut un jeu si extravagant que Soltyk sentit la mauvaise humeur lui venir; et cédant au mécontentement et à l'ennui, il finit par donner le signal du départ. Tarajewitsch s'attacha à son bras, mis en belle humeur par le vin, et les poches pleines d'argent.
Ils s'habillèrent et se rendirent au théâtre.
Tarajewitsch se conduisit comme un fou. Il lança sur la scène un cornet de bonbons à la prima donna, et cria bis après chaque morceau.
Soltyk se sentit littéralement soulagé quand ils furent de nouveau en voiture et qu'ils partirent pour les Tziganes.
"Ecoute un peu, dit-il à Tarajewitsch, prends bien garde à ne pas faire l'extravagant avec les jeunes Tziganes. Elles sont coquettes, à ce qu'on dit, et ne demandent pas mieux que de recevoir des compliments; mais leur vertu est hors de doute. La moindre bévue qui t'échappera fera scandale, si le poignard de leurs noirs chevaliers ne s'en mêle pas.
- Je sais, je sais," marmotta Tarajewitsch.
Le café où ils arrivèrent était un grand kiosque oriental, décoré come un palais des Mille et une Nuits. La partie centrale de la rotonde figurait une espèce de salle de danse, où un orchestre de Tziganes jouait des airs d'une mélancolie sauvage. Le long des murs, sous des palmiers et autres plantes des pays chauds, régnait une longue rangée de divans bas et mous. Sur ces divans étaient assises ou étendues, dans des poses pittoresques, les brunes filles de l'Inde aux yeux de gazelle, vêtues de blanc et chargées de bijoux magnifiques. Elles riaient et causaient avec les élégants messieurs et les officiers qui leur faisaient la cour.
De temps en temps, une demi-douzaine de ces jeunes beautés s'élançait dans la salle et exécutait une danse fantastique en s'accompagnant de tambours de basque.
Tarajewitsch laisse le comte appuyé contre une colonne et entama une conférence secrète avec une vieille bohémienne que Glinski lui avait indiquée et recommandée.
La plus belle des houris de ce féerique paradis de Mahomet s'avança bientôt vers le comte et lui tendit la main. Elle était élancée, bien proportionnée, et pouvait rivaliser avec n'importe quelle statue de Vénus. Son visage, légèrement bruni, aux lignes distinguées, était éclairé par deux grands yeux noirs où brillait une flamme étrange. Ses cheveux, entrelacés de perles et de corail, tombaient en boucles opulentes sur ses épaules. Elle avait des pantoufles brodées d'or, un pantalon turc bouffant, une jupe courte bigarrée, un corsage parsemé de pierreries. Tout son costume était en soie rouge épaisse. Chacun de ses bras nus était orné de plusieurs anneaux d'or.
"Bonsoir, comte, dit-elle en souriant.
- Tu me connais?
- Et toi, ne me connais-tu pas? Je suis Zémira; on m'appelle l'étoile de Kiew. Est-ce que je te plais?
- Demande cela à ton amoureux.
- Je n'en ai pas, Dieu le sait!
- Si tu veux attraper quelqu'un, adresse-toi à qui croit encore aux serments des bohémiennes.
- Oh! tu es fin; mais cette fois tu te trompes. Toi qui fais battre le coeur de toutes les femmes, ne serais-tu pas capable de séduire celui d'une pauvre petite bohémienne? Viens, dis-moi que tu me trouves belle.
- C'est vrai, tu es belle.
- Et on aime ce qui est beau, n'st-ce pas? Alors aime-moi."
Soltyk se mit à rire.
"Ne ris pas, s'écria Zémira en frappant du pied, je veux que tu m'aimes. Tiens, prends et bois, et tu brûleras d'amour pour moi."
Elle tira un petit flacon et le lui donna.
"Non, tu m'ensorcelleras pas, reprit Soltyk, ni avec tes yeux ni avec ton philtre."
Zémira le regarda dans les yeux, recula de trois pas, allongea les bras vers lui et les ramena lentement à elle comme si elle voulait attirer l'âme du comte par un pouvoir magique, et murmura quelques paroles inintelligibles.
"Une incantation! dit Soltyk ironiquement, cela n'a d'effet que quand on y croit.
- Es-tu donc de pierre? demanda la jeune fille avec surprise; laisse-moi un peu lire dan ta main."
Elle s'empara de la main du comte, y jeta un coup d'oeil rapide, puis regarda Soltyk et secoua la tête d'un air effrayé. Cette fois, ce n'était pas une comédie que jouait la brune beauté.
"Que lis-tu de mauvais dans ma main? demanda Soltyk.
- Il vaut mieux ne pas savoir tout ce qui est écrit dans le livre du destin.
- Je veux pourtant que tu parles.
- La ligne de ta vie est coupée, murmura Zémira, ici, brusquement. Ta mort est plus proche que tu ne crois. Ce sera une mort violente, horrible."
Soltyk haussa les épaules et donna une pièce d'or à la bohémienne, puis il fit signe à Tarajewitsch.
"Tu veux déjà partir? demanda ce dernier.
- Non, mais buvons, répondit Soltyk, le vin chasse les mauvais esprits. Je trouve tout sinistre ici, ce jardin enchanté, ces fleurs absurdes avec leur parfum narcotique, ces violons qui murmurent, gémissent et pleurent comme des anges déchus, et surtout ces belles femmes brunes avec leurs yeux de pécheresses. Je me figure qu'elles vont se transformer en serpents ou en n'importe quels autres reptiles."
Pendant que le comte et Tarajewitsch vidaient bouteille sur bouteille, l'agent de police faisait au commissaire Bedrosseff le rapport suivant:
"Il est certain que Dragomira va au cabaret Rouge habillée en homme, et que Pikturno y allait tous les jours. Il est également hors de doute qu'il faisait la cour à la juive Bassi Rachelles. Enfin, il a été bien établi qu'au moment où Pikturno disparaissait, Dragomira était absente de Kiew et que la juive n'était pas non plus à Kiew dans la nuit où Pikturno a été vu pour la dernière fois."
XI
CHASSE A L'HOMME
"Te voilà dans ton propre piège." OEHLENSCHLAGER.
Après avoir fait plusieurs tentatives pour rencontrer Dragomira, Zésim lui envoya une lettre de reproches. Elle lui répondit dans un style passablement ironique, en l'invitant à venir dans l'après-midi. Il arriva au moment où le jour baissait. Elle vint à sa rencontre avec un rire sonore, plus belle et plus séduisante que jamais.
- Encore une fois jaloux, mon ami? lui dit-elle d'une ton badin et comme une femme sûre d'avoir raison.
- Tu sembles éprouver du plaisir à me voir souffrir, répondit Zésim.
- Non, certes non, dit-elle. En somme, tu n'as pas le droit de m'accuser. Je t'ai dit loyalement ce que tu as et ce que tu n'as pas à attendre de moi. Lorsque nous revenions de Myschkow, je t'ai sincèrement donné ma main, pour toujours, mais à des conditions bien déterminées, que tu n'observes pas, parce que tu n'as pas pleine et entière confiance en moi.
- Cependant, Dragomira… s'écria Zésim, en l'entourant de ses bras et la serrant contre sa poitrine, mais je t'aime tant! Aussi…
- L'amour a confiance, répondit-elle, et tu te tourmentes, et tu me tourmentes moi aussi, aves tes imaginations.
- Tes relations avec le comte…
- C'est nécessaire. J'ai une tâche sérieuse à remplir envers lui.
- Toujours les mêmes motifs, les mêmes prétextes.
- C'est la preuve que je suis conséquente avec moi-même.
- Ne vois-tu pas combien je souffre?
- Est-ce ma faute? T'ai-je fait des promesses que je ne tienne pas? Ne t'ai-je pas tout dit d'avance?
- Tu as raison, dit Zésim, je suis fou, pardonne-moi."
Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les mains.
Elle souriait, et il était heureux encore une fois. Mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Bedrosseff entra, et avec son rire sec le fit tomber de son ciel.
"Je vous dérange? demanda-t-il en clignant de l'oeil à Dragomira, cela m'en a tout l'air; j'en suis fâché; mais j'ai à vous parler d'une affaire importante, mademoiselle; deux mots seulement…
- Laisse-moi seule avec lui, dit tout bas Dragomira à Zésim, c'est un vieil ami de ma famille, il a sans doute quelque commission pour moi."
Zésim sortit, mais bien à contre-coeur et avec une imprécation sur les lèvres à l'adresse du commissaire de police.
Dragomira s'assit dans un coin du sopha, et Bedrosseff prit un fauteuil en face d'elle. Elle avait eu la précaution de se placer dans l'ombre, tandis que la lumière tombait en plein sur le commissaire. Elle voulait l'observer, et, autant que possible, se soustraire à son regard pénétrant.
"Vous avez connu Pikturno? dit-il d'un ton indifférent. Il me semble que vous m'en avez parlé.
- Oui, je l'ai vu une ou deux fois.
- Vous m'avez dit aussi qu'il avait été la victime d'un duel à l'américaine.
- Je le crois.
- Son adversaire était le comte Soltyk?
- C'était une conjecture.
- Je puis dire aujourd'hui de la façon la plus certaine que vous vous trompiez, répliqua Bedrosseff brusquement, dans l'intention de troubler Dragomira, Pikturno a été assassiné.
- Ah! c'est vraiment curieux. Et les assassins, les a-t-on découverts?
- Je suis sur leurs traces.
- On ne pouvait moins attendre de votre pénétration et de votre habileté. Et quels mobiles donne-t-on de ce meurtre? A-t-on volé Pikturno?
- Quant à cela, je dois encore ma taire.
- Pourquoi? Je ne trahis jamais un secret."
Dragomira se pencha et prit les mains de Bedrosseff.
"Ce n'est pas gentil de piquer ma curiosité et de me laisser ensuite derrière la porte fermée.
- Nous avons à Kiew, dit alors le commissaire de police, un lieu mal famé, où vont toutes sortes de canailles. On l'appelle le cabaret Rouge."
Dragomira se mit à rire.
"Qu'avez-vous? Qu'est-ce qui vous rend si gaie!
- Je me figurais… dans cet endroit-là… que c'est bien plutôt des couples d'amoureux qui s'y rencontrent, des jeunes filles qui ont donné leur coeur contre la volonté de leurs parents, des femmes…
- Je sais aussi cela, continua Bedrosseff; mais l'aubergiste, une juive rouée, et ses associés sont soupçonnés de faire quelque commerce interlope, et d'être en rapport avec des voleurs. Cette bande est bien capable de dévaliser quelqu'un et de le tuer.
- Vraiment? Je suis bien aise de la savoir.
- Pourquoi? demanda le commissaire de police intrigué. Vous n'avez jamais, que je sache, mis le pied sur le seuil de ce cabaret?"
Dragomira recommença à rire.
"Mais alors?…
- Oui, mais que cela ne sorte jamais de nous deux, répondit Dragomira; j'y suis allée plusieurs fois. Ma tante a peur de tout et me garde très sévèrement. Vous comprenez?…
- Parfaitement. Vous y avez rencontré Zésim?
- Je ne dis pas cela.
- Oh! j'en sais plus que vous ne pensez.
- Quoi, par exemple?
- Que vous vous promenez parfois la nuit dans les rues et que vous vous déguisez de façon à être méconnaissable."
Nouveau rire sonore de Dragomira.
"Alors je comprends, s'écria-t-elle, que les voleurs et les assassins ne soient pas découverts, puisque la police ne sait rien faire de mieux que de s'occuper des jeunes filles amoureuses. C'est on ne peut plus charmant."
Son rire éclatant recommença et durait encore lorsque Henryka entra et lui sauta au cou.
"C'est encore moi qui ai raison, pensa le commissaire de police, l'affaire est aussi innocente que possible, et le jésuite qui a la prétention d'être plus fin que moi, voit tout bonnement des fantômes en plein midi.
- Qu'as-tu? demanda Henryka, tu sembles singulièrement gaie.
- M. Bedrosseff vient de me raconter une histoire des plus comiques, reprit Dragomira. Mais revenons à notre sujet.
- Pardon, ma communication était absolument confidentielle.
- Cette petite-là; reprit Dragomira, en caressant les cheveux d'Henryka, n'a pas besoin non plus de savoir de quoi il s'agit; mais moi, la chose m'intéresse au plus haut point. Le métier d'agent de police me semble la forme la plus amusante, l'expression suprême de la chasse: n'est-ce pas la chasse à l'homme? Comme je suis une chasseresse déterminée, vous comprenez l'intérêt que j'y prends. Je ne connais pas de plus grand plaisir que de chevaucher à travers la steppe, et de poursuivre les lièvres et les renards avec une meute de lévriers. Mais combien ce doit être plus beau, plus passionnant de suivre des hommes à la piste, de les relancer, de les pousser dans le filet! Faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont vous jouissez.
- Vous vous trompez, dit Bedrosseff, c'est souvent un pénible, un triste devoir.
- Pour vous, peut-être, répliqua Dragomira; pour moi, ce serait une jouissance mêlée de peur; et voilà pourquoi je vous prie très sérieusement de me prendre comme agent de police. Croyez-moi; vous y aurez double profit. Pour moi, je ne serais pas fâchée de voir un homme qui aurait plus de sang-froid, de résolution, de finesse que moi.
- Un agent de police doué par la nature d'autant d'attraits serait véritablement impayable, dit Bedrosseff en riant.
- Alors, c'est une affaire décidée, dit Dragomira en lui tendant la main.
- C'est décidé, répondit le commissaire de police en lui touchant dans la main: voilà une bien bonne plaisanterie, en vérité…
- C'est très sérieux pour moi.
- Prenez-moi aussi à votre service, dit Henryka, je me figure que ce doit être extraordinairement intéressant.
- Comment? vous aussi? dit Bedrosseff en riant, alors je vais enrôler toutes les belles dames de Kiew, puisque je commence si glorieusement."
"Quelle folie, se disait-il à lui-même en descendant l'escalier, quelle folie d'aller soupçonner une jeune fille si inoffensive! Pikturno était peut-être bien son adorateur et elle a été la cause innocente de sa mort. Toute autre supposition serait une absurdité."
Cependant Dragomira se tenait debout et muette près de la fenêtre et écoutait en tenant serrée la main d'Henryka. Quand la porte se fut refermée et qu'elle se sentit en sûreté, son beau visage prit tout à coup une sombre expression de fanatisme, et ses yeux brillèrent d'un feu sinistre et cruel.
"Il est sur nos traces, dit-elle tout bas à Henryka.
- Comment? qu'a-t-il découvert? demanda Henryka dont les lèvres mêmes devinrent pâles.
- Il sait que Pikturno a été tué, et ses soupçons tombent sur nos gens du cabaret Rouge. Il sait aussi que je suis allée dans ce cabaret. Pour l'instant, le voilà tranquillisé, mais qui peut nous garantir, que, dans un jour, dans une heure, nous ne serons pas surpris et livrés au bourreau?"
Dragomira allait et venait à grands pas.
"Que veux-tu faire? demanda Henryka, après un silence.
- Avant que tout soit découvert, il faut frapper un coup prompt et décisif.
- Tu veux le tuer?
- Oui.
- N'est-ce pas un ami de tes parents, ton ami à toi?
- A partir de maintenant, ce n'est plus pour moi que l'ennemi de notre sainte communauté, l'ennemi de Dieu. Je ne peux pas l'épargner, ce serait un crime que d'avoir pitié de lui, ce serait nous perdre tous.
- Tu as raison.
- Sa mort est décidée, continua Dragomira, sa sentence prononcée, c'est moi-même qui l'exécuterai; c'est toi qui l'attireras dans le filet.
- Tu peux compter sur moi, dit Henryka. Qu'ai-je à faire?
- Tu le sauras quand il en sera temps. Le chasseur d'hommes va devenir gibier à son tour. Il ne m'échappera pas. Dès qu'il sera entre mes mains, je l'immolerai sans pitié à la grande cause que nous servons tous."
XII
DANS LE FILET
Le crime poursuit sa marche rapide: à chaque pas sa course redouble de vitesse. KRUMMACHER.
Le lendemain, une dame voilée vint le soir au bureau de police et demanda à parler à Bedrosseff. Comme elle avait l'air distingué, elle fut immédiatement annoncée et introduite. Au moment où elle entrait dans son cabinet; Bedrosseff se leva galamment pour lui offrir une chaise. Elle ferma rapidement la porte derrière elle et poussa le verrou.
"Personne ne peut nous entendre?" demanda une voix connue. Bedrosseff dut lui assurer qu'il n'y avait personne qui pût écouter, avant qu'elle écartât son voile, et il aperçut le visage pâle et ému d'Henryka.
"Vous, mademoiselle? dit Bedrosseff; mais qu'avez-vous? vous êtes hors de vous."
Il la conduisit à la chaise qu'il avait approchée de la sienne.
"Je suis venue pour vous faire part d'une importante découverte, dit Henryka, mais promettez-moi que personne ne saura que je vous ai renseigné. Il ne faut pas que Dragomira se doute en rien de la visite que je vous fais. Je veux avoir seule le mérite de vous mettre sur la piste.
- Quelle piste?
- J'ai découvert les assassins de Pikturno.
- Ah! vous voulez parler des gens du cabaret Rouge.
- Non! Ce ne sont pas eux.
- Qui alors?
- Ne m'interrogez pas. Venez avec moi, et sur-le-champ. Mais il faut vous habiller en paysan.
- Bon. Permettez-moi seulement de prendre quelques dispositions et d'emmener avec moi un de mes agents.
- Sans doute. Il faut qu'il s'habille comme vous.
- Rien de plus facile.
- Je vous attends dans le voisinage de notre maison et le plus tôt possible.
- Dans une demi-heure"
Henryka fit un signe d'assentiment. Elle tendit la main à Bedrosseff et partit pour changer de vêtements chez Sergitsch.
La demi-heure n'était pas encore écoulée que Bedrosseff arrivait près de la maison de M. Monkony en compagnie de Mirow, un de ses agents. A une cinquantaine de pas de la maison était arrêté un simple traîneau de campagne attelé de trois petits chevaux maigres. Dans le traîneau une femme à la taille élancée se leva et fit signe au commissaire de police qui approcha rapidement. C'était Henryka, avec les bottes, la jupe courte de percale, la pelisse en peau de mouton et le mouchoir de tête bariolé d'une paysanne petite-russienne. Elle l'accueillit en lui serrant la main. Bedrosseff et son compagnon montèrent dans le traîneau. Ils étaient habillés tous les deux en paysans petits-russiens, avec de grandes bottes, des pantalons bouffants et de longues redingotes en drap brun, grossier et velu, coiffés de bonnets en peau d'agneau et armés de poignards et de revolvers.
Henryka donna un signal au paysan Doliva qui conduisait et l'attelage se mit en mouvement.
Quand ils eurent laissé Kiew derrière eux, Bedrosseff commença à interroger Henryka avec son ton léger et enjoué. Celle-ci était préparée et elle répondit avec tant de finesse et de précision à toutes ses demandes, qu'il lui était impossible de concevoir le plus petite soupçon.
"Qu'est-ce qui vous a déterminée, ma chère et noble demoiselle, dit
Bedrosseff, à me rendre un service si important?
- Votre dernière conversation avec Dragomira, dit-elle en souriant, l'envie de voir quelque chose de nouveau, d'extraordinaire, l'attrait qu'il y a à chercher le danger.
- Pour une jeune dame, ce n'est pas un motif absolument extraordinaire.
- Oh! c'est que j'ai du courage!
- Et comment avez-vous trouvé la piste des meurtriers?
- Par un hasard.
- Le hasard a été de tout temps le meilleur allié de la police.
- Une jeune fille de notre village, continua Henryka, allait un soir retrouver d'autres jeunes filles et des garçons qui se réunissaient pour filer, raconter des histoires et chanter. Elle vit, sans être aperçue, un jeune homme d'apparence distinguée qu'on emportait garrotté et bâillonné hors du cabaret situé près de Myschkow, sur la route de Kiew. Le jeune homme fut attaché sur un cheval et emmené du côté de la colline qu'on rencontre la première quand on va dans la forêt. Puis, on entendit plusieurs coups de feu. Un peu plus tard, les bandits revinrent sans le jeune homme. Ils avaient le visage noirci. De retour au cabaret, ils se mirent à boire tant et plus. Un d'eux donna un anneau d'or à la cabaretière.
- Cette femme était donc d'intelligence avec eux?
- Elle semblait connaître ces gens-là.
- Quel est son nom?
- Palachna Wotrubeschko.
- Et ka jeune fille… de votre village?
- Elle vous confirmera tout ce que je viens de vous dire, si vus lui demandez adroitement des explications.
- Croyez-vous que Pikturno soit enterré là-bas dans la forêt?
- Sans doute, puisque les assassins sont revenus sans lui et ont ensuite pris le large dans la nuit et le brouillard.
- Et vous croyez que c'étaient des voleurs?
- Non.
- Des conspirateurs?
- Peut-être que oui, peut-être que non.
- Alors quel pouvait bien être leur dessein?
- N'avez-vous jamais entendu parler des Dispensateurs du ciel?
- Oh! si, répondit Bedrosseff surpris; depuis des années, je poursuis cette secte cruelle et extravagante sans avoir jamais réussi à découvrir un de ses adeptes et à le faire châtier comme ils le méritent tous. Ces monstres-là sont sanguinaires comme des tigres et rusés comme des serpents.
- Maintenant, si vous prenez bien toutes vos précautions, et si vous procédez exactement comme je vous le dirai, vous réussirez à saisir les fils de cette horrible association.
- Vous êtes donc bien convaincue que Pikturno a été une des victimes de cette secte?
- Oui, pour ma part, j'en suis convaincue.
- Mais la jeune paysanne parlait de brigands.
- Pourquoi le coup n'aurait-il pas été fait par quelques scélérats payés pour cela? répondit Henryka; les instigateurs du meurtre peuvent bien ne pas être forcément les meurtriers.
- C'est juste, dit Bedrosseff, je vous remercie et je me mets entièrement sous votre direction.
- Et vous ne direz jamais que c'est moi qui vous ai révélé?…
- Jamais, pour aucun motif."
Cependant le traîneau continuait sa route. Ce n'était, à perte de vus, que champs couverts de neige, saules rabougris, misérables chaumières, ruisseaux et étangs glacés.
Enfin on approcha de la forêt et du cabaret suspect.
"Nous ferons mieux de ne pas nous arrêter devant la maison, dit Henryka. Nous pourrions éveiller des soupçons; sans compter qu'il ne serait pas impossible que l'on me reconnût, malgré mon déguisement. Voici quel serait mon plan: quitte la route ici et faire halte dans la forêt. Moi, je reste à garder les chevaux. Pendant ce temps-là, vous, votre agent et mon cocher, qui est bien connu dans l'endroit, vous vous rendez à pied au cabaret. Du moment que vous serez avec lui, on vous prendra tous les deux pour des paysans des environs. Mais n'oubliez pas d'allumer vos pipes auparavant. Dans cette saison, un paysan qui n'a pas sa pipe allumée n'est pas un paysan.
- J'admire votre prudence, qui pense à tout, dit galamment Bedrosseff. Il est facile d'obéir à une conductrice si intelligente et si habile."
Tout se passa exactement comme le voulait Henryka. Le traîneau quitta la route et tourna dans le bois. On ne pouvait plus avancer qu'au pas, car la nuit était venue et les étoiles et la neige ne donnaient qu'une faible clarté. Doliva arrêta les chevaux au milieu d'un fourré; Henryka prit les rênes et les trois hommes descendirent du traîneau.
"Je voudrais pourtant prendre d'autres dispositions, dit le commissaire de police; il n'est pas possible de vous laisser seule en cet endroit. Un malheur pourrait si facilement vous arriver! - Je n'ai pas peur, répondit Henryka.
- Cela ne fait rien; je veux vous laisser mon agent, dit Bedrosseff, il suffit que votre cocher m'accompagne.
- A votre idée," répondit Henryka/
Elle avait aussi prévu cette modification à son plan.
L'agent lui prit les rênes. Bedrosseff tira son briquet et alluma sa pipe.
"Si je le trouve nécessaire, je donnerai un signal, dit-il; dès que vous entendrez un coup de feu, arrivez vite à mon aide."
L'agent fit signe que c'était entendu. Bedrosseff tendit encore une fois la main à Henryka et se dirigea avec Doliva vers le cabaret. Il n'y avait de suspect à remarquer dans le voisinage. Un grand chien à chasser le loup qui gardait la maison accueillit les arrivants par des aboiements sonores. La salle de débit s'éclaira. Ce fut tout. Aucune créature humaine; rien même qui en annonçât la présence. Bedrosseff s'approcha d'une fenêtre entrebâillée et regarda dans la salle éclairée. C'était un cabaret comme tous ceux où vont les juifs et les paysans. Une lampe à pétrole, fumeuse, donnait une lumière triste et verdâtre. A une des tables de bois brut était assis un paysan. Il appuyait sur ses deux bras sa tête ébouriffée et dormait devant son verre d'eau-de-vie vide. La cabaretière, assise derrière son comptoir, comptait de l'argent. Sur le grand poêle dormait un chat tigré.
Bedrosseff fit signe à Doliva et entra avec lui.
Pendant que le commissaire prenait place à une table dans un coin peu éclairé, Doliva demandait de l'eau-de-vie d'une voix retentissante et s'asseyait en face de Bedrosseff, le dos tourné au comptoir. La cabaretière se leva, posa deux verres pleins de kontuschuwka devant les nouveaux arrivés et resta debout, près de la table, les mains sur les hanches. Elle causait familièrement avec Doliva à qui elle donnait de temps en temps un bon coup sur l'épaule. De cette manière, Bedrosseff avait le temps de l'examiner à son aise. C'était une forte femme d'environ trente ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, avec des formes pleines et arrondies. Elle avait des pantoufles, une jupe de couleur, une courte jaquette de peau d'agneau, un collier de corail, et sur la tête un mouchoir blanc, d'où s'échappait une abondante chevelure noire. Le nez camus surmontant une lèvre un peu courte donnait à la figure un caractère de dureté hautaine.
"Comment s'appelle donc ton camarade? dit-elle enfin, en regardant Bedrosseff dans les yeux; il me semble que je l'ai vu, mais je ne sais vraiment pas quel est son nom.
- Iwan Klutschanko.
- Est-il de Romschin?
- Oui, de Romschin.
- Vous venez sans doute de la ville.
- Justement."
Bedrosseff commença alors à questionner la cabaretière.
"On nous a assignés devant le juge, dit-il; voilà ce que c'est: Un jeune homme riche a été tué ici dans ce cabaret, et ces messieurs de la justice qui sont curieux et fourrent leur nez partout, nous ont demandé si nous n'avions pas eu vent de l'affaire.
- Comment sauriez-vous quelque chose? dit la cabaretière, si quelqu'un pouvait déposer, ce serait moi.
- L'affaire est donc vraie?
- Mais oui. Une nuit, un jeune gentilhomme est venu ici, de Kiew, et il est arrivé en même temps que lui une dame comme il faut, avec un voile épais sur la figure. Puis des étrangers sont entrés brusquement. Ils m'ont attachée; ils m'ont bandé les yeux et ils sont tombés sur le jeune homme. Je l'entendais appeler au secours; puis je n'entendis plus rien; ils étaient tous partis à cheval. Quand ils revinrent, ils me délièrent. Ils avaient la figure noircie. Il y en eut un qui me donna une bague pour payer la dépense."
Pendant que Bedrosseff interrogeait la cabaretière, Henryka et l'agent Mirow attendaient dans la forêt. Ils restèrent assez longtemps sans échanger une parole. Henryka avait les mains jointes et demandait à Dieu force et courage. Et, en effet, elle avait besoin de beaucoup de courage et de résolution, car, dans ce drame, c'est à elle qu'était peut-être réservé le rôle le plus dangereux.
"Il paraît que tout va bien dans le cabaret, dit enfin l'agent de police.
- Je l'espère. Pourvu que Bedrosseff ne se presse pas trop ou ne laisse échapper quelque mot ou quelque geste imprudent!
- Vous êtes liée avec Mlle Dragomira Maloutine? demanda l'agent en se tournant vers Henryka.
- Oui, je la connais assez bien.
- La croyez-vous capable de prendre part à des choses comme celle qui nous occupe en ce moment?"
Henryka garda le silence.
"Vous êtes étonnée que je me permette d'exprimer un pareil soupçon? continua l'agent de police, mais je surveille Mlle Maloutine depuis pas mal de temps, et j'ai toutes sortes de motifs de supposer qu'elle est au courant de la mort de Pikturno et peut-être qu'elle y a pris part.
- Ce n'est pas impossible.
- Alors vous êtes d'avis qu'elle pourrait bien avoir des rapports avec cette secte et participer à ces actes sanguinaires?
- Oui.
- Avez-vous remarqué quelque chose en ce sens.
- Non, mais Dragomira est une exaltée, et je ne crois pas que l'idée de verser le sang lui ferait peur."
En ce moment une forme de femme à cheval sortit dans le lointain de derrière les arbres et fit un signe à Henryka avec le mouchoir blanc qu'elle tenait à la main. L'agent de police n'aperçut point ce signe, parce qu'il était tourné du côté d'Henryka et l'observait avec la plus grande attention.
"Qu'est-ce que c'est? murmura Henryka, il ya là-bas quelqu'un qui se dirige vers nous."
L'agent de police tourna la tête. Au même instant Henryka sortit un revolver et fit feu sur lui. Le coup retentit presque solennellement dans le silence de la nuit. L'agent de police se retourna comme par un mouvement machinal vers Henryka et tomba du traîneau, la figure en avant, dans la neige.
Henryka sauta à bas du traîneau et le releva. Il ne pouvait pas parler, car des flots de sang lui sortaient de la bouche; mais il vivait encore et la regardait fixement avec des yeux tout grands ouverts.
"Réconcilie-toi avec Dieu, lui dit Henryka, tu es entre mes mains et je vais t'immoler en expiation de tes péchés."
L'agent de police leva les deux poings, puis retomba en arrière. Henryka lui appliqua sur le front la gueule de son revolver et tira. Le premier acte de ce drame sanglant était terminé.
En entendant le premier coup, Bedrosseff s'était levé et, son revolver à la main:
"Viens vite!" avait-il crié à Doliva. Puis il s'était précipité hors du cabaret pour s'élancer dans la direction de la forêt. A moitié chemin, Karow à cheval arrivait à sa rencontre.
"Halte! cria Bedrosseff en s'arrêtant, le revolver braqué sur lui, halte! ou je fais feu!"
Karow s'arrêta, mais au même moment, Dragomira arrivait au galop. Vêtue en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge, une longue pelisse blanche en peau de mouton, à broderies de couleur, des colliers de corail autour du cou et sur la poitrine, un mouchoir rouge sur la tête, elle était à cheval comme un homme, semblable à la véritable amazone scythe, et, de même qu'elle, tenant un lacet qu'elle lança à Bedrosseff avec la rapidité de l'éclair. A peine celui-ci l'avait-il autour du cou qu'elle repartit au galop, traînant le malheureux derrière elle. Il voulut appeler au secours, mais la voix lui mourut dans la gorge. Au bout de quelques pas, il était précipité par terre et râlait. Cependant, à travers la neige et la glace, se continuait la course de la chasse sauvage, de l'effroyable chasse à l'homme; et la chasseresse n'éprouvait aucun sentiment de pitié.
XIII
TISSU DE MENSONGES
Le mal s'apprend facilement, le bien difficilement. Proverbe chinois.
Le lendemain matin, de bonne heure, M. Monkony vint avec sa fille au bureau de police. Henryka, pâle et les yeux enflammés, s'était laissée tomber sur une chaise. Elle déclara que la veille au soir elle était allée à Myschkow avec Bedrosseff et Mirow; qu'ils avaient été attaqués par des inconnus masqués, et que ceux-ci s'étaient emparés de Bedrosseff et de l'agent.
On lui adressa différentes questions auxquelles elle répondit avec calme et netteté.
A l'occasion d'une visite que Bedrosseff avait faite à Dragomira, dit-elle, les deux amies s'étaient offertes à lui par badinage en qualité d'agents. Ils étaient donc partis tous, habillées en paysans, pour Myschkow, dans le traîneau de Doliva. A peu de distance du cabaret, ils avaient été attaqués par une troupe de cavaliers qui portaient des masques sur la figure; ils avaient forcé Bedrosseff et l'agent à descendre du traîneau, les avaient garrottés tous les deux et les avaient emmenés, en ordonnant au cocher de retourner à Kiew.
On avait interrogé la paysan Doliva qui avait fait exactement la même déclaration.
Le chef de la police se mit en route avec plusieurs employés, Doliva et un piquet de cosaques. Ils trouvèrent la porte du cabaret fermée et firent sauter la serrure pour entrer. Il n'y avait personne. Evidemment, la cabaretière avait gagné le large. Sur la table était un billet écrit. Le chef de la police le prit et lut ce qui suit:
"Peine perdue. Vous ne découvrirez jamais les juges sévères et équitables. Pikturno était un traître et il a reçu le châtiment qu'il méritait."
Le chef de la police fit fouiller le bois par ses hommes. On trouva le commissaire Bedrosseff et l'agent Mirow pendus tous deux aux branches solides d'un grand chêne. Sur le tronc énorme de l'arbre on avait collé une affiche avec cette inscription:
"Arrêt de mort, Bedrosseff, commissaire de police à Kiew, Mirow, agent de police dans la même ville, condamnés à mort par le tribunal de la révolution, ont été exécutés ici. Le comité secret pour le gouvernement de Kew."
Le chef de la police fit détacher les corps. On les plaça sur un traîneau de paysan réquisitionné dans le village et on les rapporta à la ville. Il y revint également avec tout son monde, convaincu que c'était là qu'on pourrait trouver quelque chose concernant les conjurés.
Le P. Glinski, lui-même, fut stupéfait de ces événements. Il vint annoncer à Soltyk qu'on était sur les traces d'une conspiration. Il ajouta qu'on réussirait sans aucun doute à prouver la participation de Dragomira à toutes ces manoeuvres criminelles; par conséquent, il ferait bien de rompre avec elle le plus tôt possible.
Soltyk accueillit ces paroles avec indignation.
"Dragomira, dit-il, n'est pour rien dans de pareils actes. Je le sais mieux que n'importe qui. Cessez donc de l'accuser et de la soupçonner."
Depuis plusieurs jours il ne l'avait pas vue. Il était décidé maintenant, à ne reprendre sa liberté à aucun prix et il songeait à aller la trouver en toute hâte.
"Il est absolument nécessaire que j'aille avertir Dragomira, dit-il à
Tarajewitsch; dans une heure je serai de retour.
- Non, non, je ne te lâche pas, dit l'allié du jésuite; si tu veux sortir tout de suite, je t'accompagnerai.
- C'est trop fort! Je te dis qu'il faut que je lui parle seul.
- Des histoires!
- Bref, tu as la prétention de me tenir en tutelle. C'est bon pour deux ou trois jours; mais il ne faut pas que cela dure.
- Si tu crois, s'écria Tarajewitsch, que je te laisserai tranquillement aller à ta perte, tu ne me connais pas. Au besoin je convoquerai un conseil de famille, ou je réclamerai le secours des tribunaux.
- Je crois que tu es fou.
- Je connais mon devoir.
- Fais ce que tu veux, je n'en irai pas moins chez elle."
Soltyk commença à s'habiller. Tarajewitsch réfléchissait.
"Tu m'as pourtant promis, dit-il, de me conduire dans un de tes domaines pour y chasser le loup.
- Oui.
- Alors, c'est bien. Va chez cette sirène. Je ne m'y oppose pas. Mais demain nous partons pour Chomtschin et nous chasserons pendant deux ou trois jours.
- Convenu," dit Soltyk.
Un quart d'heure plus tard, il était auprès de Dragomira.
"Il y a une véritable conspiration contre nous, dit-il; Tarajewitsch est devenu l'allié de Glinski. Je suis gardé comme un malfaiteur, et l'on me tient en tutelle comme un enfant. Demain on veut m'emmener à Chomtschin où j'ai un château. Nous y chasserons. Cela me fournit un excellent motif pour vous inviter. J'inviterai aussi Monkony. Venez avec lui ou avec votre tante. Si vous acceptez seulement mon hospitalité à Chomtschin, nous trouverons bien le moyen de nous entendre.
- J'ai horreur de toute espèce d'intrigues, répondit Dragomira; pourquoi ne renvoyez-vous pas tout bonnement Tarajewitsch?
- Je ne le peux pas. C'est un homme à me mettre sur le dos tous mes parents et même la justice."
Dragomira réfléchissait.
"Cela veut dire qu'il faut tout simplement le mettre hors d'état de nuire, et le plus tôt possible.
- Avez-vous un plan?
- On en trouvera un, une fois que nous serons à Chomtschin. Si vous avez autant de courage et d'énergie que moi, nous n'avons rien à craindre.
- Vous pouvez compter sur moi.
- Alors, à demain.
- Je vous remercie."
Soltyk baisa sa belle main, qui était froide comme du marbre, et laissa Dragomira pour aller prendre les dispositions nécessaires.
Dragomira jeta à la hâte quelques lignes sur le papier, et les envoya à Henryka par Barichar.
Un quart d'heure après, un messager à cheval partait avec une lettre de Dragomira pour Mme Maloutine.
En l'état des choses, Dragomira avait besoin de sa mère. Elle ne pouvait pas aller seule à Chomtschin; et si elle y allait avec Monkony, elle était obligée de revenir avec lui et sa femme. Mais n'y avait-il pas telles circonstances qui devaient absolument la forcer de rester à Chomtschin? Elle attendit avec une impatience fébrile la réponse de sa mère, et passa une nuit très agitée.
Le lendemain matin, Soltyk partit avec Tarajewitsch pour son vieux château qui n'était qu'à deux lieues de Kiew. Il y avait tout autour de grandes et magnifiques forêts. Soltyk eut immédiatement une consultation avec son forestier et donna les ordres nécessaires pour qu'on pût chasser le lendemain. Les deux messieurs passèrent le reste de la journée à visiter le domaine qui était très étendu, et à jouer aux cartes. Tarajewitsch était un joueur passionné, au point d'en perdre la raison. Soltyk restait toujours froid et calme; mais cette fois il était distrait, ce qui fit gagner Tarajewitsch sans interruption et le mit en belle humeur.
Cependant Dragomira avait un entretien avec Zésim. Elle lui déclara qu'elle devait aller à Chomtschin; quant à lui, dans le cas où il serait invité, il n'avait pas à profiter de cette invitation. Zésim lui fit de vifs reproches, mais finit par se laisser calmer. Quand elle l'eut seulement entouré de ses beaux bras comme d'un lacet magique, il fut complètement dompté et fit tout ce qu'elle voulut. Le messager revint, annonçant que Mme Maloutine le suivait de près. En effet, elle arriva au bout d'une heure et elle eut encore le temps de s'entendre avec sa fille sur les points essentiels. Dans l'après-midi, Monkony et Mme Maloutine, Sessawine et Mme Monkony, Dragomira et Henryka partirent pour Chomtschin dans trois traîneaux. Il faisait noir quand ils arrivèrent. Le comte Soltyk les reçut au bas du perron. Après avoir salué les dames et serré la main aux hommes, il offrit le bras à Mme Maloutine pour monter l'escalier. Les autres suivaient. Tarajewitsch devint pâle quand il aperçut Dragomira. Un mauvais pressentiment lui vint et ne le quitta plus.
Une fois la première installation terminée, les nouveaux hôtes se rassemblèrent tous dans le salon pour prendre le thé et causer. Soltyk se tenait loin de Dragomira. Deux mots qu'elle lui avait dits tout bas, au moment de son arrivée, lui avaient indiqué la conduite à tenir. Personne ne fut étonné, en revanche, de le voir s'approcher d'Henryka et avoir avec elle une conversation animée. On ne remarqua pas non plus qu'Henryka lui glissait un petit billet dans la main.
Pendant le souper, Soltyk trouva un prétexte pour sortir de la salle à manger. Il alla s'enfermer dans sa chambre à coucher et lut ce que Dragomira lui avait fait remettre.
"Il faut que je vous parle aujourd'hui et en secret. Comment faire?"
Soltyk réfléchit un moment, puis il fit venir le régisseur du château et lui ordonna de changer, sans qu'on s'en aperçût, les chambres de Mme Maloutine et de sa fille. Quand ce fut réglé, il écrivit un mot pour Dragomira, retourna à table, et glissa avec précaution sous la nappe le billet à Henryka, qui était assise à côté de lui.
On repassa au salon. Henryka alla pour un instant à la fenêtre avec
Dragomira et lui glissa à son tour le billet dans la main.
Mme Maloutine, en considération de la chasse du lendemain, proposa d'aller se coucher se bonne heure. Tous furent de son avis et l'on se sépara en se souhaitant une excellente nuit.
Une fois dans leur appartement, Mme Maloutine et Dragomira se concertèrent en quelques mots. La première resta dans sa chambre, pendant que Dragomira s'enfermait dans la sienne. Les deux chambres étaient séparées par un petit salon dont Dragomira ferma également la porte à clef.
On frappa doucement.
"Qui est là? demanda Dragomira.
- Moi, Henryka, ta servante."
Dragomira ouvrit. Henryka entra et donna un tour de clef.
"Je viens pour te déshabiller.
- Je ne me couche pas encore, j'attends Soltyk.
- Faut-il m'en aller?
- Je veux me mettre à mon aise, dit Dragomira, tu peux m'aider et te tenir ensuite dans la chambre à coté."
Henryka aida Dragomira à ôter sa robe de velours. Elle lui présenta ensuite un peignoir de soie à queue, une jaquette de fourrure et s'agenouilla pour lui mettre ses pantoufles. Pendant ce temps-là, les lumières s'éteignaient et le silence se faisait dans le château. On frappa de nouveau très doucement, cette fois derrière la boiserie de la chambre. Dragomira mit un doigt sur sa bouche et Henryka sortit sans faire de bruit. Dragomira pressa alors un bouton caché que Soltyk lui avait indiqué dans son billet; une porte secrète s'ouvrir et le comte se trouva devant elle.
"Puis-je entrer?
- Certainement."
Il entra et ferma la porte derrière lui.
"Qu'avez-vous à me dire?" demanda-t-il.
Dragomira s'assit auprès de la cheminée et lui en face d'elle.
"Vous m'aimez, dit-elle, et vous voulez m'obtenir à tout prix?
- Oui.
- Voici ma main. Je vous permets d'espérer ce que vous souhaitez, tout ce que vous souhaitez, dès que vous m'aurez prouvé que vous êtes un homme comme je suis une femme, et que vous ne reculez devant rien quand il s'agit d'atteindre un but élevé et saint.
- Je vous donnerai toute les preuves que vous exigez de moi, dit
Soltyk; et alors cette main sera à moi?
- Oui?
- Que désirez-vous donc de moi?
- J'ai appris et je sais positivement que Tarajewitsch manoeuvre par l'ordre de votre famille et dans l'intérêt des jésuites. On fera tout ce qu'il est possible de faire pour vous séparer de moi et vous marier avec Anitta. Si cela ne réussit pas, on aura recours aux pires moyens. On vous dénoncera d'abord comme dissipateur, et l'on vous interdira la libre disposition de vos biens.
- Ce n'est pas possible!
- Si, c'est même certain, croyez-moi, et si alors vous ne renoncez pas à moi, on vous déclarera fou et on vous enfermera dans une maison de santé."
Soltyk bondit tout indigné.
"Mais, c'est un plan diabolique! s'écria-t-il.
- Il nous faut prendre les devants, continua Dragomira; vous avez en moi une alliée fidèle et courageuse. Nous devons agir sans tarder et anéantir vos ennemis.
- Oh! vous êtes mon bon ange!" murmura Soltyk en tombant à genoux devant Dragomira dont il couvrit les mains de baisers.
XIV
TRAITE D'ALLIANCE
Le voir prisonnier, tel est monde désir. CALDERON, Sémiramis.
C'était une magnifique journée d'hiver, froide, mais claire et brillante de soleil. Seulement, dans le lointain, autour de la forêt et sur le fleuve, s'étendait une légère brume blanche, pareille à un voile de fée brodé d'or. Le ciel était serein, d'un bleu doux; le soleil avait un éclat joyeux; sa chaude lumière ruisselait en millions de gouttes étincelantes sur la neige qui couvrait la terre, les arbres et les toits des chaumières, sur les glaçons suspendus aux gouttières et aux branches. Les rabatteurs, paysans des villages du comte, étaient partis dès l'aube, dirigés par les gardes. Ils cernaient la forêt et avaient allumé de grands feux pour effrayer et repousser les loups et les empêcher de s'échapper.
Dans la cour, les veneurs étaient rassemblés sous la conduite du forestier; et les grands dogues couplés, étendus çà et là, poussaient de temps en temps un aboiement de joie et d'impatience.
Dans la salle à manger, décorée de bois de cerfs, de têtes d'ours et de loups, de grands hiboux empaillés, d'armes et de tableaux de chasse, la société s'était réunie pour le déjeuner. Mme Maloutine déclara qu'elle aimait mieux rester à la maison. Mme Monkony, jolie femme de trente-six ans au plus et d'une beauté opulente, devait prendre part à la chasse avec sa fille et Dragomira.
On avait décidé d'adjoindre un cavalier à chaque dame et de tirer au sort pour former les couples. Mais Dragomira réclama.
"Laissez-nous choisir nous-mêmes! s'écria-t-elle, et que le sort décide seulement dans quel ordre nous choisirons."
Mme Monkony et sa fille appuyèrent vivement la proposition. Les messieurs n'avaient plus qu'à s'incliner. Henryka écrivit les noms des trois dames sur des billets, les jeta dans son bonnet et dit à Tarajewitsch de tirer.
Ce fut le nom de Dragomira qui sortit le premier. Elle choisit Soltyk. Mme Monkony fit à Tarajewitsch l'honneur de le désigner comme son protecteur, et Henryka prit Sessawine pour chevalier.
On but encore un petit verre de kontuschuwka, puis les traîneaux s'avancèrent au milieu des joyeux aboiements des chiens, des claquements des fouets et des hourras des veneurs, et toute la société se mit en route.
Mme Monkony avait un costume de velours vert et une jaquette de même étoffe, bordée et doublée de zibeline. La jupe courte laissait voir ses bottes molles, en cuir noir. Un élégant bonnet de zibeline, à la Catherine II, un fusil et un yatagan complétaient l'équipement de la séduisante amazone. Les deux autres jeunes dames étaient costumées de la même façon; seulement Henryka avait mis avec intention sur ses cheveux noirs un bonnet de velours rouge foncé garni de renard bleu, tandis que la blonde Dragomira était coiffée d'un bonnet de velours bleu avec du skung. Chacun des trois couples prit un traîneau pour lui. Monkony et les messieurs du voisinage qui prenaient part à la chasse suivaient dans un quatrième, attelé de six chevaux et dont les dimensions faisaient penser à l'arche de Noé.
Le traîneau de Soltyk et de Dragomira représentait un dragon.
"Est-ce un hasard? demanda Dragomira avec un fin sourire en montrant la terrible bête fabuleuse.
- Non, répondit le comte, c'est un symbole. Il convient à l'enchanteresse qui commande aux éléments et aux forces secrètes de la nature et qui fait des hommes ses esclaves.
- Le comte Soltyk ne sera jamais l'esclave d'une femme.
- Ne raillez pas; il porte déjà votre joug et ne connaît de volonté que la vôtre.
- C'est ce que l'on verra.
- Faites-en l'épreuve.
- Pas plus tard qu'aujourd'hui, vous pouvez y compter."
Les traîneaux, rapides comme l'oiseau qui vole, traversaient les plaines couvertes de neige. On arriva bientôt à la lisière de la forêt. On descendit et on prit les places que le forestier indiqua. Dragomira et Soltyk s'enfoncèrent dans le bois et se postèrent devant un grand chêne. Ils avaient devant eux une petite clairière, derrière eux et des deux côtés du tout jeune bois qui permettait à la vue de s'étendre au loin. Soltyk chargea d'abord le fusil à deux coups de Dragomira, ensuite le sien. A une dizaine de pas derrière eux se tenaient un veneur avec une carabine à baïonnette et un paysan avec une pique. On avait à prévoir le cas où un ours pourrait être rabattu, et toutes les précautions que la poltronnerie du loup rendaient inutiles, il fallait les prendre contre ce brun personnage, héros velu des solitudes.
Pendant quelque temps le silence le plus complet régna dans la forêt et sous les branches dépouillées du vieux chêne. Personne ne bougeait, personne ne soufflait mot. Dans le lointain brillait un des feux allumés par les paysans. Un grand corbeau planait dans les airs en silence, ses ailes noires étendues sur le ciel, d'un bleu éblouissant. Il disparut entre les cimes des chênes et des hêtres.
Enfin le signal fut donné: c'était une sonnerie de trompette, Alors commença le vacarme des rabatteurs; leurs cris retentissaient à travers la forêt, accompagnés du claquement des fouets, du bruit des grelots et du tapage des coups de bâton contre les arbres. On lâcha alors les chiens. Deux d'entre eux arrivèrent en faisant des bonds magnifiques de souplesse et disparurent dans l'épaisseur du bois. Il y eut de nouveau un court silence, puis une tête fauve se montra au milieu des feuilles sèches. Un grand renard approchait lentement en se glissant à travers les branchages et les broussailles.
Dragomira se préparait à tirer, mais le comte l'arrêta.
"Il est défendu de tirer sur les renards, lui dit-il tout bas.
- Et pourquoi? demanda-t-elle toute frémissante.
- Parce que les loups seraient avertis par des coups de feu prématurés; et alors, au lieu de venir dans notre direction, ils pourraient s'échapper d'un autre côté ou à travers les rabatteurs."
Le renard avait l'air de savoir qu'il était en sûreté, car il passa lentement, sans s'occuper beaucoup des chasseurs. Quelques instants après, un grand animal gris et velu, à poils sauvages et hérissés, avec des yeux étincelants, arrivait par bonds précipités.
"Est-ce un loup?" demanda Dragomira.
Soltyk fit signe que oui.
La belle fille se prépara. L'animal féroce fit encore deux ou trois bonds; on vit un éclair, on entendit une détonation, et le loup roula dans son sang. Il se releva presque immédiatement sur ses pattes de devant et poussa un hurlement épouvantable.
Soltyk s'avança vers lui.
"Que voulez-vous faire? demanda Dragomira.
- Je veux l'achever d'un second coup.
- Non, laissez-moi!" dit Dragomira.
Et, suivie de Soltyk, elle s'approcha rapidement du loup qui mourait. D'un mouvement presque sauvage elle tira du fourreau le yatagan qu'elle portait au côté et l'enfonça dans le corps de la vilaine bête, qui montrait des dents menaçantes. Presque aussitôt le loup tombait à ses pieds et exhalait son dernier souffle.
Le comte Soltyk contemplait le beau visage de Dragomira avec un ravissement indescriptible auquel se mêlait un vague effroi. Les joues de la jeune fille étaient brillantes; dans ses yeux étincelait une joie homicide d'une expression étrange.
"La chasse semble vous faire plaisir, dit le comte.
- Oh! oui! répondit-elle en mettant une nouvelle cartouche dans son fusil. Je crois qu'au fond de tout homme il y a quelque chose de divin et quelque chose de diabolique. Voilà pourquoi nous éprouvons un tout aussi grand plaisir à tuer, à anéantir, qu'à créer.
- Quels grands, quels extraordinaires sentiments vous avez!
- Découvrez-vous aujourd'hui pour la première fois que je ne suis pas une jeune fille comme on en voit tous les jours?
- Non, certes non.
- Je ne rougis pas non plus de vous avouer, continua Dragomira, que cette manière de tuer une bête me fait moins de plaisir que la chasse à courre. Avant tout, c'est trop vite fini. Un coup de fusil, un coup de couteau tout au plus, et voilà la bête à bas; tandis qu'autrement on jouit du plaisir de dépister d'abord l'animal, puis de le poursuivre et enfin de le réduire aux abois.
- Vous êtes cruelle.
- Non. Souffrir des supplices me paraît au moins aussi beau qu'ordonne le supplice des autres. Je serais capable de descendre sur le sable brûlant de l'arène et de braver les bêtes féroces du désert, l'enthousiasme au coeur et l'hymne du triomphe sur les lèvres, comme jadis les martyrs chrétiens. La mort n'est effrayante qu'autant que nous la craignons. Je ris de son horreur et de ses menaces."
A ce moment on entendit un coup de feu, puis un second. Une bande de loups arrivait, emportée par une course furibonde. Le chiens les poursuivaient et les forçaient à passer devant la ligne des chasseurs. Le comte et Dragomira leur barrèrent le chemin et firent feu sur eux; le veneur du comte suivit leur exemple lorsque ces animaux, traqués de tous côtés, cherchèrent à s'échapper du bois. Le plus grand nombre réussit à se sauver. Trois grands loups teignirent la neige de leur sang. Les autres, poursuivis par les chiens, disparurent bientôt dans le lointain.
La chasse était terminée.
Soltyk donna un signal. Son traîneau apparut. Le comte aida rapidement Dragomira à monter, et l'attelage partit au galop pour le château. Ils étaient arrivés, que les autres, le fusil sur le bras, attendaient encore le signal qui devait annoncer la fin de l'expédition. Et quand le forestier le donna, le comte et Dragomira s'étaient déjà mis à leur aise et étaient assis en face l'un de l'autre, près de la cheminée, savourant du thé bien chaud. Ils offraient l'aspect d'un jeune couple princier des pays orientaux, tous deux beaux, tous deux fiers et dominateurs, les pieds posés sur une grande peau d'ours blanc. Enveloppé d'une longue robe de chambre fourrée, en étoffe de Perse, brodée d'or et garnie d'hermine, il avait un fez sur ses cheveux noirs et bouclés. Elle avait une kazabaïka de velours rouge ornée de zibeline dorée; ses cheveux blonds étaient ceints d'un mouchoir de soie rouge enroulé en façon de turban.
"Nous sommes donc d'accord?" dit-il doucement. Elle fit un léger signe de tête.
"Ce côté de votre caractère que j'ai découvert aujourd'hui nous a rapprochés.
- Je vous répète, dit Dragomira, qu'il n'y a rien de diabolique en moi. Je ne suis pas cruelle.
- Si, vous l'êtes. Combien ce devrait être merveilleux de vous voir, si vous aviez en votre puissance un ennemi que vous haïriez!
- Fournissez-moi cette occasion.
- Vous songez à… Tarajewitsch?
- Oui… à lui, votre ennemi et le mien. J'aimerais à l'avoir entre mes mains.
- Ce sera facile, Dragomira; vous n'aurez qu'à vouloir.
- Non, je ne veux rien entreprendre contre lui; on pourrait avoir des soupçons. Mais vous… c'est vous qui me le livrerez.
- Volontiers, répondit le comte avec un regard presque sinistre, mais comment?
- C'est votre affaire."
Il réfléchissait.
"Notre alliance, dit Dragomira au bout d'un instant, est donc conclue contre Tarajewitsch…
- Contre l'univers entier, dit Soltyk en saisissant la main qu'elle étendait. Comptez en tout sur moi.
- Il faut que Tarajewitsch soit mis aujourd'hui même hors d'état de nuire.
- J'ai une idée, dit Soltyk; on peut en tirer un plan pour l'exécution de nos projets. Reposez-vous-en sur moi.
- Je veux bien.
- Et si je vous livre Tarajewitsch, qu'en ferez-vous?"
En adressant cette question à Dragomira, il était comme aux aguets. Sa nature de Néron s'éveillait tout à coup dans son infernale grandeur.
"Je ne sais pas encore, répondit-elle.
- Dragomira sait toujours ce qu'elle veut.
- Alors, c'est que je ne veux peut-être pas le dire."
On entendit le bruit des grelots et le claquement des fouets. Les chasseurs revenaient.
"Je vous demande bien pardon, mesdames, dit Soltyk, en baisant la main de Mme Monkony et en s'inclinant devant Henryka, nous étions absolument gelés et nous nous sommes enveloppés aussi chaudement que possible. Je ne me croirai justifié que si vous vous mettez à votre aise exactement de la même façon.
- C'est entendu!" dit la belle Mme Monkony.
Et tous se retirèrent pour changer de costume.
Quand toute la société s'assit ensuite autour de la table richement servie, personne ne se serait douté que de ténébreuses et infernales puissances tissaient les fils invisibles et menaçants de la fatalité, au milieu de ces plaisirs brillants et de cette gaieté si naturelle.
On badinait, on riait, on causait sans souci; et le soir arrivait, et la nuit arriva à son tour.
Les messieurs du voisinage étaient partis depuis longtemps; les dames étaient réunies dans le salon. Les hommes étaient encore assis autour de la table et buvaient.
Tout à coup, Tarajewitsch, passablement échauffé par le vin, se leva et s'écria:
"Jouons!"
Soltyk le regarda.
"Pourquoi pas? dit-il. Jouons!"
XV
PERDU
La Fortune ne connaît pas la fidélité. ULRICH DE HUTTEN.
Après le départ de Mme Maloutine et de Mme Monkony, Dragomira et Henryka restèrent dans le petit salon turc attenant à la chambre à coucher. Dragomira s'étendit à moitié sur le divan et Henryka, assise à ses pieds sur une peau de panthère, appuya sa tête sur les genoux de son amie.
"Eh bien, où en es-tu avec lui? demanda-t-elle.
- A présent, il est à moi.
- Comment l'as-tu gagné?
- C'est une pure imagination qui l'amène à mes pieds, dit Dragomira. Je ne suis souvent demandé comment il se fait que les êtres sans pitié sont presque toujours divinisés, dès qu'ils ont une certaine grandeur. Cela se voit dans l'histoire comme dans la vie de tous les jours. Un personnage tel qu'Iwan le Terrible sera toujours plus populaire qu'un Titus, et une femme comme Sémiramis plus séduisante que la mère des Gracques. Pour le comte, je suis cruelle, et c'est ce qui l'enivre.
- Tu l'es bien aussi.
- Moi? non, répondit Dragomira tranquillement; je n'ai aucune espèce de plaisir à martyriser ou à tuer des hommes; au contraire, j'ai toujours peur que la compassion ne me joue un mauvais tour. Toi… oui… toi, tu ressens une joie fébrile quand on te livre une victime humaine. Je l'ai bien remarqué. Aussi, n'es-tu pas non plus libre et pure comme doit l'être une prêtresse. Il faut te vaincre toi-même. Tandis que j'accomplis un pénible, mais saint devoir, toi, tu éprouves une joie de bourreau.
- Que puis-je faire à cela? dit Henryka. Pourquoi Dieu m'a-t-il créée telle que je suis? Oui, c'est un plaisir pour moi de voir un corps humain palpiter sous mon couteau. Le sang m'enivre.
- Ce que tu es, dit Dragomira, il l'est aussi. Je ne suis pas cruelle, tandis qu'il l'est. C'est un despote qui ne connaît pas la pitié. Son bonheur, ce serait de pouvoir faire tomber, d'un signe, des têtes tous les jours; ce serait de fouler aux pieds des fronts jusqu'alors hauts et fiers; ce serait de prendre pour jouets toutes les femmes. Au temps de la puissance polonaise, c'eût été un second Pan Kanioski. Je suis sûre qu'il n'hésiterait pas une minute à faire mourir sous le fouet un homme qui ne lui aurait rien fait, s'il croyait ainsi pouvoir se procurer un léger chatouillement. Les hommes de cette espèce sont à moitié fous; l'excès de force vitale produit sur eux le désir ardent de tuer et de torturer.
- Et moi aussi, je?…
- Et toi aussi, tu es malade."
Henryka baissa la tête et garda la silence.
Cependant les messieurs jouaient dans le petit salon de jeu et vidaient les bouteilles que le valet de chambre apportait fréquemment. Seul, Soltyk ne buvait pas. Tarajewitsch, au contraire, se trouvait déjà dans un état d'excitation qui ne promettait rien de bon. Un sentiment de malaise s'emparait peu à peu des autres. Monkony partit le premier pour aller se coucher. Puis Sessawine se retira doucement et sans qu'on s'en aperçût. Enfin Soltyk se trouvait seul avec Tarajewitsch. Il jeta les cartes sur la table, se leva, ouvrit un instant la fenêtre et la referma. Puis il alla jusqu'au seuil de la porte et fit un signe à Dragomira.
"Est-ce que tu ne veux plus jouer?" lui cria Tarajewitsch qui n'avait cessé de gagner.
Un monceau d'or était devant lui.
"Il faut pourtant que je te donne ta revanche.
- Merci!" dit Soltyk en revenant à la table de jeu.
Il remplit le verre vide de Tarajewitsch.
"Ce jeu de rien m'ennuie. Du reste, les dames sont là et nous avons l'agréable devoir de leur faire passer le temps de notre mieux.
- Continuez de jouer, dit Dragomira, nous vous regarderons avec plaisir."
Elle vint s'asseoir auprès de la table et cacha ses mains dans les larges manches de sa jaquette de zibeline.
"Du moment que vous l'ordonnez, nous allons jouer," répondit Soltyk, et il se mit à battre les cartes.
Il se fit immédiatement un profond silence. Soltyk et Tarajewitsch étaient en face l'une de l'autre. Henryka se tenait à côté du second, le bras appuyé sur la table, le haut du corps penché en avant, les yeux grands ouverts et les lèvres toutes tremblantes d'un frémissement nerveux. Dragomira était immobile, et ses yeux froids considéraient avec indifférence les cartes qui tombaient. Ils jouaient au "Onze et demi". La chance qui, jusqu'alors, n'avait cessé de favoriser Tarajewitsch changea dès la première carte. Il se mit à sourire, perdit encore, continua à sourire et perdit sans arrêter. Enfin, il cessa de sourire, et prit alors la mine d'un homme à qui le gain ou la perte sont tout à fait indifférents. L'or, qui précédemment avait afflué du côté de Tarajewitsch, retourna bientôt à Soltyk. Maintenant Tarajewitsch semblait inquiet. Il ne tarda pas à devenir agité, et le devint de plus en plus, d'autant mieux qu'Henryka, à chaque fois qu'il vidait son verre, le lui remplissait rapidement et sans qu'il s'en aperçût, d'un généreux vin de Hongrie. Enfin Tarajewitsch en arriva à ne plus savoir ce qu'il faisait; ses mises étaient toujours plus fortes, plus audacieuses, plus extravagantes. Il eut bientôt perdu tout ce qu'il avait gagné. Il joua encore un coup, puis encore un, et son propre argent passa en la possession de Soltyk. Tarajewitsch, le visage rouge, enflammé et l'oeil vitreux, se renversa sur le dossier de sa chaise et enfonça ses mains dans ses poches.
"Tu ne veux plus continuer à jouer? demanda Soltyk froidement.
- Quelle question? Je n'ai plus rien. Tu m'as complètement dévalisé.
- Tu peux naturellement jouer sur parole avec moi.
- Je l'espère, dit Tarajewitsch. Alors je joue mon attelage de quatre chevaux. Au plus bas prix, il vaut bien cinq cents ducats. L'acceptes-tu pour cette somme?
- Je le prends pour mille ducats, répondit Soltyk, et il donna les cartes.
- Les dames sont témoins," dit Tarajewitsch.
Il y eut un moment d'attente où l'on ne respirait plus. Le coup fut joué. Tarajewitsch perdit encore.
"Maintenant, que le diable emporte aussi le reste! s'écria-t-il; je mets sur cette carte ma forêt de Zborki. Elle est libre de toute hypothèque, comme tu le sais, et vaut quatre mille roubles.
- Accepté."
Soltyk donna les cartes. Tarajewitsch en demanda encore une. Il la prit, regarda son jeu lentement et comme avec hésitation; puis l'abattit sur la table.
"Eh bien! dit Soltyk, tu en as assez?
- Absolument. J'ai encore perdu. Cette fois, je mets sur une carte tout ce qui me reste, mon domaine, mon troupeau de moutons et ma part du puits de pétrole de Skol. Quel est l'enjeu?
- Tout ce qui est là sur la table et dix mille roubles en plus.
- C'est entendu! murmura Tarajewitsch. Mesdames, vous êtes témoins."
Les cartes tombèrent. Tarajewitsch poussa un profond soupir; il avait tout perdu. Il resta muet un moment; puis, frappant du poing sur la table de façon à faire résonner les verres, il s'écria:
"Que suis-je à présent? Un mendiant! Et c'est toi qui m'as fait ce que je suis. C'est vraiment quelque chose de noble de m'attirer ici avec l'intention bien arrêtée de me dépouiller!
- Ne mens pas. Qui est-ce qui s'est attaché à moi? C'est toi, répondit froidement Soltyk. J'ai tout essayé pour me débarrasser de toi.
- Tu n'as joué avec moi que pour me ruiner.
- J'ai interrompu le jeu lorsque tu avais gagné. C'est toi qui m'as forcé à continuer."
Tarajewitsch se leva; Il était pâle, chancelant, et regardait fixement son adversaire.
"Certainement, parce que je croyais que le jeu serait loyal. Mais tu t'entends à merveille à "corriger la fortune"."
C'en était trop. Soltyk bondit, saisit l'insolent à la poitrine, le jeta par terre et mit le pied sur lui comme sur un ennemi vaincu.
"T'en faut-il davantage? lui demanda-t-il ironiquement. Je pourrais te châtier comme un chien; mais je veux être généreux et te lâcher."
Soltyk retira son pied, et Tarajewitsch se releva. Tout son corps tremblait.
"Tu te vantes de ta générosité, dit-il en bégayant, eh bien! montre-la; rends-moi ce que tu m'as volé.
- C'est bien. Un dernier coup."
Et Soltyk s'assit à la table, comme s'il ne s'était rien passé.
"Avec quoi donc puis-je jouer? dit Tarajewitsch d'une voix désespérée, je n'ai plus rien. La seule ressource qui me reste c'est de m loger une balle dans la tête.
- Si tu en es là, répondit Soltyk en l'observant, je vais te faire proposition, c'est unes espèce de duel à l'américaine… J'ai fait de toi un mendiant, comme tu dis, et tu m'as outragé. Je joue tout ce que je t'ai gagné et dix mille roubles de plus; ton enjeu sera ta vie. Si tu perds, je pourrai disposer de toi à ma fantaisie."
Tarajewitsch regarda Soltyk quelque temps les yeux fixes, puis il fit un signe de la main.
"Après tout, je n'avais plus qu'à me brûler la cervelle, murmura-t-il; cela doit donc m'être bien égal.
- Ainsi, c'est accepté?
- Accepté.
- Mesdames, vous êtes témoins, dit Soltyk.
- Mais ce n'est pas toi qui donneras les cartes, ni moi, dit Tarajewitsch; nous jouons trop gros jeu. Je prie une de ces dames de vouloir bien s'en charger."
Dragomira prit les cartes et les battit.
Tous étaient pâles d'émotion et en même temps muets et immobiles, malgré la fièvre de l'attente. Soltyk, sentant tout à coup un léger frisson qui lui parcourait le corps, serra sa robe de chambre et croisa les bras sur sa poitrine, pendant que Tarajewitsch ne pouvait détacher des mains de Dragomira ses yeux pleins d'une flamme sinistre. Elle donna les cartes. Soltyk déclara qu'il ne demandait rien. Tarajewitsch demanda encore une carte. C'était le moment décisif. Les coeurs battaient à se rompre.
Soudain, Tarajewitsch tomba en arrière sur le dossier de sa chaise, sa tête se pencha sur sa poitrine, les cartes lui glissèrent des mains. Il avait perdu.
"Mesdames, vous êtes témoins, dit le comte en se levant lentement. Tarajewitsch, dans une partie loyale jouée avec moi, a perdu sa vie. Je puis maintenant disposer de lui à mon gré."
Dragomira considérait avec une curiosité froide le visage terreux de l'infortuné, qui restait cloué sur sa chaise, comme anéanti.
Tout à coup, il se leva d'un bond, et se frappant le front des deux poings:
"Oh! imbécile! fou que j'étais d'aller me jeter ainsi dans les mains de mes ennemis! s'écria-t-il; riez maintenant, mademoiselle, triomphez! Personne ne vous empêchera plus de devenir la comtesse Soltyk!
- Tais-toi! dit le comte d'un ton impérieux.
- C'est bon, je me tais, répondit Tarajewitsch, mais si l'on veut me tuer, qu'on se dépêche! Donnez-moi un pistolet, finissons-en tout de suite, tout de suite!
- Je ne songe pas à te tuer, dit Soltyk avec un sourire plus effrayant qu'une menace; tu es en mon pouvoir, cela me suffit.
- Alors tu me fais grâce de la vie?
- Je ne te fais pas non plus grâce de la vie, répondit le comte; je peux disposer de toi à ma fantaisie, n'est-ce pas, mesdames? Tu resteras ici et tu attendras ce que je déciderai."
Tarajewitsch éclata de rire.
"Oh! je vois maintenant que tout cela n'était qu'un badinage. Comment allais-je croire aussi qu'on a envie de verser mon sang? Mais pourquoi me faire une telle peur? Certes, c'était ma punition. Ma foi, je l'ai bien méritée; je ne me mêlerai plus jamais d'intrigues… une mauvaise plaisanterie… Versez-moi à boire, charmante Hébé; oubliions cette vilaine histoire."
Pendant qu'Henryka lui remplissait son verre, le comte et Dragomira échangeaient un regard. Tarajewitsch but et se mit à chanceler. Le verre tomba à terre, et Tarajewitsch glissa lui-même sur sa chaise, ensuite sur le plancher. Le vin de Tokai l'avait complètement maîtrisé.
Le comte sonna et ordonna d'emporter le malheureux qui n'avait plus conscience de rien. Puis il entra avec les deux jeunes filles dans le petit salon turc et alluma tranquillement une cigarette.
"Cher comte, dit Henryka, puisque vous pouvez disposer de Tarajewitsch à votre gré, c'est qu'il vous appartient en toute propriété?
- Sans doute.
- Ce qui est votre propriété, vous pouvez le donner?
- Certainement.
- Alors donnez-le-loi, je vous en prie."
- Le comte lui dit en souriant:
"Qu'en feriez-vous?
- Ne me questionnez pas; donnez-le-moi.
- Je regrette de ne pouvoir satisfaire votre désir.
- Pourquoi non? voulez-vous l'épargner?
- Au contraire. Et voilà pourquoi je disposerai de lui, moi-même.
- Oh! vous ne dites pas la vérité. Maintenant, je sais tout. Vous le livrerez à Dragomira, vous le lui avez promis."
Soltyk se mit à sourire.
"C'est vrai, dit Dragomira, j'ai votre parole. Tarajewitsch m'appartient."
Soltyk s'inclina.
"J'épargnerai sa précieuse existence aussi longtemps que possible, continua-t-elle; n'ayez donc pas de scrupules à cet égard.
- Moi?"
Soltyk se remit à sourire.
"Mettez-le sur le gril si bon vous semble, je ne m'y oppose pas du tout; mais j'aime mieux que vous le laissiez vivre.
- Et pourquoi?
- Moi, pour mon compte, j'aimerais mieux être mort que vivant entre vos mains," répondit le comte.
Dragomira haussa les épaules.
"Je ne suis pas le personnage de fantaisie à qui vous donnez mon nom, dit-elle; si vous voulez faire votre idéal de Sémiramis, elle est là devant vous: c'est Henryka.
- Cette tourterelle?"
Henryka était devenue rouge; mais elle se remit et regarda Soltyk en plein visage.
"Vous ne me connaissez pas, murmura-t-elle; prenez garde que je ne vous surprenne un beau jour plus que vous ne le voudriez.
- Savez-vous que vous commencez à devenir dangereux pour moi, mon doux, mon joli démon?"
Henryka lança un rapide regard à Dragomira.
"Abandonne-le-moi, dit-elle avec un gracieux mouvement de tête, tu seras contente de moi."
XVI
LA DEESSE DE LA VENGEANCE
Aucune des bêtes sauvages qui courent dans les bois, nuit et jour, après leur proie, n'est aussi cruelle que toi. PETRARQUE.
"Abandonne-le-moi, répéta Henryka, lorsque le lendemain matin elle se mit à genoux devant le lit de Dragomira, je le livrerai à l'Apôtre aussi bien que toi.
- Qu'y a-t-il donc? demanda Dragomira, est-ce que tu l'aimes?
- Non, je voudrais seulement le punir de me croire par trop naïve.
- Toujours des motifs égoïstes! Henryka, répondit Dragomira; tu es encore bien loin de comprendre notre sublime doctrine. Dans ce que nous faisons par foi en notre sainte croyance et par pitié, toi, tu vois une agréable émotion. Je comprends maintenant pourquoi ce sont justement les femmes qui aiment à assister aux exécutions. Maîtrise ce mauvais désir, cet amour du sang. Il te perdra.
- Je t'obéirai, car tu as raison; alors, abandonne-moi Soltyk.
- Ce n'est pas une tâche pour toi; tu n'es pas assez calme.
- Et toi? Es-tu donc absolument sûre de lui?
- Oui.
- Tu le convertiras, et il s'offrira volontairement au sacrifice?
- Je l'espère.
- Ne vaudrait-il pas mieux en faire un de nos associés? Il est beau, riche, courageux, plein d'intelligence. Il semble créé pour faire passer les autres sous le joug de fer de sa volonté.
- Oui, sans doute; mais c'est un démon à figure humaine, dit Dragomira, et notre association n'a pas pour but de le mettre à même de satisfaire ses instincts qui sont les instincts d'un tigre. C'est avec la joie infernale d'un inquisiteur ou d'un pacha qu'il torturerait, qu'il ferait souffrir, qu'il tuerait; et, pour le service de la religion, il amoncellerait péchés sur péchés.
- Il y a des moments où je ne te comprends pas. Peut-il y avoir péché à faire avec joie ce qui plaît à Dieu?
- C'est avec enthousiasme et ferveur que nous devons servir Dieu, et non pas avec un plaisir cruel, et des convoitises dans le coeur.
- Es-tu donc humaine?
- Oui, je le suis. Dieu voit dans mon coeur. J'accomplis ses commandements comme un pénible devoir. S'il y avait un autre moyen d'arracher à la damnation éternelle les malheureux que j'immole, jamais je ne toucherais une discipline, jamais je ne ferais couler une goutte de sang.
- Et Tarajewitsch? Ne triomphes-tu pas de l'avoir entre tes mains?
- Oui; seulement ce n'est pas parce qu'il est mon ennemi, mais parce qu'il a osé se mettre en travers de nos projets sur Soltyk. Si je le haïssais, je serais indigne de le châtier et je supplierais l'Apôtre de me dégager de ce devoir."
Henryka garda le silence. Elle s'efforçait vainement de comprendre Dragomira qui restait une énigme pour elle, comme pour tous les autres, comme pour elle-même peut-être.
Les invités s'éveillèrent lentement et se réunirent peu à peu pour le déjeuner. Tarajewitsch se demandait et se redemandait s'il avait rêvé. Quand Henryka entra, il la prit à part:
"Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je vous prierai de me dire seulement une chose: Ai-je réellement hier perdu tout au jeu, mon argent, mes chevaux, mon domaine?"
Henryka fit signe que oui.
"Et finalement ma vie aussi?
- Cela, vous l'avez rêvé!
- Alors, bien; c'est que je me le figurais aussi."
Après le déjeuner, M. et Mme Monkony repartirent pour la ville. Sessawine se joignit à eux. Les autres leur firent la conduite jusqu'à la statue de pierre de la Mère de Dieu, à l'endroit où les routes se séparent, et prirent ensuite la direction de Myschkow. Henryka et Tarajewitsch étaient en tête. Dans le second traîneau, conduit par Soltyk, se trouvaient Mme Maloutine et Dragomira. A Myschkow, les traîneaux s'arrêtèrent devant le manoir. La vieille ouvrit la porte comme d'habitude; la maison avait comme toujours son air mort. Soltyk confia les rênes à la main solide de Mme Maloutine, aida Dragomira à descendre du traîneau et lui offrit le bras pour la conduire dans la maison. Tarajewitsch suivait avec Henryka. Ils entrèrent dans le petit salon où Mme Samaky recevait ordinairement ses hôtes. Dragomira s'assit sur une chaise, Soltyk s'appuya le dos à la porte, et Henryka garda la porte, un pistolet à la main.
"Tu te souviens bien de notre jeu d'hier? dit le comte en attachant sur Tarajewitsch le regard ironique de ses yeux sombres.
- Oui, je sais, j'ai tout perdu.
- Et ta vie aussi.
- Ma vie? Mais cela, je l'ai rêvé, vous me le disiez vous-même, mademoiselle Henryka.
- Pour vous tranquilliser, répondit-elle; nous sommes témoins, Dragomira et moi, que vous avez perdu votre vie en jouant avec le comte, et il peut désormais disposer de vous à son gré.
- En effet, je me souviens… Un badinage…
- Pas du tout, s'écria Soltyk, tu m'as outragé et tu es entre mes mains.
- Alors, tue-moi, je suis prêt.
- Je ne te tuerai point, répondit Soltyk, et comme d'ailleurs je ne saurais que faire d'une vie inutile comme la tienne, j'en fais cadeau à Mlle Maloutine.
- Voilà une nouvelle plaisanterie! Je ne suis pourtant pas un esclave qu'on achète et qu'on vend selon son bon plaisir, répondit Tarajewitsch avec hauteur.
- Tu es libre, répondit Soltyk en souriant, seulement ta vie appartient à Dragomira, elle en disposera. Attends ses ordres."
Il salua les dames et sortit de la maison. Tarajewitsch resta seul avec les deux jeunes filles.
"Alors, que décidez-vous? dit-il en baissant déjà passablement le ton.
- Je vous laisse le choix, répondit Dragomira; voulez-vous désormais m'obéir aveuglément, sans réserve et sans protestation, ou préférez-vous mourir?"
Elle tira un poignard et s'approcha de Tarajewitsch.
"J'obéirai, dit-il d'une voix mal assurée, considérez-moi absolument comme votre esclave.
- Alors, vous resterez ici, dit Dragomira, en cachant son poignard, je pars pour Kiew. Jusqu'à mon retour, c'est Henryka qui vous gardera. Vous lui obériez exactement comme à moi."
Tarajewitsch s'inclina.
"Vous êtes maintenant mon prisonnier, s'écria Henryka, gardez-vous bien de faire quoi que ce soit qui ressemble à de la désobéissance ou de la trahison. Je suis femme à vous brûler la cervelle sur-le-champ;"
Elle leva son pistolet et le braqua sur lui avec un geste de menace.
"Encore un mot, dit le malheureux d'un ton suppliant quand il vit Dragomira s'avancer vers la porte, que vous proposez-vous de faire de moi?
- Vous l'apprendrez à mon retour.
- Vous voulez me tuer, murmura Tarajewitsch, parce que je suis votre adversaire? Vengez-vous, mais laissez-moi la vie."
Dragomira le regarda avec mépris et haussa les épaules.
"Grâce! dit-il en l'implorant et en se jetant à ses pieds. Ayez pitié de moi!
- Vous êtes un allié des jésuites, lui répondit Dragomira d'un ton fier, je devrais être sans pitié pour vous; mais il n'est pas impossible que je tire de vous quelque service. Aussi je consens à vous épargner provisoirement, mais ce n'est que provisoirement et par calcul, vous me comprenez bien, n'est-ce pas?
- Je vus remercie.
- Ne me remerciez pas, je ne vous ai rien promis."
Elle sortit d'un pas de souveraine, impassible, avec une froide majesté, le laissant en proie à un morne désespoir. Quelques instants après, le fouet du comte retentissait dehors et les deux traîneaux s'éloignaient.
"Vous êtes confié à ma garde, dit Henryka à Tarajewitsch, et je réponds de vous. Soyez bien convaincu que vous n'avez ici aucun secours à attendre et qu'on vous tuera si vous essayez de fuir."
Tarajewitsch alla presque machinalement à la fenêtre et vit dans la cour deux hommes armés de fusils.
"Alors, voulez-vous m'obéir? dit Henryka, le pistolet toujours à la main.
- Oui.
- Venez donc."
Tarajewitsch ôta sa pelisse. Henryka le fit passer par plusieurs chambres et le conduisit dans la salle où se trouvait la trappe. Elle lui ordonna de l'ouvrir et lui fit descendre les marches de l'escalier qui aboutissait au caveau où elle avait elle-même tremblé, pleuré et prié. Elle frappa à la paroi. Celle-ci s'ouvrit et on aperçut un deuxième caveau plus étroit et plus sombre que le premier. Il s'y trouvait deux grandes jeunes filles à la taille élancée, en costume de paysannes, avec des bottes de maroquin rouge et de longues pelisses en peau de mouton ornées de broderies de couleur. Elles attendaient la nouvelle victime et l'examinèrent avec des yeux calmes et indifférents.
"Attachez-le, ordonna Henryka.
- Est-ce que vous voulez me tuer? s'écria Tarajewitsch.
- N'essayez pas de vous défendre," lui dit Henryka d'un ton impérieux en lui appuyant le pistolet sur la poitrine.
En même temps une des jeunes filles, avec l'agilité d'un chat, l'avait pris par le cou, tandis que la seconde, qui était derrière lui, lui jetait une corde autour des jambes et serrait le noeud coulant.
Il tomba comme un bloc de bois, le visage sur le sol, et une des jeunes filles posa un genou sur lui. Il se débattait un instant, mais fut promptement attaché par les mains et par les pieds à la chaîne qui était fixée à la muraille.
"Ne vous ai-je pas interdit de vous défendre?" dit Henryka en posant sur lui son petit pied.
Tarajewitsch garda le silence.
"Châtiez-le, continua-t-elle, en se tournant vers les jeunes filles, et apprenez-lui en même temps à prier. Il a grièvement péché toute sa vie."
Les deux jeunes filles lui arrachèrent son vêtement et prirent ensuite des disciplines qu'elles portaient à la ceinture, sous leurs pelisses, avec des chapelets.
Soltyk conduisit Dragomira à Kiew et revint avec Mme Maloutine à Chomtschin, où l'attendait le P. Glinski. Dragomira se rendit immédiatement auprès de Karow, avec qui elle eut un court entretien, puis elle écrivit à Zésim.
"Deux mots seulement, lui dit-elle lorsqu'il entra, nous avons fait aujourd'hui un grand pas vers notre bonheur. Encore quelques jours, et j'espère pouvoir te dire que je suis prête à te suivre à l'autel."
Zésim eut bien vite oublié ses doutes et sa colère. Il tomba encore vaincu aux pieds de Dragomira et lui jura de nouveau amour et fidélité. Quand il fit noir, elle le renvoya, et il s'en alla cette fois sans lui adresser de reproches, le soleil et le printemps dans le coeur, une chanson sur les lèvres.
Quelques instants après, Dragomira partait en traîneau. Doliva l'attendait avec un cheval dans le voisinage de la maison où elle avait fait apparaître à Soltyk les ombres de ses chers morts. Elle sauta en selle et s'élança au galop à travers la nuit, le froid et la neige. Elle ne vit pas qu'elle était suivie de loin par une sombre figure, un cavalier qui avait quitté Kiew en même temps qu'elle.
A Myschkow, Henryka et Karow l'attendaient.
"S'est-il soumis? demanda Dragomira.
- Oui, répondit Henryka, mais seulement après que je l'ai fait fouetter.
- Tu y as encore trouvé un plaisir diabolique, Henryka.
- Non, je n'ai songé qu'à sa pauvre âme.
- Je te connais trop."
Dragomira fit un signe à Karow et descendit avec lui et Henryka dans les souterrains du manoir, devenus le sanctuaire d'une épouvantable idole et le temple où d'extravagants fanatiques adoraient leur dieu. Quand ils entrèrent dans l'étroite salle voûtée où Tarajewitsch était étendu sur de la paille, les deux servantes du temple, vêtues en paysannes, entrèrent aussi. L'une fixa une torche allumée au crochet de fer planté dans la muraille. L'autre détacha les chaînes et délia le prisonnier. Tarajewitsch, à la fois surpris et épouvanté, contemplait Dragomira qui s'approcha, les bras croisés sur la poitrine, et qui attacha sur lui le regard sévère et menaçant de ses beaux yeux.
"Vous vouliez, dit-elle, faire sortir Soltyk de la voie du salut que je lui ai montrée, pour l'entraîner de nouveau dans les ténèbres du vice. Le ciel vous a puni. Vos vouliez me perdre, à présent vous êtes entre mes mains.
- Châtiez-moi, répondit Tarajewitsch, mais épargnez ma vie; vos me l'avez promis…
- Je n'ai rien promis, dit Dragomira en lui coupant la parole, n'attendez de moi aucune pitié, dès qu'il s'agit du service de Dieu.
- Ce que vous voulez, c'est vous venger, reprit-il.
- Je ne suis pas une femme ordinaire qui cherche l'amour et remue ciel et terre dans son désir de vengeance, quand on s'oppose à ses voeux; je suis une prêtresse et je sers le Tout-Puissant. Pourquoi vous êtes-vous jeté dans ma toile et avez-vous brisé mes fils? Maintenant vous êtes dans mon filet, et je vous immolerai, non pour me venger, mais uniquement pour vous arracher aux supplices éternels en vous punissant sur terre. Vos mourrez aujourd'hui même.
- Grâce! grâce! criait d'une voix suppliante et les mains tendues vers
Dragomira Tarajewitsch à genoux.
- Relevez-vous, lui répondit-elle, suivez-nous. Faites au prêtre qui vous attend un aveu repentant de vos péchés et expiez-les par une immolation volontaire.
- Suis-je en proie au délire? s'écria Tarajewitsch.
- Si vous voulez vus réconcilier avec Dieu, prenez la route que je vous montre, continua Dragomira. Si vous restez dans l'endurcissement et l'impénitence, alors j'essayerai de sauver votre âme en vous traînant de force à l'autel, et là je vous sacrifierai comme autrefois Abraham voulait sacrifier Isaac.
- Non, je ne veux pas mourir! murmurait Tarajewitsch tremblant de tous ses membres. Je veux faire pénitence! Mais je ne sacrifie pas ma vie; Dieu ne peut pas me la demander; c'est de la folie!
- Vous êtes encore libre, dit Dragomira, choisissez, la route vers la lumière éternelle est ouverte devant vous.
- Non, non, je ne veux pas mourir! criait Tarajewitsch.
- Alors, en avant! ordonna Dragomira, nous n'avons plus de temps à perdre."
Karow, rapide comme l'éclair, s'élança sur le prisonnier. Il le jeta par terre avec sa force de géant et lui mit le genou sur la nuque. Les deux jeunes filles vêtues en paysannes purent facilement attacher la victime tremblante. Elles lièrent les mains et les pieds de Tarajewitsch et le traînèrent dans la vaste salle voûtée, éclairée par des torches, où le prêtre l'attendait. Les autres suivaient.
Lorsque le malheureux se trouva étendu aux pieds de l'apôtre et que celui-ci commença à l'exhorter, il espéra encore se sauver par l'humilité et la soumission. Il fit une confession complète et demanda lui-même une pénitence sévère et une rigoureuse punition.
"Tu seras satisfait, dit l'apôtre; prends-le, Dragomira.
- Non, non pas elle! Elle me tuera! dit Tarajewitsch en gémissant.
- Personne ne portera la main sur toi, répondit l'apôtre, c'est Dieu lui-même qui décidera si tu es suffisamment préparé pour aller dans l'autre monde, ou si tu as besoin d'une plus longue pénitence sur terre."
Dragomira fit un signe aux deux jeunes paysannes, qui saisirent aussitôt Tarajewitsch et le traînèrent par un corridor faiblement éclairé dans une autre vaste salle voûtée, dont une des parois était une massive grille en fer.