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La pêcheuse d'âmes

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Pendant que les jeunes filles débarrassaient promptement Tarajewitsch de ses liens, Karow ouvrit une porte pratiquée dans la grille, et quatre bras vigoureux poussèrent la victime dans un réduit complètement obscur.

La porte se referma. Deux torches allumées furent fixées à la grille. La lueur rougeâtre de ces torches permit de voir les magnifiques tigres et panthères qui étaient couchés tout autour de la vaste cage.

Tarajewitsch était debout au milieu des bêtes féroces, comme un martyr chrétien dans l'arène au temps des empereurs romains. Les animaux se tinrent d'abord tranquilles, mais lorsque Tarajewitsch commença à invoquer Dieu à haute voix et à demander grâce, ils se relevèrent lentement, allongèrent leurs membres élastiques et dirigèrent sur lui le regard sinistre de leurs yeux ardents.

"Je veux entrer," dit Dragomira à Karow.

C'est en vain qu'il essaya de la retenir. Elle fit ouvrir la porte de la cage, et s'avança au milieu des animaux, un revolver dans une main, une cravache en fils de métal dans l'autre.

"Veillez-vous, dormeurs, en avant! Faites votre devoir!" s'écria-t-elle d'une voix retentissante et impérieuse.

En même temps elle frappait les bêtes de toutes ses forces. Celles-ci, d'abord effrayées, reculèrent; puis elles se mirent à grincer des dents, à agiter leurs queues et enfin poussèrent un bref et rauque rugissement. Dragomira frappa de nouveau le grand tigre avec sa cravache. Au lieu de se précipiter sur elle, il se sauva comme un esclave poltron devant son regard dominateur jusqu'à la grille et se jeta sur Tarajewitsch au premier mouvement de terreur que fit le malheureux. On entendit un cri épouvantable, et les autres bêtes suivirent l'exemple du tigre. On ne vit plus alors qu'un monceau de corps qui roulaient sur le sol, dans une mare de sang fumant; d'atroces cris de douleur sortis d'une poitrine humaine dominaient le grondement furieux des tigres et des panthères. Cependant Dragomira, dans sa pelisse de velours noir qui lui tombait jusqu'aux pieds, le pistolet à la main, se tenait là, debout, semblable à la déesse de la vengeance.

"Venez, cria Karow, avant qu'il ne soit trop tard. Venez!"

Dragomira s'approcha lentement de la grille. Une panthère se trouvait sur son chemin, elle la repoussa du pied. Puis, le visage toujours tourné vers les bêtes qu'elle maîtrisait de son regard, elle sortit tranquillement de la cage où sa victime venait d'expirer.

XVII

COEURS DE MARBRE

Maintenant tu es dans mes serres. MICKIEWICZ.

Quand Dragomira revint à Chomtschin avec Henryka dans l'après-midi du lendemain, le comte Soltyk était à la chasse. Mme Maloutine jouait aux échecs avec le P. Glinski. Dragomira embrassa sa mère et salua le jésuite avec une froide politesse. D'un coup d'oeil elle avait saisi tous les avantages de la situation; un second coup d'oeil lui suffit pour s'entendre avec sa mère. Elle dit encore deux ou trois mots à Henryka; et un plan fut combiné, et les trois femmes se mirent à tisser un filet pour prendre le Père, qui ne se doutait de rien.

"Vous avez l'air gelé! dit Mme Maloutine; je vais voir à vous procurer du thé bien chaud, mes pauvres colombes.

- Permettez-moi de…, dit galamment le jésuite.

- Non, non, reprit Mme Maloutine en l'interrompant, c'est mon affaire; il y a ici d'autres devoirs de chevalier à remplir, cher père, je vous les abandonne."

Elle sortit de la chambre, et Glinski s'empressa de débarrasser les deux jeunes filles de leurs manteaux et de leurs bachelicks.

Dragomira remercia d'un léger signe de tête.

"Viens, dit-elle à Henryka, nous allons changer de vêtements. Je ne me sens pas à mon aise.

- Patiente un moment, dit Henryka, je vais t'apporter tout ce dont tu as besoin."

Sans attendre de réponse, elle sortit d'un pas léger et rapide. Dragomira s'assit près de la cheminée et se chauffa.

"Il fait froid dehors, dit-elle, on est positivement gelé."

Le P. Glinski alla prendre une peau de tigre et lui enveloppa les pieds.

"Je vous remercie, dit Dragomira en souriant, des ennemis si galants, on peut les accepter?

- Je ne suis pas votre ennemi, répondit Glinski, j'ai seulement en vue le bonheur de Soltyk, que j'aime comme mon fils.

- Croyez-vous que je veuille sa perte? s'écria Dragomira en le regardant bien en face, je veux son bonheur tout comme vous, et la question est de savoir lequel atteindra plus tôt ce but, vous ou moi.

- Vous avez de l'avance.

- Soit, mais est-ce bien sage de s'attaquer quand on aspire au même but? Il serait plus simple, ce me semble, de faire alliance. Vous devez pourtant finir par voir bien clairement que ce n'est pas avec Anitta que vous pourrez tenir votre comte en bride.

- Hélas!

- Cherchez donc avec moi ce qu'il y aurait à faire?

- On peut causer là-dessus."

Henryka revint, elle avait sur le bras la jaquette de fourrure de
Dragomira et tenait ses pantoufles à la main.

"Puis-je t'aider? demanda-t-elle.

- Non. Pourquoi y aurait-il alors de galants jésuites en ce monde? répondit Dragomira avec le ton légèrement badin d'une dame du monde coquette. Va, va aussi changer de vêtements, ou tu te rendras malade."

Henryka baisa la main de Dragomira et se hâta de sortir.

"Eh bien, non, dit Dragomira, je ne peux vraiment pas vous employer. Veuillez passer un instant dans la chambre à côté."

Glinski obéit. Quand il revint au bout de deux minutes, Dragomira avait ôté son corsage et passé sa jaquette. Elle était de nouveau assise près de la cheminée. Les flammes rouges qui s'élevaient en languettes semblaient caresser sa nuque, son buste virginal d'amazone et ses beaux bras plongés dans la molle fourrure.

Dans la vaste salle, le crépuscule étendait ses ombres grises, au milieu desquelles resplendissaient les bras de la jeune fille, ainsi que son cou blanc et son épaisse chevelure d'or aux souples ondulations.

Le jésuite en était tout surpris; il le fut bien davantage lorsque Dragomira tourna vers lui ses grands yeux enchanteurs et, avec un sourire ravissant, lui tendit la main. Il ne dit pas un mot, mais se pencha sur cette main froide comme le marbre et la baisa.

"Nous serons donc amis?

- Cela dépend de vous, répondit Glinski, vous poursuivez des plans… des plans politiques… Soltyk pourrait être entraîné dans d'immenses dangers. Si vous voulez renoncer à vos fréquentations secrètes…

- Je n'en ai pas.

- Pardonnez-moi; j'en sais là-dessus plus que qui que ce soit en dehors de vos conjurés.

- Alors vous nous avez livrés à la police?

- Non… seulement j'ai… donné quelques avis… par précaution.

- Père Glinski, dit Dragomira tranquillement, en le menaçant du doigt, ne vous occupez pas de choses qui ne vous regardent pas, si vous tenez à votre tête."

Glinski pâlit.

"Vous ne me livrerez pourtant pas au couteau, murmura-t-il, je sais que je puis me confier à vous.

- Vous pouvez être sans crainte, répondit Dragomira, mais renoncez à vos intrigues.

- Je vous le promets.

- Et je vous promets de me retirer de toutes machinations politiques.

- Alors, rien ne s'oppose plus à notre alliance.

- Vous renoncez à Anitta?

- Oui.

- Et vous me choisissez comme votre alliée; vous m'entendez bien, père
Glinski, comme votre alliée et non pas comme votre instrument?

- J'entends bien."

Dragomira sentit un léger frisson.

"Je vous prie, appelez quelqu'un, dit-elle subitement, il faut que je quitte ces vilaines bottes humides; je me refroidirai si j'attends encore.

- Veuillez me permettre…

- Et pourquoi pas?"

Elle lui tendit un pied, puis l'autre, et le P. Glinski, avec un empressement tout à fait galant, lui tira ses larges bottes de maroquin; puis, comme un page amoureux, il plia un genou à terre devant elle et lui mit ses chaudes petites pantoufles de fourrure. Au moment où il venait de terminer son service d'esclave, un sonore éclat de rire retentit, et Henryka entra conduisant le comte, qui fit au jésuite une ironique révérence.

"Voilà, s'écria-t-il, vous prêchiez dans le désert. Si j'avais pu deviner que vous étiez un si bon appréciateur de la beauté et que vous saviez lui rendre de si chevaleresques hommages, j'aurais certainement écouté vos conseils avec de meilleures dispositions."

Le jésuite, rouge et tremblant, s'était relevé, et d'un air anéanti regardait tantôt Dragomira, tantôt le comte.

La jeune fille eut l'habileté de venir à son aide quand il en était encore temps.

"Laissez donc le Père en repos, s'écria-t-elle; je l'aime bien mieux que vous; nous nous entendons maintenant parfaitement, n'est-ce pas? et rien ne pourra troubler notre amitié, ni vos railleries, cher comte, ni votre jalousie.

- Oui, pour vous faire enrager, dit Glinski, je veux me mettre à faire sérieusement la cour à Dragomira."

Il lui prit la main, et y appuya deux fois ses lèvres avec passion.

Dragomira se leva, prit son bras, et le conduisit à la fenêtre.

"Laissez-nous, dit-elle à Soltyk, nous avons un petit secret entre nous.

- Vous ordonnez?… demanda doucement Glinski.

- Ce qui est convenu est convenu.

- Dans un mois, vous serez comtesse Soltyk."

Dragomira serra la main de Glinski.

"Et, maintenant, lui murmura-t-elle à l'oreille, occupez ma mère et Henryka: jouez aux échecs avec ma mère; quant à Henryka, dites-lui de réciter son chapelet.

- Comptez sur moi."

Glinski baisa encore cette charmante main qu'il pressait maintenant dans les siennes, et conduisit Henryka hors de la chambre.

Dragomira resta seule avec le comte.

Sans avoir l'air de le remarquer, elle alla lentement vers la cheminée, s'assit sur la chaise, posa ses pieds sur la peau de tigre et regarda fixement le feu.

"Dragomira, dit le comte qui s'était avancé doucement derrière elle.

- Vous êtes encore là?

- Quelle question! Quand je suis resté si longtemps sans vous voir, quand vous me faites si cruellement languir…

- Des phrases! murmura Dragomira en jetant sa tête de côté.

- Vous êtes de mauvaise humeur.

- Au contraire."

Soltyk s'assit en face d'elle et prit ses mains dans les siennes.

"Tarajewitsch vous a peut-être échappé?

- Oh! on ne m'échappe pas si facilement!

- Qu'avez-vous donc fait de lui?"

Dragomira garda le silence, seulement un sourire erra sur son beau et froid visage, un sourire qui donna le frisson à Soltyk.

"Vous l'avez tué?"

Dragomira fit signe que oui.

"Pourquoi ne pouvais-je pas être là?

- Parce que vous faites souffrir par cruauté, tandis que moi je châtie et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais sans haine.

- Je suis donc condamné pour toujours à rester à la porte du sanctuaire?

- Avec quelle ardeur vous désirez qu'on vous livre une victime!

- Non, je voudrais seulement être là, quand vous remplissez votre office de prêtresse et de juge.

- Cela même est un désir inhumain, répondit Dragomira. Vous auriez dû naître au temps des invasions des Tartares; vous eussiez été un de ces khans qui poussaient devant eux des nations comme des troupeaux, faisant des hommes leurs esclaves et enfermant les femmes dans leurs harems. Alors on faisait des tambours avec des peaux humaines et l'on élevait des pyramides de crânes.

- Je ne peux pas le nier; je vous aime encore plus, depuis que je sais que vous avez du sang aux mains.

- C'est de la pure folie!

- Nommez cela comme vous voudrez, c'est pourtant ce qui fait que je vous aime, et j'aime en vous la Scythe et la tigresse plus encore que le pur et virginal ange de la mort.

- Mais moi, je ne vous aimerai jamais, dit Dragomira, tant que vous serez dominé par d'aussi abominables passions. On vous a dépeint à moi comme un démon; vous êtes encore pire: vous avez un coeur de pierre.

- Comme vous!

- Comme moi?

- Oui, comme vous, Dragomira, continua le comte; ne jouons pas plus longtemps l'un pour l'autre cette ridicule comédie. Je vous connais maintenant aussi bien que vous me connaissez. Soyez sincère comme je le suis. Vous avez comme moi dans le fond de votre être les aspirations d'un Néron; comme moi vous êtes possédée par un désir titanique de dominer, d'assujettir les hommes, de les fouler sous vos pieds, et d'anéantir ceux qui résistent. Tous les deux nous avons des coeurs de marbre, et, à vous parler franchement, je suis aussi peu capable d'aimer que vous. Je ne vous fais pas une déclaration d'amour. Ce que j'éprouve pour vous, c'est plus que de l'amour. C'est l'admiration, c'est la voix du sang, c'est l'harmonie des âmes qui m'entraîne vers vous. La langue des hommes n'a pas de mots pour exprimer ce que je ressens pour vous. J'ai trouvé en vous une compagne de ma race; une créature capable comme moi de braver Dieu et l'univers et d'étendre la main vers les étoiles sans craindre d'être frappée par la foudre du vengeur éternel."

Dragomira, pour la première fois de sa vie bouleversée jusqu'au fond de l'âme, restait frémissante et ravie sous le regard de cet homme. Et lorsque le comte se jeta à genoux devant elle et la serra dans ses bras avec une volonté sauvage, elle ne résista pas, elle ne le repoussa pas. Les sensations les plus contraires faisaient palpiter son coeur. Mais aucune parole, aucun son ne sortait de sa bouche, et lorsque le comte appliqua ses lèvres brûlantes de désirs sur celles de Dragomira, elle aussi l'entoura de ses bras et lui rendit baiser pour baiser. Elle oubliait et elle-même et l'univers.

"A moi? murmura Soltyk, revenant à lui.

- Oui.

- Pour toujours?

- Pour toujours.

- Vous voulez bien être ma femme?

- Oui.

- Vous me permettez de parler aujourd'hui même à votre mère?

- Je vous en prie.

- Ah! Dragomira, quel bonheur vous m'avez donné!"

Elle le regarda, prit sa belle tête de despote dans ses mains et lui donna encore un baiser. Elle était tout à coup métamorphosée.

Soltyk se releva vivement et sortit pour aller parler à Mme Maloutine.

Dragomira resta seule.

"Que s'est-il passé? se demanda-t-elle. Est-ce que je l'aime? Non, non. Qu'est-ce alors? Qu'est-ce donc qui lui a donné cette puissance sur moi? A-t-il vu dans la nuit de mon âme, là où jamais n'avait pénétré un rayon de lumière? M'a-t-il révélé à moi-même ce dont je n'avais jamais eu conscience? Etait-ce cela? Je ne sais pas; je sais seulement que j'étais calme et sans crainte et qu'il m'a emportée avec lui dans un tourbillon, au-dessus d'abîmes qui me donnent le vertige. Où suis-je entraînée? Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonne pas!"

XVIII

LA PECHEUSE D'AMES

Pour tout homme vient le moment où le conducteur de son étoile lui remet à lui-même les rênes de sa destinée. FR. HEBBEL.

Mme Maloutine avait donné son consentement au mariage de sa fille avec Soltyk. Le comte touchait enfin au but; il allait posséder la belle adorée et jouir de la suprême félicité sur cette terre.

Le lendemain matin, Dragomira prit les dispositions nécessaires. Elle jouait déjà complètement son rôle de maîtresse et de souveraine, et tous lui obéissaient, comme s'il ne pouvait pas en être autrement.

Pendant le déjeuner, alors que le comte pouvait à peine détourner d'elle un moment ses regards enflammés et ravis, elle donna l'ordre d'atteler un traîneau et pria le jésuite de l'accompagner à Kiew. Glinski avait pour mission d'avertir la famille Oginski et de la calmer. Dragomira voulait s'entretenir avec Zésim.

"Vous, restez ici, dit-elle à Soltyk. Ma mère et Henryka vous tiendront compagnie. Je reviendrai ce soir, au plus tard demain matin."

Le comte soupira, affirma qu'une séparation de quelques heures lui semblait déjà longue comme une éternité, demanda en suppliant la permission d'aller aussi à Kiew, et jura qu'il ne gênerait en rien Dragomira. Mais elle resta inébranlable, et il finit par se soumettre, quoique avec le coeur serré.

Le traîneau était avancé. Dragomira baisa la main de sa mère et descendit l'escalier au bras de Soltyk. Quand elle fut assise à côté de Glinski, au milieu des molles et précieuses fourrures qui garnissaient l'équipage, elle tendit au comte ses lèvres rouges et brûlantes; un baiser fut échangé; puis le fouet retentit, et l'attelage partit au galop.

Quand ils furent arrivés à Kiew, Dragomira congédia le jésuite et envoya Barichar à Zésim.

L'officier vint immédiatement.

"Qu'avez-vous à me dire? demanda-t-il, je suis surpris que vous vous souciiez encore de savoir si je suis ou non de ce monde.

- Toujours des reproches, répondit Dragomira en lui mettant lentement un bras autour du cou, que veux-tu, tu es pourtant à moi, je te tiens et je ne te lâcherai plus.

- Tu te trompes.

- Ah! si tu ne m'aimes plus?

- C'est moi que tu veux accuser? Moi? Et quand tu viens de passer une série de jours avec Soltyk, dans son château?

- Oui, en compagnie de ma mère.

- En tout cas, pour me trahir en sa faveur.

- Tu n'as pas le droit de me parler ainsi, répondit Dragomira avec calme; je ne t'ai jamais trompé; je t'ai toujours dit sincèrement que je poursuis un plan au sujet du comte; je t'ai encore déclaré il y a quelque temps que je suis près du but et que rien ne s'oppose plus à notre union. Aie confiance en moi, même maintenant que j'ai fait, parce qu'il fallait le faire, le pas le plus audacieux, le plus risqué en apparence.

- Qu'as-tu encore à m'avouer?

- Je me suis fiancée hier soir à Soltyk.

- Dragomira!

- Ne m'interromps pas; écoute-moi jusqu'à la fin. J'ai une grande, une sainte mission à remplir. Il fallait jouer cette comédie pour rassurer complètement le comte. A présent il est en mon pouvoir. Je te donne ma parole que jamais le mariage n'aura lieu. Dans quelques jours, je pars avec ma mère et Soltyk pour Bojary. C'est là que tout se décidera. A mon retour je t'appartiendrai et je te suivrai à l'autel.

- Comment croire un pareil conte? s'écria Zésim en se levant brusquement. Tu veux me tromper, pour que je ne vienne pas gêner ton mariage. Une fois comtesse Soltyk, tu te moqueras du malheureux qui t'aimait, qui t'adorait.

- Su tu te défies de moi, dit Dragomira, alors tout est fini entre nous."

Elle se leva et alla à la fenêtre:

"Va, je sais maintenant ce que j'ai à attendre de ton amour. Un amour sans confiance n'est qu'une ivresse; il n'est pas digne d'un nom si noble, si saint.

- Il faudrait que j'eusse perdu le sens pour avoir plus longtemps confiance en toi!" s'écria Zésim.

Dragomira n'était pas préparée à cette résistance, mais en une seconde elle conçut un nouveau plan. Il lui fallait s'emparer de Zésim à l'instant même, si elle ne voulait pas le perdre pour toujours; il fallait le garder comme prisonnier pendant quelque temps, jusqu'à ce que les accusations dont Soltyk était la cause eussent perdu toute raison d'être.

Elle n'avait peur de rien, et tout moyen qui la conduisait à son but lui paraissait légitime et bon.

"Et si je te donne des preuves de mon amour? dit-elle en se tournant tout à coup vers lui; si je me mets complètement en ton pouvoir?"

Zésim la regarda fixement, il ne comprenait pas encore.

"Je ne peux pas te recevoir ici, continua-t-elle, nous y sommes entourés d'espions. Mais j'ai une amie intime qui habite, à elle seule, une maison dans le faubourg. C'est là que je t'attendrai ce soir. Veux-tu?"

Zésim se jeta à ses pieds et couvrit ses mains de baisers.

"Veux-tu venir?

- Oui.

- Alors, à dix heures, ce soir, trouve-toi dans le rue."

Elle lui nomma la rue et lui décrivit la maison.

"Une personne de confiance sera là et te conduira auprès de moi.

- Pardonne-moi," dit Zésim d'une voix suppliante en se relevant pour serrer Dragomira sur sa poitrine. Elle souriait, au milieu de ses baisers, avec la charmante pudeur d'une fiancée.

Quand Zésim fut parti, elle envoya Barichar chez la juive. Bassi vint en prenant toutes les précautions nécessaires, et Dragomira s'enferma avec elle dans sa chambre.

"Cette nuit, dit Dragomira, il faut s'emparer de Jadewski, le jeune officier que tu connais, et le mettre pour quelque temps hors d'état de nous nuire.

- S'il n'y a pas de sang à verser, vous pouvez vous en remettre à moi, répondit la juive.

- Je t'attendrai. Tu seras dans la rue et tu me l'amèneras. Il faut que tes gens soient à leur poste une heure avant et se cachent dans la maison même. Il ôtera son épée. Pendant qu'il m'embrassera, je lui jetterai le lacet autour du cou. On le portera dans le caveau souterrain, et on l'y retiendra prisonnier, jusqu'à ce que vienne moi-même le délivrer. Mais dis bien à tous qu'on ne doit ni le blesser ni le maltraiter.

- Je comprends."

Dragomira lui donna encore quelques instructions, et la juive partit.

Le P. Glinski ne vint pas aussi vite à bout de sa mission. Il combina une douzaine de plans qu'il rejeta; il composa différents discours qu'il se proposait de débiter, et en dernier lieu les trouva communs et insignifiants. Enfin, il trouva ce qu'il fallait. Il se décida à parler d'abord à Anitta, convaincu qu'elle accueillerait son message sans se fâcher, et même avec une certaine joie. Il ne se trompait pas.

Il vint dans l'après-midi chez Oginski. Après bien des circonlocutions et précautions oratoires, il arriva enfin à la grande nouvelle. A l'instant, Anitta lui sauta au cou et l'embrassa; puis elle courut auprès de ses parents et leur cria d'une voix triomphante:

"Le comte Soltyk vous rend votre parole! Il a bien vu que jamais il n'obtiendrait ni mon coeur ni mon consentement. Il renonce à ma main et il épouse Dragomira!"

Oginski fit un visage fort étonné, pendant que Mme Oginska se disposait à adresser des reproches au jésuite, qui s'était glissé doucement dans la chambre. Mais Anitta coupa énergiquement court à tout.

"Je ne l'aurais jamais accepté, s'écria-t-elle; j'aime Zésim Jadewski, et je serai sa femme ou j'irai dans un couvent. Dites au comte, mon révérend père, que je lui suis très reconnaissante et que j'espère que nous resterons bons amis."

L'affaire était donc réglée, et Glinski pouvait, le coeur léger, se hâter d'aller retrouver Dragomira. Anitta s'efforça d'obtenir alors le consentement de ses parents à son mariage avec Zésim. Son père semblait disposé à consentir, mais sa mère persistait à opposer à ses voeux tout l'orgueil des magnats polonais. Cependant Anitta ne se découragea pas. Maintenant, elle était libre, et les plus douces espérances remplissaient son coeur. Elle pensa que la première chose à faire, c'était de s'entendre avec Zésim. Elle lui écrivit et fit porter sa lettre chez lui par le vieux cosaque Tarass. Quand Tarass revint, il était nuit. M. Oginski était au Casino, Mme Oginska au théâtre. Anitta se trouvait donc seule.

Tarass rapporta, avec un visage sérieux et soucieux, qu'il n'avait pas rencontré Zésim et que le domestique du jeune officier avait fini par lui avouer que son maître était ce soir-là attendu par une dame.

"Par Dragomira! s'écria Anitta.

- Il n'y a plus qu'à la suivre à la piste, dit le vieux cosaque; elle est en ce moment au cabaret Rouge, et j'ai appris de plus que la juive est venue chez elle aujourd'hui. J'ai peur pour M. Jadewski, car par ailleurs, on raconte que Mlle Maloutine s'est fiancée au comte Soltyk.

- Oui, il faut la suivre, dit Anitta, je vais avec toi."

Quelques minutes après, vêtue en paysanne et accompagnée de Tarass qui s'était transformé en paysan petit-russien, Anitta quittait le palais de ses parents. Elle était pâle, mais décidée et courageuse.

"Elle a pris la précaution d'éviter les rues, dit Tarass; elle est venue dans un canot et ne peut manquer de s'en retourner par le même chemin. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de louer aussi une embarcation."

Ils descendirent donc vers le fleuve qui était débarrassé de ses glaces. L'hiver touchait à sa fin. Le printemps s'annonçait, non pas par des violettes et des perce-neige, ni par le ramage des oiseaux, mais par des tempêtes furieuses, de la neige et des pluies froides. Ce soir-là, cependant, le ciel était clair et sans nuages, la lune éblouissante. Le fleuve roulait ses flots écumeux sur lesquels le vent soufflait en hurlant.

"Faut-il nous y risquer? Demanda Tarass.

- Pour lui, je brave tout," répondit Anitta.

Ils trouvèrent un canot, s'embarquèrent et longèrent lentement la rive. Quad ils furent arrivés près du cabaret Rouge, ils remarquèrent une barque retenue par une chaîne, qui se balançait sur l'eau avec un bruit plaintif. Les fenêtres du cabaret étaient éclairées.

"Elle est encore là, dit Tarass, nous allons nous poster dans l'obscurité, et l'attendre."

Il rama jusqu'au mur le plus proche et s'arrêta là. Tous les deux restèrent immobiles et silencieux. Pendant longtemps on n'entendit que le murmure des flots et le mugissement de la tempête autour des vieilles tours de l'ancienne ville des czars.

Enfin deux formes humaines sortirent du cabaret et s'approchèrent du bateau retenu par une chaîne. L'un était un homme à tournure de pêcheur. Il détacha le bateau et prit les rames. L'autre personne s'embarqua aussi. C'était une femme d'une taille haute et élancée portant la pelisse en peau d'agneau à broderies de couleurs des paysannes de la Petite-Russie. Elle tourna son visage du côté de la lune, et, malgré le mouchoir de tête blanc qui enveloppait sa chevelure blonde, Anitta reconnut Dragomira. Le bateau s'éloigna de la rive et descendit le fleuve. Tarass le suivit à une certaine distance. Au bout de peu de temps, Dragomira aborda au faubourg. Tarass se hâta pareillement de gagner la rive, attacha le canot au poteau le plus proche et aida sa jeune maîtresse à débarquer.

Dragomira descendit la rue à grands pas. L'endroit était complètement solitaire. Il n'y avait pas une seule lanterne allumée; aucun être humain ne se montrait; les maisons avaient l'air d'être abandonnées. Quand elle fut devant la maison d'aspect sinistre où elle avait évoqué avec Soltyk les âmes de ses chers morts, Dragomira s'arrêta et frappa trois fois dans ses mains. La porte s'ouvrit, mais au même moment Anitta saisit Dragomira par le bras.

"Que voulez-vous? demanda cette dernière avec clame et fierté.

- Enfin je te tiens, s'écria Anitta; ton masque est tombé; tu as pris dans tes filets Soltyk et Zésim. Faut-il te dire dans quelle intention?

- Vous êtes folle, ce me semble, répliqua Dragomira.

- Tu aimes Zésim, dis-tu? continua Anitta, non, tu ne l'aimes pas; tu as seulement soif de son sang, tigresse; tes complices t'attendent pour le livrer au couteau.

- Lâchez-moi!"

Dragomira essaya de se dégager, mais Anitta la retint solidement.

"Oseras-tu nier? s'écria-t-elle. C'est toi qui as tué Pikturno! C'est toi qui as jeté Tarajewitsch aux bêtes féroces, à Myschkow? C'est toi qui égorgeras encore Soltyk et Zésim, si je ne t'en empêche pas! Ton coeur ne désire que le meurtre et le sang, prêtresse de l'enfer, pêcheuse d'âmes!"

Dragomira frémit des pieds à la tête et poussa un cri sauvage inarticulé, le cri d'une lionne blessée. Puis, rapide comme l'éclair, elle tira son yatagan et rassembla toutes ses forces pour frapper Anitta à la poitrine.

Mais au même moment Tarass se précipita entre elle et Anitta et la désarma.

Dragomira, se voyant perdue, se sauva de l'autre côté du mur protecteur. La porte se ferma derrière elle. Pour le moment, elle était en sûreté.

La situation était des plus dangereuses, mais Dragomira ne perdit pas la tête un seul instant. Elle rassembla en toute hâte tous les gens de la maison et leur donna les ordres nécessaires.

Elle fit passer Juri par dessus les murs du jardin voisin et l'envoya à Bassi pour l'avertir. Dschika s'esquiva par la porte de derrière et partit à la rencontre de Zésim pour le conduire à l'Image de la Mère de Dieu, sur la route de Chomtschin, pendant que Tabisch sellait le cheval préparé pour Dragomira.

Juri arriva sans encombre auprès de la juive, qui faisait le guet à l'angle de la rue, et tous les deux gagnèrent le cabaret en faisant un détour. En revanche, le traîneau de Zésim arriva avant que Dschika eût pu le rencontrer, et fut arrêté par Tarass.

"Qu'est-ce qu'il y a? demanda le jeune officier avec impatience.

- On a découvert un complot dirigé contre votre vie, répondit le vieux cosaque; dans cette maison qui est là, la prêtresse et le couteau du sacrifice vous attendent.

- De qui parles-tu?

- De Dragomira."

Une femme à la taille svelte s'approcha.

"C'est moi, dit une douce et aimable voix, je l'ai démasquée; et j'ai failli expier par ma mort mon amour pour vous.

- C'est avec ce poignard qu'elle a voulu tuer ma chère demoiselle, dit
Tarass, en présentant le yatagan à Zésim.

- Tarass a paré le coup.

- Dragomira! est-ce possible? murmurait Zésim. Elle? Une prêtresse de cette secte abominable?

- Oui, Dragomira, répondit Anitta, ce démon à figure d'ange. Elle ne vous a attiré à elle que pour vous immoler sur l'autel de son dieu. Vous vous croyiez aimé et vous étiez dans les mains sanglantes d'une pêcheuse d'âmes.

- Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Zésim, et il cacha sa tête dans ses mains.

- Il nous faut partir d'ici, dit Tarass, ses gens sont dans le voisinage. Qui sait ce qui peut arriver?"

Anitta monta rapidement dans le traîneau, près de Zésim, et Tarass monta sur le siège à côté du cocher.

"Où dois-je aller? demanda ce dernier.

- Chez mes parents, dit Anitta.

- Non, à la police, s'écria Tarass, et le plus vite possible; sans quoi cette bande de meurtriers nous échappe."

XIX

LA FUITE

Je te conduis à la cité des damnés. DANTE.

Quand Dschika revint avec la nouvelle que Zésim et Anitta étaient partis ensemble dans le traîneau et que la route était libre, Dragomira sauta sur le cheval qu'on lui amenait. Elle envoya Tabisch à Cirilla et Dschika à Sergitsch, pour les avertir. Le vieillard qui, jusqu'alors, avait gardé la maison solitaire, ouvrit la porte et la ferma du dehors quand Dragomira fut partie. Elle prit la direction de Chomtschin, pendant qu'il se hâtait de descendre vers la rive du fleuve où le bateau était toujours attaché.

Dragomira traversa la faubourg au galop et se lança à toute bride sur la grand'route qui conduisait au château de Soltyk. Dans sa course furieuse elle avait l'air de fuir des ennemis qu'elle aurait eus sur les talons. De temps en temps elle excitait encore son ardent cheval de l'Ukraine, de la voix et du fouet. Autour d'elle, le vent mugissait; au-dessus d'elle s'étendait la voûte du ciel étincelant d'étoiles; devant elle apparaissait au-dessus de l'horizon le disque de la lune comme un but éblouissant.

Elle ne rencontra personne. Il n'y avait sur la route ni village ni cabaret. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on ne distinguait que de vastes plaines blanches, au-dessus desquelles flottait une brume que traversait la lueur argentée de la lune.

Dragomira livrait le dernier combat, le combat décisif. Elle se voyait découverte; elle savait que maintenant il fallait agir, que le temps de la ruse et de la tromperie était passé. Le masque était tombé pour Zésim lui-même. Si elle n'avait pas le courage de tout risquer, il était perdu pour elle. Elle se demanda si elle l'aimait réellement, et une voix plus forte que sa froide prudence et sa volonté de fer lui répondit oui. Et Soltyk? Qu'éprouvait-elle pour lui? Lui non plus ne lui était pas indifférent; elle se sentait entraînée vers lui par une force presque mystérieuse. Oui, elle le comprenait maintenant, Soltyk était un homme de la même race qu'elle; mais son coeur parlait haut pour Zésim, peut-être justement parce qu'elle se voyait supérieure à lui, parce qu'il lui paraissait faible et indécis. Elle ressentait une sorte de tendre pitié pour lui, et la jalousie, l'orgueil féminin froissé transformaient cette tendresse en passion, en fureur.

Pendant que les étincelles jaillissaient sous les sabots de son cheval, elle levait son poing fermé vers le ciel, et jurait que tant qu'il lui resterait un souffle de vie, Zésim n'appartiendrait à aucune autre femme. Chose étrange, la pensée de la mort, avec laquelle elle était si familiarisée, l'effrayait en ce moment; elle frissonnait, elle avait le coeur serré par l'angoisse. Elle n'avait jamais encore aimé; jamais encore elle n'avait été aimée. Tous ces rêves charmants qui voltigent autour des jeunes filles lui étaient jusqu'alors restés étrangers. Un désir ardent come une fièvre s'était emparé d'elle tout à coup: elle ne voulait pas mourir sans connaître le bonheur de l'amour. Elle avait encore conscience de son pouvoir: si elle allait au-devant de lui et si elle lui avouait tout, pourrait-il rester froid? Pourrait-il lui résister? Non. Elle voulait, elle devait le conquérir; elle voulait devenir sa femme, pécher avec lui et mourir avec lui. Mais auparavant il fallait livrer le comte au couteau.

Dès qu'elle aurait rempli sa mission, elle serait libre. Alors elle appartiendrait au bien-aimé; et qui oserait lui arracher Zésim une fois qu'elle le tiendrait dans ses bras?

Il faisait nuit quand elle arriva à Chomtschin. Le comte était dans son cabinet. Elle se garda bien d'aller le trouver immédiatement. Avant tout, elle informa sa mère de ce qui venait de se passer et du danger qui les menaçait tous. Puis elle prit les dispositions nécessaires.

Il fallait dérouter au plus tôt ceux qui la poursuivaient; elle eut bientôt imaginé un moyen. Il y a avait là un secrétaire; elle s'y assit et écrivit à Zésim une lettre destinée à tomber entre les mains de ses ennemis. Cette lettre était rédigée de façon à avertir Zésim des intentions de Dragomira, et à le tromper ainsi que tous les autres sur l'endroit de sa retraite. Elle chargea un messager à cheval de porter immédiatement cette lettre à la ville; et elle était sur le point d'aller retrouver Soltyk, quand Henryka et Karow entrèrent.

Ils avaient tous les deux des costumes de paysans, et étaient pâles, émus et épuisés de fatigue. Henryka tomba sur une chaise sans pouvoir dire un mot, tandis que Karow, à mots précipités, informait Dragomira que tout était découvert, que la police se mettait en mouvement et était sur leurs traces.

"Je le sais, répondit tranquillement Dragomira; votre avis ne pourrait guère nous servir à cette heure. Dieu m'a protégée, et grâce à lui, j'ai pu les avertir tous à temps et les sauver. Je ne crois pas qu'en ce moment un seul des nôtres soit encore en danger."

Karow regardait avec admiration la courageuse jeune fille, si sûre de la victoire.

"Mais qui vous garantit, dit-il, que vous-même êtes ici en sûreté? Pensez avant tout à votre propre salut. A vous seule vous valez plus que nous tous ensemble.

- Je sais que je n'ai pas de temps à perdre, dit-elle doucement; mais je ne quitterai pas ce château avant d'avoir accompli ma tâche. Je veux, cette nuit même, emmener le comte avec moi comme mon prisonnier.

- Disposez de moi, répondit Karow, en s'inclinant respectueusement devant elle, je suis entièrement à vos ordres.

- Moi aussi, dit Henryka, qu'y a-t-il à faire? Quel rôle comptes-tu me confier?

- Ici, il n'y a que moi qui puisse d'abord agir, dit Dragomira; je vais le trouver à l'instant même. Ne vous éloignez pas, pour le cas où j'aurais besoin de vous."

Quand Dragomira entra dans le cabinet du comte, il était debout près d'une fenêtre, et plongeait son regard dans la nuit sombre. L'épais tapis de Perse étouffait le bruit des pas. Il ne l'entendit point et ne la vit que quand elle lui posa la main sur l'épaule. Il se retourna vers elle tout surpris.

"C'est vous! dit-il d'une voix balbutiante et en appuyant ses lèvres sur la main de la jeune fille. Si tard? je ne vous attendais plus.

- C'est une heure sérieuse que celle qui m'amène vers vous, répondit Dragomira, je suis venue pour vous dire adieu, peut-être pour toujours.

- Adieu? Et pour toujours? s'écria Soltyk; non, Dragomira, avez-vous oublié que rien ne peut plus nous séparer, que je vous suivrai jusqu'au bout du monde?

- Vous ne connaissez mon secret qu'en partie, reprit Dragomira en s'asseyant sur la chaise qui était près de la fenêtre; je ne peux pas, pour l'instant, vous en dire davantage; aussi aurai-je de la peine à vous convaincre qu'il me faut quitter ce château, ce pays, dans une heure.

- Je n'ai besoin d'aucune preuve, d'aucune explication, dit Soltyk; je ne vous fais aucune question. Il faut? Vous voulez? Il suffit. Je ne vous demande que la permission de vous accompagner.

- A quel titre? Vous comprenez que ce n'est pas possible.

- Pourquoi non? Comme votre serviteur, comme votre esclave.

- Ce serait encore inconvenant.

- Alors comme votre époux.

- Bien; admettons que j'y consente. Comment voulez-vous, dans l'espace d'une heure, prendre toutes les dispositions nécessaires?

- Il n'y a aucune disposition à prendre, répondit Soltyk, dites-moi seulement que vous renoncez enfin au jeu cruel que vous jouez; dites que vous exaucez mes voeux les plus ardents, que vous consentez à me prendre pour époux, et le chapelain du château va nous unir à l'instant même.

- Je suis prête, dit Dragomira en attachant sur le comte un regard ferme et calme.

- Ne plaisantez pas, je vous en conjure.

- Je ne plaisante pas, continua Dragomira, je veux au contraire que vous donniez immédiatement les ordres nécessaires. Je veux dans un quart d'heure être comtesse Soltyk, et, en descendant de l'autel, monter aussitôt en traîneau et partir avec vous.

- Dragomira! Je n'y puis croire! s'écria le comte en se jetant à genoux devant elle. Vous… vous êtes à moi et pour toujours!…

- Pas un mot de plus, hâtez-vous: faites venir le chapelain, ordonna
Dragomira en repoussant le comte, relevez-vous; obéissez."

Soltyk sonna, donna ses ordres à son valet de chambre de confiance, qui était accouru en hâte; puis il retourna aux pieds de Dragomira, qui maintenant lui sourit d'un air gracieux.

"C'est pourtant beau d'être ainsi aimée, murmura-t-elle, surtout quand on garde soi-même sa tête bien froide.

- Alors, vous ne m'aimez pas?

- Non… et cependant j'éprouve pour vous quelque chose que je n'ai encore éprouvé pour aucun homme."

Elle lui caressa doucement les cheveux avec la main.

"Même pour Zésim?

- Même pour lui.

- Vraiment?

- Vraiment."

Elle attacha sur lui un long et étrange regard, puis, subitement, elle l'enlaça de ses bras et l'attira à elle pour lui donner des baisers, non pas de femme, mais de tigresse.

"Tu ne m'aimes pas? disait le comte d'une voix qui n'était plus qu'un souffle, si c'est là de la haine, ah! ta haine me rend plus heureux que l'amour des autres femmes.

- Que sais-je? répondit-elle, peut-être que je t'aime! Une femme aime-t-elle comme une autre femme? Peut-être est-ce ma manière d'aimer, ce désir ardent de te faire mourir dans mes bras, cette fureur de t'étouffer sous mes baisers. Mais toi, n'as-tu pas peur de mon amour? Ne trembles-tu pas devant ces vagues de feu qui menacent de te dévorer?

- Je ne crains rien, dit Soltyk, pas même toi; prends mon sang si cela te fait plaisir.

- Je t'en ferai souvenir.

- Comme tu voudras."

Il la serra contre sa poitrine et la couvrir de baisers, jusqu'à ce que le vieux valet de chambre vînt annoncer que tout était prêt.

"Les traîneaux aussi? demanda Dragomira.

- La neige tombe de nouveau, répondit le vieux serviteur; un vent furieux souffle sur la steppe. On a préparé deux traîneaux couverts, et j'ai fait mettre à chacun une demi-douzaine de chevaux.

- Tu as bien fait."

Dragomira prit le bras du comte et se rendit avec lui dans la salle où attendaient Henryka et Karow. Pendant que Soltyk allait prévenir Mme Maloutine de ce qui devait avoir lieu, Dragomira échangea quelques mots à voix basse avec Karow et se retira ensuite avec Henryka dans l'embrasure d'une fenêtre, pour lui donner les instructions que nécessitait l'état des choses. Henryka descendit rapidement dans la cour du château, sauta sur le cheval qui l'avait amenée à Chomtschin, et partit en toute hâte pour Okozyn, afin d'y prendre les dispositions qu'exigeaient les circonstances.

Soltyk revint avec Mme Maloutine à son bras, et invita Karow à conduire Dragomira. Le régisseur, vieux gentilhomme ruiné, suivait. Lui et Karow devaient servir de témoins. Dans la petite chapelle du château, toute éclatante de lumières, le chapelain attendait les étranges fiancés. En quelques minutes, la cérémonie religieuse fut terminée; les anneaux furent échangés, le comte et Dragomira unis par le prêtre d'un lien indissoluble. Encore une courte prière, et Dragomira, devenue comtesse Soltyk, quittait la chapelle au bras de son époux.

Le jeune et fier couple revint encore une fois dans le cabinet du comte.

"Maintenant tu es à moi, Dragomira, s'écria Soltyk, et il entoura de son bras la taille élancée de sa charmante femme, tu es à moi pour toujours."

Elle ne répondit rien. Elle lui donna un baiser et le regarda, puis lui ordonna de s'asseoir à son secrétaire et d'écrire ce qu'elle lui dicterait.

C'était une lettre destinée au jésuite et qu'elle regardait comme nécessaire pour la protéger contre ceux qui la poursuivaient. Le comte informait Glinski qu'il avait épousé Dragomira et qu'il était en route avec elle pour Moscou. Il avait l'intention de partir de cette ville pour faire avec sa femme un voyage à l'étranger. A la fin de sa lettre, il priait le jésuite de ne pas le trahir et de répandre le bruit que Dragomira s'était enfuie du côté de la Moldavie.

La lettre fut confiée à un piqueur du comte qui devait la porter à
Kiew. Les deux époux descendirent alors l'escalier. Karow suivait avec
Mme Maloutine.

Deux traîneaux couverts attendaient dans la cour du château. Dans le premier montèrent Mme Maloutine et Karow, qui s'installa sur le siège du cocher et prit lui-même les rênes. Tabisch conduisait le second traîneau où Soltyk avait aidé sa jeune femme à monter. Ils ne risquaient donc pas d'être découverts. Personne au château ne pouvait savoir quelle direction ils avaient prise. Ils étaient partis ostensiblement pour Kiew, mais ils tournèrent vers le sud et suivirent la route d'Okozyn par Kasinka Mala.

Le traîneau de Soltyk et de Dragomira faisait penser à une de ces gondoles vénitiennes munies d'une cabine noire fermée où les amoureux aiment à se donner rendez-vous entre le ciel et l'eau. Rapide aussi comme une gondole, il filait à travers l'océan de neige qui recouvrait la steppe.

Le plancher de la petite chambre dans laquelle les deux époux étaient étendus sur de moelleux coussins disparaissait sous de riches fourrures: d'épaisses tentures formaient autour d'eux une sorte de tente et les protégeaient contre le froid et la neige.

Pendant quelque temps ils restèrent silencieux; puis la main de Soltyk chercha celle de sa femme. Il la trouva tiède et disposée à répondre tendrement à la pression de la sienne, sous la peau d'ours dont il avait enveloppé Dragomira.

"Es-tu heureux? demanda-t-elle.

- Heureux d'un bonheur ineffable!

- Je te rendrai plus heureux encore," dit-elle tout bas, en appuyant son adorable tête sur l'épaule de son mari et en lui tendant ses lèvres rouges qu'entr'ouvrait un délicieux sourire. Il l'attira contre lui et ils confondirent leurs âmes en un long baiser. Aucune parole ne sortait de leur bouche. Ils s'abandonnèrent tout entiers à cette sensation de bonheur infini qui les inondait come une lumière et comme une flamme et qui faisait vibrer toutes leurs fibres. Au dehors, à la lueur fantastique de la une, volaient et croassaient les corbeaux, ces messagers de mort. Ils ne les entendirent pas: devant eux étaient la vie, la joie, le bonheur.

XX

REVE D'AMOUR

Laisse-moi plier les genoux devant toi et baiser le bord de ta robe.
Comte KRASINSKI.

Quand les traîneaux se furent arrêtés dans la cour du vieux château d'Okozyn et que le comte, prenant Dragomira dans ses bras; l'eut aidé à sortir des chaudes fourrures qui l'enveloppaient, il regarda autour de lui avec étonnement:

"Où sommes-nous? demanda-t-il. Est-ce une propriété de ta mère?

- Oui, répondit Dragomira; mais notre résidence est Bojary, et c'est là que nous avons toujours demeuré. Okozyn est un château à demi ruiné où séjournaient des brigands et qui, depuis longtemps, n'était habité par personne. Ici, personne ne nous cherchera; ici, nous serons heureux."

Elle prit son bras et entra avec lui dans une galerie voûtée et brillamment éclairée, aux murs de laquelle étaient suspendus des portraits de dignitaires ecclésiastiques, de magnats et de grandes dames des siècles passés. Henryka, toujours en paysanne, vint à leur rencontre, et, prenant à part Dragomira, lui chuchota quelques mots à l'oreille. Dragomira fit un signe d'assentiment, et se tourna vers le comte.

"J'ai encore quelques ordres à donner, dit-elle avec un aimable sourire; il faut donc que tu patientes encore un peu. Ensuite, je suis à toi. Suis Henryka qui te conduira et te tiendra compagnie."

Soltyk prit congé de Mme Maloutine à qui il baisa respectueusement la main, et, guidé par Henryka, monta ensuite le vaste escalier qui menait au premier étage. Ils suivirent un long corridor garni de tapis et orné de tableaux. Au bout du corridor était une porte qu'ouvrit Henryka. Ils entrèrent dans une vaste salle dont la décoration était à la fois riche et antique. Dans la cheminée brûlait un bon feu. Un candélabre placé sur cette cheminée éclairait toute la salle. Henryka s'assit sur un petit fauteuil, et, les pieds étendus sur une peau d'ours, regarda le comte qui allait et venait d'un pas agité, avec une sorte de curiosité farouche.

"L'amour vous fait oublier d'être galant, à ce qu'il paraît, finit par dire Henryka en faisant une moue railleuse et en montrant ses petites dents blanches.

- Pardonnez-moi, Henryka, répondit Soltyk; il me semble que j'ai la fièvre.

- Je le vois bien. Il vous tarde de sentir le pied de Dragomira sur votre cou orgueilleux.

- C'est vrai.

- Est-ce que vous serez si heureux que cela?

- Si vous aimez un jour, Henryka, vous me comprendrez.

- Oh! je suis déjà un peu amoureuse.

- En vérité?

- Oui, et de vous.

- Vous raillez, Henryka?

- Je ne raille pas. J'ai prié, et prié sérieusement Dragomira de vous laisser à moi; mais elle n'a pas voulu. Il faut dire qu'un si beau coup de filet ne se fait pas tous les jours.

- Je ne vous comprends pas.

- Vous me comprendrez bien assez avant qu'il soit longtemps.

- Qu'avez-vous, Henryka? vous êtes étrange.

- Jouissez de votre bonheur, et ne faites pas de questions; enivrez-vous de votre félicité! L'heure viendra où vous m'appartiendrez aussi; à moi aussi bien qu'à elle. Oh! comme je me réjouis à l'idée de ce moment où vous tremblerez à mes pieds et où je n'aurai aucune pitié de vous!

- Vous me croyez donc toujours frivole et sans foi?

- Non, ce n'est pas là ma pensée.

- Alors qu'est-ce?

- Vous le saurez quand il sera temps.

- Vous parlez par énigmes.

- Je joue avec vous, comme le chat avec la souris, voilà tout.

- Vous êtes une enfant."

Henryka éclata de rire.

"Comme vous me connaissez peu! Si vous pouviez lire dans mon âme, vous seriez étonné et peut-être effrayé…"

Cependant Dragomira était descendue dans la chambre du rez-de-chaussée, où l'Apôtre l'attendait. Il la regarda avec surprise, Elle était debout, le voile blanc autour de la tête, enveloppée jusqu'aux pieds d'une longue pelisse rouge garnie de zibeline, le front haut et fier, ses grands yeux brillants attachés sur lui. Ce n'était plus l'humble écolière, la pénitente tremblante d'autrefois; c'était la femme, belle, souveraine, ayant conscience de son pouvoir.

"Tu étais dans une situation difficile, dangereuse, dit-il; tu t'es montrée prudente et courageuse comme toujours. C'est toi, toi seule qu'il faut remercier si tous ceux des nôtres qui étaient à Kiew ont pu se sauver à temps. La récompense de Dieu t'est assurée.

- Mais il faut que tu en envoies d'autres sur-le-champ à Kiew, répondit Dragomira avec calme; choisis des hommes décidés, des hommes de confiance. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe là-bas.

- Sergitsch est encore dans la ville.

- Ce n'est pas assez, continua Dragomira, il faut tendre un nouveau filet autour de Zésim et d'Anitta; ne les laissons pas échapper.

- Je vais m'en occuper."

L'Apôtre abaissa les yeux vers le sol et garda le silence. Au bout d'un instant, il les releva, observa Dragomira d'un air interrogateur et se mit à sourire.

"Tu as épousé Soltyk?

- Oui.

- Pour me le livrer d'autant plus facilement pieds et poings liés?

- Oui, mais pas tout de suite.

- Pourquoi?

- Parce que je l'aime, répondit fièrement Dragomira; il m'appartient, personne ne peut me le disputer; il est mon époux. Ne crains pas que je faiblisse et que je cherche à le sauver; ne crains pas que je te le garde longtemps. Tu l'auras, et bientôt, mais pas avant que je ne le veuille moi-même.

- Tu as l'intention de rester ici, à Okozyn, avec lui?

- Oui.

- Alors, agis comme bon te semble.

- Je te remercie, dit Dragomira d'une voix attendrie, accorde-moi ce court rêve de bonheur. Il va finir, d'ailleurs, avec nous, mon coeur me le dit. C'est nous qui terminerons la longue série des victimes. Mais avant l'arrivée du jour où nous glorifierons Dieu par notre mort, nous ne nous rendrons pas. Après avoir immolé Soltyk, je veux te livrer aussi Zésim. Toi, tu me remettras Anitta. Je veux punir moi-même la traîtresse. Promets-le-moi.

- Voici ma main, répondit l'Apôtre; j'envoie à Kiew un homme sûr. Il s'emparera de cette colombe, et tu en useras avec elle selon ton bon plaisir.

- Oh! quel bien cela me fera! s'écria Dragomira avec une flamme dans les yeux; elle sera d'abord mon esclave; elle se tordra sous mon pied, sous mon fouet; et, quand elle se sera entièrement soumise à moi, j'inventerai pour elle des supplices à confondre l'esprit d'invention du diable.

- Je vais faire disposer sur-le-champ tout ce qui est nécessaire, dit l'Apôtre pour conclure; je partirai ensuite pour Myschkow. Que le ciel te bénisse!"

Un faible coup de cloche appela Henryka hors de la chambre. Soltyk resta seul quelque temps. Henryka revint et le conduisit dans une petite salle brillamment éclairée, où régnait une chaleur agréable et où était dressée une table pour deux personnes.

"Dragomira vient à l'instant," dit-elle, et elle disparut derrière la portière.

Presque au même moment la jeune et charmante femme arrivait de la chambre voisine. Souriante et satisfaite elle tendit à son mari une main qu'il baisa galamment, et l'invita ensuite à prendre place en face d'elle.

"J'ai renvoyé tous les gens de service, dit-elle, pour que rien ne trouble notre joie. C'est donc toi qui seras mon serviteur?

- De tout mon coeur!"

Le comte lui présentait les plats et remplissait les verres. Chaque geste de Dragomira trouvait en lui un esclave obéissant. Ils mangèrent, burent et causèrent avec la bonne humeur et l'aimable abandon de deux amants. Une musique invisible jouait des airs doux et tendres.

Tout à coup, Dragomira leva son verre rempli d'un vin doré pour boire à la santé de son mari.

"A l'avenir!" s'écria Soltyk.

Elle fronça imperceptiblement les sourcils.

"Non, au présent! dit-elle avec un mouvement impérieux de sa belle tête; cette heure-ci nous appartient. Usons-en, jouissons-en. Qui sait ce que la prochaine nous apportera?"

Les verres se choquèrent. Dragomira vida le sien d'un coup et le comte suivit son exemple. Puis il les remplit de nouveau.

"M'aimes-tu encore? dit Dragomira à Soltyk en lui tendant la main par dessus la table. Il contemplait ce bras admirable qui semblait de marbre tiède, ces yeux bleus où brillait comme une céleste révélation.

- Tu me le demandes?

- J'aime à l'entendre dire.

- Je sais aujourd'hui que je n'ai pas encore aimé. Tu es la première qui m'ait entièrement subjugué."

Les verres résonnèrent encore une fois; encore une fois Dragomira but avidement le vin de feu, comme une tigresse aurait bu du sang chaud; puis elle se renversa sur le dossier de sa chaise et pétrit des boulettes de pain qu'elle lança à Soltyk.

"Je vais maintenant changer de toilette, dit-elle; cette robe me serre. Henryka t'appellera quand je serai prête. Nous prendrons le thé ensemble."

Elle sonna. Aussitôt la musique cessa, et Henryka apparut à la porte. Sur un signe de commandement de la comtesse, elle la suivit dans la chambre à côté.

Il y eut quelques instants de silence; puis Soltyk entendit un bruissement gracieux de vêtements de femme, mêlé de rires étouffés. Le feu chantait dans la cheminée; la neige frappait aux vitres, et de temps en temps les faisait résonner. Dans la chambre voisine, Henryka baisait les pieds nus de Dragomira et lui mettait ses petites pantoufles de fourrure.

Quand la toilette fut terminée, Dragomira se regarda longuement dans la grande glace fixée au mur.

"Suis-je belle? demanda-t-elle; lui plairai-je?

- Tu es toujours belle, répondit Henryka, qui, à genoux devant elle, la contemplait avec adoration comme une auguste statue d'Aphrodite dans son temple, sais-tu que je l'envie?

- Pourquoi pas moi?

- Parce qu'il y a bien des hommes comme lui, mais qu'il n'y a qu'une femme comme toi. Et puis, être aimé de toi, quel miracle! C'est comme si le marbre s'animait.

- Va maintenant, va lui dire que je l'attends."

Dragomira passa dans une autre chambre, et Henryka fit signe à Soltyk d'entrer.

"Où est-elle? demanda-t-il quand il vit Henryka seule.

- Là."

Elle lui montra la portière qui cachait la porte par où Dragomira avait disparu et se glissa dehors, silencieuse et souple comme un serpent.

Soltyk souleva la portière et s'arrêta tout ébloui.

Dans une chambre de moyenne grandeur transformée en une sorte de pavillon turc par des tapis et des tentures de Perse qui recouvraient les murs, les fenêtres, les portes et le plafond, et éclairée par une lampe à globe rouge suspendue au milieu de la pièce, Dragomira, sous un riche baldaquin, était étendue sur de grands coussins de soie et des peaux de tigre et lui souriait. Avec ses pantoufles turques, sa pelisse brodée d'or comme en portent les femmes du harem; dans sa pose molle et nonchalante au milieu de ses royales fourrures d'hermine; les cheveux, le cou et les bras ornés de sequins et d'anneaux d'or, elle ressemblait à une jeune sultane qui attend son esclave. Le comte était tout tremblant; son coeur palpitait quand il entra dans ce petit sanctuaire baigné d'une lumière rosée et embaumé d'un enivrant parfum de fleurs.

Il tomba silencieusement aux pieds de Dragomira.

"Oh! comme tu es belle!" murmura-t-il.

Elle souriait toujours. Elle sortit lentement ses bras adorables de ses larges manches d'une gaze étincelante comme le soleil et vaporeuse comme des flocons de neige, et elle l'attira contre sa poitrine.

Puis ce furent de nouveau des baisers sauvages, des baisers de feu, comme en donne non pas une femme mais une tigresse. Soltyk s'affaissa et appuya ses mains sur son coeur.

"Qu'as-tu? demanda-t-elle.

- J'ai senti… c'était comme si tu avais des griffes aux mains et comme si tu voulais m'arracher le coeur", répondit-il.

Elle se mit à rire.

Il releva sa belle tête et la contempla longuement; puis il se pencha et porta à ses lèvres le bord de sa pelisse. Elle se redressa brusquement, jeta sa pantoufle et puis posa le pied sur la nuque.

Il se laissa faire avec bonheur et murmura comme dans un rêve des vers où un amant suppliait sa maîtresse de mettre son pied nu sur le cou de son esclave.

"De qui sont ces vers? dit-elle.

- De Chateaubriand.

- Lui aussi doit avoir connu l'amour, dit-elle, le seul vrai, qui dans un doux oubli de nous-mêmes nous livre à un autre être, nous soumet à une volonté étrangère; l'amour qui ne prend rien, qui se contente de toujours donner."

Au lieu de répondre, Soltyk retint prisonnier le petit pied qui cherchait à lui échapper et le couvrit de baisers.

"Allons, disait Dragomira, mets-moi ma pantoufle et tâchons d'être raisonnables.

- Raisonnables? J'ai depuis longtemps perdu auprès de toi le peu qui me restait de raison, s'écria Soltyk en riant, et je te remercie de me l'avoir ravi, car tant qu'on est raisonnable, on ne peut être heureux; mais aujourd'hui je tiens le bonheur dans mes bras. Le sort nous a donné cette heure-ci. Que m'importe ce que l'heure prochaine m'apportera!"

Dragomira frémit légèrement; cela ne dura pas plus qu'un éclair. L'instant d'après, ses lèvres cherchaient celles du comte et ses mains se jouaient inconsciemment dans les cheveux de son jeune époux.

XXI
SAUVES!

Les ténèbres s'enfuient, le jour apparaît. POUSCHKINE.

Cette même nuit, il arriva à Kiew des choses étranges et inattendues. Anitta et Zésim étaient en route pour aller trouver le directeur de la police. A moitié chemin, la jeune fille demanda subitement à l'officier de retourner sur ses pas; avant de prendre un parti définitif, elle avait à lui parler.

"Où voulez-vous que je vous conduise? demanda-t-il; chez vos parents?

- Non, chez vous."

Zésim donna l'ordre au cocher de les conduire à sa maison. Ils arrivèrent bientôt. Il lui dit ensuite d'attendre devant la porte, et monta l'escalier en précédant Anitta. Tarass, à qui sa jeune maîtresse avait fait un signe, les suivait. Une fois en haut, Anitta se débarrassa de sa pelisse en peau d'agneau et s'assit sur une chaise. Avec ses bottes de maroquin rouge, sa jupe de couleur, son corsage, sa chemise blanche brodée, son cou et sa poitrine ornés de colliers de corail, sans longues nattes épaisses attachées par de larges rubans bleus, elle offrait absolument l'image de la simplicité et de l'innocence la plus touchante. Zésim debout devant elle la considérait dans un muet ravissement.

"Ecoutez-moi, dit-elle d'une voix douce et confiante, j'ai à vous demander pardon. C'est moi qui suis coupable de tout ce qui est arrivé; c'est moi qui vous ai poussé dans les filets de Dragomira. Si j'avais eu plus de courage, j'aurais bravé la volonté de mes parents, je me serais enfuie avec vous; cette prophétesse sanguinaire n'aurait jamais réussi à vous faire tomber dans ses pièges.

- Ce n'est pas vous qui êtes coupable, répondit Zésim, c'st moi, moi seul. J'aurais dû me fier à vous; je n'aurais jamais dû me décider à vous abandonner. Pardonnez-moi, si vous pouvez.

- Je n'ai rien à vous pardonner, Zésim; je ne sais qu'une chose, c'est que je vous ai toujours aimé, et que je n'ai jamais eu qu'une seule pensée au coeur, celle de vous sauver. Et je veux vous sauver, et je vous sauverai, du moment que vous m'aimerez encore; car cela me serait impossible autrement."

Zésim plia le genou devant elle et couvrir ses mains de baisers.

"Je vous le dis encore une fois, j'étais aveuglé, j'étais ivre; mais je n'aime que vous; pardonnez-moi.

- Eh bien, maintenant, s'écria Anitta en le serrant tendrement dans ses bras, je vous sauverai, je vous dirai que je vous aime, que je vous appartiens, que je veux vous suivre partout où vous le désirerez. Rien ne peut plus nous séparer; j'aurai le courage de tout souffrir."

Zésim l'attira à lui et lui donna un baiser, puis il se releva et se mit à aller et venir à grands pas dans la chambre.

"Maintenant, dit-il, délibérons sur ce qu'il y a à faire.

- Avant tout, allons à la police, monsieur l'officier, dit Tarass, prenant part à la conversation, autrement les assassins nous échappent.

- Non, non, s'écria Anitta. Quoique Dragomira soit démasquée et qu'elle ait pris la fuite, comme je l'espère, elle a ici, dans la ville, des complices qui poursuivront son oeuvre. On vous tuera, Zésim.

- Ce n'est pas moi que le danger menace, mais vous, Anitta, répondit le jeune officier; vous avez provoqué Dragomira; vous avez découvert son secret; elle ne reculera devant aucun moyen pour se venger. Il vous faut vous éloigner, et sur-le-champ. Je vous conduirai chez ma bonne vieille nourrice, à Kasinka Mala. Là, vous serez en sûreté, surtout si vous continuez à jouer votre rôle de jeune paysanne et si vous ne vous montrez pas hors de la maison avant que tout danger soit passé.

- Je ferai tout ce que vous jugerez bon, dit Anitta; mais vous… vous voulez rester ici, où la mort vous menace? Je mourrai d'effroi.

- Ne craignez rien, répondit Zésim; dès que vous serez en sûreté, on fera tout ce qu'il faut pour mettre cette bande d'assassins hors d'état de nuire. Au surplus, elle se le tient pour dit et a peur pour le moment; elle ne se risquera pas de sitôt à commettre quelque nouvel assassinat. Alors voulez-vous me suivre?

- Je suis prête, dit Anitta.

- Eh bien, en route, dit Zésim, nous n'avons pas temps à perdre."

Il aida Anitta à remettre sa pelisse, la précéda en descendant l'escalier, et lui donna la main pour monter dans le traîneau qui attendait. Pour prévenir toute trahison, il congédia le cocher et ordonna à Tarass de prendre sa place.

"Où? demanda le Cosaque d'un clignement d'yeux.

- D'abord à la police."

Le traîneau se mit en marche. Tarass prit en apparence la direction du bâtiment de la police; mais une fois dans la rue voisine, il fit un détour, et partit au galop pour Kasinka Mala par la route qui passe à Chomtschin.

Zésim et Anitta, appuyés l'un contre l'autre, étaient silencieux et immobiles, comme dans un rêve. Ils avaient tant à se dire! et ils ne trouvaient aucune parole.

Zésim tenait la main d'Anitta dans la sienne; il sentait sa tiède haleine. La bien-aimée était près de lui; cela lui suffisait pour être absolument heureux.

Il faisait encore nuit quand ils arrivèrent à Kasinka.

La maison qui appartenait à Kachna Beskorod, la nourrice de Zésim, semblait faite exprès pour cacher un secret. Située à l'entrée du village, à l'écart de la toute, elle était isolée au milieu d'un grand verger enclos d'une haute haie.

Tarass s'arrêta devant la porte, remit les guides à Zésim et passa par-dessus la haie pour attirer l'attention aussi peu que possible.

Un chien de garde s'élança sur lui avec des aboiements furieux; mais
Tarass, grâce à quelques bons coups de fouet, réussit à le tenir à
distance. Il arriva à la maison, frappa à la fenêtre et éveilla
Kachna.

"Qui est là? demanda-t-elle.

- Ton jeune maître.

- Qui?

- M. Zésim Jadewski.

- Serait-ce possible? Si tard! Il lui est arrivé quelque chose?
J'ouvre tout de suite."

Kachna ne tarda pas à sortir, vêtue d'une grande pelisse en peau de mouton et tenant un éclat de pin allumé. Elle pouvait toucher à la cinquantaine, mais elle était encore fraîche et rose comme une jeune femme. De grande taille, de noble tournure, elle avait une belle tête imposante, une riche chevelure brune et de grands yeux brillants et fins de la même couleur que les cheveux.

"Où est-il? demanda-t-elle.

- Ne fais pas de bruit, lui dit Tarass à l'oreille, il s'agit d'une affaire très grave; M. Jadewski a enlevé une demoiselle qu'il aime et que ses parents ne veulent pas lui donner pour femme.

- Mon Dieu!

- Elle restera quelque temps cachée chez toi, et personne ne doit savoir qu'elle est ici, personne.

- Je comprends."

Elle s'approcha de la haie, ouvrir la porte et le traîneau entra.

"Que Dieu te garde, Kachna!

- Que le ciel te bénisse, mon enfant!" répondit-elle.

Zésim sauta à terre et la serra dans ses bras; elle le prit sans plus de façons par la tête et lui donna un baiser. Puis ils entrèrent dans la maison.

"Voilà donc ta future? dit la nourrice en regardant Anitta avec admiration. Dieu! qu'elle est jeune et qu'elle est belle! une vraie enfant! tu es toute gelée, ma tourterelle. Oh! pauvre petite âme! par une nuit pareille te faire sortir de ton nid bien chaud et t'emmener à travers le froid glacial et la neige!"

Kachna alluma du feu en hâte et fit du thé, pendant que les amants parlaient de ce qu'il y aurait à faire. Zésim insistait pour que le fidèle Cosaque restât auprès d'Anitta afin de la protéger, et celle-ci finit par y consentir, bien qu'elle fût très inquiète à l'idée que Zésim s'en retournerait seul à Kiew. Finalement, l'intrépidité du jeune homme la tranquillisa. Quand il se fut réchauffé avec un verre de thé, ils se dirent adieu dans un long baiser, puis Zésim s'arracha à la douce étreinte d'Anitta, sauta dans le traîneau et partit. Il revint heureusement à Kiew, éveilla son domestique et se rendit avec lui à la maison où Dragomira avait demeuré jusqu'alors. Il la trouva silencieuse et sans aucune lumière, et sonna à plusieurs reprises sans qu'on ouvrît. Il frappa et appela: même insuccès. Enfin il renonça à réveiller les habitants de la maison, et partit pour le cabaret Rouge. Là ce fut la même cérémonie: profond silence, aucune fenêtre éclairée, personne pour répondre?

"Evidemment ils se sont tous enfuis," se dit-il, et il retourna chez lui. Il trouva à la porte un homme vêtu en paysan qui vint à lui et lui remit une lettre.

"Qui t'envoie? demanda Zésim avec défiance.

- Je ne sais pas.

- Qui donc t'a donné cette lettre?

- Une jeune et jolie dame.

- C'est bien.

- Je dois rapporter une réponde.

- Alors, viens avec moi."

Ils montèrent l'escalier; le domestique alluma une bougie et Zésim lut la lettre, qui était de Dragomira. Elle écrivait en toute sincérité et avouait qu'elle appartenait à la secte des Dispensateurs du ciel. Elle était et serait toujours fidèle à sa doctrine comme à la seule vraie. Elle avait eu à conserver un secret sacré qui ne lui appartenait pas. Mais maintenant, bien des choses qui, dans sa conduite, avaient pu sembler jusqu'alors énigmatiques et peut-être équivoques à Zésim, allaient lui apparaître sous un autre jour. Sa foi n'était cependant pas un obstacle à ce qu'elle lui appartînt. Quand elle trouverait l'occasion de lui expliquer tout, il lui pardonnerait tout. Elle l'aimait, elle n'aimait que lui. S'il éprouvait encore quelque chose pour elle, il pouvait la suivre. Elle l'attendait au prochain jour, à Moscou, où il lui fallait se tenir cachée. Elle lui ferait connaître le reste, dès qu'il lui aurait répondu qu'il l'aimait encore et qu'il consentait à aller la rejoindre pour fuir avec elle à l'étranger.

Zésim répondit ce que suit:

"Tout est découvert. Le devoir de quiconque a encore des sentiments humains est de se déclarer contre une secte qui, guidée par le désir du meurtre et la soif du sang, menace la société. Vos compagnons sont poursuivis. Si je vous épargne, c'est parce que je vous ai aimée, et parce que je crois que vous n'avez pas conscience des crimes que vous avez commis. Je regarde votre participation à ces horribles forfaits comme une aberration morbide. Vous, personnellement, n'êtes pas pour moi une criminelle, mais une folle abusée par des hypocrites et des fanatiques. Vous comprendrez que je ne réponde pas à votre appel. Je ne trahirai pas votre retraite; mais vous ne serez pas longtemps en sûreté, même à Moscou. Fuyez aussi promptement que possible à l'étranger avant que d'autres ne suivent vos traces et vous découvrent. Songez à ce qui vous attendrait.

"Zésim."

Il donna cette lettre au messager qui partit en l'emportant, puis il se rendit à la police. Il fit au directeur de la police une communication détaillée sur l'existence et les actes de la secte qui jusqu'alors avait jeté en secret ses filets mystérieux dans Kiew, y avait fait tomber ses victimes et les avait livrées au couteau.

Il indiqua ses repaires et nomma plusieurs de ses membres. Mais il garda le silence sur le rôle que jouait Dragomira dans cette horrible association.

Le directeur de la police prit sur-le-champ toutes ses dispositions et envoya des hommes de confiance dans toutes les directions. D'abord le cabaret Rouge fut cerné. Un bateau, garni de soldats de police, surveilla le côté de l'eau, pendant qu'un chef suivi d'agents frappait à la porte. Personne ne répondit. On envoya chercher un serrurier qui ouvrit. La cour était vide; la maison semblait inhabitée. Quand la porte fut ouverte et que la police pénétra dans le cabaret, il fut bien évident que les habitants s'étaient enfuis en toute hâte et dans le plus grand désordre. Tout était pêle-mêle; un certain nombre d'objets gisaient même éparpillés sur le plancher. On interrogea les voisins; ils répondirent que la cabaretière et ses compagnons étaient partis en barque et avaient remonté le fleuve.

La maison où Dragomira avait fait apparaître au comte les âmes de ses parents était également vide.

Un employé de la police s'était rendu auprès du marchand Sergitsch et l'avait questionné. Sergitsch fit comme si toutes ces aventures lui étaient inconnues: il montra un naïf étonnement à quelques-unes des questions qu'on lui adressa; il en accueillit d'autres avec un air de parfaite incrédulité, comme si on lui débitait des contes.

"Il est pourtant bien constaté, dit l'employé, qu'une jeune dame venait chez vous de temps en temps, qu'elle s'habillait en homme et qu'elle allait ensuite au cabaret Rouge.

- Ah! on sait cela? dit Sergitsch, alors je n'ai plus rien à dissimuler. C'était Mlle Maloutine. Je suis en relations avec sa mère depuis des années. Elle s'habillait positivement chez moi quand elle avait des rendez-vous avec le comte Soltyk. Ces rendez-vous se donnaient-ils au cabaret Rouge? c'est ce que je ne sais pas."

L'employé fit des perquisitions dans toute la maison, mais il ne trouva rien de suspect.

La déposition du marchand donna l'idée d'envoyer un agent à la maison de Dragomira. Il trouva la porte fermée et apprit des voisins que les habitants de cette maison étaient partis. Le directeur de la police donna l'ordre d'ouvrir la porte de force. Là encore on trouva le nid vide; là encore on ne découvrit absolument rien de suspect.

Pour le moment, la police était fort embarrassée, d'autant plus que, le lendemain au soir, elle eut deux fortes preuves que les compagnons de Dragomira n'avaient pas du tout quitté la place.

Zésim revenait du Casino des officiers et rentrait chez lui. Il passait par une rue déserte et sombre. Une jeune fille maquillée et en toilette tapageuse vint à sa rencontre. Il voulut continuer son chemin sans faire attention à elle, mais elle s'arrêta et lui demanda du feu pour allumer une cigarette. Pendant que Zésim lui présentait la sienne, il reçut à l'improviste un coup violent dans la poitrine, et l'éclair d'une large lame d'acier lui passa devant les yeux. Le jeune officier fit instinctivement deux pas en arrière et tira son sabre, mais l'audacieuse créature avait déjà disparu au coin d'une maison, et quand il se mit à sa poursuite, il ne trouva trace de rien ni de personne.

Le coup, d'ailleurs, avait été arrêté par son porte-cigarettes en argent.

Le même soir, un agent de police chargé de surveiller le cabaret Rouge fut attaqué par deux hommes, qui s'approchèrent en faisant les ivrognes et l'assaillirent à coups de gourdin. Il montra son revolver; alors ils reculèrent et tirèrent sur lui plusieurs coups de feu qui ne l'atteignirent pas.

Ils s'enfuirent quand il courut après eux, longèrent le fleuve et disparurent tout à coup comme si la terre les avait engloutis.

XXII

LES TOURMENTS DES DAMNES

Laissez toute espérance, vous qui entrez. DANTE.

Les jours de délices et de douce ivresse se succédaient.

Dragomira, dans les bras de son mari, semblait avoir complètement oublié l'univers, les dangers qui la menaçaient, sa mission et ses horribles devoirs.

Un soir, Henryka apparut. Elle revenait de Kiew, où l'Apôtre l'avait envoyée pour prendre connaissance de la situation et lui en faire son rapport. Elle frappa doucement à la porte; Dragomira eut peur; il lui sembla qu'un sérieux et sinistre avertissement résonnait à son oreille. Elle s'arracha à Soltyk, rajusta sa chevelure qui couvrait ses épaules du ruissellement de ses molles ondes d'or, et sortit.

"Quelles nouvelles apportes-tu?" demanda-t-elle à Henryka.

Celle-ci se jeta à son cou et l'embrassa passionnément; puis elles s'assirent toutes les deux près de la cheminée et causèrent à voix basse.

"Je viens de la ville, dit Henryka qui tenait dans sa main la main de Dragomira, cela va mal; jusqu'à présent on n'a découvert aucun des nôtres; mais ils errent çà et là dans les environs comme du gibier fugitif; la police est sur leurs traces, et, ce qui est encore pire, sur les nôtres. Anitta a disparu, on ne sait pas où, et Zésim est un de nos plus acharnés persécuteurs."

Dragomira regarda la flamme rouge du foyer et ne dit rien.

"Allons! du courage, continua Henryka, c'est le moment d'agir, si nous ne voulons pas que tout soit perdu. Le danger est grand. Tu ne peux pas rêver et folâtrer plus longtemps."

Dragomira tressaillit comme secouée par le frisson de la fièvre.

"Tu as raison, dit-elle, nous ne sommes pas nés pour le bonheur, mais pour le renoncement, pour la douleur, pour la souffrance. Dis à l'Apôtre de m'accorder encore cette seule nuit. Demain, je lui appartiens de nouveau; je lui livrerai Soltyk, dès que le jour commencera à poindre."

La nuit s'écoula rapidement, nuit de chères joies et de charmantes tendresses; et quand le jour commença à apparaître, quand les premières lueurs grises de l'aube se montrèrent à travers les sombres rideaux, Dragomira se leva, revêtit lentement sa pelisse brodée d'or, qui lui tombait jusqu'aux pieds, enroula un ruban rouge autour de ses blonds cheveux, ranima dans la cheminée la braise qui s'éteignait, jeta dans le foyer un gros morceau de bois et appela son époux.

"Que veux-tu? demanda Soltyk en venant se mettre aux pieds de
Dragomira, sur la fourrure d'ours.

- Nous avons assez rêvé, dit-elle, maintenant nous devons nous éveiller. Nous étions heureux, mais le bonheur n'est qu'une ombre fugitive dans cette vallée de larmes. Prépare-toi à la douleur et à la souffrance, mon bien-aimé; elles sont notre vraie part en cette vie; et c'et pas elles, si nous nous y soumettons volontairement, que nous obtenons la félicité éternelle.

- Est-ce là ce qu'enseigne l'association à laquelle tu appartiens?

- Oui, cela, et quelque chose de plus, continua Dragomira; nous avons péché en étant heureux; nous péchons rien qu'en respirant. Aussi devons-nous expier notre bonheur comme notre existence, par le renoncement, la souffrance, le martyre, et enfin par la mort.

- Ne parle pas de mort, dit Soltyk.

- Tu ne pressens donc pas, mon ami, combien elle est proche de toi?

- De moi? Perds-tu la raison?

- Prépare-toi, répondit Dragomira avec calme, je suis la prêtresse et tu es la victime. Tu vas expier tes péchés; et quand l'humilité et la souffrance auront purifié ton âme, je t'offrirai à Dieu, comme autrefois Abraham offrit Isaac.

- Tu veux me tuer?

- Oui, je vais te sacrifier.

- Est-ce que je rêve? s'écria Soltyk en se relevant d'un bond; suis-je fou? ou es-tu folle? Où suis-je?

- Tu es entre mes mains.

- Et tu veux me trahir? A qui veux-tu me livrer?

- Tu m'as dit: prends mon sang, si cela te fait plaisir. Je le prends maintenant; je le désire.

- Quelle plaisanterie!"

Soltyk se mit à rire. Dragomira le regarda, se leva et appuya sur un bouton qui se trouvait dans le mur.

"Que fais-tu? demanda-t-il.

- J'appelle mes compagnons.

- Dans quelle intention?

- Parce que je vois que tu ne te soumettras pas volontairement à ton sort.

- Tu veux employer la violence? s'écria le comte; la violence contre moi, que tu aimes? Contre ton époux?

- Oui.

- D'où te vient cette haine subite, ce désir homicide?

- Ce n'est pas de la haine, c'est de l'amour. C'est parce que je t'aime que je veux sauver ton âme de la damnation éternelle.

- Suis-je donc sans défense? s'écria Soltyk; je suis encore libre, je ne me laisserai pas égorger comme un agneau.

- Tu es mon prisonnier; tu n'as plus aucun moyen de te sauver.

- Femme! serpent! ne me rends pas fou!"

Le comte poussa Dragomira dans un coin et la saisit à la gorge avec les deux mains. Il l'aurait étranglée, bien qu'elle résistât de toutes ses forces, sans Karow, qui le saisit à l'improviste par derrière et le terrassa.

Presque au même instant, deux autres hommes se précipitaient sur lui; et, pendant qu'ils le mettaient hors d'état de remuer, Karow lui posait le genou sur la nuque, et, rapidement, avec la dextérité d'un bourreau, lui attachait les pieds et les mains.

Ils relevèrent alors Soltyk, qui jeta un regard plein d'une haine sauvage sur Dragomira. Elle le considérait tranquillement, sans pitié.

"Où faut-il le conduire? demanda Karow à voix basse.

- Devant l'Apôtre."

La portière fut soulevée au même moment et le prêtre apparut sur le seuil de la chambre.

"Voici la victime que tu as demandée, dit Dragomira; prends-la. Ma mission est remplie. J'attends les nouveaux ordres que tu voudras me donner."

L'Apôtre fit d'abord conduire le comte dans un des caveaux souterrains; et là, chargé de chaînes, dans la nuit et dans la solitude, le malheureux resta jusqu'au lendemain sans manger ni boire. Alors l'apôtre apparut lui-même pour exhorter le pécheur au repentir et à la pénitence.

Soltyk ne daigna pas d'abord répondre un seul mot; et lorsque l'Apôtre, de plus en plus pressant, s'adressa à sa conscience, il se redressa fièrement et dit:

"C'est par la ruse, la trahison, la violence, que je suis tombé entre tes mains, et tu peux me faire ce que tu voudras. Mais personne ne me forcera à m'abaisser devant toi, à me soumettre volontairement à tes ordres sanguinaires. Le comte Soltyk peut être un pécheur, mais jamais personne ne le verra poltron ni lâche!"

Quand le prêtre eut épuisé, sans réussir, son talent de persuasion avec le prisonnier, il remonta à l'étage supérieur du temple.

"Il est orgueilleux comme ne l'a jamais encore été aucun de ceux que nous avons eus ici, dit-il à ses fidèles, il faut le ployer avant de songer à sa pénitence.

- Laisse-moi briser son orgueil, dit Henryka.

- Non, répondit l'Apôtre; le danger croît de jour en jour. Nous n'avons pas de temps à perdre. Pour triompher de ce criminel, il faut des bras plus forts que les tiens, jeune fille."

Il fit un signe: Karow et Tabisch, ayant chacun un fouet à la main, descendirent dans le caveau.

Au bout d'une heure Karow revint annoncer qu'ils avaient tout fait, mais qu'il ne cédait pas.

L'Apôtre fronça les sourcils.

"C'est ce que nous allons voir," murmura-t-il.

Il descendit lui-même dans les régions souterraines de l'ancien château des Starostes, et ordonna d'amener le comte devant lui. On le conduisit tout enchaîné dans une salle voûtée, où une lampe suspendue au plafond et un bassin rempli de charbons allumés répandaient une lueur sinistre. L'Apôtre était assis sur une chaise adossée à la muraille; ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A l'écart et dans l'ombre se tenaient ses aides, prêts à obéir au premier signe.

"Veux-tu persister dans ton arrogance? demanda-t-il au comte qui se tenait debout devant lui tout enchaîné, je suis ici à la place de Dieu; je suis ton seigneur et ton juge. Agenouille-toi et adore Dieu dans son prêtre."

Soltyk ne répondit rien.

"Tu ne veux pas?

- Non."

L'Apôtre fit un signe. Deux hommes saisirent Soltyk et l'étendirent sur une planche parsemée de pointes de fer et soutenue par de grands blocs de bois. Après avoir attaché aux pieds du malheureux condamné un poids d'un quintal, ils se mirent à l'allonger lentement sur la planche du martyre en le tirant par les mains qui étaient liées. Soltyk résista avec un orgueil diabolique à cet horrible supplice. Pas un mot, pas un son ne sortit de ses lèvres. Quand la torture eut duré assez longtemps, le prêtre donna l'ordre de laisser quelques instants de repos à la victime.

"Il faut prendre un moyen plus énergique, s'écria l'Apôtre, le diable est plus fort en toi que je ne le pensais."

Il fit signe à Karow d'avancer et lui donna les instructions nécessaires. Il y avait un anneau de fer attaché au plafond. On y suspendit Soltyk par les bras. Alors Dragomira et Henryka sortirent de l'ombre et saisirent les fers rouges qui étaient dans les charbons ardents.

"Ne sois pas irrité contre moi, dit Dragomira en écartant avec tendresse les cheveux de Soltyk qui couvraient son front baigné de sueur, je fais ce qu'il faut que je fasse; nous te faisons souffrir les tourments des damnés, ici, sur cette terre où ils durent peu, pour te sauver des supplices éternels de l'enfer. C'est par amour qu'il faut que je te fasse mal, par amour qu'il faut que j'augmente tes souffrances, jusqu'à ce que la vraie humilité chrétienne pénètre dans ton coeur."

Henryka lui donna le premier coup. La joie d'un fanatisme infernal brillait dans ses yeux ordinairement si doux. Puis le fer de Dragomira siffla à son tour au contact de la chair.

L'orgueil de Soltyk résista encore à cet épouvantable torture, mais pas longtemps. Un soupir s'échappa de la poitrine du malheureux supplicié; puis ce fut un gémissement, et enfin un grand cri.

Les deux femmes interrompirent leur horrible besogne de bourreau.

"Veux-tu humilier ton orgueil? demanda l'Apôtre d'un ton calme; veux-tu éveiller dans ton âme le repentir et la douleur, et me confesser tes péchés?

- Non."

Le prêtre fit un signe, et les deux jeunes filles recommencèrent à le torturer.

Soltyk poussa de nouveau un grand cri, un cri effrayant.

"Pitié, dit-il d'une voix suppliante.

- Te soumettras-tu?

- Oui.

- Es-tu disposé à t'humilier?

- Oui."

L'Apôtre ordonna de le détacher. Quand Soltyk fut là devant lui, le regard abaissé vers la terre, les mains liées derrière le dos, ce n'était plus que l'ombre de cet homme si fier que Kiew admirait autrefois.

"La pénitence que nous imposons de force, continua l'Apôtre, n'a pas la valeur de la soumission volontaire aux ordres de Dieu. Penses-y bien. L'humilité me semble être pour toi une pénitence incomparablement plus grande que n'importe quelle terrible torture. Je veux voir si tu es capable de dompter ton orgueil au point de t'humilier devant moi de ta pleine volonté. Si tu le fais avec joie et enthousiasme, tant mieux pour toi et pour le salut de ton âme!"

On débarrassa Soltyk de ses chaînes.

"Viens ici, dit l'Apôtre avec un froide majesté et semblable dans sa longue pelisse à un despote asiatique assis sur son trône, je suis à la place de Dieu et tu dois te prosterner devant moi, pauvre pécheur."

Soltyk hésita un instant, puis se jeta à genoux devant le prêtre.

"Plus près, mon fils, continua l'Apôtre, mets-moi à mes pieds, le visage contre terre, pour que je puisse faire plier ton cou orgueilleux."

Soltyk fit ce qui lui était ordonné.

"Je suis ton maître, dit le prêtre en posant son pied sur la nuque du comte, et tu es mon esclave."

Au moment om le pied du prêtre le touchait, Soltyk sentit son orgueil d'homme se réveiller. Il se releva d'un bond et se précipita sur le prêtre avec fureur. Mais celui-ci, qui était toujours préparé à de pareilles attaques, le frappa au visage avec la tête du fouet caché près de lui. Soltyk recula en chancelant. Au même moment, les hommes le saisissaient et l'enchaînaient de nouveau. "Pas encore converti, s'écria l'Apôtre; essayez donc de nouveau les fers rouges."

Le martyre recommença, mais cette fois Soltyk fut bientôt vaincu.

Il gémit, il cria, il demanda grâce, et quand son supplice cessa et qu'on lui ôta ses liens, il tomba par terre comme un corps sans vie. On le laissa étendu pendant quelque temps. Karow et les hommes s'éloignèrent sur l'ordre de l'Apôtre. Il ne resta avec le prêtre que les deux jeunes filles et la victime.

Lorsque le comte revint à lui, Dragomira et Henryka le relevèrent et le conduisirent au prêtre qui était assis.

"Ecoute-moi, dit le prêtre, ma patience est épuisée. Au moindre signe de résistance ou de désobéissance que tu donnes, je te fais infliger des supplices auprès desquels ceux que tu as soufferts jusqu'à présent en sont rien. A genoux!"

Soltyk se jeta à ses pieds sans dire un mot.

"Tu m'as menacé, murmura l'Apôtre, esclave que tu es, moi, le représentant de Dieu, moi, ton prêtre, ton juge, ton maître! Aussi, tu seras châtié comme un chien."

Il le frappa au visage.

"Tiens, baise la main qui te punit!"

Soltyk lui baisa la main.

"Prosterne-toi devant moi!"

Le comte obéit, et l'Apôtre se mit à le piétiner comme un sultan irrité fait à son esclave indocile, comme le maître fait à son chien. Et quand il lui ordonna ensuite de baiser le pied qui l'avait foulé, Soltyk, humble et rampant comme un chien, appuya ses lèvres sur le pied du prêtre. Il était maintenant tout à fait soumis.

Dragomira ne put s'empêcher de tressaillir lorsqu'elle vit ainsi humilié et maltraité l'homme avec qui elle venait de faire le plus doux rêve de bonheur. Mais ce n'était pas de la pitié: tous ses nerfs frémissaient par l'effet d'une sensation mystérieuse, à la fois ravissement et horreur, et ce qu'elle éprouvait était tellement surhumain que lorsqu'on eut reconduit Soltyk dans son cachot, elle se prosterna aussi devant l'Apôtre, pour lui baiser le pied.

XXIII

LA DERNIERE CARTE

Les dieux vengeurs agissent en silence. SCHILLER.

Zésim arrivait du champ de manoeuvres, lorsque le P. Glinski entra chez lui.

Le jésuite, autrefois si élégant, si aimable, si parfait homme du monde, s'était singulièrement transformé dans les derniers jours. Il paraissait vieilli de plusieurs années; son visage tourmenté était pâle et sillonné de rides profondes; sa chevelure, d'ordinaire si soigneusement arrangée, tombait en désordre sur son front; ses yeux avaient perdu leur sourire pour prendre une expression inquiète et soucieuse. Sa toilette dénotait une certaine négligence. Evidemment, il était resté plusieurs jours et plusieurs nuits dans se déshabiller.

Il tomba épuisé sur une chaise et regarda le jeune officier d'un air triste et désespéré.

"A quoi dois-je l'honneur de votre visite? dit enfin Zésim.

- Ne savez-vous pas ce qui est arrivé? répondit Glinski.

- Que voulez-vous dire? Tous ces jours-ci un événement chasse l'autre.

- J'étais depuis longtemps déjà sur la piste de ces abominables intrigues, de ces crimes que vous savez, dit le jésuite; mais au moment décisif, j'ai faibli, j'ai été aveuglé, je me suis laissé égarer. Jamais je ne me le pardonnerai. O mon pauvre comte!

- Quoi! il est arrivé malheur à Soltyk?

- J'en ai peur, répondit Glinski. C'est une véritable fatalité! Elle a fondu sur nous si brusquement que j'en ai perdu toute espèce de sang-froid. Dragomira appartient à cette épouvantable secte qui cherche à apaiser la colère de Dieu par des sacrifices humains. C'est une Pêcheuse d'âmes, une séductrice, séduite toute la première, qui attire les victimes dans le filet, pour les livrer ensuite au couteau de ses prêtres. Elle a entouré Soltyk de pièges, elle a gagné son coeur, elle l'a enivré d'amour et finalement elle s'est hâtée de se marier en secret avec lui. A l'heure qu'il est, ils se sont enfuis ensemble à Moscou, et déjà se proposent de se sauver à l'étranger. C'est ce qu'écrit le comte.

- C'est aussi ce que Dragomira m'a fait savoir, répondit Zésim.

- Et vous y croyez?

- Jusqu'à présent, je n'avais aucun motif d'en douter."

Le jésuite secoua la tête.

"Oui, voilà ce qu'on nous a écrit, mais c'est pour nous tromper. S'ils étaient partis pour Moscou et pour l'étranger, ils nous auraient raconté tout autre chose. Ah! j'ai bien peur, et j'ai de trop bonnes raisons d'avoir peur, que Dragomira n'ait entraîné le comte dans quelque repaire de cette bande d'assassins, et qu'on ne le tue après lui avoir fait souffrir d'horribles supplices."

Le vieillard se mit à pleurer.

"Je crois que vous voyez les choses trop en noir, dit Zésim pour le consoler.

- Oh! mon coeur me le dit, s'écria Glinski, il est perdu! Personne ne peut plus le sauver!"

Zésim tout ému allait et venait dans la chambre. Il s'arrêta devant
Glinski.

"Je dois vous avouer, dit-il, que je désirerais sauver Dragomira, car je l'ai aimée. Si vous voulez me promettre de l'épargner, je pourrai peut-être vous mettre sur la vraie piste.

- Je vous donne ma parole, je vous jure, s'écria Glinski, que je ne ferai rien contre votre volonté. Parlez donc, que savez-vous?

- Un jour, j'ai accompagné Dragomira à Myschkow. Elle eu dans l'ancien manoir un entretien avec un prêtre de sa secte. Peut-être existe-t-il dans cet endroit un repaire des Dispensateurs du ciel; peut-être est-ce là qu'on a conduit Soltyk.

- C'est très possible, dit le jésuite avec émotion; on a tué
Tarajewitsch à Myschkow et Pikturno dans le voisinage.

- Alors mes soupçons peuvent être fondés, continua Zésim; c'est sur le domaine de Mme Maloutine à Bojary, et dans le château d'Okozyn qui n'en est pas éloigné, que cette secte doit exercer ses sinistres pratiques.

- Mais alors, comment pénétrer dans ces endroits sans perdre
Dragomira?" demanda Glinski tout perplexe.

Zésim garda le silence pendant quelques instants. Un pénible combat se livrait dans son coeur. Enfin il tendit la main à Glinski et dit: "Je ne puis pas prendre la responsabilité de sacrifier une vie humaine par égard pour Dragomira. Je lui ai répondu, je l'ai avertie, je lui ai conseillé de fuir. Si elle est restée là, je n'ai aucun reproche à me faire. L'épargner plus longtemps, c'est devenir complice de ses forfaits. Venez, allons à la police et prenons sur-le-champ toutes les dispositions qui peuvent servir à délivrer le comte des mains de ces fanatiques.

- Je vous remercie, répondit Glinski, je respire. Voilà enfin un rayon d'espérance! Je suis prêt. Partons."

Les deux hommes descendirent rapidement l'escalier, appelèrent un cocher qui passait, sautèrent dans le traîneau et se rendirent à la police, où ils furent immédiatement reçus par le directeur. Zésim lui communiqua tout ce qu'il savait, en grande hâte, et l'on combina aussitôt les mesures les plus complètes. Il fallait s'attendre à une vive résistance; aussi réunit-on toutes les forces disponibles; les agents furent armés jusqu'aux dents. Au bout d'un quart d'heure à peine, trois expéditions différentes se mettaient en mouvement, l'une vers Myschkow, la deuxième vers Bojary, la troisième vers Okozyn.

Cependant, au même moment, des messagers à cheval, envoyés par Sergitsch, partaient au galop dans les mêmes directions, pour avertir du danger qui menaçait les frères et les soeurs de la sanguinaire association.

Le jésuite et Zésim s'étaient joints à l'employé qui, avec une demi-douzaine d'agents et autant de soldats de police, se rendait rapidement à Myschkow. Ils y arrivèrent à midi, se postèrent autour du manoir et demandèrent à entrer. Pendant longtemps personne ne se montra. Enfin, après avoir frappé à coups redoublés, ils virent apparaître une vieille femme habillée en paysanne qui leur ouvrit. On lui demanda s'il y avait quelqu'un dans la maison. "Il n'y a personne, dit la bonne femme, personne absolument: la maison appartient à une confrérie pieuse."

"Nous connaissons cette bande d'assassins," s'écria le jésuite.

La vieille fit un signe de croix. "Ce sont de braves gens, dit-elle, des gens bienfaisants, des amis des malheureux, qui soignent les malades, qui donnent à manger à ceux qui ont faim.

- Ouvre la maison," dit l'employé.

La vieille ouvrir la porte. L'employé, Glinski, Zésim et trois agents se précipitèrent à l'intérieur, le revolver à la main. On visita toutes les chambres sans trouver rien de suspect. Les gens de police étaient fort embarrassés.

"Il doit y avoir des chambres souterraines," dit tout bas lé jésuite à l'employé.

Celui-ci questionna de nouveau la vieille.

"Je ne sais rien, je vous le jure, dit-elle, il y a là une cave, et voilà tout."

L'employé descendit dans la cave avec Zésim et un des agents, pendant que le jésuite, avec les deux autres, inspectait le sol. Il enleva les fourrures et les tapis et finit par trouver dessous un plancher recouvert de cuir tout neuf, ce qui excita ses soupçons. Il frappa dessus en différents endroits et découvrit une place qui sonnait creux. Les agents arrachèrent le cuir, qui était solidement cloué, et aperçurent une trappe dont on avait ôté la poignée de fer. Les autres agents furent appelés; on souleva la trappe qui tourna sur ses gonds; on alluma toutes les lanternes qui se trouvaient là, et l'on descendit lentement avec toutes sortes de précautions.

En avant marchaient deux agents; venait ensuite l'employé avec Zésim et Glinski. Le troisième agent gardait l'entrée de l'escalier. Le cortège qui pénétrait dans ces sombres et mystérieux souterrains arriva d'abord dans le petit cachot noir où Henryka avait subi son épreuve. Il y avait dans ce cachot une porte de fer qui était fermée. La serrure résista à tous les efforts. Un des agents remonta et rapporta des leviers et des haches. On finit par réussir, mais avec beaucoup de peine, à enfoncer la porte. Elle ouvrait sur un corridor qui conduisait aux autres cachots et à la salle voûtée où les condamnés avaient été mis à la torture. On ne trouva rien dans cette salle que des instruments de supplice de toutes sortes. Les autres portes furent alors brisées et un horrible spectacle s'offrit aux regards.

Dans le premier cachot était une fosse nouvellement creusée; dans le second, un homme à qui l'on avait crevé les yeux et arraché la langue gisait sur de la paille pourrie. Il leva des bras suppliants et fit entendre des sons inarticulés, semblables à des cris de bête. Il y avait plusieurs cachots vides. Dans l'avant-dernier se trouvait une femme enchaînée et à moitié nue; elle était devenue folle pendant les affreux supplices qu'elle avait évidemment dû souffrir. Ses épaules portaient les traces des coups de fouet; sur ses mains et ses pieds on voyait des marques sanglantes. Elle chantait une chanson joyeuse et se mit à rire bruyamment lorsqu'on entra dans sa prison. Dans le dernier cachot un homme était étendu sur une planche de torture, garnie de pointes de fer. Ce fut le seul dont on tira quelques réponses. Mais il ne dit rien qui pût mettre sur la piste des pieux assassins. Une belle jeune fille avait séduit son coeur et ses sens, finalement elle l'avait attiré dans ce lieu, où on l'avait forcé d'avouer ses péchés et de faire pénitence au milieu d'affreux tourments. Il dépeignait la Pêcheuse d'âmes comme une femme de petite taille, opulente de formes, avec des cheveux noirs. Ce n'était donc pas Dragomira. Par contre, la description qu'il fit du prêtre répondait parfaitement à l'image que Zésim avait encore devant les yeux.

L'employé fit tout d'abord transporter et installer le malheureux dans une chambre du manoir. Puis on ouvrit la fosse. Glinski avait peur qu'on n'eût tué Soltyk et qu'on ne l'eût enterré dans cet endroit. Il n'en était rien. Ce qu'on trouva, c'était le corps d'une femme tout criblé de coups de couteau. La vieille fut mise en état d'arrestation. Les soldats de police restèrent pour garder le manoir. L'employé revint à Kiew avec deux agents, pendant que les autres, avec Glinski et Zésim, traversaient Chomtschin et se rendaient à Bojary. Ils y trouvèrent l'employé qui venait de fouiller la maison et d'interroger les gens du village. On n'avait absolument rien découvert de suspect. Les serviteurs de manoir et les paysans avaient tous déclaré que les maîtres étaient partis pour Moscou. Une seconde inspection des caves ne donna aucun nouveau résultat.

Ceux qui étaient allés à Okozyn revinrent sans avoir rien découvert. Ils avaient aussi fouillé les caves, mais bien inutilement.

"Je commence à croire qu'ils sont réellement partis pour l'étranger en passant par Moscou, dit enfin Zésim.

- Il nous faut bien le croire, répondit Glinski; en tout cas, nous avons fait notre devoir. Pour le moment, nous n'avons aucun renseignement précis pour nous guider dans vos recherches. Peut-être le hasard nous viendra-t-il en aide et apportera-t-il un peu de clarté dans ces horribles ténèbres."

Ils revinrent tous ensemble à Kiew. Glinski alla immédiatement chez le directeur de la police, et obtint l'envoi à Moscou d'un agent habile. Zésim retourna chez lui, et, à sa grande surprise, trouva Henryka qui l'attendait depuis deux heures.

"Qu'est-ce qui vous amène ici? demanda-t-il tout d'abord.

- Ces épouvantables événements des jours derniers, répondit-elle; je voulais vous avertir, et je tremble pour Anitta. Savez-vous qu'elle a disparu? que personne ne sait rien à son sujet? Ne craignez-vous pas qu'elle soit tombée dans les mains de Dragomira comme Soltyk?

- Non, vous pouvez être tranquille là-dessus?

- Alors, vous savez où se trouve Anitta?

- Oui.

- J'en suis bien heureuse; je respire. Et où est Dragomira? Avez-vous de ses nouvelles?

- Elle m'a écrit qu'elle partait pour Moscou, d'où elle comptait fuir à l'étranger.

- Encore des mensonges et des fourberies! s'écria Henryka; elle voulait simplement vous tromper. J'étais à Chomtschin la nuit où elle s'est mariée avec Soltyk. Elle se défiait déjà de moi, parce que je n'étais plus aveugle, et que j'avais découvert son vrai visage sous son masque de sainteté. Je sais tout de même qu'elle n'est pas partie pour Moscou, mais pour la Moldavie.

- Avec le comte?

- Oui.

- Vous ne croyez pas qu'elle l'ait tué?

- Dragomira est capable de tout, s'écria Henryka; c'est tout simplement une bête féroce, un tigre altéré de sang. Oh! comme je l'ai aimée, et comme elle m'a trompée et maltraitée! - Henryka se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer avec une émotion nerveuse. - Je croyais à sa mission. Je ne me doutais pas de la route qu'elle voulait me faire prendre, et j'étais son écolière, sa servante, son esclave. Elle m'a foulée aux pieds, elle m'a battue, comme l'aurait fait une arrogante sultane. Je porte encore les marques des coups de fouet qu'elle m'a donnés. J'étais si humble! si obéissante! Je l'ai adorée comme une divinité. Enfin, j'ai découvert avec horreur qu'elle appartient à cette secte qui veut noyer les péchés du monde dans des flots de sang.

- Et vous ne connaissez aucun moyen de sauver le comte?

- Non, je le regarde comme perdu, dit Henryka. Ah! si nous pouvions seulement protéger Anitta contre sa vengeance! Je sais qu'elle a juré sa mort. Où est-elle la pauvre enfant? Est-elle en sûreté? Partout Dragomira a des agents, des expions; elle saura bien la trouver, et alors Anitta sera perdue.

- Votre peur me gagne, murmura Zésim; il faut que je prenne immédiatement des mesures.

- Anitta est donc près d'ici?

- Oui.

- Alors emmenez-la à l'étranger, si c'est possible; ici, elle n'est pas en sûreté. Je vous en conjure, ne perdez pas une minute."

Quelques instants plus tard, Henryka et Zésim quittaient la maison. Une fois dans la rue, elle prit congé de lui et fit mine de s'éloigner; mais elle le suivit de loin et le vit prendre un traîneau et partir.

Le cocher était de retour er venait de dételer ses chevaux, lorsqu'une dame en toilette élégante s'approcha de lui.

"Où as-tu conduit le lieutenant Jadewski? demanda-t-elle.

- Je ne peux pas le dire.

- Même si je te donne vingt roubles.

- Où sont-ils?"

La dame lui donna l'argent.

"J'ai conduit le jeune monsieur à Kasinka Mala, dit le cocher, mais ne révélez à personne que je vous l'ai dit."

XXIV

LE SACRIFICE

"Je ne trouve aucune pitié!… Les cris de douleur que m'arrachent mes horribles souffrances meurent au loin sans réponse." KOLZOW.

Henryka, habillée en paysanne, prit un traîneau de campagnards et se rendit de Kiew à Kasinka Mala. Après une inspection attentive et prudente, elle partit pour Okozyn. Quand elle annonça à Dragomira qu'elle avait découvert la retraite d'Anitta, la créature de marbre s'anima, sa poitrine se souleva, les ailes de son nez frémirent comme les narines d'une bête de proie qui flaire le sang; se yeux bleus froids et ses joues s'animèrent.

"Enfin! s'écria Dragomira, enfin! elle est en mon pouvoir! Je te remercie, Henryka; tu me rends bien heureuse!"

Elle l'attira à elle et l'embrassa tendrement.

"Ce n'est pas assez d'avoir Anitta entre nos mains, dit Henryka, il faut qu'elle serve d'appât pour prendre Zésim. Tu as l'esprit inventif pour imaginer des pièges. Trouve un plan, et vite à l'oeuvre!

- D'abord, offrons à Dieu la victime que nous avons, répondit
Dragomira; nous songerons ensuite à de nouvelles entreprises.

- Tu as raison, dit l'Apôtre, qui était entré sans qu'on s'en aperçût; hésiter plus longtemps serait nous perdre tous. Le danger grandit à chaque heure. Qui sait combien de temps encore nous serons ici en sécurité? Nous avons réussi une fois à tromper ceux qui nous poursuivaient; une seconde fois nous pourrions échouer. Je vais rassembler tout de suite la communauté; nous communierons solennellement et nous offrirons un sacrifice à Dieu. Peut-être sera-ce le dernier. Chacun pourra alors s'en aller là où l'Esprit le poussera. Pour moi, je reste ici et j'attends la fin.

- Moi aussi," dit Dragomira. Et Henryka exaltée l'entoura de ses bras, décidée à unir à tout jamais sa destinée à celle de son amie.

"Soltyk doit mourir, dit Dragomira après quelques instants de silence, je suis prête à l'offrir à Dieu, mais accorde-moi une heure pour le préparer.

- Fais ce que tu juges bon de faire, répondit le prêtre, je vais ordonner qu'on t'obéisse en tout. Je vous attends dans une heure, toi et lui, dans le temple, devant l'autel de l'Eternel que nous voulons célébrer et apaiser.

- C'est lui que j'immolerai d'abord, dit Dragomira; ensuite ce sera le tout de Zésim et d'Anitta.

- Que le ciel te bénisse!"

L'Apôtre partit et Dragomira se fit parer en toute hâte par Henryka. Magnifique et séduisante à la fois comme une jeune et belle sultane, elle entra dans le cachot où le comte était couché sur de la paille, fixa à la muraille la torche qu'elle tenait à la main et éveilla le malheureux qui rêvait et qui la considéra avec étonnement.

"Toi ici? murmura-t-il, viens-tu pour te railler de moi? Ou as-tu imaginé de nouvelles tortures?

- Non, tu as assez expié tes péchés.

- Ne me trompe pas, ce serait trop cruel, répondit-il. Est-ce que je te comprends bien? M'apportes-tu la liberté et la délivrance?

- Les deux, dit-elle, mais pas comme tu l'entends, mon bien-aimé. Dans une heure, tu mourras.

- Je mourrai? Dragomira, c'est là ton amour?

- Je t'immolerai moi-même, parce que je t'aime, et parce qu'il n'y a pas d'autre route pour aller au paradis.

- Horrible!

- Calme-toi; nous avons encore une heure; pendant ce temps-là je t'appartiens encore.

- Et aucun espoir de délivrance?

- Aucun.

- Et c'est toi-même qui veux me tuer?

- Moi-même, et je crois que la mort, venant de moi, te sera douce.

- Soit! je me remets entre tes mains."

Dragomira lui ôta ses chaînes pesantes et le conduisit en haut, à la lumière. Deux jeunes hommes, couronnés de fleurs et vêtus de longues robes blanches, les attendaient.

"Suis-les, dit Dragomira, ils te pareront et t'amèneront ensuite vers moi."

Soltyk la regarda avec défiance.

"Ne crains rien, dit-elle vivement, je ne te tromperai pas."

Les deux jeunes hommes conduisirent le comte dans une petite salle, richement décorée, où l'on avait préparé un bain. Ils le servirent comme des esclaves, le déshabillèrent, et, quand il sortit du bain, lui parfumèrent le corps et les cheveux avec des essences d'une odeur exquise. Puis ils lui mirent des sandales dorées, lui passèrent une robe blanche, semblable à une tunique grecque, qui lui tombait jusqu'aux pieds et qui avait pour ceinture un ruban doré, et enfin lui posèrent sur la tête une couronne de roses fraîches. Ils le conduisirent alors dans une salle ornée avec tout le luxe de l'Asie. Dragomira l'y attendait. Ils s'éloignèrent en silence.

Dragomira était mollement étendue sur un lit de repos recouvert d'une peau de tigre. Elle avait autour de son opulente chevelure blonde une sorte de turban blanc brodé d'or. Sa taille élancée, son corps aux merveilleux contours étaient enveloppés et dessinés par une pelisse de soie bleu clair brodée d'or, doublée et garnie à profusion de magnifique hermine. Elle avait aux pieds des babouches de velours rouge également brodées d'or. Elle tendit la main à Soltyk avec un sourire à la fois triste et heureux.

"Comme tu es beau! murmura-t-elle.

- Et toi!"

Il tomba enivré à ses pieds et la contempla avec une extase indicible. Elle écarta ses cheveux noirs qui lui couvraient le front et lui passa autour du cou ses beaux bras semblables à du marbre vivant, à de l'ivoire tiède et animé.

"Es-tu heureux maintenant?

- Laisse-moi l'être encore une fois, murmura-t-il dans son ravissement, et que la mort arrive! De ta main elle sera la bienvenue."

Elle ne répondit rien, mais elle l'attira doucement contre sa poitrine, et leurs lèvres se confondirent dans un ardent baiser.

"Est-il temps?" demanda-t-il au bout de quelques instants.

Elle fit signe que oui.

"Promets-moi une chose, dit Soltyk; ne me livre pas aux autres, immole-moi, tue-moi de tes mains.

- Je te le promets, répondit-elle avec une sorte de transport farouche, et je te promets encore davantage. Ma mission n'est pas encore terminée. Aussitôt que mon oeuvre sera accomplie, et j'espère l'accomplir en peu de jours, j'irai te rejoindre.

- Tu veux mourir?

- Oui, j'aspire à quitter ce monde de misère et de péché et à monter vers la lumière. Va devant moi, je te suivrai.

"Jure-le-moi."

Elle leva la main solennellement.

"Devant Dieu, qui sait tout et qui peut tout, je le jure!"

Soltyk la serra contre son coeur, et ils restèrent longtemps ainsi, perdus dans une muette félicité.

Une cloche d'airain, à la sonorité menaçante, sonna trois coups. L'autel sanglant réclamait une nouvelle victime.

Une vaste salle, dont la voûte reposait sur de hautes colonnes, servait de temple aux Dispensateurs du ciel.

Les murs et les fenêtres étaient cachés par des tentures de soie bleu clair parsemées d'étoiles d'argent. Trois lustres répandaient une lumière éclatante comme celle du soleil. Le milieu de la paroi principale était occupé par un autel qui n'avait pas d'autre ornement qu'une croix colossale supportant le Sauveur mourant: "Tout est consommé!" Devant cet autel, il y en avait un second, plus bas, qui faisait penser à la pierre des sacrifices païens. Il était décoré de guirlandes de fleurs et de branches de sapin et entouré des plantes exotiques les plus splendides, d'où s'exhalait une odeur douce et enivrante. Au milieu de la salle se trouvait une grande table en forme de fer à cheval, recouverte d'une nappe blanche comme la neige garnie de vaisselle précieuse, de riches pièces d'argenterie, de cruches et de coupes, et entourée de sièges antiques. Le siège du prêtre était plus élevé que les autres.

Une douzaine de jeunes hommes étaient occupés à disposer sur la table ce qu'il fallait pour manger et pour boire. Mme Maloutine les dirigeait. Elle donna enfin le signal que tout était prêt. Des trompettes résonnèrent; la communauté pouvait venir pour la communion et le sacrifice. Les tentures qui cachaient les portes furent écartées; les frères et les soeurs entrèrent deux à deux, tous vêtus de longues robes blanches, avec des ceintures rouges. Ila avaient des couronnes de fleurs sur la tête, des sandales aux pieds, des palmes à la main. Ils défilèrent une fois autour de la salle et se placèrent ensuite des deux côtés de la table.

Les trompettes annoncèrent l'apparition du prêtre.

Les tentures s'écartèrent de nouveau; et de jeunes garçons d'une grande beauté, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs, entrèrent dans la salle. En tête marchaient des joueurs de luth et de flûte; les suivants semaient des fleurs et balançaient des encensoirs. Venait ensuite un jeune homme tenant la Bible; un second portait la croix. Enfin s'avançait l'Apôtre en robe blanche brodée d'or. Il portait un long manteau traînant de soie bleue garni de zibeline dorée, et avait sur la tête une tiare étincelante d'or et de pierreries. Il bénit la communauté qui s'était mise à genoux, s'assit en haut de la table, sur son siège élevé, majestueux comme Sardanapale sur son trône. Puis il fit un signe et les frères et les soeurs se relevèrent et s'assirent.

"Mes bien-aimés, dit-il, c'est peut-être le dernier repas que nous faisons ensemble, en mémoire de notre Sauveur Jésus-Christ, dans son esprit et selon son commandement. Elevez donc vos âmes à Dieu avec ferveur, et souvenez-vous de son Fils qui est mort en croix pour nous. Jurez encore une fois de chercher à l'imiter, et, quand l'heure sonnera, de sacrifier votre vie, comme il a sacrifié la sienne, avec soumission et joie!"

Sur un signe de l'Apôtre deux jeunes hommes s'approchèrent de lui. L'un portait un pain blanc sans levain sur un plat d'argent; l'autre, une haute coupe de forme antique, remplie de vin rouge.

Le prêtre prit le pain et le rompit.

"Je fais comme le Christ a fait et je dis en son nom: Ceci est mon corps."

Il porta ensuite la coupe à ses lèvres:

"Et ceci est mon sang. Mangez et buvez en mémoire de moi."

Le pain et le vin passèrent de main en main, de bouche en bouche, pendant qu'une musique invisible et solennelle se faisait entendre et que tous chantaient un psaume à la gloire de Dieu.

Quand le pain et la coupe symboliques furent revenus au prêtre, il bénit les mets qui étaient sur la table et dit:

"Maintenant, mangez et buvez ce que Dieu nous a donné, avec un coeur pur et une joie pieuse."

Le repas commença. Les coupes furent remplies; de gais propos s'échangèrent; personne ne songeait au sanglant spectacle qui se préparait. De joyeuses mélodies accompagnaient cette fête étrange.

L'Apôtre donna un signal. Les assistants se levèrent tous ensemble, et les frères et les soeurs se placèrent en deux longues rangées des deux côtés de l'autel. La table fut rapidement enlevée. Les trompettes retentirent de nouveau, et ce fut comme un cortège de bacchantes et de corybantes qui se précipita dans la salle. En tête s'avançaient de belles jeunes filles, chaussées de sandales dorées et vêtues de longues robes blanches à franges d'or. Les épaules et les bras nus, elles avaient des guirlandes enlacées dans leurs opulentes chevelures, et jouaient de la flûte et des cymbales. Une deuxième troupe, avec des peaux de panthère autour des épaules et des thyrses dorés dans les mains, chantait et dansait. Venaient ensuite les pénitentes avec les pieds et les bras nus, vêtues de sombres peaux de bêtes, coiffées de têtes d'animaux, ayant des cordes de soie rouge pour ceintures et brandissant des disciplines.

Les sacrificatrices étaient conduites par Henryka. Elles avaient des sandales dorées, de longues robes de soie blanche garnies d'hermine, des lis dans leur chevelure dénouée qui tombait en ondes désordonnées et brillantes sur leurs épaules. Dans leurs mains étincelait le couteau du sacrifice. Elles entouraient Soltyk. Enfin venait Dragomira, vêtue d'une robe blanche trainante et d'une pelisse rouge, garnie d'hermine et d'une richesse royale. Une tiare d'or, couverte de pierreries, couronnait sa tête fière et dominatrice.

Toutes les jeunes filles, d'une beauté enchanteresse, tordaient leurs corps élancés et charmants dans les transports d'une danse digne des Bacchantes, pendant que leurs lèvres rouges, qui semblaient altérées de sang, poussaient de joyeuses acclamations et que leurs grands yeux brillaient d'un sourire cruel. Dragomira s'avançait pas à pas avec la majesté froide et silencieuse d'une statue de marbre et le sombre regard de la prêtresse sévère et inexorable. Quand le cortège fut devant l'autel, l'Apôtre se tourna vers la croix et pria Dieu d'accepter le sang qui allait couler en expiation des péchés de celui qu'on immolait comme de ceux de l'humanité tout entière. Puis il bénit la victime et toute la communauté qui était tombée à genoux, et prononça la prière du sacrifice, à laquelle tous s'unirent dans un profond recueillement et en se frappant la poitrine avec le poing. Quand l'Amen eut été répété trois fois, le prêtre livra Soltyk à la prêtresse. Elle s'avança vers l'autel et fit un signe à son cortège. Aussitôt retentit une musique farouche et triomphante, et la danse des Bacchantes recommença.

En même temps, quatre des jeunes filles vêtues de peaux de bêtes s'approchèrent doucement du comte, à la façon des chats; puis elles se précipitèrent brusquement sur lui en poussant un cri sauvage. Pendant que l'une, rapide comme l'éclair, lui jetait un lacet autour du cou, une autre lui attachait promptement les pieds avec sa corde de soie. Il tomba sur les genoux et les deux autres lui lièrent immédiatement les bras derrière le dos. Les sacrificatrices le saisirent et le placèrent sur l'autel.

"Pitié! murmura-t-il.

- C'est Dieu, qui a pitié!" répondit Dragomira, et elle releva lentement sa large manche doublée d'hermine. Sa pelisse tombait autour d'elle comme un ruisseau de sang; le couteau du sacrifice étincela dans sa main et ses lèvres entr'ouvertes laissèrent voir ses dents.

De nouveau la musique se fit entendre, de nouveau les jeunes filles reprirent leurs danses en agitant leurs thyrses dorés, leurs disciplines et leurs couteaux autour de l'autel.

Dragomira se pencha tendrement vers le bien-aimé et lui passa un bras autour du cou. Pendant qu'elle collait ses lèvres à celles de Soltyk, sa main droite lui donnait le premier coup. La victime frissonna et fit entendre un soupir. Les flûtes et les cymbales retentirent en suivant un rythme encore plus sauvage, et tous ces beaux corps s'agitèrent, en proie au délire des Ménades et à l'ivresse que donne l'odeur du sang.

XXV

EN CROIX

Le loup meurt silencieusement. Lord BYRON.

Il était encore grand matin lorsqu'on éveilla le P. Glinski. Le juif qui lui servait d'espion depuis des années demandait avec insistance à entrer. Il apportait, disait-il, d'intéressantes nouvelles. Le jésuite s'habilla à la hâte, et le domestique introduisit le fidèle Hébreu vêtu d'un long caftan.

"Sais-tu quelque chose sur le comte? demanda Glinski tout agité.

- Non, répondit le juif, mais j'ai découvert une piste importante qui peut nous conduire vers le comte.

- Qu'as-tu découvert?

- J'ai quelques raisons de croire que Bassi, Rachelles, la propriétaire du cabaret Rouge, se tient cachée à Romschin, dans le manoir de M. Monkony.

- C'est impossible!

- C'est pourtant vrai. Du moment que Mlle Maloutine est une Pêcheuse d'âmes, pourquoi Mlle Henryka, qui n'est qu'un coeur et qu'une âme avec elle, n'appartiendrait-elle pas aussi à cette secte?

- Tu as raison, mais Bassi avouera-t-elle, si nous réussissons à la prendre?

- C'est une femme peureuse, qui ne peut pas voir le sang, dit le juif; elle a certainement aidé à ces méfaits; mais elle ne s'attend pas à une trop rigoureuse punition. Elle avouera. Si elle ne parle pas, on la fera parler, car elle est très poltronne."

Le P. Glinski s'empressa d'aller à la police, et de là chez Zésim.

Tous les deux accompagnèrent l'employé, qui partit pour Romschin avec plusieurs agents. Ils eurent la précaution de s'arrêter dans un petit bois, à quelque distance du manoir, et d'expédier en avant les agents, qui s'approchèrent de différents côtés et cernèrent le maison.

Alors ils les rejoignirent et demandèrent à entrer.

Le concierge arriva tout en émoi et jura qu'il n'y avait personne au manoir.

L'employé le suivit avec Glinski dans la maison, pendant que Zésim gardait la porte.

Tout à coup on entendit un cri d'effroi poussé par une femme. Ce cri venait du jardin. Ce furent alors des jurements, des prières, des gémissements où l'on démêlait des larmes.

Bientôt deux agents de police amenèrent une jeune et jolie paysanne qu'ils avaient saisie au moment où elle essayait de s'enfuir par le jardin.

"Je suis du village, disait-elle en protestant.

- Ah! vraiment? dit d'un ton ironique un des agents. Il n'y a qu'un petit malheur, c'est que je te connais. Tu es Bassi Rachelles."

En même temps, il arracha le mouchoir rouge qu'elle avait autour de la tête. Elle se jeta à genoux, se tordant les mains avec désespoir.

"Je n'ai rien fait! criait-elle; je ne sais rien de rien, je suis innocente!

- C'est ce qu'on verra, dit l'agent de police; allons, marchons, en avant!"

On la conduisit dans une chambre du rez-de-chaussée, où entrèrent aussi l'employé et le jésuite.

"Ah! te voilà, dit l'employé; pourquoi te caches-tu ici? Quel crime as-tu commis?

- Je n'ai rien fait, je suis innocente!

- Tais-toi, scélérate!"

Bassi se jeta à ses pieds.

"Je n'ai pas versé de sang; je ne suis pas coupable!

- Où sont tes complices?

- Je ne suis pas une criminelle. Que Dieu me punisse si j'ai [fait] quelque chose de mal.

- Connais-tu Mlle Dragomira Maloutine?

- Oui.

- Elle est venue chez toi, au cabaret Rouge?

- Oui.

- Pourquoi y venait-elle?

- Elle s'y est rencontrée avec différents messieurs.

- Avec Pikturno et Soltyk?

- Je crois… oui.

- Tu savais que c'est une Pêcheuse d'âmes?

- Non, aussi vrai que Dieu m'entend, je ne l'ai pas su.

- Tu mens. Tu connais aussi les autres. Tu sais que Mlle Henryka Monkony appartient également à cette secte sanguinaire. Tu connais les associés; tu connais leurs repaires. Allons, avoue!

- Je ne sais rien. Je connais Mlle Henryka, voilà tout.

- Où se trouve Dragomira en ce moment?

- Je ne sais pas.

- Tu ne veux pas parler, s'écria l'employé; c'est bon, nous avons des moyens de te délier la langue."

Bassi lui embrassa las genoux en tremblant.

"Pitié! je ne sais rien, je ne peux rien dire!

- Assez causé! cria d'employé en frappant la terre du pied; le knout!
Et deux femmes qui sauront s'en servir!"

Un des agents sortit.

"Grâce! dit Bassi d'une voix suppliante et toute secouée par une terreur mortelle; grâce! je suis une femme! Comment pouvez-vous frapper une femme!

- Ces sont des femmes qui te frapperont/

- Non, non! s'écria-telle, jamais personne ne m'a touchée!

- Tant mieux! Tu n'en avoueras que plus vite."

L'agent revint avec deux jeunes paysannes solides, qui tenaient des cordes et des knouts. Elles considérèrent avec un sourire féroce Bassi, qui tremblait et qui se jeta, tout en larmes, aux pieds de l'employé.

"Attachez-la!

- Pitié! pitié!"

Bassi se mit en défense; mais ce fut bien inutile. Elle fut garrottée et attachée au poêle; puis les deux jeunes filles se postèrent derrière elle, le knout à la main.

"Combien de coups?

- Jusqu'à ce qu'elle avoue."

Les knouts commencèrent leur abominable besogne. Au bout de cinq coups, Bassi capitula.

"Assez! assez! j'avoue tout, détachez-moi.

- Encore cinq coups, pour la rendre tout à fait gentille," dit l'employé.

Les knouts continuèrent à travailler. Bassi criait et pleurait. Son désespoir ne touchait personne, ni l'employé qui fumait son cigare avec un air de parfaite satisfaction, ni les jeunes filles, qui n'étaient pas disposées à lâcher une victime de cette rareté.

Une fois délivrée, Bassi avoua tout, ses relations avec l'Apôtre et Dragomira, la part qu'elle avait prise au meurtre de Pikturno et à d'autres forfaits qui étaient jusqu'alors restés cachés. Elle révéla que la secte avait eu ses repaires au cabaret Rouge, à Myschkow et à Okozyn, et que Dragomira avait emmené le comte pour l'immoler.

"Où l'a-t-elle emmené? demanda le jésuite.

- Je ne sais pas.

- Alors, le knout!

- Pitié! Comment le saurais-je? Elle peut le retenir prisonnier à
Myschkow ou à Okozyn."

L'employé se consulta avec Glinski. Ils décidèrent d'en rester là pour l'interrogatoire, de retourner à Kiew et de se rendre en toute hâte à Okozyn avec toutes les forces disponibles. La juive fut attachée sur l'un des traîneaux, et l'on se mit immédiatement en route.

Cependant la nouvelle de cette arrestation était à peine connue dans le village que Juri partait à cheval pour Kiew, afin d'avertir Sergitsch; et celui-ci se rendait immédiatement en traîneau à Okozyn. Quand il arriva, les sectateurs de l'Apôtre s'étaient déjà dispersés dans toutes les directions. La plupart s'étaient enfuis du côté de la Galicie ou de la Moldavie.

Dragomira, Henryka, Karow et Tabisch étaient seuls restés auprès de l'Apôtre qui attendait courageusement le danger.

"Fuyez! fuyez! leur dit Sergitsch avec précipitation.

- Qu'est-il arrivé? demanda l'Apôtre s'une voix calme.

- Bassi a été découverte à Chomtschin et arrêtée, continua Sergitsch; on a employé le knout et elle a tout avoué. Vous n'avez plus ici un seul jour de sûreté. Si ceux qui nous poursuivent se hâtent, ils arriveront dans deux heures. Sauvez-vous pendant qu'il en est encore temps.

- Je laisse chacun libre de s'en aller, dit l'Apôtre; moi, je reste.

- Moi aussi, s'écria Dragomira, je ne t'abandonne pas."

Henryka entoura silencieusement son amie de ses bras.

"Moi aussi, je reste, dit Karow.

- Soit! dit l'Apôtre avec un sourire de tristesse, restez. Peut-être aurai-je encore besoin de vous. Toi, Sergitsch, tu vas partir pour Iassy, où beaucoup des nôtres se sont réfugiés. Là, tu prendras la conduite de notre sainte association, jusqu'à ce qu'on ait trouvé un prêtre. Que Dieu te protège!"

Sergitsch s'agenouilla devant le prêtre. Celui-ci le bénit et le baisa au front, puis se détourna.

"Maintenant, laissez-moi seul, dit-il, et attendez tout près d'ici que je vous appelle."

Tous sortirent de la chambre. Sergitsch remonta en traîneau et partit vers le Sud.

Il s'écoula quelques instants dans l'attente et l'anxiété; puis l'Apôtre appela Dragomira. Tous pressentaient quelque chose d'extraordinaire. Henryka était à genoux et priait.

Quand Dragomira entra, l'Apôtre, calme et majestueux, était assis dans un fauteuil. Il lui fit signe d'approcher. Elle obéit et tomba à genoux devant lui.

"C'est fini! Dragomira, dit l'Apôtre, nous sommes vaincus et nous n'avons plus rien à faire qu'à mourir avec courage. Je veux vous précéder et vous donner l'exemple.

- Tu veux nous quitter?" demanda Dragomira avec un effroi profond: les paroles expirèrent sur ses lèvres.

"Il le faut. Je ne fuirai pas. Dois-je me livrer aux mains de nos ennemis, des ennemis de Dieu? Dois-je finir sans gloire dans les steppes de la Sibérie? non; il est encore temps de choisir la route qui nous mène à Dieu apaisé et qui me conduira en Paradis. Il est encore temps d'inspirer un nouveau courage et de nouvelles espérances à tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu. Ma mort convaincra ceux qui doutent, raffermira ceux qui chancellent, allumera un feu sacré dans les âmes de ceux qui sont froids ou tièdes. C'est décidé. Renonce à me dissuader de mon projet; ne me plains pas; plains ceux qui restent après moi dans cette vallée de larmes et de péchés.

- Fais ce que Dieu t'inspire; mais moi je te vengerai sur ceux qui t'ont poussé dans la mort. Je te le jure.

- Tu ne dois pas me venger, Dragomira, reprit l'Apôtre en lui posant la main sur l'épaule. Ce n'est pas la haine, mais l'amour qui doit être dans ton coeur. C'est par amour que tu dois punir ceux qui blasphèment Dieu et persécutent ses serviteurs. Punis-les pour leur gagner, à eux qui sont aveugles et sourds, le royaume des cieux et la félicité éternelle, pour les sauver de la puissance du mal.

- Je t'obéirai jusqu'au dernier soupir, dit Dragomira, et j'agirai dans ton esprit. Avec l'aide de Dieu, j'espère accomplir ma mission. Puis je n'aurai plus rien à chercher sur cette terre, et je te suivrai sur la route de la lumière éternelle.

- Ma bénédiction est avec toi, dit l'Apôtre, et maintenant je compte sur toi, sur ton courage et ta force, dans cette heure de joie et de délivrance.

- Il faut que je te tue? murmura Dragomira épouvantée. Non! non!
Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela."

L'Apôtre sourit douloureusement.

"Non, la mort, c'est de Dieu que je l'attends, répondit-il avec calme; à toi je ne demande rien de plus que de m'assister au moment suprême et de m'obéir. Veux-tu faire ce que je t'ordonnerai?

- Oui.

- Alors, appelle les autres et tiens-toi prête."

Pendant que Dragomira faisait ce qu'il avait commandé, l'Apôtre se prosternait devant le crucifix et priait avec ferveur. Il ne se releva que quand ses derniers fidèles entrèrent. Il fit signe à Tabisch d'approcher et lui dit tout bas quelques mots. Tabisch pâlit, mais il inclina silencieusement la tête et sortit de la salle pour exécuter l'ordre qu'il avait reçu. L'Apôtre se rendit alors avec les autres dans le temple où il pria encore à genoux devant l'autel.

Tabisch ne tarda pas à revenir. Il portait une grande croix de bois grossièrement taillé, qu'il posa sur le sol devant l'autel. Il alla chercher ensuite des clous et un lourd marteau. Tous les assistants contemplaient ces préparatifs en silence, les lèvres pâles et le regard épouvanté. L'Apôtre se leva, étendit les bras et cria: "Que la volonté de Dieu soit faite! Crucifiez-moi!"

Dragomira et Henryka se précipitèrent tout en pleurs à ses pieds.

"Courage! mes amis, continua l'Apôtre, calmez-vous et ne m'abandonnez pas à la porte de la mort."

Dragomira se releva et essuya ses larmes. Henryka suivit son exemple.

"Au nom de Dieu, mettez-vous à l'oeuvre!" dit l'Apôtre, et il se coucha tranquillement sur la croix de bois en étendant les bras.

"Dragomira, dit-il, avec une gravité religieuse, je veux que ta main m'enfonce le premier clou."

Elle le regarda longtemps, puis, d'un mouvement presque machinal, saisit le marteau et un clou.

- "Où?" demanda-t-elle.

Elle était à la fois calme et décidée.

"A la main droite."

Dragomira écarta sa longue pelisse de zibeline et se mit à genoux. Puis elle retroussa ses larges manches, de manière à mettre à nu ses beaux bras. Elle hésitait encore.

"Courage!" dit l'Apôtre.

Elle posa le clou sur la main et donna le premier coup. Un sang rouge jaillit. L'Apôtre lui souriait. Elle frappa encore trois coups et la main fut clouée sur la croix.

"A toi, maintenant, Henryka, la main gauche."

Henryka se mit à genoux à son tour. Dragomira lui présenta le marteau et Karow un clou. Elle, d'ordinaire si avide de sang, elle qui, à la vue des souffrances des autres, éprouvait un sinistre plaisir, elle manqua le clou, tant ses yeux étaient voilés par les larmes, et frappa le poignet du martyr volontaire.

"Tu me fais bien mal, murmura-t-il, c'est encore la volonté de Dieu."

Henryka fit un effort, respira et acheva rapidement son horrible besogne.

"Maintenant, Karow, mets le dernier clou, dit l'Apôtre. Aide-le,
Dragomira."

Elle tint solidement les pieds sur la croix, pendant que Karow enfonçait rapidement, à grands coups, un énorme clou d'abord dans les chairs et ensuite dans le bois.

"Dressez-moi, continua l'Apôtre, je veux mourir, comme autrefois mon
Sauveur est mort."

Les deux hommes et les jeunes filles réunissant leurs efforts mirent la croix debout et la placèrent devant l'autel du sacrifice, auquel Tabisch l'attacha solidement avec des cordes. L'Apôtre restait calme et silencieux; mais ses lèvres tremblantes indiquaient qu'il souffrait d'épouvantables douleurs et qu'il priait. Les autres l'entouraient muets et désespérés. Dragomira était à ses pieds, son pâle visage contre la croix; Henryka avait caché sa tête dans le sein de Dragomira. Karow s'appuyait à la muraille; Tabisch, à genoux derrière l'autel, priait silencieusement.

Une heure s'écoula ainsi. L'Apôtre releva tout à coup la tête.

"C'est assez, mes amis, dit-il; il est temps de fuir. Laissez-moi.

- Je resterai auprès de toi tant que tu vivras! s'écria Dragomira avec exaltation.

- Pense à ta mission, fuis!

- Et tu tomberais aux mains de tes ennemis? s'écria-t-elle, non!"

Et alors, saisie d'une inspiration soudaine, comme une prophétesse:

"Dieu m'a éclairée, dit-elle, je veux lui obéir et te livrer à la mort, Apôtre!

- Si c'est la volonté de Dieu, répondit-il, obéis-lui."

Dragomira saisit le couteau du sacrifice, qui était sur l'autel, et s'approcha de l'Apôtre en montant les marches.

"Va devant moi à la lumière éternelle, lui dit-elle tout bas, je te suis."

Et alors, l'entourant d'un bras, pendant que ses lèvres touchaient pour la première fois celles de l'Apôtre, elle lui enfonça le couteau dans le coeur.

Aucun cri ne s'échappa de la bouche du martyr. Sa tête retomba sur sa poitrine et un sourire de félicité demeura sur ses traits inanimés.

"Tout est consommé! s'écria Dragomira avec une majesté farouche. Que son sang retombe sur eux!"

XXVI

DEVANT LE JUGE ETERNEL

"L'heure de la séparation a sonné." FRIEDRICH HALM.

"Où veux-tu fuir? demanda Henryka; où pouvons-nous encore nous cacher?
Ne vaut-il pas mieux suivre l'exemple de l'Apôtre et mourir comme lui?

- Oui, allons ensemble au devant de la mort!" s'écria Karow.

Tous étaient possédés par un enthousiasme sauvage, par un désir exalté et fou de la mort.

"Non, dit Dragomira qui prenait le commandement, non; notre mission n'est pas encore remplie. Zésim et Anitta doivent tomber d'abord sous le couteau du sacrifice. Ne craignez pas que l'on nous fasse prisonniers. Je vous conduirai hors de ce château et je connais un endroit où personne ne nous trouvera. Mais, avant de fuir, il faut tuer les pécheurs qui sont prisonniers. Personne ne doit sortir vivant de cette maison. Amenez-les tous ici."

Henryka et les deux hommes descendirent rapidement dans les sombres souterrains du château et firent monter dans le temple les prisonniers hommes et femmes, jeunes filles, jeunes hommes et vieillards. Les malheureux, chargés de chaînes, regardaient avec épouvante le mort étendu sur la croix et attendaient leur sort en tremblant.

Ils étaient tous réunis, au nombre de vingt et un. Dragomira monta à l'autel et supplia Dieu d'accepter les victimes avec clémence. Alors Henryka et elle saisirent les couteaux du sacrifice et se mirent à égorger sans pitié les infortunés voués à la mort.

En vain, secoués par les angoisses de la mort, demandaient-ils grâce; Karow et Tabisch les saisissaient l'un après l'autre et les plaçaient sur l'autel. Les prêtresses étaient là, debout, les manches retroussées, les bras nus, le fer étincelant à la main. Pendant longtemps on n'entendit que les plaintes, les sanglots, les cris de douleur des mourants. Une sorte de pieuse rage s'emparait des prêtresses pendant que le sang rouge et chaud ruisselait sur les mains. Elles poussaient des cris d'allégresse, comme des lionnes en délire, riaient aux éclats dans des transports de joie épouvantable et chantaient un hymne sauvage, un hymne de fous. C'était comme une ivresse de sang; leurs narines s'ouvraient, leurs lèvres frémissaient, leurs yeux brillaient de l'ardeur du meurtre. L'odeur du sang mêlée à celles des fourrures qui enveloppaient leurs corps, cette atmosphère d'arène romaine semblait les enivrer. Elles ne se reposèrent pas avant d'avoir frappé de leurs mains la dernière victime, avant d'avoir achevé l'horrible hécatombe offerte au dieu de colère et de vengeance, le seul dieu qu'elles connaissaient et qu'elles adoraient.

Alors elles rejetèrent leurs couteaux, lavèrent leurs mains ensanglantées et ôtèrent leurs vêtements souillés de sang.

Un quart d'heure plus tard, ils descendaient tous les quatre, habillés en paysans, dans les souterrains du château.

Dragomira les conduisait, une torche à la main. Ils fermèrent toutes les portes derrière eux, et barricadèrent la dernière avec des barres de fer et des pierres.

Ils étaient arrivés dans une vaste salle voûtée, où l'on n'apercevait aucune issue. Dragomira désigna une pierre placée tout en bas de la muraille. Ils réunirent tous leurs efforts, réussirent à la pousser de côté; et alors s'ouvrit devant eux un nouveau corridor souterrain que personne n'avait connu, excepté Dragomira et l'Apôtre.

Quand ils eurent passé en rampant par cette ouverture et remis la pierre à sa place, ils étaient sauvés.

Personne ne pouvait découvrir cette issue. Là devrait s'arrêter toute poursuite.

Ils s'avancèrent dans une galerie spacieuse et élevée qui était taillée dans le roc et qui remontait aux temps où Mongols et Tartares, Turcs et Cosaques envahissaient, pillaient et dévastaient cette partie de la Russie.

La galerie aboutissait, à une lieue environ du château, au milieu d'une épaisse forêt. L'ouverture, pratiquée dans un rocher élevé, était encore fermée par une dalle de pierre.

Ils arrivèrent enfin en plein air, et se trouvèrent sur une espèce d'observatoire d'où ils apercevaient les vastes plaines de la campagne par dessus les cimes des arbres séculaires. Devant eux brillaient les cinq coupoles de l'église grecque du village de Kasinka Mala.

Tabisch fut chargé d'aller aux nouvelles. Il revint bientôt annonçant que les gendarmes avaient investi le château, mais que la route par le bois était libre.

Pendant que les agents de police et les soldats dirigés par l'employé et le jésuite enfonçaient la porte du château et pénétraient dans les bâtiments, les fugitifs se glissaient avec précaution à travers l'épaisseur du bois dans la direction du village. Non loin du village, et dans le bois même, sur une espèce de presqu'île entourée de marécages et d'eau se trouvait un autre grand rocher, où, du temps des Tartares, des gens du pays fuyant devant eux s'étaient pratiqué une retraite sûre. Dragomira l'avait fait préparer depuis longtemps déjà comme un dernier asile pour elle et ses compagnons. Seuls l'Apôtre et Mme Maloutine, qui s'était enfuie en Moldavie, connaissaient cette cachette. Là, ils étaient complètement à l'abri. On y parvenait par une porte faite d'une roche habilement dissimulée derrière les broussailles et le lierre. Cette porte ne s'ouvrait que sous la main d'un initié et se refermait derrière lui. Une galerie sombre conduisait à l'intérieur. Puis un escalier taillé dans la pierre se dressait brusquement. En haut, à droite et à gauche, s'ouvraient deux chambres ménagées dans le roc et recevant le jour par de petites ouvertures cachées sous le lierre.

Les murs et le sol étaient recouverts de tapis, ainsi que les portes et les fenêtres. Des lits formés de matelas et de peaux de bêtes, des lampes suspendues au plafond, étaient tout le mobilier. Des niches creusées dans le roc renfermaient tout ce dont on ne pouvait se passer. Quelques marches de plus conduisaient au sommet du rocher, d'où la vue s'étendait au loin sur tout le pays environnant comme du haut d'un donjon.

Peu de jours auparavant, Dragomira avait elle-même transporté secrètement en ce lieu des vivres, des armes et des munitions. On pouvait à la rigueur s'y cacher pendant plusieurs semaines et même y soutenir un siège. Les fugitifs s'y installèrent. Les deux jeunes filles prirent une chambre, Karow et Tabisch prirent l'autre. Puis Dragomira appela Tabisch pour lui donner ses ordres. Quand il se fut un peu reposé, il repartit et s'en alla au village, à travers la forêt d'un pas tranquille, la pipe à la bouche, le bâton à la main, comme un bon paysan.

Il trouva dans un cabaret un grand garçon de la campagne, qui, moyennant deux roubles et un petit verre d'eau-de-vie, se chargea volontiers d'un message pour Zésim. Quand le jeune campagnard fut à cheval, Tabisch lui demanda encore s'il avait bien compris.

"Certainement, répondit-il, la demoiselle qui est chez la nourrice du monsieur est en danger; monsieur l'officier fera bien de venir tout de suite; seulement, pas chez Kachna, mais ici, au cabaret.

- Bien, je vois que tu es un garçon avisé."

Le messager partit. Tabisch calcula que Zésim ne pourrait pas arriver avant le point du jour, et se remit en route pour le rocher. Il retraversa la forêt sans accident et fit son rapport à Dragomira.

La police avait trouvé vide le nid des Dispensateurs du ciel, et était revenue à Kiew après avoir laissé quelques gendarmes pour garder la maison. La poursuite n'avait pas été plus loin et les fugitifs pouvaient jouir d'un peu de repos. La nuit était venue; l'armée des étoiles brillait au ciel; un silence religieux régnait au-dessus des cimes des chênes séculaires. Bientôt tout dormit; seule, une louve aux yeux ardents errait dans les profondeurs de la forêt, et Dragomira, que fuyait le sommeil, restait assise sur ses molles fourrures et songeait. Enfin, elle s'endormit, elle aussi. Mais ce ne fut pas pour longtemps: le premier chant d'oiseau l'éveilla de grand matin.

Cependant, le messager était arrivé à Kiew, avait réveillé Zésim et s'était acquitté de la commission. Zésim le renvoya sur-le-champ avec un autre message. Seulement, quand le garçon revint, au lieu d'aller au cabaret, il se rendit à la maison de la nourrice et lui annonça que: "Monsieur l'officier le suivait de près et serait au cabaret dans un quart d'heure au plus tard."

Ce message parut singulier à la paysanne, qui s'était réveillée la première et qui causait avec le jeune homme par la fenêtre. Elle lui dit d'attendre et éveilla Anitta.

"Mon enfant, dit-elle, avez-vous envoyé un message à Zésim?

- Moi…? Non.

- Il y a là un garçon qui apporte une réponse de lui. Parlez-lui vous-même."

Anitta s'habilla à la hâte. Un triste pressentiment s'était emparé d'elle et la poussait.

"Entre, dépêche-toi! cria-t-elle au messager, quand il apparut sur le seuil avec une contenance embarrassée.

- Qui t'a envoyé? demanda-t-elle.

- M. Jadewski.

- Et qui t'a envoyé à lui?

- Vous-même, mademoiselle.

- Je ne t'ai donné aucune commission.

- Mais si, hier soir, vous me l'avez fait dire par un paysan, qui m'a payé deux roubles.

- Raconte, dit-elle rapidement, raconte tout."

Quand le jeune campagnard eut fini son récit, Anitta comprit qu'on avait attiré Zésim à Kasinka pour s'emparer de lui. Il n'y avait que Dragomira qui pût lui avoir tendu un piège. Il était en danger d'être tué. Il s'agissait d'agir avec courage et promptitude.

"Eveille les voisins, dit-elle au jeune paysan, qu'ils s'arment et viennent ici avec nous. Mais dépêche-toi; il y va de la vie d'un homme."

Kachna éveilla les gens de sa maison. Anitta appela Tarass et fit seller le cheval qui était là exprès pour elle.

Zésim avait quitté Kiew peu de temps après avoir renvoyé le messager. Il arriva à Kasinka Mala au petit jour. Il sauta de son cheval, le remit au cabaretier juif qui s'était empressé de venir au-devant de lui, et entra dans le cabaret. Au moment où il posait le pied sur le seuil, il fut saisi par Karow et Tabisch. En même temps, Henryka lui arrachait son épée du fourreau; et, pendant que les deux hommes luttaient avec lui, elle lui jetait un lacet autour du cou. Peu d'instants après, Zésim, les mains et les pieds garrottés, était posé à genoux au milieu de la chambre, devant Dragomira. Celle-ci, habillée en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge aux pieds, un mouchoir rouge autour de la tête, une pelisse blanche de peau de mouton brodée en couleur, était assise sur un banc de bois et le considérait d'un air de triomphe.

"Enfin, te voilà entre mes mains!" dit-elle en faisant signe aux autres de s'éloigner.

Zésim ne répondit rien.

"Tu te tais? continua-t-elle. Est-ce que tu ne m'aimes plus? Ce serait fâcheux pour toi si tu avais change de sentiment, car voici l'heure où je vais tenir ma parole. Je suis prête à devenir ta femme. Puis après avoir été heureux, nous apaiserons Dieu et nous mourrons ensemble.

- Tu peux me ruer, répondit Zésim, mais jamais je ne mettrai ma main dans cette main souillée de sang; jamais je ne presserai sur mon coeur une réprouvée comme toi. Je t'ai aimée, mais en ce moment, tu me fais horreur.

- Je vous immolerai, toi et Anitta, en expiation du sang des justes qui retombe sur vos têtes.

- Ce n'est pas nous qui sommes les coupables, répondit Zésim, c'est toi qui es la criminelle, la scélérate! Le bras vengeur de Dieu, que tu as si souvent offensé, t'atteindra tôt ou tard.

- C'est ce que nous verrons, dit-elle avec calme; en attendant, tu es mon prisonnier, et Anitta ne tardera pas à être en mon pouvoir. Alors j'imaginerai pour vous des tortures auxquelles on n'a pas encore songé. Ne t'attends à aucune pitié de ma part.

- Je n'ai pas peur de toi, et je ne te demanderai pas grâce, s'écria Zésim; je suis fier de ta haine. Si je dois mourir, c'est que Dieu le veut. Je suis prêt à me soumettre à sa volonté."

Dragomira riait. Ce rire, froid et cruel comme celui d'un démon, faisait tressaillir Zésim lui-même, malgré son courage. Il frissonnait devant cette belle enchanteresse qui avait autrefois troublé tous ses sens et exercé sur son coeur un empire despotique.

"Nous verrons si tu restes toujours aussi ferme, dit-elle avec la majestueuse tranquillité d'une souveraine qui n'est pas habituée à rencontrer de résistance; d'abord tu éprouveras encore une fois le charme qui t'a si souvent vaincu; et, quand au milieu des plus doux tourments, tu te traîneras à mes pieds en me demandant grâce, comme un païen à son idole, comme un esclave à son maître, Anitta verra comme je me raille de toi, comme je te repousse du pied, et comme je te livre à la mort sans pitié.

- Tu peux me torturer et me tuer; tu ne m'aviliras pas. Je méprise ta puissance."

Dragomira se leva et prit un fouet qui était sur une table. Au même instant Henryka se précipita dans la chambre en criant:

"Fuyez! Ils arrivent! Anitta à cheval, suivie de gens armés!"

Dragomira pâlit un moment. Mais elle eut bientôt recouvré son calme et sa décision.

"Fuis! dit-elle d'u ton de commandement énergique, votre affaire est de continuer l'oeuvre sainte! Sauvez-vous!

- Je reste avec toi, s'écria Henryka.

- Non, fuis, je te l'ordonne, en toute hâte, à cheval! Je reste ici pour juger au nom du Tout-Puissant!"

Henryka se jeta dans les bras de Dragomira et lui donna un baiser; puis elle sortit rapidement, sauta sur le cheval de Zésim et partit au galop. Karow et Tabisch se sauvèrent par le jardin, passèrent par-dessus la clôture de planches et disparurent dans la forêt.

Dragomira prit son revolver et attendit Anitta de sang-froid.

On entendit le trépignement des pieds des chevaux, des pas lourds, le cliquetis des armes, une voix claire qui donnait des ordres. Puis le silence se fit, et Anitta entra, accompagnée de Tarass. Elle portait, elle aussi, la jupe courte, les bottes d'homme, la pelisse de mouton et le mouchoir de tête d'une paysanne petite-russienne. Elle avait un pistolet à la main; Tarass était armé d'un fusil de chasse.

"Rends-toi, scélérate! cria Anitta; le cabaret est entouré par mes gens. Tu es entre mes mains. Tu ne peux t'échapper."

Dragomira dressa fièrement la tête.

"Je t'ai attendue, répondit-elle, pour régler mon compte avec toi. Cette heure est celle du châtiment que je veux vous infliger au nom de Dieu, à toi et à celui qui est là!

- Tu blasphèmes Dieu quand tu prononces son nom, dit Anitta, il a horreur de toi et de ta doctrine homicide.

- Dieu décidera entre toi et moi.

- Qu'il décide! répondit Anitta, regardant avec calme son ennemie bien en face, nous sommes toutes les deux devant le Juge éternel. Qu'il prononce!"

Un sourire triomphant passa sur le beau et fier visage de la Pêcheuse d'âmes, pendant qu'Anitta faisait à voix basse une courte prière.

Toutes les deux levèrent en même temps leurs pistolets. Il y eut un instant d'anxieuse attente, puis Dragomira pressa la détente.

Le coup ne partit pas.

L'autre chien s'abattit. On vit un éclair, on entendit une détonation. Dragomira fit encore un pas vers Anitta et tomba tout à coup en avant le visage contre terre.

"Est-elle morte?" demanda Anitta.

Tarass s'approcha de Dragomira et la retourna:

"Dieu a jugé, dit-il, son âme est devant lui."

Anitta se mit à genoux et éleva en pleurant ses bras vers le ciel. Puis elle se releva, tira le poignard qu'elle portait à sa ceinture, coupa rapidement les cordes qui liaient son bien-aimé, et, sanglotant de joie, le serra contre sa poitrine.

"Sauvé! murmura Zésim, sauvé par toi!"

La nourrice se précipita alors dans la salle, et se suspendit en pleurant au cou de Zésim.

"Mon enfant! s'écria-t-elle, mon cher enfant! Le ciel t'a protégé et cet ange t'a sauvé!"

Le traîneau de Kachna fut bientôt attelé. Zésim aida Anitta à y monter, et Tarass sauta sur le siège du cocher. On partit au galop pour Kiew et l'on alla droit au palais Oginski.

Zésim, tout triomphant, rendit la bien-aimée à son père et à sa mère, qui bénirent le jeune couple en versant des larmes de joie et rendirent grâces à Dieu par un voeu solennel.

Aujourd'hui, à Kasinka Mala, à la place où était jadis le cabaret et où Dragomira mourut, s'élève une chapelle dédiée à la Vierge. Tous les ans, au jour anniversaire de celui où Zésim fut sauvé par Anitta d'une façon si merveilleuse, un prêtre y dit une messe basse pour l'âme de la malheureuse, victime d'une épouvantable superstition.

FIN

TABLE DES MATIERES

PREMIERE PARTIE

I. La Prédiction
II. Mère et Fille
III. Dragomira
IV. La Mission
V. Le Feu follet
VI. La Vestale
VII. Anitta
VIII. Le Cabaret rouge
IX. Le comte Soltyk
X. Le loup
XI. Ange ou démon?
XII. Flèche d'amour
XIII. L'infirmière
XIV. Jeune amour
XV. La médecine des Borgia
XVI. Une âme sauvée
XVII. Un beau rêve
XVIII. Les roses se fanent
XIX. Dans le filet
XX. Pastorale
XXI. Effet à distance
XXII. Le regard du tigre
XXIII. Où allons-nous?
XXIV. La confession
XXV. La Vénus de glace
XXVI. Sous le masque

DEUXIEME PARTIE

I. Ciel et Enfer
II. La route du paradis
III. Cartes vivantes
IV. Dans le labyrinthe de l'amour
V. Le purgatoire
VI. Le voile se soulève un peu
VII. Nouveau pas vers le but
VIII. De l'autre monde
IX. A bas le masque
X. Nouvelles mines
XI. Chasse à l'homme
XII. Dans le filet
XIII. Tissu de mensonges
XIV. Traité d'alliance
XV. Perdu
XVI. La Déesse de la vengeance
XVII. Coeurs de marbre
XVIII. La Pêcheuse d'âmes
XIX. La fuite
XX. Rêve d'amour
XXI. Sauvés!
XXII. Les tourments des damnés
XXIII. La dernière carte
XXIV. Le sacrifice
XXV. En croix
XXVI. Devant le Juge éternel

Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.

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