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La pénétration saharienne (1830-1906)

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Résumons, comme nous l’avons fait pour l’époque précédente, les résultats obtenus pendant la période 1852-1864, au triple point de vue de l’occupation, de l’exploration et du commerce.

L’occupation française, ou tout au moins l’influence française, règne désormais sur presque tout le pays situé au nord des Areg, notamment sur les points importants de Laghouat, Ghardaïa, Ouargla et Touggourt. Ce sont des limites qu’elle ne devait pas dépasser sensiblement jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Au point de vue de l’exploration, les travaux de Colomb, de Colonieu et Burin, de Rohlfs, ont fourni des données, encore incomplètes, sur la région oranaise et le bassin de l’Oued Saoura. Les voyages de Bonnemain et Bou-Derba, surtout la belle exploration de Duveyrier, suivie de la mission Mircher, ont fait connaître le pays des Touareg Ahaggar par renseignements, le Tassili des Azdjer, les routes de Ghadamès et Ghat au Souf et à la Tripolitaine. La carte de Duveyrier est le plus important document graphique pour le Sahara central. D’autre part, le Dépôt de la guerre a publié en 1855 une première carte du Sud-Oranais à 1/400.000e en noir, qui a longtemps servi pour la partie méridionale de cette province, et en 1861 une carte du Sahara oriental (région de l’Oued-Rir), également à 1/400.000e.

Au point de vue économique, de merveilleux résultats ont été obtenus par les sondages de l’Oued-Rir. En revanche, toutes les tentatives de commerce transsaharien avec le Soudan et même de commerce saharien sont restées sans efficacité. Elles reposaient d’ailleurs sur une connaissance imparfaite des données du problème. Du côté de l’Ouest, la tentative de Colonieu et Burin n’a servi qu’à aviver le fanatisme des Touatiens ; l’échec a été complet. Du côté de l’Est, les résultats, sans être mauvais, n’ont pas été aussi brillants qu’on l’a prétendu. Il faut remarquer que Duveyrier n’a réussi à entrer à Ghat que sur la recommandation des Turcs de Tripoli. Quant au traité de Ghadamès, sa portée est très contestable. La bonne volonté d’Ikhenoukhen n’est pas certaine, et en l’admettant même, son efficacité reste douteuse.

Peut-être cependant eût-il été possible de tirer parti de la situation, à condition de le faire immédiatement. Il fallait agir au Touat par les armes aussitôt après l’expédition Colonieu et éprouver le traité de Ghadamès en envoyant des caravanes dans la direction de l’Aïr. La puissance des Européens au Sahara, comme aux colonies en général, est surtout une puissance morale, une puissance d’opinion : avant qu’on n’y eût laissé porter de graves et nombreuses atteintes, peut-être eût-on réussi à faire brèche, en quelque sorte par surprise, dans le monde saharien. Mais on le laissa se ressaisir, et les tentatives faites n’eurent d’autre résultat que de jeter les Sahariens dans les bras des Turcs à l’Est, du Maroc à l’Ouest[134]. Le Sahara, un instant entr’ouvert sur les pas de Duveyrier, s’est refermé : l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh, puis la guerre franco-allemande de 1870, enfin le massacre de la mission Flatters ont tout arrêté, et on peut dire que nous en étions restés, jusqu’aux environs de l’année 1900, au même point qu’en 1864.

Enfin les conditions de la pénétration saharienne se sont trouvées modifiées, vers la même époque, par d’autres facteurs étrangers à l’Algérie. Le gouvernement de Faidherbe au Sénégal (1856-1862) est contemporain de celui de Randon en Algérie. Comme Randon, il cherche systématiquement l’expansion de la colonie ; dès 1863, il indique à Mage et Quintin que leur mission est de préparer la jonction des établissements du Sénégal avec le Niger ; grâce à lui, un obscur comptoir est devenu le point de départ d’un grand empire. C’est alors qu’a commencé l’expansion de la France dans l’Afrique occidentale, qui s’est poursuivie avec de si brillants résultats jusqu’à aujourd’hui. L’ouverture des voies de la côte ne pouvait manquer d’influer sur le commerce transsaharien : « Cheikh Othman me fait remarquer, écrivait Duveyrier[135], que les convois d’or entre In-Salah et Ghadamès sont moins fréquents depuis que M. le gouverneur Faidherbe a donné aux routes du Sénégal une sécurité qu’elles n’avaient jamais connue jusque là, et il craint que la concurrence de nos possessions sénégaliennes n’achève de priver les routes du Nord de ce riche produit. »


[48]C. Rousset, La Conquête de l’Algérie, in-8o, Paris, 1889, II, p. 373. Cf. A. Rastoul, Le général Randon, in-8o, Paris, 1890. Randon, Mémoires, 2 vol. in-8o, Paris, 1875-77.

[49]Paul Vuillot, L’Exploration du Sahara, étude historique et géographique, gr. in-8o, Paris, 1895, p. 41.

[50]Gal-Lieut von Schubert, Heinrich Barth der Bahnbrecher der deutschen Afrikaforschung, in-8o, Berlin, 1897. C’est une biographie intime d’après des papiers de famille. Cf. une notice de Duveyrier sur Barth dans la Revue contemporaine du 28 février 1866. Barth n’a pas encore été l’objet d’une biographie digne de lui.

[51]4 vol. in-8o, Alger, 1852, publiés par ordre du Ministre de la Guerre.

[52]Hanoteau, chef de bataillon du génie, Essai de grammaire de la langue tamachek, Paris, Impr. imp., 1860. Les plus anciens travaux sur la langue des Touareg sont ceux de Judas, Note sur l’alphabet berbère usité chez les Touareg, Journ. asiat., mai 1847 ; F. de Saulcy, Observations sur l’alphabet tifinag, Paris 1849 ; Richardson, Vocabulaire arabe, Ghadamès et Touareg, Londres, in-fol. 1846 ; l’abbé Bargés (Rev. algér. et col. 1853, p. 72). Voir aussi Revue de l’Orient, 1857, tome V, p. 333, tome VI, p. 25, 162 et 224.

[53]Duveyrier, Les Touareg du Nord, in-8o, Paris, 1864, p. 388.

[54]Mangin, Notes sur l’histoire de Laghouat (Revue Africaine, 1894 et 1895). Voir notamment les raisons données par le général Pélissier en faveur de l’occupation définitive de Laghouat (Revue Africaine, 1895, p. 8).

[55]Dr Ch. Amat, Le Mzab et les Mzabites, in-8o, Paris, 1888, p. 20.

[56]Documents, II, p. 809. Cf. les portraits de Si Hamza donnés par le colonel Trumelet, Les Français dans le Désert, p. 96 ; L’Algérie légendaire, p. 153 et par F. Gourgeot, Situation politique de l’Algérie, p. 11.

[57]Documents, II, préface, p. X.

[58]C’est, semble-t-il, une exagération de Vuillot (p. 48).

[59]Trumelet, Les Français dans le Désert, in-8o, Paris, 1862. Cet ouvrage est un récit de l’expédition d’Ouargla, à laquelle l’auteur avait pris part. Cf. E. Mangin, Revue Africaine, 1895, p. 19-23.

[60]Randon, Mémoires, I, p. 251. Cf. Depont et Coppolani, Les Confréries religieuses musulmanes, in-8o, Alger, 1897, p. 272, note.

[61]A. le Chatelier, L’Islam au Soudan, in-8o, Paris, 1899, p. 167.

[62]Voir le portrait qu’en fait Duveyrier (Touareg du Nord, p. 363).

Rohlfs a porté sur son compte un jugement tout différent.

[63]Duveyrier (Touareg du Nord, p. 352) a également tracé un portrait d’Ikhenoukhen.

[64]Randon, Mémoires, I. p. 447.

[65]Comte H. de Sanvitale, Tribus du Sahara Algérien (Revue de l’Orient, mars 1854).

[66]Les documents qu’on utilisait étaient, outre ceux de l’époque précédente, Ibn Khaldoun, Barth qu’on lisait dans l’édition anglaise, et des renseignements recueillis auprès de nègres habitant l’Algérie, peut-être avec une méthode moins sûre que celle de Daumas. (V. Résultats, etc., p. 10.)

[67]H. Dastugue, Quelques mots au sujet de Tafilet et de Sidjilmassa (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1867, p. 337, avec cartes). Id., Hauts-Plateaux et Sahara de l’Algérie Occidentale (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1874, p. 113 et 239).

[68]Résultats, etc., p. 3.

[69]E. Cat, Biographies Algériennes : Mac-Carthy (L’Algérie Nouvelle, 1898, p. 91).

[70]C’était un aventurier, écrivait Botta, consul de France à Tripoli, dans une lettre inédite à Duveyrier. (Renseignement communiqué par M. Maunoir.)

[71]Duveyrier, Historique, etc., p. 229. Cf. la biographie du Général de Colomb, mort en 1902, dans Bull. Afr. Fr., 1902, p. 431.

[72]De Colomb, Exploration des ksours et du Sahara, in-8o, Alger, 1858, p. 10.

[73]L. de Colomb, Exploration des ksours et du Sahara de la province d’Oran, avec une carte de l’itinéraire par M. de la Ferronays, Alger, Impr. du Gouvernement, 1858.

[74]Voir notamment p. 57 et suivantes.

[75]P. 36.

[76]Il y a une autre Daïa-el-Habessa dans l’Oued-Mya au sujet de laquelle on raconte la même chose (Documents relatifs à la mission Flatters, in-4o, Paris, 1884, p. 283).

[77]P. Marès, Note sur la constitution générale du Sahara dans le sud de la province d’Oran (Bull. Soc. Géol. de France, 1857, p. 524). Cf. Bull. Soc. Géol. de France, 1864, p. 686. C. R. Ac. Sc., 1857, tome XLV, p. 26 et Ann. Soc. Météorol. de France, 1857, p. 172 ; 1859, p. 222 ; 1860, p. 34 ; 1864, p. 174.

[78]Duveyrier, Historique, etc., p. 234-235.

[79]L. de Colomb, Notice sur les oasis du Sahara et les routes qui y conduisent (extrait de la Revue Algérienne et Coloniale, 1860). Il existe de de Colomb une carte des oasis du Touat à 1/1.600.000 et une autre à 1/400.000 gravée au Dépôt de la Guerre (toutes deux de 1860). Cf. Documents, IV, p. 583.

[80]H. Simon (capitaine), Trois rapports du lieutenant-colonel de Colomb sur la question du commerce transsaharien (Bull. Soc. Géogr. d’Oran, 1905, p. 167 et suiv.).

[81]A. Cherbonneau, Itinéraire descriptif de Touggourt à Tombouctou et aux Monts de la Lune (Ann. Soc. Archéol. de Constantine, 1853, p. 91 ; Revue Alg. et Col., 1857, t. V, p. 224 (t. à p. 1860).

[82]Dr A. Maurin, Les Caravanes françaises au Soudan, in-8o, Paris, 1863.

[83]Lettre du maréchal Randon au Général commandant la division d’Oran, du 26 juin 1858.

[84]14 juillet 1858.

[85]Sans doute parce qu’on ne le savait pas exactement.

[86]V. la biographie du général Colonieu, mort en 1902, dans Bull. Afr. fr., 1902, p. 371.

[87]Duveyrier, Historique, etc., p. 236.

[88]Colonieu (commandant), Voyage au Gourara et à l’Aouguerout. (Bull. Soc. Géogr. de Paris, 1892, p. 51 ; 1893, p. 53 ; 1894, p. 430), avec carte dressée par Duveyrier, en 1864.

[89]Vuillot, L’Exploration du Sahara, p. 73. — Schirmer, Le Sahara, in-8o, Paris, 1893, p. 380.

[90]Résultats obtenus, etc., p. 11.

[91]Vuillot, p. 71.

[92]Id. p. 72.

[93]Bull. Soc. Géogr. Paris, 1894, p. 457.

[94]Duveyrier, Historique, etc., p. 240.

[95]Voir notamment Bull. Soc. Géogr. Paris, 1893, p. 94 ; 1894, p. 430 et suivantes.

[96]Bull. Soc. Géogr. Paris, 1894, p. 431.

[97]Les Ksouriens, pas plus que Si Hamza, ne se rendaient bien compte de ce qui nous poussait à pénétrer dans ces régions désolées et à vouloir y créer des relations commerciales.

[98]Mangin, Revue Africaine, 1895, p. 29.

[99]Ce sont ces événements qui ont été racontés et dramatisés par le romancier Hugues Le Roux (L’Épopée du Sud. — Gens de poudre). Il a fait revivre les intéressantes figures du Basque Séroka, chef du bureau arabe de Biskra, et du Corse Carbuccia, commandant la légion.

[100]Schirmer, Le Sahara, p. 422.

[101]Id., Ibid., p. 423.

[102]Jus, Les forages artésiens de la province de Constantine, Constantine, 1870, p. 8 et suiv. — Rapport du colonel Séroka (Rev. Alg. et Col., 1859, p. 339). — Rapport du lieutenant Rose (Ibid., p. 17). — Ville, Voyage d’exploration dans les bassins du Hodna et du Sahara, p. 345-417.

[103]Annales des Mines, 1852.

[104]Ville, Notice sur les sondages exécutés pendant les années 1859 à 1862 dans le territoire militaire de la province d’Alger (Ann. des Mines, 1864).

[105]Ville, Voyage d’exploration dans les bassins du Hodna et du Sahara, Paris, Impr. imp., 1868. Id., Exploration géologique du Beni-Mzab, du Sahara et de la région des steppes de la province d’Alger, Paris, Imp. nat., 1872.

[106]Colonieu, Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla (Tour du Monde, 1863, p. 161).

[107]E. Ficheur, Notice Biographique sur A. Pomel (Bull. Soc. Géolog. de France, 1899, p. 191).

[108]Cherbonneau, Relation du voyage de M. le Capitaine de Bonnemain à R’damès, Paris, 1857, in-8o.

[109]Résultats, etc., p. 7. — Cf. Randon, Mémoires, I, p. 453.

[110]E. Masqueray, Journal des Débats, 14 mai 1892. — Henri Duveyrier, Journal de Route, publié et annoté par Ch. Maunoir et H. Schirmer, précédé d’une biographie de H. Duveyrier par Ch. Maunoir, in-8o, Paris, A. Challamel, 1905.

[111]H. Duveyrier, Journal d’un voyage dans la province d’Alger, p. p. Ch. Maunoir, in-8o, Paris, 1900 (non mis dans le commerce).

[112]Cité par Vuillot, p. 60.

[113]Bull. Soc. Géogr. Paris, 1859, p. 217 et Revue Alg. et Col., 1860, tome II.

[114]Duveyrier, Les Touareg du Nord, in-8o, Paris, 1864.

[115]H. Schirmer, Henri Duveyrier (Ann. de Géogr., 1891-92, p. 415).

[116]Duveyrier, Introduction, p. XII.

[117]H. Schirmer, Duveyrier (Ann. de Géogr., 1891-92, p. 416).

[118]Henri Duveyrier, Journal de Route, publié et annoté par Ch. Maunoir et H. Schirmer, in-8o, Paris, 1905.

[119]H. Schirmer, Le Sahara, p. 278 et 281.

[120]L. Rinn, Nos Frontières Sahariennes, in-8o, Alger, 1886, p. 32.

[121]Schirmer, Le Sahara, p. 381.

[122]Journal des Débats, art. cité.

[123]Henri Wolff (Commandant), Duveyrier ; son dernier projet de voyage dans le Sahara (Congr. nat. de Géogr. de Marseille, 1898, p. 490).

[124]Masqueray, art. cité.

[125]Résultats, etc., p. 13.

[126]Vuillot, p. 77.

[127]Mission de Ghadamès, in-8o, Alger, 1862.

[128]Mission de Ghadamès, p. 121.

[129]Schirmer, Le Sahara, p. 382.

[130]Schirmer, Pourquoi Flatters et ses compagnons sont morts (Extr. du Bull. de la Soc. de Géogr. de Lyon, 1896, p. 20).

[131]Schirmer, Le Sahara, p. 271.

[132]Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 15-16.

[133]Journal des Débats, 14 mai 1892.

[134]Schirmer, Le Sahara, p. 390 et 391.

[135]Duveyrier, Les Touareg du Nord, p. 360. Cf. Marcel Dubois et A. Terrier, Un Siècle d’Expansion Coloniale, 8o, Paris, 1901, notamment p. 280 et 658.


CHAPITRE III

LA PÉRIODE DE STAGNATION (1864-1879)

L’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh. — La guerre franco-allemande de 1870. — Colonnes du Sud-Ouest : de Colomb, Colonieu ; expédition du général de Wimpffen dans l’Oued-Guir. — Colonnes du centre : de Lacroix, de Galiffet. — Les explorations : Dournaux-Dupéré et Joubert (1873-74). — Soleillet (1874). — Largeau (1875-77). — Louis Say (1876-77). — Les missionnaires du cardinal Lavigerie : les Pères Paulmier, Ménoret et Bouchard (1875-76) ; les Pères Richard et Kermabon (1879). — Colonisation de l’Oued-Rir. — La mer intérieure : mission Roudaire (1876). — Le Sahara de Pomel. — Masqueray au Mzab. — Conclusion.

La date de 1864 marque une coupure profonde dans l’histoire des explorations sahariennes. Jusque-là, la pénétration avait suivi une marche régulière et normale. Nous n’avons eu garde d’exagérer les résultats des explorations de Duveyrier et de Rohlfs, non plus que du traité de Ghadamès. Cependant c’étaient là des faits d’une importance indéniable. En 1864 survient un arrêt prolongé ; une suite de circonstances malheureuses, que nous indiquerons successivement, interrompt la marche en avant : elle n’a été reprise que tout récemment, malgré quelques efforts trop passagers et souvent malheureux. L’esprit de suite, la confiance en soi, l’exacte compréhension des conditions physiques et économiques nous ont presque toujours fait défaut et ont paralysé notre politique.

La grande insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh est le premier de ces fâcheux événements qui ont arrêté la pénétration au sud de l’Algérie. Si Hamza mourut subitement à Alger le 21 août 1861, probablement empoisonné à l’instigation du parti intransigeant de la famille, qui ne pardonnait pas au marabout sa soumission à la France[136]. Son fils Si Sliman, nommé bach-agha, ne sut pas comme son père résister aux sollicitations de son entourage. Poussé par son oncle Si Lala, il fit défection et souleva contre nous les populations de son commandement[137]. La révolte des fils de Si Hamza et du Sud-Oranais, commencée en 1864 par l’anéantissement à Aouinet-bou-Beker de la petite colonne du colonel Beauprêtre, devait durer près de vingt ans (1864-1883). « La longue durée de cette rébellion surprend au premier abord. Il en faut sans nul doute chercher la cause dans le dévouement des populations du Sud-Oranais envers leurs chefs religieux, dans la nature du pays, dans la difficulté des communications, et aussi dans les événements de 1870, qui vinrent se jeter à la traverse de toute action vigoureuse dans ces contrées lointaines[138]. » Il faut aussi tenir compte de l’ignorance où l’on était trop souvent à Paris des véritables données du problème, des tiraillements entre Alger et Paris et des incertitudes qui en résultaient. Enfin, « pour prolonger la lutte, les Ouled-Sidi-Cheikh avaient, au-delà et en dehors du rayon de notre influence, des points d’appui et des asiles, des partisans et des moyens de ravitaillement dans les oasis de l’Extrême Sud. Par là, ils étaient pour ainsi dire insaisissables, et ils nous le firent bien connaître[139]. » Toujours vaincus et semblant chaque fois à la veille d’un anéantissement complet[140], les Ouled-Sidi-Cheikh reparaissaient bientôt à la tête de nouvelles forces, lançant à l’improviste les bandes de pillards à leur dévotion sur nos administrés, trouvant des auxiliaires non seulement parmi les quelques dissidents de nos tribus restés attachés à leur fortune, mais encore parmi ces turbulents nomades marocains qui ont leurs parcours au sud-ouest de l’Algérie.

C’est de ce côté qu’il fallait agir, comme nous y autorisait d’ailleurs le traité de 1845, et qu’on agit en effet. En 1865, le colonel de Colomb[141], après un repos de cinq ans, poursuivit ses expéditions antérieures dans le Sud-Ouest. En avril 1866, il vint camper à El-Ardja, à 2 kilomètres des ksour de Figuig, mais sans qu’il lui fût permis de s’attaquer à ce foyer de désordre. En 1867, le général Deligny[142] proposa au Gouverneur général, le maréchal de Mac-Mahon, de diriger une expédition contre Figuig. Il montrait que l’apparition d’une force imposante devant Figuig aurait un immense retentissement dans toute la zone saharienne, aussi bien celle dépendant de l’Algérie que celle relevant du Maroc : « Dans ma conviction, disait-il, l’opération est très bonne, sera fructueuse en résultats et pourra clore pour des années l’ère des insurrections. Dans aucun cas, elle ne saurait rien présenter de dangereux et de compromettant[143]. » Mais cette manière de voir ne fut pas adoptée par le Gouvernement.

Cependant les nécessités de la lutte avec les rebelles amenèrent encore une fois sous les murs de Figuig le colonel Colonieu, en avril 1868[144]. Ce fut la dernière expédition jusqu’à celle du général de Wimpffen en 1870.

Le général de Wimpffen ne fut autorisé à entreprendre son expédition de l’Oued-Guir, rendue nécessaire par une situation menaçante, qu’à la condition expresse de ne point s’attaquer à Figuig et de ne pas même s’en approcher. En ne lui laissant pas toute latitude, on empêcha sa colonne d’avoir tous les résultats qu’on en pouvait attendre. Les conséquences furent néanmoins importantes, tant au point de vue géographique qu’au point de vue politique[145]. L’expédition de l’Oued-Guir imprima aux turbulentes populations du Sud-Ouest une haute idée de notre puissance, en enlevant aux Ouled-Sidi-Cheikh la plus grande partie de leurs moyens d’action ; elle maintint dans le devoir les tribus hésitantes ; surtout, c’est grâce à elle que la guerre franco-allemande de 1870 et l’insurrection algérienne de 1871 n’eurent pas leur contre-coup dans le Sud-Oranais, dont la tranquillité ne fut pas troublée[146]. Deux succès remportés à Benoud (1871) et à Nefich (1874) sur les Ouled-Sidi-Cheikh achevèrent la défaite des dissidents.

En Algérie comme dans le monde entier, la guerre de 1870 nous imposa une période de réserve pendant laquelle nous dûmes en quelque sorte nous replier sur nous-mêmes, pour guérir nos blessures et attendre le retour de nos forces. Cependant l’insurrection de 1871 avait rendu une intervention nécessaire dans la région du Sud-Est. En 1866, à la suite de l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh, l’aghalik d’Ouargla avait été rattaché à la province de Constantine et placé sous le commandement d’un grand chef indigène, le caïd Ali Bey ben Ferhat, qui commandait en même temps l’Oued-Rir et le Souf et s’installa à Touggourt. Il se montra insuffisant, et son action maladroite amena en mai 1871 le massacre de la garnison et d’une partie de sa propre famille par le faux chérif Bou-Choucha[147]. Peu de temps après (décembre-janvier 1871), Touggourt et Ouargla étaient réoccupés par le général de Lacroix ; le lieutenant-colonel Gaume et le commandant Rose poursuivirent quelques révoltés jusqu’à Aïn-Taïba, à la limite du grand Erg[148]. L’année suivante (janvier 1873), la colonne du général de Galiffet[149], forte de 700 hommes environ, se dirigeait sur El-Goléa par la route de l’Ouest, qui passe par Hassi-el-Hadjar, Hassi-Berghaoui, Hassi-el-Zirara. Arrivée à El-Goléa le 24 janvier, elle trouvait l’oasis évacuée par les habitants, qui avaient seulement laissé quelques nègres à la garde des maisons. Le 1er février, le général de Galiffet reprenait le chemin d’Ouargla qu’il atteignait par la route directe en sept jours[150]. Cette petite expédition eût dû avoir pour conséquence immédiate l’occupation du Touat et du Tidikelt, qui s’attendaient à nous voir continuer notre marche en avant et nous envoyaient des protestations d’amitié. Malheureusement, ce fut un effort sans lendemain. Ne pas dépasser Ouargla était une politique, occuper le Touat en était une autre ; nous n’avons su nous arrêter à aucune de ces deux solutions, et nos hésitations ont duré vingt-cinq ans.

[Décoration]

Dans les conditions nouvelles où se trouvait l’arrière-pays de nos possessions algériennes par suite de l’insurrection algérienne et de la guerre de 1870, l’exploration individuelle ne pouvait guère être fructueuse. Aussi les tentatives isolées faites pendant cette période, le plus souvent sans l’aveu ou contre le gré du Gouvernement, n’ont-elles guère donné de résultats, pas plus pour la géographie que pour la pénétration économique ou commerciale. Les rares explorateurs sahariens de cette époque sont d’ailleurs, pour la plupart, des hommes sans culture et sans préparation, incapables de voir et d’observer, pleins d’ignorance et de présomption. Nous sommes loin des espérances qu’avaient fait concevoir les Duveyrier et les de Colomb. Au point de vue scientifique comme au point de vue politique, nous entrons dans une période d’effacement et de stagnation.

En 1874, Dournaux-Dupéré, ancien commis de marine, ancien instituteur à Frenda, accompagné de deux négociants, l’un Français, Joubert, l’autre originaire du Souf, projetèrent de gagner le Niger par l’Ahaggar, mais, modifiant leurs plans primitifs, ils voulurent auparavant s’assurer l’appui d’Ikhenoukhen. C’était en somme faire l’épreuve de la valeur réelle du traité de Ghadamès[151]. Dans ce but ils se rendirent d’abord à Ghadamès, pour de là gagner Ghat : « Les Touareg que j’ai vus ici, écrivait Dournaux-Dupéré à Duveyrier, se souviennent parfaitement du traité et s’en félicitent ; le moment est des plus favorables à une reprise sérieuse des relations avec eux[152]. » Cependant, quelques jours plus tard, les trois voyageurs étaient assassinés au sud de l’Oued Ohanet, à l’instigation, dit-on, des négociants de Ghadamès, jaloux de voir les Français s’engager sur les routes suivies par leurs caravanes. D’après le récit fait par un chef targui de Ghat à l’explorateur allemand Erwin de Bary, les Ifoghas et les Imanghasaten n’auraient pas été étrangers au meurtre[153].

La même année, un voyageur de commerce, Paul Soleillet, qui avait déjà visité le Sud-Algérien et le Mzab, se propose, comme tant d’autres avant et après lui, de réunir l’Algérie au Sénégal par Tombouctou. Il était chargé par la Chambre de Commerce d’Alger de « reconnaître la route d’Alger à l’oasis d’In-Salah par Laghouat, le Mzab et El-Goléa ; de présenter aux populations du Sahara central des échantillons de nos produits manufacturés et de tâcher de ramener avec lui, à son retour, des négociants du Sahara central, porteurs de quelques marchandises du désert et du Soudan ». Une pareille mission, comme l’événement le démontra, n’avait aucune chance de succès. Quittant El-Goléa, accompagné de quatre indigènes seulement, il se dirigea rapidement sur In-Salah ; arrêté au ksar le plus septentrional de ce district, celui de Miliana, il reçut l’ordre de sortir immédiatement de l’oasis ; il demanda une réponse aux lettres de la Chambre de Commerce et de l’agha de Touggourt, on ne voulut même pas les ouvrir ; menacé de mort, il dut remonter sur son mehari à onze heures, le même soir[154]. Son voyage n’avait eu aucune espèce de résultat « M. Soleillet, écrivait très justement M. Duponchel[155], voit plutôt le fait du voyage en lui-même que l’utilité des renseignements qu’il pourrait en rapporter. Ne s’imposant d’autre tâche que de nous tenir au courant de ses moindres incidents de route, il croit fort inutile de porter son attention ou d’appeler la nôtre au-delà. » Son rapport à la Chambre de Commerce[156] témoigne qu’il était presque sans culture ; aucune route, aucun croquis d’itinéraire ne permet de suivre sa marche, et les observations d’orientation qu’il a faites sont si défectueuses, qu’on sait à peine quelle route il a suivie[157].

Une proposition d’un avocat, nommé Léon Seror, qui voulait aller installer un marché à El-Goléa et créer un poste de résident commercial à In-Salah, avec le titre de consul de France, ne fut pas prise en considération et ne méritait évidemment pas de l’être.

Les seules explorations qui, dans cette période, offrent quelque intérêt, sont celles de Victor Largeau, quoiqu’elles n’aient pas eu non plus de bien grandes conséquences. Largeau résolut de s’adresser aux négociants mêmes de Ghadamès, pour essayer d’ouvrir ces régions au commerce français ; en 1875, remontant d’abord l’Igharghar, il gagna Ghadamès par Hassi-Bothin et rentra par El-Oued, après avoir obtenu des promesses encourageantes ; les négociants s’engageaient à faire bon accueil à nos commerçants et à entrer en relations d’affaires avec nos marchés du Sud-Algérien. L’année suivante, accompagné cette fois de trois jeunes gens, Louis Say, Gaston Lemay et Faucheux, Largeau se rendit de nouveau à Ghadamès par Berresof. Il garantissait aux Ghadamésiens la vente de leurs marchandises aux prix de Tripoli et une entière sécurité pour la route, s’ils voulaient bien se rendre en Algérie avec des produits du Soudan. Il reçut de belles paroles et se croyait certain de détourner au moins une caravane vers Touggourt[158]. Mais, quand le jour fut venu de l’accompagner à son retour, les Ghadamésiens prétextèrent les menaces des Turcs de Tripoli, tandis que le kaïmakam niait avoir reçu aucune lettre du pacha. Il fut contraint de reprendre la route d’El-Oued, ne ramenant ni un négociant, ni une charge de marchandises.

En 1877, Largeau tenta de se rendre au Tidikelt. Après un séjour prolongé à Ouargla, il s’avança jusqu’au Hassi-Zmeïla dans l’Oued-Mya, mais, effrayé des menaces des gens d’In-Salah, qui avaient écrit aux Chaanba d’Ouargla de ne pas conduire d’infidèles dans leur pays, il abandonna ses projets et revint sur ses pas. Largeau a raconté ses deux voyages à Ghadamès dans de nombreux articles et dans un ouvrage sans prétention scientifique, mais qui n’est pas dépourvu d’intérêt et de couleur[159]. En 1876-77, l’enseigne de vaisseau Louis Say descendait d’Ouargla à Aïn-Taïba, explorait les Gassi jusqu’à El-Biodh et s’avançait jusqu’à Temassinin.

Le cardinal Lavigerie avait rêvé de répandre le christianisme parmi les populations noires de l’Afrique et il espérait lui aussi atteindre le Soudan par la voie du Sahara. La Société des Missionnaires d’Alger ou Pères Blancs, fondée après la famine de 1867, fut organisée définitivement en 1874. Les Pères Blancs furent d’abord établis à Biskra, Géryville, Laghouat et Metlili. De cette dernière ville partirent, en 1876, les Pères Paulmier, Ménoret et Bouchard ; ils furent assassinés par leurs guides un peu avant d’arriver à Hassi-Inifel. Ces guides étaient des Touareg qui, chassant avec des Chaanba dissidents au sud du Mzab, avaient été capturés par les nomades algériens et envoyés à Alger ; l’année précédente, on les avait déjà proposés comme guides à Largeau, qui les avait refusés. Ils offrirent eux-mêmes leurs services au cardinal Lavigerie, qui eut le tort d’ajouter foi à leurs protestations de dévouement.

Cet insuccès ne découragea pas Lavigerie ; il résolut d’essayer de la voie de Ghadamès, qui avait toujours été reconnue un peu moins dangereuse que celle de l’Ahaggar. En 1879, les Pères Richard et Kermabon partent de Ghadamès, parcourent la région des Azdjer pour l’étudier, se mettre en rapport avec ses habitants et chercher le point le plus favorable à l’établissement d’une station de missionnaires. Guidés par les Touareg Ifoghas, ils s’avancent jusqu’à l’Oued-Tikhammalt, au nord-ouest de Ghat, gagnent de là le lac Mihero, pour remonter ensuite sur l’Oued-Tidjoujelt, et Temassinin, d’où ils gagnent Ghadamès après une absence de 56 jours. Ils avaient recueilli d’utiles renseignements géographiques et noué de bonnes relations avec les plus importantes tribus Azdjer, notamment les Ifoghas et les Imanghasaten.

[Décoration]

Les sondages de l’Oued-Rir[160], interrompus en 1866, furent repris en 1873 : le débit de la nappe artésienne avait diminué dans la plupart des oasis, et Sidi-Khelil, où l’on n’avait pu creuser profondément, par suite de la fluidité des sables, souffrait de la sécheresse malgré ses 27 puits. Un sondage poussé à 90 mètres lui donna une source de 1.200 litres, tandis qu’une autre de près de 2.000 litres rendait la vie à l’oasis d’El-Berd[161]. Enfin l’initiative privée intervenait aussi dans cette région. En 1878, comme l’Administration des Domaines mettait en vente les terrains séquestrés après la petite insurrection d’El-Amri, MM. Fau, Fernand et Albert Foureau se firent adjuger la petite oasis de Foughala, au Zab, et deux autres oasis ; ce fut l’origine de la Compagnie de l’Oued-Rir.

C’est également à la création de quelques oasis nouvelles qui devaient aboutir en fin de compte les missions et les projets du commandant Roudaire. Les grands chotts qui s’étendent au Sud de la province de Constantine et de la Tunisie, jusqu’au fond du golfe de Gabès, sur une longueur de 375 kilomètres, avaient déjà depuis longtemps attiré l’attention des savants[162] et dès 1845, M. Virlet-d’Aoust établissait qu’un des plus importants de ces bas-fonds, le chott Melrir, était au-dessous de la Méditerranée. Plus tard, les observations barométriques faites par MM. Vuillemot, Marès, Dubocq, Ville, avaient également donné des altitudes inférieures au niveau de la mer ; mais les résultats obtenus présentaient entre eux d’assez grandes discordances. En 1872, le Ministre de la Guerre chargea le capitaine Roudaire et le capitaine Villars d’exécuter les opérations géodésiques de la méridienne de Biskra. Le nivellement trigonométrique fait en 1873-75 fournit la preuve que le fond des chotts Melrir et Rharsa se trouvait à 24 mètres en moyenne au-dessous du niveau de la mer. M. Roudaire conçut alors la pensée qu’il serait possible, en introduisant les eaux de la Méditerranée dans la région des chotts, de faire pénétrer la fertilité, le commerce, la vie jusqu’au cœur du Sahara algérien. M. de Lesseps prêtait à ce projet l’appui de son influence. Il fallait tout d’abord s’assurer de l’altitude du chott Djerid et de la véritable nature des seuils qui le séparent de la mer et du Rharsa. Tel fut l’objet de la mission que reçut M. Roudaire en 1875 ; vérification faite, il dut convenir que le niveau du Djerid se trouvait au-dessus du niveau de la mer.

Pomel[163], directeur de l’Ecole supérieure des Sciences d’Alger, contesta qu’il y ait eu dans l’antiquité, comme le soutenaient les partisans de la mer intérieure, communication entre la Méditerranée et les chotts ; il exposa les faits dans diverses notes présentées par lui à l’Académie des Sciences, en 1874-75. En 1879, Pomel obtint une mission à l’effet d’étudier les formations littorales de la côte orientale de la Tunisie, le seuil de Gabès et les dépôts du voisinage des chotts tunisiens ; ses idées sur la véritable nature de ces dépôts et sur l’existence d’un seuil crétacé se trouvèrent pleinement démontrées[164]. Pomel refusait aussi de croire à la modification du climat de l’Algérie qu’on escomptait, et estimait la dépense nécessaire à un chiffre beaucoup plus élevé que M. Roudaire. D’autres objections étaient formulées par Fuchs, Cosson, etc., sur les conséquences plus que douteuses de l’entreprise. Aussi, dès cette époque, le projet de mer intérieure peut être considéré comme condamné. En 1882, une Commission chargée par le Gouvernement d’examiner le projet Roudaire, conclut qu’il n’y avait pas lieu, pour le Gouvernement français, d’encourager l’entreprise.

Des idées plus exactes sur la constitution géologique et la véritable nature du Sahara commençaient d’ailleurs vers cette époque à pénétrer dans le public. En 1872, Pomel[165], mettant à profit les observations recueillies au cours de son voyage de 1862 et les documents fournis par les explorateurs, publiait une étude d’ensemble sur le Sahara[166], œuvre de haute valeur, dans laquelle il rectifie les idées erronées qui avaient cours sur la géographie physique de cette contrée et discute, pour répondre au désir exprimé par Edouard Lartet, les questions relatives à l’hypothèse d’une mer saharienne à l’époque quaternaire. Pomel montre que les pays de l’Atlas se rattachent à l’Europe par leur structure géologique et sont séparés de l’Afrique par le Sahara. Il présente un aperçu géographique des différentes régions naturelles du Sahara, bassin des chotts, hamadas, areg. Il fait justice des conceptions répandues alors sur l’extension des dunes et leur infertilité absolue et montre que les parties les plus stériles et les plus désolées du désert sont au contraire les hamadas. Au Congrès de l’Association française pour l’avancement des Sciences à Clermont-Ferrand, en 1876, Pomel revint sur ces questions et exposa, dans un résumé d’une remarquable précision, l’Etat actuel de nos connaissances sur la géologie du Soudan, de la Guinée, de la Sénégambie et du Sahara. Comme directeur de l’Ecole Supérieure des sciences et du Service de la carte géologique de l’Algérie, Pomel devait, pendant de longues années encore, contribuer à l’étude scientifique du Sahara, de sa constitution stratigraphique, des phases de son climat, de ses faunes anciennes, de ses dessins rupestres.

Une autre mission scientifique nous a fait connaître exactement les curieuses populations du Mzab : ce fut celle qu’obtint Masqueray en 1878. Il séjourna au Mzab près de deux mois[167] et en rapporta de précieux documents, les livres historiques, législatifs et religieux des Beni-Mzab, la Chronique d’Abou-Zakaria, le Kitab-en-Nil. Il traduisit et commenta la Chronique, histoire de la secte ibâdite et des origines de ce curieux groupe religieux, publia l’année suivante une Comparaison du dialecte des Zenaga du Sénégal avec le vocabulaire des Chaouïa et des Beni-M’zab[168]. Lorsqu’on organisa l’enseignement supérieur à Alger, en 1880, Masqueray, comme professeur et directeur de l’Ecole des Lettres, continua à donner, tant par lui-même que comme directeur du Bulletin de Correspondance Africaine, de précieuses contributions à la connaissance de la géographie, de l’histoire, de la linguistique du Sahara.

En 1876 parut la première édition de la carte générale de l’Algérie à 1/800,000e en 4 feuilles, publiée par le Dépôt de la guerre ; elle s’étend jusqu’à la latitude d’El-Goléa[169].

[Décoration]

Sauf ces résultats scientifiques et les résultats locaux obtenus dans l’Oued-Rir, on voit que la période qui va de 1864 à 1879 mérite véritablement le nom de période de stagnation sous lequel nous l’avons désignée. Si l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh et la guerre de 1870 expliquent assez l’origine de cette stagnation, on ne voit pas pourquoi elle s’est prolongée aussi longtemps. Or, en pareille matière, ne pas avancer c’est reculer. Au point de vue de l’occupation, la marche naturelle des choses nous conduisait à prendre possession du Touat et à nous assurer de gré ou de force de la route de Ghadamès et de Ghat. Nous n’avons osé agir ni à l’Est, ni à l’Ouest ; l’expédition d’El-Goléa a été une demi-mesure sans utilité, qui n’a fait en quelque sorte que souligner notre faiblesse, de même que, dans nos expéditions du Sud-Ouest, nous semblions avoir peur des ksouriens de Figuig. Enfin, en 1874, Ghat, qui avait vécu indépendante jusque là, fut occupée par les Turcs. L’importance de cette prise de possession, contre laquelle nous aurions pu protester et que nous aurions pu empêcher, nous échappa complètement à ce moment[170]. Au point de vue de l’exploration, les résultats sont nuls ; ceux des rares explorateurs qui ne sont pas de simples martyrs de la foi ou de la science sont trop mal préparés et passent trop rapidement pour pouvoir faire œuvre utile. Ils ne rapportent ni itinéraires soigneusement levés, ni observations scientifiques, trop heureux de rapporter leur tête sur leurs épaules. Au point de vue commercial, les illusions, explicables pendant la période précédente, se maintiennent et s’aggravent, malgré les démentis de l’expérience. Dans la pratique, les caravanes du Sud ont complètement abandonné le chemin de l’Algérie et aucun échange de quelque importance ne se fait par cette voie avec le Soudan. Les projets de chemins de fer transsahariens vont pendant quelques années modifier cet état de choses et provoquer toute une série de missions importantes.


[136]Documents, II, p. 817-818.

[137]Id., II, p. 823.

[138]Jules Cambon, Documents, II, préface, p. XI.

[139]J. Cambon, ibid.

[140]Documents, II, p. 81.

[141]Duveyrier, Historique, p. 242.

[142]Documents, II, p. 515.

[143]Id., II, p. 517.

[144]Duveyrier, Historique, p. 245 (d’après Perrot). — Léon Perrot, Itinéraire de Géryville à Figuig et retour (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1881, p. 273). — Colonieu, Colonne de Géryville en 1868 (Bull. Soc. Géogr. d’Oran, 1891, p. 293).

[145]De Wimpffen, L’Expédition de l’Oued-Guir (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1872, 1er semestre, p. 34, avec carte). — A. Fillias, Récits Militaires, L’Expédition de l’Oued-Guir, in-8o, Alger, 1880. — Itinéraires de la colonne Wimpffen à 1/400.000e, levé par le capitaine Kessler, autographié au bureau de l’Etat-Major, Alger, 1870. — D’Oran à l’oasis de l’oued Guir (Spectateur militaire, 1878, 4e série, t. III, p. 215 ; t. IV, p. 72, avec carte).

[146]Documents, II, p. 82.

[147]L. Rinn, Histoire de l’Insurrection de 1871 en Algérie, in-8o, Alger, 1891, p. 483 et 611.

[148]L. Rinn, ouvr. cité, p. 631 (d’après le rapport du commandant Rose, avec croquis à l’appui). — Cf. Colonne Gaume d’Ouargla à Aïn-Taïba, 7-25 janv. 1872 ; rapport du commandant Rose (Bull. d’Oran, 1891, p. 99-121).

[149]H. Tarry, Colonne Expéditionnaire du Général de Galiffet dans le Sahara (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1873, p. 327). — Capitaine Parisot, D’Ouargla à El-Goléa (ibid., p. 325). — Duveyrier, La région entre Ouargla et El-Goléa (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1876. 1er sem. p. 577) avec carte des Itinéraires dans le pays des Chaanba 1859-73 (Duveyrier, Rose, Parisot) à 1/1.600.000e.

[150]Il résulte des recherches faites à notre demande par M. le lieutenant-colonel Laquière, ainsi que des renseignements recueillis par lui auprès du bachagha Lakhdar, que le général de Galiffet n’a laissé aucune garnison à El-Goléa, contrairement à l’assertion de M. P. Vuillot (p. 115), qui paraît reposer sur une erreur.

[151]Schirmer, Le Sahara, p. 382.

[152]Bull. Soc. Géogr. Paris, 1874, p. 161.

[153]Schirmer, Le dernier Rapport d’un Européen sur Ghat et les Touareg de l’Aïr, in-8o, Paris, 1898, p. 22-23. Cf. la version donnée par le P. Richard, Missions Catholiques, 1881, p. 161.

[154]P. Soleillet, Afrique Occidentale, Algérie, Mzab, Tidikelt, in-8o, Paris, 1877, p. 90, 222. Cf. Schirmer, Le Sahara, p. 381.

[155]Duponchel, Lettre à la Commission du Transsaharien, Montpellier, 1880, p. 14.

[156]P. Soleillet, Exploration du Sahara Central, Voyage d’Alger à l’Oasis d’Inçalah. Rapp. présenté à la Chambre de Commerce d’Alger, Alger, fo, autogr., 1876. V. aussi Mac Carthy, Le Cas de M. Soleillet (Bull. Soc. Géogr. d’Alger, 1880, p. 116).

[157]Documents, IV, p. 238.

[158]Schirmer, Le Sahara, p. 383.

[159]V. Largeau, Le Pays de Rirha, Ouargla, Voyage à Rhadamès, in-16, Paris, 1879. Cf. Bull. Soc. Géogr. Paris, 1877, 1er sem., p. 35. — V. Largeau, Le Sahara Algérien, in-16, Paris, 1881.

[160]Schirmer, Le Sahara, p. 424.

[161]Rolland, Sur les sondages artésiens et les nouvelles oasis françaises de l’Oued-Rir, in-8o, Paris 1887, extr. C. R. Ac. Sc. — Id., L’Oued-Rir et la Colonisation française du Sahara (Bull. Soc. Géogr. comm., 1887, p. 663). Cf. Revue Scientifique, 18 juin 1887.

[162]Nous empruntons tout l’exposé qui suit à L. Lanier, L’Afrique, Lectures Géographiques, p. 338 (9e édition, 1897). M. L. Lanier donne la bibliographie complète de la question, p. 344.

[163]E. Ficheur, Notice biographique sur Pomel, Bull. Soc. Géol. Fr., 1899, p. 191.

[164]Pomel n’a publié ses observations en détail qu’en 1884, sous le titre de Géologie de la côte orientale de la Tunisie et de la Petite Syrte. (Bull. de l’Ec. supér. des Sciences d’Alger, in 8o, Alger).

[165]Ficheur, Notice nécrologique, p. 199 et 212.

[166]Pomel, Le Sahara, observations de géologie et de géographie physique et biologique (Bull. Soc. climatolog. d’Alger, 1872).

[167]Augustin Bernard, Emile Masqueray, notice nécrologique (Revue Africaine, 1894, p. 350). Cf. E. Masqueray, Chronique d’Abou-Zakaria, in-8o, Alger, 1879, introduction.

[168]Archives des Missions, 1879, 3e série, tome V.

[169]Documents, II, p. 941.

[170]Rebillet (commandant), Revue générale des Sciences, 1890, p. 1162.


CHAPITRE IV

LA PÉRIODE DU TRANSSAHARIEN (1879-1881)

La question du Transsaharien. — L’ingénieur Duponchel. — La mission Pouyanne (1879) ; Renseignements recueillis par MM. Sabatier et Coyne ; hypothèse de M. Sabatier sur l’Oued-Saoura. — La mission Choisy (1879-80). — Les deux missions Flatters (1880-81). Résultats scientifiques. Véritables causes du massacre de la mission. — Occupation de la Tunisie (1881).

La question de la pénétration saharienne entre dans une phase nouvelle avec les projets de chemins de fer transsahariens. Puisque le Sahara, dans son état actuel, se montrait si hostile et si fermé, n’y avait-il pas moyen d’en faciliter l’accès par des travaux publics et de l’ouvrir en employant les moyens de locomotion modernes ? Puisque le commerce de caravanes s’obstinait à se détourner de l’Algérie et demeurait d’ailleurs insignifiant, ne pouvait-on créer un courant plus intense par la voie ferrée ? Le Sahara, sans valeur économique en lui-même, n’est-il pas la route que suivront, une fois les chemins de fer construits, toutes les richesses du Soudan pour aboutir aux ports de l’Afrique septentrionale ?

C’est à l’ingénieur Duponchel que revient l’honneur d’avoir appelé l’attention de la France sur le Soudan. Assurément, l’idée d’atteindre les régions tropicales par l’Afrique du Nord n’était pas neuve. Dès 1830 avait paru un mémoire signé Augier La Sauzaie « sur la possibilité de mettre les établissements de la côte septentrionale d’Afrique en rapport avec ceux de la côte occidentale, en leur donnant pour point de raccord la ville de Tombouctou[171]. » Dans la préface de la grammaire tamachek de Hanoteau, publiée en 1860, apparaît pour la première fois nettement l’idée d’un chemin de fer transsaharien. On venait d’inaugurer la ligne de Blida : « Qui sait, dit Hanoteau, si un jour, reliant Alger à Tombouctou, la vapeur ne mettra pas les tropiques à six journées de Paris[172]. » Mais ces précurseurs sont à Duponchel ce que Néchao est à de Lesseps : ils ne peuvent lui contester la véritable paternité de son idée.

Dès 1875, Duponchel préconisait la construction d’un chemin de fer d’Alger à Tombouctou par le Touat, en suivant soit l’Oued-Mya, soit l’Igharghar[173]. En 1878, il sollicita et obtint une mission pour étudier la question du Transsaharien. Sa reconnaissance du terrain ne dépassa pas Laghouat, mais il publia l’année suivante un rapport détaillé sur les voies de communication entre l’Algérie et le Soudan[174]. Les plaidoyers enflammés de Duponchel émurent l’opinion. Dans la discussion qui s’en suivit, mille projets se firent jour. Chaque grande route du Sahara eut ses partisans convaincus, d’autant plus intraitables que derrière les arguments scientifiques se cachait la rivalité des principaux ports algériens[175]. Une commission fut nommée par M. de Freycinet, ministre des travaux publics, pour étudier la question[176]. Le résultat des travaux de cette commission fut l’envoi d’importantes missions scientifiques au Sahara : les missions Pouyanne, Choisy et Flatters.

La mission confiée à Pouyanne, ingénieur en chef des mines (1879), était chargée d’étudier un tracé à travers le Sud-Oranais, dans la direction du Touat ; Pouyanne était assisté de M. Clavenad, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, et de M. Baills, ingénieur. La mission devait comparer le tracé des trois lignes partant de Tiaret, Saïda et Ras-el-Ma ; elle donna la préférence au tracé par Ras-el-Ma, surtout sous le rapport commercial et politique. Elle aboutit à l’établissement d’un avant-projet jusqu’à Moghrar et El-Outed, mais ne dépassa pas Tiout et ne pénétra pas dans le Sahara proprement dit. Plus au Sud, on avait songé à une mission concertée avec la Société de Géographie d’Oran et confiée à MM. Sabatier et Troyon : on y renonça par crainte d’un rezzou des tribus marocaines.

Les renseignements personnels de Pouyanne s’arrêtent au Kheneg-en-Namous ; au-delà, le rapport de mission contient de très intéressantes informations indirectes sur le Sahara proprement dit[177].

Il reproduit notamment des renseignements indigènes sur un itinéraire du Figuig au Touat, publié par M. C. Sabatier dans le Mobacher en 1876, et d’autres renseignements publiés par Coyne[178], qui donnent l’itinéraire de la ghazzia faite en 1875 sur les Beraber par les Chaanba de Metlili et d’El-Goléa. D’autres renseignements inédits, recueillis par MM. Coyne, Sabatier, Graulle et par Pouyanne lui-même, forment une annexe au mémoire. En utilisant ces documents nouveaux et en discutant les documents déjà connus, Pouyanne est arrivé à dresser une carte à 1/1.250.000e du bassin de l’Oued-Saoura, qui améliore notablement les cartes antérieures.

Sur la région comprise entre le Touat et le coude du Niger, M. C. Sabatier recueillait et publiait aussi des renseignements indigènes. Il émettait l’hypothèse, reprise depuis sous une forme d’ailleurs différente, que l’Oued-Saoura aboutirait au Niger[179]. Ses mémoires, malgré ce que ses conclusions présentent d’un peu aventureux, n’en sont pas moins d’un vif intérêt[180].

La mission Choisy (1879-80) était chargée de comparer les tracés de Laghouat-El-Goléa et de Biskra-Ouargla. Elle était composée de MM. Choisy, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées ; Barois, ingénieur des Ponts ; Rolland, ingénieur des Mines ; Dr Weisgerber, lieutenant Massoutier, Descamps, Pech et Jourdan. Partie de Laghouat, la mission gagna El-Goléa en passant par l’Oued-Nili, Aïn-Massin et Hassi-Charef, et en laissant le Mzab à l’Est. Elle revint ensuite sur Ouargla pour atteindre Biskra par Touggourt et l’Oued-Rir. Elle rapportait la conviction que la ligne de Biskra-Ouargla était préférable à tous égards.

En dehors de ce point de vue spécial de l’établissement de la voie ferrée, la mission Choisy, et l’éminent géologue qui en fit partie, M. Georges Rolland, ont puissamment contribué à faire progresser nos connaissances sur la géologie et la géographie physique du Sahara septentrional[181]. Outre un rapport d’ensemble de M. Choisy, les documents de la mission comprennent une étude des lignes par M. Barois et un important travail d’ensemble sur la géologie du Sahara par M. G. Rolland. Des planches et des cartes en grand nombre accompagnent l’ouvrage. Les rapports géologique et hydrologique de M. Rolland, réédités et publiés à part[182], forment encore aujourd’hui la base des études qui se poursuivent sur l’arrière-pays de nos possessions. Outre des aperçus généraux sur l’histoire géologique et sur les diverses formations du Sahara, M. Rolland a donné une étude détaillée des terrains crétacés et des atterrissements tertiaires et quaternaires du Sahara. Le volume d’hydrologie contient une étude d’ensemble sur le régime des eaux souterraines du Sahara crétacé et du Sahara quaternaire oriental ou Bas-Sahara. En somme, l’ouvrage de M. Rolland donne autre chose que les études préliminaires d’une ligne de chemin de fer et conserve son intérêt indépendamment même de cette question ; il renferme non-seulement le résultat des observations de la mission Choisy, mais celui de tous les travaux qui ont eu pour objet la géologie et l’hydrologie du Sahara septentrional jusqu’à la publication, du moins en ce qui concerne le bassin du Melrir, car le bassin de l’Oued-Saoura est presque complètement laissé de côté et n’est l’objet que de renseignements très sommaires.

Pendant que la mission Pouyanne se trouvait dans le Sud-Oranais et que la mission Choisy quittait Laghouat pour se diriger vers El-Goléa, le lieutenant-colonel Flatters, ancien commandant supérieur du cercle de Laghouat, était chargé d’étudier le tracé du Transsaharien au sud d’Ouargla.

Flatters nourrissait sans doute depuis longtemps déjà des projets d’exploration, car, en mai 1862, le maréchal Pélissier ayant cru devoir, relativement aux projets de Jules Gérard, prendre l’avis de Jomard, membre de l’Institut et vice-président de la Société de Géographie de Paris, celui-ci, dans sa réponse au maréchal, « signalait l’aptitude pour les découvertes en Afrique de M. Flatters, jeune homme élevé par les soins du baron Taylor et qui paraissait bien préparé pour un voyage dans l’Afrique intérieure. » Il envoyait en même temps au Gouverneur une lettre du lieutenant Flatters à la Société de Géographie, lui demandant son appui pour un voyage au Touat et à Tombouctou. Ses projets avaient été, disait-il, approuvés par Elie de Beaumont.

Vingt ans plus tard, nous retrouvons Flatters à la tête d’une mission saharienne, qui se composait de MM. Masson, capitaine d’état-major ; Béringer, ingénieur de l’Etat ; Roche, ingénieur des Mines ; Guiard, médecin aide-major ; Bernard, capitaine d’artillerie ; Brosselard et Le Châtelier sous-lieutenants ; Cabaillot et Rabourdin[183].

Le caractère et le but de la mission étaient indiqués dans la lettre que le Ministre des Travaux publics adressait à Flatters, le 7 novembre 1879 : « Je vous charge, y était-il dit, de diriger une exploration, avec escorte indigène, pour rechercher un tracé devant aboutir dans le Soudan entre le Niger et le lac Tchad. Vous aurez à vous mettre en relations avec les chefs des Touareg et à chercher à obtenir leur appui. Je vous invite à me faire connaître, dans le plus bref délai, les bases d’organisation de l’expédition dont il s’agit, de manière à lui conserver un caractère essentiellement pacifique, ce qui est la condition sine qua non de la mission[184]. »

La majorité de la Commission transsaharienne s’était montrée, en effet, absolument opposée à toute expédition affectant une allure militaire, et croyait à la possibilité de nouer des relations pacifiques avec les Touareg. Lorsque le colonel Flatters avait proposé à la Commission supérieure de se charger de la direction de la mission, quelques membres avaient fait à ce choix les plus graves objections[185]. Il leur semblait impossible que la mission pût conserver son caractère pacifique aux yeux des populations sahariennes, si elle avait à sa tête un ancien commandant supérieur, connu pour tel de toutes nos tribus du Sud. C’est alors que Flatters avait offert de renoncer à l’escorte de troupes régulières que la 3e sous-commission, par l’organe de M. Georges Périn, avait déclarée nécessaire à la sécurité de la mission. D’après cette proposition nouvelle, le colonel devait constituer son escorte avec la population indigène, de manière à enlever toute apparence agressive à sa colonne. Ainsi furent levés les scrupules de la majorité de la Commission ; la mission conserva son chef militaire, mais elle n’avait plus l’escorte qui devait la faire respecter. A sa place furent recrutés 50 chameliers et 30 cavaliers méharistes, appartenant presque tous aux Chaanba d’Ouargla. Quelques membres de la Commission s’étaient vivement élevés contre cette manière de faire, notamment le général Arnaudeau, ancien officier de bureau arabe fort au courant des choses du Sud : « On dit, s’écriait-il, qu’on veut être pacifique. N’est pas pacifique qui veut. A quoi bon se faire assassiner pacifiquement ? 150 à 200 soldats aguerris, partie français, partie tirailleurs algériens, peuvent affronter l’attaque des plus fortes bandes sahariennes. Si l’instant n’est pas venu d’agir ainsi, continuons à laisser les explorateurs isolés se lancer à leurs risques et périls, et plutôt que de faire les choses à demi, remettons à plus tard la grande et sérieuse entreprise[186]. »

Quelle était la situation réelle en pays targui ? Elle s’était profondément modifiée depuis l’exploration de Duveyrier et la convention de Ghadamès. Dournaux-Dupéré en 1874, le naturaliste allemand Erwin von Bary en 1877, avaient signalé ces changements. Une guerre civile, qui avait duré dix ans, avait éclaté entre les deux tribus Azdjer des Oraghen et des Imanghasaten, ces derniers faisant cause commune avec la confédération des Hoggar.

Les Turcs avaient profité, pour s’installer à Ghat (1875), de ce que l’émir aux abois leur avait demandé secours, et cette acceptation de la domination étrangère était aux yeux des Touareg une tare ineffaçable. L’émir Ikhenoukhen, à l’époque où Flatters sollicitait son concours, avait près de cent ans ; ce n’était plus le rude guerrier dont les colères étaient jadis redoutées de tous les Azdjer ; son bras s’était affaibli, sa clientèle réduite dans la guerre malheureuse soutenue contre les Hoggar, et, même dans sa propre tribu, son autorité n’était plus acceptée sans conteste. A côté de lui avaient grandi des personnalités rivales, telles que ce cheikh Bou Beker, qui avait laissé tuer Mlle Tinné, confiée à sa garde, et qu’Ikhenoukhen n’avait pas osé punir[187]. Quant aux Hoggar, leur hostilité farouche ne faisait pas de doute et s’était manifestée à plusieurs reprises.

Partie de Biskra le 1er février 1880, la mission Flatters se dirigea sur Ouargla, puis gagna Temassinin par Aïn-Taïba et El-Biodh, à travers la région des dunes. A Temassinin, Flatters apprit qu’Ahitaghel, amenokal des Hoggar, se trouvait campé très loin, au Sud-Ouest du massif de l’Ahaggar, et qu’Ikhenoukhen et les chefs Azdjer se trouvaient à Ghat. Au lieu de descendre vers le Sud comme c’était son intention première, il résolut de s’approcher de Ghat pour avoir une entrevue avec Ikhenoukhen[188] ; d’ailleurs, les Chaanba de l’escorte menaçaient de faire défection si on les menait chez les Hoggar. Flatters remonta donc la vallée des Ighargharen jusqu’au lac Menghough, située par 26° 30′ de latitude Nord[189].

Arrivé en ce point, le colonel dut entamer avec les Touareg des négociations qui traînèrent en longueur. Ikhenoukhen ne venait pas, les approvisionnements de la mission s’épuisaient par suite des exigences des Touareg et étaient devenus insuffisants pour poursuivre la marche en avant[190]. Un certain nombre d’incidents, auxquels le Journal de route ne fait qu’une allusion lointaine, mais qui furent révélés par les récits concordants des divers membres de la mission, montrent les véritables causes de cette retraite. L’attitude équivoque des Chaanba de l’escorte faisaient craindre qu’ils n’en vinssent à refuser le service. Flatters, d’après ses instructions, ne devait pas passer de vive force et n’était d’ailleurs pas maître de son personnel indigène. Or, les Imanghasaten avaient une attitude trop menaçante pour qu’on pût espérer qu’ils laisseraient la mission parvenir jusqu’à Ghat ; plusieurs fois sur le point d’être attaquée, elle était presque prisonnière des Touareg qui entouraient son camp. Quant à Ikhenoukhen, s’il est resté inactif lors de la mission Flatters, « ne serait-ce pas, dit M. Schirmer[191], qu’il n’avait plus guère le pouvoir de commander et de punir ? Et de fait, lorsqu’il réclama aux Imanghasaten le droit de passage versé par Flatters et qui aurait dû lui revenir, on ne lui répondit que par une dénégation hautaine. Ce n’est donc pas de son plein gré que Flatters est retourné en arrière[192], et l’on ne peut lui reprocher sans injustice d’avoir manqué de patience et de résolution. La vérité est qu’il a été constamment paralysé par le mauvais vouloir des Touareg et de son personnel indigène. »

La première mission Flatters avait obtenu d’importants résultats géographiques ; elle avait fait un levé de plus de 1.200 kilomètres dans un pays à peu près inconnu. Elle rapportait des renseignements précis sur la région au sud d’Ouargla ; elle avait reconnu la région des grands gassis, c’est-à-dire la trouée de l’Igharghar, passage à peu près libre de sables à travers les dunes de l’Erg oriental ; elle avait relevé topographiquement le contour septentrional du Tassili des Azdjer, le relief des montagnes et les pentes des vallées[193]. Outre le Journal de route, les documents de la première mission comprennent un mémoire géographique et météorologique avec tableaux explicatifs, dû à M. Béringer ; un mémoire géologique et hydrologique avec plan, dû à M. Roche ; un avant-projet, dû à M. Béringer, d’une ligne de chemin de fer dirigée d’Ouargla vers Amguid sur 610 kilomètres ; une note sur les collections végétales rapportées par la mission ; un mémoire de M. L. Rabourdin sur les âges de pierre du Sahara central.

Au point de vue politique, la première mission Flatters avait échoué. M. Schirmer indique très clairement pour quelles causes. « Elle a échoué[194] parce qu’on s’était mépris sur l’état politique des peuplades qui occupent le Sahara central ; parce que, cherchant des chefs d’Etat, elle n’avait trouvé que des bandes uniquement préoccupées de l’accaparer à leur profit ; parce que Flatters avait recruté son escorte parmi des éléments sur lesquels il n’avait pas de prise, et qu’il s’était trouvé, au moment décisif, sans autorité sur les uns, sans force vis-à-vis des autres, à la merci des Chaanba et des Imanghasaten. »

Malheureusement, Flatters ne voulut convenir, ni vis-à-vis de lui-même, ni vis-à-vis des autres, que sa retraite avait été forcée et non volontaire. Il ne voulut pas se souvenir de la situation grave où s’était un moment débattue la mission, il prodigua les déclarations rassurantes, dans son ardent désir d’être admis à renouveler ses tentatives et de réussir. En vain quelques membres de la commission lui objectèrent qu’il avait été arrêté et presque spolié en route. « L’insuccès pouvait être douteux l’an dernier, écrivait Duponchel[195], il est parfaitement certain aujourd’hui. Dans tout nouvel explorateur qu’on leur enverra sans un appareil militaire suffisant pour garantir sa sécurité et lui ouvrir un passage à main armée, les indigènes du Sahara ne verront qu’une proie facile. »

Flatters n’osa pas non plus dénoncer les inconvénients de ce système bâtard[196], qui ôtait à la mission toute force militaire sans désarmer les défiances et les convoitises ; il repartit sans emmener cette escorte régulière de 200 hommes que pendant son premier voyage il regrettait de ne pas avoir. Les règles qui auraient dû servir de base à l’organisation d’une entreprise de ce genre existent nettement tracées[197] dans les rapports et les écrits des Daumas, des Margueritte, qui ont commandé dans le Sud à l’époque où nous prenions pied dans cette région ; le colonel Flatters avait trop étudié les ouvrages écrits sur la matière pour ne pas savoir parfaitement ce qu’aurait dû être sa mission ; il ne fut pas maître d’appliquer ses idées et se vit forcé de composer sa caravane suivant l’opinion qui avait prévalu dans la Commission transsaharienne.

Le 4 décembre 1880, le lieutenant-colonel Flatters[198], ayant réorganisé sa mission, quitta Ouargla pour se diriger vers l’Ahaggar. La nouvelle mission comprenait quatre membres de l’ancienne, MM. Masson, Béringer, Roche et Guiard, auxquels étaient venus s’adjoindre MM. Santin, ingénieur civil, de Dianous, lieutenant au 14e de ligne, Dennery, Pobéguin, Marjolet et Brame. Le chef de la mission avait renoncé aux chevaux, eu égard aux inconvénients résultant de la nécessité d’emporter vivres et eau pour ces animaux ; le fait était très regrettable, car la première mission avait probablement dû son salut à ses chevaux. Pendant qu’il organisait sa caravane, Flatters reçut une réponse d’Ahitaghel, amenokal des Hoggar, auquel il avait annoncé son intention de revenir vers son pays. Cette réponse était négative, hautaine et menaçante : « Vous nous avez dit de vous ouvrir la route, nous ne vous l’ouvrirons pas[199] ». Le colonel eut le tort d’ajouter foi à deux autres lettres, destinées à atténuer le mauvais effet de celle-là, et de ne pas tenir compte des avis peu rassurants qu’il recevait de toutes parts, notamment de M. Féraud, consul général à Tripoli[200]. En outre, il n’observa pas l’ordre de marche sévère qui est indispensable au Sahara, se gardant mal, ne craignant pas de faire lui-même, en avant de la colonne, des reconnaissances qui duraient plusieurs jours, laissant les visiteurs parcourir son camp à leur gré et leur accordant les cadeaux qu’ils demandaient[201]. Flatters allait être victime chez les Hoggar de son optimisme systématique, après avoir risqué le même sort chez les Azdjer.

D’Ouargla, la mission suivit une route non encore relevée par les Européens : l’Oued-Mya et le rebord oriental du Tademayt, pour aller rejoindre la vallée de l’Igharghar à Amguid. Elle donna de ses nouvelles d’Hassi-Inifel, d’Hasi-Messeguem, d’Amguid, enfin d’Inziman-Tikhzin (25° 30′ lat. N.), près de la saline d’Amadghor. Chacune de ses dépêches contenait une portion du journal de route, une carte dressée par l’ingénieur Béringer et une note géologique rédigée par l’ingénieur Roche. Dans la dernière, Flatters annonçait qu’il comptait atteindre en 25 jours Assiou, sur le grand chemin des caravanes qui vont de Tripoli à Kano par l’Aïr. Mais, 18 jours après avoir écrit ces lignes, à quelques journées de marche au Nord du puits d’Assiou, le colonel Flatters et ses compagnons étaient massacrés dans un guet-apens préparé par les guides, résolu à l’instigation des gens d’In-Salah, et pour lequel toutes les fractions des Hoggar, sauf une, avaient fourni des contingents[202].

Après avoir quitté Inziman-Tikhzin, la mission passa à la Sebkha d’Amadghor et gagna le puits de Temassint. Le 16 février 1881, Flatters n’hésita pas à s’éloigner de son camp et à aller avec une faible escorte, poussant tous ses chameaux devant lui, rechercher l’emplacement du puits où il voulait abreuver ses animaux[203]. C’est là que lui et ses compagnons trouvèrent une mort héroïque, en faisant chèrement payer leur vie à leurs agresseurs. Le puits tristement célèbre où eut lieu le massacre, connu jusqu’ici sous le nom de Bir-el-Gharama, s’appelle en réalité Hassi-Tadjenout, dans l’Oued-Inhoaoene, ainsi que la mission Foureau-Lamy l’a depuis lors fait connaître. Ce point est situé à 108 kilomètres Ouest-Nord-Ouest de Tadent[204]. Les ossements ont été brûlés, il ne reste pour ainsi dire rien sur les lieux qui témoigne de la tragédie qui s’y déroula. Le puits est à sec et la région paraît n’être plus fréquentée depuis longtemps.

Les survivants de la mission s’enfuirent précipitamment, la plupart périrent dans leur longue et douloureuse retraite, semant la route de leurs cadavres ; manquant de vivres, mourant de faim, ils en étaient réduits à manger les cadavres de leurs compagnons, parfois même à achever les mourants pour les dévorer ; les bandes de Touareg rôdaient autour d’eux comme des hyènes, tantôt leur offrant des dattes empoisonnées avec la bettina (Hyosciamus faleslez), tantôt leur disputant le passage. Une vingtaine d’indigènes seulement parvinrent à regagner Ouargla. On ne compte pas un seul Français parmi les survivants. Telle fut l’issue fatale de cette entreprise.

Les progrès que le colonel Flatters et ses compagnons ont fait faire à la géographie saharienne sont très considérables. De la deuxième exploration, on recueillit des fragments du journal de route provisoire, des feuilles d’itinéraire, des notes géologiques et météorologiques, des observations barométriques et astronomiques. On y joignit des extraits de la correspondance officielle et privée des explorateurs[205]. D’autre part, le Service des Affaires indigènes du Gouvernement général de l’Algérie publiait de son côté le journal de route de la deuxième mission, en le reconstituant à partir d’Inziman-Tikhzin avec les renseignements recueillis auprès des hommes qui avaient échappé au massacre. Les détails anecdotiques tiennent nécessairement la plus grande place dans les dépositions de ces survivants indigènes, qui furent interrogés à Laghouat par le lieutenant Massoutier, à Alger par le capitaine Bernard. Des pièces justificatives, lettres et rapports, avec quelques itinéraires par renseignements, complètent cet ouvrage[206].

La carte de l’Afrique septentrionale à 1/2.500.000e dressée par M. L. Pech et publiée par décision du Ministre des Travaux publics résume les travaux des missions Pouyanne, Choisy et Flatters, et fait connaître les progrès qui leur sont dûs en ce qui concerne la géographie du Sahara septentrional[207].

Au point de vue politique, comme l’a très bien établi M. Schirmer[208], le massacre de la mission Flatters n’a pas été un de ces accidents qui défient les prévisions humaines : c’est l’épilogue retentissant d’un échec politique. « Il n’y a que deux moyens, ajoute M. Schirmer[209], de pénétrer dans cette région du Sahara : ou bien y aller seul, sans compagnon et sans escorte, en s’assurant par avance le patronage personnel d’un ou plusieurs chefs influents ; se faire petit, aussi peu encombrant que possible, convaincre ces nomades ombrageux et cupides qu’on est un personnage à la fois généreux et inoffensif : c’est le système que Duveyrier a employé jadis. Ou bien, et c’est le cas d’une mission proprement dite, constituer une petite colonne d’hommes disciplinés à toute épreuve, qui puisse s’avancer sans provocation, mais négocier sans faiblesse, et passer outre aux manœuvres dilatoires qu’emploient si volontiers les diplomates du désert.

L’émotion fut grande en France et en Algérie quand on connut la triste fin de la mission Flatters[210]. Cet échec était un coup décisif porté à notre prestige dans le Sahara. Les conséquences en furent encore aggravées par la décision prise alors par le Gouvernement de renoncer à châtier les coupables. Divers projets avaient été mis en avant[211] : le lieutenant-colonel Belin, commandant supérieur de Laghouat, proposait une harka faite exclusivement au moyen d’indigènes ; le général Loysel, un coup de main indigène sur In-Salah, appuyé par une colonne sur El-Goléa ; le capitaine Bernard préconisait une mission scientifique sans objectif militaire, mais assez forte pour parer à tout danger et passer où il lui plairait. D’autres officiers préparaient un projet d’expédition chez les Hoggar, qui devait comprendre 250 hommes armés de fusils à répétition et 2 mitrailleuses. Ils se placèrent sous le patronage de Duveyrier, qui devait être leur chef ; l’illustre explorateur écrivit à son vieil ami Ikhenoukhen, et fit le voyage de Tripoli pour se renseigner sur la situation politique des régions sahariennes et sur les relations des Azdjer avec les Turcs[212].

Ces projets, tous parfaitement exécutables, furent écartés, et, à la grande surprise des Touareg, nous ne cherchâmes pas à venger nos morts.

Quant au Transsaharien, l’idée en fut momentanément abandonnée, et, pour clore la grande enquête ouverte en juillet 1879 par M. de Freycinet sur cette vaste conception, le conseil général des Ponts et Chaussées émit l’avis, dans sa séance du 21 juin 1881, « que, puisque l’entreprise d’un chemin de fer transsaharien ne pouvait être abordée que lorsqu’on aurait occupé d’une manière permanente et définitive le Sahara algérien, il y avait lieu d’ajourner toute décision sur le choix d’une ligne pour amorce de ce chemin de fer, et de ne donner suite aux avant-projets présentés qu’autant que l’exécution en serait réclamée dans un intérêt politique et stratégique. »

[Décoration]

En cette même année 1881, qui vit le massacre de la mission Flatters, se produisait un événement considérable dans notre histoire coloniale, événement vraiment décisif pour l’avenir de la France dans l’Afrique du Nord. Par le traité de Kasr-Saïd, du 12 mai 1881, la France établissait son protectorat sur la Tunisie. Les conditions de la pénétration saharienne allaient se trouver de ce fait profondément modifiées et améliorées, puisque cette pénétration, au lieu d’avoir pour base l’Algérie seule, allait s’appuyer également sur la régence de l’Est ; celle-ci, présentant par le golfe des Syrtes une échancrure du continent africain qui met la mer en contact direct avec le désert, semblait devoir offrir des facilités particulières pour l’établissement de relations politiques ou commerciales avec le hinterland saharien.

Du côté du Sénégal, après un long temps d’arrêt, les grands projets conçus par Faidherbe étaient repris et poursuivis. Le colonel Brière de l’Isle et l’amiral Jauréguiberry se firent les champions de ces projets, qui donnaient les postes du Haut-Sénégal, et non l’Algérie comme têtes de lignes aux routes commerciales du Soudan. Un poste était établi à Bafoulabé en 1879, à Kita en 1881. Diverses missions d’études furent envoyées ; la principale fut celle du capitaine Gallieni en 1881, qui entra en relations avec le roi de Ségou, Ahmadou, et obtint des résultats géographiques et politiques considérables. Les levés de la mission Derrien ayant démontré l’absence de grands obstacles, on décida, en 1881, la construction d’une première section du chemin de fer du Sénégal au Niger, celle de Kayes à Bafoulabé[213].

Le Gabon comme le Sénégal servait de point de départ à l’acquisition de vastes domaines. Les explorations de Marche, de Brazza et de Ballay attirèrent l’attention publique sur le bassin du Congo. En 1879, P. Savorgnan de Brazza, déjà connu par une exploration de trois ans dans l’Ogooué (1875-78), fondait Franceville, et en 1880 Brazzaville sur le Congo.


[171]In-8o, Paris, 1830.

[172]Cité par P. Leroy Beaulieu, Le Chemin de fer Transsaharien, R. D. M. 1er juillet 1899, p. 94.

[173]A. Duponchel, Le Chemin de fer de l’Afrique centrale, Montpellier, 1875. — Id., Le Chemin de fer de l’Afrique centrale, extr. de la Revue de France, 1877.

[174]A. Duponchel, Le Chemin de fer transsaharien, études préliminaires du projet et rapport de mission, Paris, 1879.

[175]Schirmer, Le Sahara, p. 401.

[176]C. R. des Séances de la Commission supérieure du transsaharien, 1879-1880 (autogr.).

[177]Ministère des Travaux publics, Documents relatifs à la mission dirigée au Sud de l’Algérie par M. Pouyanne, Paris, Impr. Nat., in-4o, 1886.

[178]Coyne, Une ghazzia dans le Grand Sahara, in-8o, Alger, 1881. Coyne est également l’auteur d’une excellente brochure sur le Mzab, in-8o, Alger, 1879.

[179]Documents, III, p. 137.

[180]C. Sabatier, Mémoire sur la géographie physique du Sahara Central (Bull. Soc. Géogr. d’Oran, 1880, p. 271). — Id., La question du Sud-Ouest, in-8o, Alger, 1881. Cf. Mission Pouyanne, p. 178.

[181]Ministère des Travaux Publics. Documents relatifs à la mission dirigée au Sud de l’Algérie par M. Choisy, in-4o, Paris, Impr. Nat. 1890.

[182]Georges Rolland. Géologie et Hydrologie du Sahara algérien, 2 vol. de texte et 1 atlas, in-4o, Paris, Impr. Nat., 1890-94. Cf. Id., Sur le Terrain crétacé du Sahara septentrional (Bull. Soc. Géol. Fr., 1881, p. 508). — Id., Sur les grandes dunes de sable du Sahara (Bull. Soc. Géol. Fr. 1882, p. 31). Id., Hydrographie et orographie du Sahara algérien (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1886, p. 203).

[183]Ministère des Travaux Publics, Documents relatifs à la mission dirigée au Sud de l’Algérie par le lieutenant-colonel Flatters, Paris, Impr. Nat. 1884, in-4o. Il existe, du Journal de route imprimé dans ce volume, un texte autographié qui a été remis en 1881 aux membres de la Commission supérieure du Transsaharien. Cf. Derrécagaix, Les deux Missions du Colonel Flatters (Bull. Soc. Géogr. Paris, 1882, p. 131). — F. Bernard, La sebkha d’Amadghor et le massacre de la mission Flatters (Bull. Soc. Géogr., Paris, 1882). — Id., Deuxième mission Flatters, historique et rapport rédigés au Service central des affaires indigènes, avec carte, in-8o, Alger, 1882. — Id., Deux missions françaises chez les Touareg, Alger, in-8o, 1882. — Id., Quatre mois au Sahara, Paris, 1882. — Id., Deux missions françaises chez les Touareg, Alger, in-8o, 1896. — Anonyme (le capitaine Bernard) Les deux missions Flatters, par un membre de la première mission, in-18, Paris, Dreyfous, 1884. — H. Brosselard, Voyage de la mission Flatters au pays des Azdjer, in-8o, Paris, 1883. — Id., Les deux missions Flatters, Paris, 1888, in-16. — F. Patorni, Les tirailleurs algériens au Sahara. Récits de trois survivants de la mission Flatters, in-8o, Constantine, 1884. — Récits d’un des survivants indigènes de la deuxième Mission (Mohamed ben Haoua), dans Chron. trimestr. des Missions d’Afrique, juillet 1881. — Rabourdin, Algérie et Sahara, in-8o, Paris, 1882.

[184]Documents relatifs à la mission Flatters, p. 1.

[185]Schirmer, Pourquoi Flatters et ses compagnons sont morts (Bull. Soc. Géogr. de Lyon, 1896). Nous prendrons cette excellente brochure pour guide dans l’exposé de ce qui est relatif aux deux missions Flatters.

[186]Cité par Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 22-23.

[187]Sur le meurtre de Mlle Tinné, v. H. Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 19, note 1 ; Ann. de Géographie, 1898, p. 183, et la polémique avec M. P. Vuillot dans Questions Dipl. et Col. 15 janv. et 15 fév. 1898, et Bull. Afr. Fr. 1898, p. 313.

[188]P. Vuillot, p. 178.

[189]F. Bernard, Deux missions françaises chez les Touareg, p. 134.

[190]Documents relatifs à la mission Flatters, p. II.

[191]H. Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 20.

[192]Schirmer, art. cité, p. 13.

[193]Vuillot, p. 185.

[194]Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 20.

[195]A. Duponchel, Lettre à la Commission supérieure du Transsaharien, Montpellier, 1880, p. 12.

[196]H. Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 21.

[197]Deuxième mission Flatters, Historique et rapport rédigés au Service central des Affaires indigènes, p. 333.

[198]Ibid., notamment 327 et suiv.

[199]Deuxième mission Flatters, Histor. et rapp. réd. au Serv. centr. des Aff. indig., p. 3-4.

[200]Ibid., p. 141 et suiv.

[201]Vuillot, p. 197.

[202]Cela résulte très clairement de l’enquête qui suivit la catastrophe (Histor. et Rapp. du Serv. centr. des Aff. Indig.).

[203]Deuxième Mission Flatters, Histor. et Rapp. du Serv. centr. des Aff. Indig., p. 97 et suiv., 201 et suiv.

[204]F. Foureau, D’Alger au Congo par le Tchad, 8o, Paris, 1902, p. 104 et suiv.

[205]Documents relatifs à la mission dirigée au Sud de l’Algérie par le colonel Flatters, Paris, Impr. Nat. in-4o, 1884.

[206]Gouvernement Général de l’Algérie, Deuxième Mission Flatters, Historique et rapport rédigés au Service central des Affaires indigènes, in-8o, Alger, 1882.

[207]Carte d’une partie de l’Afrique Septentrionale, résumant les travaux des missions dirigées en 1879-81 par MM. Flatters, lieutenant-colonel ; Pouyanne, ingénieur des Mines ; Choisy, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, complétée à l’aide des cartes des voyages de Barth, Duveyrier, Rohlfs, dressée par L. Pech, publiée par décision du Ministre des Travaux Publics, à 1/2.500.000e 1883, 4 feuilles.

[208]Schirmer, Pourquoi Flatters, etc., p. 8.

[209]P. 23.

[210]Kryzanowski, Quest. Diplom. et Colon., 1899, t. VII, p. 132.

[211]Deuxième mission Flatters, Histor. et rapp. rédiges au Serv. Centr. des Aff. indig., p. 137 et suiv., 345 et suiv.

[212]Commandant Wolff, Henry Duveyrier, son dernier projet de voyage dans le Sahara, lettres inédites (Congrès Nat. des Soc. Fr. de Géogr., XIXe session, Marseille, 1898, p. 490).

[213]Paul Bourde, La France au Soudan, Revue des Deux-Mondes, 1880, 1er déc., p. 659 ; 1881, 1er févr., p. 689.


CHAPITRE V

LA PÉRIODE D’EFFACEMENT (1881-1890)

I. Conséquences du massacre de la mission Flatters. — Création du poste d’Aïn-Sefra et insurrection de Bou-Amama (1881). — Projets de Saussier sur Figuig (1882). — Occupation du Mzab (1882), de Ouargla, de Touggourt, d’El-Oued, de Djenien-bou-Rezg (1885). — Inauguration des voies ferrées d’Aïn-Sefra (1887) et de Biskra (1888). — Sondages artésiens dans l’Oued-Rir et à Ouargla. — Idées du commandant Rinn.

II. Explorations. — Les Pères Richard, Morat et Pouplard (1881). — Première mission Foureau (1883). — Teisserenc de Bort (1885). — Palat (1886). — Douls (1889).

III. Cartographie. — Renseignements recueillis par MM. de Castries (1882) et Le Châtelier (1885-86). — Missions de M. René Basset. — Ouvrages de MM. de Motylinski, Masqueray, Amat sur le Mzab. — Les Touareg Taïtoq prisonniers : travaux de MM. Masqueray et Bissuel.

IV. Mission Crampel. — Fondation du Comité de l’Afrique française.

I

Le massacre de la mission Flatters marque un nouveau temps d’arrêt dans la pénétration saharienne. Ce temps d’arrêt a plus de gravité et entraîne des conséquences plus fâcheuses que celui qui s’était produit en 1864. En 1864, on nous savait occupés ailleurs ; nous remettions à plus tard pour profiter d’un succès, la convention de Ghadamès ; en 1881, notre effacement ne pouvait être attribué qu’à la timidité et à la crainte, car nous attendions pour tirer vengeance d’un échec, le désastre de la mission Flatters. Aussi l’audace de nos adversaires sahariens, enhardis par notre faiblesse, va-t-elle sans cesse en croissant, et de nouvelles victimes viennent s’ajouter à la liste déjà longue des explorateurs qui ont trouvé la mort dans le Sahara. « Si vous ne faites rien, disait un indigène de Tripoli à M. Féraud, qu’aucun des vôtres n’essaie plus de s’avancer dans le Sud : le Targui, convaincu de votre faiblesse, tuera et tuera toujours les vôtres[214]. »

La Division d’Oran proposait depuis longtemps d’envoyer une colonne dans le Sud pour y montrer notre drapeau[215]. Les événements allaient bientôt se charger de démontrer la nécessité d’une action vigoureuse. C’est alors, en effet, qu’éclata l’insurrection de Bou-Amama, petit marabout indigène qui ne fut en somme que l’habile instigateur d’un grand rezzou. Bou-Amama n’a pas créé de toutes pièces une rébellion ; son action a été la résultante d’une situation telle, qu’à son défaut un autre instigateur plus redoutable eût pu se dresser contre nous. On put alors se rendre compte de la prévoyance du général Cérez, commandant de la division d’Oran, lorsqu’il demandait avec instance, depuis deux ans, l’envoi d’une colonne dans ces régions pour y rétablir notre autorité et y fonder un poste permanent. Dès que les événements le permirent, on reprit le projet d’installation de ce poste. On choisit la localité d’Aïn-Sefra, au centre de la région des Ksour, qui allait nous permettre désormais d’exercer sur la contrée une active surveillance. Mais cette installation demandait à être complétée par une action vigoureuse de nos troupes. En 1881, le général Delebecque reparut dans la région de Figuig, que nous n’avions pas abordée depuis 1870[216]. En 1882, le commandant Marmet, en poursuivant des dissidents, eut un engagement sous Figuig avec les habitants de l’oasis, qui accentuaient de plus en plus leur hostilité. Le général Saussier proposait d’en finir avec ces Ksouriens et d’assurer enfin la sécurité de notre frontière ; mais il ne reçut pas l’autorisation d’agir.

Cependant les velléités d’énergie que nous avions montrées dans le Sud-Oranais, où nous avions poussé jusqu’à Fendi[217], sur la rive droite de l’Oued-Zousfana, et jusqu’à l’Oued-Zelmou, un des affluents supérieurs de l’Oued-Guir, allaient bientôt porter leurs fruits. En 1883, le général Thomassin obtenait la rentrée des Ouled-Sidi-Cheikh Cheraga, éloignés de nous depuis 1864. C’était la fin de cette guerre d’escarmouches perpétuelles qui durait depuis vingt ans[218].

En mars 1885, le général Delebecque décidait d’élever un poste fortifié à Djenien-bou-Rezg, destiné à couvrir les communications qui relient Figuig à Aïn-Sefra à travers les montagnes et à surveiller l’oasis marocaine. Djenien fut occupé en juillet 1885 ; malheureusement, les travaux d’installation du nouveau poste, à peine commencés, durent être interrompus, et le bordj ne fut achevé qu’en décembre 1888. La réserve que nous nous étions imposée en cette circonstance ne pouvait qu’être mal interprétée par les indigènes de ces régions, et c’est ce qui eut lieu en effet.

Entre temps, on s’était décidé à donner au nouveau poste d’Aïn-Sefra toute sa force en prolongeant la voie ferrée jusqu’à ce ksar ; parvenue à Méchéria en 1882, elle atteignit Aïn-Sefra en 1887.

Dans les deux provinces de l’Est, Laghouat et Biskra étaient restées, en somme, les limites de notre occupation effective. Sous prétexte que les Ouled-Sidi-Cheikh avaient tiré du Mzab une partie de leurs approvisionnements pendant l’insurrection, on transforma en annexion le protectorat du maréchal Randon[219]. Cette mesure fut peut-être inutile ou même nuisible, car elle était de nature à compromettre l’avenir de ce pays artificiel[220]. On la compléta en occupant ou réoccupant successivement Touggourt et El-Oued, dans la division de Constantine, et Ouargla dans celle d’Alger. En 1888 fut inaugurée la voie ferrée de Biskra.

Dans l’Oued-Rir, l’exemple donné par la Compagnie de l’Oued-Rir fut bientôt suivi par d’autres Européens, qui y créèrent à leur tour des exploitations prospères. MM. G. Rolland et de Courcival fondèrent la Société de Batna et du Sud-Algérien, qui créa les oasis nouvelles d’Ourir et de Sidi-Yahia (1882), et de Ayata (1884), pendant que la Compagnie de l’Oued-Rir créait Chria-Saïa (1881), et acquérait du capitaine Ben-Driss l’oasis de Tala-en-Mouidi, créée par lui en 1879[221]. De 1856 à 1890, le nombre des oasis de l’Oued-Rir a été porté de 33 à 42 ; le chiffre de la population a doublé. Le nombre des palmiers a monté de 360.000 à 630.000, leur valeur de 1.300.000 francs à plus de 10 millions de francs ; 136 puits artésiens ont été forés suivant la méthode française, débitant plus de 200.000 litres à la minute[222].

Dans la région d’Ouargla[223], depuis 1883, époque où le premier coup de sonde fut donné, 54 sondages ont été tentés, dont la grande majorité a réussi (débit total de 7.440 litres à la minute en 1892). A El-Goléa, des puits artésiens ont été forés avec succès.

En Tunisie, une organisation militaire fut créée dans l’Arad de Gabès, peu de temps après la conquête : c’est le système des trois points de Médenine, Metameur et Tatahouine.

En 1886, le commandant Rinn[224], étudiant l’état des frontières sahariennes de l’Algérie, conseillait de porter notre ligne de postes militaires tout contre les Areg, et préconisait notamment l’occupation d’Igli, à défaut de celle du Touat. Igli, placé sur la rive de l’Oued-Saoura, à proximité de l’Oued-Guir et de l’Oued-Zousfana, fermerait l’ouverture entre nos derniers établissements du Sud-Oranais et les Areg[225]. M. Rinn conseillait surtout la construction progressive de voies ferrées, ouvrant le pays à l’avant et garantissant sa soumission à l’arrière.

II

Au delà de nos frontières et de la région occupée par nos troupes, le Sahara se fermait de plus en plus. La douloureuse émotion causée par le désastre de la mission Flatters était à peine calmée, que le Sahara faisait de nouvelles victimes. Le bon accueil relatif que le P. Richard avait trouvé en 1879 chez les Imanghasaten et les Ifoghas avait fortifié sa résolution d’aller fonder une mission à Ghat même[226]. Ce missionnaire, brillant tireur, cavalier intrépide, médecin réputé infaillible, était devenu Arabe au point de voyager avec les caravanes sans laisser soupçonner qu’il fût Français, et put faire ainsi à plusieurs reprises la course dangereuse d’Ouargla à Ghadamès[227]. A la fin de décembre 1881, le Père Richard, accompagné des Pères Morat et Pouplard, partit de Ghadamès, suivi de quelques Chaanba et guidé par des Touareg Imanghasaten, avec l’intention de gagner Ghadamès. On apprit bientôt que les trois Pères Blancs avaient été assassinés par les Touareg peu de jours après leur départ. En 1893, M. Foureau, au retour d’une de ses missions, put visiter le lieu du massacre, à 11 kilomètres seulement à l’ouest de Ghadamès, un peu au nord de la route de Ghadamès à Hassi-Imoulay ; il rapporta les ossements de deux des victimes. Le cardinal Lavigerie, à la suite de ce meurtre, renonça à la voie du Sahara pour étendre ses missions dans le centre africain. Il se borna désormais à entretenir des stations de missionnaires à Ghardaïa, Ouargla et El-Goléa[228].

Le Gouvernement de l’Algérie parut lui aussi se désintéresser désormais des explorations sahariennes. Aussi ce fut au Ministère de l’Instruction publique que s’adressa M. Foureau pour obtenir l’appui qui lui était nécessaire, et c’est avec son aide qu’il put entreprendre, en décembre 1882, son premier voyage saharien. Son intention était d’aller au moins jusqu’à Hassi-Messeguem. Partant d’Ouargla, il gagna directement Aïn-Taïba par Hassi-Djeribia. Ses guides Chaanba refusant d’aller plus loin, à cause de l’insécurité du medjebed d’In-Salah à Ghadamès, il revint à Hassi-Djeribia, puis poussa une pointe dans le Sud-Ouest sur Hassi-Ouled-Aïch par Hassi-Tamesguida et Hassi-Chaanbi. Il reprit ensuite le chemin d’Ouargla, laissant à sa gauche la vallée de l’Oued-Mya. Bien qu’il n’eût pas accompli son programme primitif, il rapportait des renseignements intéressants sur le Sud du Sahara d’Ouargla. Son itinéraire du Hassi-Djeribia au Hassi-Ouled-Aïch est entièrement nouveau, et le voyageur a fixé l’emplacement de tous les puits visités sur une carte au 1/500.000e qui reproduit dans ses moindres détails le relief de la région parcourue[229].

En 1883, M. Bourlier, qui venait de visiter Ouargla, songea à pousser une pointe sur In-Salah. Mais on le dissuada de donner suite à ce projet ; pour qu’une pareille entreprise réussisse, lui disait-on, il faut qu’elle soit exécutée avec rapidité, afin de ne pas laisser à ceux qui pourraient y porter obstacle le temps de se reconnaître ; mais alors les résultats en sont peu profitables pour la science.

En 1885, M. L. Teisserenc de Bort, accompagné de M. R. Deschellereins, ingénieur civil, et de M. Bovier-Lapierre, préparateur au Muséum, partit de Touggourt et s’avança jusqu’à Hassi-Ould-Miloud, dans l’Igharghar. Puis, inclinant vers le Sud-Est, il alla passer à Bir-Aouidef et remonta ensuite sur Berresof, gagnant de là le Nefzaoua et Gabès[230]. En 1888, M. L. Teisserenc de Bort parcourut le sud de l’Algérie ; il s’avança jusqu’à El-Goléa, et remontant l’Oued-Seggueur, par Daïat-el-Hamra, atteignit Brézina[231].

Ces excursions sur les confins immédiats de nos possessions demeurent seules possibles pendant cette période ; ceux qui tentent de s’avancer au-delà succombent. L’un de ces derniers fut Marcel Palat, lieutenant de cavalerie, qui avait publié, sous le pseudonyme de Marcel Frescaly, plusieurs volumes de poésies ou de nouvelles algériennes qui ne sont pas sans quelque mérite. Palat, qui avait obtenu une mission et des fonds du Ministère de l’Instruction publique, comptait d’abord partir du Sénégal. L’opposition des bureaux de la Marine et la promesse de Si Hamza de l’accompagner jusqu’à In-Salah le décidèrent à pénétrer par la province d’Oran (1885). Mais Si Hamza, empêché au dernier moment, le confia à un de ses parents éloignés ; Si Kaddour devait le rejoindre au Gourara et le conduire à In-Salah. Palat se rendit d’abord à El-Goléa, puis suivit l’Oued-Meguiden ; il séjourna quelque temps dans les ksour du Tinerkouk (Gourara septentrional), où il fut rejoint non par Si Kaddour, mais par son fils Mohammed. Palat se rendit dans l’Aouguerout[232] et de là poussa seul une pointe jusque chez Bou-Amama, dans le Deldoun, où il reçut un bon accueil. De retour dans l’Aouguerout, il quitta définitivement ses compagnons de route, les Ouled-Sidi-Cheikh, pour se confier à des gens des Ouled-ba-Hammou, venus soi-disant le chercher de la part d’Abd-el-Kader ben Badjouda, cheikh d’In-Salah. Quatre jours après, Palat était assassiné à Hassi-Cheikh, à l’Ouest d’In-Salah, avec son interprète Belkassem.

Quoique les détails de cette fin tragique et ses causes ne soient pas exactement connus, et que l’endroit même où périt le jeune officier n’ait pas pu être déterminé d’une façon exacte[233], il semble qu’il ne faut pas en accuser seulement une bande de pillards des Ouled-ba-Hammou[234] ; ni la responsabilité de Bou-Amama, ni celle des gens du Gourara ne parait engagée dans cette mort ; mais il n’en est pas de même des gens d’In-Salah, qui avaient fourni à Palat les guides qui le tuèrent. D’ailleurs, une pareille issue était plus que probable, étant donné les conditions de l’exploration de Palat ; si Rohlfs avait pu parcourir les oasis en 1864, c’est qu’il voyageait, comme il le dit lui-même, sous le masque de l’Islam, à une époque où les populations du Touat ne se sentaient pas encore menacées par la venue des chrétiens : il en était autrement en 1885. Peut-être cependant la mission eût-elle fini moins tristement si le Gouvernement général et les Ouled-Sidi-Cheikh avaient déployé en sa faveur une action plus énergique.

La fin de Camille Douls est enveloppée de plus d’obscurité encore que celle de Palat. Elle n’est connue que grâce à des renseignements recueillis par les officiers français dans le Sud-Algérien, et consignés dans une lettre adressée au Président de la Société de Géographie de Paris par le général Poizat, commandant la division d’Alger[235]. Douls était un jeune voyageur français qui voulait parcourir le Sahara en se faisant passer pour musulman et même pour hadji ; mais il n’avait qu’une connaissance insuffisante des idiomes et des coutumes de l’Afrique musulmane. Après un premier voyage au Sahara occidental, il partit en compagnie de deux pèlerins marocains ; il s’était muni, paraît-il, de lettres de recommandation du chérif d’Ouazzan. Il se rendit au Touat, refaisant vraisemblablement l’itinéraire suivi par Rohlfs en 1864. Il fut reconnu comme Européen bien avant d’atteindre le Reggan ; tout alla à peu près bien jusqu’à l’Aoulef, mais avant d’atteindre les oasis d’Akabli, au lieu dit Iliren, le voyageur fut assassiné par des Touareg avec qui il avait fait marché pour être conduit à Tombouctou[236].

Mentionnons encore quelques projets d’exploration ou de pénétration commerciale qui n’eurent pas de suite. En 1886, le général Philebert propose de conduire à Amadghor, en passant par El-Goléa, Farès-oum-el-Lil, Teganet, Kheneg-el-Hadid et Idelès, une colonne suffisante pour n’avoir rien à craindre des Touareg, et de former en ce point des caravanes qui seraient envoyées dans les directions de Tombouctou par Timissao, de Kano par l’Aïr et de Kouka par Ghat, Kaouar et Bilma. Si la seconde partie de ce projet paraît peu pratique, la première en revanche, qui consistait à se montrer en force dans l’Ahaggar, aurait eu sans doute les meilleurs résultats.

En 1889, M. E. Bonhoure propose d’occuper pacifiquement le Touat et le Tidikelt et d’y fonder un établissement commercial, en un point bien choisi entre In-Salah et Akabli. Le Gouvernement général émit l’avis que ce projet, pour produire des résultats avantageux, devrait être précédé de tentatives qui permettraient à nos négociants de s’initier aux choses du Sahara.

En 1890, MM. Hackemberger, ancien officier, et Flault, commis à l’inspection académique de la Sarthe, sollicitent du Ministre de l’instruction publique une mission pour se rendre d’Algérie à Tombouctou et au Sénégal. Sur un rapport de Duveyrier et un avis conforme du Gouvernement général, ces demandes sont rejetées parce que leurs auteurs ne sont nullement préparés par leurs études antérieures à accomplir un tel voyage et que les dangers à courir sont trop grands pour des résultats bien précaires.

III

A défaut d’explorations, il faut se contenter, pendant cette période, de progrès cartographiques ou scientifiques et de renseignements indirects. En 1885, le Service géographique de l’armée commençait la publication d’une carte d’Afrique à 1/2.000.000e, dressée par le commandant Lannoy de Bissy, qui mit à profit toutes les cartes françaises et étrangères, ainsi que les renseignements fournis par les recueils géographiques et les relations de voyages ; elle donnait autant que possible tous les itinéraires des explorateurs. La première édition de cette carte fut publiée de 1881 à 1890, en deux couleurs (planimétrie en noir, figuré du terrain en gris bleuté).

Lors de la réapparition de nos armes dans la région de Figuig en 1881-82, le capitaine Henry de Castries avait souvent campé dans les environs des oasis avec nos colonnes, mais sans pénétrer dans aucun ksar[237]. Après avoir levé la partie ouest des plateaux oranais en 1878, il avait dressé la carte de la région des ksour en 1880-82[238]. En juin 1883 paraissait une réédition de la carte du Sud-Oranais au 1/400.000e, revue et complétée d’après les travaux de M. Castries et de diverses autres officiers[239]. En 1886, le Service géographique publiait également une carte provisoire du Sud-Oranais à 1/200.000e[240]. La même année, le Gouvernement général publiait une carte de l’Extrême-Sud de l’Algérie à 1/800.000e[241].

Après l’occupation de la Tunisie, le progrès géographique marche de pair avec le progrès de la pacification. Une première carte du Djebel-Douirat accompagne Le Sud de la Tunisie, par le commandant Rebillet (1886). Vers la même époque paraît la carte du Service géographique de l’armée à 1/200.000, dite Carte de reconnaissance, œuvre tout à fait remarquable comme rapidité topographique et aussi comme exactitude. La limite sud de cette carte longe le bord méridional du Djerid et du Nefzaoua : elle pousse ensuite une pointe dans le Sahara jusqu’au poste romain d’El-Haguef ; elle donne le Djebel-Douirat et ses ksour[242].

En matière de cartographie privée il faut mentionner la carte du Sahara septentrional par laquelle M. Foureau préludait à ses explorations ultérieures[243].

En outre de ses travaux cartographiques, le capitaine de Castries avait recueilli, dans la région de Figuig, les éléments d’un remarquable et consciencieux mémoire[244], demeuré jusqu’à ces dernières années le meilleur guide sur la grande oasis saharienne.

En 1886, le capitaine Le Châtelier publiait dans le Bulletin de la Société de Géographie[245] un intéressant mémoire sur le Régime des eaux du Tidikelt, et, dans le Bulletin de Correspondance Africaine[246], une Description de l’oasis d’In-Salah d’après les renseignements recueillis pendant un séjour de 18 mois à Ouargla. Il y traite de la géographie du territoire d’In-Salah, des populations nomades et sédentaires, de leur constitution sociale et politique, de la situation commerciale. Les renseignements et itinéraires indigènes ont été vérifiés et critiqués avec soin[247] ; c’est une œuvre de recherches minutieuses et savantes autant que d’érudition. Le même auteur a écrit l’histoire d’une bande de pillards Chaanba, qui ont tenu le Sahara pendant dix ans, de 1874 à 1883, et dont l’épopée forme un curieux chapitre de l’histoire saharienne[248].

Diverses missions de M. René Basset intéressent la géographie saharienne, celle notamment qu’il accomplit en 1881 à Aïn-Madhi, et au cours de laquelle divers itinéraires au Sahara central lui furent communiqués par le bureau arabe de Laghouat ; il les a publiés et commentés avec l’érudition la plus sûre et la plus étendue[249]. Dans un autre ordre d’idées, la mission de M. René Basset au Mzab et à Ouargla en 1886 doit être mentionnée ; il y faisait des recherches sur les manuscrits arabes des zaouïas des oasis du Sud[250] et en rapportait de précieux matériaux non seulement sur le dialecte parlé par les Mozabites, mais aussi sur d’autres dialectes berbères, notamment sur celui des Aoulimmiden[251].

Les curieuses populations du Mzab continuent d’ailleurs à intéresser les savants. En 1885, M. de Motylinski donnait une excellente notice sur Guerara[252] ; il dressait le catalogue des livres des Beni-Mzab et analysait leurs principales chroniques[253]. En 1886, Masqueray publiait son œuvre la plus considérable au point de vue historique, la Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie[254] ; un tiers de ce bel ouvrage est consacré aux populations du Mzab, que le Dr Ch. Amat, chargé de l’organisation du service médical au Mzab, étudiait peu après à son tour à un point de vue différent[255].

Vers la fin de 1887, des Touareg Taïtoq et Kel Ahnet furent amenés à Alger et internés au fort Bab-Azoun, à la suite d’une expédition malheureuse qu’ils avaient entreprise chez les Chaanba Mouadhi. Masqueray se mit en relations avec eux, fit faire à deux d’entre eux, Kenan-ag-Tissi et Chekkad-ag-Râli, le voyage de Paris en 1889, et publia son Dictionnaire français-touareg[256], celui-là même qu’il avait dû se faire pour converser avec eux dans leur langue. La mort ne lui a pas permis d’achever cette publication, mais le dernier fascicule du Dictionnaire, ainsi que les textes, ont été publiés par les soins de M. René Basset, qui a succédé à Masqueray dans la direction de l’Ecole des Lettres d’Alger. Masqueray a publié aussi, dans divers journaux, des contes touareg, des descriptions de la vie et des mœurs des Touareg, où l’imagination a peut-être une trop grande part, mais qui sont néanmoins une importante contribution à la connaissance des populations du Sahara.

Ces mêmes Touareg du fort Bab-Azoun fournirent à M. le capitaine Bissuel, chef de bureau arabe, la matière d’un ouvrage qui intéresse plus directement encore la géographie. Chargé par le général Poizat, commandant la division d’Alger, d’interroger ces captifs et d’obtenir d’eux le plus de renseignements possible sur leur pays, M. Bissuel réussit au delà de toute espérance, et se fit donner de précieuses indications géographiques, consignées dans son ouvrage Les Touareg de l’Ouest[257], accompagné de deux cartes portant, l’une les routes suivies par les Touareg de l’Ouest, l’autre l’Adrar-Ahnet à l’échelle approximative de 1/800.000e, d’après un plan en relief exécuté par ces indigènes. Les renseignements recueillis par M. Bissuel sur la direction des vallées de ce massif ne concordent pas avec ceux de M. Sabatier[258].

Les Touareg Taïtoq sont encore liés d’une autre manière à l’histoire de l’expansion française en Afrique. L’un d’eux, Chekkad, fut donné comme guide au jeune explorateur Paul Crampel, qui se proposait, partant du Congo, de gagner le lac Tchad. La mission Crampel fut anéantie, et le Targui, malgré les protestations d’amitié qu’il envoyait à Masqueray, doit vraisemblablement porter la responsabilité du massacre.

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