La pêcheuse d'âmes
Quand Sergitsch eut quitté Dragomira, elle se jeta à genoux dans le jardin, sous la voûte du ciel libre, et elle pria; puis elle se releva et revint vers la maison, bien décidée à exécuter l'ordre qu'elle avait reçu. Quand elle rentra dans la chambre de la malade, ses joues colorées par le froid semblaient brûlantes; sur ses traits sévères se lisait toute l'énergie d'un fanatisme impitoyable, et ses yeux d'ordinaire si froids brillaient d'un éclat étrange.
Elle dit à la vieille d'aller se reposer, ferma la fenêtre, tira les rideaux et s'assit auprès du lit de la malade.
"Madame Samaky, dit-elle.
- Oui… qu'est-ce qu'il y a?… Ah! c'est vous. Où étiez-vous donc?
- Le médecin était là.
- Ah! qu'est-ce qu'il a dit?
- Il a apporté une nouvelle médecine.
- A quoi bon? Il ne peut rien faire pour moi.
- Vous voulez dire qu'il ne peut pas vous enlever le péché qui oppresse et torture votre conscience.
- Que sais-tu à ce sujet, jeune fille? murmura la malade en serrant le poignet de Dragomira. Etait-il là? L'as-tu vu?… Non, il n'apparaît qu'à moi, quand je suis seule.
- Lui? Celui qui a reçu la mort de vos mains?
- Je le vois bien, tu sais tout. Oui, c'était moi… Je l'ai tué, et maintenant il me fait mourir en me chuchotant à l'oreille des histoires effrayantes que je ne veux pas entendre, en s'élevant de la terre jusqu'au ciel comme une fumée qui grandit toujours. Il se tient là debout… un géant… il a le soleil sur le devant de la poitrine… non… ce n'est pas le soleil, c'est une blessure d'où jaillit son sang tout chaud… partout du sang… une mer de sang… elle monte… j'étouffe." Elle parlait en élevant la voix; enfin, elle cacha son visage avec épouvante contre l'épaule de Dragomira.
"Réconciliez-vous avec Dieu, pendant qu'il en est encore temps.
- Que faut-il faire? Ma vie entière n'a été que prière, sacrifice, pénitence!
- Il faut vous sacrifier vous-même.
- Moi?
- Sang pour sang; donnez votre vie en expiation.
- Non, non! je ne peux pas! s'écria Mme Samaky. Je ne veux pas mourir!"
- Dragomira la regarda longtemps, puis se leva tranquillement, prit le petit flacon, en versa le contenu dans un verre et se pencha sur la malade.
"Voici la médecine."
Mme Samaky se redressa, regarda avec défiance d'abord la liqueur, ensuite Dragomira. Elle eut comme un pressentiment mystérieux.
"Quel est votre dessein? demanda-t-elle avec inquiétude. Pourquoi dois-je boire? Qu'est-ce qu'il y a dans ce verre?
- La médecine.
- Non, c'est du poison!
- Etes-vous folle?
- Jeune fille, qui t'a donné cette médecine? Tu veux me tuer!
- Allons, prenez-la.
- Non, je ne veux pas.
- Il le faut.
- Il le faut?"
Elle se mit à rire d'un rire horrible.
"Qui me forcera?
- Moi!"
Dragomira se jeta avec une sorte de fureur farouche sur Mme Samaky. Celle-ci se défendit en désespérée. Ce fut une lutte sauvage et silencieuse. Enfin Dragomira réussit à serrer étroitement les deux bras de la malade et à poser un genou sur sa poitrine. Elle lui tenait maintenant la tête immobile comme avec un crampon de fer. Elle lui ouvrit la bouche, y versa la liqueur brune, puis la lui ferma rapidement avec le drap.
Quelques instants s'écoulèrent et l'agonie commença.
Dragomira lâcha sa victime. La malheureuse cria au secours; mais personne ne l'entendit.
"Voici celle qui doit te sauver, dit Dragomira fièrement et comme inspirée; c'est moi, pauvre pécheresse, qui t'ouvre le chemin du ciel."
Un dernier râlement, et ce fut tout; Mme Samaky n'était plus.
Dragomira s'agenouilla auprès du lit et se mit à prier à haute voix:
"Seigneur, sois miséricordieux pour sa pauvre âme; remets-lui sa faute, et aie pitié de tous ceux qui errent et pèchent sur cette terre."
Au bout de quelques instants, Dragomira ouvrit la fenêtre et alla dans le jardin pour enterrer au plus épais des broussailles le mystérieux flacon et le verre où était resté un peu de résidu. Au moment où elle revenait vers la maison, une forme sombre se détacha de la muraille.
"Qui est là? demanda Dragomira.
- Moi, Sergitsch.
- C'est fait.
- Elle est morte?
- Oui.
- Est-celle morte volontairement?
- Non, elle s'est défendue.
- Espérons que Dieu aura pitié d'elle et acceptera votre action comme une expiation de ses péchés.
- Maintenant, je vais m'en aller, dit Dragomira, je n'ai plus rein à faire ici.
- Non, vous devez rester, il faut veiller la morte jusqu'à ce que je revienne.
- Alors, je reste."
Sergitsch s'éloigna et Dragomira rentra dans la maison. Elle ferma la porte de la chambre où gisait la morte, prit la clef, s'étendit sur un divan dans l'antichambre, se couvrit de son manteau et s'endormit. Elle reposa paisiblement, immobile elle-même comme une morte, avec l'innocent sourire d'un enfant, jusqu'au matin, jusqu'au moment où le soleil apparut, clair et chaud. Alors une voiture arriva, et Sergitsch en descendit.
Il venait afin de prendre possession de la maison et du bien au nom de la confrérie dont il était président. Peu de temps après lui arrivèrent quatre des frères avec un cercueil. Le danger de la contagion fournit un prétexte commode pour éloigner toute autre personne. Dragomira mit la morte dans la bière qui fut aussitôt fermée. Sergitsch se rendit ensuite chez le directeur de la localité et chez le prêtre. Grâce à son éloquence sonnante, Sergitsch, "eu égard au caractère de la maladie qui avait emporté Mme Samaky", obtint l'autorisation de l'enterrer le soir même.
Quand tout fut terminé, Sergitsch revint à la maison de la morte et rentra dans sa chambre avec Dragomira.
"Je vous prie de rester encore ici, noble demoiselle, dit-il. Vous aurez encore à faire dans le voisinage, peut-être cette nuit même.
- De quoi s'agit-il?
- Vous avez vu le jeune gentilhomme que la juive a pris dans ses filets?
- Pikturno?
- Oui, cette nuit-ci ou la nuit prochaine, il aura un rendez-vous dans le cabaret qui se trouve sur la route, à moitié chemin de Kiew.
- Serons-nous là en sûreté?
- Tout à fait en sûreté.
- J'attendrai donc ici votre message.
- Parfaitement. La maison nous appartient désormais, continua-t-il, vous êtes ici la maîtresse; je vais signifier aux gens de service qu'ils sont à vos ordres et qu'ils doivent vous obéir en tout.
- Mais je ne peux pourtant pas dans ce costume?…
- On y a pensé. Vous devez continuer ici à jouer votre rôle; mais dans le cabaret de là-bas, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin pour changer d'habillement.
- Bien.
- Je vous laisse maintenant. L'apôtre sera content de vous. Que le ciel vous bénisse!" dit Sergitsch en terminant; puis il remonta en voiture et partit.
Dragomira resta seule dans cette maison silencieuse, solitaire, sinistre. Les gens de service étaient réunis dans le fournil qui se trouvait de l'autre côté de la cour. De temps en temps le vent apportait un murmure de prières et de chants funèbres. Au dehors il faisait noir; quelques rares étoiles se montraient dans le ciel couvert d'épais nuages blanchâtres. Puis, quelques légers flocons tombèrent sur le sol, et tout d'un coup la neige se mit à tourbillonner autour de la maison et du jardin.
Dragomira allait et venait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle était disposée à quelque chose de méchant, de cruel. Au moindre bruit qui se faisait entendre, elle espérait voir arriver le messager qui devait l'appeler au cabaret. Elle aspirait au mouvement, à l'action, au combat; la solitude et l'isolement lui devenaient insupportables.
A plusieurs reprises, elle crut entendre la bruyante et lourde respiration, le râle de la malade; puis sur le mur apparaissait une ombre qui semblait la menacer.
Elle finit par sortir dans la cour, appela le vieux cocher et demanda un cheval. Le vieillard, tout courbé par l'âge, la regarda avec étonnement. Il n'avait évidemment pas idée d'une infirmière allant à cheval, et encore allant à cheval par un si mauvais temps et à une pareille heure. Cependant, comme Dragomira réitérait son ordre, il obéit.
Elle attacha solidement sa chevelure, enroula un mouchoir blanc autour de sa tête et mit son vêtement de fourrure. Quand elle sortit, une cravache à la main, le cocher amenait déjà le cheval. Elle sauta en selle et fit ouvrir la porte. Le cheval, jeune et ardent, qui était resté longtemps à l'écurie, se montrait indocile et reculait effarouché, chaque fois qu'elle tentait de sortir. Cette résistance semblait lui plaire; elle était justement en humeur de lutter et de briser cette singulière résistance. Elle l'excita de la voix, fit siffler sa cravache, et finit par si bien le dompter, qu'il céda à sa volonté et en quelques légers bonds l'emporta à travers la tempête et la nuit.
Elle galopait maintenant sur la grand'route, dans une neige profonde, au milieu des flocons qui tourbillonnaient, poussés contre elle par le vent. La lutte sauvage des éléments lui faisait du bien et calmait l'excitation de ses sens. Elle était encore poursuivie par de pâles et plaintifs fantômes qui flottaient çà et là sur les sombres prairies, des deux côtés de la route, ou qui l'attendaient en la guettant sur la lisière du bois de bouleaux.
Devant elle, comme une noire muraille, se dressa la forêt de sapins. Elle s'y élança, sans avoir peur ni de l'obscurité qui régnait sous les arbres secoués par la tempête, ni des voix qui retentissaient dans les airs, sortaient des profondeurs de la forêt et parfois semblaient monter de l'abîme. Elle ne connaissait pas la crainte. On eût dit bien plutôt que son courage impassible se rendait peu à peu maître de la nature déchaînée. Les hurlements du vent se perdirent dans le lointain; la neige cessa de tourbillonner; à peine en tombait-il maintenant quelques flocons; l'armée des étoiles étincela dans le ciel clair et paisible.
Cependant, de nouveaux ennemis approchaient. Dans les fourrés apparaissaient des lueurs errantes; des yeux brillaient, une bande de loups s'élança.
Dragomira sentit son cheval trembler sous elle, mais elle resta calme. Elle s'avança avec sang-froid en suivant le milieu de la route et prit son revolver.
Déjà le premier loup sautait par-dessus le fossé.
Un éclair, une détonation… il roula dans la neige aux pieds de Dragomira. Elle cravacha vivement son cheval et partit au galop. Il s'écoula quelque temps avant que les loups ne la poursuivissent; elle les vit dans le lointain accourir comme des chiens qui se réunissent pour chasser une noble bête. Elle avait déjà laissé derrière elle la forêt de sapins, et, faisant un long détour, elle traversait les plaines couvertes de neige pour revenir à Myschkow.
Les loups s'approchèrent de nouveau et firent entendre leurs rauques hurlements derrière les sabots de son cheval; de nouveau elle fit feu de son revolver, une fois, deux fois, et prit de l'avance. Enfin, elle aperçut devant elle le toit de la maison couverte de neige, dont la blancheur apparaissait à travers les sombres peupliers dépouillés.
Les hurlements ne s'entendaient plus, les effrayantes formes s'évanouirent.
Cheval et écuyère reprenaient haleine. Dragomira laissait maintenant le superbe animal aller au pas, et lui tapait doucement sur le cou pour le caresser. La porte était encore ouverte. Elle entra dans la cour et sauta à terre. A son appel, le vieux cocher arriva et prit le cheval.
Quand Dragomira pénétra dans la maison, elle brillait comme un chérubin: la gelée avait saupoudré ses cheveux, son vêtement et sa fourrure de diamants étincelants qui, dans la chaude atmosphère de la chambre, se changèrent en gouttes d'argent et tombèrent lentement à terre. Maintenant elle se sentait bien; elle jeta sa cravache sur un meuble et se débarrassa de ses vêtements humides. Fatiguée et échauffée par sa course, elle s'étendit sur le divan. Les fantômes s'étaient évanouis. La maison solitaire avait pris quelque chose de paisible et de familier.
Dragomira n'était là que depuis peu de temps, lorsqu'on frappa doucement à la fenêtre.
Elle se leva et ouvrit si rapidement que les vitres en tremblèrent.
"Qui est là?
- Moi, noble demoiselle."
La juive était dehors et souriant d'un méchant sourire.
"Nous avons besoin de bous, murmura-t-elle, ma voiture est là, sur la route; préparez-vous."
XVI
UNE AME SAUVEE
Verser le sang toujours et toujours, voilà ta gloire. ALFIERI.
Deux minutes plus tard, Dragomira sortait de la maison et traversait la cour avec Bassi. Sur la route était arrêtée une petite voiture juive, recouverte d'une bâche de toile; Juri conduisait. Les deux femmes montèrent sans dire un mot, et le misérable équipage se mit en route.
La tourmente de neige avait tout à fait cessé. Quelques étoiles brillaient au ciel; cependant il faisait noir; on n'avançait que lentement et avec précaution. Les roues grinçaient dans la neige; les chevaux soufflaient.
"Ne concevra-t-il pas de soupçons? demanda enfin Dragomira.
- Il est tout à fait fasciné, répondit Bassi en raillant, il ne nous échappera pas, et pourquoi se défierait-il?
- Parce que tu lui as donné rendez-vous bien loin de chez toi.
- Je lui ai dit que c'était à cause de mon mari, et il faut bien qu'il le croie."
Il était tard lorsque la voiture s'arrêta devant le cabaret et que les deux femmes descendirent. A quelque cent pas de la grand'route se dressait la maison, assez vaste, couverte de chaume et entourée d'une haie élevée. Des chiens aboyaient, devant le porte se balançait tristement l'arbuste desséché qui servait d'enseigne au cabaret. Le terrain avoisinant était plat et désert; mais à une certaine distance s'élevaient des collines plantées de pins. La juive poussa la porte et fit traverser à Dragomira la grande salle remplie de la fumée du tabac et de l'odeur de l'eau-de-vie; un vieux juif y disait sa prière. Elle la conduisit dans une jolie chambre propre, où il y avait un lit, une glace pendue à la muraille et un coffre contenant les vêtements envoyés par Sergitsch.
Bassi alluma une bougie et laissa seule Dragomira qui changea rapidement de costume. Elle n'était pas encore prête, qu'elle entendit le pas d'un cheval et bientôt après la voix de Pikturno qui retentissait dans la salle du cabaret. Bassi entra en se glissant par la porte entr'ouverte, et fit signe à Dragomira en mettant en même temps un doigt sur ses lèvres.
"Il est là, murmura-t-elle, je le conduis dans la chambre voisine; vous pourrez voir tout ce qui se passera par une petite fente de la porte, mais n'oubliez pas d'éteindre d'abord la bougie."
Dragomira répondit par un signe de tête, et la juive se retira. Dragomira acheva sa toilette, jeta un regard dans la glace et chargea son revolver.
L'infirmière était devenue une belle et audacieuse amazone,
On entendit des pas dans la chambre à côté, puis la voix du jeune gentilhomme, et de petits rires étouffés. Dragomira éteignit sa bougie, s'approcha de la porte sur la pointe des pieds et appliqua son oeil à la fente.
Elle voyait d'un coup d'oeil la petite salle presque tout entière. Cette salle avait deux issues, l'une conduisant dans la chambre où elle se trouvait elle-même, l'autre dans la grande salle du cabaret. La fenêtre donnait sur la cour, et avait son épais rideau vert tiré. Au milieu de la paroi que Dragomira voyait en face d'elle, était un vieux divan recouvert d'une étoffe rouge et d'où le crin sortait en différentes places. D'un côté du divan se trouvait une armoire sur laquelle étaient rangés différents flacons de fruits confits; et de l'autre une commode portant une petite pendule et quelques figurines de porcelaine. Près de la fenêtre, il y avait encore une chaise, c'était tout.
Bassi Rachelles, les mains dans les poches de sa jaquette de fourrure, allait et venait avec un sourire moqueur sur ses lèvres charnues, pendant que Pikturno, à cheval sur la chaise, la regardait d'un air étonné.
"Vous n'allez pas vous figurer au moins que je suis amoureuse de vous, dit la juive. Vous m'avez demandé un rendez-vous; j'ai bon coeur et je vous l'ai donné, mais cela ne tire pas à conséquence, pas du tout.
- J'aurais cru que vous aviez un peu d'inclination pour moi, balbutia
Pikturno avec timidité.
- De l'inclination? - Bassi s'arrêta devant lui et le regarda effrontément en plein visage. - Pas la moindre!
- Si vous n'aviez que cela à me dire, reprit Pikturno, vous n'aviez vraiment pas besoin de me donner rendez-vous ici; les occasions ne vous manquaient pas à Kiew.
- Eh! savez-vous, s'écria Bassi en posant sa main sur sa hanche, dans quelle intention je vous ai fait venir ici?
- Vous avez des caprices aujourd'hui, à ce qu'il semble, ma chère
Bassi," dit Pikturno.
Il se leva et chercha à la prendre par la taille, mais elle lui échappa avec l'élasticité d'un serpent.
"Ne me touchez pas! s'écria-t-elle; et elle le repoussa.
- Je vois qu'il vaut mieux que je m'en aille.
- Allez-vous-en, essayez."
Bassi se dirigea vers la fenêtre et lui tourna le dos.
"Bassi!"
Elle ne bougea pas.
"Etes-vous fâchée contre moi? Qu'avez-vous donc? là, au fond?"
En ce moment on frappa doucement à la fenêtre. La juive ouvrit rapidement le rideau et frappa aux vitres de la même façon.
"Qu'est-ce que cela signifie? demanda Pikturno.
- Rien, répondit Bassi, qui alla au divan et s'assit. Venez près de moi."
Pikturno obéit volontiers et la séduisante créature lui abandonna maintenant ses mains sans aucune résistance.
"Ce ne sont donc que des caprices?
- C'est peut-être une ruse.
- Pour quoi faire?
- Pour vous prendre.
- Moi? Ne suis-je pas depuis longtemps en votre pouvoir, belle Bassi?
- Sans doute, dit-elle en raillant, mais il ne suffit pas que l'oiseau arrive dans le filet; il faut encore fermer ce filet, et c'est ce que je veux faire.
- Comment?"
Elle le regarda d'une manière étrange, avec une expression de langueur et de ruse tout à la fois. Il recommençait à l'entourer de ses bras; alors, rapide comme l'éclair, elle tira un lacet de sa large manche, le lui jeta autour du cou et se releva d'un bond.
"Au nom du ciel!… s'écria Pikturno, vous m'étranglez!"
Au même instant, les complices de la juive, Juri, Tabisch et Dschika, se précipitèrent dans la chambre; et avant que le malheureux eût compris de quoi il s'agissait, ils l'avaient renversé par terre, lui avaient lié les mains et les jambes, et lui avaient introduit un bâillon dans la bouche.
Pikturno tourna vers Bassi des yeux suppliants; elle lui répondit par un regard de froid mépris. Il fut enfermé dans un grand sac, puis jeté et solidement attaché sur le dos d'un cheval qui partit d'un trot rapide. Quand le bruit des pas se fut éloigné, Bassi ouvrit la porte.
"Etes-vous prête, noble demoiselle? demanda-t-elle.
- Oui.
- Avez-vous vu comme j'ai bien fait mon affaire? Faites de même à présent.
- Tu le verras bien.
- Moi, non, reprit Bassi en secouant la tête, je ne peux pas voir de sang. Juri attend avec les chevaux; il vous montrera la route."
Dragomira mit rapidement ses gants de cheval et sortit, la cravache sous le bras. Juri s'inclina respectueusement devant elle et baisa le bord de sa robe. Tous deux sautèrent en selle et prirent la direction du bois.
Là, sur une colline dominant tout le pays, les compagnons de la juive attendaient dans un fourré avec leur victime. Ils avaient attaché Pikturno debout à un grand sapin, qui se dressait au milieu d'une petite clairière, et allumé un feu de broutilles autour duquel ils étaient silencieusement étendus.
Quand Dragomira arriva et sauta à bas de son cheval, Pikturno la regarda avec un profond étonnement. Ses traits lui étaient connus, mais son costume le trompait. Elle avait encore de hautes bottes d'hommes, mais elle portait aussi une robe de couleur sombre, une courte jaquette de fourrure et un bonnet de cosaque.
"Sommes-nous ici en sûreté? demanda-t-elle.
- Tout à fait en sûreté, répondit Tabisch, un vieillard à taille de géant.
- Je dois faire encore une tentative pour le convertir, dit Dragomira. Mettez-vous en sentinelles. Nous allons lui ôter le bâillon; il faut que nous soyons en sûreté et qu'on ne l'entende pas dans le cas où il pourrait appeler au secours. Un coup de sifflet nous avertira que tout est en ordre et que nous pouvons nous mettre à l'oeuvre. Dschika restera avec moi."
Les hommes s'éloignèrent. Dragomira s'était assise sur un tronc d'arbre abattu et Dschika attisait le feu. Elle était habillée en paysanne, avait de grosses bottes d'homme, une robe brune qui lui tombait à peine aux chevilles et une courte casaque en peau de mouton; autour de ses cheveux roux était enroulé un mouchoir jaune à fleurs; sa taille de moyenne grandeur donnait à la fois l'idée de la force et de l'agilité; son visage hâlé, aux traits massifs et sévères, avait tout autour de la bouche charnue une expression de fierté et de dédain.
Au bout de quelques instants, on entendit les coups de sifflet.
"Nous pouvons commencer, dit Dschika avec un sourire diabolique.
- Ote-lui le bâillon, ordonna Dragomira.
- Que signifie cette comédie? demanda Pikturno, une bien mauvaise farce! Je me croyais d'abord tombé dans les mains de brigands, mais maintenant, je vous reconnais, j'ai bu avec vous dans le cabaret rouge.
- Parfaitement.
- Qu'est-ce que ces vêtements? Est-ce l'autre fois que vous étiez déguisée, ou bien est-ce maintenant?
- Je suis une jeune fille.
- Alors, pourquoi cette froide plaisanterie? Nous allons tous ensemble attraper un bon rhume de cerveau.
- Il ne s'agit pas de plaisanterie, reprit Dragomira, s'avançant devant lui; vous êtes dans les mains d'hommes compatissants qui veulent servir Dieu et sauver votre âme en consacrant à la mort ce qu'il y a de terrestre en vous.
- Etes-vous folle?
- Vous aller mourir, continua Dragomira, personne ne peut vous arracher à nous; nous tenons solidement notre victime. Mais vous avez encore la ressource de vous repentir de vos péchés et de mourir volontairement.
- Volontairement? Mais non; j'aime la vie, s'écria Pikturno, allez vous promener avec votre extravagante philosophie; détachez-moi, ou j'appelle au secours.
- Personne ne vous entendra.
- Au secours! Au secours! cria Pikturno."
Sa voix se perdait peu à peu dans la nuit.
"Allons, décidez-vous, dit Dragomira en braquant sur lui son revolver.
- Je ne veux pas, je ne veux pas mourir! disait le malheureux en gémissant et en cherchant à briser les cordes qui le retenaient.
- Confessez-vous.
- Je ne veux pas.
- Priez.
- Non, non!
- Alors, je vous sacrifie au nom de Dieu Père, Fils et
Saint-Esprit. Amen."
Dragomira visa et fit feu. La belle se logea dans le bras droit. Le sang se mit à couler lentement sur la neige.
"Repentez-vous de vos péchés, il est encore temps.
- Au secours! au secours!"
La deuxième balle entra dans l'épaule gauche, Pikturno essaya de se mettre à genoux.
"Grâce! disait-il en gémissant, pitié!
- C'est en Dieu qu'est la pitié," reprit Dragomira tranquillement.
Et elle continua à tirer sur Pikturno avec autant de sang-froid que si elle eût visé un but. Un troisième coup le frappa à la cuisse; un quatrième au ventre; la dernière balle lui entra dans la poitrine.
"Achevez-moi, disait-il d'une voix suppliante, tuez-moi.
- Priez."
Le malheureux fit une courte prière. Il y eut un éclair suivi d'une détonation, sa tête s'inclina sur sa poitrine, il était mort.
Dschika appuya son oreille contre le coeur de Pikturno. "Il ne vit plus", murmura-t-elle. Puis elle introduisit un doigt dans sa bouche et poussa un sifflement aigu pour rappeler les hommes. Pendant qu'ils creusaient une fosse sous le sapin, Dragomira sauta sur son cheval et reprit la route de Kiew.
Elle dormit le lendemain jusqu'à midi, et elle était assise devant sa table de toilette, occupée à se coiffer, lorsque le commissaire de police Bedrosseff, qu'il fut impossible d'arrêter, se précipita dans la chambre.
"Savez-vous, s'écria-t-il, l'aventure mystérieuse qui tient toute la ville en agitation?
- Non.
- Un jeune gentilhomme, Pikturno, a disparu depuis hier, il a été probablement assassiné. Il doit avoir eu une intrigue avec la juive du cabaret Rouge; aussi ai-je fait faire une visite domiciliaire chez cette femme; malheureusement elle n'a donné aucun résultat.
- Naturellement.
- Comment? savez-vous quelque chose?
- Ne vous disais-je pas que vous devriez me prendre pour agent?
- Avez-vous découvert quelque chose qui puisse nous mettre sur la piste?
- Je vous donnerai seulement le conseil, cher monsieur Bedrosseff, de ne pas chercher cette piste, car il y a de hauts et puissants personnages mêlés à l'affaire.
- Vraiment?
- Il s'agit d'un duel à l'américaine.
- Avec qui?
- On prétend que c'est avec le comte Soltyk. Pikturno a tiré au sort la balle noire, et il est parti pour l'étranger afin de se brûler la cervelle.
- Dans ce cas, ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas pousser l'affaire plus loin."
XVII
UN BEAU REVE
Rien ne fait la joie de l'enfer comme de séparer les coeurs.
AUFFENBERG.
Anitta était à son piano et jouait un nocturne de Chopin, lorsque Henryka passa d'abord la tête à travers la portière et entra ensuite rapidement. Anitta interrompit son morceau et sauta au cou de son amie. Elles s'embrassèrent et se tinrent tendrement enlacées.
"Est-ce vrai? demanda Henryka, peut-on t'adresser des souhaits de bonheur?
- A moi? et pourquoi?
- Pour tes fiançailles.
- Avec qui?" Anitta avait un peu rougi.
"Pourquoi t'en défendre? toute la ville en parle, tout le monde t'envie.
- Mais, Henryka, je ne sais pas ce que tu veux dire.
- Oh!… tu vas devenir comtesse Soltyk. Ce n'est plus un secret.
- Ah! grand Dieu!… Cela ne peut cependant pas se faire sans mon consentement, dit Anitta d'un ton sérieux, je ne suis pas une poupée qu'on donne sans plus de cérémonies.
- On raconte pourtant que Soltyk t'aurait demandée en mariage.
- Le ciel m'en préserve!
- Anitta, tu n'es pas raisonnable; c'est le plus beau des hommes et le plus riche des magnats.
- C'est possible, mais je ne l'aime pas, et je ne l'aimerai jamais.
- Quelles idées surannées, ma chérie! continua Henryka. Est-ce qu'aujourd'hui l'on consulte son coeur en pareille matière? On examine quel effet l'on fera; on se demande si le mari nous procurera une grande situation dans la société; s'il est en position de nous entourer de luxe, de satisfaire nos goûts de toilette, de contenter nos fantaisies. Pour le reste, les choses suivent tranquillement leur chemin. Une grande dame ne s'ennuiera jamais; et, si elle est jeune et jolie comme toi, elle peut rassembler toute une cour autour d'elle."
Anitta considérait son amie, en passant d'un étonnement à un autre.
"Henryka, lui dit-elle, je ne te reconnais plus. Qu'as-tu fait de ton idéal, de ton enthousiasme?
- Oh! c'est bon quand il s'agit d'art et d'amour, mais pas de mariage.
- Le mariage me semble justement quelque chose de si sérieux, de si saint!…
- Ne va donc pas faire rire de toi, interrompit Henryka, applique un peu ton oreille à la porte, quand des femmes mariées sont ensemble et parlent franchement; c'est alors que tu entendras des choses, ah! des choses!…
- C'est possible, dit Anitta presque tristement; je veux bien paraître ridicule et démodée, mais je veux agir et vivre d'après mes sentiments."
Pendant que les deux jeunes filles s'entretenaient dans le salon, le jésuite était entré avec un fin et significatif sourire dans le boudoir de Mme Oginska, qui lui tendit cordialement les deux mains.
"Quelles nouvelles apportez-vous, mon révérend père, dit-elle, vous semblez tout heureux?
- Je le suis en effet, répondit le P. Glinski, le voeu le plus cher de mon coeur va s'accomplir: le comte s'est décidé à se marier.
- En vérité? Et sur qui son choix est-il tombé?
- Vous me le demandez? Sur notre enfant bien-aimée, sur notre Anitta.
- C'est un grand honneur pour nous.
- Je les regarde tous les deux comme mes enfants, continua le jésuite, le comte et votre fille, et cette union était depuis des années ma pensée de prédilection. Anitta est simple, bonne; elle le conduira, sans qu'il s'en aperçoive; elle dirigera son énergie sauvage dans des voies où il puisse travailler et où il travaillera au bonheur de l'humanité et surtout de sa patrie.
- Espérons-le.
- Le comte viendra aujourd'hui pour vous demander la main de votre fille. Soyez prudente. Anitta a sa tête à elle; son opiniâtreté pourrait tout gâter au dernier moment. Le comte n'a pas besoin de se douter que je suis venu ici et que j'ai annoncé sa visite.
- Certes non; mais Anitta, vous croyez vraiment que?…
- Dans notre jeune fille il y a plus de choses cachées que nous n'en imaginons à nous tous. J'en ai le pressentiment, dit la Père, faites bien attention; nous pourrions être pris au dépourvu.
- Elle se soumettra, répondit Mme Oginska, même si elle n'aime pas
Soltyk. Mais pourquoi ne l'aimerait-elle pas?
- Parce qu'elle en aime probablement un autre.
- Non, c'est impossible.
- Plaise à Dieu que je me trompe!
- Vous ne voulez cependant pas dire, père Glinski, que mon Anitta pourrait favoriser le jeune officier, le fils de ma chère amie Jadewska?
- Pourquoi pas?
- En mettant les choses au pis, ce ne serait qu'une fantaisie de jeune fille, sans conséquence. Je connais cela; mais le monde est le monde, et aucune jeune fille n'a encore épousé son idéal.
- Espérons le mieux, noble amie, mais attendons-nous toujours au pire; c'est la vraie, la seule philosophie. N'oubliez jamais que l'extraordinaire est beaucoup plus habituel que le naturel et le régulier, car c'est justement ce dernier qui est le vrai idéal.
- Dois-je prévenir Anitta? demanda Mme Oginska après une petite pause.
- Non; à quoi pensez-vous?
- Ne sera-ce pas pire, si la jeune enfant apprend à l'improviste qu'elle est fiancée?
- Qui songe à cela? Remettez-vous-en pour tout au comte; il a une certaine expérience en ces matières, et, croyez-moi, s'il n'obtient pas Anitta lui-même, nous réussirons encore moins."
Le P. Glinski baisa avec un doucereux sourire la main de Mme Oginska et partit silencieusement et mystérieusement comme il était venu. Une fois dehors, il se glissa le long des maisons pour ne pas être aperçu d'Anitta, et ne se sentit en sûreté qu'après avoir tourné dans une rue voisine et populeuse, où il se perdit dans la foule.
A midi sonnant, l'équipage du comte Soltyk s'arrêtait devant le palais des Oginski. Après avoir déposé sa précieuse pelisse de zibeline dans l'antichambre, le comte, en toilette parisienne des plus élégantes, entra dans le salon, où M. Oginski vint à sa rencontre. Quelques instants plus tard, Mme Oginska arrivait avec un grand froufrou de jupes. On s'assit, on échangea quelques formules de politesse; puis il y eut un moment de silence pénible dans le magnifique salon, tout rempli d'un parfum distingué. On n'entendait que le tic-tac monotone de l'antique horloge enfermée dans son énorme gaine de bois et la chanson des flammes qui dansaient dans la cheminée à l'italienne.
"Je suis venu vous voir aujourd'hui pour une affaire sérieuse et importante, dit enfin le comte, sérieuse surtout pour moi, puisque le bonheur de ma vie est en jeu. J'aime votre fille et je viens vous demander sa main.
- Je sens tout l'honneur que vous me faites, répondit Oginski en s'inclinant, une alliance entre nos deux familles dépasse mes espérances les plus ambitieuses, et je ne pouvais pas m'attendre…
- Pardonnez-moi, M. Oginski, l'honneur est tout pour moi.
- Je vous en prie… mon cher, mon bien cher comte, je suis vraiment confus…
- A quoi bon tant de paroles? dit Mme Oginska en interrompant son mari, il suffit, nous sommes heureux de vous donner notre Anitta."
Soltyk s'inclina respectueusement, prit la main de Mme Oginska et la baisa.
"Mais où en êtes-vous avec notre fille? reprit Oginski, je pense que vous vous êtes quelque peu entendus?
- Au contraire, répondit le comte, je n'ai encore fait aucune espèce d'aveu à Mlle Anitta, et je désire que pour le moment, la chose reste entre nous.
- Ce sera comme vous le désirez.
- J'ai votre consentement; tout le reste ira de soi-même; accordez-moi seulement la permission de me rapprocher de Mlle Anitta.
- C'est trop juste, dit Mme Oginska, il vous faut avoir l'occasion de vous déclarer; remettez-vous-en à moi pour cela, monsieur le comte. Je suis heureuse de voir que vous voulez conquérir vous-même le coeur de ma fille; elle est un peu entêtée, et elle aimera mieux résister que se soumettre à notre volonté.
- N'ayez pas d'inquiétude, dit Soltyk en souriant, je ne montrerai que l'ardent adorateur et je cacherai avec soin le prétendant favorisé par les parents. Cela me sera facile, car j'aime Anitta avec une passion dont vous ne me croyez peut-être pas du tout capable.
- Oh! par exemple! Pourquoi pas? dit Mme Oginska.
- On me juge souvent bien à faux.
- Des envieux, mon cher comte! Qui en aurait, sinon vous, que toutes les femmes adorent, que la nature a comblé de ses dons?
- Je vous en prie…
- Mais moi, j'ai toujours pris votre défense.
- Vous êtes trop bonne!"
La portière s'agita avec un léger bruit; Anitta apparut et disparut immédiatement.
"C'était elle, la petite friponne, murmura Mme Oginska.
- Je vous le demande encore une fois; que Mlle Anitta ne se doute pas de notre intelligence, dit Soltyk en prenant son chapeau
- Elle n'en saura rien; nous sommes tout à fait de votre avis."
Sur l'escalier, le comte rencontra Zésim. Il lui adressa un regard bref et hostile que le jeune officier soutint fièrement. Pendant qu'il suspendait son manteau dans l'antichambre, Anitta arriva en toute hâte.
"Je crois que vous venez trop tard, lui dit-elle tout bas; si je ne me trompe pas complètement, Soltyk vient de demander ma main."
Zésim haussa les épaules avec toute la présomption de la jeunesse.
"Il ne nous est pas permis de nous laisser intimider, Anitta, dit-il; moi je ne faiblirai jamais, par conséquent tout est en votre main. Du moment que vous opposez votre volonté à celle de vos parents, nous n'avons rien à craindre. Soltyk, tel que je le connais, est trop orgueilleux pour essayer de vous obtenir, s'il sait que votre coeur appartient à un autre, et non à lui.
- Je ne sais pas, répondit Anitta, je ne pressens rien de bon, mais vous pouvez compter sur moi; quelles que soient les circonstances, je resterai courageuse et inébranlable."
Ils se serrèrent les mains, puis elle disparut aussi rapidement qu'elle était venue; et Zésim entra dans le salon, où il fut reçu par Mme Oginska.
"Vous étiez et vous êtes encore une fidèle amie de ma mère, dit-il tout d'abord, et vous m'avez donné bien des preuves de bonté; cependant le courage me manque presque pour vous exposer ce que j'ai dans le coeur."
Mme Oginska commença à devenir nerveuse.
"Parlez, M. Jadewski, s'il dépend de moi de…"
Ce qu'elle eût désiré par dessus tout, c'eût été de s'échapper immédiatement du salon.
"J'aime Anitta, et elle répond à mes sentiments.
- En vérité? La chère enfant! Mais vous ne pensez pas à prendre au sérieux ce petit… arrangement?
- Si, madame, car je suis venu pour vous demander à vous et monsieur votre mari la main de votre fille.
- Mais… mon cher Zésim (Mme Oginska commençait à rire nerveusement), on ne peut cependant pas marier ensemble deux enfants. Votre demande me fait plaisir, car elle me prouve que vous n'êtes pas un de ces jeunes viveurs qui ont des amourettes derrière le dos des parents, et que vous agissez en cela comme un homme honnête et loyal. Mais abandonnez cette idée. Qu'est-ce que ces beaux sentiments romantiques? Nous avons tous passé par là… Un beau rêve, rien de plus. Pour le mariage, il faut tout autre chose. D'ailleurs, Anitta est déjà fiancée.
- Fiancée? sans qu'elle le sache?
- C'est-à-dire que c'est comme si elle l'était, reprit Mme Oginska quelque peu troublée; le comte Soltyk nous l'a demandée et nous avons donné notre consentement. Anitta regimbera peut-être un peu d'abord, mais elle finira bien par dire oui. C'est un très brillant mariage.
- Et le coeur? Et le bonheur de votre fille?
- Elle sera heureuse.
- Non, elle ne le sera pas, reprit Zésim avec énergie; mais pardonnez-moi, je n'ai pas besoin de m'animer, Anitta ne consentira jamais à cette alliance.
- Nous verrons, dit Mme Oginska froidement, mais dans aucun cas nous ne prêterons les mains à un mariage qui ne serait qu'une comédie avec un dénouement tragique; et nous comptons bien - je parle à l'officier, à l'homme d'honneur - que vous cesserez de rechercher Anitta. Puis-je espérer qu'à l'avenir - il m'est bien pénible de vous dire cela - vous vous abstiendrez de venir chez nous?
- A cet égard, vous n'avez qu'à commander, répondit Zésim en se levant, mais je ne renoncerai jamais à Anitta."
Il s'inclina et sortit, nullement découragé, mais plein d'amertume.
Anitta l'attendait sur l'escalier.
"Vite! dit-elle tout émue, on vous a repoussé?
- Oui.
- Mes parents veulent me marier à Soltyk?
- Oui, et l'on compte sur votre condescendance.
- Bien, on compte à tort, s'écria Anitta en relevant sa petite tête d'un air de défi; on peut nous séparer pour le moment, mais jamais on ne pourra me forcer à appartenir à un autre. Ayez confiance en moi, Zésim, comme j'ai confiance en vous. Ne vous laissez pas troubler par rien; on répandra toutes sortes de bruits, on tramera des intrigues, ne vous en occupez pas; tant que vous croirez en moi, il n'y aura rien de perdu.
- Aurez-vous assez de force, Anitta?…"
Elle sourit.
"On ne me connaît pas encore; attendez seulement un peu… Je suis plus forte que vous ne le croyez tous.
- Mais je ne dois plus mettre les pieds dans votre maison.
- Nous nous verrons et nous nous parlerons tout de même.
- Où?
- Quant à cela, c'est mon affaire; pour le moment restez calme; je vous donnerai des nouvelles le plus tôt possible."
Zésim la regarda longtemps en silence.
"Qu'avez-vous? demanda-t-elle un peu surprise.
- Pourrez-vous résister à toutes les séductions du luxe et de la splendeur?
- Quelle pauvre opinion vous avez de moi! répondit Anitta, avec la sainte et candide conviction de l'enfant, qu'est-ce que le monde tout entier pour moi sans vous? Non, Zésim, je ne me laisserai ni aveugler, ni séduire, simplement parce que je vous aime.
- Vous m'aimez donc réellement?"
Pour réponse, Anitta se mit à rire, pas fort, tout bas et tout doucement; mais ce rire était comme une charmante promesse qui valait tous les serments de la terre. Puis elle prit vaillamment la tête du grand et bel officier et l'embrassa.
XVIII
LES ROSES SE FANENT
Ravir le bonheur est facile, le rendre est difficile. HERCER.
Deux jours se passèrent sans qu'Anitta donnât signe de vie à Zésim. le deuxième soir, enveloppé dans son manteau, le jeune officier vint dans la rue où était la palais Oginski et regarda les fenêtres d'Anitta. Aucune lumière. Peut-être était-elle à l'Opéra. Une voiture de louage passait. Il siffle le cocher, monta te se fit conduire au théâtre.
"Où en est-on? demanda-t-il à un des buralistes.
- Le convive de pierre vient d'entrer en scène."
On jouait Don Juan.
Zésim se promena de long en large dans le vestibule de l'escalier et attendit la bien-aimée. Il s'écoula encore quelques minutes qui lui parurent bien pénibles; puis des applaudissements éclatèrent, et en même temps les portes s'ouvrirent. Le public sortit en foule. Sur toutes les marches descendaient lentement des dames élégantes avec leurs cavaliers. De toutes parts ce n'étaient que causeries et rires.
Enfin il aperçut Anitta. Elle marchait en avant avec le comte. Ses parents suivaient. Zésim se dissimula derrière un pilier, de façon à ne pas être vu de la jeune fille, et observa ses mouvements et sa physionomie avec une attention douloureuse. Il pouvait être satisfait. Anitta si vive, si gaie d'habitude, avait l'air d'une statue; rien ne remuait en elle; sur son visage se lisait une froide indifférence, pendant que le comte se donnait toutes les peines du monde pour lui arracher un sourire et la dévorait de son regard de flamme. Zésim vit aussi Soltyk aider la mère à monter en voiture, et la fille refuser son aide. Il respira, et, tranquillisé, entra dans le café le plus proche pour parcourir les journaux du soir; puis il reprit le chemin de sa maison.
Le lendemain au retour de l'exercice, il trouva une lettre d'Anitta que Tarass avait apportée pendant son absence. Il la baisa, ouvrir l'enveloppe et lut ce qui suit:
"Venez ce soir pour la bénédiction à l'église catholique, et attendez-moi à gauche de la grande porte, près du premier confessionnal. Votre fidèle Anitta."
Quand Zésim vint le soir à l'église, on commençait à allumer les cierges à l'autel. Il se posta près de la chaire derrière une colonne. De là, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil toute l'église. Dans sa situation présente, c'était déjà pour lui un bonheur indicible que de voir, même de loin, la bien-aimée. Un instant avant que le prêtre sortît de la sacristie, elle apparut accompagnée de Tarass. Elle s'avança d'un pas lent et modeste à travers les rangées de fidèles jusqu'au premier banc, où elle s'assit. Après avoir posé devant elle son livre de prières, elle leva instinctivement les yeux et aperçut Zésim. Il la salua d'une légère inclinaison de la tête et elle lui répondit par un sourire plein de bonté et de tendresse.
Le service divin commença. Les fidèles agenouillés chantaient, accompagnés par l'orgue, ce chant admirable de la bénédiction qui, comme une révélation consolante, pénètre dans les coeurs tourmentés et endoloris des hommes. La voix d'Anitta s'élevait au dessus des autres, comme le chant de l'alouette s'élève au dessus des bruits de la campagne au printemps. Ses yeux attachés à la voûte semblaient apercevoir les étoiles éternelles, et, dans un sentiment de naïve reconnaissance, chercher Dieu qui a créé le monde, le printemps, la jeunesse et l'amour. Jamais Zésim n'avait été si pieux. La bien-aimée, telle un ange, emportait la prière du jeune homme avec la sienne jusqu'au ciel.
Quand les chants et l'orgue eurent cessé et que le prêtre eut quitté l'autel, la foule sortit lentement de la maison de Dieu. Zésim suivit le flot et arriva heureusement au confessionnal où il devait attendre Anitta. Elle restait toujours agenouillée et plongée dans la prière. Ce ne fut que quand le sacristain en robe rouge et en blanc surplis vint éteindre les cierges qu'elle se leva, fit un signe de croix et se dirigea, sans se presser, vers l'endroit où elle espérait trouver le bien-aimé.
Zésim fit deux pas à sa rencontre; ils se serrèrent les mains et se regardèrent; puis il releva la manche de la jeune fille et lui baisa le bras.
"J'ai bien des choses à vous dire, commença-t-elle.
- Avant tout, je dois vous demander pardon, dit Zésim, pour avoir douté de vous un instant.
- Et aujourd'hui, pensez-vous autrement?
- Oui, je vous ai vue hier au théâtre, avec Soltyk."
Anita rougit.
"Zésim, cela ne me plaît pas, dit-elle, vous me surveillez… pourquoi?… Vous me connaissez donc bien peu?
- Oh! ce n'était pas de la défiance, c'était le désir ardent de vous voir.
- C'est possible, mais cela me fait de la peine. Vous ne le referez plus, n'est-ce pas? Vous me le promettez.
- Je vous en donne ma parole."
Elle le fit asseoir auprès d'elle, sur le dernier banc de l'église. Sous la haute voûte régnait maintenant une obscurité mystérieuse. Seule, une petite lampe rouge était allumée dans une nef latérale, aux pieds de la Mère des douleurs.
"Zésim, dit-elle à voix basse, en lui tenant les mains, j'ai beaucoup souffert ces jours-ci. Jamais je n'en aimerai un autre: jamais je n'en suivrai un autre à l'autel; mais je n'ai aucune espérance de vous appartenir un jour. On ne me forcera pas à devenir la femme du comte Soltyk, mais on me menace de me déshériter et de me maudire, si je deviens la vôtre. Voilà, mon bien-aimé, ce qui me tourmente et m'afflige. Je donnerais toutes les richesses de cette terre pour vous; mais, avec la malédiction de mes parents, je ne pourrais jamais être heureuse, même auprès de vous.
- Anitta, ne vous laissez pas intimider par des menaces qu'on ne mettra jamais à exécution, répondit Zésim tout ému; nous ne vivons plus à l'époque de ces Starostes tout puissants qui enfermaient entre quatre murs leurs femmes infidèles et emprisonnaient dans un couvent leurs filles désobéissantes. Aujourd'hui, ces choses-là ne se voient plus qu'au théâtre. On ne maudit pas sa fille unique parce qu'elle suit le penchant de son coeur.
- Vous ne connaissez pas mes parents; ils sont bien plus de l'ancien temps que vous ne croyez.
- Je vois qu'on vous a découragée.
- Non, mon bien-aimé, certainement non. Que dois-je faire? Conseillez-moi. Je suis prête à tout ce qui ne sera pas contre mon honneur."
Zésim la regarda longuement.
"Alors?
- Il n'y a qu'un moyen.
- Lequel?
- C'est un moyen très décisif.
- Dites-le donc. Suis-je une enfant?
- Fuyez avec moi.
- C'est impossible, Zésim, à quoi pensez-vous?
- Je ne vois pas d'autres moyens de salut que la fuite et un mariage secret.
- Oh! Zésim! A quoi me servira la bénédiction du prêtre, si la malédiction de mes parents pèse sur moi?
- Ce ne sont que des mots, Anitta; on connaît votre caractère d'enfant et l'on cherche à vous effrayer.
- Non, Zésim, non, je ne puis pas, ne me condamnez pas. Je vous aime plus que tout; mais après vous, j'aime et je respecte mes parents. Je ne peux pas les affliger, non, je ne le peux pas.
- Vous manquez de courage; tout ce qui est contre l'usage vous fait peur, répliqua Zésim. Pour l'amour de Dieu, fermez donc les yeux et abandonnez-vous à ma conduite.
- Non, je ne peux pas être si égoïste!
- Oh! justement, l'amour désintéressé et dévoué consiste à s'arracher à tout ce qui vous est cher pour suivre le bien-aimé!
- Non, Zésim, c'est de l'égoïsme de ne songer qu'à son propre bonheur et de sacrifier celui des autres.
- Anitta, vous ne voulez pas partir parce que vous ne m'aimez pas.
- Zésim!
- Ce n'est qu'un caprice pour vous, un beau rêve, comme disait votre mère; au premier obstacle sérieux, vous avez peur et vous reculez.
- Si vous m'aimez réellement, répondit Anitta presque suppliante, prenez patience.
- Je vous aime, s'écria Zésim en se levant, et je vous prouverai avec quelle ardeur je vous aime. Si vous pouvez supporter d'être séparée de moi, moi je ne puis survivre à votre perte et je n'y survivrai pas. Il vaut mieux en finir et se fermer volontairement les yeux que d'être condamné à voir comment les flammes s'éteignent et comment les roses se flétrissent.
- Non! A quoi pensez-vous? murmura Anitta. Voulez-vous me punir de mon amour? Sera-ce la récompense de ma fidélité?
- Je n'ai plus d'espoir, dit Zésim en soupirant; à quoi bon vivre?
- Est-ce que je ne vous appartiens plus?
- Non, vous appartenez à vos préjugés, Anitta, aux idées de nourrice et aux opinions de gouvernante qu'on vous a inoculées.
- Quelles affreuses paroles me dites-vous là?
- Dans ce monde barbare on ne marche pas sur des fleurs, répondit Zésim; nous sommes brutalement attaqués; il faut nous mettre en défense sans avoir d'égards pour rien ni pour personne: autrement nous périrons.
- Mieux vaut périr, dit Anitta tristement, que de faire mal.
- Bien, alors, mourez avec moi."
Zésim attira la pauvre jeune fille sur son coeur palpitant et la regarda en face avec des yeux ardents de fièvre.
"Pourquoi ne mourrais-je pas avec vous? répondit-elle d'une voix sérieuse et douce, si toute espérance était perdue? Mais tout peut encore tourner à bien.
- Le courage vous manque même pour cela!"
Zésim riait amèrement.
"Je ne sais pas, murmura Anitta, vous êtes si étrange aujourd'hui. Je ne vous reconnais plus du tout.
- Je suis étrange parce que j'ai pris au sérieux ce qui n'était qu'un jeu, n'est-ce pas?
- Je ne me suis pas jouée de vous.
- Certes non, répondit-il, vous croyez m'aimer, et en ce moment vous êtes encore décidée à me rester fidèle. Mais demain peut-être aurez-vous d'autres sentiments, et après-demain vous serez perdue pour moi. Puis-je demeurer calme quand on foule au pied mon idéal, quand on me ravit pour toujours la foi, l'espérance? Puis-je continuer à vivre sans amour, sans confiance, sans dieux? Non, j'ai horreur des nuages et des ténèbres, j'ai besoin d'un ciel pur et serein, et si on me l'obscurcit, j'aime mieux mourir. Une balle me donnera la liberté. Je ne suis pas fait pour être esclave. Une existence dans laquelle je traînerai éternellement les chaînes du doute me paraît sans valeur aucune.
- Zésim… vous n'avez pas le droit de vous tuer!… s'écria Anitta en l'étreignant avec angoisse; si je suis si peu de chose pour vous, souvenez-vous au moins de votre mère. C'est le délire qui parle par votre bouche.
- Je suis très calme, vous le voyez bien.
- Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne vous tuerez pas, dit
Anitta suppliante.
- Vous venez là comme un souverain qui me fait grâce de la peine de mort et qui m'accorde la faveur des travaux forcés à perpétuité. Est-ce la pitié?
- Non, ce n'est pas de la pitié, dit Anitta; je vous aime te je veux sauver votre vie pour moi, car elle m'appartient. - Elle le serra dans ses bras et lui donna un baiser. - Ah! je voudrais seulement gagner du temps! Mon coeur me dit qu'un amour fidèle doit triompher. Nous serons encore heureux, Zésim, si vous voulez avoir confiance en moi."
Zésim secoua la tête.
"Avant tout, votre parole d'honneur!
- Voici ma main.
- Vous ne vous tuerez pas!
- Non!"
Il sourit amèrement.
"Et vous croirez en moi?
- Oui, en vous; mais je me défie du temps. C'est une puissance redoutable qui détruit tout. Vous ne la connaissez pas encore. Elle tue d'une manière lente mais irrésistible les sentiments, les désirs, les projets, les passions, les souvenirs en les pétrifiant. Voir devenir indifférent un être que l'on aime est bien plus douloureux que d'être trahi par lui dans l'enivrement du bonheur. Je n'espère plus rien; aussi je vous rends votre liberté.
- Vous ne m'aimez plus, dit Anitta en se levant brusquement, voilà la vérité!
- Je vous aime d'un amour indicible, répondit Zésim, mais je ne peux pas, je ne veux pas voir comment, par de petits et misérables moyens, on détournera peu à peu votre coeur de moi, sans que vous vous en aperceviez et le sachiez. Et le jour viendra où vous-même vous trouverez de bon ton de sourire de cette folie de jeunesse.
- Oh! combien vous me connaissez peu!
- Prouvez-moi que je me trompe, continua Zésim; moi, je vous aimerai toujours. Montrez-vous forte; conservez-moi votre amour et votre fidélité. Qui vous en empêche, même sans vous enchaîner par des serments? Ce que je ne veux pas, c'est que vous me trahissiez; aussi ne doit-il y avoir entre nous aucun lien, ni promesse, ni foi jurée. Vous êtes libre, et je le suis. Nous n'avons plus aucune obligation l'un envers l'autre, et tout engagement cesse entre nous. Puis nous verrons que ce l'avenir apportera.
- Ah! Zésim, vous êtes dur pour moi; je ne l'ai pas mérité."
Elle retomba sur le banc, et couvrit son visage de ses mains. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues.
"Je ne puis m'empêcher de penser ainsi; condamnez-moi, mais je ne puis m'en empêcher!" s'écria Zésim.
Il lui serra la main et se leva avec effort pour partir.
"Vous m'abandonnez? Vous pouvez m'abandonner?
- Fuyez avec moi, Anitta.
- Non, je ne le peux pas.
- Alors, adieu!"
Il s'éloigna rapidement, et elle resta dans l'église sombre, seule avec ses larmes et la souffrance de son jeune coeur.
XIX
DANS LE FILET
Je place maintenant ma destinée entre tes mains. POUSCHKINE.
Dragomira fut instruite par Sessawine de la catastrophe qui avait anéanti l'amour de Zésim dans son printemps. Il lui raconta l'histoire comme une nouveauté piquante dont parlait toute la ville et ne s'aperçut pas le moins du monde de l'effet que ses paroles produisaient sur la mystérieuse jeune fille.
Cette belle créature, qui paraissait froide et qui savait si bien se dominer, perdit, pour quelques instants, tout empire sur elle-même. Elle poussa d'abord un léger cri, qu'il prit pour l'expression de son étonnement, tandis que dans ce cri vibraient toute la douleur et toute la révolte désespérée d'une âme à la torture; puis elle devint toute blanche; ses lèvres mêmes pâlirent, et la seconde d'après, cette pâleur de mort disparut sous une rougeur enflammée. Elle se leva brusquement et se mit à aller et venir, en proie à une vive émotion.
"Racontez-moi donc, murmura-t-elle, racontez-moi tout ce que vous savez. Les parents l'ont éconduit, et elle… elle aussi?… et elle se marie avec le comte Soltyk? Avez-vous bien compris?
- Oui, certainement," répondit Sessawine sans s'étonner le moins du monde des façons de Dragomira.
Il y a des hommes qui ont des yeux pour ne point voir.
"Elle a joué et badiné avec lui, voilà tout, et le pauvre lieutenant a cru que c'était sérieux.
- Et elle pend le comte?
- Pourquoi ne le prendrait-elle pas?"
Dragomira s'était remise; elle avait reconquis son visage calme de tous les jours, ses couleurs délicates et son regard froid.
"Qu'ai-je donc? se demanda-t-elle à elle-même en allant se rasseoir dans le coin du divan, pendant que Sessawine continuait son récit. C'est comme si j'avais la fièvre; mon coeur se serre convulsivement. Pourquoi tout cela? Parce que je sais Zésim malheureux? Non. Parce qu'il a pu se passer si vite de moi, parce qu'il a donné son coeur à une autre? Serais-je jalouse? Je l'aime donc?"
Un frisson lui courut partout le corps à cette pensée. Cependant, lorsque Sessawine l'eut quittée, elle se mit son secrétaire, jeta quelques lignes sur le papier et les envoya à Zésim.
Il arriva sur le champ. Chose curieuse, lorsqu'elle entendit le cliquetis de son épée, elle courut à son miroir et arrangea vite ses cheveux.
On frappa; il entra le coeur serré et l'esprit troublé; elle vint au devant de lui et lui tendit les deux mains avec une gaieté et une cordialité qu'elle n'avait jamais eues jusqu'à présent.
"Savez-vous qu'il y a bien longtemps que vous n'êtes venu? dit-elle.
- En effet, je me sens coupable à votre égard.
- Je voulais être fâchée contre vous, mais quand je vous ai vu entrer, tout a été pardonné et oublié.
- Je vous remercie bien."
Elle s'assit de nouveau sur le divan, et il prit un fauteuil près d'elle. Tous les deux se taisaient. Ils regardaient tristement et fixement dans le vide, et elle étudiait avec un intérêt douloureux son visage pâli et ridé par le chagrin.
"Qu'avez-vous? dit-elle enfin, en lui posant une main sur l'épaule. Vous n'êtes plus joyeux de vivre comme vous l'étiez."
Zésim la regarda sérieusement.
"Vous avez raison, répondit-il d'une voix qui tremblait, la vie est vraiment une laide chose, et ce qu'il y a de mieux, c'est de mettre fin aussi vite que possible à cette triste bouffonnerie.
- On vous a affligé?
- Non, pas du tout.
- On vous a affligé, offense, trahi; je sais tout."
Zésim haussa les épaules en souriant amèrement.
"Aimez-vous réellement cette jeune fille? continua Dragomira, je ne sais pas, mais elle me semble bornée, enfant et assez peu spirituelle, bref, insignifiante.
- Pardonnez-moi si je ne vous réponds pas là-dessus.
- Vous avez raison, et cela vous fait honneur de ne vouloir rien dire de défavorable au sujet d'une dame pour laquelle vous avez un sentiment; mais sa conduite à votre égard, sa conduite seule suffit pour le ma faire condamner."
Zésim garda le silence.
Dragomira le regarda et lui tendit la main.
"Je vous comprends, Zésim, et je vous promets de ne plus vous dire un mot de cette affaire; mais ne vous abandonnez pas ainsi, arrachez courageusement le trait de votre blessure, et elle guérira, elle guérira plus vite que vous ne le pensez et ne l'espérez. Je veux essayer de vous consoler. Il y eut un temps où vous restiez volontiers près de moi.
- Vous me confondez."
Zésim saisit les mains de Dragomira et les baisa.
"Nous recommencerons à être bons amis comme autrefois.
- Que vous me rendez heureux, Dragomira! Vous ne vous doutez pas combien tous ces jours-ci j'ai aspiré après vous!
- En vérité?"
Elle se pencha vers lui, les joues rougissantes et les yeux brillants.
"Sans cela, serais-je venu si vite?
- Je vous crois, Zésim; aussi je veux vous voir maintenant plus souvent chez moi; je veux vous voir tous les jours, chaque soir. Viendrez-vous?
- Si je puis, certainement. Vous me faites beaucoup de bien, Dragomira, avec votre regard affectueux, avec vos bonnes paroles. Il mes emble que je suis un esclave dont on brise les fers.
- Oui, je veux vous rendre libre, s'écria la belle jeune fille, tout à fait libre."
Zésim la considéra avec un certain étonnement.
"Si vous le voulez, dit-il au bout d'un instant, vous réussirez; car je crois que vous pouvez tout ce que vous voulez sérieusement."
Après le départ de Zésim, Dragomira resta ballottée par une tempête de pensées et de sentiments. Elle était étendue sur son divan, comme une Madeleine repentante, la tête dans ses mains, et elle méditait profondément. Elle était assez courageuse pour ne pas se mentir à elle-même. Ce secret dont elle ne s'était peut-être pas doutée jusqu'à ce jour, se dressait maintenant en pleine lumière devant son âme; et elle se l'avouait à elle-même tranquillement, et avec une amère et douloureuse abnégation.
Elle aimait Zésim.
Elle ne pouvait plus en douter; elle l'aimait, et cet amour n'était pas une passion ardente, un jeu riant et radieux, un enthousiasme de l'imagination; cet amour l'avait envahie silencieusement et irrésistiblement; il ne faisait plus qu'un avec elle; elle était dans chaque goutte de son sang, dans chaque frémissement de ses nerfs, dans chacun des sombres et mystérieux replis de son âme; cet amour, dans cette étrange jeune fille, n'était ni une aspiration, ni un désir, mais une fatalité plus forte qu'elle-même, plus forte que sa volonté de fer qui pourtant ne fléchissait devant rien. Elle l'aimait; pourquoi se défendait-elle contre cet amour? Pourquoi avait-elle autrefois tenu Zésim loin d'elle, lorsque son propre coeur à elle, débordant de tendresse, palpitait de joie et d'espérance? Pourquoi? Pourquoi maintenant se sentait-elle frissonner à la pensée de l'aimer et d'être aimée de lui?
Parce que cet amour pouvait être aussi pour lui une fatalité; parce que, comme ces fiancées mises au tombeau avant le jour du mariage, qui viennent à minuit danser des rondes fantastiques, elle devait donner la mort dans un baiser.
Elle se sentait de la pitié pour lui. En avait-elle le droit? Non, certes non. Ou elle croyait à l'enseignement de ses prêtres, ou elle n'y croyait pas. Si elle y croyait, c'était son devoir de sauver l'âme de Zésim, même quand il lui eût été indifférent, à plus forte raison, puisqu'elle l'aimait. Etait-ce de l'amour que de laisser son âme se perdre, que de mettre en danger son bonheur éternel pour quelques vaines et folles joies terrestres? Mais pouvait-elle l'aimer?
Oui, elle le pouvait. Il ne lui était pas défendu de donner à un homme son coeur et sa main. La vie en elle-même est un péché qui ne peut s'expier que dans les tourments. Que cette vie s'écoule dans un désert ou dans un harem, elle n'en est pas moins un malheur et l'expiation reste la même. Elle l'aimerait et se réjouirait d'être aimée; elle irait avec lui devant l'autel; elle deviendrait sa femme et puis… elle apaiserait Dieu avec lui par un sacrifice aussi sanglant et aussi saint que ceux d'Abraham et de Jephté.
Le lendemain matin, Zésim envoya à Dragomira un bouquet de camélias blanc et de violettes. Elle fut heureuse de ce présent, comme un enfant, porta le bouquet à ses lèvres à plusieurs reprises et le plaça elle-même dan un vase.
Zésim était dans un état d'esprit qui le surprenait lui-même et l'effrayait. Il aimait Anitta, il était désolé de la perdre, et en même temps il sentait que Dragomira l'enveloppait d'un filet magique et l'attirait à elle avec une force irrésistible.
Nous ne sommes jamais plus disposés à tomber dans un piège enchanté que quand nous aimons, et que nous sommes séparés de l'objet de notre amour. Tel se trouvait Zésim au milieu du vertige du monde, seul avec ses sentiments, ses rêves, ses ardents désirs, ses brûlantes aspirations. L'être charmant à qui il aurait voulu confier les plus secrètes et les meilleurs émotions de son âme lui semblait disparu pour toujours; personne n'était là pour entendre ses serments, ses paroles passionnées; personne, pour partager sa douleur; personne, pour dissiper ses doutes.
C'est en ce moment que du nuage qui l'enveloppait il voyait sortir de nouveau la belle et sévère figure de sa compagne d'adolescence, et il se laissait aller, presque sans en avoir conscience, avec une nouvelle ardeur, un nouvel enthousiasme, à cette séduisante et trompeuse impression.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'il vint le soir beaucoup plus tôt qu'on ne l'attendait, ce qui l'obligea de se contenter pendant quelques moments de la société de Cirilla, qui jouait avec beaucoup d'habileté son rôle de bonne et brave tante. Dragomira était encore à sa toilette, elle qui d'habitude dédaignait toute espèce de parure et affectait un mise d'une simplicité et d'une humilité monastiques. Lorsqu'enfin elle entra un froid et fier sourire sur les lèvres, Zésim se demanda ce qui lui était arrivé. Il lui semblait qu'il n'avait jamais encore vu Dragomira et qu'il l'apercevait pour la première fois, tellement elle lui apparaissait changée. La religieuse, la pénitente était devenue une dame du monde, richement et coquettement habillée comme si elle partait pour faire des conquêtes. D'un seul coup d'oeil il lui découvrit cent nouveaux attraits. Elle lui paraissait plus grande, d'une taille plus pleine et plus majestueuse avec la longue robe de soie traînante et la kazabaïka de velours rouge garnie de zibeline, qui, pour la première fois, faisait ressortir aux yeux émerveillés du jeune homme ce beau cou et ces épaules de marbre. Combien était joli ce petit pied chaussé de pantoufles turques brodées d'or! Combien était splendide dans son abondance superbe cette chevelure blonde, retenue et non serrée par un ruban rouge, et pourtant un camélia blanc au milieu de ses flots d'or.
Elle tendit la main à Zésim et le fit asseoir près de la cheminée. Cirilla allait et venait pour préparer le thé et laissait continuellement les deux jeunes gens seuls ensemble, sans avoir l'air d'y mettre aucune intention. Dragomira employait chacun de ces moments-là à envelopper Zésim de nouveaux lacs enchantés. Elle voyait l'effet qu'elle produisait sur lui et elle l'augmentait encore par ses paroles et ses regards. Elle voulait plaire, ravir, conquérir, et elle y réussissait complètement. C'était comme si elle avait été emportée avec Zésim vers l'Océan, sur une petite barque sans voile ni rames; mais aucun des deux ne demandait où ils étaient entraînés.
On prit le thé; on se raconta gaiement et sans y attacher, du reste, aucune importance, les nouvelles de la ville; puis Cirilla sortit de la chambre.
La tête de Zésim était remplie des idées les plus contradictoires et son coeur était agité par les sentiments les plus étranges. Il se mit à marcher à grands pas dans la chambre. La pâleur et la rougeur se succédaient sur ses joues, que les émotions et les chagrins des dernières semaines avaient profondément creusées.
Enfin Dragomira se leva lentement. Elle vint se mettre devant lui, et, le regardant fixement de ses yeux bleus, lui posa ses mains sur les épaules;
"Pauvre ami!" dit-elle doucement.
Il baissa la tête et garda le silence.
"Vous êtes malheureux, continua Dragomira, vous vous consumez dans le chagrin. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour adoucir votre peine!
- Vous pouvez tout faire, reprit-il les yeux toujours baissés, tout.
- Faut-il parler à Anitta?
- Non, pour l'amour de Dieu! non!"
Il leva vers le froid et beau visage de la jeune fille ses yeux désespérés et humides de larmes.
Que puis-je faire alors?"
Il baissa de nouveau la tête; alors, Dragomira posa sa petite main sur son épaule et lui effleura le front de ses lèvres. Ce ne fut qu'un léger souffle qui alla d'elle à lui, mais il suffit pour déchaîner la passion que son coeur ne pouvait plus maîtriser.
"Dragomira!" murmura-t-il. Et il l'attira à lui. Mais elle se dégagea rapidement de ses bras et recula d'un pas.
"Non! s'écria-t-elle; non! non!"
Mais bientôt, avec une décision soudaine, infernale, elle l'entoura elle-même de ses bras et lui donna un baiser.
"Maintenant, partez! ordonna-t-elle en s'écartant de lui avec un mouvement de pudeur et de confusion virginales; partez! n'entendez-vous pas? Je le veux."
Zésim demeura un moment immobile et étonné; puis il obéit, sortit rapidement de la chambre et descendit l'escalier. Quand il fut dans la rue, le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait se fit entendre, et Dragomira apparut, se penchant vers lui.
"Bonne nuit! lui cria-t-il.
- Au revoir!" répondit-elle, en lui jetant le camélia blanc qu'elle avait rapidement enlevé de ses cheveux.
PASTORALE
Le livre le plus merveilleux des livres est le livre de l'amour.
GOETHE.
Depuis des semaines, le comte Soltyk se trouvait dans un état absolument nouveau pour lui et qui surexcitait au plus haut point tous les instincts de sa nature. Un jour lui paraissait d'ailleurs s'enfuir comme une seconde, et les événements d'une année se renfermer dans les vingt-quatre heures d'une journée. Il lui semblait faire un de ces rêves où l'on s'égare dans une contrée qu'on n'a jamais vue, dans un édifice inconnu et mystérieux dont on sent la voûte peser sur sa tête; on cherche avec une indicible angoisse à sortir par des ouvertures qui deviennent de plus en plus étroites; on monte un escalier dont les marches sont de plus en plus hautes et raides, et une fois parvenu en haut, on se précipite dans les airs pour fendre l'espace sans ailes.
Jamais, jusqu'à ce jour, il ne lui était arrivé de voir une femme le dédaigner ou lui résister: toutes semblaient attendre un signe de lui, avec un doux sourire, comme des odalisques; et peut-être était-ce pour cela qu'aucune n'avait réussi à le conquérir ou à l'enchaîner. Et, maintenant il avait rencontré une jeune fille qui ne s'occupait nullement de lui, dont la pensée le tourmentait et le bouleversait. Il allait et venait comme si les Furies l'eussent poursuivi; tel qu'une bête fauve traquée par les chiens, il sortait précipitamment de son palais pour se rendre au club, du club il allait au café, du café sur la promenade et de la promenade chez quelque brillante dame à la mode; enfin épuisé et mécontent, il finissait toujours par revenir à l'endroit qu'il ne pouvait fuir malgré tous ses efforts, c'est-à-dire à la porte du petit palais Oginski.
Il était toujours occupé d'Anitta et rien que d'elle, tout en ne la voulant pas, tout en raillant et maudissant sa faiblesse. Plus d'une fois il jeta à terre le bouquet que le jardinier apportait pour elle et le foula aux pieds. Et c'est justement à cause de cela qu'Anitta recevait tous les jours les fleurs les plus magnifiques avec sa carte; à cause de cela que tous les jours elle le voyait passer en voiture ou à cheval devant ses fenêtres; à cause de cela qu'elle le rencontrait toujours sur son chemin. Dès qu'elle mettait le pied dans la rue, il était déjà là devant elle, apparaissant à l'improviste et semblant sortir de terre comme un être surnaturel. Faisait-elle une emplette? Il restait comme un laquais devant la porte du magasin, pour lui porter ses paquets. Allait-elle sur la promenade? Il était à son côté. Montait-elle en traîneau? Il galopait à côté d'elle. Au théâtre, il l'attendait au bas de l'escalier, la conduisait à sa loge, lui ôtait son manteau, et se contentait ensuite de la contempler de loin, jusqu'à ce que la représentation fût terminée. Alors, il apparaissait de nouveau pour l'aider à s'envelopper et à monter en voiture. Ces hommages se renouvelaient dans les concerts et les soirées. Ce qui n'empêchait pas le comte de faire chaque après-midi sa visite au palais Oginski.
Tout le monde parlait de son choix, de sa passion et, en général, on enviait à Anitta cette brillante conquête. Elle seule ne se montrait nullement ravie; au contraire, quand elle était dans la compagnie de Soltyk, elle tenait sa tête baissée, et s'il lui arrivait de lever ses beaux yeux si expressifs, ce n'était certainement pas pour répondre aux regards enflammés du comte. Elle restait toujours polie, cérémonieuse, sérieuse et laconique.
Toutes les représentations de ses parents, tous les discours les plus persuasifs de ses amies échouaient contre cette volonté silencieuse et simple, mais inébranlable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, et Soltyk n'avait pas avancé d'un pas.
Le jésuite voyait cela avec inquiétude et déplaisir. Il connaissait Anitta depuis le berceau; il l'avait toujours traitée avec une sorte d'amour paternel; il croyait être sûr de ses inclinations, et, grâce à son caractère sacré, il se figurait posséder sur elle une autorité plus haute et plus efficace que ses parents eux-mêmes. Il résolut de faire valoir cette autorité au bon moment, et l'occasion s'en présenta plus tôt qu'il n'eût osé l'espérer.
Le P. Glinski vint vers midi chez Oginski, et ne trouva à la maison qu'Anitta. Elle accourut à sa rencontre, le salua affectueusement, lui baisa la main; puis elle se remit à son métier, et reprit sa broderie interrompue. Le jésuite s'était placé derrière elle et regardait par-dessus son épaule la broderie à moitié faite.
"Un travail symbolique, dit-il avec un fin sourire.
- Comment cela? demanda Anitta sans changer de position.
- Est-ce que ce ne sera pas une pantoufle?
- Sans doute.
- Eh bien! tu te familiarises déjà en imagination avec l'attribut à venir de ta puissance, mon enfant. Que mon cher comte sera heureux sous ce joug charmant!
- Votre cher comte?…" murmura Anitta.
Et elle se tourna vers le jésuite d'un air résolu:
"…Je ne pense nullement à lui imposer mon joug.
- Ah! oui, je connais ce jeu mêlé de réserve virginale et de coquetterie féminine; je le connais mieux que tu ne crois. C'est amusant… pour un temps… puis cela devient ennuyeux et insupportable.
- Si je pouvais arriver à devenir insupportable au comte, répliqua
Anitta avec un léger sourire, je me traînerais sur les genoux à
Ezenstochau (1) [(1) Pèlerinage célèbre en Pologne.].
- Ne plaisante pas.
- C'est très sérieux.
- As-tu toujours ce lieutenant dans la tête?
- Dans le coeur, Père Glinski, certainement.
- Folie!
- C'est possible; mais voilà pourquoi je ne serai jamais la comtesse
Soltyk."
Le jésuite se rapprocha encore d'Anitta, lui prit les mains et la regarda affectueusement dans les yeux. Pour lui aussi c'était sérieux. Ce n'était pas un intrigant; il voulait le bonheur du comte et de la jeune fille; il les considérait et les aimait tous les deux comme ses enfants.
"Anitta, dit-il, la vie n'est pas un amusement, mais une lutte terrible dans laquelle nous avons des devoirs sacrés à accomplir. Nous ne devons pas obéir à nos goûts et à nos désirs passagers, mais nous devons agir selon notre raison et notre conscience.
- Eh bien! justement, ma raison et ma conscience m'ordonnent de choisir un mari que j'aime, car ce n'est qu'à ce mari-là que je pourrai faire les sacrifices que le mariage impose à une femme; ce n'est qu'avec lui que je pourrai remplir les devoirs que j'ai envers Dieu et envers les hommes."
Le P. Glinski se trouva désarmé pour un instant, mais pour un instant seulement.
"Soit, mon enfant, dit-il, mais est-ce que le comte Soltyk n'est pas digne de ton amour? Y a-t-il une jeune fille qui le regarde avec des yeux indifférents? Certes, c'est un conquérant; tous les coeurs battent plus fort quand il apparaît, et cet homme, que toutes voudraient enchaîner, est à tes pieds, et tu serais la première, la seule qui ne pourrait pas l'aimer? Non, je ne te crois pas, personne ne te croira. Ce sont là des imaginations d'enfant, c'est un caprice blâmable; blâmable parce qu'il chagrine tes parents, aussi bien que moi, ton second père, et doublement blâmable parce que tu sacrifies ton propre bonheur à une fantaisie."
Le jésuite continua à parler sur ce ton. Elle semblait se soumettre sans combat. Penchée sur son métier, elle ne répondait pas une syllabe, ne faisait pas un mouvement; rien ne protestait ni dans son air, ni dans son regard. Mais lorsqu'à la fin le père lui chuchota à l'oreille: "N'est-ce pas? tu y vois clair maintenant, et tu ne vas pas résister plus longtemps et refuser de dire oui au comte?" Anitta lui lança un regard rapide et malicieux et se contenta de secouer la tête.
Le jésuite partit en soupirant, avec moins d'espoir qu'il n'en avait lorsqu'il était venu. Il se garda bien de parler au comte de sa tentative manquée auprès de la petite mutine; seulement lorsqu'il le vit dans l'après-midi faire soigneusement sa toilette pour sa visite habituelle chez les Oginski, il haussa les épaules avec compassion comme s'il voulait dire: Puisque je n'ai pas réussi , tu ne réussiras pas mieux, malgré ta jolie moustache noire.
Et cependant le hasard sembla favoriser le comte.
Quand il arriva chez Oginski, il trouva Anitta tout en larmes.
"Qu'avez-vous? demanda-t-il avec un empressement et une émotion dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, au nom du ciel, calmez-vous, mademoiselle!
"Anitta pleure la perte de son favori, monsieur le comte, répondit Mme Oginska, elle a trouvé son serin mort dans la cage, subitement, sans qu'il ait été malade."
Anitta tenait le petit cadavre allongé dans sa main rose, et elle le montra au comte, sans pouvoir dire un mot, à cause de son chagrin.
"Pauvre petite bête! dit-il; mais il n'est pas impossible de le remplacer."
Anita secoua la tête.
"Nous trouverons bien quelque chose qui vous console, continua Soltyk, même quand il faudrait dépouille tous les pays pour vous arracher un sourire, mademoiselle. Ah! Je vous en prie, ne pleurez pas. Je mettrais le monde entier ou ma tête à vos pieds, pour vous rendre la gaîté."
Il prit congé en toute hâte et Anitta resta seule avec son petit favori mort et son chagrin.
Lorsque le comte revint et s'approcha d'Anitta, un sourire heureux, presque enfantin, se jouait sur ses lèvres orgueilleuses, et ses yeux sombres brillaient d'un éclat triomphant. Il présenta le bras à la jeune fille, qui avait encore des larmes à ses longs cils soyeux, et, sans dire un mot, la conduisit dans la serre. Là se trouvaient une demi-douzaine des serviteurs du comte; chacun d'eux tenait un sac, et, quand le comte, comme un sultan, frappa dans ses mains, tous les sacs furent grands ouverts. De tous côtés, avec des gazouillements sonores, des serins d'un jaune éclatant s'échappèrent, se mirent à voltiger autour des deux jeunes gens, et allèrent se percher sur les feuilles et les branches flexibles des palmiers, des orchidées, des lianes, des orangers et des citronniers, remplissant l'air de leurs sifflements joyeux et de leurs chants.
Anitta resta toute surprise un moment; puis un doux sourire apparut sur son visage; elle essuya ses yeux et tendit la main au comte pour le remercier. Les serviteurs, sur un signe du maître, s'étaient promptement éloignés.
"Je vous ai apporté, dit le comte en riant, tous les serins que j'ai pu découvrir dans Kiew. Peut-être, dans la quantité, en trouverez-vous un qui soit digne de devenir votre favori."
Anitta ouvrit sa bouche vermeille; elle voulut parler, mais la parole expira sur ses lèvres devant le regard enflammé du comte, et elle se détourna, intimidée et confuse, pour aller sous la voûte verdoyante et sombre des plantes exotiques à travers lesquelles voltigeaient, en folâtrant, les petits oiseaux jaunes comme de l'or. Un d'entre eux, qui avait une huppe noire et les ailes nuancées de noir, voleta autour de la tête d'Anitta et se posa sur son épaule. Elle lui présenta le doigt; l'oiseau s'y percha avec confiance, et, comme elle l'approchait tendrement de ses lèvres; il se mit à chanter.
"Il est tout triomphant de la faveur qu'il a obtenue, dit Soltyk. O combien j'envie à cette petite bête son heureux sort!"
Anitta n'osait pas regarder le comte. Elle éprouvait une sorte d'anxiété; elle se sentait déjà à moitié en son pouvoir, et se défendait contre le charme qui s'emparait d'elle.
"Vous êtes bonne, continua le comte en saisissant les mains d'Anitta, vous avez un coeur pour tous, excepté pour moi. Pourquoi faut-il que je reste comme l'ange déchu à la porte du paradis? Pourquoi n'avez-vous pour moi aucune aimable parole, aucun regard affectueux.
- J'ai de l'affection pour vous, reprit Anitta, en baissant sa jolie tête, mais ne me demandez pas de l'amour, je ne peux pas vous en donner.
- Etrange jeune fille!
- Pourquoi ne voulez-vous pas être mon ami?
- Je serai tout ce que vous voudrez, chère Anitta, dit Soltyk, il n'est rien en ce monde qui ne puisse s'obtenir par une volonté énergique; rien qui ne se laisse gagner par un dévouement fidèle; pourquoi n'en serait-il pas de même de l'amour, de votre amour, Anitta?
- Je ne sais pas, répondit-elle doucement, quoique avec une grande fermeté, mais je ne crois pas que l'amour puisse être gagné ni par des qualités supérieures, ni par des actions ou des sacrifices. L'amour nous est donné ou refusé, sans plus de motif dans un cas que dans l'autre. Il y a des puissances supérieures auxquelles nous sommes soumis sans pouvoir les approfondir.
- Alors vous ne me donnez aucune espérance?"
Anita resta muette. Le comte lui fit un profond salut et la quitta lentement; arrivé à la porte, il la regarda encore une fois. Elle lui tournait le dos et baisait son petit favori. Soltyk partit en poussant un soupir. Il s'était enfin déclaré, et elle l'avait repoussé. En pareil cas il eût haï ne autre femme; elle, il l'aimait encore plus; mais toute sa fierté, tout son orgueil farouche se cabrait à la pensée qu'un autre pourrait la posséder. Il était résolu à tuer quiconque se risquerait à lever le regard sur elle, et il était homme à exécuter cette résolution.
XXI
EFFET A DISTANCE
De même que la tête de Méduse, cela le tient immobile, d'une façon toute puissante. MICKIEWICZ.
Il y avait soirée de jeu au palais Oginski, et comme d'habitude quelques amis intimes seulement étaient invités. Tous étaient réunis dans le petit salon blanc et or, dont les rideaux d'un rouge mat et les meubles en style du premier Empire avaient quelque chose de pompeux et de guindé.
Le milieu de la salle, agréablement chauffée, était occupé par un billard autour duquel les jeunes dames et les jeunes messieurs causaient et riaient, tout en déployant leur adresse et leur grâce. Dans un coin, près de la cheminée, était une table de jeu; le whist habituel était installé; les joueurs étaient M. et Mme Oginski, le jésuite et un vieux conseiller d'Etat semblable à une momie de roi égyptien introduite dans un frac. Dans un autre coin silencieux, deux messieurs jouaient aux échecs, deux personnages assez décrépits, anciens cavaliers du temps du czar Nicolas.
Le comte Soltyk paraissait rêver; seulement l'objet de son rêve était vivant devant lui. Il ne voyait ni n'entendait rien de ce qui se passait autour de lui; ses yeux ne quittaient pas Anitta, ses oreilles buvaient toute parole, tout son qui venait de ses lèvres. Elle ne pouvait ni prendre une attitude, ni faire un mouvement qu'il n'observât, soit que, la queue légèrement appuyée à l'épaule et la main droite sur la hanche, elle suivît des yeux les billes qui couraient; soit que, sa blanche main posée sur le tapis vert, elle se penchât sur la bande pour essayer un nouveau coup; soit que, passant un bras autour de la taille d'Henryka, elle appuyât sa jolie tête sur l'épaule de son amie. La moindre remarque qu'elle fît, sa respiration, le frou-frou de sa légère robe de soie suffisaient pour le mettre dans une sorte d'extase.
Enfin il sortit de son rêve. Une bille était sautée hors du billard. Anitta et Bellarew coururent tous les deux pour la rattraper. Il y eut un temps d'arrêt dans la partie. Henryka, par pur badinage et nullement par curiosité, se pencha vers Sessawine au-dessus du billard et le questionna d'un ton espiègle.
"Avec qui donc étiez-vous dernièrement à la promenade?
- Avec un monsieur? demanda Sessawine.
- Non, avec une dame.
- Avec ma tante?
- Oh! non! Avec une jeune et très jolie personne. Vous faites semblant de ne pas vous en souvenir, mais on vous a vu, vous avez beau le nier, cela ne vous sert à rien.
- Oui, Henryka m'en a parlé, dit Anitta avec malice; il paraît que vous avez des connaissances très intéressantes que vous nous cachez, monsieur Sessawine.
- Ah! je vois qui vous voulez dire, dit Sessawine, qui avait été un peu embarrassé; cette jeune dame, c'est Mlle Dragomira Maloutine.
- Une actrice?
- Au contraire, une dame de la meilleure famille. Sa mère est veuve et vit sur son domaine. Mlle Maloutine est depuis peu à Kiew, chez une vieille tante malade, à qui elle se consacre exclusivement.
- Et est-elle réellement si belle? demanda Anitta, Henryka me la décrivait comme une figure de roman.
- Mlle Maloutine ne me fait pas penser à une héroïne de roman, reprit Sessawine qui s'animait peu à peu, mais à une héroïne de tragédie. Elle a une grandeur calme, simple, je pourrais dire classique.
- Ah! vous piquez ma curiosité, dit Anitta, connaissez-vous cette merveille, cher comte?
- Non.
- Vous connaissez pourtant toutes les jolies femmes."
Le comte haussa les épaules en souriant.
"Dragomira est la créature la plus remarquable que j'aie rencontrée jusqu'à présent, continua Sessawine, souvent elle me fait l'effet de s'être échappée d'un conte ou d'une ancienne chronique.
- Alors elle n'a pas grand'chose de moderne, dit Henryka.
- Je vous demande pardon; c'est tout à fait la fille de notre temps, qui pèse les étoiles au trébuchet, comme le juif les ducats.
- Quant à cela, je ne comprends pas du tout, dit Anitta.
- Vous devriez faire la connaissance de Dragomira, reprit Sessawine, elle m'a fait assister à une scène… Rien que d'y penser j'en ai encore le frisson.
- Quelle scène? demanda Henryka.
- Oh! racontez-nous-la! dit Anitta.
- De qui est-il question? demanda Mme Oginska, devenue attentive comme les autres.
- D'une intéressante jeune dame que Sessawine connaît depuis peu.
- Une étudiante, sans doute.
- Non, une demoiselle noble, qui vit très retirée chez sa tante, Mlle
Maloutine.
- La fille du colonel Maloutine?
- Oui, je crois.
- C'est une très bonne famille. Et quel roman y a-t-il avec la jeune fille?
- Il n'y a pas eu de roman, noble dame, répondit Sessawine, mais une aventure comme on en voit dans les légendes des saints.
- Alors dépêchez-vous donc de la raconter, dirent les jeunes dames du ton le plus pressant."
Sessawine décrivit simplement, sans exagération ni embellissement, la scène de la cage aux lions, telle qu'elle s'était gravée pour toujours dans sa mémoire. A plusieurs reprises, il fut interrompu par des cris d'étonnement, d'admiration; le comte Soltyk fut seul à ne donner aucun signe d'intérêt à ce récit. Assis à l'écart, les mains jointes, la tête penchée devant lui, le regard attaché au sol, il semblait à cent lieues de là, tandis qu'en réalité, il était très attentif, et écoutait à en perdre la respiration. Quand Sessawine eut fini il ne fit pas la moindre remarque, il ne dit pas un seul mot; mais de tous ceux qui avaient écouté avec un enthousiasme mêle de frisson, aucun n'avait éprouvé une impression qui pût seulement approcher de la sienne.
"C'est tout bonnement de l'enthousiasme pour cette belle Dragomira, dit Henryka à Sessawine pour le taquiner.
- Je ne m'en défends pas, répondit-il, mais je n'ai aucun motif de rougir de mon enthousiasme. Il est impossible de rester indifférent en présence de Dragomira. Jadewski lui aussi est enthousiaste de cette jeune fille."
Anita tressaillit et se détourna, elle se sentait rougir.
"Il faudra que nous fassions la connaissance de ce phénomène, s'écria
Henryka.
- Moi aussi, dit Anitta, je serais bien curieuse de la voir.
- Ce n'est pas difficile, dit Oginski en se mêlant à la conversation, une jeune fille de bonne famille, irréprochable à tous égards…on lui envoie simplement une invitation.
- Mlle Maloutine est très sauvage, répondit Sessawine, mais si vous le désirez, je la préviendrai.
- Pourquoi tant de cérémonies? dit Mme Oginska. J'irai lui faire une visite avec Anitta, et je suis bien sûre de conquérir cette princesse de contes de fées pour notre cercle.
- Sans aucun doute, dit Sessawine, si vous y allez vous-même, Mlle
Maloutine se tiendra pour très honorée."
Les jeunes dames et les messieurs retournèrent au billard, et la partie de whist fut reprise; mais la société ne retrouva plus sa tranquillité. On eût dit qu'i y avait là un hôte non invité, qu'on ne pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence, et qui vous observait et vous épiait. Une étrangère et hautaine figure se tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et s'asseyait à côté d'eux comme une ombre menaçante.
Le comte Soltyk surtout subissait ce charme sinistre. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait la curieuse expérience de l'effet que des créatures humaines peuvent produire à distance l'une sur l'autre; il avait déjà remarqué combien souvent on est touché et captivé par des personnes qu'on ne connaît que par ouï-dire, et dont on est séparé par le temps et par l'espace. Il connaissait ce magnétisme; il avait déjà maintes fois subi sa toute-puissance; même des personnes qui appartenaient à l'histoire, qui avaient vécu bien des siècles auparavant, avaient exercé sur lui ce pouvoir magique du fond de la tombe où elles n'étaient plus que poussière. Ainsi, une fois, il était devenu amoureux à en mourir de la reine Sémiramis. En ce moment, il était sous l'influence de Dragomira, qu'il n'avait jamais vue et qui n'avait peut-être jamais entendu parler de lui.
Ou bien s'occupait-elle de lui, sans qu'il s'en doutât, et le forçait-elle à enfermer ses pensées dans le cercle qu'elle traçait autour de lui.
Oui, elle le dominait; oui, elle l'entourait d'un filet magique, et, dans le lointain, sa figure semblait sortir d'un nuage d'argent, encore indécise et confuse, mais d'autant plus attrayante dans ce vague mystérieux.
Le rire sonore d'Anitta l'arracha de son rêve. Il la regarda tout surpris et se mit à sourire.
"Ce n'est, en vérité, qu'une délicieuse enfant, et rien de plus, pensa-t-il; ce qui convient autour d'elle, ce ne sont pas des lions, mais des serins."
Deux jours après, Sessawine arrivait précipitamment chez Dragomira.
"Les dames Oginski veulent absolument faire votre connaissance, s'écria-t-il, elles me suivent.
- Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Dragomira, sans être surprise le moins du monde.
- J'ai parlé de vous avec enthousiasme, et ce que j'ai dit a piqué leur curiosité."
Dragomira le menaça du doigt.
"Je vous en supplie, ne faites pas voir que leur visite ne vous surprend pas, dit Sessawine, et puis faites-vous bien prier, n'acceptez pas trop sans façons leur invitation. Ce n'est qu'à cette condition que vous jouerez dans cette maison-là le rôle qui vous appartient.
- Je suivrai votre conseil.
- Ah! encore une chose…
- Je dois me faire belle, pour ne pas être trop au-dessous de votre dithyrambe, n'est-ce pas?
- Vous avez deviné… c'est pourtant bien inutile, car vous êtes toujours belle.
- Alors adieu."
Il lui baisa la main et partit en toute hâte.
Dragomira resta un moment immobile au milieu de la chambre. Le premier pas vers le but était fait; elle avait une occasion merveilleuse de pénétrer dans cde monde que le comte Soltyk fréquentait, de le rencontrer, de lui passer le lacet autour du cou. Tout le reste dépendait d'elle, et elle ne manquerait pas à sa tâche.
Elle fit rapidement sa toilette, arrangea ses cheveux et se regarda ensuite dans la glace, sans coquetterie et sans orgueil, sérieuse comme un artiste qui contemple son oeuvre, ou comme le soldat qui examine son arme avant la bataille.
L'instant d'après, Barichar annonçait Mme Oginska et sa fille. Dragomira vint au devant d'elles avec un air de satisfaction modeste.
"Je suis très agréablement surprise de votre visite, dit-elle, je ne puis comprendre ce qui me vaut cet honneur."
Elle invita les dames à prendre place sur le sopha et s'assit elle-même à côté d'Anitta.
"Nous avons appris sur vous, ma chère demoiselle, tant de belles choses, si extraordinaires, dit Mme Oginska, que nous n'avons pu résister plus longtemps au désir de faire votre connaissance. Et je le vois bien, cette fois, la renommée n'a rien exagéré. Que vous êtes belle, mon enfant! C'est une vraie joie de vous regarder; et quelle intelligence, quel courage intrépide dans votre regard! Je n'ai pas de peine à croire que les lions vous obéissent; vous êtes vous-même une lionne. Oh! que votre mère doit être heureuse et fière!"
Pendant que sa mère parlait, Anitta dévorait des yeux Dragomira. Celle-ci, au contraire, n'eut pas besoin de regarder longtemps Anitta. D'un seul coup d'oeil elle avait saisi la grandeur et la puissance inconscientes de cette jeune fille su simple; d'un seul coup d'oeil elle avait mesuré le danger quelle pourrait faire courir à ses plans. Elle savait en ce moment qu'il lui serait difficile d'arracher le comte Soltyk à cette enfant, mais elle se disait en même temps que la lutte pour conquérir Zésim serait une lutte à mort, et elle ne s'était pas sans inquiétude sur l'issue du combat.
Ce ne fut qu'au moment du départ, lorsqu'elles se tendirent la main, qu'elles se regardèrent toutes les deux bien en face, d'un oeil ferme et interrogateur, comme si elles eussent voulu se sonder l'une l'autre. Puis elles sourirent et s'embrassèrent.
Quand le comte vint le soir chez Oginski, sa première question fut:
"Eh bien! comment est-elle?
- Etrange et intéressante au-delà de toute expression, répondit Mme
Oginska.
- Elle est surtout réellement belle," dit Anitta.
Soltyk sourit ironiquement.
"Oh! vous n'avez pas besoin de vous moquer, continua Anitta, j'ai pensé à vous tout le temps que je regardais Dragomira. Quel couple magnifique vous feriez!"
Mme Oginska lança à sa fille un regard de reproche, pendant que Soltyk continuait à sourire.
"Je ne sais pas, continua Anitta avec son sans-gêne d'enfant, mais j'ai idée que Dragomira est faite pour vous, et que vous aurez un roman avec elle.
- Vous avez entendu qu'elle n'est propre qu'à être une héroïne de tragédie.
- Eh bien! soit, une tragédie."
XXII
LE REGARD DU TIGRE
Il est un désert sans bornes, désolé, nu, sans source, sans rose; seule, la Pyramide s'y dresse comme un dieu, mais il est solitaire, morne, gris et sans vie. ANASTASIUS GRUN.
Le comte Soltyk revenait du théâtre. Anitta avait assisté à l'Opéra avec sa mère, dans la loge qui était en face de lui. Il avait rendu visite à ces dames pendant l'entracte et les avait aidées à monter en voiture après la représentation. Puis il avait renvoyé son cocher et marchait à pied au milieu de la foule qui sortait du théâtre et se répandait dans différentes directions. Il était agité, inquiet; il éprouvait le besoin de se fatiguer et de s'exposer au froid pour se calmer. Quand il fut arrivé près de son palais, il rebroussa chemin et prit une rue de côté par où il descendit dans le quartier sombre et resserré situé le long du fleuve.
Il se trouva bientôt dans un fouillis de maisons étroites où il devint impossible de s'orienter, et il erra à tout hasard dans ce dédale de ruelles obscures éclairées seulement par quelques misérables lanternes. Il pressentait qu'il allait lui arriver une aventure; peut-être la cherchait-il; en tout cas, cet homme aux muscles et aux nerfs d'acier n'avait pas la moindre peur. Du reste, l'aventure ne se fit pas attendre longtemps.
Le silence de la nuit fut tout à coup interrompu par des jurons étouffés et de grossiers éclats de rire que dominait une sonore et fière voix de femme. Le comte se dirigea rapidement du côté du bruit. A la lueur tremblante d'une lanterne brisée, il vit dans un angle de la rue une femme de haute taille, entourée d'une bande de jeunes gens contre qui elle se défendait courageusement par ses paroles et par son attitude.
Au moment où Soltyk précipitait ses pas pour porter secours à la femme attaquée, celle-ci, d'un coup violent, étendit par terre un de ses agresseurs; et, pendant que les autres reculaient effrayés, elle dirigea sur eux un revolver.
"Celui qui approche, je le tue comme un chien," cria-t-elle d'une voix qui ne laissait rien à désirer en fait d'énergie.
Soltyk continua néanmoins à s'avancer vers elle et ôta son chapeau.
"Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes services. Vous avez besoin de secours à ce qu'il me semble.
- J'ai appris à me défendre moi-même, répondit-elle, pendant que ses grands yeux qui brillaient à travers son voile s'attachaient sur le comte avec un intérêt particulier. Toutefois j'accepte volontiers votre assistance. Donnez-moi le bras."
Cependant l'homme qui avait été renversé s'était relevé, et ses camarades revenaient à la charge contre la jeune femme et le comte.
"Voilà pourquoi elle faisait la bégueule, cria l'un de la bande, il paraît que notre coeur est déjà donné!
- Ou que le chevalier que nous avons trouvé tout à coup nous plaît mieux! ajouta un autre.
- Au moins nous aurons là quelqu'un qui pourra nous rendre des comptes, s'écria un troisième.
- Vous rendre des comptes? s'écria Soltyk, vous êtes bien heureux qu'on ne vous en demande pas. Au large, ou gare à mon poing!
- Allons-y!"
Le comte n'attendit pas un deuxième défi; il brandit sa canne, et après une mêlée de quelques instants, la route fut dégagée. Un des assaillants se blottissait dans la neige; un autre, dont le front saignait, s'appuyait à la maison. Les autres s'étaient enfuis épouvantés.
Soltyk offrit son bras à l'inconnue, et l'accompagna dans la direction qu'elle lui indiqua. Cette personne de haute taille, qui marchait à côté de lui avec une majesté pleine d'aisance, lui faisait une impression particulière, qui le surprenait et le charmait à la fois. Jamais, jusqu'à présent, il n'avait vu une femme réunir tant de véritable dignité, tant d'indépendance, tant d'assurance. De temps en temps il jetait un furtif et rapide regard sur son profil élégant et sur la riche chevelure blonde qui, de son petit bonnet d'astrakan, tombait jusque sur ses épaules.
A un moment, le regard calme de la jeune femme rencontra le sien; il éprouva une sensation tout à fait nouvelle pour lui; pour la première fois, une femme ne faisait naître en lui ni idée de passion, ni idée de plaisir; il lui semblait que c'était une compagne qu'il avait tout à coup rencontrée dans la tempête de la vie et dont il ne voulait plus se séparer.
A un coin de rue, l'étrangère s'arrêta, quitta le bras du comte, et lui tendit la main en le remerciant.
"N'avez-vous pas besoin de moi? demanda le comte d'un ton discret, pendant que ses yeux priaient avec éloquence.
- Je demeure tout près d'ici; je n'ai plus que quelques pas à faire; je puis m'en aller seule.
- Du moment que vous l'ordonnez, je n'ai qu'à me séparer de vous, répondit Soltyk; je vous avoue pourtant que je suis consterné à l'idée de ne plus vous revoir.
- Vous me reverrez.
- Puis-je vous demander?…
- Non, non, dit l'étrangère d'une voix nette et décidée, pour aujourd'hui contentez-vous de savoir que je suis une jeune fille d'honnête famille, qui, revenant de visiter une amie malade, a été attaquée par une bande de rôdeurs de nuit, et qui n'est pas indigne de votre protection, comte Soltyk.
- Vous me connaissez?
- Oui, que cela vous suffise. Vous entendrez bientôt parler de moi. Au revoir."
Soltyk ôta son chapeau, et elle disparut après lui avoir adressé un salut d'une distinction suprême. Il regarda du côté où elle était partie et se frappa le front.
"Etais-je donc aveugle? murmura-t-il, c'est elle, ce ne peut être qu'elle, l'étrange et audacieuse jeune fille dont Sessawine nous a parlé. Des femmes de ce genre ne sont pas nombreuses; c'est la première que j'aie rencontrée. Est-ce pour mon bonheur ou pour mon malheur?"
Il revint lentement chez lui et resta longtemps assis dans sa chambre à coucher, auprès de son feu qui s'éteignait peu à peu, et plongé dans d'étranges rêveries.
Le lendemain matin, il s'éveilla avec la pensée qu'il allait la revoir, et cette pensée l'accompagna au manège, au club, au dîner, et dans l'après-midi chez Oginski.
Quand il entra dans le salon, Dragomira y était.
La maîtresse de la maison les présenta l'un à l'autre, mais c'était précisément à ce moment du jour que les Polonais appellent l'heure grise, et où l'on aime à se trouver réunis et à causer sans lumière. Dans le petit salon régnait un crépuscule argenté; les lourds et sombres rideaux augmentaient encore l'obscurité. Le comte s'efforçait, mais en vain, de pénétrer avec ses yeux d'aigle le voile qui enveloppait Dragomira tout en laissant deviner de charmantes choses. Dragomira, d'ailleurs, était assise à côté d'Anitta, à une certaine distance de lui. Il ne parvint à distinguer que les contours de sa personne; mais en revanche, il entendait, de temps en temps, sa belle voix fière et musicale, et il l'écoutait comme dans un rêve. Il lui semblait retrouver le vague souvenir d'un ancien conte du temps de son enfance. Avait-il déjà entendu cette voix ou était-il le jouet d'une illusion?
Il respira quand le vieux valet de chambre entra doucement et posa la grande lampe sur la table. Le comte voyait maintenant parfaitement la belle jeune fille.
Dragomira avait une robe de velours noir sans ornement et garnie de dentelles blanches au bout des manches et autour du cou. Sa chevelure d'or, aux souples ondulations, simplement partagée par devant, était rassemblée par derrière en un gros noeud. La distinction paisible et la noble simplicité de cette toilette rendaient encore plus attrayante la tête déjà si remarquable de cette étrange jeune fille. Elle causait avec Anitta, et on la voyait presque de dos. Une seule fois, elle tourna lentement la tête vers le comte et le regarda de ses grands yeux bleus interrogateurs.
Le jésuite observait avec une inquiétude croissante l'effet que l'étrangère produisait sur Soltyk, et il vit avec contrariété le comte saisir la première occasion de s'approcher d'elle.
"Vous avez tenu parole, dit-il à voix basse.
- Je profite de votre présence, monsieur le comte, pour vous remercier de nouveau, répondit Dragomira, et elle lui tendit la main.
- Oh! combien je suis heureux de vous revoir!" murmura Soltyk.
Le P. Glinski s'approcha.
"Ecoutez, cher comte, dit-il, une épouvantable histoire qui est vraie et que je viens d'apprendre. Cet atroce événement s'est passé dans le pays de Kamieniec Podolski. On a trouvé là, dans un bois, une jeune femme à moitié carbonisée sur les restes d'un bûcher.
- Oh! c'est affreux! Et qui est-ce qui a commis cette horreur? s'écria-t-on de tous côtés.
- On soupçonne ces gens qu'on appelle les "dispensateurs du ciel" ou "paradisiaques" d'y avoir mis la main.
- Cette abominable secte? murmura Sessawine.
- Que savez-vous des doctrines et du culte de ces modernes assassins? demanda Mme Oginska.
- Peu de choses, mais un peu plus peut-être qu'on n'en sait d'habitude, dit le jésuite.
- Oh! racontez-le donc, dit Anitta.
- Racontez tout ce que vous savez, tout! s'écria Henryka.
- Ce n'est pas beaucoup, comme je vous l'ai dit. Cette secte, mieux que toute autre, s'entend à envelopper des ténèbres du mystère les horreurs qu'elle commet au nom d'un Dieu qui n'a aucun rapport ni avec elle ni avec les misérables qui la composent. Jamais jusqu'à présent la police, malgré sa vigilance, n'est parvenue à livrer aux tribunaux un seul membre de cette association sanguinaire.
- Peut-être tout cela n'est-il qu'un conte, dit Soltyk.
- Non, on ne peut pas douter de l'existence de ces malfaiteurs; tous les jours on en a des preuves, reprit le P. Glinski; leurs articles de foi et leurs actes font penser aux étrangleurs de l'Inde. Comme ceux-ci, ils voient dans l'existence une expiation, un supplice qui nous est infligé pour nos péchés antérieurs, et ils croient que ceux-là seuls vont à Dieu et obtiennent la félicité éternelle qui terminent cette existence par une mort accompagnée de souffrances. Ceux qui subissent volontairement des pénitences cruelles et qui dans leur exaltation se soumettent aux tortures sans nom du martyre s'acquièrent des mérites particuliers. Cependant les âmes sauvées de cette façon ne suffisent pas aux dispensateurs du ciel. Il est une oeuvre particulièrement méritoire à leurs yeux: c'est de s'emparer soit par ruse, soit par force, de ceux qui ne se laissent pas convertir à leur exécrable doctrine, et de les livrer au couteau de leurs prêtres; sinon, ils leur donnent la mort là où ils en trouvent l'occasion. Aussi les dispensateurs du ciel font-ils une chasse perpétuelle aux âmes, pour avoir de nouvelles victimes. Dès qu'ils en ont pris une, ils l'entraînent dans une de leurs tanières cachées, et là, ils lui infligent une pénitence et des souffrances variées selon la mesure de ses péchés. Enfin arrive le jour où la victime est immolée solennellement par le prêtre, devant l'autel, en présence du crucifix.
- Tout cela semble incroyable, dit Sessawine.
- Soyez sûr que je m'en tiens à la stricte vérité, répondit le jésuite, et ce n'est pas tout, j'ai bien plus étrange que cela à vous raconter. De même que dans la plupart des sectes russes, la femme, chez les dispensateurs du ciel, est considérée comme un être plus pur, plus haut, meilleur que l'homme, et elle joue le principal rôle. Il y a trois types de femmes dans cette secte, la Pénitente, qui cherche à regagner le ciel par le renoncement et les souffrances volontaires; la Pêcheuse d'âmes, qui attire les victimes dans le filet, et la Sacrificatrice, qui se consacre au culte sanglant et qui immole au nom de Dieu ceux qui ont été voués à la mort. De ces trois espèces de femmes, la Pêcheuse d'âmes est la plus intéressante et la plus dangereuse; car elle vit au milieu de nous sans que nous nous doutions de sa mission, attendu que son ténébreux fanatisme se cache sous le masque d'une élégante dame du monde."
A ces dernières paroles, Anitta, cédant à un mouvement instinctif de peur, regarda involontairement Dragomira. Celle-ci, qui jusqu'alors était restée calme et n'avait nullement paru s'intéresser à ce qui se disait, leva lentement ses grands yeux bleus et dirigea sur le P. Glinski un regard qui fit frissonner Anitta. C'était le regard froid et sanguinaire d'un tigre.
Personne ne l'avait remarqué, personne excepté Anitta. Dragomira reprit alors son visage indifférent, impassible, où l'on cherchait en vain à lire; mais Anitta ne pouvait plus oublier cet unique regard, et, sans être en état de se rendre compte de son impression, elle pensa à Zésim avec une angoisse profonde et un douloureux pressentiment.
XXIII
OU ALLONS-NOUS?
O femme, comment te comprendre? PAN THADDOEUS.
"Enfin!" s'écria Zésim, en entrant un soir chez Dragomira, qu'il trouva chez elle. Il jeta son bonnet sur un meuble, s'agenouilla devant elle, tel qu'il était, en manteau et l'épée au côté, et couvrit ses froides mains de baisers brûlants. "Ah! qu'il y a longtemps que je ne t'ai vue! Peux-tu bien avoir le courage de me faire tant souffrir? Où étais-tu? Quels nouveaux amis as-tu trouvés qui te soient plus chers que moi?"
Dragomira sourit:
"Je crois qu'il y a bien un jour que nous ne nous sommes vus.
- Trois jours, Dragomira!
- Tu exagères.
- Trois jours, qui m'ont paru trois années, une éternité!
- J'avais une malade à soigner, répondit-elle, et de plus j'avais à rendre la visite que m'avaient faite Mme Oginska et sa fille.
- Tu les connais donc? Tu vas chez elles? Qu'est-ce que cela signifie?
Qu'est-ce qu'elles te veulent?
- Rien, mon ami, et je ne suis pas non plus femme à me prêter à n'importe quoi. Doutes-tu de mon indépendance, de l'énergie de ma volonté?
- Pas le moins du monde, répondit Zésim, mais je me sens inquiet, je ne sais pas pourquoi. Tu as dû rencontrer Soltyk, là-bas?
- Sans doute.
- Et quelle impression t'a-t-il produite?
- A moi? pas la moindre; mais relève-toi; ma tante ou toute autre personne peut venir; il ne faut pas qu'on te voie ainsi?"
Zésim se releva, ôta son manteau, déboucla son épée et s'assit en face de Dragomira.
"Comme tu es belle!" murmurait-il.
En effet, un charme indescriptible émanait de toute la personne de Dragomira comme d'un paysage de printemps, où tout vit et va fleurir. Et elle avait bien aussi le printemps en elle; elle aimait pour la première fois, elle éprouvait ce sentiment tout nouveau pour elle, cette angoisse mystérieuse, ce vague désir qui rend si douloureusement heureux et prépare de si chères souffrances.
Le parfum lourd et engourdissant dont la chambre était remplie, la lumière indécise qui l'éclairait doucement contribuaient encore à troubler Zésim. La lueur verte de la lampe posée sur la table se mêlait aux reflets rouges du feu de la cheminée et colorait de nuances magiques et charmantes les riches coussins du divan, les rideaux et les tapis dont les fleurs fantastiques semblaient se dresser. Dragomira avait une longue robe blanche et une ceinture bleue; un ruban de même couleur retenait sur ses épaules ses chevaux blonds, à moitié dénoués.
A la pointe de ses pantoufles turques de velours bleu brillait un croissant qui avait été brodé par quelque esclave du harem.
"M'aimes-tu encore? demanda Zésim, après l'avoir longuement contemplée en silence.
- Oui, répondit-elle d'une voix qui venait du fond de l'âme et qui bannissait tout doute, je t'aime, je n'aime que toi, tu es le premier homme que j'aime, et tu seras le dernier.
- Oh! merci! murmura Zésim en lui baisant les mains; je puis donc espérer qu'un jour tu m'appartiendras, que tu me donneras ta main.
- Oui… un jour… mais pas si tôt, reprit-elle.
- A quoi songes-tu?
- Nous nous aimons, c'est un bonheur, mais c'est aussi un danger, dit Dragomira; pour se marier il faut plus que de l'amour, il faut être sur que l'on sera d'accord, que l'on pourra vivre ensemble.
- Tu as raison.
- Nous ne pouvons pas nous laisser entraîner les yeux fermés par nos sentiments, nos désirs, sans nous demander: où arriverons-nous à la fin?
- Où? Oui, cette question, la vie ne cesse de nous la poser sans jamais y répondre, dit Zésim; l'existence tout entière se résume en dernier lieu à se demander avec anxiété: "Où allons-nous?" Et la réponse définitive qui nous est faite quand nos yeux se sont fermés et que nous ne pouvons plus entendre la voix qui nous délivrerait de nos incertitudes, c'est… la tombe. Faut-il attendre si longtemps, Dragomira?
- Non, non, certes non."
Elle avait peur. Elle frissonnait encore lorsque Zésim l'entoura de son bras et l'attira à lui.
"Ne me touche pas, murmura-t-elle avec un nouvel effroi, je t'en prie."
Il la quitta et la considéra avec une surprise presque enfantine; il cherchait à lire dans ses yeux, mais en vain; il y avait comme un voile épais devant l'âme de Dragomira; il ne la comprenait pas; il se mettait l'esprit à la torture pour la deviner et n'y réussissait pas le moins du monde.
"J'ai un projet pour demain, dit-elle au bout de quelques moments de silence, veux-tu m'accompagner?
- Oui, certes, et où vas-tu?
- A Myschkow, à cheval.
- Par ce froid?
- Pourquoi pas?
- Comme tu voudras."
Cirilla entra et prépara le thé. On parla de choses indifférentes, du théâtre, de la politique, de la ménagerie et des étudiants de l'Université. Lorsque Zésim prit congé de Dragomira et qu'elle le reconduisit jusqu'à l'escalier, deux yeux se dirigèrent sur lui à travers l'obscurité, sans qu'il le remarquât, deux yeux qui épiaient et brillaient comme ceux d'un loup. Quand il se fut éloigné, la juive sortit de l'ombre où elle était cachée et suivit Dragomira dans sa chambre.
"Tu l'as vu?" demanda Dragomira.
Bassi fit signe que oui.
"Le reconnaîtrais-tu?
- Je le pense; un homme tel que lui ne s'oublie pas si facilement.
- Ecoute donc ce que je vais te dire, continua Dragomira. Je veux être instruite de tous les pas de cet homme, de tous, tu comprends bien! Tu l'observeras et tu le feras surveiller par tes gens.
- A tes ordres.
- Du reste, rien de nouveau?
- Si; dans le cas où vous verriez l'apôtre à Myschkow, dites-lui que le commissaire de police Bedrosseff est venu dans le cabaret et m'a fait subir un interrogatoire.
- A propos de quoi?
- Pour savoir si Pikturno venait chez moi, et s'il ne s'y était pas rencontré avec une dame étrangère.
- Et qu'as-u dit?
- Que j'avais très bien connu Pikturno et qu'il était devenu amoureux de moi à en perdre la tête; que, quant aux dames, il n'en venait pas généralement chez moi.
- Bien, mais c'est un avis d'être encore plus prudent à l'avenir.
- Je n'y manquerai pas, répondit Bassi, ma tête est en jeu aussi bien que la tienne. Bonne nuit.
- Bonne nuit."
Le lendemain, dans la matinée, à l'heure convenue, Zésim arrivait à cheval avec son domestique devant la maison de Dragomira. Une fenêtre s'ouvrit, un joli visage de jeune fille se pencha en souriant et disparut aussitôt. Quelques minutes après, Dragomira apparaissait en amazone de drap bleu. Elle avait sur sa robe une jaquette courte de même étoffe, garnie de fourrure noire. Elle était coiffée d'un bonnet rond en fourrure, d'où tombait un voile; elle avait des gants à revers et tenait une cravache. Elle regarda gaiement Zésim et lui tendit la main.
"Quelle belle journée!
- Oui, mais froide.
- Nous nous réchaufferons à cheval."
Barichar amena le cheval de Dragomira. Zésim descendit pour aider la jeune fille à se mettre en selle. Elle posa légèrement le pied dans sa main, et s'élança avec un mouvement de reine sur le dos du fier et ardent animal. Zésim l'imita et ils se mirent en route par les rues populeuses de la ville. Les deux jeune gens n'échangeaient que de rares paroles. Dragomira regardait curieusement autour d'elle; tout semblait lui faire plaisir, les brillants magasins, les gens en toilette, les paysans ivres et les juifs, à qui leurs noirs caftans donnaient l'air de corneilles sautillant dans la neige.
Quand ils furent en pleine campagne, Dragomira leva fièrement la tête et monta à Zésim avec une sorte de joie sauvage la vaste plaine de neige qui s'étendait devant leurs yeux et dont l'éclat éblouissant semblait formé du scintillement de millions de petites étoiles. Ils commencèrent alors à trotter, traversant les villages et les petits bois, longeant les grandes forêts au feuillage sombre, ainsi que le fleuve qui, semblable à un immense serpent aux écailles étincelantes, promenaient ses replis entre les saules rabougris, les tertres disséminés çà et là et les moulins solitaires.
Au loin, une brume grise se massait, et l'on voyait flotter des nuages blancs frangés par le soleil d'un or éblouissant.
Des corneilles fendaient les airs en bandes silencieuses ou se perchaient sur les arbres dépouillés de la route, guettant quelque proie.
Derrière les nuages brillait un disque rouge comme celui de la pleine lune, quand elle commence à apparaître au bord de l'horizon.
Dragomira et Zésim rencontrèrent un traîneau où se trouvait une paysanne. C'était un pauvre équipage, avec ses trois chevaux maigres et le jeune garçon qui les conduisait; mais la paysanne étendue sur la paille, avec sa tête brune de Romaine et sa peau de mouton aux broderies de couleurs variées, avait quelque chose d'une souveraine.
"C'est remarquable combien les femmes russes ont grand air, dit Zésim.
- Je dirais plutôt qu'elles ont une grande énergie, répondit Dragomira; la femme russe, au premier coup d'oeil, fait l'effet d'une odalisque; dans le fond, c'est toujours l'amazone scythe, qui ne connaît ni la crainte, ni la fatigue, non plus que la pitié, s'il le faut."
Quand ils arrivèrent à Myschkow ils remirent leurs chevaux au pas.
"Je reste ici jusqu'à ce soir, dit Dragomira; veux-tu m'attendre à l'auberge, jusqu'à ce que j'aie besoin de toi?
- A tes ordres."
Ils approchaient de l'ancien manoir. Dragomira arrêta tout à coup son cheval.
"Retourne maintenant sur tes pas, murmura-t-elle, laisse-moi seule."
Zésim aperçut dans le cour un homme vêtu d'une longe pelisse sombre, qui ressemblait à un rabbin. Il connaissait cet homme, c'était le même qui, une fois déjà, dans le jardin de Dragomira, lui avait produit une impression étrange, presque sinistre.
"Quel est cet homme qui t'attend? demanda-t-il.
- C'est un prêtre, répondit Dragomira, ne m'en demande pas plus; attends-moi à l'auberge. Adieu."
Pendant que Zésim se rendait à l'auberge, Dragomira descendait de cheval devant la porte de l'ancien manoir. Un vieillard vêtu comme un paysan l'attendait et prit son cheval. Elle entra dans le cour et s'approcha de l'apôtre.
"Tu as commandé, dit-elle, me voici.
- Je t'ai appelée pour que tu me fasses ton rapport, répondit le prêtre, entrons dans la maison, viens."
Il passa le premier, et elle le suivit, avec une soumission silencieuse.
La chambre où ils se trouvaient maintenant était vaste et confortable. Les meubles étaient restés à la place qu'ils avaient du temps de l'ancien propriétaire. Une lampe avec un abat-jour rouge, posée sur une table ente les deux fenêtres, n'éclairait que les objets les plus rapprochés, mais d'une lumière vive et nette. Dans le reste de la salle régnait une demi-obscurité mystérieuse.
L'apôtre s'était assis dans un fauteuil placé près d'une grande cheminée hollandaise. Son beau visage, légèrement coloré, se détachait avec une sorte de clarté sur le fond sombre des tentures; la pelisse noire qui dessinait mollement sa taille majestueuse ajoutait encore à cet effet. Ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A sa main brillait un anneau où était enchâssée une pierre rouge comme une goutte de sang.
Dragomira se tint debout devant lui et fit son rapport. Il écoutait avec calme et attention, et quand elle eut fini, il témoigna sa satisfaction par un signe de tête.
"Je ne comptais pas sur un si prompt résultat, dit-il; aussi devons-nous prendre les plus grandes précautions. N'as-tu pas encore une demande à me faire?
- Tu le devines, répondit Dragomira. Qu'est-ce qui pourrait échapper à ton regard? Tu vois jusqu'au fond de toute âme humaine.
- Tu veux te confesser à moi?"
Dragomira ne répondit rien, mais elle tomba à genoux et se mit à pleurer silencieusement.
XXIV
LA CONFESSION
Une puissance suprême a été accordée à la beauté; captivé par elle, l'homme abandonne la terre. SPENZER.
"Parle, qu'as-tu sur le coeur? demanda la prêtre avec indulgence, en posant sa main sur la tête de Dragomira.
- Je suis une grande pécheresse.
- Peut-être te trompes-tu. Nous ne pouvons rien contre la volonté de Dieu. Qu'est-ce qui t'afflige? Qu'est-ce qui te tourmente, jeune fille? Dis-le.
- J'aime!"
Cet aveu sortit comme un souffle des lèvres de Dragomira. La tête inclinée, les mains croisées sur la poitrine, elle était là, prosternée comme une criminelle qui attend sa condamnation à mort.
"Je le savais, répondit l'apôtre avec douceur, à un moment où tu ne t'en doutais pas toi-même.
- Ma faute est grande, murmura Dragomira; j'en ai pleinement conscience; juge-moi, châtie-moi; je le mérite, et j'expirerai mon péché de ma vie si tu l'ordonnes.
- Comment juger, quand il n'y a rien qui réclame le juge? répondit l'apôtre. Comment punir, quand il n'y a pas de mauvaise action? La volonté de Dieu arrive toujours et partout, et nous devons nous y soumettre. Il serait téméraire de vouloir pénétrer ses desseins. Tu n'as pas cherché cet amour comme une joie, un plaisir; il est venu sur toi, malgré toi, comme une fatalité. Tu as lutté contre lui, et il te prépare maintenant de la douleur et de l'angoisse. Un pareil amour peut-il être coupable? C'est Dieu qui te l'a donné; nous sommes incapables de connaître quelles voies veut suivre sa sagesse. Notre affaire, c'est d'obéir à ses décrets. Tu n'as pas péché, Dragomira, je t'absous.
- Je puis donc l'aimer? demanda Dragomira.
- Oui.
- Mais cela ne lui suffit pas, continua-t-elle; il veut que je lui donne ma main. Il me presse, il me tourmente; jusqu'à présent je l'ai tenu éloigné de moi par toutes sortes de motifs. Que dois-je faire s'il me demande une réponse définitive?
- Il n'y a aucune loi de notre sainte croyance qui t'interdise de devenir sa femme.
- Ne parle pas ainsi, réponds-moi, dit Dragomira d'un ton suppliant, décide. Dois-je céder à sa prière, oui ou non? Je ne ferai jamais rien sans ton approbation.
- Fais ce que ton coeur te pousse à faire; deviens sa femme, mais sauve son âme et la tienne, quand il sera temps.
- C'est ma volonté.
- Et remplis tes devoirs comme auparavant.
- Jamais je ne serai infidèle à notre doctrine, répondit Dragomira; jamais je ne manquerai à tes commandements, jamais à la mission qui m'est échue.
- Mais comment entends-tu concilier tes devoirs avec ceux que tu auras envers ton époux?
- En étant loyale envers lui.
- Veux-tu le convertir à notre croyance?
- J'espère y réussir
- En attendant garde ton secret fidèlement, comme tu l'as fait jusqu'ici.
- Je l'ai juré, dit Dragomira, et je teindrai mon serment. S'il m'aime, il doit se fier à moi sans réserve; il doit se laisser conduire par moi comme un aveugle. S'il ne veut pas m'accorder sa confiance pleine et entière, alors qu'il me quitte pendant qu'il en est encore temps; il vaut mieux que nos routes se séparent pour toujours.
- Oui, dit l'apôtre, je le vois, tu es animée de l'esprit de vérité et tu ne t'égareras pas. Dieu t'a bénie et t'a choisie pour une grande tâche. Tu obtiendras par là les joies éternelles du paradis et la communion des saints. Relève-toi."
Dragomira se releva.
"Il y a longtemps que je n'ai assisté au service divin, dit-elle au bout de quelques instants; quand pourrai-je de nouveau prier et faire pénitence avec nos frères et nos soeurs?
- J'y ai pensé, répondit l'apôtre, et je t'ai appelée un jour où nous implorons le pardon de nos péchés et où nous chantons les louanges de Dieu. Apprête-toi. On t'appellera quand le moment sera venu."
Dragomira quitta la salle et trouva dans le vestibule une vieille femme affable qui la conduisit dans une petite chambre et l'engagea à se mettre à son aise. Quelques instants après elle reparut, apportant de quoi manger et boire, ainsi que le vêtement avec lequel Dragomira devait venir devant l'autel.
Quand le jour commença à tomber, on entendit des claquements de fouets et des bruits de grelots. De sombres figures traversaient rapidement la cour; on marchait sans bruit dans les corridors de la maison, Enfin la vieille femme revint annoncer que tout était prêt.
Dragomira la suivit et entra dans une petite salle où se trouvaient une trentaine d'hommes et de femmes réunis, à genoux et en prière. Le milieu de la paroi principale était occupé par un autel tout simple, au-dessus duquel se dressait le crucifix.
Dragomira resta près de l'entrée, prosternée dans l'attitude du plus profond recueillement, jusqu'à ce que l'apôtre, accompagné de deux beaux jeunes garçons, apparût et montât les marches de l'autel.
Il se tourna alors vers la petite communauté et, dans un langage austère et majestueux, exhorta les fidèles à se repentir, à s'affliger et à faire pénitence. Tous les assistants avaient de longues robes grises serrées par des ceintures de corde. Le prêtre se retourna vers l'autel et commença à chanter un des psaumes de la pénitence; tous l'accompagnèrent à haute voix. Quelques-uns se frappaient la poitrine avec le poing, d'autres touchaient le plancher avec leur front. Enfin un vieillard d'une vigoureuse structure se leva pour aller s'étendre en forme de croix devant l'autel.
"Vous, mes frères et mes soeurs, s'écria-t-il, et toi, prêtre du Seigneur, aidez-moi à expier mes péchés, sauvez mon âme de Satan, sauvez mon âme de la perdition éternelle!"
Tous les autres se levèrent aussitôt pendant que l'apôtre descendait les marches de l'autel. Les deux jeunes garçons dépouillèrent les épaules du pénitent; le prêtre lui mit le pied sur le cou et marcha trois fois sur lui en disant:
"Que le Seigneur me pardonne ainsi qu'à toi et bénisse ton humilité!"
Puis l'un des jeunes garçons présenta uns discipline à l'apôtre qui en frappa trois fois le pénitent étendu à ses pieds, en lui disant trois fois:
"Accepte ces coups que ton Sauveur Jésus-Christ, le fils unique de Dieu, a reçus pour toi. Qu'il daigne, lui qui a pris sur lui les péchés du monde, prendre aussi sur lui tes péchés!"
Les autres l'imitèrent chacun à son tour.
Quand le pénitent se releva, un autre vint le remplacer et se prosterner devant l'autel. C'était un jeune homme au visage pâle et mystique, aux yeux égarés et brillants du feu de la fièvre.
"Couronnez-moi d'épines! s'écria-t-il, comme autrefois fut couronné mon Rédempteur! Frappez-moi au visage! Insultez-moi! Faites-moi souffrir tous les tourments que mon Sauveur a soufferts pour moi!"
Déjà deux hommes dénouaient leurs ceintures de corde pour lui lier les mains derrière le dos. Cela fait, une des jeunes filles approcha une couronne d'épines et la lui posa sur la tête en appuyant. Aussitôt une douzaine de mains continuèrent à l'enfoncer jusqu'à ce que le sang ruisselât sur le front du malheureux. Un troisième se fit attacher sur une croix de bois, et on lui donna un coup de lance dans le côté. Une vieille femme, sans pousser la moindre plainte, se fit tracer le signe du Christ aux pieds et aux mains avec un fer chaud. Peu à peu le pieux délire se calma; tous s'étaient silencieusement remis à genoux et priaient. L'apôtre retourna à l'autel, étendit les bras et dit: "Maintenant que chacun s'est repenti et a fait pénitence, réjouissons-nous de la grâce de Dieu et louons tous le Seigneur."
Il dépouilla rapidement sa robe de prêtre et apparut avec une longue tunique blanche comme celle des Chérubins. Tous se relevèrent en même temps, laissèrent tomber leur robe grise de pénitent et restèrent debout, vêtus de blanc comme le prêtre. Les jeunes filles se mirent des couronnes de fleurs et distribuèrent des branches d'arbres verts qui devaient servir de palmes.
Tous entonnèrent ensemble un cantique de louanges. Les jeunes filles jouaient des cymbales et du tambourin, et exécutèrent une espèce de danse devant l'autel.
Il faisait nuit quand Dragomira arrêta son cheval devant l'auberge. Elle frappa à la fenêtre avec sa cravache; Zésim se hâta de sortir et la salua, pendant que son domestique sellait leurs chevaux.
"Es-tu satisfaite du résultat de ta visite? demanda le jeune officier.
- Oui, et j'espère que toi aussi tu seras satisfait.
- Que dois-je entendre par là?
- Patiente un peu de temps encore et tu sauras tout."
Quand Zésim fut en selle, ils repartirent d'un bon trot pour la ville. Le domestique suivait à une certaine distance. A moitié chemin, Dragomira mit son cheval au pas, et Zésim fit comme elle.
"J'ai beaucoup de choses à te dire, commença-t-elle.
- Bonnes ou mauvaises?
- Cela dépend de toi, Zésim.
- Toujours de nouvelles énigmes.
- Non, cette fois je veux te parler ouvertement, comme jamais encore je ne l'ai fait. M'aimes-tu; Zésim?
- Tu le demandes encore?
- Et tu me veux pour femme?
- Oui.
- Alors, prends-moi, je suis à toi.
- A moi, Dragomira? Parles-tu sérieusement? s'écria-t-il. Quel bonheur! Je suis à peine y croire!
- Je consens à te suivre à l'autel, mais sous des conditions que tu es libre d'accepter ou de refuser.
- J'accepte toutes les conditions.
- Ecoute seulement. Te souviens-tu de ces esprits qui apparaissent souvent dans les vieux contes et les antiques ballades, dont on ne sait s'ils sont démons ou anges, et qui, en échange de certains services, vous promettent aide et protection? Si j'étais un être de cette espèce, t'abandonnerais-tu à ma conduite?
- Oui, car tu es mon bon ange.
- Je t'aime, Zésim, continua Dragomira; aussi je ne veux pas seulement te rendre heureux sur la terre, autant que je le pourrai, mais je veux encore sauver ton âme et t'aider à obtenir le ciel.
- Mais alors tu appartiens à une secte, comme je m'en étais douté.
- Si tu veux m'avoir pour femme, reprit Dragomira sans s'arrêter à son observation, il faut que tu suives la route que je te montrerai. Elle te conduira au bonheur, et, quand l'heure sonnera, à la rédemption, à la félicité éternelle.
- Je veux tout ce que tu veux, Dragomira."
Elle attacha sur lui un regard mystérieux, plein d'amour et de pitié, et resta silencieuse.
"Tu as encore quelque chose sur le coeur, dit Zésim au bout de quelques moments.
- Oui. Tu ne me tourmenteras pas avec des réflexions mesquines?
- Jamais, je te le jure!
- Tu ne… - Dragomira souriait - tu ne seras pas jaloux non plus?
- Jaloux? De qui?
- Du comte Soltyk, par exemple.
- Encore une énigme, mon beau sphinx.
- Ne m'interroge pas, dit Dragomira avec une majesté tranquille, je ne réclame ni ton amour, ni ta confiance; je suis capable de renoncer à tout. Si tu te défies de moi le moins du monde, va-t'en, il en est temps encore, je ne te retiens pas. Si tu m'aimes, si tu veux m'obtenir et me posséder, il faut que tu aies en moi une confiance aveugle. Tu peux encore choisir; ensuite, il sera trop tard, car alors j'exigerai ce qui dépend aujourd'hui de ta libre volonté. Pense bien à tout cela et ne te décide que quand tu y auras bien pensé.
- C'est tout décidé, répondit Zésim, rien au monde ne peut nous séparer."
Cette fois elle ne lui répondit pas, et ils continuèrent leur route en silence sous la voûte majestueuse du ciel étincelant d'étoiles.
XXV
LA VENUS DE GLACE
Je veux triompher de cet homme, ou je consens à n'avoir jamais eu d'intelligence. MORETO.
Le comte Soltyka avait invité la belle société de Kiew à une fête masquée qu'il donnait dans son palais. Tous les jeunes coeurs battaient joyeusement, mais les messieurs et les dames d'un âge plus avancé attendaient aussi la soirée avec impatience, car on savait qu'avec Soltyk on pouvait espérer non seulement une réception brillante et somptueuse, mais encore des inventions originales et même bizarres, et une série de surprises charmantes.
Il était à peu près huit heures du soir. Les premiers équipages arrivaient, et le comte Soltyk, en toilette parisienne irréprochable, avait donné les derniers ordres. Bientôt apparurent toutes les zones de la terre et toutes les saisons de l'année qui semblaient s'être réunies pour transformer les vastes et splendides salons du palais en un monde féerique.
Le comte, en haut du large escalier de marbre, recevait ses hôtes et laissait à un de ses parents, M. de Tarajewitsch, au P. Glinski et à son majordome, le soin de les conduire dans l'intérieur du palais. Les arrivants étaient littéralement éblouis, et l'admiration, le ravissement augmentaient à chaque pas.
Aussitôt qu'un des cosaques postés à l'entrée eut donné un signal convenu avec un sifflet d'argent, Soltyk descendit rapidement l'escalier pour recevoir la famille Oginska dans le vestibule, et l'introduire lui-même dans son monde enchanté. Dragomira était venue avec les Oginski; le comte la remercia avec quelques mots aimables et offrit ensuite le bras à madame Oginska. M. Oginski conduisait Dragomira; Anitta suivait avec Sessawine.
L'escalier était décoré de plantes magnifiques. On marchait sur de moelleux tapis de Perse, où des mains de fées semblaient avoir semé des fleurs; l'air, doucement chauffé, était rempli de lumière et de parfums.
Mme Oginska, en robe de velours noir et chargée de ses précieux bijoux de famille, était enveloppée d'une longue pelisse de zibeline. Anitta avait une splendide toilette parisienne, robe de crêpe bouton d'or, toute papillotante de fils d'or; queue de velours de la même couleur, doublée de satin jaune paille, relevée derrière par des épingles d'or; écharpe de moire jaune d'or garnie de franges d'or. Une nuée de petits colibris, au cou étincelant, semblaient voltiger sur la queue de la robe. Dans ses cheveux, Anitta avait de ces mêmes petits oiseaux avec une épingle de diamants. Une sortie de bal en peluche rouge rubis, garnie de renard bleu et de plumes de colibris qui brillaient comme des pierres précieuses, complétait cet ensemble ravissant.
Dragomira avait une robe de crêpe rose garnie de petites touffes de marabout rose. La queue de velours rose, doublée de satin de la même couleur, était toute couverte de bouquets de roses. Elle portait au cou un collier de sept rangs de perles magnifiques; Sa taille de déesse était enveloppée d'un manteau princier de satin rose richement doublé et garni d'hermine.
Quand les dames eurent ôté leurs manteaux, le comte Soltyk les conduisit par un vestibule orné de peintures et de sculptures dans une grande salle qui avait été transformée en un rêve de printemps. Les murs étaient tapissés de fraîche verdure et de fleurs, les colonnes métamorphosées en arbres fleuris. Au milieu de haies artificielles murmuraient des petites fontaines; des poissons aux écailles d'or et d'argent se jouaient gaiement dans les bassins, et, derrière les murailles de fleurs, le gazouillement d'une armée de petits oiseaux chanteurs se faisait entendre sans interruption. Un orchestre invisible jouait une polonaise de Chopin. A ces doux et mélancoliques accents, les dames et les messieurs, en élégante toilette, et les masques richement costumés, se promenaient, bavardaient et s'intriguaient.
La grande salle de bal était entourée de cinq salons plus petits, qui, par une disposition ingénieuse, figuraient les cinq parties du monde. Ceux qui voulaient fuir la foule et se retirer à l'écart y trouvaient de fort agréables abris. On traversait ensuite la salle à manger, garnie de tableaux de fruits et d'animaux, de bois de cerfs, de têtes de bêtes, d'armes et de tout l'attirail de la chasse. Un buffet gigantesque offrait les rafraîchissements et les friandises de tous les pays de la terre. On arrivait dans l'antichambre, où plusieurs domestiques attendaient avec les manteaux. Soltyk enveloppa soigneusement les dames de leurs molles et chaudes fourrures et les conduisit sur la terrasse. A leurs pieds s'étendait le vaste jardin où, par un contraste ravissant avec la grande salle de danse, se déployait une nouvelle merveille, une féerie d'hiver. Des deux côtés de la terrasse, deux ours blancs, empaillés et débout, étaient en faction et tenaient des torches dans leurs puissantes pattes.
Quand le comte et ses invités eurent descendu les marches recouvertes de fourrures d'ours, ils entrèrent dans une large allée d'arbres verts transformés en autant d'arbres de Noël. Sur chaque branche étaient plantées de petites bougies en porcelaine d'où jaillissaient des flammes de gaz. On s'avançait comme dans un bois féerique, à travers un océan de lumière, sur de molles peaux de rennes qui recouvraient la terre glacée. L'air, embaumé de senteurs résineuses, était rempli de légers nuages roses.
Au bout de l'allée s'étendait un étang considérable, dont les bords étaient également garnis de peaux. Sur sa brillant surface, solidement gelée, s'élevait un petit temple bâti en blocs de glace, comme le célèbre palais construit sur la Néwa du temps de la czarine Anne. Dans ce temple, sur un autel élevé, se dressait une Vénus de glace, couronnée de fleurs. Tout autour du temple allaient et venaient joyeusement les patineurs et deux traîneaux attelés, l'un de rennes, l'autre de grands chiens. Le premier était dirigé par un Esquimau, le second par un Kamtschadale. Un choeur de chanteurs, composé d'ours blancs installés dans une tribune de bois toute revêtue de branches de sapin, accompagnait de ses airs les plus agréables les ébats des masques sur la glace, pendant qu'un cordon de dauphins de glace, qui encadraient l'étang et vomissaient sans relâche du pétrole enflammé, éclairait ce tableau d'une lumière magique et faisait de temps en temps briller le petit temple comme un édifice de diamants aux mille feux.
Pendant que la musique et les voix aux joyeux éclats produisaient un aimable chaos, de petites huttes de Kamtschadales, construites en peaux, disséminées dans les fourrés voisins et agréablement chauffées, invitaient les couples amoureux à de paisibles et charmants rendez-vous.
Entouré, entraîné par les masques folâtres, le comte avait été séparé des Oginski. Il découvrir tout à coup Dragomira qui seule se trouvait aussi sur la rive de l'étang et promenait ses regards au loin sur la foule, comme si elle cherchait quelqu'un.
"Vous avez perdu votre cavalier, dit Soltyk en s'approchant d'elle, puis-je vous offrir mes services?"
Dragomira prit sans façon le bras du comte qui lui montra le temple en souriant.
"Votre image, dit-il à voix basse.
- En quoi?
- Vous aussi, vous êtes une Vénus de glace.
- Ah! cher comte, ne savez-vous pas combien la glace fond rapidement quand vient le printemps?
- Oui, certes, répondit Soltyk; mais ce printemps, dont la chaude haleine doit vous vaincre, où est-il?
- Je ne le connais que par ouï-dire, ce grand enchanteur auquel tout coeur doit céder, dit Dragomira avec un fin sourire.
- Et cet enchanteur, c'est l'amour?
- Oui.
- Mais vous n'êtes pas capable d'aimer.
- Je le crois presque moi-même.
- Vous n'avez pas de coeur.
- Si… mais un coeur de glace!
- Oh! si je pouvais l'échauffer? murmura Soltyk avec un regard d'où semblaient jaillir des flammes.
- Vous?"
Dragomira le regarda bien en face.
"Vous ne savez que vous jouer des femmes, et je ne suis pas un jouet."
Le comte se mordit les lèvres; au même moment Anitta approchait et la conversation prit fin. Dragomira prit le bras d'Anitta; puis toute les deux retournèrent dans l'antichambre pour ôter leurs fourrures et se perdirent ensuite dans le tourbillon des danseurs.
"Il sera à moi, se disait Dragomira, dès que je le voudrai; il ne me semble pas bien difficile à conquérir; mais il s'agit ici de quelque chose de plus; aussi la ruse et la prudence doivent donner la main à la coquetterie. La résistance paraît le séduire et lui troubler la tête plus que tout le reste. Pauvre comte! J'ai bien facilement l'avantage sur lui, puisque je n'éprouve rien pour lui."
Au milieu de ses réflexions, elle aperçut Zésim, qui était là, appuyé à une colonne. Il lui vint aussitôt une idée badine, et elle profita du moment où un danseur emmenait Anitta, pour se glisser comme un serpent, vite et sans faire aucun bruit, hors de la salle.
Dans le corridor, près des vestiaires, se trouvaient aussi quelques petits cabinets, disposés pour ceux qui voudraient se masquer pendant la fête. Dragomira fit signe à Barichar qui était avec les autres domestiques et gardait un grand panier. Mais au moment où elle allait entrer dans un de ces cabinets, deux bras souples l'enlacèrent presque tendrement et les yeux bleus d'Henryka la regardèrent avec un sourire malicieux.
"Enfin! Je vous tiens, s'écria l'aimable jeune fille, et maintenant vous ne m'échapperez pas.
- Si, répondit Dragomira en souriant, car j'ai une petite intrigue en tête, et vous ne voudriez certainement pas me gâter cet innocent plaisir.
- Vous vous masquez?
- Oui.
- Oh! je ne vous trahirai pas, continua Henryka, permettez-moi de vous accompagner et de vous aider."
Toutes les deux entrèrent dans le cabinet. Quand Barichar fut parti après avoir déposé son panier dans un coin, Henryka ferma la porte. Dragomira s'était assise devant la table de toilette et commença à ôter sa parure pendant qu'Henryka enlevait le contenu du panier avec des cris d'admiration enfantine. Quand ce fut fini, elle s'approcha de Dragomira, et, debout devant elle, se mit à la considérer avec un intérêt extraordinaire.
"Je ne sais ce qu'ont les gens, dit-elle, ils vous trouvent tous énigmatique; et Anitta pense même que vous avez quelque chose d'inquiétant. Moi, au contraire, je me sens une grande sympathie pour vous.
- Prenez garde, répondit Dragomira, vous découvrirez peut-être à la fin sous cette robe un corps de serpent ou une queue de poisson.
- Vous n'êtes pas non plus une créature ordinaire, continua Henryka; je sens qu'une puissance mystérieuse vous entoure, mais ce sentiment ne fait qu'augmenter encore l'attrait magique qui m'entraîne vers vous. Faites de moi votre alliée; je vous aimerai comme une soeur et je vous écouterai comme une écolière docile.
- Réellement?"
Dragomira tourna lentement la tête vers elle et la regarda d'un oeil interrogateur.
"Conduisez-moi, je vous suivrai comme une aveugle, sans peur et sans aucune réflexion, répondit Henryka.
- Nous verrons.
- Aujourd'hui, permettez-moi de vous aider.
- Pourquoi non? répondit tranquillement Dragomira, le premier pas dans la voie de la lumière éternelle que vous voyez devant vous par un pieux pressentiment, c'est l'humilité; servez-moi donc."
Henryka s'agenouilla devant Dragomira et lui baisa les mains, puis elle lui ôta ses chaussures et lui mit les pantoufles turques brodées d'or qu'elle avait tirées du panier. Dragomira se laissa faire avec la majestueuse indifférence d'une souveraine.
XXVI
SOUS LE MASQUE
On peut déraisonner sur un point et être sage pour tout le reste.
WIELAND.
Quelques instants après, une sultane, habillée avec toute la magnificence de l'Orient entrait dans la salle.
Grande et d'une taille élancée, elle s'avançait avec dignité. Elle était chaussée de babouches de velours rouge brodées d'or, et avait un large pantalon et une jupe courte de satin jaune sur laquelle tombait un long caftan de soie bleu-clair, brodé d'argent et garni d'hermine. Ce caftan laissait voir une veste ouverte de velours rouge; la poitrine couverte de colliers de corail, de perles et de sequins apparaissait à travers une gaze d'argent. La tête fière de la sultane était couronnée d'un petit turban tout garni de pierreries. Au lieu de masque elle avait un voile épais de harem, au travers duquel on ne pouvait distinguer que de grands yeux bleus et froids, au regard dominateur.
Une troupe de messieurs s'était attachée aux pas de la nouvelle arrivée. Plus d'un se risqua à lui chuchoter à l'oreille quelque compliment; mais elle semblait insensible à toutes les tentatives que l'on faisait pour attirer son attention.
Elle promena longtemps ses regards pénétrants par toute la salle, jusqu'à ce qu'elle eût découvert celui quelle cherchait. Il venait d'aller au buffet, sans intention, comme un automate inconscient que fait marcher un mouvement d'horlogerie. Les domestiques lui offraient divers rafraîchissements; il secouait la tête et était sur le point de s'en aller, lorsque la sultane entra et lui posa sa pette main sur l'épaule.
"Je te salue, Zésim Jadewski, dit-elle, pourquoi donc baisses-tu ainsi la tête, aujourd'hui?
- Je n'ai guère de motifs d'être joyeux.
- Il y a bien des moyens de chasser les soucis, en voici justement un des meilleurs."
La belle sultane prit un verre de vin sur le buffet, y trempa ses lèvres et le présenta à Zésim.
"Que me donnes-tu? Un doux poison, un philtre?
- J'arriverais trop tard.
- A ta santé!"
Zésim vida le verre.
"Maintenant, un deuxième moyen.
- Lequel?
- Fais-moi la cour.
- je n'en aurais pas le talent.
- Parce que tu aimes?
- Peut-être.
- Il y a ici deux dames à qui tu as donné ton coeur. A laquelle appartient-il maintenant?
- Tu me questionnes comme un inquisiteur."
La sultane se mit à rire, tout doucement, mais ce rire argentin suffit à la trahir.
"Maintenant je te connais."
Elle rit de nouveau.
"Tu es Dragomira."
Une petite main saisit rapidement la sienne et un souffle doux et tiède effleura sa joue.
"Ne me trahis pas; on nous observe; le comte Soltyk est là; je veux lui parler et lui faire peur."
En effet, le comte se tenait à l'entrée, et ses yeux sombres, pleins d'une flamme diabolique, étaient arrêtés sur la belle personne, qui murmurait coquettement à l'oreille de Zésim. L'envie et la jalousie bouleversaient le coeur de Soltyk et faisaient bouillonner son sang indomptable. En même temps, d'autres yeux se dirigeaient vers le couple occupé à chuchoter, mais ceux-là étaient timides, tristes et pleins d'angoisse. C'était Anitta qui avait aussi reconnu Dragomira et qui tremblait pour son bien-aimé.
La sultane avait déjà congédié Zésim et se préparait à aller trouver Soltyk, lorsque le jésuite la prévint et entraîna rapidement le comte avec lui.
"Qu'avez-vous? demanda Soltyk.
- Il faut que je vous avertisse, lui dit tout bas le P. Glinski; la sultane est Mlle Maloutine. Avez-vous vu comme elle échangeait avec ce jeune officier des poignées de main et des paroles tout à fait tendres?
- Après, après?
- Vous êtes au moment de tomber dans les filets d'une coquette.
- Cette fois votre connaissance des hommes fait fausse route, reprit le comte d'un ton railleur, elle est au contraire froide comme glace.
- Mais je sais que Jadewski va chez elle.
- Sessawine aussi.
- Et elle se joue de tout le monde.
- Tant mieux.
- Il n'y a pas moyen de vous sauver, je le vois.
- Si les abîmes de l'enfer étaient aussi beaux que cette Dragomira, cher Père, le ciel resterait vide et vous-même finiriez par rendre votre âme au diable."
Soltyk le quitta en riant et se mit aussitôt à la recherche de la sultane qui avait brusquement disparu dans le tourbillon des masques. Il la trouva à l'entrée de la petite salle qui figurait l'Asie. Elle semblait l'attendre.
"C'est ici ton empire, dit-il en s'inclinant devant elle; ton esclave peut-il entrer avec toi?"
Il releva la portière et la suivit dans le petit salon décoré avec toute la somptuosité de l'Orient.
Des tentures persanes d'une rare magnificence, brodées d'or et d'argent, tombaient en plis larges et lourds et figuraient les parois, le plafond, les fenêtres et les portes d'un pavillon dont le sommet était formé par un croissant d'or constellé de pierreries. Le sol de cette mystérieuse retraite était couvert d'un tissu de l'Inde, blanc et souple comme du duvet; le pied s'y enfonçait comme dans la neige nouvellement tombée. Une seule lampe, à globe rouge, était suspendue au plafond comme un rubis lumineux d'une grosseur fabuleuse. Cà et là étaient des coussins qui invitaient au repos, à la rêverie, à l'amour. Un parfum étrange et subtil embaumait l'air et troublait les sens comme une caresse.
Dragomira s'assit sur le divan placé au milieu du pavillon aux couleurs chatoyantes. Elle était sur une peau de panthère, et ses pieds reposaient sur la tête majestueuse d'un tigre.
Le comte restait debout devant elle, dans toute l'ardente extase de la passion.
"Vous m'avez attendu? dit-il enfin.
- Oui.
- Vous savez que j'ai quelque chose à vous dire?
- Oui.
- Et vous êtes disposée à m'entendre?
- Oui.
- Je vous remercie. Vous me rendez le courage qui commençait à me manquer.
- Il faut donc du courage pour causer avec une jeune fille?
- Avec vous, oui, Dragomira.
- Dragomira? moi? vous vous trompez.
- Comment! me tromper? interrompit le comte Soltyk; qui pourrait jamais vous avoir vue et ne pas vous reconnaître entre mille? Qui pourrait avoir vu le regard de vos yeux et l'oublier? Qui pourrait ne pas le découvrir, même sous le masque? Oui, c'est vous, Dragomira, vous, avec toute votre puissance, votre froideur, votre cruauté!
- Moi, cruelle? parce que je ne vous crois pas? Je ne suis pas cruelle; je suis un peu prudente, voilà tout.
- Qu'avez-vous contre moi?
- Rien.
- En ce moment, vous ne dites pas la vérité.
- Si; je ne puis pas dire que quoi que [ce] soit me déplaise en vous.
- Oui, mais vous vous défiez de moi."
Un léger sourire fut la réponse de Dragomira.
"Et pourquoi vous défiez-vous de moi?
- Ah! l'innocent! Avez-vous oublié ce que vous avez fait? La liste des péchés de Don Juan à côté de la vôtre est la confession d'un écolier."
Soltyk sourit.
"Je connais ma réputation, dit-il, mais je vous donne ma parole d'honneur que la renommée a bien exagéré.
- Bien; mais en ôtant ce qu'il y a de trop, dit Dragomira, je crois qu'il en reste encore assez pour rendre votre canonisation invraisemblable.
- Je ne suis pas un saint; je n'ai jamais prétendu à cette gloire.
- Mais faut-il être le contraire?
- Que suis-je donc?
- Un scélérat, répondit Dragomira. Vous aimez Anitta et vous me faites la cour.
- On veut me marier avec Mlle Oginska, voilà tout.
- Tactique de jésuite. On veut unir deux familles puissantes et faire de vous un instrument politique.
- Vous pouvez bien avoir raison, murmura Soltyk, surpris au plus haut point de cette remarque, mais je ne suis pas bon à faire un instrument.
- Alors vous n'aimez pas Anitta?
- Non."
Le comte était encore debout devant Dragomira; il s'assit alors sur un divan, auprès d'elle, de façon à avoir un genou en terre, et il lui saisit les mains en lui disant:
"Je vous aime!"
Dragomira rit de nouveau.
"Vous pouvez rire, je vous aime pourtant, et je vous jure que vous êtes la première que j'aime. Jusqu'à présent je n'ai connu que des fantaisies passagères, parfois un court enivrement, mais mon coeur était libre, et surtout ma tête. Ce que j'éprouve en face de vous, je le ressens pour la première fois. Je ne suis pas exalté, je ne suis pas amoureux, je ne suis pas du tout ivre de votre beauté. J'ai le sentiment que vous avez été créée pour moi, que votre âme est de la même essence que la mienne, que la vie sans vous n'a aucune valeur, et que la vie à côté de vous serait le paradis. Si ce n'est pas là de l'amour qu'est-ce donc?"
Pendant qu'il parlait, les yeux de Dragomira s'attachaient sur son beau et mâle visage.
"Pauvre comte! dit-elle en relevant lentement la manche de son caftan, mais, en vérité, je commence à croire que vous m'aimez.
- Et vous me plaignez, s'écria Soltyk avec animation, parce que vous ne pouvez pas répondre à cet amour.
- Je ne vous aime pas…
- Parce qu'un autre possède votre coeur?
- Quelle impatience! Ne m'interrompez pas.
- Alors, je vous demande en grâce…
- Je ne vous aime pas, mais mon coeur est encore libre; essayez de le conquérir. De tous ceux qui y prétendent vous êtes le seul qui ne me déplaise pas."
Elle avait détaché une petite chaîne d'or qui entourait son beau bras et elle jouait avec.
"Vous me permettez donc d'espérer?
- Oui.
- Oh! que je suis heureux!"
Le comte avait saisi ses mains et les couvrait de baisers. Elle le laissa faire pendant quelque temps, puis elle retira une de ses mains et lui passa la petite chaîne autour du bras.
"Que faites-vous? Voulez-vous faire de moi votre chevalier?
- Non, mon esclave. Vous voyez bien que je vous mets à la chaîne."
Cependant un domino rose s'était approché de Zésim.
"Quoi! seul! lui dit-il; où est l'enchanteresse qui t'a mis dans ses fers?
- De qui parles-tu? Je suis encore libre, répliqua Zésim.
- N'essaye pas de me tromper, tu n'y réussirais pas, continua le domino; il n'y a déjà pas si longtemps, tu as juré à une autre que tu l'aimais. L'aurais-tu si vite oubliée, si un nouvel astre ne s'était pas levé sur ta vie?
- Qui es-tu?… Zésim parcourut du regard cette taille élancée, saisit les mains de l'inconnue, qui tressaillit, et les retint fortement en cherchant à lire dans ses yeux sombres.
- Non, ce n'est pas possible, murmura-t-elle enfin; je me suis trompé.
- Lâche-moi, dit le domino en suppliant.
- Pas encore; j'ai une autre question à t'adresser.
- Eh bien?
- Qui t'a envoyée?
- Personne.
- Alors, dans quelle intention viens-tu?
- Pour t'avertir. Un danger te menace.
- Un danger?… De la part de qui?
- De la part de celle que tu aimes.
- Si tu veux que je te crois, dit Zésim ému, dis m'en davantage, dis-moi tout ce que tu sais."
Les yeux sombres se reposèrent un instant sur lui avec une expression presque douloureuse.
"Soit, mais ce n'est pas ici le lieu. Tu entendras bientôt parler de moi."
Les mains tremblantes se dégagèrent d'un mouvement énergique, et le domino à la taille élancée comme celle d'une jeune fille disparut rapidement au milieu du tourbillon de la fête.
DEUXIEME PARTIE
I
CIEL ET ENFER
… Belle comme la première femme, la pécheresse, séduite par le mauvais serpent, qui depuis n'a cessé de tromper, en étant trompée elle-même. LORD BYRON
Deux jours après la fête du comte Soltyk; qui occupa longtemps encore toutes les sociétés de la ville, Zésim reçut une lettre sans signature. On lui donnait rendez-vous dans la même église où il avait eu son dernier entretien avec Anitta.
Il pensa immédiatement à elle. Sans aucun doute c'était elle qui voulait l'avertir; mais sa conversation avec le domino lui avait inspiré de la défiance, et il lui vint encore à l'esprit une autre pensée. Si Dragomira avait des vues sérieuses sur le comte, et cherchait à l'intimider, lui Zésim, au moyen d'une personne de confiance, uniquement parce qu'il était devenu tout à coup gênant?
Ce qu'il y avait d'énigmatique dans l'existence et les relations de Dragomira était pour lui une source d'inquiétudes toujours nouvelles; il ne pouvait parvenir à avoir en elle confiance pleine et entière. Il la croyait, quand il la voyait; il doutait d'elle, dès qu'elle était loin.
Quand le jour commença à baisser, Zésim se rendit à l'église indiquée. Devant la porte, il lui vint une nouvelle idée. Si Dragomira voulait seulement l'éprouver; si elle l'attendait elle-même?
Il hésita une minute, puis entra rapidement, bien décidé à mettre une fin à tous ses doutes.
L'église paraissait vide. Mais quand il s'approcha du maître-autel, il vit une dame agenouillée qui se releva au bruit de ses pas et vint à sa rencontre.
"Je vous remercie d'être venu, dit-elle en lui tendant la main.
- Est-ce possible? C'est vous, Anitta? murmura Zésim.
- C'est moi", répondit-elle avec tristesse, et elle écarta son voile.
Zésim regarda avec émotion son visage sérieux et pâli.
"J'ai peur pour vous, Zésim, dit-elle. Je ne sais pas ce que c'est, et je suis incapable de vous dire quelque chose de précis, mais, je le sens, un grand danger vous menace. Dragomira a quelque mystérieuse mission à accomplir; c'est une voix intérieure, un sombre pressentiment qui me le dit. Est-elle affiliée à une conspiration? appartient-elle à une secte de fanatiques? Je ne peux pas le découvrir; mais je sais qu'elle a jeté ses filets de votre côté et que vous deviendrez sa victime, et je ne réussis pas vous sauver.
- Vous voyez les choses beaucoup trop en noir; je connais la famille, la mère de Dragomira…
- Qu'est-ce que cela peut prouver? Il y a des sociétés secrètes, des sectes religieuses fanatiques qui cherchent précisément des adhérents et des instruments dans le monde le plus distingué; et, croyez-moi, Dragomira est un de ces instruments.
- C'est possible; mais qu'importe que je périsse, puisque vous ne m'aimez pas, Anitta?
- Ne blasphémez pas, Zésim.
- Dragomira ne peut pas me trahir plus que vous.
- Elle vous poussera à la mort, s'écria Anitta. O Zésim! Ayez pitié de moi! Ayez pitié de votre mère! Au nom de cet amour qui remplit mon coeur, tout mon être…"
Elle s'arrêta; les larmes étouffaient sa voix; elle ne pouvait plus que lever vers lui les yeux et les mains avec une expression suppliante.
"Comment dois-je vous comprendre? dit Zésim amèrement. Quelle valeur ma vie peut-elle encore avoir pour la future comtesse Soltyk.
- Jamais je ne donnerai ma main au comte.
- Vous lui êtes pourtant fiancée.
- Qui vous l'a dit? Il m'a demandée et je l'ai refusé.
- Anitta! Est-ce vrai? mon Dieu! pourquoi ne me dites-vous cela qu'aujourd'hui?
- Je vous ai juré de vous rester fidèle.
- Vous avez raison; le coupable, c'est moi, continua Zésim, je ne vous ai pas cru tant de fermeté. Une vanité puérile m'a poussé à renoncer à un trésor dont la possession ne me paraissait pas assurée; je ne voulais pas être trahi par vous et alors c'est moi qui vous ai trahie.
- Je ne vous en veux pas, murmura Anitta en lui prenant la main, je vous ai pardonné. Dites-moi seulement de quelle façon je pourrai vous sauver. Ce n'est pas votre amour que je veux; il ne s'agit que de votre vie.
- Ce sont des imaginations.
- Non, non. Je vous en supplie, brisez vos liens.
- Je ne peux pas; il est trop tard.
- Dites donc plutôt que vous ne voulez pas, que Dragomira vous a complètement aveuglé, que votre passion pour cette créature sinistre est plus forte que vous.
- Vous vivez dans un monde romanesque, dit Zésim en souriant; les dangers que vous voyez, vous les avez tout bonnement vus en rêve. Je vous assure que la réalité est loin d'avoir un aspect si terrible. Dragomira est sincère et loyale envers moi.
- Vous le croyez.
- Si cela peut vous tranquilliser, je vous promets d'être prudent.
- Oui, la prudence d'un somnambule! s'écria Anitta; je le vois, vous êtes tout à fait aveugle, et ce serait inutile de persister à vous avertir. J'y renonce, mais je vous protègerai, Zésim, malgré vous-même. J'accepte la lutte avec Dragomira et Dieu ne me refusera pas son assistance.
- Je ne vous comprends pas, Anitta; comment en êtes-vous arrivée à ces idées fantastiques?
- Il n'y a là rien de fantastique, dit-elle d'un ton sérieux et résolu, je suis une jeune fille toute simple, qui vous aime, et c'est tout. Adieu et soyez sur vos gardes.
- Vous reverrai-je, Anitta?
- A quoi bon? Maintenant, non. Plus tard peut-être… quand vous aurez - brisé vos chaînes. Adieu."
Zésim lui baisa la main et elle partit en hâte. Il resta immobile quelques instants, abîmé dans ses pensées, sous ces voûtes sombres.
Qu'était-ce donc que ce mystère dans lequel une volonté étrangère emprisonnait Dragomira? se demandait-il. Elle en était convenue elle-même et Anitta l'avait pénétrée; Qui étaient ces autres qui la menaient et l'employaient comme un instrument? Appartenait-elle à une secte et à laquelle? Pourquoi se défiait-elle, et pourquoi ne pouvait-il la quitter, s'il doutait d'elle? L'aimait-il véritablement autant que cela? Et Anitta? Est6il possible d'aimer deux femmes en même temps? "Tu es le lien des deux natures qui se sont unies dans l'espace et dans le temps", chante Derschavine dans son ode à Dieu. Ces deux natures si souvent en désaccord se combattaient aussi en lui. L'une l'élevait vers la lumière, vers Anitta, l'autre l'entraînait dans cette obscurité sinistre où Dragomira vivait et régnait. Pensées contradictoires, émotions, projets, tout se croisait dans sa tête, dans son coeur, et il n'aboutissait à aucune résolution, à aucun acte. En ce moment encore, il ne savait à quoi s'en tenir. Les flots le poussaient en avant et il se demandait de nouveau où il allait.
Une heure après le départ d'Anitta, Bassi Rachelles se glissait déjà dans la chambre de Dragomira pour l'informer du rendez-vous des deux jeunes gens.
"Tu es sûre que c'était lui? demanda Dragomira.
- Le lieutenant Jadewski, aussi vrai que je suis ici.
- Et de quoi ont-ils parlé?
- De vous, noble maîtresse.
- De moi?
- Elle l'a averti de se tenir sur ses gardes, mais il n'a pas ajouté foi à ses paroles.
- Et n'ont-ils pas parlé d'amour?
- Non. Seulement, quand elle est partie, il lui a demandé s'il la reverrait, et elle a répondu: "A quoi on? Maintenant, non."
- Bien, tu peux t'en aller."
Immédiatement après le départ de la Juive, Dragomira écrivit deux lettres, l'une au comte, signée des initiales de son nom, l'autre à Zésim, sans signature, avec une écriture contrefaite. Elle leur donnait rendez-vous à tous les deux à l'Opéra. Barichar se chargea personnellement de la lettre adressée à Soltyk, et confia à un facteur juif celle qui était destinée à Zésim.
Le comte était eu théâtre avant le commencement de la représentation, et attendait avec impatience au pied de l'escalier qui conduisait aux loges. Son regard effleurait à peine les amis et les dames élégantes qui arrivaient. Mais lorsqu'il aperçut Dragomira à l'entrée du vestibule, son coeur se mit à battre avec impétuosité, et ses yeux restèrent fixés comme par l'effet d'un charme sur cette taille souple et élancée, sur cette tête entourée et illuminée de cheveux blonds.
Celle que Soltyk attendait avec une si ardente impatience était venue accompagnée de Cirilla qui s'était habillée avec un luxe à l'ancienne mode et représentait fort bien une dame de la noblesse de campagne. Soltyk se contenta d'ôter son chapeau, de saluer profondément et de dévorer des yeux Dragomira. Celle-ci de son côté lui fit un petit signe de tête avec une amabilité pleine d'aisance et passa devant lui comme devant une simple connaissance.
Zésim, qui était assis au parquet, vit Dragomira entrer dans sa loge et ôter son manteau de théâtre, tout brodé d'or scintillant. Elle resta debout un instant contre le rebord, et tous les regards se dirigèrent sur elle. En même temps le comte la contemplait avec une admiration muette.
"Où a-t-elle appris, pensait-il, à s'habiller ainsi? Je sais pourtant qu'elle n'a pas été à Paris."
Et, en effet, Dragomira était ravissante dans sa robe de soie brochée couleur héliotrope, richement garnie de dentelles jaune-pâle. La parure, merveilleusement simple, consistait en un petit bouquet de violettes naturelles, placé dans ses cheveux d'or et un autre attaché à son corsage.
Après le premier acte Zésim voulut lui rendre visite, mais le comte le prévint. Avec une fureur concentrée le jeune et bouillant officier le vit entrer dans la loge et porter à ses lèvres la main que Dragomira lui tendait en souriant. La conversation animée qui s'établit ensuite entre Dragomira et Soltyk augmenta de minute en minute le supplice de Zésim.
"Que se passe-t-il donc en moi? se demandait-il; je crois que je suis jaloux."
Tous les doutes qu'Anitta avait remués en lui, toutes les sombres pensées que d'ordinaire un regard de Dragomira domptait et endormait, se réveillèrent et reprirent leur puissance.
Il crut qu'il allait étouffer, il sortit de l'atmosphère chaude et suffocante de la salle pour aller respirer l'air frais; puis il rentra, mais il ne reprit pas as première place. Il se mit derrière une colonne de parterre; de là, il pouvait mieux observer Dragomira. Il espérait que le comte la quitterait au commencement de l'acte suivant, mais il avait eu tort d'espérer. Soltyk resta, et la conversation devint de plus en plus animée, de plus en plus intime. Ce ne fut qu'au moment où le rideau se levait pour la troisième fois que le comte la salua, et partit. Zésim monta l'escalier en courant et entra dans la loge de Dragomira, les joues rouges et les yeux enflammés.
Elle n'eut pas l'air de remarquer son agitation. Elle lui tendit gaiement les deux mains avec un mouvement d'une grâce exquise.
"Pourquoi si tard? lui demanda-t-elle; tu n'as donc pas reçu mon billet?
- Tu m'as écrit?
- Sans doute."
Il sortit le billet doux anonyme… "Cette lettre…
- Est de moi; un badinage… Je voulais te surprendre, me faire bien belle et te tourner un peu la tête.
- Je suis ici depuis le commencement.
- Est-ce possible? dit Dragomira d'un air innocent. Je ne t'ai pas remarqué."
Zésim lui adressa un regard moitié fâché, moitié reconnaissant, et porta sa main froide à ses lèvres brûlantes. Cependant, elle célébra son triomphe avec un sourire silencieux. Le bien-aimé lui appartenait de nouveau, et n'appartenait qu'à elle.
II
LA ROUTE DU PARADIS
Même quand je marcherais par la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal; car tu es avec moi, Seigneur. PSAUM. XXIII, 4.
Une visite inattendue. Dragomira, la calme, la froide, la courageuse, ne put réprimer un tressaillement lorsque Barichar lui présenta la carte du P. Glinski. Elle se remit pourtant aussitôt et cria: "Entrez!"
Barichar ouvrit la porte, et le jésuite s'approcha avec sa plus élégante révérence et son plus gracieux sourire.
"J'ai peur de vous importuner, dit-il, pendant que Dragomira s'asseyait sur un divan, et, d'un geste vraiment royal de sa main, l'invitait à prendre place près d'elle, mais l'intérêt qui m'amène est si sérieux, si important, pour ne pas dire si sacré, que j'ose compter sur votre pardon. Il s'agit du bonheur de mon cher comte, de celui que j'ai élevé, de celui que je considère comme mon enfant."
Le P. Glinski fit une pause; il attendait une question, une objection qui lui eût facilité le moyen d'arriver au véritable but de sa visite. Mais Dragomira ne vint nullement à son aide; elle le regardait, au contraire, avec une certaine indifférence distraite qui semblait dire: "En quoi votre comte peut-il m'intéresser?"
Le P. Glinski se passa la main droite sur la main gauche, puis la main gauche sur la main droite.
"Vous devinez bien, noble demoiselle, dit-il, de quoi il s'agit?
- Non, je n'en ai aucune idée, répondit Dragomira avec une candeur qui déconcerta un instant Glinski, le fin diplomate de l'ordre de Jésus.
- Je voulais… oui… Avant tout, il faut que je vous fasse mon compliment, quoique j'arrive un peu tard. L'autre jour vous étiez superbe en sultane."
Dragomira sourit.
"Je vous suis bien obligée, dit-elle, mais vous n'êtes pas venu chez moi, mon révérend père, pour me faire cette communication?
- Non, certainement, non, murmura le jésuite. J'ai seulement voulu faire la remarque que mon cher comte, lui aussi, semblait ravi de vous.
- C'est vrai, il m'a beaucoup fait la cour, dit Dragomira très naturellement.
- Alors, je ne me suis pas trompé, continua le P. Glinski; certes, on comprend très bien que le comte vous adresse ses hommages et que cet innocent triomphe vous soit agréable; mais ce qui vous fait plaisir à tous les deux prépare à d'autres des chagrins, de l'inquiétude, à moi particulièrement, à moi qui aime le comte comme un fils et qui ne veux que son bonheur.
- Maintenant, je ne vous comprends pas, mais pas du tout, c'est comme si vous me parliez une langue étrangère.
- Vous savez, pourtant, ma noble demoiselle, que le comte est fiancé.
- Oui, sans doute.
- Que cette alliance entre deux familles si honorables est désirée par tout le pays.
- Oui, je le sais aussi.
- Alors, pourquoi vous mettez-vous si cruellement en travers de nos beaux projets?
- Moi! Dragomira leva ma tête et se mit à rire. Je n'y pense pas.
- Vous souffrez toutefois que le comte vous adresse ses hommages.
- Puis-je le lui défendre? Je serais tout simplement ridicule. Tant qu'il ne fait rien qui, d'après l'opinion du monde, soit blâmable ou inconvenant, je suis désarmée en face de lui.
- Vous détournez la question, répliqua Glinski; je suis sûr que vous encouragez le comte.
- Pas le moins du monde.
- Je vous en prie, mademoiselle, restons dans le sujet. Je n'ai pas à engager une dispute de mots. Ce serait un malheur pour nous tous si le mariage du comte et de Mlle Oginski n'avait pas lieu; et en ce moment vous êtes un obstacle à ce mariage. Je ne m'y trompe pas; voilà où en sont les choses; aussi, je vous supplie de renoncer au comte.
- Comment puis-je renoncer à ce qui n'est pas à moi? Le comte, jusqu'à présent, ne m'a adressé aucune parole d'amour; et soyez bien convaincu que s'il le faisait, je ne l'écouterais pas.
- Ce sont encore de pures défaites, mademoiselle; vous ne voulez pas du tout me répondre directement. J'y vois mieux que vous ne le croyez, et je suis bien sûr maintenant que vous avez des desseins arrêtés sur le comte.
- Faites-moi grâce, je vous en prie, de vos imaginations, dit Dragomira d'un ton froid et sérieux; je n'aime pas le comte; cela suffit, ce me semble.
- Pardonnez-moi, noble demoiselle, vous me comprenez mal. Je ne crois pas que vous ayez de projets sur son coeur.
- Encore moins sur sa main, dit-elle fièrement.
- Non plus que sur sa main, reprit le P. Glinski; vous avez d'autres desseins.
- Quels desseins?
- Je veux être de bonne foi, dit le jésuite.
- Ce sera difficile avec cette robe, répliqua-t-elle en raillant.
- Je vous le dis sincèrement, continua Glinski, je ne vois pas clair dans les desseins dont vous poursuivez la réalisation; mais ce dont je suis sûr, c'est que vous avez un but devant les yeux; et j'ai le pressentiment que ce que vous réservez au comte n'est rien de bon.
- Si j'ai vraiment des projets, dit Dragomira avec un calme glacial, ne vous donnez pas tant de peine; il est clair que je ne les abandonnerai pas si facilement.
- Voilà tout ce que je voulais savoir, reprit le jésuite; vous avouez donc que vous [avez] un plan arrêté à l'égard du comte.
- De grâce… Vous me mettez dans la bouche vos propres pensées. Je n'ai rien dit.
- Encore des mots, je ne joue pas sur les mots. Je suis forcé de voir désormais en vous le mauvais ange du comte, et j'ai le devoir de mettre tout en oeuvre pour l'arracher à votre puissance. Je veux son bonheur, tandis que vous…
- Qui vous dit, interrompit Dragomira, que je ne le veux pas, moi aussi? Chacun croit connaître la route du paradis; quelle est la vraie? Vous suivez la vôtre; moi, la mienne; et tous les deux nous espérons sincèrement arriver à la lumière éternelle."
Le P. Glinski regarda Dragomira avec surprise.
"Vous voulez me barrer le passage, continua-t-elle, j'accepte le combat; je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi."
Le jésuite resta muet. Si jusqu'à présent il avait cru pénétrer Dragomira, pour le moment il se trouvait tout à coup en face d'une énigme. Il eut de la peine à dissimuler son trouble. Il respira quand Henryka Monkony entra et mit fin à l'entretien. Pendant qu'elle embrassait Dragomira avec tous les transports d'une tendresse exaltée, il se leva et prit son chapeau.
"Vous partez déjà? Dit Dragomira en souriant.
- Je pense que nous n'avons plus rien à nous dire, répondit Glinski en l'observant du coin de l'oeil.
- Alors, c'est la guerre?
- Comme vous voudrez."
Le jésuite s'inclina en jetant un regard de compassion sur Henryka qui, un bras passé autour de Dragomira, restait tout étonnée.
"Que voulait-il donc? demanda-t-elle, quand le jésuite fut parti.
- Il s'imagine que je veux enlever le comte à Anitta?
- Vous?"
Henryka éclata de rire.
"Comme si vous pouviez empêcher que tous les hommes perdent la tête dès qu'ils approchent de vous! Je crois sans peine que Soltyk brûle pour vous; mais cela vous est parfaitement indifférent, n'est-ce pas?
- Bien sûr.
- Vous êtes née pour être aimée, continua Henryka, mais vous êtes bien au-dessus de toute faiblesse terrestre; je le sens, et c'est justement ce qui m'entraîne vers vous avec une force surnaturelle."
Dragomira s'était assise dans un fauteuil, près de la cheminée. Henryka se mit à genoux devant elle, et, levant ses yeux bleus enthousiastes, la regarda comme en extase.
"Oui, je vous adore comme un être supérieur, comme une sainte, continua-t-elle; auprès de vous toutes les autres me paraissent communes, vulgaires, même Anitta, que j'aimais auparavant comme une soeur.
- Ce n'est pas juste.
- Je ne peux pas faire autrement. Ne me repoussez pas, et, si je ne suis pas digne d'être appelée votre amie, laissez-moi du moins être votre servante.
- Quelle fantaisie, petite folle! lui répondit Dragomira, en la frappant légèrement sur la joue.
- Voulez-vous me rendre heureuse? Oui, n'est-ce pas?
- Certainement, si c'est en mon pouvoir.
- Alors, tutoyez-moi.
- Si vous le désirez, de tout mon coeur."
Henryka l'enlaça dans ses bras et lui donna un baiser.
"M'aimes-tu aussi un peu? demanda-t-elle à voix basse.
- Oui.
- Alors je peux toujours rester auprès de toi?
- Que diraient tes parents? répondit Dragomira. Et puis… tu es une enfant, Henryka, ignorante, sans expérience; moi, au contraire, je suis initiée à des choses qui glaceraient plus d'un coeur d'homme. Tu ne connais pas la vie; le monde t'apparaît encore avec tout l'éclat et les parfums du printemps; moi, j'ai plongé mon regard dans l'abîme de l'existence; d'épouvantables mystères m'ont été révélés. Ah! crois-moi, c'est un plus grand malheur de naître que de mourir. Tu ne sais pas combien est horrible la destinée de l'homme ici-bas; tu ne t'en doutes même pas; mais moi, je… je n'en sais que trop touchant cette misère.
- Et pourtant tu n'es pas découragée.
- Je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi!"
La voix de Dragomira, en prononçant ces paroles, vibrait comme une corde d'airain, et dans ses yeux brillait la flamme d'un fanatisme exalté et entraînant.
"Oui, tu n'es pas de la même espèce que nous, murmura Henryka toujours à genoux devant elle et la contemplant avec une sorte de crainte sacrée, tu m'apparais à la fois comme une prophétesse et comme un juge de l'Ancien-Testament, inspirée, pleine de Dieu et en même temps sévère et toute-puissante. Tu suis d'autres voies que nous. C'est une voix intérieure qui me le dit. Prends-moi comme compagne de ton pèlerinage; je te suivrai partout où tu voudras. Je dois devant moi le paradis perdu, et je ne puis en trouver la route; tu la connais, prends-moi avec toi."
Dragomira la considéra longtemps avec des yeux sérieux et tristes; puis elle caressa légèrement de la main ses tresses brunes souples comme de la soie.
"Pauvre enfant, murmurait-elle, sais-tu seulement ce que tu désires? La route que je suis est pénible et semée d'épines, riche en douleurs, riche en larmes. Eloigne-toi de moi; je te le conseille.
- Non, non, dit Henryka d'une voix suppliante, je veux vivre et mourir à tes côtés.
- Toi, avec ce coeur si tendre?
- Je veux être ta servante, ton écolière, ton alliée!
- Penses-y bien.
- Je le veux, Dragomira, je le veux.
- Soit, je te mettrai à l'épreuve.
- Mets-moi à l'épreuve.
- Ecoute-moi donc."
Henryka se redressa un peu, et, les bras appuyés sur les genoux de Dragomira, les yeux fixés sur ce visage froid et rayonnant, attendit avec émotion ce qu'elle allait dire.
"La première chose que tu dois apprendre, continua Dragomira, c'est l'humilité; car l'orgueilleux ne peut pas comprendre Dieu et participer à son amour. Ce n'est que du plus profond abaissement que tu peux t'élever à la vraie croyance; voilà pourquoi le Christ a choisi autrefois ses disciples parmi les pauvres et les petits. Ta vanité supportera-t-elle de rejeter ces riches vêtements, de renoncer aux ornements de ta chevelure? Ton orgueil ne regimbera-t-il pas quand il te faudra servir chacun de tes frères et n'être servie par aucun; quand il te faudra n'offenser personne et subir avec calme les offenses de tous pour l'amour de ton sauveur?
- Oui.
- Seras-tu obéissante, même quand les ordres qu'on te donnera te causeront de la honte et de la douleur?
- Oui.
- Pourras-tu renoncer aux joies de ce monde?
- Je suis prête à partir avec toi pour le désert.
- Si c'est là ta vraie et sérieuse résolution, Henryka, dit Dragomira avec la majesté d'une prêtresse, je consens à te nommer ma soeur au nom de Dieu, et tu devras me servir et m'obéir, jusqu'à ce que vienne le jour où tu auras assez fait pour Dieu et où il te recevra dans sa Nouvelle-Alliance. Et maintenant, je fais de toi la servante."
Elle se releva et lui donna un coup sur la joue:
"Tiens, baise la main qui t'a châtiée."
Henryka obéit de bon coeur, et, toute transportée, elle se précipita aux pieds de Dragomira pour les couvrir de baisers.
"Je veux être ton esclave, murmura-t-elle; il est si facile et si doux de t'obéir.
- Crois-tu! répondit Dragomira; pour le commencement je suis contente de toi. Tu entres sans hésiter dans ta nouvelle destinée. Mais il faut d'abord que tu me connaisses. Que Dieu te soit en aide, si tu t'appuies sur moi! Désormais, tu n'as plus à penser, je pense pour toi; tu n'as plus d'autre volonté que la mienne. Tu n'es rien et je suis tout."
Elle releva la tête comme une souveraine et posa lentement le pied sur le cou d'Henryka, pendant que celle-ci, saisie d'une mystérieuse angoisse, pleurait doucement et en secret.
III
CARTES VIVANTES
L'araignée tisse une toile pour prendre le coeur des hommes.
SHAKESPEARE, Le Marchand de Venise.
"Tu comprends bien, dit un matin Mme Oginska à son mari, pendant qu'ils prenaient leur café, que nous devons donner la revanche à Soltyk."
Du moment que sa femme le désirait, Oginski éprouva aussitôt le même sentiment qu'elle.
"Tu penses, ma chère, que nous aussi nous devons donner une fête?
- Oui certainement.
- Mais comment pourrons-nous jamais rivaliser de magnificence avec
Soltyk?
- C'est sans doute fort difficile, répondit Mme Oginska; voilà pourquoi il faut imaginer quelque chose de tout-à-fait original. C'est ton affaire.
- Quelque chose d'original, oui; mais comment trouver ce quelque chose d'original? Je n'ai pas la tête inventive qu'il faudrait en cette occasion.
- Consulte les livres de ta bibliothèque; ce sera une occasion de les épousseter."
Oginski soupira, alluma sa pipe et se rendit dans sa bibliothèque.
Dans les ouvrages qu'il feuilleta, il ne trouva rien, il est vrai; mais il lui vint une bonne idée, là, au milieu de ces hautes armoires. Il se souvint d'un vieil ami de collège qui avait eu la malheureuse fantaisie de devenir poète, et qui, à moitié mourant de faim, demeurait dans un galetas de la vieille ville, en compagnie d'un grand corbeau et de deux chats. Le vieux monsieur apparut triomphant devant sa femme et sa fille et s'écria: