La pénétration saharienne (1830-1906)
The Project Gutenberg eBook of La pénétration saharienne (1830-1906)
Title: La pénétration saharienne (1830-1906)
Author: Augustin Bernard
Napoléon Lacroix
Release date: August 9, 2024 [eBook #74216]
Language: French
Original publication: Algiers: Imprimerie algérienne, 1906
Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by Bibliothèque numérique Paris 8 (Octaviana))
LA
PÉNÉTRATION SAHARIENNE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE
L’ALGÉRIE
LA
PÉNÉTRATION
SAHARIENNE
(1830-1906)
PAR
AUGUSTIN BERNARD
Professeur
à l’École Supérieure des Lettres d’Alger
Chargé de Cours à la Sorbonne
N. LACROIX
Chef de Bataillon d’Infanterie h.
c.
Chef du Service des Affaires Indigènes
au Gouvernement Général de l’Algérie
ALGER
IMPRIMERIE ALGÉRIENNE
1906
TABLE DES MATIÈRES
| Pages | |
| Introduction | V |
| CHAPITRE PREMIER | |
| LES PREMIÈRES TENTATIVES (1830-1852) | |
| L’occupation étendue et l’occupation restreinte. — Les renseignements anciens et nouveaux. — Cartes de Rennell et de Lapie. — D’Avezac. — La Commission scientifique de l’Algérie. — Carette (1844). — Daumas (1845). — Carte du Sahara algérien. — El-Aïachi et Moula Ahmed. — Expéditions dans l’Atlas Saharien (1844-47). — Les Établissements Français. — L’expédition Cavaignac et le docteur Jacquot. — Nouvel ouvrage de Daumas. — Projets commerciaux : Subtil, Jacquot. — Tentatives d’exploration : Prax, Berbrugger. — Conclusion | 1 |
| CHAPITRE II | |
| LA PÉRIODE DU MARÉCHAL RANDON (1852-1864) | |
| Gouvernement du maréchal Randon. — Voyages de Barth. — Traduction d’Ibn Khaldoun. — Grammaire tamacheq de Hanoteau. — Occupation de Laghouat (1852) et capitulation du Mzab. — Renou (1853). — Rôle des Ouled-Sidi-Cheikh. — Si Hamza, Cheikh-Othman et Ikhenoukhen. — Projets commerciaux. — Double objectif des explorations : le Touat et Ghadamès | 16 |
| I. Explorations dans l’Ouest. — Dastugue (1853). — El-Ouazzani (1854). — Mac-Carthy (1854). — De Colomb (1854-59). — Correspondance de 1858 concernant Si Hamza. — Colonieu et Burin (1860). — Projets sur le Touat et le Niger. — Rohlfs (1864) | 24 |
| II. Explorations dans l’Est. — Occupation de Touggourt (1854). — Forages de Jus dans l’Oued-Rir (1856). — Ville (1855-63). — Pomel (1862). — Bonnemain à Ghadamès (1856-57). — Bou-Derba (1858). — Duveyrier (1859-61). — Mission et traité de Ghadamès (1862) | 39 |
| Conclusion. — Cartographie. — Faidherbe au Sénégal | 53 |
| CHAPITRE III | |
| LA PÉRIODE DE STAGNATION (1864-1879) | |
| L’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh. — La guerre franco-allemande de 1870. — Colonnes du Sud-Ouest : de Colomb, Colonieu ; expédition du général de Wimpffen dans l’Oued-Guir. — Colonnes du centre : de Lacroix, de Galiffet. — Les explorations : Dournaux-Dupéré et Joubert (1873-74). — Soleillet (1874). — Largeau (1875-77). — Louis Say (1876-77). — Les missionnaires du cardinal Lavigerie : les Pères Paulmier, Ménoret et Bouchard (1875-76) ; les Pères Richard et Kermabon (1879). — Colonisation de l’Oued-Rir. — La mer intérieure : mission Roudaire (1876). — Le Sahara de Pomel. — Masqueray au Mzab. — Conclusion | 57 |
| CHAPITRE IV | |
| LA PÉRIODE DU TRANSSAHARIEN (1879-1881) | |
| La question du Transsaharien. — L’ingénieur Duponchel. — La mission Pouyanne (1879) ; renseignements recueillis par MM. Sabatier et Coyne ; hypothèse de M. Sabatier sur l’Oued-Saoura. — La mission Choisy (1879-80). — Les deux missions Flatters (1880-81). Résultats scientifiques. Véritables causes du massacre de la mission. — Occupation de la Tunisie (1881) | 73 |
| CHAPITRE V | |
| LA PÉRIODE D’EFFACEMENT (1881-1890) | |
| I. Conséquences du massacre de la mission Flatters. — Création du poste d’Aïn-Sefra et insurrection de Bou-Amama (1881). — Projets de Saussier sur Figuig (1882). — Occupation du Mzab (1882), de Ouargla, de Touggourt, d’El-Oued, de Djenien-bou-Rezg (1885). — Inauguration des voies ferrées d’Aïn-Sefra (1887) et de Biskra (1888). — Sondages artésiens dans l’Oued-Rir et à Ouargla. — Idées du commandant Rinn | 93 |
| II. Explorations. — Les Pères Richard, Morat et Pouplard (1881). — Première mission Foureau (1883). — Teisserenc de Bort (1885). — Palat (1886). — Douls (1889) | 97 |
| III. Cartographie. — Renseignements recueillis par MM. de Castries (1882) et Le Châtelier (1885-86). — Missions de M. René Basset. — Ouvrages de MM. de Motylinski, Masqueray, Amat sur le Mzab. — Les Touareg Taïtoq prisonniers : travaux de MM. Masqueray et Bissuel | 103 |
| Mission Crampel. — Fondation du Comité de l’Afrique française | 108 |
| CHAPITRE VI | |
| LA PÉRIODE DU PARTAGE DE L’AFRIQUE (1890-1900) | |
| I. — La convention de 1890 avec l’Angleterre. — Occupation d’El-Goléa (1891). — Voyage de M. Cambon à El-Goléa (1892). — Projets d’expédition au Touat. — Les bordjs (1892-93). — Prise d’In-Salah (1899). — Progrès dans l’Afrique occidentale et centrale. — Prise de Tombouctou. — Politique saharienne du Soudan. — La « course au lac Tchad ». — La convention de 1899 | 111 |
| II. — Explorations : Jacob (1892). — Godron (1895). — Flamand (1896-1900). — Germain et Laperrine (1898). — Cornetz (1891-94). — Foureau (1890-1900). — La mission Foureau-Lamy (1898-1900). | 119 |
| III. — Tentatives de pénétration commerciale. — G. Méry (1892-93). — D’Attanoux (1893-94). — Morès (1896). — Question des marchés francs (1893). — Question du Transsaharien | 139 |
| IV. — Renseignements recueillis par MM. Deporter (1890) et Sabatier (1891). — Ouvrages de MM. Schirmer, Vuillot, de la Martinière et N. Lacroix. — Cartographie saharienne | 148 |
| CHAPITRE VII | |
| LA SOLUTION (1900-1906) | |
| I. L’occupation des oasis du Sud-Ouest et ses conséquences. — La question de la Zousfana. — Protocoles de 1901 et 1902. — Attentats de 1902. — Bombardement de Zenaga. — Affaire de Taghit. — Le général Lyautey (septembre 1902). — Occupation de Béchar (novembre 1903). — Organisation de la région entre Zousfana et Oued-Guir. — Le chemin de fer. — Le commerce. — Reconnaissances et explorations. — Cartographie. | 153 |
| II. La question Touareg. — Les raids Cottenest, Guillo-Lohan, Laperrine, Pein, Besset, Touchard. — Action du Soudan. — Jonction de l’Algérie avec le Soudan (18 avril 1904). — Missions Etiennot, Gautier, Chudeau. — Occupation de Taoudeni. — Résultats scientifiques | 170 |
| III. L’organisation du Sahara. — La limite sud de l’Algérie. — La limite Nord du Soudan. — Les communications transsahariennes : le télégraphe, le chemin de fer | 181 |
| Conclusion | 193 |
| Carte hors texte : Sahara septentrional en 1830, 1852, 1866, 1881, 1900, 1906. | |
INTRODUCTION
Le Sahara peut être défini la zone à pluies irrégulières et rares (moins de 20 centimètres par an), comprise entre la zone des pluies subtropicales d’hiver, c’est-à-dire les pays méditerranéens, et la zone des pluies tropicales d’été, c’est-à-dire le Soudan. Ses limites n’ont rien de précis, et, surtout en l’état actuel des connaissances, ne peuvent être fixées avec certitude.
De cette immense zone désertique, la partie qui nous intéresse le plus directement est la région qui s’étend au sud de nos possessions d’Algérie et de Tunisie et se prolonge d’une part jusqu’au bassin du Niger, de l’autre jusqu’au lac Tchad. La moitié septentrionale, comprise entre l’Atlas et l’Ahaggar, se rattache à nos établissements de l’Afrique du Nord.
La géographie physique du Sahara septentrional, entre l’Atlas et l’Ahaggar, est des plus simples. A l’Ahaggar ou massif central Targui, composé de terrains cristallins anciens surmontés de roches éruptives et dont les sommets atteignent 2.000 mètres d’altitude, s’adossent une série de plateaux gréseux dévoniens, notamment le Mouydir et le Tassili des Azdjer. Une grande auréole de plateaux crétacés, comprenant le Mzab, le Tademayt, le Tinghert, la Hamada-el-Homra, sépare les deux bassins d’atterrissements du Melrir à l’Est et du Gourara à l’Ouest, recouverts d’alluvions tertiaires et quaternaires. Le bassin du Melrir ou de l’Igharghar, constituant le Bas-Sahara (700-300 mètres), a sa pente générale du Sud au Nord, celui du Gourara s’incline du Nord au Sud. Deux grands massifs de dunes, l’Erg occidental et l’Erg oriental, occupent une surface importante dans chacun de ces deux bassins hydrographiques.
La cause de l’aridité du Sahara ne doit pas être cherchée dans la nature du sol : il ne diffère pas géologiquement des autres contrées du globe ; il n’est pas, comme on le croyait, entièrement formé de sables (1/9 à peine de sa surface), et d’ailleurs les sables sont loin d’être aussi stériles que les plateaux caillouteux ou hamadas. La cause de cette aridité n’est pas non plus le relief : le Sahara n’est pas une immense plaine comme on se l’imaginait : il a ses montagnes, ses plateaux et ses dépressions ; ce qui domine dans l’ensemble, ce sont les plateaux aux couches sensiblement horizontales, traversés par des vallées sèches ou oued, limités par de grandes lignes de falaises découpées, au profil souvent assez accentué pour recevoir le nom de djebel ou montagne. « Ce n’est pas le sol infécond qui se refuse à produire, c’est le climat qui le condamne à la stérilité[1]. »
Le Sahara septentrional, pour une superficie plus vaste que celle de la France, ne compte pas plus de 300.000 habitants. C’est que la vie sédentaire n’est possible que près des points d’eau permanents, autour desquels on trouve des cultures irriguées, et qui constituent les oasis. Les deux groupes d’oasis situées au Sud de nos possessions méditerranéennes occupent le fond des deux grands bassins d’atterrissements : c’est, d’une part, la série des oasis d’Ouargla, de l’Oued-Rir (Touggourt), des Ziban (Biskra) et du Djerid tunisien, dans le bassin du Melrir ; d’autre part, le chapelet des oasis du Gourara, du Touat et du Tidikelt, dans le bassin de l’Oued-Saoura. Ces dernières oasis, quoique à une latitude plus méridionale que celles de l’Oued-Rir, en forment le pendant au point de vue géographique et sont, comme ces dernières, dans la dépendance naturelle de l’Algérie. Quant aux oasis du Mzab, situées sur le plateau crétacé, elles occupent une situation anormale et en quelque sorte contre nature, qui s’explique par des raisons historiques.
En dehors de ces quelques oasis habitées par des populations sédentaires, le Sahara est vide. Les explorateurs, à la suite de leurs reconnaissances, ajoutent indéfiniment des noms sur la carte de ces solitudes, mais ces noms ne s’appliquent qu’à des puits, à des dunes et à certains accidents de la topographie saharienne (Ghourd, Gassi, Feidj, Draa, etc.) Les points qu’ils désignent n’ont aucune importance économique ou politique.
Dans le désert proprement dit vivent des groupes de Berbères nomades, les Touareg. On a coutume de diviser en deux grandes confédérations, celle des Hoggar et celle des Azdjer, les Touareg que l’on rencontre en abordant le Sahara par nos possessions de l’Afrique du Nord. En réalité, le lien qui unit les diverses tribus est très lâche ; les chefs ou amenokal n’ont aucune autorité effective, et personne ne peut se flatter de parler au nom de la confédération tout entière. La cohésion est très faible et l’anarchie complète. La vie pastorale ne procurant au désert que des ressources tout à fait insuffisantes, le pillage est admis comme moyen d’existence par toutes les tribus errantes du désert, qui, mourant littéralement de faim, vivent dans un état de désordre et de guerre perpétuel. Les nomades sont les véritables maîtres des oasis, qu’ils exploitent et où ils se ravitaillent ; le centre de ravitaillement des Hoggar est In-Salah, celui des Azdjer est Ghadamès.
La valeur économique du Sahara est nécessairement des plus faibles ; il s’y fait deux sortes de commerces : le commerce de ravitaillement et le commerce de transit. Au point de vue du commerce saharien proprement dit, les deux seuls objets susceptibles d’échange sont la datte et le sel. Au point de vue du commerce transsaharien, le désert doit être regardé comme un obstacle aux communications et aux relations commerciales. Cet obstacle n’est pas infranchissable. Des relations ont toujours existé à travers le désert entre le Soudan et l’Afrique méditerranéenne. Mais on s’est bien mépris sur leur importance ; la valeur du commerce total du Soudan à la mer par le Sahara est évalué à environ 9 millions, le mouvement d’un port de vingtième ordre. L’importance de ce commerce va sans cesse en diminuant, non seulement dans les possessions françaises de l’Afrique du Nord, mais aussi en Tripolitaine et au Maroc. Les entraves au commerce des esclaves et l’ouverture des voies de la côte occidentale d’Afrique sont les principales causes de cette décadence, à laquelle on espère remédier par la construction de voies ferrées transsahariennes.
Le Sahara septentrional, entre l’Atlas et l’Ahaggar, a été le théâtre de tentatives d’exploration et de pénétration parties de nos colonies de l’Afrique du Nord. Ces tentatives se présentent sous trois formes principales. On peut rechercher uniquement le progrès des connaissances géographiques, dresser la carte de territoires inconnus, recueillir sur le sol, le climat, les populations des renseignements de tous ordres, sans viser le moins du monde à s’établir dans la contrée. On peut avoir pour objet l’occupation directe ou indirecte des régions sahariennes, prendre possession de tel ou tel groupe d’oasis et y établir l’autorité française, que cette autorité soit d’ailleurs exercée par des Européens ou par des indigènes. On peut enfin se livrer à des entreprises culturales, chercher à reconnaître et à exploiter des richesses minérales, s’efforcer de nouer des relations commerciales et de créer un mouvement d’échanges. Ces trois modes de pénétration peuvent être appelés la pénétration scientifique, la pénétration politique et la pénétration économique. Nous nous proposons de les passer en revue et d’en faire l’historique sommaire, depuis 1830 jusqu’à nos jours.
La première édition de la présente brochure avait été publiée à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900. Nous l’avons remaniée et augmentée. Ainsi qu’on en pourra juger, la pénétration saharienne a fait, dans ces dernières années, des progrès considérables et la plupart des questions sahariennes sont résolues ou sur le point de l’être.
[1]Schirmer, Le Sahara, Paris, 1893, p. 23.
LA
PÉNÉTRATION SAHARIENNE
CHAPITRE PREMIER
LES PREMIÈRES TENTATIVES (1830-1852)
L’occupation étendue et l’occupation restreinte. — Les renseignements anciens et nouveaux. — Cartes de Rennell et de Lapie. — D’Avezac. — La Commission scientifique de l’Algérie. — Carette (1844). — Daumas (1845). — Carte du Sahara algérien. — El-Aïachi et Moula Ahmed. — Expéditions dans l’Atlas Saharien (1844-47). — Les Etablissements français. — L’expédition Cavaignac et le docteur Jacquot. — Nouvel ouvrage de Daumas. — Projets commerciaux : Subtil, Jacquot. — Tentatives d’exploration : Prax, Berbrugger. — Conclusion.
Lorsque la France, en 1830, fut amenée par la prise d’Alger à s’établir sur la côte barbaresque, il ne pouvait être encore question d’entrer en contact avec le Sahara. Il fallut d’abord conquérir le Tell, et d’ailleurs, pour le Tell même, les discussions durèrent plusieurs années entre les partisans de l’occupation étendue et les partisans de l’occupation restreinte, voire de l’évacuation.
Les événements, plus forts que les théories, se chargèrent de résoudre la question. On fut amené par la force des choses à conquérir l’Algérie toute entière ; on s’aperçut[2] qu’il fallait être maître partout, sous peine de n’être en sécurité nulle part.
Cependant, dès le début de la conquête, on s’était préoccupé de rechercher et de réunir des renseignements sur les régions sahariennes, en attendant qu’on pût en faire l’exploration directe. Il y a lieu, disait le capitaine Carette[3], de distinguer la géographie mathématique, c’est-à-dire les éléments obtenus par les opérations exactes, ayant le caractère de la certitude, et la géographie critique, c’est-à-dire les indications fournies par des voyageurs auxquels l’usage des instruments de précision était interdit, ou par des géographes dont le témoignage n’est pas irrécusable. C’est de 1830 que date l’ère de la géographie positive en Algérie : le Sahara, au contraire, restait et devait rester longtemps encore le domaine de la géographie critique.
Parmi les renseignements dont on disposait, les uns remontaient à une époque antérieure à 1830. Les auteurs principaux auxquels on les empruntait étaient, outre les géographes grecs et romains, El-Bekri (XIe siècle)[4], Edrisi (XIIe siècle)[5], Léon l’Africain (XVIe siècle)[6], Thomas Shaw (XVIIe siècle)[7], enfin les naturalistes français Peyssonnel, Desfontaines[8] et Poiret (XVIIIe siècle)[9]. Le major Laing (1825-1826), puis René Caillié (1827-1828) avaient visité Tombouctou, mais leurs traversées du Sahara avaient fourni peu de résultats scientifiques. La carte d’Afrique publiée par Rennel en 1790 (revue en 1803), dont nous reproduisons la partie relative au Sahara, peut être considérée comme représentant assez exactement l’état des connaissances avant la conquête française. La carte publiée par le colonel Lapie (1828)[10], appuyée surtout sur Shaw, ne marque pas un progrès bien sensible sur la carte de Rennel, bien que Carette ait dit « qu’il était impossible de faire un usage plus judicieux de matériaux incohérents[11] ».
Mais des faits nouveaux s’introduisirent bientôt dans le domaine de la discussion et agrandirent le cercle des connaissances. On avait rencontré à Alger même des Mozabites et des Biskris organisés en corporations de métiers, et on avait obtenu d’eux quelques renseignements sur leur pays d’origine[12]. En 1835, d’Avezac publiait ses Etudes de géographie critique[13]. Il avait pris pour point de départ un itinéraire fourni à William B. Hodgson, consul général des Etats-Unis à Alger, par un habitant de Laghouat. Hodgson avait traduit en anglais la relation d’El-Hadj ebn ed Din el Laghouati, et d’Avezac en avait fait une version française. Les itinéraires de cet indigène vont de Laghouat à In-Salah et d’El-Goléa à Ghadamès. Désirant tracer ces itinéraires sur une petite carte, d’Avezac sentit la nécessité de faire table rase de tous les travaux antérieurs et de construire à neuf la carte de la région ; il fut ainsi amené à discuter de nombreux itinéraires, et à utiliser divers renseignements qui lui furent communiqués par l’état-major français. Cette discussion savante et approfondie est le commentaire de la carte, datée de février 1836.
En 1837 fut constituée une Commission pour l’exploration scientifique de l’Algérie[14] qui, organisée en 1839, commença à fonctionner vers 1840, et publia les excellents travaux géographiques du capitaine du génie Carette. Les deux ouvrages qu’il fit paraître en 1844 sont la mise en œuvre d’informations indigènes[15].
Où commençait le Sahara ? Telle était la première question qu’on se posait alors. « A une époque où l’on connaissait à peine le Tell algérien, pour qui était à Oran et à Alger, les villes de Mascara, de Tlemcen et de Médéa étaient des oasis en plein désert ; pour qui était dans ces villes de l’intérieur, Saïda, Tiaret, Teniet-el-Had, tous les postes qu’on venait de créer sur les limites du Tell, étaient au bout du monde. Ceux de nos officiers qui faisaient la guerre, qui observaient, savaient seuls à quoi s’en tenir. Mais pour tout le monde le désert commençait au-delà de ces postes, et il fut un temps, dans la province d’Oran, par exemple, où une colonne qui s’était hasardée jusqu’au Chott croyait être arrivée aux limites du possible, et avoir atteint une ligne au-delà de laquelle l’air n’était plus respirable que pour les nègres et les antilopes[16] ».
On comprend d’ordinaire dans le Sahara algérien la région des steppes ou hautes plaines, souvent appelées aussi le Petit-Désert, qui s’étend au sud de la dernière ride de l’Atlas Tellien, au-delà de Daïa, Tiaret et Boghar. Cependant d’autres auteurs[17] reconnaissaient que le Sahara ne commence qu’au sud des montagnes de la Kibla, c’est-à-dire au sud de l’Atlas Saharien. Carette s’efforçait à son tour[18] de marquer les limites entre le Tell, région des laboureurs et des céréales, et le Sahara, région des pasteurs et des palmiers. Il était amené à distinguer entre la zone des landes (les steppes), et la zone des oasis, qui s’étend jusque vers Ouargla, « limite naturelle de l’Algérie ». Au-delà s’étend le désert proprement dit, « parcouru plutôt qu’habité par les Touareg ». Cette distinction se retrouve dans la plupart des ouvrages de cette époque. Carette étudiait successivement les lieux d’échange du commerce saharien, les moyens d’échange et voies de commerce, les objets d’échange. Il examinait en détail les divers itinéraires et les reportait sur sa carte. Il fournissait également, dans sa Carte des tribus[19], bon nombre de renseignements sur les populations de l’Algérie méridionale. La Description de l’empire du Maroc, de Renou, parue aussi dans l’Exploration scientifique de l’Algérie[20], contenait des documents sur le Sahara oranais.
En 1845, le lieutenant-colonel Daumas, autorisé et encouragé par Bugeaud, publiait le Sahara Algérien, résultat des études poursuivies pendant plus de dix ans par la direction centrale des affaires arabes et des témoignages recueillis de la bouche de plus de 200 indigènes[21]. Le colonel Daumas les interrogeait, le capitaine Gaboriaud dessinait et coordonnait le tracé, Ausone de Chancel, secrétaire archiviste de la direction des affaires arabes, prenait des notes et rédigeait. Une carte du Sahara algérien, publiée sous les auspices du maréchal Bugeaud et gravée sous la direction du dépôt de la guerre, servait de complément à l’œuvre de Daumas. On avait pris pour limite même de nos possessions, « les forts de séparation qui couronnent le Tell et dominent le Sahara », c’est-à-dire la ligne de postes Tiaret-Boghar-Tébessa. Au Sud, on avait choisi comme limite une ligne brisée passant par Nefta, le Souf, Ouargla et In-Salah. On divisait la région considérée en deux parties, orientale et occidentale, séparées par la grande ligne d’Alger à Ouargla. On étudiait d’abord cette ligne, puis l’Est et enfin l’Ouest, en procédant par itinéraires et en s’avançant de renseignements en renseignements. « Dans son ensemble, disait le colonel Daumas[22], le Sahara présente, sur un fond de sable, ici des montagnes, là des ravins ; ici des marais, là des mamelons ; ici des villes et des bourgades, là des tribus nomades dont les tentes en poil de chameau sont groupées comme des points noirs dans l’espace fauve. » On est donc revenu de l’idée qui considérait le Sahara comme entièrement inhabitable et inhabité. Peut-être même tend-on à tomber dans l’excès contraire ; on remarque que les centres de population sont, dans la première zone du Sahara, beaucoup plus nombreux que dans le Tell[23].
La méthode d’utilisation des informations indigènes fut dès le début portée par Carette, et surtout par Daumas, à une perfection qu’on n’a pas dépassée depuis et qu’on a rarement égalée. Carette avait insisté sur l’usage que l’on pourrait faire des voyageurs algériens dans l’intérêt des sciences économiques et géographiques. « Il est possible, dit-il[24], sans quitter les villes abordables du continent africain, d’obtenir sur l’intérieur des renseignements de toute nature. Ces renseignements, recueillis avec persévérance, rapprochés et contrôlés avec discernement, conduiraient à la connaissance des faits généraux. » Il concluait en demandant la fondation d’une école pratique d’explorateurs indigènes.
Dans les bibliothèques mêmes, il était possible de trouver des documents indigènes intéressants pour la connaissance du Sahara. Berbrugger, membre titulaire de la Commission scientifique de l’Algérie, conservateur de la bibliothèque et du musée d’Alger, traduisit (1846), d’après deux manuscrits de la bibliothèque d’Alger, le voyage de deux pèlerins musulmans, El Aïachi (XVIIe siècle) et Moula-Ahmed (XVIIIe siècle), qui se rendirent du Maroc en Tripolitaine par les oasis du Sahara septentrional[25].
Cependant les progrès de notre domination et le souci même de la sécurité du Tell avaient amené les troupes françaises jusque dans les oasis sahariennes. En février-juin 1844, le duc d’Aumale, commandant la province de Constantine, s’avançait jusqu’à Biskra et occupait les Ziban. Le cheikh de Touggourt, Ben Djellab, reconnaissait notre autorité. La même année, dans la province de Titteri, la colonne du général Marey-Monge, opérant contre les Oulad-Naïl, s’était avancée jusqu’à Laghouat[26]. En 1845, dans l’Oranie, le colonel Géry, du 56e de ligne, passant par Stitten et Rassoul, s’emparait de Brézina[27] ; le commandant de Martimprey, alors chef du service topographique de la division d’Oran, avait accompagné la colonne. En 1847, les généraux Renault et Cavaignac allaient visiter les ksour du Sud-Oranais ; la colonne Cavaignac s’avançait jusqu’au Djebel Haïmeur, au sud de Moghrar, et poussait une pointe sur l’Oued-Namous, jusqu’à l’endroit où cet oued sort des montagnes pour déboucher dans le Sahara[28]. En 1849, le général Pélissier se montrait à son tour dans les mêmes régions. En 1850, après la prise de Zaatcha, on occupait Bou-Saâda. Ainsi, dans l’Est comme dans l’Ouest, à El-Kantara comme au défilé d’Arouïa, où dépassait l’Atlas Saharien, on franchissait le bab-es-Sahra[29].
Une notice rédigée d’après les renseignements contenus dans le journal de l’expédition du colonel Géry[30] et dont les matériaux ont été fournis par Martimprey et Maire, donne des renseignements sur les ksour du Petit-Désert de la province d’Oran. Cette notice se termine par un aperçu sur le Gourara, d’après des renseignements recueillis par le commandant Charras, chef de poste de Daïa ; il sera facile, dit l’auteur, de nouer dans un avenir rapproché des relations avec ces oasis.
L’expédition du général Cavaignac eut pour historiographe le docteur Félix Jacquot, dont l’ouvrage[31] est accompagné d’une carte de la contrée parcourue par la colonne et d’un certain nombre d’intéressants dessins d’après nature. Ce qui fait aujourd’hui le principal intérêt de la relation du docteur Jacquot, c’est qu’il fut le premier à signaler[32] les sculptures rupestres de Tiout et de Moghrar Tahtani, représentant entre autres choses des scènes de chasse et divers animaux, parmi lesquels l’éléphant. Mais le docteur Jacquot ne pense pas que ces dessins soient vraiment préhistoriques, et croit qu’ils sont l’œuvre d’individus originaires du Soudan.
Nos colonnes avaient vérifié l’exactitude des renseignements consignés par Daumas dans son ouvrage sur le Sahara algérien à une époque où on ne l’avait pas encore parcouru. Daumas forma alors le projet d’utiliser des renseignements puisés aux mêmes sources sur les contrées situées encore plus au Sud, sur le commerce de l’intérieur de l’Afrique et sur les usages des peuples qui habitent ou traversent le Sahara. De là le livre, fort inférieur à son Sahara Algérien, qu’il publia en 1848 en collaboration avec Ausone de Chancel[33]. C’est le récit de voyage d’un Chaânbi de Metlili, El Hadj Mohammed, qui était allé trois fois dans le Haoussa pour y acheter des esclaves dont il faisait le commerce. L’itinéraire passe par El-Goléa, Timmimoun, In-Salah, le Mouydir, l’Ahaggar, Assiou et l’Aïr, Agadès, le Damerghou. Il est accompagné d’une carte du Sahara au 1/10.000.000 par Mac-Carthy.
Dès le début de la conquête, on s’était préoccupé de recueillir des détails sur la marche annuelle des caravanes et le commerce de la régence avec l’Afrique intérieure. On avait cherché à se renseigner sur l’importance que ce commerce avait eue jadis, sur les nouvelles directions que la guerre l’avait forcé de prendre, sur les moyens de le rappeler dans les lieux qu’il avait si longtemps fréquentés, et peut-être de lui donner d’utiles développements[34] ». On étudiait aussi les rapports de Constantine avec Biskra et Touggourt[35].
C’est en 1840 que Youssef, pacha de Tripoli, fit reconnaître son autorité à Ghadamès, et c’est de cette époque que date l’abandon à peu près complet du débouché commercial de Ghadamès sur la Tunisie par Gabès et sur l’Algérie par le Souf et Ouargla[36]. En 1842, la Régence devenait une simple province de l’empire Ottoman, et Ghadamès reçut un représentant de l’autorité turque.
Un certain E. Subtil pensait avoir trouvé les moyens de faire arriver en Algérie les caravanes de l’Afrique centrale[37] ; il suffisait pour cela, selon lui, d’établir deux agents consulaires français à Ghadamès et Touggourt et de s’entendre avec Mohammed, fils d’Abd el Gelil, prince des Tibbous. L’auteur avait vu ce Mohammed à Linouf, en Tripolitaine, et avait passé avec lui, en 1841, un traité de commerce par lequel il s’engageait à faire aboutir à Constantine toutes les caravanes de l’intérieur : l’original de ce traité avait été remis, paraît-il, aux mains du maréchal Soult.
C’était dans un but commercial autant que pour des motifs politiques, et dans l’espoir d’ouvrir des débouchés à notre industrie, que, depuis 1844, on était intervenu à diverses reprises dans le Sahara, notamment dans le Sahara oranais[38]. On insistait[39] sur le rôle commercial des populations du Sud-Oranais, qui, dans leurs migrations annuelles, sont les intermédiaires naturels entre les habitants du Tell et les peuplades des contrées méridionales : « Aux uns elles apportent du Sud des dattes, de la laine, des plumes d’autruche, des plantes tinctoriales, des esclaves noirs et même de la poudre d’or ; aux autres elles livrent en échange, sur les marchés des oasis, des céréales et des produits de l’industrie européenne. »
Dans un rapport du 13 Juillet 1844, le duc d’Aumale, commandant supérieur de la province de Constantine, marquait les résultats commerciaux qu’on était en droit d’attendre de la prise de possession des Ziban, et indiquait que des commerçants se proposaient, vers la fin de novembre, d’aller juger par eux-mêmes de l’importance du marché de Touggourt. Le docteur Félix Jacquot[40] se livrait à une comparaison entre les deux grands courants de caravanes passant l’un par Touggourt à l’Est, l’autre par In-Salah à l’Ouest. Il donnait la préférence à cette dernière ligne, parce que, dit-il, elle est plus facile et plus courte, et parce que Tombouctou est le principal centre du commerce du Soudan et beaucoup plus important que le pays Haoussa.
C’est aussi de l’intérêt économique et commercial que s’inspiraient la plupart des explorations ou reconnaissances individuelles entreprises pendant cette période, explorations d’ailleurs peu importantes et médiocrement fructueuses. En 1836, Loir-Montgazon[41] avait passé un mois à Touggourt. En 1848, un autre voyageur, Garcin, négociant à Constantine, s’y rendait également de Biskra. En 1848, Prax[42], ancien officier de marine, accomplissait dans le Sud algérien le premier voyage qui ait eu un caractère un peu plus scientifique. Parti de Tunis, il se rendit au Souf et rentra en Algérie par Touggourt et Biskra. L’année suivante, il publia une brochure[43] sur le commerce transsaharien ; il énumérait les produits que l’on pouvait tirer du centre de l’Afrique et les denrées qu’on pouvait porter dans le Soudan. Il concluait à la nécessité d’avoir un consul au Touat, lieu d’étape commode entre les dernières pentes de l’Atlas et les rives du Sénégal.
En 1850, J.-B. Renaud, ancien soldat au 48e de ligne, qui avait embrassé l’islamisme et pris le nom d’Abdallah, résolut, à la suite d’un pèlerinage à la Mecque et d’un voyage de trois mois au Darfour, de se rendre d’Algérie à Tombouctou par le Touat. Ce projet n’aboutit pas ; le cheikh de Ngoussa, instruit du dessein de Renaud, l’obligea à retourner sur ses pas à cause de l’insécurité des régions qu’il voulait traverser.
La même année, Berbrugger entreprenait, avec un succès bien différent, un voyage dans l’Est. Il avait formé le projet[44] d’explorer la « deuxième ligne » des oasis algériennes, par Gabès, le Souf, Touggourt, Ouargla, El-Goléa, le Touat avec retour par le Mzab ; il devait s’attacher surtout à l’étude des faits qui importent à la politique et au commerce. Son voyage ne le mena pas si loin ; il se rendit[45] en Tunisie par Souk-Ahras, visita le Djerid, le Souf, l’Oued-Rir, Ouargla et le Mzab ; il rapporta nombre de renseignements géographiques et archéologiques sur les régions traversées[46].
En 1851, Ducouret (Hadj Abd el Hamid Bey) partait de Tunis avec une mission du Ministre de l’instruction publique dans le Sahara. Il sollicita l’appui de l’autorité militaire pour gagner Ouargla et le Mzab, mais il parut dangereux de l’autoriser à parcourir ce pays, où Berbrugger avait rencontré d’assez grandes difficultés l’année précédente.
Résumons, au triple point de vue auquel nous nous sommes placés, les résultats obtenus pendant cette période.
La connaissance scientifique du Sahara a considérablement avancé par les informations indirectes, surtout celles de Carette et de Daumas. L’exploration directe, si on en excepte le voyage de Berbrugger, n’a encore donné aucun résultat. L’occupation a rapidement progressé, puisque, malgré les hésitations du début, elle nous a amenés d’Alger à Laghouat. Enfin, au point de vue de la pénétration commerciale, on a formé des projets nombreux et souvent grandioses, mais on n’a en fait rien obtenu. La carte du Sahara algérien[47] de 1852 montre l’état des connaissances à cette date : c’est une nouvelle édition de la carte de 1845, dont les indications avaient guidé nos colonnes ; on a réparé les omissions et comblé les lacunes que l’expérience avait signalées.
Une nouvelle période s’ouvre avec la prise de Laghouat (4 décembre 1852), bientôt suivie de la capitulation du Mzab. Grâce aux circonstances favorables, grâce aussi à l’impulsion donnée par le maréchal Randon, cette période, comme on va le voir, est une des plus brillantes et des plus fructueuses de l’histoire de la pénétration saharienne.
[2]Daumas, Le Sahara Algérien, in-8o, Paris, 1845, p. 5.
[3]Carette, Etude sur les routes suivies par les Arabes dans la partie méridionale de l’Algérie et de la Régence de Tunis, in-8o, Paris, 1844, p. 3 et suiv.
[4]Traduction française de la Description de l’Afrique, publiée par Quatremère dans le tome XII des Notices et Extraits des Manuscrits.
[5]Traduit par A. Jaubert en 1836.
[6]Leo Africanus, De l’Afrique, traduction de Jean Temporal, Paris, 4 vol. in 8o, 1830. « Imprimé aux frais du Gouvernement pour procurer du travail aux ouvriers typographes. » La même année était réimprimée, à Venise, la traduction italienne de Ramusio.
[7]Th. Shaw, Travels and Observations relating to several parts of Barbary and the Levant, in-4o, Oxford, 1738. Traduction française à La Haye, 1743.
[8]Dureau de la Malle, Voyages dans les Régences de Tunis et d’Alger, par Peyssonnel et Desfontaines, 2 vol. in-8o, Paris, 1838.
[9]Poiret (l’abbé), Voyage en Barbarie, 2 vol. in-8o, Paris, 1789.
[10]Carte comparée des Régences d’Alger et de Tunis, dressée par le chevalier Lapie, premier géographe du roi, officier supérieur du Corps royal des Ingénieurs (les noms anciens revus par Hase, les noms arabes par Jaubert), Paris, 1828, chez Picquet.
[11]Routes suivies par les Arabes, p. VII. Cette remarque semble s’appliquer à la carte de 1828 ; la date de 1838, donnée par Carette, paraît une faute typographique : nous n’avons pas découvert de carte d’Algérie de Lapie portant cette date.
[12]Tableau de la Situation des Etablissements Français dans l’Algérie, 1838, p. 161.
[13]Paris, 1836, in-8o.
[14]Etablissements Français, 1838, p. 113 ; 1840, p. 109.
[15]E. Carette, Recherches sur la géographie et le commerce de l’Algérie méridionale, avec 3 cartes (Exploration scientifique, in-4o, Paris, 1844). Id., Etude des routes suivies par les Arabes dans la partie méridionale de l’Algérie et de la Régence de Tunis (Exploration scientifique, in-8o, Paris, 1844).
[16]De Colomb, Notices sur les Oasis du Sahara, 1860, p. 1. « Dès le débarquement, en 1830, il fut question du désert à propos du terrain sablonneux de Sidi-Ferruch. Plus tard, les sables reculèrent jusque dans la Mitidja où, selon l’expression de Pellissier, on n’en ramasserait pas de quoi poudrer une lettre ». (Berbrugger, Voyages dans le Sud de l’Algérie, par El-Aïachi et Moula-Ahmed, Paris, 1846, p. 4).
[17]Berbrugger, ouvrage cité.
[18]E. Carette, Recherches sur la géographie et le commerce de l’Algérie méridionale, p. 7.
[19]Etablissements Français, 1844, p. 377 et 396 ; Carte de l’Algérie divisée en Tribus, par Carette et Warnier, à 1/1.000.000e (avril 1846).
[20]In-8o, Paris, 1848, avec Carte du Maroc à 1/2.000.000e, datée de 1845. Cf. Carte du Maroc de Beaudouin, 1848 (excellente pour l’époque et encore utile à consulter).
[21]Daumas (Lieutenant-colonel), Le Sahara Algérien, études géographiques, statistiques et historiques sur la région au Sud des établissements français, in-8o, Paris, 1845.
[22]P. 5.
[23]Daumas, p. 1, reproduit et défiguré dans les Etablissements Français de 1850-52, p. 651. Il convient de dire que, précisément à l’époque ou Daumas écrivait ces lignes, le traité de 1845 avec le Maroc reproduisait l’ancienne conception du Sahara inhabitable et inhabité.
[24]Recherches sur la Géographie et le Commerce de l’Algérie méridionale, p. 142.
[25]Adrien Berbrugger, Voyages dans le Sud de l’Algérie et des Etats barbaresques par El-Aïachi et Moula-Ahmed (Exploration Scientifique de l’Algérie), in-8o, Paris, 1846.
[26]Pellissier de Reynaud, Annales Algériennes, Alger-Paris, 1854, tome III, p. 123-126.
[27]H. M. P. de la Martinière et N. Lacroix, Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain, réunis et rédigés par ordre de M. Jules Cambon, Gouverneur général de l’Algérie. Gouvernement général de l’Algérie, Service des Affaires indigènes, 4 vol. in-8o et 1 vol. de pl., 1894-97 ; tome III, p. 73 et 791. Nous citerons cet ouvrage en abrégé sous le titre de Documents.
[28]H. Duveyrier, Historique des Explorations au Sud et au Sud-Ouest de Géryville, Bull. Soc. Géogr. de Paris, 1872, p. 229.
[29]Etablissements Français, 1845, p. 4. Pellissier de Reynaud, Annales Algériennes, III, p. 160.
[30]Tableaux des Etablissements français dans l’Algérie, 1846, p. 515. On sait que cette collection des Etablissements français est la source la plus précieuse pour l’histoire des débuts de la conquête et de la colonisation.
[31]Dr Félix Jacquot, Expédition du général Cavaignac dans le Sahara Algérien en avril et mai 1847, in-8o, Paris.
[32]P. 149 et 165.
[33]Daumas et de Chancel, Le grand désert, ou itinéraire d’une caravane du Sahara au pays des nègres, in-8o, Paris, 1848.
[34]Etablissements français, 1837, p. 324.
[35]Id., 1840, p. 371.
[36]Colonel Rebillet, Les relations commerciales de la Tunisie avec le Soudan (Revue gén. des Sciences, 1896, p. 1158).
[37]Revue de l’Orient, 1845, tome VI, p. 6.
[38]Etablissements français, 1850-52, p. 651.
[39]Id., 1846, p. 515.
[40]Expédition du général Cavaignac, p. 199.
[41]Revue de l’Orient, 1844, tome IV, p. 76.
[42]Instructions pour le voyage de M. Prax dans le Sahara septentrional, in-8o, Paris, 1847. — Prax, Tougourt, le Souf (Revue de l’Orient et de l’Algérie, 1848, tome IV, p. 129).
[43]Prax, ancien officier de la marine nationale, Commerce de l’Algérie avec la Mecque et le Soudan, Paris, 1849. Cf. Carte des routes commerciales de l’Algérie au pays des Noirs, dressée par M. Prax à 1/10.000.000, s. d. (très intéressante).
[44]Berbrugger, Projet d’exploration de la 2e ligne des oasis algériennes, in-8o, Alger, 1850.
[45]Résultats obtenus jusqu’à ce jour par les explorations entreprises sous les auspices du Gouvernement de l’Algérie pour pénétrer dans le Soudan, in-8o, Alger, 1862. Cette brochure, due au capitaine de Polignac, a paru dans le Bull. de la Soc. de Géogr. de Paris, 1862, p. 222. Nous la citerons en abrégé sous le titre Résultats.
[46]Mémoire publié dans l’Akhbar, Alger, 1853.
[47]Etablissements français, 1849, p. 719 et 1850-52, p. 651. Cf. Carte des divisions politiques, administratives et militaires de l’Algérie, dressée sur les documents officiels par ordre de M. le général Randon par Ch. de la Roche, attaché au Ministère de la Guerre, 1851, à 1/1.000.000.
CHAPITRE II
LA PÉRIODE DU MARÉCHAL RANDON (1852-1864)
Gouvernement du maréchal Randon. — Voyages de Barth. — Traduction d’Ibn Khaldoun. — Grammaire tamacheq de Hanoteau. — Occupation de Laghouat (1852) et capitulation du Mzab. — Renou (1853). — Rôle des Ouled-Sidi-Cheikh. — Si Hamza, cheikh Othman et Ikhenoukhen. — Projets commerciaux. — Double objectif des explorations : le Touat et Ghadamès.
I. Explorations dans l’Ouest. — Dastugue (1853). — El-Ouazzani (1854). — Mac-Carthy (1854). — de Colomb (1854-59). — Correspondance de 1858 concernant Si Hamza. — Colonieu et Burin (1860). — Projets sur le Touat et le Niger. — Rohlfs (1864).
II. Explorations dans l’Est. — Occupation de Touggourt (1854). — Forages de Jus dans l’Oued-Rir (1856). — Ville (1855-57). — Bou-Derba (1858). — Duveyrier (1859-61). — Mission et traité de Ghadamès (1862).
Conclusion. — Cartographie. — Faidherbe au Sénégal.
Le maréchal Randon est une des figures les plus intéressantes de l’histoire moderne de l’Algérie. « Après le maréchal Bugeaud, le second rang dans l’histoire de la conquête appartient de droit au maréchal Randon ; au génie de l’un a succédé la persévérance de l’autre ; celui-ci a parachevé l’œuvre de celui-là[48]. » En même temps qu’il conquérait la Kabylie, il préparait et organisait l’expansion de l’Algérie vers le Sud.
Le maréchal Randon fut gouverneur de l’Algérie de 1851 à 1858 ; mais la brillante période de pénétration saharienne ne commence guère qu’en 1852, pour se continuer jusqu’en 1864, parce que l’impulsion ne se fit pas immédiatement sentir et se prolongea d’autre part pendant un certain temps après le départ de celui qui l’avait imprimée. Le mouvement d’exploration et d’expansion fut arrêté net par l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh, qui eut des conséquences si fâcheuses à tous égards pour nos rapports avec le Sahara.
Un événement considérable dans l’histoire des découvertes géographiques s’accomplissait alors. Un des plus grands voyageurs des temps modernes, Barth, effectuait sa magnifique exploration à travers le Sahara et le Soudan (1850-1855). « Il faudrait de longues pages[49] pour faire ressortir les nombreux résultats du voyage de Barth. Avant lui, tout n’était que fables ou données vagues sur l’Afrique centrale et ses habitants ; il était réservé à Barth de rapporter au monde civilisé des notions précises aussi bien sur la région du Tchad que sur le Sahara, de fixer la géographie encore incertaine de ces pays, d’étudier l’histoire des tribus qui les habitent, enfin de recueillir des renseignements d’une valeur inestimable sur l’ethnographie, l’histoire ancienne et l’état politique des vastes étendues de territoire qu’il a parcourues. » Il est le premier et le plus grand des explorateurs vraiment scientifiques du continent noir[50].
Vers la même époque paraissaient en Algérie, sous les auspices du Gouvernement général, deux des ouvrages les plus remarquables qui aient été publiés depuis la conquête : la traduction de l’Histoire des Berbères d’Ibn-Khaldoun[51] par de Slane (1852), et la grammaire de la langue des Touareg par Hanoteau, commandant supérieur du cercle de Dra-el-Mizan[52]. Le premier de ces ouvrages faisait connaître le document capital sur l’histoire et les traditions des populations sahariennes, le second nous initiait à leur langue ; Duveyrier a pu contrôler l’exactitude de la grammaire de Hanoteau et il a rendu hommage à l’excellence de cet ouvrage[53], comme bien d’autres l’ont fait après lui.
Le gouvernement du maréchal Randon, le voyage de Barth déterminèrent une période des plus actives dans notre œuvre de pénétration au Sahara central, œuvre à laquelle d’autres circonstances, qu’il convient d’indiquer, étaient par ailleurs très favorables.
L’insurrection soulevée en 1852 par le chérif Mohammed ben Abdallah parmi les tribus du Sud détermina la prise d’assaut et l’occupation définitive de Laghouat[54] (4 décembre 1852). Quelques jours après, les habitants du Mzab, redoutant des représailles de notre part, en raison de l’hospitalité donnée par eux au chérif Mohammed, prirent la résolution d’entrer en négociations avec nous.
Dans une convention du 24 janvier 1853, décorée plus tard du nom de traité, mais qui mérite bien mieux le titre de capitulation[55], Randon posait aux Mozabites ces conditions : « Il ne saurait être question, disait-il, d’un traité de commerce entre vous et nous, mais bien nettement de votre soumission à la France. En dehors de cette pensée, il ne peut y avoir aucun arrangement. Vos ressources de toute espèce nous étant connues, chaque ville ne paiera que ce qu’elle doit raisonnablement payer. Comptés dès lors comme nos serviteurs, notre protection vous couvrira partout, dans vos voyages à travers nos tribus et pendant votre séjour dans nos villes. Nous ne voulons en aucune façon nous mêler de vos affaires intérieures ; vous resterez à cet égard comme par le passé. Nous ne nous occuperons de vos actes que lorsqu’ils intéresseront la tranquillité générale et les droits de nos nationaux et de nos tribus soumises. » Ainsi le maréchal Randon trouvait dès le premier jour la véritable formule qui doit présider à nos relations avec les populations sahariennes, formule dont on s’est trop souvent écarté depuis, soit en traitant de puissance à puissance avec les Sahariens, soit en intervenant à outrance dans leurs affaires intérieures.
Peu après, Renou, collaborateur de l’Exploration Scientifique de l’Algérie, après une excursion d’Alger à Laghouat, se décida, sur les conseils du général Yousouf, commandant les troupes indigènes, à pousser jusqu’au Mzab. Il partit de Laghouat en compagnie du lieutenant Carrus, chef du bureau arabe, et se rendit à Berrian, où il fut parfaitement accueilli ; il profita de son séjour dans cette localité pour en déterminer la longitude et la latitude.
C’est à partir de cette époque que les Ouled-Sidi-Cheikh commencent à jouer un rôle considérable dans nos projets de pénétration. On songe d’abord à se servir d’eux pour ces projets, et des résultats dont on ne saurait méconnaître l’importance sont obtenus par cette voie. Mais ces résultats ne sont pas aussi complets qu’on l’avait espéré, d’abord parce que, comme on le verra, ils ne s’y prêtent pas toujours sans réticences et sans hésitations, puis parce qu’on s’exagère, peut-être sur leurs propres indications, leur pouvoir sur les populations sahariennes et qu’on leur demande plus qu’ils ne peuvent donner.
Le chef de la branche aînée des Ouled-Sidi-Cheikh était alors Si Hamza ben bou Bekeur. Ce personnage[56] était d’une humeur très versatile, tour à tour sérieux et capricieux comme un enfant gâté ; malaisé à mettre en selle, mais y restant des journées entières ; curieux comme une femme ou indifférent à l’excès ; aujourd’hui flexible comme un roseau, demain ferme comme un chêne. Cependant sous cette versatilité apparente se cachait une rare ténacité lorsque ses intérêts étaient en jeu. Enfin, un des traits les plus frappants de son caractère était son extrême avidité ; il entassait dans ses magasins, où ils se perdaient sans profit pour personne, les dons en nature qu’il recevait des indigènes et ne craignait pas de s’abaisser en faisant le commerce des œufs d’autruche. Malgré ces graves défauts, il faut convenir avec M. Jules Cambon[57] que « Si Hamza montra, dans le cours de sa vie, une grandeur peu commune, associa sa cause à la nôtre et nous témoigna une fidélité dont on ne s’est peut-être pas toujours souvenu. Il détruisit le sultanat d’Ouargla pour le remettre entre nos mains et fut ainsi le principal agent de notre expansion dans l’Extréme-Sud. »
L’ambition de Si Hamza était de commander à tout le Sud, sinon jusqu’à Tombouctou[58], du moins depuis Ouargla jusqu’au Touat. En 1852, il fut investi d’un grand commandement et nommé khalifa. En même temps, on plaçait auprès de lui un officier pour jouer le rôle de nos résidents actuels dans certains pays de protectorat ; on choisit le lieutenant de Colomb, qu’on chargea de le guider et de l’initier à nos exigences administratives. La mesure fut complétée par la création d’un poste à El-Biodh (Géryville), où s’installa le lieutenant de Colomb avec une petite garnison. Cet officier reçut d’abord le titre de « chef politique », titre qui se transforma au fur et à mesure que l’organisation du nouveau commandement se développait, et devint successivement celui de chef de poste en 1853, chef d’annexe en 1854, commandant supérieur en 1855.
A peine installé, le nouveau khalifa fut appeler à coopérer à la lutte engagée avec Mohammed ben Abdallah et dut, avec ses contingents, poursuivre les Larbaâ et les Ouled-Naïl qui avaient pris fait et cause pour le chérif ; il en vint à bout pendant que nos troupes assiégeaient Laghouat. Quelques mois plus tard, à la fin de 1853, Si Hamza, bientôt suivi par le colonel Durrieu et une colonne légère, nous faisait sans coup férir traverser Metlili, le Mzab, et planter pour la première fois notre drapeau sur les vieilles kasbas de Ngoussa et de Ouargla. Il tenait ainsi la promesse qu’il avait faite de conquérir pour nous l’Extrême-Sud[59].
Le maréchal Randon avait aussi témoigné à Si Hamza le désir de nouer des relations avec les Touareg. En 1854, le khalifa était allé à Ghat et avait décidé divers personnages touareg, appartenant aux tribus des Oraghen, des Ifoghas et des Imanghasaten, à l’accompagner à Alger[60]. L’un d’eux était le cheikh Othman, de la tribu maraboutique des Ifoghas et de l’ordre des Tidjani, neveu de Sidi Ahmed el Bekkay qui avait accueilli Barth à Tombouctou[61]. Cheikh Othman, homme d’intelligence et de cœur, d’un dévouement éclairé et sincère, semble avoir souhaité réellement faire régner la sécurité et la paix — une paix relative — chez les Touareg.[62] Le cheikh fut l’objet de l’accueil le plus favorable de la part du maréchal Randon, auquel il promit une alliance avec la France, en son propre nom et au nom d’Ikhenoukhen, amenokal des Azdjer. Ikhenoukhen, vieillard énergique, guerrier respecté pour sa force, paraît lui aussi avoir éprouvé une certaine sympathie pour les Français[63]. Après un séjour d’un mois à Alger, Cheikh Othman repartit pour le Sud. Sa visite devait être féconde en résultats, puisqu’elle a abouti, comme on le verra, à l’exploration de Duveyrier et au traité de Ghadamès.
Une des principales occupations de Randon était d’établir des relations commerciales avec le Soudan[64]. A son avis, l’arrivée régulière sur nos marchés des caravanes qui, en échange des produits de notre industrie, nous donneraient les matières dont Tripoli et le Maroc profitent seuls, était de nature à procurer à la France d’incontestables avantages. Personne ou à peu près ne mettait en doute, à cette époque, l’importance du commerce saharien et transsaharien, quoique dès 1854 le comte H. de Sanvitale eût émis à cet égard des appréciations assez pessimistes[65]. Quant aux « pays noirs », on s’en faisait une idée assez vague ; on les considérait comme uniformément riches et peuplés ; la renommée antique de Tombouctou attirait particulièrement les imaginations[66].
Cependant c’est seulement en 1860 que furent rapportées les mesures douanières de l’ordonnance du 16 décembre 1843, qui avait interdit toute importation en Algérie par les frontières de terre. Un décret du 25 juin 1860 déclara la ligne Géryville-Laghouat-Biskra ouverte à l’importation en franchise de droits de douane des produits naturels et fabriqués originaires du Sahara et du Soudan.
Les projets de Randon se résumaient en ceci : étant donné que des échanges s’effectuent avec le Soudan à travers le Sahara, attirer les caravanes vers les possessions françaises, et frayer également à des caravanes parties de nos possessions le chemin du Soudan. Ce résultat devait être obtenu autant que possible d’une manière pacifique, en agissant à l’Ouest dans la vallée de l’Oued Saoura, à l’Est dans la vallée de l’Igharghar, en pénétrant à In Salah et à Ghadamès. D’où un double objectif des explorations : le Touat et Ghadamès. Nous allons passer en revue successivement les tentatives faites dans ces deux directions, en commençant par celles qui furent dirigées vers le Sud-Ouest.
I
C’est sous le patronage du khalifa Si Hamza que le général de Lussy de Pelissac, commandant par intérim la province d’Oran, proposa en 1853 de pousser une mission d’exploration au Gourara, qui serait confiée au sous-lieutenant Dastugue, adjoint au bureau arabe de Mascara. Cet officier devait partir avec la caravane annuelle des Trafi, et le terme extrême du voyage devait être Timmimoun. Là, le lieutenant Dastugue recueillerait une foule de renseignements, principalement sur Insalah, sur l’importance du commerce qui s’y fait et sur les routes qui y conduisent. Les événements politiques qui se déroulaient dans l’Extréme-Sud empêchèrent les nomades d’envoyer des caravanes au Gourara à la fin de 1853, et le projet d’exploration présenté par Dastugue ne fut pas exécuté. Mais Dastugue est un des officiers qui ont le plus fait pour la connaissance scientifique du Sud-Ouest Algérien, un de ceux dont les travaux, aujourd’hui encore, présentent le plus d’intérêt. Plus tard colonel, puis général, il a recueilli et publié avec intelligence des données sur le Sahara orano-marocain[67] ; il a donné notamment un excellent travail sur la géographie du Tafilelt, d’après des renseignements recueillis en 1859-61.
En 1854, de nouveaux essais furent projetés ou tentés dans la direction de Tombouctou. Un indigène appartenant à la famille des Cheurfa d’Ouezzan, El Hadj Mohammed ben Ahmed el Ouezzani, qui avait déjà fait pour son compte à différentes reprises le voyage de Tombouctou, était chargé d’une mission dans le Sud en vue de lier des relations avec ces régions et de préparer les moyens d’y expédier plus tard des caravanes. Cet individu, après une absence de quatre mois et demi, forgea un récit de voyage, un itinéraire à Tombouctou, et présenta un morceau de houille soi-disant trouvé dans les environs d’In-Salah, mais pris en réalité au Maroc. Sa fable fut découverte et on put reconnaître l’inutilité de cette mission[68].
Le géographe Mac-Carthy fut aussi chargé de se rendre à Tombouctou par le Sahara. C’était un homme original et intéressant, le prototype, dit-on, du Vandell dont Fromentin, dans Une année dans le Sahel, a retracé la physionomie. « Chez Vandell et chez Mac-Carthy, même ouverture d’esprit et même curiosité de toutes choses, même insouciance et mépris de la vie matérielle, même philosophie douce et tranquille, même négligence à utiliser les matériaux péniblement amassés[69]. » Au milieu des préparatifs de départ de Mac-Carthy, des renseignements venus de Gourara présentèrent le voyage comme trop périlleux. Il sembla préférable d’attendre le résultat des efforts tentés à la même époque pour nouer des relations avec le Touat, avec les principaux personnages touareg et même avec les notables de Tombouctou. En attendant, on proposa à Mac-Carthy d’explorer le Sahara central en partant de Tripoli, et de rentrer en Algérie par le Touat, si auparavant une caravane parvenait à y effectuer un premier voyage comme on l’espérait. Cet itinéraire ne fut pas plus exécuté que le précédent. On prétend que, plus de vingt ans après, le biscuit préparé pour l’expédition existait encore et que Mac-Carthy parlait toujours de son prochain départ. S’il n’exécuta aucun de ses grands projets, il renseigna et guida souvent les explorateurs. Devenu conservateur de la bibliothèque d’Alger après Berbrugger, Mac-Carthy prit notamment une grande part à la préparation scientifique du voyage au Maroc du vicomte de Foucauld : ceux qui ont fréquenté la bibliothèque à cette époque savent combien les conseils du vieux savant furent précieux à l’illustre explorateur.
D’autres propositions furent faites pour le voyage à Tombouctou, qui hantait à ce moment les esprits, et pour lequel la Société de Géographie de Paris avait voté quelques fonds. Vignard, chef du bureau arabe départemental de Constantine, se mit sur les rangs, ainsi que Cusson, d’Oran. Un israélite d’origine allemande, nommé Joseph Benjamin, domicilié à Oran chez le grand rabbin, demanda les moyens de parcourir le Sahara pour y retrouver les tribus perdues d’Israël ; l’enquête faite démontra qu’on avait affaire à un personnage suspect, et on l’embarqua pour Marseille. Un certain Auguste Krafft, né à Mulhouse, et se recommandant de la grande duchesse Stéphanie de Bade, ne mérite pas plus d’intérêt[70]. En 1856, un habitant du Touat, El Hadj Abd el Kader ben Aboubekeur, de passage en Algérie, fut chargé de lettres pour les principaux personnages de son pays ; il revint en Algérie, où il reçut 1.500 francs de gratification, mais ne rapporta aucune réponse. Ainsi les grands projets de traversée saharienne dans la direction de l’Ouest n’avaient donné aucun résultat.
Il en est autrement des expéditions moins ambitieuses de De Colomb, un des hommes qui ont le plus contribué à nous faire connaître le Sud-Ouest Oranais. Il convient de rappeler les travaux de cet officier, en y rattachant ceux de ses collaborateurs et de ses compagnons, notamment le docteur Paul Marès et de la Ferronays[71].
C’est en 1854 que commence l’ère des travaux de De Colomb ; au mois de décembre, prévenu qu’un fort parti de Doui-Menia s’était réuni pour piller nos tribus, il part d’El-Abiod-Sidi-Cheikh et s’enfonce dans la direction de Figuig, en prenant par le sud des montagnes vers l’Oued-Namous, qu’il coupe à El-Outed. Arrivé à Oglat-el-Hadj-Mohammed, il défait les Doui-Menia et rentre à Géryville.
L’automne de l’année 1856 voit encore de Colomb sur les routes du Sahara ; il était cette fois accompagné du docteur Paul Marès, qui se livra à des observations météorologiques et géologiques, et détermina les altitudes des principales stations. La colonne traversa la région du Chott-Tigri et s’avança jusqu’aux redirs de Meharroug, à 43 kilomètres Nord-Ouest d’Hassi-el-Aricha ; elle revint par la région de Figuig.
En janvier 1857, un voyage pacifique mena de Colomb jusqu’à moitié route entre El-Abiod-Sidi-Cheik et les premières oasis du Gourara. A peine rentré à Géryville, il en repartit aussitôt, emmenant encore avec lui le docteur Marès : « C’est, dit de Colomb[72], un jeune médecin touriste, qui s’occupe beaucoup de géologie et de météorologie. Il désirait autant que moi s’égarer dans les solitudes sahariennes et explorer un pays que jamais pied européen n’avait foulé, et qui semblait promettre bien des révélations, bien des merveilles à sa science favorite. Il nous accompagna et donna à notre excursion une tournure d’exploration savante qui lui seyait à merveille. » Le lieutenant de la Ferronays, adjoint au bureau arabe, se chargea du levé géographique de la route parcourue. Les voyageurs, partant d’El-Abiod-Sidi-Cheikh, suivirent la vallée de l’Oued-el-Khebiz (Oued-Gharbi), passant à Benoud et à Mengoub et s’avançant jusqu’au redir de Metilfa. De là, ils se dirigèrent vers le S. S. E., entrèrent dans la région des dunes et des daïas qui se trouvent à leur lisière nord, et regagnèrent Géryville par la vallée de l’Oued-Seggueur. La relation du voyage de Colomb[73] est fort intéressante et marque un progrès notable des connaissances. L’auteur décrit très bien[74] et à peu près comme on pourrait le faire aujourd’hui, les régions naturelles qu’il a parcourues : chaîne saharienne avec les Kheneg par lesquels débouchent les grands oueds du Sahara oranais ; hammadas avec leur gour « qui s’élèvent, coupés à pic, au-dessus des plaines sahariennes, semblables à ces témoins que, dans un déblai, les ouvriers terrassiers laissent de distance en distance pour que l’ingénieur puisse cuber leur travail ; indices du gigantesque travail de nivellement qui s’est accompli dans ces solitudes ; » vallées des grands oueds avec leur cours souterrain et leurs redirs ; région des daïas où ces grands oueds, sauf l’Oued-Saoura qui tourne la digue, sont arrêtés par les dunes et créent à la lisière des pâturages magnifiques, « magnifiques pour des Sahariens, bien entendu[75] ». De nombreux renseignements sont donnés sur la flore, la faune, les habitants de ces régions, leur genre de vie et leurs légendes. Justice est faite de la légende de la Daïa-el-Habessa[76] qui, au dire des indigènes, engloutissait les voyageurs. Enfin Marès rapportait de ce voyage des documents pour l’étude géologique de la région, dont il traçait peu après lui-même les premières grandes lignes avec beaucoup de sagacité[77]. En 1858, Marès accompagnait encore Cosson dans son exploration botanique des parties méridionales de l’Algérie, et visitait successivement l’Oued-Rir, le Souf, Touggourt, Ouargla et le Mzab.
Le repos de De Colomb fut de courte durée. Une colonne expéditionnaire, réunie sous ses ordres, quittait El-Abiod-Sidi-Cheikh au mois d’avril 1857, se dirigeait vers l’Ouest, en longeant le versant sud des montagnes ; après avoir passé El-Outed et franchi l’Oued-Namous, elle arrivait par le Kheneg-Zoubia en vue de Figuig. Elle parcourait tout le pays des Douï-Menia, s’avançant jusque près de la zaouïa de Kenadsa et du ksar d’Aïn-Chaïr. En 1859, pendant que l’expédition placée sous les ordres du général de Martimprey opérait contre les Beni-Snassen, le colonel de Colomb conduisait une colonne légère jusqu’à Athnacher-Gara-ou-Gara, chez les Beni-Guil, non loin de la région des sources de l’Oued-Guir[78]. En 1860, de Colomb rédigeait un mémoire complet par renseignements sur les oasis du Gourara et du Touat, leur commerce, leurs lignes de communication ; il dressait une carte de ces oasis dont l’exactitude a été vérifiée ultérieurement[79]. Enfin, dans trois rapports sur le décret du 25 juin 1860, il étudiait d’une manière très complète la question du commerce transsaharien ; il montrait les difficultés que soulèverait dans le Sud la création de postes de douanes, déconseillait l’établissement d’agences de commerce au Touat, et proposait de créer des comptoirs à Géryville et plus tard à Laghouat[80].
Cherbonneau rééditait en 1857 un Itinéraire de Touggourt à Tombouctou[81], traduit de l’arabe, qui donnait quelques détails sur le Touat. En 1860, le docteur Maurin[82] racontait le voyage fait au Gourara par un indigène à la solde d’un négociant de Saïda, nommé J. Solari, et recueillait de nouveaux renseignements sur le commerce des caravanes.
Jusqu’à la fin de son commandement, le maréchal Randon n’avait cessé de poursuivre, en les développant et les précisant, la réalisation de ses projets de pénétration économique au Sahara. Il en vint à penser (mai 1858) que la solution de cette question serait indéfiniment ajournée si les négociants du Soudan se trouvaient livrés à l’avidité peu scrupuleuse d’une certaine classe de commerçants. Pour réussir, il ne fallait pas seulement attirer à nous les marchands par la sécurité des routes, il fallait y joindre la loyauté dans les transactions. Dans ce but, le maréchal fit appel au concours d’une maison de commerce importante et se recommandant par sa haute moralité, la maison Lafon et Cie de Marseille. Un de ses membres, désigné particulièrement par sa longue pratique des choses algériennes, L. Bourilhon, fut chargé d’exposer au Gouvernement les combinaisons commerciales qu’il croyait propres à assurer, sous le patronage et avec le concours de l’administration, l’arrivée régulière des caravanes sur les marchés d’Algérie. En même temps, il manifestait aux Ouled-Sidi-Cheikh le mécontentement que lui causait leur peu d’empressement à seconder ses desseins ; des documents inédits, qu’il nous a paru intéressant d’analyser, font connaître les différentes phases de ces pourparlers :
Plusieurs fois, écrivait le maréchal Randon[83], des renseignements qui me sont parvenus m’ont fait connaître le peu d’empressement de Si Hamza, khalifa des Ouled-Sidi-Cheikh, à favoriser nos projets de relations avec le Sud. Loin d’engager, selon mes désirs, les habitants du Touat et du Tidikelt à entrer en rapports avec nous, je crois savoir qu’il les en détourne.
La famille des Ouled-Sidi-Cheikh a gardé dans toute la région saharienne, sur le Gourara, le Timmi et même le Tidikelt, une influence qui ne saurait être contestée. Si le khalifa actuel, Si Hamza, avait voulu mettre à notre service cette influence puissante, nul doute que déjà nous n’eussions atteint notre but ; mais loin de là, nous en sommes encore à chercher les moyens d’entrer en relations, parce que le mauvais vouloir de ce chef tend à neutraliser nos efforts.
En faisant donner à Si Hamza la récompense qu’il ambitionnait avec tant d’ardeur, j’avais en vue non seulement ses services passés, mais surtout ceux qu’il devait rendre. Il n’ignorait pas à cette époque combien je souhaitais établir le courant commercial entre le Soudan et l’Algérie, et ses promesses me laissaient croire qu’il était disposé à me seconder dans cette entreprise. Il paraît non seulement avoir oublié et la récompense et ses promesses, mais encore il semble animé du désir d’entraver nos desseins.
Je vous prie d’inviter M. le Général commandant la subdivision de Mascara à faire connaître à Si Hamza que je suis bien disposé à ne pas subir une telle situation ; que je le rends personnellement responsable des empêchements que les Chaanba pourraient chercher à mettre au parcours des caravanes, ainsi que de tous les bruits fâcheux qui pourraient être lancés dans le pays. Il lui appartient de les démentir et de nous montrer sous notre véritable jour. Je regarderais même l’inaction et l’inertie de Si Hamza comme une protestation contre ce que nous voulons faire.
Je désire que des observations très sérieuses soient faites à Si Hamza et qu’on ne lui laisse pas ignorer que je ne suis nullement satisfait de son attitude en ce qui concerne les relations commerciales avec le Touat et le Soudan. Il ne tient qu’à lui de me faire modifier mon opinion à son sujet en déployant le zèle qu’il aurait déjà dû mettre au service de mes intentions.
Conformément aux instructions du Gouverneur, le général Durrieu, commandant la subdivision de Mascara, fit venir Si Hamza et lui fit part, avec tous les ménagements que comportait son caractère et sa position importante dans le Sud, du mécontentement du maréchal. Une lettre du général Durrieu[84] fait connaître le résultat des conférences qu’il eut avec le khalifa :
Si Hamza se plaint que trop de monde ait voulu à la fois se mêler de la question qui intéresse M. le Gouverneur général à un si haut degré, l’ouverture du Sud à nos relations commerciales. Combien de fois n’a-t-il pas eu, dit-il, à prêter son concours à des émissaires qui ont traversé son pays pour chercher à pénétrer dans le Sud ; mais ces émissaires n’avaient ni le courage, ni la capacité nécessaires pour réaliser leurs promesses ; ils ont préféré rejeter sur lui l’insuccès dont ils n’avaient à accuser qu’eux-mêmes ; son aide ne leur a jamais manqué. Il se plaint aussi de n’avoir jamais reçu à cet égard de mission nette et définie : on ne lui a jamais dit ce qu’on attendait de lui[85]. Quant il a été chargé spécialement par M. le Gouverneur général de faire venir du Sud une djemaâ des Touareg, il s’y est employé de toute son activité et a eu la satisfaction de la conduire lui-même à Alger. Depuis cette époque, toutes les négociations avec le Sud ont été entreprises en dehors de lui, soit par Laghouat, soit par Biskra, sans qu’il ait eu aucun rôle à jouer. En examinant sa conduite, le khalifa m’assure qu’il ne croit avoir aucun reproche à se faire, et du moment qu’on recherche encore ses services, il est tout prêt à les donner et à mettre en cela à la disposition de M. le Gouverneur général, pour seconder ses vues, tout ce qu’il peut emprunter à sa position politique et religieuse et à sa connaissance personnelle du pays.
D’après le résumé de mes conversations avec lui, voici à peu près à quoi il s’engage : 1o à conduire de sa personne jusqu’à El-Goléa, et au besoin jusqu’à Tidikelt, une mission française de quatre personnes, dont le choix serait naturellement fait par M. le Gouverneur général ; 2o à constituer et gréer un convoi de 50 chameaux destiné à transporter le matériel nécessaire à la mission et des marchandises à lui appartenant, lesquelles, d’après ses calculs, peuvent s’écouler dans le Sud ; 3o à faire arriver la mission de Tidikelt à Tombouctou, par son influence et ses relations avec les chefs des Touareg Hoggar et des Nabeugh. Aujourd’hui, et avant de savoir si un projet de cette espèce sera agréé par M. le Gouverneur général, je n’entrerai point dans les détails qui, d’après Si Hamza, doivent assurer le succès de la mission. Il les a développés devant moi avec une certaine complaisance et des appréciations qui indiquent une grande connaissance du pays à traverser. Je me borne à vous dire que l’époque favorable pour le départ de cette mission, qui serait réunie à Géryville, serait le commencement de novembre.
D’après Si Hamza, une fois arrivée à Tombouctou, pays organisé, où l’autorité est respectée, la mission n’aura plus d’inquiétude à avoir, surtout si elle s’annonce comme attirée par le seul désir de nouer des relations commerciales. Il ne doute pas que si, par ses cadeaux, elle gagne les bonnes grâces du chef de Tombouctou, elle ne parvienne à visiter tous les autres états du Soudan.
M. le Gouverneur général a, sur la nature de la mission à donner à des Européens dirigés sur Tombouctou, des idées plus nettes que celles que je puis avoir. Aussi ne hasarderai-je qu’avec une grande réserve celles qui me sont suggérées par ma conversation avec Si Hamza. La mission, d’après moi, devrait être à la fois politique, scientifique et commerciale. Les éléments qui la composeront devraient donc répondre naturellement à ces conditions. J’y mettrais : 1o un officier instruit, chef de mission ; 2o un homme connaissant la physique, la minéralogie et la botanique ; 3o un médecin ; 4o un commerçant. Tous parlant l’arabe et pouvant sous le costume arabe, qui leur est indispensable jusqu’à Tombouctou, passer au besoin pour des indigènes. Au dire de Si Hamza, le costume européen sera leur meilleure garantie une fois qu’ils seront dans le Soudan. Je ne m’étends pas davantage sur ces détails d’exécution, avant de savoir s’il convient à M. le Gouverneur général de tenter cette entreprise telle que la présente Si Hamza, qui parle de son succès, je le répète, avec une confiance qui me gagne.
Il semble naturel de voir l’exécution au moins partielle de ces projets du maréchal Randon dans le voyage accompli en 1860-62, par le commandant Colonieu[86] et le lieutenant Burin, accompagnés de Si Bou Bekeur, fils du khalifa Si Hamza. Mais Randon n’était plus là ; la mission fut organisée par le Ministère des Colonies, auquel l’Algérie venait d’être rattachée, et le plan adopté diffère sensiblement de celui que Si Hamza avait exposé au maréchal.
Colonieu et Burin s’adjoignirent à la caravane annuelle qui, du cercle de Géryville, se rend dans les oasis septentrionales du Touat, en vue d’y échanger les produits des troupeaux algériens contre les dattes des oasis[87]. Le but de la mission était d’étudier les moyens de développer les relations commerciales avec le Touat et d’y porter des échantillons de nos produits. On partit[88] d’El-Abiod-Sidi-Cheikh au mois de novembre 1860. On suivit l’Oued-Gharbi en passant par Mengoub, itinéraire précédemment relevé par de Colomb. Puis on traversa la région des Meharreg, zone de bas-fonds qui s’étendent au nord de l’Erg. On s’engagea ensuite dans l’Erg, pour aboutir à la petite oasis de Sidi-Mansour, la première palmeraie du Gourara. Assez bien accueillis dans ce ksar, ainsi qu’aux Oulad-Aïach et à Ksaïba, les officiers adressèrent aux djemaâs des principales oasis des lettres les avertissant de leurs intentions toutes pacifiques et de leur désir d’entrer avec les ksour en relations d’amitié et d’affaires[89]. Mais lorsque, se rapprochant de la grande sebkha du Gourara, ils voulurent entrer aux Oulad-Saïd, ils trouvèrent les portes du ksar fermées et les habitants en armes sur les remparts. Il en fut de même à Timmimoun, la principale oasis du Gourara, puis à Taoursit, à Ouakda, et l’exemple fut contagieux. Assurés d’une réception analogue dans toutes les oasis du Timmi, où leurs envoyés avaient été accueillis par des cris de mort, et afin de ne pas empêcher les Arabes de la caravane d’effectuer leurs transactions, les officiers préférèrent ne pas continuer leur route vers le Sud ; après une pointe vers l’Aouguerout, où la réception des Khenafsa, serviteurs religieux des Ouled-Sidi-Cheikh, fut un peu meilleure que celle des oasis berbères, ils revinrent à Géryville en janvier 1861.
A quoi faut-il attribuer l’échec de cette tentative ? On a parlé[90] des inquiétudes des négociants de Timmimoun qui, intermédiaires actuels du commerce, craignaient de se voir déposséder par nos commerçants. Mais la principale cause fut le caractère hybride de ce voyage, qui, comme plus tard la mission Flatters, n’était ni une mission pacifique ni une expédition militaire[91]. Le commandant Colonieu le dit expressément[92] : les populations des oasis, croyant que les envoyés arrivaient en forces, jugeaient la résistance inutile et avaient résolu de subir la loi du plus fort. Mais lorsqu’elles surent qu’ils n’avaient pas de troupes et surtout pas de canons, qu’ils n’étaient accompagnés que d’une escorte de cavaliers indigènes, leur attitude changea du tout au tout, et elles refusèrent le contact avec eux. Le simple retour en arrière d’une mission pacifique passa à leurs yeux pour l’échec d’une expédition qui, devant leur ferme contenance, n’avait pas osé se mesurer avec eux ; ce bruit se répandit rapidement jusqu’à Tombouctou, comme le prouva une lettre du cheikh El-Bakkay au Gouvernement Général de l’Algérie au sujet du mauvais effet produit par cette mission[93]. C’est à partir de ce moment que les Touatiens se tournèrent vers le Sultan du Maroc, espérant de lui protection contre les Français[94].
La relation du voyage de Colonieu et Burin, publiée seulement beaucoup plus tard (1892-94), contient nombre de renseignements géographiques intéressants sur la route parcourue et de données sur le commerce des oasis. En ce qui concerne le commerce transsaharien[95], elle fait justice des illusions trop répandues tant sur son importance que sur la facilité d’en détourner le maigre courant vers nos possessions, puisque le principal objet de ce trafic n’est autre que l’esclave : « Pourquoi, dirent les Ksouriens à Colonieu[96], avez-vous rendu la liberté aux nègres ? Vous avez brisé là notre commerce le plus important. Vous voulez, dites-vous, les produits du Soudan : mais avant tout achetez donc les négresses, nous vous en enverrons, le reste du commerce soudanien n’est rien[97]. »
Pendant les années qui suivirent, les projets d’exploration dans la direction du Touat et du Niger ne reçurent même pas un commencement d’exécution. A peine convient-il de mentionner, en 1862, la fondation par Jules Gérard d’une Société africaine internationale, cynégétique, zoologique et protectrice, qui se proposait d’ouvrir des relations permanentes avec le pays des nègres. La même année, Cosson, d’Oran, forma également divers projets d’exploration saharienne, mais il ne dépassa pas Aïn-Sfissifa. Les demandes du lieutenant Moulin, qui souhaitait se rendre au Touat, du capitaine au long cours Maignan, qui voulait établir un service de navigation par vapeurs démontables jusqu’à Tombouctou, et de là une route de caravanes pour l’Algérie, ne furent pas davantage prises en considération.
Cette période, féconde en somme au point de vue de l’exploration, se termine par une importante tentative individuelle, le voyage de l’Allemand Gerard Rohlfs ; il réussit à aller au Touat, qui, désormais fermé aux Français, s’ouvre encore à un étranger venu du Maroc et dissimulant sa qualité de chrétien. Né à Vegesack, près de Brême, en 1832, Rohlfs s’était engagé dans la Légion étrangère dans le but de se familiariser avec la langue arabe et les coutumes indigènes afin de pouvoir se faire passer pour musulman. Son premier voyage fut en quelque sorte un voyage d’essai ; il visita le Sahara marocain (région du Draa et du Tafilelt), sans grand profit pour la science, car il n’avait ni les instruments ni l’expérience nécessaires (1862). Aguerri par cette première exploration, il se disposa à traverser le Sahara pour gagner Tombouctou par le Touat. L’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh ayant éclaté au moment où il se disposait à partir, il prit la voie du Maroc et se rendit de Tanger à Insalah, muni de recommandations du chérif d’Ouezzan. Après avoir visité le Tafilelt, il suivit la vallée de l’Oued Guir, puis celle de l’Oued Zousfana-Saoura à partir d’Igli. Il visita les oasis du Touat et du Tidikelt, et réussit à entrer à Ksar-el-Kebir, où il rencontra Cheikh Othman, qui devina en lui un voyageur Européen non-Français et lui fit assez mauvais visage. N’ayant pu réussir à se rendre à Tombouctou avec des garanties suffisantes de sécurité, Rohlfs se résigna à reprendre le chemin de la côte. Il longea le bord sud du plateau du Tademayt, passa à Hassi-Messeguem, à Temassinin, gagna enfin Ghadamès et Tripoli.
Rohlfs, comme voyageur scientifique, est bien loin d’égaler Barth et même Duveyrier, surtout dans ses premiers voyages. Cependant les régions qu’il a parcourues étaient jusqu’à ces derniers temps si fermées aux Européens, qu’on lui doit beaucoup de renseignements géographiques importants sur la vallée de l’Oued Saoura et sur les oasis du Touat et du Tidikelt. Notons enfin que son itinéraire est le seul voyage transversal, d’Ouest en Est, effectué à cette époque au nord du massif touareg.
Rohlfs a toujours professé en termes non équivoques que le Touat fait partie du hinterland de l’Algérie et qu’il est de l’intérêt des Français d’en prendre possession sans retard. Malheureusement, l’insurrection du Sud-Oranais (1864), puis diverses autres circonstances fâcheuses, vinrent arrêter pour longtemps notre expansion du côté du Sahara.
II
Dans l’est du Sahara algérien, les Français n’étaient pas demeurés inactifs pendant cette période. Ils avaient commencé à accomplir dans l’Oued-Rir l’œuvre qui au désert leur fait le plus d’honneur, les sondages artésiens. A ce pays déshérité, la sonde artésienne donnait ce qui lui manque par-dessus tout, l’eau. Ainsi se réalisait la parole du Prophète : « Alors dans le désert il jaillira de l’eau, et la terre desséchée aura ses fontaines. »
A la mort de Ben-Djellab, survenue en 1854, un usurpateur nommé Sliman s’empara de l’Oued-Rir et se déclara contre nous ; son attitude et les troubles causés par les querelles de çof nécessitèrent l’intervention française ; à la suite du combat de Meggarin[98] (29 novembre 1854), le colonel Desvaux entra à Touggourt à la tête d’une petite colonne[99]. Un officier français, M. Hauer, détaché du bureau arabe de Biskra, y résida seul pendant sept ans. Une petite garnison y fut envoyée en 1861.
La région de l’Oued-Rir était alors en complète décadence. « L’art primitif des puisatiers[100] ne suffisait plus à lui procurer l’eau nécessaire. Malgré les efforts des plongeurs qui en retiraient les sables, les sources artésiennes se faisaient de plus en plus minces à l’orifice des puits, et plus d’une s’était tarie. » Le colonel Desvaux fit demander en France des hommes et un matériel de puits artésiens. En 1856, l’ingénieur Jus débarquait ce matériel à Philippeville, et le 17 mai on donnait le premier coup de sonde à Tamerna. « Le 7 juin[101], après avoir percé une couche de grès très dur, qui fit plusieurs fois douter du succès de l’entreprise, on rencontra une nappe de 4.000 litres par minute, qui jaillit avec force à la surface du sol. En un clin d’œil, la population accourut : on arracha les branches de palmiers qui entouraient l’équipage, chacun voulait voir de ses yeux cette eau que les Français avaient su faire venir au bout de cinq semaines, tandis que les indigènes avaient eu besoin de tant d’années. » En quelques heures, sous la direction du commandant Lehaut et du capitaine Zickel, les oasis qui se mouraient furent reconquises, presque toutes furent dotées de fontaines nouvelles, et on avait achevé une trentaine d’anciens puits ; en même temps, M. Jus découvrait des nappes jaillissantes dans le Hodna, et deux oasis nouvelles étaient créées dans le désert qui séparait Biskra de l’Oued-Rir[102]. Rien n’était mieux de nature à frapper l’esprit des indigènes et à nous encourager dans l’œuvre de la pénétration saharienne.
Pour ceux qui, comme nous, mesurent l’importance d’une exploration moins à la témérité de l’entreprise qu’aux résultats effectivement obtenus, il convient de mentionner à cette place les missions des géologues Ville et Pomel. Ces missions se relient d’ailleurs à la question des sondages artésiens, puisque c’est la géologie qui fait connaître dans quelle mesure les bienfaits de la sonde peuvent être étendus au Sahara.
Dès 1862, Dubocq avait étudié la constitution géologique des Ziban et de l’Oued-Rir, au point de vue des eaux artésiennes de cette partie du Sahara[103]. De 1855 à 1863, Ville, ingénieur en chef des mines, entreprit dans le Sud de la province d’Alger quatre voyages, pour faire la géologie de ces contrées et rechercher des eaux jaillissantes dans le bassin des Zahrez et sur la route d’Alger à Laghouat[104]. En 1861, il reçut la mission d’étudier les nappes artésiennes du Hodna, du Zab et de l’Oued-Rir, afin de les comparer aux nappes artésiennes de la province d’Alger. Il poussa jusqu’à Ouargla et revint par le Mzab. Il fit connaître les résultats géologiques de ses explorations dans deux ouvrages importants[105], qui formèrent la base de nos connaissances jusqu’aux travaux de Pomel et de M. Rolland et qui sont encore utiles à consulter aujourd’hui. Dans le second de ces ouvrages, un chapitre, dû au lieutenant Cajard, commandant de l’escorte qui ramena Ville d’Ouargla à Laghouat, traite de l’origine, des mœurs, de la religion et de l’organisation politique des Mozabites.
Quant à Pomel, après avoir parcouru la région des Ksour avec le commandant Dastugue, il eut la bonne fortune d’accompagner en 1862 le commandant Colonieu à Ouargla[106] ; il était attaché à la colonne comme naturaliste, et eut même à lever le plan de l’oasis[107]. Ce voyage d’exploration, par Géryville, Laghouat et Metlili, lui procura d’importantes observations de tout ordre qu’il devait utiliser plus tard (1872) dans sa publication sur le Sahara.
Dans le but de développer ou de faire renaître, dans l’Est comme dans l’Ouest, le commerce de caravanes, le Gouvernement général résolut (1856) d’envoyer à Ghadamès le capitaine de spahis de Bonnemain, avec la mission d’étudier la situation commerciale de la ville et de démontrer aux autorités et aux principaux commerçants tout l’intérêt qu’ils avaient à lier avec les marchés sud-algériens des relations plus suivies. Profitant de la présence d’une colonne dans le Souf, le capitaine de Bonnemain partit d’El-Oued le 26 novembre 1856, avec une petite caravane de gens du pays conduite par le cheikh Ahmed ben Touati. Sa route, toute entière à travers les dunes, fut assez pénible. A son arrivée, quoique recommandé par le pacha de Tripoli, il fut froidement accueilli ; il réussit cependant dans une certaine mesure à dissiper les défiances du hakem (gouverneur), Osman-Bey, prévenu, paraît-il, contre les Français par le consul anglais à Tripoli, Dickson. Le capitaine de Bonnemain rapportait un itinéraire de son voyage dans l’Erg et un mémoire sur le commerce de Ghadamès[108].
Après s’être rendu compte de l’accueil qui serait fait aux caravanes algériennes à Ghadamès, il importait de savoir comment elles seraient reçues plus au Sud, chez les Touareg Azdjer. Vers le milieu de 1856, Cheikh Othman revint à Ouargla[109], et se chargea de conduire une caravane composée de nos sujets indigènes, avec leurs marchandises, jusqu’à la ville de Ghat. A trois jours de marche de la ville, ils furent rejoints par El Hadj Ikhenoukhen, qui entra avec eux à Ghat. La protection du cheikh et de l’amenokal se montra efficace et réussit à calmer les habitants de Ghat, fort mal disposés pour ces amis des Français. La caravane regagna Ouargla au mois de Mars 1858, rapportant des présents pour le Gouverneur de la part de quelques négociants de Ghat, entre autres d’un Tunisien nommé Younès ben Sala, partisan des Français.
Au mois d’août de la même année, Cheikh Othman repartait pour Ghat avec une caravane dont faisait partie un jeune indigène algérien, Ismaïl Bou Derba, né d’un père musulman et d’une mère chrétienne, ayant reçu une éducation toute française et ayant dans l’armée le grade d’interprète militaire. Le choix de Bou Derba était fort heureux. La caravane passa par Guerrara et Ngoussa, laissant Ouargla un peu à l’Est, traversa l’Erg jusqu’à El-Biodh et gagna Ghat par la route ordinaire, qui passe par Temassinin et le lac Menghough. A Ghat, l’agitation à son arrivée fut très grande, et il fut question de faire un mauvais parti à l’envoyé du Gouverneur général. Cette fois encore, le dévouement d’Othman et d’Ikhenoukhen réussit à rétablir la tranquillité. Le retour à Laghouat s’effectua sans rencontre fâcheuse. Les études de Bou Derba sur Ghat concordent avec celles de Barth ; il avait en outre reconnu la route de Ouargla à Ghat avec les points d’eau qui la jalonnent.
Ces résultats satisfaisants donnèrent un nouvel essor aux études commencées et stimulèrent les explorateurs. Un jeune homme de dix-huit ans, doué d’une rare énergie et de remarquables qualités d’observateur, Henri Duveyrier, allait rapporter le premier travail complet et sérieux sur le pays des Azdjer. « Il était[110] le fils d’un Saint-Simonien de marque et l’élève de Barth. Son père, disciple d’Enfantin, ami intime de Michel Chevalier, de Barrault, de Péreire, de d’Eichtal, d’Urbain, de Félicien David, avait embrasé son âme d’idées généreuses, et son maître lui avait indiqué, comme le plus beau terrain d’apostolat scientifique, son propre champ d’action, le Sahara central. Il y ajoutait de sa personne un patriotisme élevé, que la conquête de l’Algérie à peine achevée excitait au dévouement, et qui ne s’est jamais démenti jusqu’à sa dernière heure. »
Duveyrier commença d’abord son exploration dans les limites modestes d’un voyage privé, avec des ressources dues à la libéralité de son père, d’Arlès-Dufour et d’Isaac Péreire. Après un voyage d’essai qui, en 1857, le mena à Laghouat, en compagnie de Mac-Carthy[111], il revint en Algérie le 8 mai 1859, et se rendit aussitôt à Biskra, ne redoutant qu’une chose, écrivait-il à son père, que « soit par raison politique, soit par défiance de mes forces, soit par un faux intérêt pour mon sec individu, on me refuse la liberté d’aller plus loin[112]. » Il n’en fut rien heureusement. Il put parcourir le Mzab, dont il étudia à fond la constitution si curieuse, et s’avança par Metlili jusqu’à El-Goléa[113]. Mais le fanatisme des habitants du ksar arrêta ses projets ; il les stupéfia par sa témérité, faisant tranquillement ses observations astronomiques sur la place, malgré la population ameutée ; il fut retenu prisonnier trois jours, et n’échappa à la mort qu’en revenant sur ses pas. Après une deuxième excursion au Mzab, en novembre 1859, il partit de Biskra le 1er février 1860, et visita successivement le Souf, Ouargla, Touggourt, le Djerid tunisien et Gabès.
Ces voyages n’étaient pour Duveyrier que les préliminaires de la grande exploration qu’il projetait de faire dans le Sahara central, une préparation et un entraînement ; ils complétaient ses connaissances techniques et son expérience des populations africaines. Ils attirèrent sur lui l’attention du général de Martimprey, qui obtint pour lui une mission officielle chez les Touareg Azdjer, avec lesquels il devait, complétant la mission de Bou Derba, nouer des relations amicales.
D’El-Oued, Duveyrier, accompagné de Cheikh Othman et de quelques autres Touareg, se rendit d’abord à Ghadamès, où Ikhenoukhen vint le rejoindre. Arrêté quelque temps dans cette ville par les tracasseries des autorités turques, il n’en triompha qu’en se rendant lui-même à Tripoli, d’où il revint muni de fortes recommandations du pacha et du consul général de France, Botta. Il put alors partir pour Ghat avec Cheikh Othman et Ikhenoukhen. Ce dernier l’accompagna ensuite à Mourzouk où il le quitta pour rentrer dans ses campements, tandis que Duveyrier, achevant son voyage, aboutissait à Tripoli.
Duveyrier regagna aussitôt Alger, après un long voyage qui avait duré près de trois ans. Mais une maladie terrible, une fièvre typhoïde compliquée d’accidents pernicieux, ébranla si fort sa santé et même sa mémoire, qu’il ne put rien ajouter aux notes qu’il avait précédemment rédigées. Par bonheur, la carte était gravée et le manuscrit en partie imprimé. Le concours du docteur Warnier, qui avait soigné Duveyrier, permit de mettre le volume sur pied. Ce volume, les Touareg du Nord[114] est dans les mains de tous ceux qui s’occupent du Sahara. L’auteur s’est effacé devant les faits qu’il rapporte ; il a proscrit de ce compte rendu tout ce qui lui est personnel, tout ce qui n’est que pittoresque, tout ce qui a trait aux obstacles rencontrés sur la route, aux fatigues supportées, aux dangers courus[115]. Il a préféré la forme d’un ouvrage méthodique à celle d’un récit de voyage. L’œuvre est divisée en quatre livres : le premier est consacré à la géographie physique, à la géologie et à la minéralogie ; le second aux productions minérales, végétales et animales ; le troisième, aux centres de rayonnement commerciaux et religieux ; le quatrième traite des Touareg du Nord, de leurs origines, de leur division en tribus, de leur constitution sociale, de l’historique des tribus, de leurs caractères distinctifs, de leur vie intérieure et extérieure[116]. La carte jointe au volume comprend une partie positive et une partie hypothétique. La partie positive est la réduction des itinéraires du voyageur ; la partie hypothétique est basée sur des itinéraires par renseignements, et sur le plan en relief des parties inexplorées du territoire Touareg qu’à la prière du voyageur, Cheikh Othman fit pour lui sur le sable. La carte de Duveyrier, à laquelle étaient empruntés, jusqu’à ces dernières années, la plupart des renseignements portés sur nos cartes pour le massif central, a été reconnue très fidèle dans les parties où on a pu la vérifier, et la mission Foureau-Lamy en a loué l’excellence.
Quant à l’ouvrage même, Duveyrier s’y révélait le digne élève de Barth, élève bien inférieur au maître assurément, mais le fait n’a pas lieu de surprendre, si l’on songe à son extrême jeunesse. Il faisait connaître la véritable nature du relief saharien et du massif central targui, pays très accidenté et nullement plat comme on se l’imaginait ; il indiquait le véritable caractère du climat saharien, avec ses extrêmes brusques de température. Il a mérité cet éloge d’un juge sévère, lui-même un des maîtres de la géographie moderne[117] : « Henri Duveyrier a été le type accompli de l’explorateur consciencieux et modeste. En voyage, il a fourni à lui seul, au prix d’un labeur de tous les instants, autant de travail utile que toute une mission scientifique ; et pourtant, nul n’a moins que lui entretenu le public de sa personne, nul n’a fait à la fois plus de besogne et moins de bruit. »
Les journaux de route de Duveyrier, c’est-à-dire les volumes de notes d’où a été tiré le livre des Touareg du Nord, étaient demeurés inédits : M. Ch. Maunoir s’était proposé de combler cette lacune en faisant connaître un des principaux journaux, celui du 13 janvier-15 septembre 1860. Son œuvre interrompue par la mort, a été achevée par M. Henri Schirmer[118]. Dans ces notes, Duveyrier se révèle plus vivant que dans le cadre sévère des Touareg du Nord, plus personnel aussi que dans cette encyclopédie écrite sous le contrôle d’un autre et où l’on risque de trouver parfois l’écho d’une pensée qui n’est pas la sienne. Le livre apporte encore du nouveau après 45 ans de découvertes, et fait honneur aux savants qui l’ont fait connaître comme au grand voyageur qui l’a écrit.
On a reproché à Duveyrier, non sans raison, d’avoir apprécié avec trop d’optimisme le caractère des Touareg. Nul n’a contribué plus que lui à propager sur leur compte d’étranges illusions. A sa suite, « on les a dépeints généreux, hospitaliers, pleins de droiture et de franchise, fidèles à leur parole, même vis-à-vis d’un ennemi ; on s’est plu à les parer de toutes les vertus chevaleresques, on leur a fait une auréole d’héroïsme et de poésie[119]. »
Les vrais coupables sont ceux qui ont reproduit son témoignage sans en faire la critique. Les généreuses illusions de Duveyrier s’expliquent par les circonstances exceptionnellement favorables de son exploration. A cette époque, les populations d’au-delà des Areg ne nous craignaient ni ne nous haïssaient ; elles ne voyaient en nous que les successeurs et les continuateurs des deys d’Alger, dont l’autorité politique ne s’était jamais fait sentir de ce côté. Elles étaient du reste rassurées par la présence entre elles et nous de la principauté héréditaire des Ouled-Sidi-Cheikh, et le Sahara n’était encore qu’un grand fief musulman, que notre khalifa Si Hamza administrait à sa guise[120]. On s’explique aussi les sentiments de gratitude, bien naturels chez Duveyrier, pour le marabout d’une rare intelligence qui l’avait protégé et guidé[121]. Enfin, comme on dit vulgairement, il prêtait ses qualités aux autres : « Il était, dit Masqueray[122], doué d’un tact très sûr et né pour se concilier les barbares. Il était devenu l’hôte préféré du chef de guerre de ce peuple sauvage. Le vieux Targui, âgé de près de 80 ans en 1860, et qui mourut centenaire, s’était pris d’une sorte de tendresse pour ce jeune homme imberbe qui osait pénétrer seul dans ces immenses déserts, n’ayant pour armes qu’une politesse parfaite et un mépris absolu de la mort. J’ai eu la bonne fortune de découvrir, dans une lettre de Si Othman, l’impression qu’il avait produite sur l’élément commerçant et maraboutique. Si Othman ne trouvait qu’une chose à reprendre en lui, son extrême courage. Nous ne savions, dit-il, comment faire pour le retenir. »
Le succès de Duveyrier devait-il rester à l’état isolé, ou devait-il être le prélude d’une pénétration pacifique ? C’est ce que l’avenir allait se charger de démontrer. Une belle vie, a-t-on dit, est un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge mûr : Duveyrier, qui avait vécu son rêve dans sa jeunesse, n’eut de l’âge mûr qu’amertumes et déceptions. Condamné au repos par les suites de son mal, bien que son intelligence fût redevenue vigoureuse, il passa le reste de son existence à voir s’élever, obstacles sur obstacles, la barrière qui nous sépara si longtemps du Sud. Les bulletins de la Société de Géographie de Paris témoignent qu’il n’avait pas cessé de s’intéresser aux choses du Sahara et d’en parler avec compétence. Quoi qu’on en ait dit, il se rendait parfaitement compte des changements survenus depuis son exploration dans les conditions de pénétration chez les Touareg[123]. Mais, « enseveli lentement[124] dans un passé irrévocable, que de fois a-t-il dû se dire qu’il eût mieux valu pour lui mourir à 25 ans dans la splendeur de sa jeune gloire, quand aucune déception ne l’avait encore frappé ! Pour son coup d’essai, il avait égalé ses devanciers les plus illustres, et depuis il n’avait fait qu’assister à la ruine de son œuvre comme au déclin de sa gloire. La fièvre avait été trop clémente quand elle avait lâché prise sur son corps inutile après son séjour chez les Azdjer. »
Pour profiter des résultats obtenus par le voyage de Duveyrier, on avait songé d’abord à envoyer de nouveau une caravane indigène à Ghat et même à Kano, sous la conduite de Cheikh Othman, puis à installer à Ghadamès un agent consulaire, français ou indigène ; ce dernier projet émanait de Léon Roches. Les lettres d’Ikhenoukhen au général de Martimprey et au général Pélissier témoignaient d’ailleurs des meilleures dispositions : « Quiconque de chez vous viendra ici ne rencontrera que le bien, la paix et la plus grande sécurité, soit actuellement, soit dans l’avenir. Dieu soit loué, notre main s’étend jusqu’au Soudan[125]. » Cheikh Othman, à la même époque, vint en France et fut présenté à l’Empereur. On résolut de signer directement un traité d’amitié et de commerce avec Ikhenoukhen, et Ghadamès fut choisi comme lieu de l’entrevue[126]. Une mission, placée sous la direction du commandant Mircher, et dont faisaient partie le capitaine d’état-major de Polignac et l’ingénieur des mines Vatonne, partit de Tripoli pour Ghadamès et y signa un traité par lequel les Adzjer « s’engageaient à faciliter et à protéger à travers leur pays et jusqu’au Soudan le passage des négociants français ou indigènes algériens. » Ikhenoukhen et les autres chefs auxquels on avait donné rendez-vous ne vinrent pas ; la mission les attendit en vain ; seul, El Hadj, frère de l’amenokal, et le Cheikh Othman, avec un chef des Imanghasaten, signèrent la convention, le 26 novembre 1862. La mission Mircher rentra à El Oued par Bir-Ghardaïa, route déjà suivie en 1857 par le capitaine de Bonnemain. Elle rapportait[127] diverses études sur les régions traversées, notamment des travaux géologiques et hydrologiques de Vatonne, des observations médicales recueillies par le docteur Hoffmann, divers renseignements sur l’état politique et social du Soudan, enfin une notice très complète sur Ghadamès, avec un plan exact de la ville et de l’oasis.
Quelle était exactement la valeur de ce traité de Ghadamès ? On a beaucoup discuté sur ce point. Dès le moment où il fut signé, on émit des doutes sur sa portée. On lit dans un rapport du lieutenant Villot, adjoint au bureau arabe de Géryville, du 17 décembre 1862 : « Aucun chef touareg n’est assez puissant pour garantir la traversée du Sahara à quelque prix que ce soit. Gens misérables, vivant sur un sol misérable, disséminés sur des espaces immenses, les Touareg ne reconnaissent aucun chef, si ce n’est les plus habiles à conduire les razzia ». La franchise de ce rapport valut au lieutenant Villot un blâme énergique de ses supérieurs.
On fit remarquer aussi que le traité avait été signé avec des chefs qui n’apportaient en fait de pouvoirs que des assurances verbales[128] et qu’on peut avoir quelques doutes sur un accord conclu « au nom de la nation Touareg » par deux personnages secondaires, alors que les chefs influents ne daignaient ni se montrer ni répondre. Le ministre Rouher s’avançait beaucoup lorsqu’il assurait que ce traité donnait une entière sécurité aux caravanes françaises et algériennes[129]. En admettant même qu’Ikhenoukhen se crût engagé par la convention, « au Sahara, la parole d’un chef n’engage que lui-même et il n’est pas de nation Touareg avec laquelle on puisse traiter[130]. Au reste, ce chef, « dont la main s’étend jusqu’au Soudan », n’a pu, appuyé par presque toutes les tribus, obtenir d’un petit groupe de guerriers la restitution de chameaux pris à une tribu alliée[131]. Enfin le véritable sens de ce traité, s’il en a un, est qu’Ikhenoukhen se réserve le bénéfice éventuel du passage des caravanes françaises. Au Sahara, le droit de protéger, c’est-à-dire de recevoir d’un étranger le prix du passage, se dispute avec la plus grande âpreté[132]. D’ailleurs, nous savons aujourd’hui ce que valent ces traités signés avec des roitelets africains, noirs ou blancs ; ils n’ont d’intérêt qu’en tant qu’opposables à d’autres puissances européennes.
Ceux qui croient à la valeur du traité de Ghadamès répondent qu’on n’a rien fait, du moins au début, pour en tirer parti. « Il fallait, dit Masqueray[133], tenter d’établir un commerce régulier avec les féaux d’Ikhenoukhen et de Si Othman. Les bonnes relations avec les Azdjer nous ouvraient sans combat les deux tiers du Sahara. On pouvait, grâce à leur exemple et par leur intermédiaire, se concilier les Touareg de l’Aïr, leurs voisins ; des négociations de même sorte avec les Ahaggar et les Aouelimmiden auraient pu suivre. En somme, dès 1862, la solution du problème de la jonction de l’Algérie au Tchad et au Niger était sûre, sinon proche encore. Rien de tout cela ne fut tenté. Les Touareg, n’entendant plus parler de la France, la dédaignèrent. Nos adversaires leur apprirent à la braver. » Ces paroles contiennent une grande part d’exagération et d’optimisme ; il faut convenir cependant que, par suite d’une série d’événements, le traité de Ghadamès se trouva rélégué dans les archives ; quand on voulut l’en tirer il était trop tard : il y avait prescription.