La Péninsule Des Balkans — Tome I: Vienne, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie, Roumélie, Turquie, Roumanie
The Project Gutenberg eBook of La Péninsule Des Balkans — Tome I
Title: La Péninsule Des Balkans — Tome I
Author: Emile de Laveleye
Release date: November 15, 2006 [eBook #19820]
Language: French
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ÉMILE DE LAVELEYE
LA PÉNINSULE DES BALKANS
VIENNE, CROATIE, BOSNIE, SERBIE, BULGARIE
ROUMÉLIE, TURQUIE, ROUMANIETOME I
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
SUCCESSEUR DE GERMER-BAILLIÈRE ET Cie
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 1081888
BRUXELLES P. WEISSENBRUCH, IMP. DU ROI
45, RUE DU POINÇONLA PÉNINSULE DES BALKANS LIBRAIRIE C. MUQUARDT
ÉDITEUR A BRUXELLES A L'ILLUSTRE DÉFENSEUR
DES NATIONALITÉS OPPRIMÉES
W. E. GLADSTONE
INTRODUCTION
SITUATION ACTUELLE DE LA QUESTION BALKANIQUE
Depuis que mon livre sur la péninsule des Balkans a paru, l'attention du monde entier s'est fixée sur cette région, avec une anxiété croissante. On craignait qu'il ne s'y produisît entre la Russie et l'Autriche un choc qui aurait mis en armes et aux prises tous les peuples de l'Europe et de l'Asie septentrionale, depuis l'Etna jusqu'au cap Nord et depuis l'Atlantique jusqu'aux rivages lointains de l'océan Pacifique et aux bouches de l'Amour. Comment ce qui se passe en Bulgarie, dans cette partie si écartée de notre continent, peut-il à ce point menacer la paix, que tous les peuples et même, semble-t-il, tous les souverains désirent également maintenir? C'est que nous touchons à un moment de l'histoire où vont se décider les destinées de l'Orient et, par suite, celles de l'Europe tout entière.
La Russie a affranchi la Bulgarie au prix d'immenses sacrifices en hommes et en argent. Peut-elle souffrir que ce jeune pays, dont elle comptait faire l'avant-garde de sa marche en avant vers la Méditerranée, échappe complètement à son influence et devienne l'allié de sa rivale l'Autriche-Hongrie? L'instant est décisif. Deux éventualités se présentent: ou bien la Bulgarie se constitue en dehors de l'influence russe, et malgré la Russie, et plus tard sous les auspices de la Hongrie se forme une fédération balkanique, que la Roumanie défend dans le camp retranché créé en ce moment à Bucharest, ou bien la Bulgarie devient la vassale et le poste avancé de l'empire moscovite. Dans le premier cas, Constantinople et les rives de la mer Égée échappent définitivement à la Russie et ce n'est plus que dans les plaines illimitées de l'Asie qu'elle peut s'étendre. Dans le second cas, la Bulgarie russifiée et un jour agrandie entraîne la Serbie, prend à revers la Bosnie et, de Philippopoli, domine le Bosphore; l'occupation de Constantinople par une armée bulgaro-russe est tôt ou tard inévitable. Deux fois déjà, les armées russes sont parvenues presque en vue de la Corne-d'Or, et pourtant leur base d'opération était alors l'Ukraine et elles devaient s'avancer, d'étape en étape, en franchissant la Moldavie, le Danube et les Balkans. Partant de la Roumélie, elles arriveraient en quelques jours à la mer de Marmara et au Bosphore. Il ne faudrait pas longtemps pour que la Péninsule, slave de race et orthodoxe de religion, devînt, comme la Finlande, une dépendance du grand empire du Nord. La Grèce pourrait-elle alors conserver son indépendance? Et quel serait le sort réservé à l'Autriche-Hongrie, dont les populations slaves, plus nombreuses que toutes les autres réunies, résisteraient difficilement à l'attraction presque irrésistible qu'exerce aujourd'hui le principe des nationalités?
Quand on réfléchit aux termes du problème, on comprend qu'il doit exister un antagonisme irréconciliable entre la Russie et l'Autriche-Hongrie. Pour les deux empires, des intérêts vitaux sont en jeu. Pour la Russie, il s'agit de son expansion vers le Midi et pour l'Autriche-Hongrie de son existence même. Il faudra des deux côtés beaucoup de modération, de prudence et d'égards réciproques, si l'on veut éviter la lutte.
La cause des complications actuelles se trouve dans le traité de Berlin, qui a coupé la Bulgarie en trois tronçons, malgré les vœux de ses habitants et au mépris des convenances géographiques et ethniques du pays. Toutes les occasions d'agitation et de conflit auraient été prévenues si, par un manque impardonnable de prévoyance, l'Angleterre et l'Autriche n'avaient pas forcé l'Europe à déchirer le traité si sage de San-Stéfano obtenu par les victoires de la Russie.
Résumons les événements qui ont amené la situation actuelle et l'attitude qu'y ont prise les différentes puissances.
Quand je visitai la Bulgarie et la Roumélie, on songeait déjà à réunir ces deux fragments de la commune patrie; seulement les uns, les libéraux, voulaient attendre, tandis que les autres, les radicaux, entendaient précipiter le mouvement.
Dans tout le cours de l'armée 1884, il y eut en Roumélie des meetings très nombreux et très enthousiastes en faveur de l'Union. Les Russes, les russophiles et même les consuls de Russie y prenaient part ou les encourageaient ouvertement.
En même temps s'étaient formés, dans les principales villes des deux Bulgaries, des comités macédoniens ayant pour but de secourir les réfugiés de la Macédoine et de réclamer les réformes promises à ce malheureux pays par le traité de Berlin. Dans l'été de 1885, les chefs de ces comités, entre autres MM. Zacharie Stoyanoff et D. Rizoff, se décidèrent à lancer le mouvement en Macédoine; mais ayant appris qu'ils ne seraient pas soutenus par la Russie, ils crurent devoir utiliser les forces dont ils disposaient pour faire la révolution en Roumélie. Ils trouvèrent un appui dévoué chez deux officiers très patriotes et très influents, le capitaine Panitza et le major Nikolaieff, son beau-frère. Ils sondèrent le consulat de Russie et les chefs militaires, et ne rencontrèrent nulle opposition.
On se rappelle comment le gouverneur Christovitch fut enlevé et la révolution faite en une seule nuit (19 septembre 1885), sans nulle violence et sans résistance. Ce n'était que l'accomplissement du vœu de la population tout entière. Le dénouement était prévu et croyait pouvoir compter sur l'approbation sans réserve de la Russie.
Le prince Alexandre n'avait pu être instruit d'avance de ce coup de main[1], puisque tout avait été improvisé, et il avait pu, en toute sincérité, garantir à M. de Giers, qu'il avait rencontré en Allemagne, le maintien de l'ordre établi. Mais trouvant, à sa rentrée dans le pays, la révolution faite, il avait dû l'accepter, et dans une proclamation datée de Tirnova, le 19 septembre, il reconnut l'union, en prenant le titre de prince de la Bulgarie du Nord et du Sud.
D'après un renseignement sûr, il aurait été instruit de ce qui se préparait sept jours à l'avance, mais il n'avait aucun moyen d'empêcher le mouvement en Roumélie.
Aussitôt se révéla l'opposition entre l'Angleterre et la Russie. Faisant toutes deux complètement volte-face, la première approuva l'union, qu'elle avait tant combattue à Berlin, et la seconde l'attaqua, alors qu'elle avait failli risquer la guerre pour la maintenir cinq ans auparavant.
Dans une note collective en date du 13 octobre, les puissances déclarent «qu'elles condamnent cette violation du traité et qu'elles comptent que le sultan fera tout ce qu'il pourra, sans abandonner ses droits de souveraineté, pour ne pas faire usage de la force dont il dispose». Dans la conférence des ambassadeurs, qui se réunit le 5 novembre à Constantinople, la Russie se montra complètement hostile à l'union des deux Bulgaries. Contrairement aux intentions des autres puissances, elle alla même jusqu'à pousser la Porte à s'y opposer par les armes.
L'Angleterre était représentée alors en Turquie par un diplomate éminent, plein d'esprit et de ressources et connaissant à fond les hommes et les choses de l'Orient, sir William White. Il parvint à empêcher toute résolution décisive au sein de la conférence, et, en même temps, il ménagea une entente directe entre le prince Alexandre et la Porte, qui n'avait nulle envie d'intervenir en Roumélie.
L'Autriche et l'Allemagne avaient accepté, dès le début, l'union des deux Bulgaries comme un fait accompli. Le 22 septembre, le comte Kálnoky disait à l'ambassadeur anglais à Vienne: «La reconnaissance par le prince Alexandre de la souveraineté du sultan est importante, parce qu'elle facilite la conduite à suivre par la Porte, si elle est disposée à reconnaître le changement qui s'est effectué. Ce n'est pas l'union des deux provinces que chacun attendait tôt ou tard, mais la façon dont elle s'est faite qui a soulevé des objections.» (Blue Book anglais, Turkey, I, n°. 53.)
Le prince de Bismarck arrêta net toute velléité d'intervention militaire turque qui aurait pu se produire. «Je viens de voir M. Thielman, le chargé d'affaires allemand, écrit sir William White le 25 septembre, et il m'informe qu'il a reçu du prince de Bismarck des instructions à l'effet de dissuader les Turcs de passer la frontière. Depuis le début, le sultan est disposé à s'abstenir». (Blue Book, I, n° 50.)
Lorsque plus tard un accord intervint entre la Porte et le prince Alexandre, l'Autriche et l'Allemagne n'y firent d'objection que parce qu'on n'avait pas assez tenu compte des vœux des populations. Le comte Kálnoky dit à l'ambassadeur anglais à Vienne «que cet accord pourrait être notifié avec avantage dans le sens d'une extension plutôt que d'une restriction, afin d'amener un règlement final satisfaisant, et il citait la clause nommant le prince Alexandre gouverneur général de la Roumélie pour cinq ans, alors qu'il aurait fallu le nommer à vie. Il exprima l'opinion que l'arrangement devait être de nature à satisfaire les populations de la Bulgarie et de la Roumélie, aussi bien que le prince, afin d'éviter une nouvelle agitation.» (Blue Book, II, n° 133.)
Tandis que l'Autriche et l'Angleterre, entièrement d'accord, et même l'Allemagne et l'Italie, acceptaient comme inévitable l'union des deux Bulgaries et que la Porte s'y résignait, la Russie la combattit avec acharnement, contrairement aux sentiments de la nation russe, car nous voyons dans le Blue Book anglais (B. B., I, n° 161) que les officiers russes à Philippopoli applaudirent à la révolution du 18 septembre, jusqu'au moment où des instructions en sens contraire leur arrivèrent.
Dans ses conversations avec le ministre anglais à Saint-Pétersbourg, M. de Giers soutenait, en contradiction avec les faits connus de tous, «que l'union n'était nullement réclamée par le sentiment national et que la décision des Bulgares de mourir pour la patrie et leur enthousiasme patriotique étaient des inventions de la presse.» (B. B., I, n°402.) Il insistait sans cesse sur le respect absolu du traité de Berlin et sur le rétablissement du status quo ante (B. B., n° 411 et 495.) «En résumé, dit sir R. Morier, le gouvernement russe est décidé à s'opposer à la réunion des deux provinces, sous n'importe quelle forme.» (B. B., I, n° 529.)
Dans la séance de la conférence du 25 novembre, l'ambassadeur de Russie, M. de Nélidoff, demanda que la base de toutes les délibérations fût «le rétablissement de l'ordre, en conformité avec les stipulations du traité de Berlin», ce qui impliquait un veto absolu à l'union des deux Bulgaries.
Quelques jours plus tard, le consul de Russie à Philippopoli menaça les notables rouméliotes de l'intervention des troupes turques, s'ils n'acquiesçaient pas immédiatement aux demandes de la Porte. Les notables répondirent fièrement qu'ils repousseraient les Turcs et qu'ils avaient sur la frontière une armée de 70,000 hommes prête à combattre quiconque passerait leur frontière. (B. B., II, n° 57.)
Pourquoi la Russie persista-t-elle à défendre seule le traité de Berlin, qu'elle avait tant maudit, et à combattre la réalisation du but principal de son traité de San-Stéfano?
Les journaux russes ont prétendu que l'empereur Alexandre a pris cette attitude pour prouver à tous qu'il n'avait ni encouragé ni approuvé la révolution rouméliote, mais chacun savait que le mouvement avait été improvisé sur place et à l'insu de toutes les chancelleries. Le 20 septembre, le comte Kálnoky dit à l'ambassadeur anglais à Vienne: «Ce mouvement a été préparé en Bulgarie, mais sans la connivence et sans la connaissance du czar ou du gouvernement russe, qui ont été aussi surpris que nous.» (B. B., I, n° 9.)
Le 10 octobre, M. Tisza, répondant dans le Parlement hongrois à une interpellation du député Szilagyi, s'exprima ainsi: «Nous savions qu'il existait en Bulgarie une aspiration vers l'union des deux provinces. Cette aspiration était bien connue de tous ceux qui suivaient les événements dans ce pays. L'an dernier, quand ce mouvement s'accentua, plusieurs des grandes puissances intervinrent pour maintenir le statu quo, mais ni nous, ni aucun autre gouvernement ne prévoyait ce qui devait arriver le 18 septembre, à la suite d'une conspiration et d'une révolution.»
La Russie elle-même savait que le prince Alexandre n'y était pour rien. Car le 21 novembre M. de Giers dit au ministre anglais à Saint-Pétersbourg «que la révolution n'avait pu être ni préparée ni exécutée par le prince de Bulgarie, parce qu'il n'avait pas les capacités nécessaires pour conduire une entreprise de cette importance». (B. B., I, n° 74.)
Les Russes accusent le prince de Battenberg de s'être montré ingrat envers la Russie et d'avoir adopté à son égard une politique hostile. Il n'en est rien: le prince n'avait aucun intérêt à se brouiller avec le czar, mais il n'avait pu se résoudre à être le très humble serviteur des deux proconsuls russes, les généraux Kaulbars et Soboleff, qui entendaient lui imposer leur volonté de la façon la plus impérieuse et la plus insolente. Les officiers et les fonctionnaires russes avaient provoqué une grande irritation d'abord, parce qu'ils ne cachaient par leur dédain pour la manière de vivre simple et rustique de leurs protégés, et ensuite parce que leurs dépenses extravagantes offensaient les sentiments d'économie des Bulgares, qui savaient que cet argent si follement gaspillé était le leur.
Le véritable motif de l'opposition du czar à l'union des deux Bulgaries semble être celui-ci. La Russie, en affranchissant la Bulgarie au prix d'une guerre très coûteuse et très meurtrière, avait espéré que cette province, bientôt russifiée, serait restée entièrement sous sa dépendance, comme la Bosnie sous celle de l'Autriche. Les troupes bulgares, exercées et commandées par des officiers russes, devaient former un ou deux corps de sa propre armée. L'assimilation semblait d'autant plus facile, que la langue bulgare est de tous les dialectes slaves celui qui se rapproche le plus du russe, et que le clergé et les paysans-—lesquels constituent presque toute la population—étaient entièrement dévoués «au Czar libérateur».
Mais la Russie se montra très malhabile. Elle traitait les Bulgares et leur prince en moudjiks. Elle provoqua ainsi une résistance qui alla grandissant et qui devait fortifier la révolution du 18 septembre, faite par le parti démocratique. Elle craignait que la Bulgarie, unifiée sans son appui et à son insu, ne devînt un État renfermant tous les éléments d'un développement libre et autonome, qui, comme la Roumanie, entendrait défendre son indépendance et ne voudrait à aucun prix devenir la vassale du despotisme moscovite. Elle se persuada que son intérêt lui commandait de s'opposer, par tous les moyens, à l'unification de la nationalité bulgare; ne comprenant pas qu'elle luttait contre un mouvement irrésistible et qu'elle sacrifiait ainsi parmi ses frères du Sud sa popularité si chèrement acquise.
La Serbie, voyant la Bulgarie menacée par la Porte et abandonnée par la Russie, crut le moment opportun pour lui enlever quelques districts du côté de Trn et de Widdin, en invoquant le respect du traité de Berlin et l'équilibre des forces dans la Péninsule. On se rappelle cette courte campagne, où l'armée bulgare et le prince Alexandre déployèrent des qualités militaires qui surprirent toute l'Europe. A Slivnitza, le corps d'invasion serbe, deux fois plus nombreux que les milices bulgares, est repoussé le 15 novembre après deux jours de combats acharnés.
Du 20 au 28 novembre, le prince Alexandre conduit ses troupes victorieuses à travers le col du Dragoman à Pirot, qui est pris d'assaut, et il marchait sur Nisch, quand le ministre d'Autriche l'arrêta, en le menaçant de faire avancer un corps autrichien. Le 2 décembre est conclu un armistice qui est converti en un traité de paix signé à Bucharest le 3 mars par M. Mijatovitch au nom de la Serbie, par M. Guechoff au nom de la Bulgarie, et par Madgid-Pacha au nom de la Turquie.
Le prince de Battenberg fit ce qu'il put pour se réconcilier avec le czar. Il alla jusqu'à attribuer le mérite de ses victoires aux instructeurs russes qui avaient formé son armée. Tout fut inutile: rien ne put apaiser les rancunes de l'empereur Alexandre. Le prince alors se retourna vers la Porte, et un accord se fit. Il fut reconnu gouverneur général de la Roumélie, avec l'approbation de la conférence des ambassadeurs.
Aux élections pour l'Assemblée générale des deux Bulgaries, l'opposition n'obtint que dix nominations sur quatre-vingt-neuf, malgré les intrigues russes.
La proclamation de l'unité bulgare, qui eut lieu le 17 juin 1886, fut saluée avec un enthousiasme patriotique et dans la Sobranié et dans tout le pays. Les trente membres turcs du Parlement votèrent tous pour la réunion, et dans la guerre contre la Serbie, les soldats musulmans furent les premiers à se rendre à la frontière pour défendre la commune patrie; ce qui prouve que les Turcs n'avaient nullement à se plaindre du gouvernement bulgare et qu'ils ne regrettaient pas l'administration ottomane.
On n'a pas oublié les événements qui suivirent: le prince arrêté, la nuit du 21 août, dans son palais à Sophia par une bande d'officiers mécontents que soudoyait l'or russe, ainsi qu'osa le dire hautement lord Salisbury à un banquet du lord-maire (9 novembre 1886), en présence de l'ambassadeur de Russie; le prince rappelé par l'armée et par le peuple, reçu en triomphe dans sa capitale, et essayant de fléchir le czar, à force de condescendance et d'humilité, puis désespérant de pouvoir résister à l'hostilité implacable de la Russie et quittant le pays; la régence nationale maintenant l'ordre, malgré les tentatives d'insurrection tentées de différents côtés, grâce aux intrigues et à l'argent de la Russie, qui ne rougit pas de prendre sous sa protection des traîtres pires que les nihilistes, puisqu'ils avaient trahi leur pays et fait prisonnier leur souverain légitime; la tournée du général Kaulbars, où l'odieux se mêle au ridicule; ce représentant d'une puissance étrangère haranguant la foule, échangeant des injures avec les assistants dans les meetings, poussant les officiers à la révolte, et enfin obligé de s'en retourner, après avoir constaté son impuissance; plus tard, le prince de Saxe-Cobourg élu malgré les protestations menaçantes de la Russie et l'opposition de commande de la Porte, et le nouveau régime sanctionné par le vote presque unanime de l'Assemblée nationale.
A plusieurs reprises, on avait cru qu'un conflit était inévitable. Le général Kaulbars avait annoncé que si les Bulgares ne se soumettaient pas à ses volontés, les Cosaques viendraient les mettre à la raison. Des canonnières russes croisaient devant Bourgas et Varna, et des troupes russes se massaient sur les bords de la mer Noire. Mais le comte Kálnoky à Vienne et le ministre Tisza à Pesth firent entendre, au sein de leur Parlement, un langage si net et si tranchant qu'on dut croire qu'il ne serait pas désavoué par l'Allemagne.
Au mois d'octobre 1886, M. Tisza s'exprima ainsi: «Lorsque j'ai eu pour la première fois, en 1868, l'occasion de me prononcer sur la question d'Orient, j'ai déclaré que s'il se produisait des changements dans cette région, nos intérêts exigeaient que les populations qui habitent ces pays devinssent des États indépendants. Je pense, comme notre ministre des affaires étrangères, que cette solution est encore aujourd'hui celle qui répond le mieux aux intérêts de notre monarchie et que celle-ci, repoussant toute idée d'agrandissement ou de conquête, doit employer tous ses efforts et toute son influence à favoriser le développement de ces États et à empêcher l'établissement, non admis par les traités, du protectorat ou de l'influence prépondérante d'une puissance étrangère dans la presqu'île des Balkans... Le gouvernement s'en tient à l'opinion déjà plusieurs fois exprimée par lui que, d'après les traités existants, aucune puissance n'est autorisée à prendre dans la péninsule des Balkans l'initiative d'une action armée isolée, non plus qu'à placer cette région sous son protectorat, et qu'en général toute modification dans la situation politique ou dans les conditions d'équilibre dans les pays balkaniques ne peut avoir lieu qu'en vertu d'un accord des puissances signataires du traité de Berlin.»
Le 13 novembre, au sein de la commission des affaires étrangères de la Délégation hongroise siégeant à Pesth, le comte Kálnoky parla d'une façon non moins nette, faisant de plus allusion aux alliances sur lesquelles il croyait pouvoir compter: «Tant que le traité de Berlin est en vigueur, dit-il, les intérêts de l'Autriche-Hongrie seront en sécurité, et si nous étions forcés d'intervenir pour faire respecter ce traité, nous pourrions compter sur la sympathie et sur le concours de toutes les puissances qui sont décidées à maintenir les traités européens. L'an dernier, j'ai dit que l'union de la Bulgarie et de la Roumélie n'était pas contraire à nos intérêts et que c'était la Turquie qui avait négligé de restaurer en Roumélie l'autorité qui lui était garantie par le traité de Berlin. Si cependant la Russie avait pris prétexte de cette union pour envoyer un commissaire en Bulgarie et pour y prendre en mains les rênes du gouvernement, et si elle avait pris des mesures pour occuper les ports ou le pays tout entier, nous aurions, quoi qu'il pût arriver, pris une décision. Mais le gouvernement crut qu'il était nécessaire d'abord de prévenir des actes semblables, et c'est dans ce sens que nous avons agi. Je pense qu'il est désirable que les discussions de nos Délégations montrent que personne dans notre monarchie ne veut la guerre. Tous nous désirons la paix, mais point cependant à tout prix.»
Ces paroles de MM. Kálnoky et Tisza signifiaient clairement qu'une intervention armée de la Russie en Bulgarie serait un casus belli. Elles répondaient au sentiment général de l'Autriche-Hongrie, car les deux présidents élus des Délégations, M. Smolka pour la Cisleithanie, et M. Tisza, le frère du ministre, pour la Transleithanie, avaient, à l'ouverture des séances, prononcé des discours encore plus fermes et même plus belliqueux. «Les peuples de la monarchie, et en première ligne les Hongrois, avait dit M. Tisza, pensent avec raison que les grands intérêts qu'a le pays en Orient ne sauraient, à aucun prix, être abandonnés et qu'il faudrait les sauvegarder, dût-on même pour cela affronter un conflit armé.» De son côté, M. Smolka, après avoir constaté que l'empereur François-Joseph a su maintenir la paix, avait posé la question de savoir si, en présence des graves événements extérieurs, cette même paix est assurée pour l'avenir, et il avait répondu en élevant des doutes à cet égard. «Fidèle à sa tradition, avait ajouté M. Smolka, la Délégation, cette fois encore, ne se refusera pas à reconnaître que maintenant, plus que jamais, il convient de tout mettre en œuvre pour que l'Autriche-Hongrie soit à même de prendre, dans le conseil des nations, la place qui impose le respect à laquelle elle a droit, de telle sorte qu'on sache bien que ses peuples loyaux sont fermement résolus à sauvegarder, quoi qu'il arrive, sa haute situation, à la défendre par tous les moyens, même par l'ultima ratio.»
Dans son discours du 13 novembre, le comte Kálnoky avait clairement fait entendre qu'en barrant le chemin à la Russie, il pouvait compter sur l'appui de l'Angleterre et de l'Italie. «Les vues identiques, avait-il dit, du gouvernement anglais, au sujet de l'importante question européenne engagée en ce moment, et son désir de maintenir la paix nous permettent d'espérer que l'Angleterre se joindrait aussi à nous, en cas de nécessité.»
Quant à l'Italie, il avait insisté sur les relations amicales existant entre ce pays et l'Autriche-Hongrie et il avait admis «toute l'importance des intérêts de l'Italie comme puissance méditerranéenne, qui ne pouvait voir sans s'émouvoir un changement dans la balance des pouvoirs en Orient. L'Italie, de son côté, comprenait qu'il était nécessaire de garantir les intérêts de l'Europe en Orient et elle comptait que l'entente politique actuelle se maintiendrait, au grand avantage de leurs intérêts respectifs».
Le comte Kálnoky n'hésitait pas à dire que, «si l'Autriche-Hongrie était obligée d'intervenir d'une façon décidée en Orient, son programme trouverait des adhérents et des appuis et serait soutenu par toutes les puissances.»
Il parlait «des intérêts communs qui unissaient l'Allemagne et l'Autriche et qui étaient la base de leur amitié, sans toutefois qu'aucun des deux États eût renoncé à son action indépendante au point de devoir soutenir en tout son allié. Mais en ce qui concernait la Bulgarie, il n'existait pas entre les deux cabinets la moindre divergence d'opinion, mais au contraire des sentiments les plus amicaux de confiance réciproque.»
La Russie, voyant se dresser devant elle une coalition de toutes les puissances, la France exceptée, crut prudent de ne pas envoyer en Bulgarie les Cosaques annoncés par le général Kaulbars. Elle avait donc fait une déplorable campagne; car, outre le désagrément d'une retraite tardive et maladroite, elle s'était aliéné les sympathies des populations qui lui devaient leur indépendance. Les leçons de l'histoire profitent peu, car la Russie avait précédemment commis la même faute en Serbie. Après avoir obtenu pour les Serbes, en 1820, une indépendance presque complète, elle entretint dans le pays une agitation permanente, afin de le forcer de se jeter dans ses bras. A force d'or, elle suscita une série de conspirations et de rébellions et elle força successivement Milosch, le prince Michel et Alexandre Kara-George à abdiquer et à se réfugier en Autriche. Fatigués de ces intrigues, les Serbes finirent par se soustraire complètement à l'influence de la Russie, et quoique récemment ce soit aux victoires russes que la Serbie doive ses derniers agrandissements, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg que Belgrade demande ses inspirations.
La Russie veut-elle faire de la Bulgarie une province vassale, alors il faut y envoyer régner une de ses créatures, appuyée sur des régiments moscovites. Si le prince jouit d'une certaine indépendance et s'il n'est soutenu que par des troupes bulgares, il devra agir dans l'intérêt du pays, ou il sera renversé par ses sujets. S'il doit, au contraire, obéir aux instructions du czar, la pratique du régime constitutionnel sera impossible. Même avec le secours du coup d'État, le prince de Battenberg n'a pu continuer à gouverner en opposition avec les sentiments et les vœux du pays. Ce que veut la Russie ne peut être obtenu que par une occupation permanente.
En présence d'une semblable éventualité, quelle serait l'attitude des puissances?
La Turquie, par déférence pour la Russie, peut bien envoyer au prince Ferdinand la déclaration qu'il règne à Sophia contrairement au traité de Berlin; mais le sultan comprend qu'il ne peut tolérer les aigles russes en Roumélie sans avoir à se préparer à passer bientôt en Asie. L'Autriche et surtout la Hongrie ne souffriront jamais que la Bulgarie devienne une dépendance de la Russie. Les deux ministres dirigeants Kálnoky et Tisza ont déclaré avec une netteté presque menaçante qu'ils s'y opposeraient par les armes. On parle parfois d'un partage qui pourrait se faire entre les deux empires qui se disputent la péninsule balkanique, l'Autriche prenant la moitié occidentale avec Salonique et la Russie la moitié orientale avec Constantinople. Mais la position de l'Autriche ne serait pas tenable. Un des écrivains militaires russes les plus capables, le général Fadéeff, a dit que le chemin qui va de Moscou à Constantinople passe par Vienne. Rien n'est plus vrai. L'Autriche devra être réduite à l'impuissance avant qu'elle permette que la Russie occupe les rives du Bosphore.
Si l'Autriche intervenait pour empêcher l'entrée des Russes en Bulgarie, sur quels alliés pourrait-elle compter? Le traité d'alliance austro-italo-allemand, que M. de Bismarck a cru bon de publier récemment, n'oblige l'Allemagne et l'Italie à venir au secours de l'Autriche que si elle était attaquée par la Russie; et on ne peut soutenir qu'en occupant la Bulgarie, la Russie attaquerait l'Autriche. Dans son discours du 6 février dernier (1888), M. de Bismarck semble avoir fait entendre que, dans ce cas, l'Allemagne ne devrait pas secourir son alliée. «Y aurait-il, a dit le chancelier, des difficultés si la Russie voulait faire valoir ses droits en Bulgarie à main armée? Je n'en sais rien, et cela ne nous regarde pas. Nous n'allons ni appuyer ni conseiller l'action violente et je ne crois pas qu'on y soit disposé. Je suis même à peu près sûr que cette disposition n'existe pas.» En outre, contrairement à l'opinion exprimée par les ministres autrichiens et hongrois, le prince de Bismarck a reconnu à la Russie le droit de réclamer une influence prépondérante en Bulgarie, en raison des sacrifices qu'elle a faits pour affranchir ce pays; et à l'appui de cette appréciation, il soutient en ce moment (avril 1888) à Constantinople l'opposition de la diplomatie russe au maintien du prince Ferdinand à Sophia. Néanmoins, il n'est pas probable que l'Allemagne puisse ne pas venir en aide à l'Autriche, si cette puissance était amenée à s'opposer, par la force, à l'entrée d'un corps d'armée russe en Bulgarie. MM. Kálnoky et Tisza n'auraient point fait entendre en automne 1886, au sein des Délégations, un veto aussi net sans avoir consulté Berlin. M. de Bismarck, en expliquant la publication du traité d'alliance et dans sa lettre récente au comte Kálnoky, à propos de la mort de l'empereur Guillaume, a parlé avec insistance de la communauté d'intérêts qui est la base solide de l'entente des deux empires. Or, il ne peut ignorer que l'Autriche-Hongrie considère l'indépendance de la Bulgarie comme un intérêt vital pour elle. Si le traité d'alliance ne signifie pas que l'Autriche trouverait un appui, quand elle s'opposerait à une occupation russe de la Bulgarie, ce traité serait pour elle de nulle valeur, car il n'est pas à prévoir que la Russie aille envahir les provinces autrichiennes. Si le czar n'a pas mis à exécution les menaces qu'avait fait entendre le général Kaulbars, c'est apparemment parce qu'il sait que l'Autriche ne serait pas, en fin de compte, seule à lui tenir tête.
Comme l'a fait entendre M. Kálnoky, l'Autriche pourrait aussi compter sur l'Italie et même, en certaine mesure, sur l'Angleterre. Certes, le gouvernement anglais n'a signé avec les États de la triple alliance aucun traité et on peut ajouter, je pense, qu'il n'a même pris aucun engagement, parce que l'opinion publique et le Parlement ne veulent pas que l'Angleterre prenne à l'avance une position décidée dans les affaires du continent. Toutefois, plusieurs causes pourraient entraîner l'Angleterre dans le conflit. D'abord, tous les partis sont favorables à l'indépendance de la Bulgarie et opposés par conséquent à une intervention russe. M. Gladstone, sur ce point, approuve complètement l'attitude de lord Salisbury[2]. En second lieu, si les armées russes victorieuses s'avançaient dans la Péninsule, il est presque certain que la flotte anglaise entrerait dans la mer Noire pour les arrêter. Enfin, si un choc doit avoir lieu tôt ou tard entre la Russie et l'Angleterre, il vaut mieux pour elle combattre le colosse moscovite en Europe que dans les déserts de l'Asie centrale ou dans les gorges de l'Afghanistan.
Des députés bulgares s'étaient adressés à M. Gladstone pour le prier «d'élever encore une fois, en faveur de la Bulgarie, sa voix si puissante, qui a toujours été écoutée avec tant de respect et de sympathie par la grande nation russe, afin d'éloigner par ses conseils et sa médiation les graves dangers qui menaçaient leur pays et de sauver leur liberté et leur indépendance, dont la conquête avait reçu naguère son noble appui».
M. Gladstone leur répondit par la lettre suivante:
Hawarden Castle, 7 novembre 1886.
Messieurs,
J'ai eu l'honneur de recevoir votre appel, me demandant une déclaration publique relative aux affaires de la Bulgarie, et vous voulez bien rappeler ce que j'ai fait pour cette cause il y a maintenant dix ans. Mes opinions et mes désirs concernant les provinces émancipées ou autonomes de l'empire ottoman ont été toujours les mêmes. Je considère les libertés qu'elles ont obtenues du sultan comme devant être à leur usage et à leur profit et elles ne doivent être ni en tout ni en partie remises à nul autre. Ce fut un acte magnanime de la part du précédent empereur de Russie d'avoir obtenu pour la Bulgarie la liberté soumise à certaines obligations légitimes; mais si les Bulgares devaient être réduits en servitude, la noblesse de cet acte viendrait à disparaître. Je conserve l'espoir que le souverain actuel de la Russie sera fidèle aux traditions qui méritèrent a son regretté prédécesseur un juste tribut d'honneur et de gratitude. Je n'ai pas cru devoir élever ma voix en ce moment, parce que j'ai eu et ai encore la conviction qu'heureusement en Angleterre il n'y a nulle différence d'opinion à ce sujet, et je n'ai aucune raison de croire que ce sentiment du Royaume-Uni n'est pas fidèlement représenté dans les conseils de l'Europe par notre ministre actuel des affaires étrangères.
J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très dévoué serviteur.
W.-E. Gladstone.
Les journaux radicaux anglais ont prétendu récemment que l'Angleterre pourrait voir sans crainte et même avec avantage pour son commerce les Russes occuper Constantinople. Cela serait vrai si l'Angleterre se résignait à perdre les Indes ou du moins le passage par le canal de Suez. Mais quel homme d'État anglais oserait préconiser semblable politique? Les Russes établis à Constantinople domineraient l'Asie Mineure et pourraient sans difficulté envoyer à Suez, par terre, une armée assez puissante pour rendre vaine toute résistance. Il s'ensuit que l'Angleterre a un intérêt non moindre que l'Autriche à ne point permettre que la Bulgarie tombe aux mains de la Russie.
N'oublions pas de parler de la Roumanie, qui a été récompensée de l'utile secours qu'elle avait apporté aux Russes par la perte d'une partie de son territoire. Elle voit clairement que si la Russie occupait la Bulgarie, elle serait entourée de toutes parts et perdrait bientôt son indépendance. Elle ne veut donc plus accorder le passage aux armées russes et c'est pour s'y opposer qu'elle fait en ce moment de Bucharest un immense camp retranché imprenable, sauf par un blocus très prolongé et presque impossible. Qu'il y ait ou non un traité, l'Autriche peut compter sur l'appui très précieux de la Roumanie, car l'intérêt national commande cette entente.
Pour faire face à presque toute l'Europe, la Russie aurait-elle le secours de la France? C'est probable, et l'armée française, si nombreuse, si brave, si bien équipée, suffirait presque pour rétablir l'équilibre. Mais quand et comment la France interviendrait-elle? Si, comme c'est probable, l'Allemagne observe, au début, une neutralité armée et bienveillante pour l'empire austro-hongrois, mais sans prendre part à la lutte, la France ira-t-elle déclarer la guerre à l'Autriche, qu'elle ne peut atteindre que par mer, alors que celle-ci défendrait l'indépendance des peuples affranchis des Balkans, cette cause qui devrait être chère aux Français, comme elle l'est aux Italiens! Il y aurait beaucoup d'hésitations et de temps perdu, et dans cet intervalle le sort de la campagne pourrait se décider.
Heureusement, au moment où j'écris ces lignes, le danger de cet épouvantable conflit que chacun redoute et croit toujours prochain semble s'éloigner. L'empereur de Russie n'est nullement belliqueux, dit-on; il désire sincèrement maintenir la paix. En outre, il doit savoir que si la guerre devait éclater, elle serait «poussée à fond» comme le voulait M. de Bismarck en 1866, pour le cas où l'Autriche n'aurait pas accepté ses conditions. On a même indiqué quelles seraient en cas de victoire complète les exigences de l'Allemagne et de l'Autriche: la Pologne reconstituée dans ses limites anciennes et reconnue indépendante, sous un archiduc autrichien; les provinces baltiques annexées à la Prusse, la Bessarabie, où habitent beaucoup de Roumains, cédée à la Roumanie; la Finlande restituée à la Suède et la Russie rejetée ainsi au delà du Dnieper et devenue presque une puissance asiatique. Mais c'est en parlant d'elle qu'on peut dire très justement qu'il ne faut pas vendre ni se partager la peau de l'ours avant de l'avoir abattu.
Sans s'arrêter à discuter ces prévisions lointaines et peut-être chimériques, on ne peut nier que l'avenir en Orient est incertain et menaçant. Que le prince de Cobourg se maintienne à Sophia ou qu'il en soit éloigné par l'abandon de ses sujets ou par une révolte militaire, la question reste entière[3]. La Russie ne veut pas que la Bulgarie échappe définitivement à son influence et l'Autriche ne veut pas que les Russes dominent sur les Balkans. Il n'est qu'une solution qui puisse écarter le danger de guerre, en donnant satisfaction à tous les intérêts: ce serait de réunir, dans une confédération à liens très lâches, et en respectant pleinement les autonomies nationales, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Turquie d'Europe et même la Grèce. Les trois bases essentielles seraient: union douanière, tribunal suprême fédéral pour régler les différends, et secours réciproque en cas d'attaque. Je ne puis croire chimérique cette idée que j'ai développée dans le second volume de mon livre La Péninsule des Balkans, car elle a été préconisée depuis longtemps par M. Gladstone et récemment par M. Tisza, le premier ministre de Hongrie, par M. Ristitch, premier ministre de Serbie, et aussi par un éminent musulman hindou, le nawab sir Salar Jung, dans une excellente étude faite sur place de l'état actuel de l'empire ottoman. (Nineteenth Century, oct. 1887.)
Avril 1888.
Pour le côté diplomatique de la question, on consultera le travail si consciencieux de M. Rolin-Jæquemyns dans la Revue de Droit international, t. XIX (1887), no 2: Documents relatifs à la question bulgare.
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE
CHAPITRE PREMIER
WURZBOURG SCHOPENHAUER—— LUDWIG NOIRÉ
Je publie ces notes de voyage telles qu'elles ont été écrites, au jour le jour. Pour en faire pardonner la forme très familière, j'invoquerai deux précédents: les Notes sur l'Angleterre, de Taine, qui sont un chef-d'œuvre, et les Mémoires d'un touriste, de Beyle, qui peignent, d'une façon si vraie et si amusante, la vie de province en France, après 1830. Je n'aurai certes ni la profondeur du premier, ni l'esprit du second; mais je m'efforcerai comme eux de rendre exactement ce que j'ai vu et entendu, sans reculer devant les détails précis qui, parfois, font mieux comprendre une situation que des appréciations générales.
Je pars pour visiter de nouveau les Jougo-Slaves du Danube et de la péninsule des Balkans. Je voudrais constater les changements que les quinze dernières années ont apportés à ce régime patriarcal de possession collective de la Zadruga et des communautés de famille (Hauscommunionen), qui m'avaient inspiré un enthousiasme archaïque et poétique, que MM. Leroy-Beaulieu et Maurice Block m'ont sévèrement reproché, mais qu'a partagé Stuart Mill et qu'a compris sir Henry Maine. Je verrai d'abord les Zadrugas de la Slavonie, aux environs de Djakovo, sous la conduite de l'évêque Strossmayer; puis je compte poursuivre mon enquête en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Je tâcherai en même temps de me rendre compte de la situation politique et économique de ces pays, dont j'ai déjà parlé dans mon livre La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa.
Le moment est opportun, et il faut le saisir sans tarder; car toutes ces populations se transforment rapidement. Sous l'influence des chemins de fer, de leurs constitutions nouvelles et des rapports plus intimes avec l'Europe occidentale, elles ne tarderont pas à abandonner leurs coutumes locales et leurs institutions primitives, pour adopter la législation et la manière de vivre que nous appelons la civilisation moderne. Elles renonceront à leurs costumes pittoresques et à leurs usages séculaires, pour s'habiller, penser, parlementariser, se quereller et se moraliser à la façon de Paris ou de Londres. Depuis mon voyage de 1867, tout est déjà bien changé, me dit-on.
Pour aller à Vienne, je descends le Rhin. Le Vater Rhein est aussi devenu méconnaissable: quantum mutatus ab illo; comme il est différent de ce que je l'ai vu, quand j'ai parcouru ses bords, la première fois, à pied et suivant pas à pas les étapes de Victor Hugo, dont le Rhin venait de paraître. Il ne reste presque plus rien de ces grands aspects de la nature qu'offrait le vieux fleuve, s'ouvrant de force un passage à travers la barrière des roches tourmentées et des soulèvements volcaniques. Le vigneron a établi ses cultures dans les moindres anfructuosités des schistes abrupts. Pour escalader les déclivités trop à pic, il a construit des terrasses en pierres sèches. Partout ces escaliers géants montent jusqu'au sommet des pics et des ravins, et ainsi les rangées uniformes des vignes prennent d'assaut
Le burg bâti sur un monceau de laves,
Le Maus et le Katz, le Chat et la Souris, ces sombres repaires des burgraves, maintenant enguirlandés de pampres verts, ont perdu leur aspect farouche. La Loreley fait «du petit vin blanc», et si la Sirène enivre encore les matelots, ce n'est plus avec les chants de sa harpe, mais avec le jus de la treille. Hugo ne composerait plus ici ses Burgraves et Heine n'y écrirait plus son Lied.
Ich weiss nicht, was soll es bedeulen, Dass ich so traurig bin; Ein Mârchen aus alten Zeiten, Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
En dessous des rochers transformés en vignobles, l'ingénieur des ponts et chaussées a emprisonné les eaux du fleuve dans une digue continue de blocs basaltiques, dont les prismes exactement ajustés forment un mur noir avec des joints blancs; noir et blanc! le dieu à la barbe limoneuse porte les couleurs prussiennes! Aux endroits larges de la rivière, des épis s'avancent dans son lit pour approfondir la passe et pour conquérir des prairies, grâce au travail naturel et lent du colmatage. Le flot arrive ainsi dix heures plus tôt de Mannheim à Cologne, et les dangers de la navigation, célèbres dans les légendes, ont disparu. Sur l'embankment noir, d'énormes chiffres blancs indiquent, paraît-il, à quelle distance du bord se trouve la passe navigable. Des deux côtés, un chemin de fer et, sur le fleuve, un mouvement continuel de bateaux à vapeur de toute grandeur, de toute forme et à tout usage: steamers à trois ponts pour touristes, comme aux États-Unis; petits bateaux de plaisance, barges en fer venant de Rotterdam, remorqueurs à aubes et à hélice, toueurs sur chaîne flottante, dragueurs, etc.; une traînée continue de fumée noire, vomie par les centaines de cheminées des navires et des locomotives, assombrit le paysage. Les routes qui suivent les rives sont si admirablement entretenues, qu'on n'y voit pas trace d'ornière, et elles sont bordées d'arbres fruitiers et de prismes de basalte mi-partie noir et blanc; toujours les couleurs prussiennes; mais le but est de montrer aux voitures la route à suivre pendant les nuits obscures. Quand un chemin s'en détache à droite ou à gauche, les arbres des deux côtés de l'entrée sont aussi peints en blanc, afin qu'on évite d'accrocher. Nulle part, je n'ai vu un grand fleuve aussi parfaitement endigué, dompté, domestiqué, utilisé, plié à tous les services que réclame l'homme. Le libre Rhin d'Arminius et des burgraves est mieux discipliné et «astiqué» qu'un grenadier du Brandebourg. L'économiste et l'ingénieur admirent, mais le peintre et le poète gémissent. Buffon, dans un morceau que reproduisent tous les cours de littérature, entonne un hosanna en l'honneur de la nature cultivée, et n'a pas de mots assez forts pour exprimer l'horreur que lui inspire la nature sauvage, «brute», comme il l'appelle. Aujourd'hui, nous éprouvons un sentiment tout opposé. Nous cherchons au sommet des monts presque inaccessibles, dans la région des neiges éternelles et au centre des continents inexplorés, des lieux que n'a pas transformés la main de l'homme et où nous pouvons contempler la nature dans sa virginité inviolée. La civilisation nous étouffe. Nous en sommes excédés. Les livres, les revues, les journaux, les lettres à écrire et à lire, les courses en chemin de fer, la poste, le télégraphe et le téléphone dévorent les heures et hachent la vie: plus de solitude pour la réflexion féconde. En trouverai-je au moins parmi les pins des Karpathes ou sous les vieux chênes des Balkans? L'industrie est en train de gâter et de salir notre planète. Les produits chimiques empoisonnent les eaux; les scories des usines couvrent les campagnes; les carrières éventrent les flancs pittoresques des vallées; la fumée de la houille ternit la verdure des feuillages et l'azur du ciel; les déjections des grandes cités font, des rivières, des égouts d'où s'échappent les microbes du typhus. L'utile détruit le beau. Et il en est de même partout, parfois jusqu'à faire pleurer. Ne vient-on pas d'établir une fabrique de locomotives sur la ravissante île de Sainte-Hélène, près des jardins publics de Venise, et de convertir les ruines d'une église du Ve siècle en cubilots et en cheminées, dont l'opaque fumée, produite par l'infect charbon bitumineux, maculera bientôt de traînées de suie gluante et noire les marbres roses du palais des doges et les mosaïques de Saint-Marc, comme on le voit à Londres sur les façades de Saint-Paul, toutes zébrées de coulées poisseuses?
Il est vrai que le produit de cette activité industrielle se condense en revenus, qui enrichissent de nombreuses familles et qui accroissent les rangs de la bourgeoisie vivant du capital. Ici, aux bords du Rhin, il se cristallise en villas et en châteaux, dont les profils pseudo-grecs ou gothiques se dessinent parmi les massifs d'arbres exotiques, dans les situations les plus recherchées, aux environs de Bonn, de Godesberg, de Saint-Goar, de Bingen. Voici un gigantesque castel féodal, auprès duquel Stolzenfels, le séjour favori de l'impératrice Augusta, n'est qu'un pavillon de chasse. Ce colossal assemblage de tours, de galeries, de toits et de terrasses superposées aura coûté plus d'un million. Est-il sorti de la houille de la Rœr ou de l'acier Bessemer? Il est planté juste au-dessous de l'héroïque ruine du Drachenfels. Le Dragon, Drache, qui garde, dans l'antre du Nifelheim, le trésor des Nibelungen, ne se vengera-t-il pas de l'impertinent défi que lui jette la plutocratie moderne?
Ce que je vois en remontant le Rhin me fait réfléchir sur ce qui caractérise particulièrement l'administration prussienne. Les travaux qui ont eu pour résultat de «domestiquer» si merveilleusement le fleuve et d'en faire le type parfait de ce que Pascal appelle «un chemin qui marche», ont duré trente ou quarante ans, et ils ont été poursuivis systématiquement, continuellement, scientifiquement. Dans ses travaux publics, comme dans ses préparatifs militaires, la Prusse a su réunir deux qualités qui souvent s'excluent: l'esprit de suite et l'avidité, la passion des perfectionnements, poursuivis jusque dans les moindres détails. Ordinairement, l'esprit de suite, la tradition conduisent à la routine, laquelle rejette les innovations.
Avoir toujours en vue le même but, mais choisir et appliquer sans retard les moyens les meilleurs pour l'atteindre, cela donne une grande force et augmente beaucoup les chances de succès. J'ai déjà montré, ailleurs, en parlant du régime parlementaire, que le manque d'esprit de suite est une cause de faiblesse pour les démocraties. Il faut pourvoir à cette lacune là où elle se fait sentir, sous peine d'infériorité.
Voici encore quelques menus faits qui montrent que les Prussiens sont en même temps aussi amoureux des nouveautés utiles et des perfectionnements pratiques que les Américains. Sur le Rhin, aux passages d'eau, les anciens bacs sont remplacés par des mouches à vapeur qui constamment font le va-et-vient. Je remarque l'emploi, au chemin de fer, de brouettes en acier, plus légères et plus solides que celles qu'on voit autre part. Le système de chauffage est incomparablement mieux entendu qu'ailleurs: on chauffe les voitures du dehors, par des tuyaux qui circulent sous les bancs, et le voyageur règle la température en promenant une aiguille, sur un disque, du Kalt (froid) au Warm (chaud).—Au haut de la tour de l'hôtel de ville de Berlin, se trouvent rangées, par ordre, les hampes des drapeaux dont on la pavoise, les jours de fêtes. Tout autour de la dernière galerie, des anneaux de fer sont fixés extérieurement pour y planter ces hampes; chacune de celles-ci porte un numéro correspondant au numéro de l'anneau destiné à la recevoir. La rapidité et la régularité du service se trouvent ainsi assurées. L'ordre et la prévoyance mènent sûrement au but et ce sont des qualités que l'étude fait acquérir.
Je comptais aller voir, à Stuttgart, Albert Schäffle, ancien ministre des finances en Autriche, aujourd'hui adonné tout entier aux études sociales. Il a écrit des livres très connus, tels que Capitalismus und Socialismus: Bau und Leben des socialen Körpers (Construction et vie du corps social), qui le font ranger dans l'extrême gauche du socialisme de la chaire. Malheureusement, il est aux bains dans les montagnes de la Forêt Noire. Je m'en dédommage en m'arrêtant à Wurzbourg, pour rencontrer Ludwig Noiré. C'est un philosophe et un philologue qui a daigné s'occuper d'économie politique. La vue de l'impasse socialiste où la route de la démocratie conduit les sociétés modernes, amène beaucoup de philosophes à s'occuper de nos grossiers problèmes de la pâture à donner à la bête. Ainsi, en France, Jules Simon, Paul Janet, Taine, Renouvier; en Angleterre, Herbert Spencer, William Graham et jusqu'à l'esthéticien du Préraphaélisme, Ruskin.
J'estime qu'il faut rattacher l'économie politique à la philosophie, à la religion, à la morale surtout; mais comme je ne puis m'élever par moi-même dans ces hautes sphères de la pensée, je suis très heureux quand un philosophe veut bien m'avancer un bout de corde, pour me hisser un peu au-dessus de notre terre-à-terre habituel. Ludwig Noiré a publié un volume qui fait admirablement mon affaire, et dont j'espère pouvoir parler plus longuement bientôt. Il est intitulé Das Werkzeug (l'Outil). Il montre la profondeur de ce mot de Franklin: Man is a tool-making animal «L'homme est un animal fabriquant des outils.» Noiré rattache l'origine de l'outil aux origines de la raison et du langage.
Au début, si haut que l'on remonte, l'homme a dû agir sur la matière pour en tirer de quoi se nourrir. Cette action sur la nature, dans le but de satisfaire le besoin, c'est le travail. Les hommes vivant en famille et même en tribu, le travail s'est fait en commun. Celui qui accomplit un effort musculaire émet spontanément certains sons en rapport avec la nature de l'effort. Ces sons, répétés et entendus par tout le groupe, ont dû représenter l'acte dont ils étaient l'accompagnement spontané. Et ainsi le langage est né de l'activité en vue du besoin, et le verbe, représentant l'action, a précédé tous les autres mots parce qu'il caractérisait l'effet qui durait et donnait lieu à l'intuition commune.
L'effort pour se procurer l'utile développe le raisonnement et bientôt nécessite l'emploi de l'outil. Partout où l'on trouve trace de l'homme préhistorique l'outil de silex se rencontre. Ainsi la raison, le langage, le travail, l'outil, toutes ces manifestations de l'intelligence capable de progrès ont apparu et se sont développées en même temps. Noiré a exposé ceci dans un autre livre, Ursprung der Sprache (Origine du langage). Quand il a paru, Max Müller, dans la Contemporary Review, a déclaré que cette théorie, quoique trop exclusive, à son avis, était cependant très supérieure à celle de l'onomatopée et de l'interjection et qu'elle était, somme toute, la meilleure et la plus probable. Depuis lors, il semble l'avoir adoptée complètement dans son livre: Origine et développement de la religion. Je ne puis que m'incliner devant cette appréciation.
Noiré est un Kantien convaincu et un enthousiaste de Schopenhauer. Il veut former un comité pour élever une statue en l'honneur de l'Héraclite moderne. Il compte sur Renan, sur Max Müller, sur le fameux romaniste Ihering, sur Hillebrand, sur Brahms, et il désire que je donne aussi mon nom. «Il faut, dit-il, un comité international, car si l'écrivain est allemand, le philosophe appartient au monde entier.»
Je suis très flatté de la proposition; mais j'y fais deux objections. D'abord, un humble économiste n'a pas le droit de s'inscrire en si docte compagnie. En second lieu, disciple d'Huet, je suis un platonicien endurci, et je crains que Schopenhauer ne soit pas assez spiritualiste à la façon de l'école cartésienne. Je suis persuadé qu'il faut, comme base aux sciences sociales, ces deux notions aujourd'hui très démodées, paraît-il: l'idée de Dieu et celle de l'immortalité de l'âme. Celui qui ne voit en tout que la matière ne peut s'élever à la notion de «ce qui doit être», c'est-à-dire à un idéal de droit et de justice. Cet idéal ne se conçoit que dans le plan d'un ordre divin, qui s'impose moralement à l'homme. La science positive, telle qu'on la veut maintenant, «a pour objet, dit-on, non ce qui doit être, mais ce qui est. Elle se borne à chercher la formule du fait. Si elle parle de ce qui doit être, c'est dans le sens de pure futuration. Elle est étrangère à toute idée d'obligation ou de prescription impérative.» (Revue philosophique, octobre 1882.) Ceci est la mort du devoir. Je suis assez platement utilitaire pour croire que l'espoir de la vie future est indispensable comme mobile du bien à accomplir. Le matérialisme prépare l'affaiblissement du sens moral et, par conséquent, la décadence.
—«Oui, me répond Noiré, voilà le problème. Comment, à côté de l'absolue nécessitation de la nature ou de l'omnipotence divine, y a-t-il place pour la personnalité et pour la liberté humaine? C'est ce que personne, ni chrétien, ni naturaliste, n'a pu nous dire. De là sont venus, d'une part, la prédestination des calvinistes et le de servo arbibrio de Luther; de l'autre, le déterminisme et le matérialisme. Le premier mortel qui ait abordé cette question sans frayeur et qui y a trouvé une réponse satisfaisante, c'est Kant. Il a plongé dans l'abîme, et il en est sorti vainqueur des monstres des ténèbres, portant à la main la coupe d'or, où désormais l'humanité peut boire le divin breuvage, la vérité. Comme rien ne nous intéresse plus que la solution de ce problème, jamais notre reconnaissance n'égalera le service rendu par ce prodigieux effort de l'esprit humain. Kant nous a fourni la seule arme avec laquelle on peut combattre le matérialisme; il est temps de nous en servir, car cette détestable doctrine mine partout les fondements de la société humaine. Ce qui me fait révérer le nom de Schopenhauer, c'est qu'il a donné à la vérité révélée par Kant une expression plus vivante, plus pénétrante.»
«En France et en Belgique, vous ne connaissez pas bien Schopenhauer. Foucher de Careil en a parlé il y a longtemps déjà; Caro a écrit à son sujet des pages éloquentes; on a traduit ses œuvres; mais nul n'a vraiment pénétré au fond de sa pensée, parce que, pour comprendre un philosophe, il faut l'aimer, et l'aimer passionnément, jusqu'à la folie. «La folie de la croix», mot admirable!»
Pour Schopenhauer, tout sort de la volonté: «Qui dit volonté dit personnalité et liberté: nous voilà aux antipodes du déterminisme naturaliste. L'intelligence nous donne le phénomène, non la chose: Spiritus in nobis qui viget, ille facit. Ce qui se meut en nous et nous est le mieux, le plus intimement connu, c'est la volonté; c'est notre vraie essence; elle nous donne la clef de la «chose en soi», du mystère du monde, dont on interdisait à jamais l'accès à la raison humaine.»
La morale de Schopenhauer est exactement la même que celle du christianisme; morale d'abnégation, de résignation, d'ascétisme. Il nomme pitié ce que les chrétiens appellent charité. Combattre la volonté égoïste, fermer les yeux aux illusions du monde extérieur, chercher la paix de l'âme, en sacrifiant toutes poursuites qui nous plongent dans le sensible, dans le variable, voilà ce qu'il recommande, et n'est-ce pas là aussi le précepte évangélique? Faut-il le rejeter parce qu'il a été aussi prêché par Bouddha? «Les preuves «empiriques» de la vérité de mes doctrines, disait Schopenhauer, ce sont ces âmes chrétiennes, qui, renonçant à la richesse et embrassant la pauvreté volontaire, se vouent au service des indigents, des délaissés, au soin des blessures les plus affreuses et des maladies les plus répugnantes. Leur bonheur est dans l'abnégation, dans le dévouement, dans le détachement des choses grossières de cette terre, dans la croyance vivante en l'indestructibilité de leur être, dans l'espérance des félicités futures.» Le principal objet de la métaphysique de Kant est de fixer les bornes du cercle que peut embrasser notre raison. Pour lui, nous sommes comme des poissons dans un étang; ils peuvent pousser jusqu'à la berge et voir ce qui les emprisonne; mais l'au delà leur échappe. Pour l'homme cet au delà, c'est le «transcendant». Schopenhauer a été plus loin que Kant. Sans doute, dit-il, nous n'apercevons le monde que par le dehors, et comme phénomène; mais il y a une petite fente par laquelle nous pouvons pénétrer jusqu'au fond des choses et saisir leur réalité substantielle; c'est par notre propre «moi», qui se dévoile à nous comme volonté, et ainsi nous avons la clef qui nous ouvre le «transcendant».
«Vous vous dites, cher collègue, un platonicien incorrigible; mais ignorez-vous que Schopenhauer invoque sans cesse le «divin» Platon et l'incomparable, le prodigieux, der erstaunliche, Kant? Son grand mérite, c'est d'avoir défendu l'idéalisme contre toutes ces bêtes féroces que Dante rencontrait dans la forêt obscure, nella selva oscura, où il s'était égaré: le matérialisme, le sensualisme et leur digne progéniture, l'égoïsme et la bestialité. Une physique sans métaphysique est ce qu'il y a de plus plat, de plus faux et de plus dangereux.»
«Et cependant, aujourd'hui, cette vérité, proclamée par tous les grands esprits, fait rire. L'idée du devoir n'a de fondement que dans la métaphysique. Rien dans la nature n'en parle, et la physique, ici, devient muette. La nature est impitoyable. La force brutale y triomphe. Le mieux armé détruit et dévore celui qui l'est moins. Où est le droit, où est la justice? Le mot que les Français reprochent à notre chancelier et qu'il n'a jamais prononcé: «Le droit, c'est la force», les matérialistes en font la base de leur doctrine. La pitié de Schopenhauer, la charité du chrétien, la justice du philosophe et du juriste sont diamétralement opposées à l'instinct et aux voix de la nature, qui nous poussent à tout sacrifier pour assouvir les appétits de la bête. Lisez l'éloquente conclusion du livre de Lange, Geschichte des Materialismus. «Ni les tribunaux, dit-il, ni les prisons, ni les baïonnettes, ni la mitraille ne conjureront l'écroulement de l'édifice social qui se prépare. Pour échapper à la catastrophe il faut éliminer le matérialisme. C'est de la cervelle des savants, où il règne en maître, qu'il faut le chasser. Car c'est de là qu'il rayonne et qu'insensiblement il envahit tous les esprits. Il n'y a que la vraie philosophie qui puisse sauver le monde.»
—Mais, lui répliquai-je, la philosophie de Schopenhauer ne sera jamais comprise que par le très petit nombre. J'avoue bien humblement que je n'ai jamais osé aborder le texte allemand. Je n'ai lu que des fragments en traduction.
—«Vous avez eu tort, me répondit Noiré: le style de Schopenhauer est limpide et clair. Il est un de nos meilleurs écrivains. Il a exposé les problèmes les plus abstrus dans le meilleur langage. Nul n'a mieux justifié la vérité de ce que notre Jean-Paul disait de Platon, de Bacon et de Leibnitz. La pensée la plus profonde n'exclut pas plus une forme brillante qui la rende avec relief, qu'un cerveau de penseur, un beau front et un beau visage. Malheureusement, M. de Hartmann, par qui on croit arriver à Schopenhauer, a trop souvent obscurci les idées du maître par son jargon hégélien. Schopenhauer exécrait l'hégélianisme. En véritable iconoclaste, il en brisait les idoles à coups de massue. Il aimait les mots violents, les expressions assommoirs, «la divine grossièreté», die gôttliche Grobheit, comme il disait. Cependant, il vantait l'élégance et les bonnes manières, et il a même traduit, chose étrange, un petit catéchisme sur la manière de se conduire dans le monde, El oraculo manual, du jésuite Baltasar Gracian, mort en 1658. Il y avait un temps, dit-il, où les trois grands sophistes de l'Allemagne, Fichte, Schelling et surtout Hegel, ce vendeur de non-sens, der freche Unsinns Schmierer, cet impertinent barbouilleur de papier, s'imaginaient paraître profonds en devenant obscurs. Ce charlatan éhonté se faisait adorer par la foule; il régnait dans les universités, où l'on s'étudiait à prendre des poses hégéliennes. L'hégélianisme était une religion, et des plus intolérantes. Qui n'était pas hégélien devenait suspect, même à l'État prussien. Tous ces messieurs faisaient la chasse à l'Absolu, et ils prétendaient le rapporter dans leur gibecière. Kant avait démontré que la raison humaine ne saisit que le relatif. —-«Quelle erreur! s'écrièrent en chœur Hegel, Schelling, Jacobi, Schleiermacher et tutti quanti. L'Absolu! mais je le connais intimement; j'assiste à ses petits levers; il n'a pas de secrets pour moi. Les différentes chaires devenaient le théâtre des révolutions de l'Absolu, qui remuaient toute l'Allemagne. Voulait-on rappeler à la raison tous ces illustres maniaques, on vous répondait: Comprenez-vous l'Absolu d'une façon adéquate? Non? Alors, taisez-vous. Vous n'êtes qu'un mauvais chrétien et, par conséquent, un sujet dangereux. Prenez garde à la forteresse. Le pauvre Beneke fut si effrayé de ces objurgations, qu'il alla se noyer. A la fin, les grands mystagogues se prirent aussi aux cheveux. Comme dernière injure, ils disaient à leur adversaire: Vous n'entendez rien à l'Absolu. D'un coup de l'Absolu, on vous tuait un homme sur place. Ces batailles faisaient penser au duel du rabbi et du moine à Tolède, dans le Romancero de Heine. Après qu'ils avaient longuement et hargneusement disputé, le roi dit à la reine: Qui des deux vous paraît avoir raison? Il me semble, répondit la reine, qu'ils exhalent une mauvaise odeur tous les deux. Cette nébulosité, qui rappelle la nephelokokkygia, la ville dans les nuages, des Oiseaux d'Aristophane, est passée en proverbe chez nos voisins les Français, qui aiment ce qui est clair, en quoi ils n'ont pas tort. Quand une chose leur paraît inintelligible, ils disent: C'est de la métaphysique allemande. Cousin s'est évertué à vous offrir toute cette matière indigeste, un peu clarifiée. Il y a perdu, non son latin, mais son allemand et son français.
«Je parie que vous n'avez jamais compris que l'Être pur est égal au Non-Être. Connaissez-vous le conte allemand de Grimm: Les habits de l'empereur? Un tailleur condamné à mort, pour obtenir sa grâce, promet de faire pour l'empereur un vêtement incomparable, si beau que rien n'en peut donner l'idée. Le tailleur, coud, coud sans relâche. Enfin, il annonce que le costume est prêt; seulement, il ajoute que seuls les gens d'esprit peuvent en apprécier les splendeurs. Les imbéciles ne l'apercevront même pas. Domestiques, camériers, officiers, chambellans, ministres, viennent l'un après l'autre pour l'admirer. Magnifique! s'écrient-ils à l'envi. Le jour du couronnement, l'empereur croit revêtir le costume; il passe en procession par les rues de la ville. Foule dans les rues; foule aux fenêtres. Pas un qui ne veuille avoir autant d'esprit que son voisin. Tous répètent: Splendide, on n'a jamais rien vu de pareil! Enfin, un petit enfant regarde et dit: Mais l'empereur est tout nu. On reconnaît alors qu'en effet le vêtement n'existait pas, et le tailleur est pendu. Schopenhauer est le petit enfant qui a révélé la misère, ou plutôt la non-existence de l'hégélianisme. Aussi ses écrits ont été passés sous silence pendant trente ans. La première édition de son chef-d'œuvre passa chez l'épicier et de là dans la cuve. Notre devoir, aujourd'hui, est de réparer tant d'injustice et de lui rendre l'honneur qui lui est dû.
Son pessimisme ne doit pas vous arrêter. «Le monde, dit-il, est rempli de mal et tout souffre ici-bas. La volonté de l'homme est perverse de nature.» N'est-ce pas là l'essence même du christianisme: ingemuit omnis creatura? D'après le maître, notre volonté naturelle est mauvaise et égoïste. Toutefois, par un effort sur elle-même, elle peut s'épurer et s'élever au-dessus de l'état de nature, pour entrer dans l'état de grâce dont parle l'Eglise, dans la sainteté δεύτερος πλοΰς*. C'est là la délivrance, la rédemption après laquelle soupirent les âmes pieuses. On y arrive par le détachement absolu, par le mépris et la condamnation du monde et de soi-même, Spernere mundum, spernere se ipsum, spernere se sperni[4].
J'apprends que le comité pour élever une statue à Schopenhauer vient de se constituer. Voici les noms des personnes formant ce comité: Ernest Renan; Max Müller d'Oxford; le brahmane Rajá Rampál Sing; M. de Benigsen, l'ancien président du Reichstag allemand; Rudolf von Jhering, le célèbre romaniste de Göttingue; Gylden, l'astronome de Stockholm; F. Unger, ancien ministre à Vienne; Wilhelm Gentz, de Berlin; Otto Böbtlingk, de l'académie impériale de Russie; Karl Hillebrand, de Florence, mort depuis; Francis Bowen, professeur à Harvard-College aux États-Unis; prof. Rudolf Leuckart, de Leipzig; Hans von Wolzogen, de Baireuth; Johannes Brahms, le célèbre musicien; F.A. Gevært, le savant historien de la musique; le poète-artiste comte de Schack; J. Moret, ancien ministre à Madrid; Elpis Melena, la généreuse protectrice des droits des animaux; Ludwig Noiré, de Mayence, et Emile de Laveleye, de Liège.
Avant de quitter Würzbourg, je visite le palais, ancienne résidence des princes-évêques, et quelques églises. Ce palais, die Residenz, est énorme, et il le paraît davantage quand on songe qu'il était destiné à orner la petite capitale d'un simple évêché. Erigé entre 1720 et 1744, il est bâti sur le plan de celui de Versailles et il est presque aussi grand. L'escalier n'a son pareil nulle part. Avec le vestibule qui le précède, il occupe toute la largeur du palais et un tiers de sa longueur. Montant d'une volée, ses marches et ses paliers largement étalés, il est d'une magnificence impériale. Toute une foule de prélats en soutane à queue et de belles dames à traînes de satin s'y étageraient à l'aise. Des statues bucoliques ornent la rampe en pierre découpée. Il y a une enfilade de trois cent cinquante-deux salons, tous d'apparat; rien pour l'usage. Un certain nombre de ceux-ci ont été décorés et meublés du temps de l'empire français. Que ces peintures des plafonds et des murs en style pseudo-classique et ces meubles en acajou avec appliques de cuivre semblent mesquins, à côté des appartements achevés au commencement du dix-huitième siècle, où la chicorée triomphante étale toutes ses séductions! En ce genre, je n'ai rien vu dans toute l'Europe d'aussi parfait et d'aussi bien conservé. Les étoffes du temps pendent en rideaux et garnissent chaises, fauteuils et sophas. Chaque chambre a sa couleur dominante. En voici une toute en vert, à reflets métalliques, comme des ailes de scarabées du Brésil. La soie brochée des meubles est assortie. C'est d'un effet magique. Dans une autre, de magnifiques gobelins représentent le triomphe et la clémence d'Alexandre, d'après Lebrun. Une autre encore est toute en glaces, même les trumeaux des portes, mais sur ces miroirs, des guirlandes de fleurs, peintes à l'huile, tempèrent l'éclat de leurs reflets. Les grands poêles en faïence et en porcelaine de Saxe blanc et or sont de vraies merveilles d'invention et de goût.
L'art du forgeron n'a jamais produit rien de plus admirable que les immenses grilles de fer forgé qui ferment les jardins. Ces jardins, avec terrasses, fontaines, boulingrins et groupes rustiques, forment aussi un type complet de l'époque.
Cette résidence princière, presque toujours inhabitée depuis la suppression des souverainetés épiscopales, est demeurée intacte. Elle n'a subi les outrages ni des insurrections populaires, ni des changements de goût de la mode. Quels modèles achevés du temps de la Régence architectes et fabricants de meubles et d'étoffes de mobilier peuvent trouver ici!
Tout ceci soulève en mon esprit deux questions: Où donc ces souverains d'un État minuscule trouvaient-ils l'argent pour créer des splendeurs qu'eût enviées Louis XIV? Mon collègue, Georg Schanz, professeur d'économie politique à l'université de Würzbourg, me répond: Ces princes ecclésiastiques n'avaient presque pas de troupes à entretenir. Transformez en maçons, en menuisiers, en ébénistes, tous ces soldats qui peuplent nos casernes, et l'Allemagne pourra se couvrir de palais comme celui-ci.—Autre question: Comment ces évêques, disciples de Celui qui n'avait pas où reposer la tête, ont-ils pu consacrer à ces pompes, faites pour un Darius ou un Héliogabale, l'argent prélevé sur le nécessaire du pauvre? N'avaient-ils donc pas lu l'Évangile, condamnant Dives, et les commentaires des pères de l'Église, brûlants comme un fer rouge? La doctrine chrétienne de l'humilité et de la charité jusqu'à la pauvreté volontaire n'était-elle donc comprise que dans les couvents? Ils étaient aveuglés par le sophisme qui fait croire que le luxe de qui jouit est utile à qui travaille; erreur funeste, qui fait encore tant de mal aujourd'hui.
Au dix-huitième siècle, l'intérieur de la plupart des églises de Würzbourg a été gâté par ce style rococo, si bien à sa place dans les élégances d'un palais. Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales! Les voûtes gothiques disparaissent sous des guirlandes de fleurs, sous des nuages, des draperies, des anges suspendus, en plein relief, des entrelacs de chicorées, le tout en plâtre et couvert de dorures. Les autels sont souvent entièrement dorés. C'est une profusion de fausse richesse. Dans la ville, quelques façades de maison sont des types achevés de ce style Pompadour. Était-ce le rayonnement des magnificences de Versailles qui portait l'Allemagne à habiller ses monuments et ses demeures à la française, même après que l'astre était couché?
De mes fenêtres, qui s'ouvrent sur la place de la Résidence, je vois passer un bataillon qui se rend à l'exercice. Les gardes, à Berlin, ne marchent pas plus automatiquement. Les jambes, en mouvement, s'emboîtent exactement. Les bras gauches se meuvent tous parallèlement, comme mus par un même fil. Les fusils, sur l'épaule, sont tenus de la même façon, de sorte que le reflet des canons forme un cordon d'acier étincelant, parfaitement droit. Les files de soldats sont absolument rectilignes. Le tout se meut d'une seule pièce, comme sur un rail. C'est la perfection. Que d'efforts, que de soins pour arriver à un pareil résultat! Evidemment, les Bavarois ont tout fait pour égaler ou même dépasser les Prussiens. Ils ne veulent plus que les gens du Nord les appellent des buveurs de bière, lourds et mous. Cet automatisme, qui fait si bon effet à la parade, est-il aussi utile sur le champ de bataille, où l'on s'attaque aujourd'hui en ordre dispersé? Je n'ose décider, mais ce qui est certain, c'est que sous cette discipline rigoureuse et minutieuse, le soldat s'habitue à l'ordre et à l'obéissance, deux qualités essentielles, surtout en temps de démocratie. C'est quand la main de fer de l'État despotique fait place à l'autorité des lois et des magistrats que les hommes doivent apprendre à obéir. L'école et le service militaire ont mission de donner cette instruction aux citoyens des républiques. Plus la main du pouvoir se relâche, plus l'homme libre doit se plier spontanément à ce qu'exige le maintien de l'ordre. Sinon, on marche à l'anarchie, d'où renaît forcément le despotisme, car l'anarchie est intolérable.
Le soir, le son des fanfares éclate: c'est la retraite pour les troupes de la garnison. Cela est mélancolique comme un adieu au jour qui s'en va, et religieux comme un appel au repos de la nuit qui commence. Hélas! ces trompettes qui sonnent si harmonieusement le couvre-feu donneront un jour le signal des batailles et des égorgements! Les hommes sont restés aussi féroces que les fauves, et ils le sont sans motif, car ils ne dévorent plus ceux qu'ils tuent.
Je fais partie de trois ou quatre sociétés qui prêchent la paix et recommandent l'arbitrage. On ne nous écoute guère: on préfère se battre. J'admets que quand la sécurité ou l'existence d'un pays sont en jeu, il ne peut s'en remettre aux décisions d'un arbitre, quoique ses décisions seraient au moins aussi justes que celles de la force et du hasard. Mais il est des cas que j'appelle «des oreilles de Jenkins»[5] depuis que j'ai lu le Frederick the Great de Carlyle. Dans ces cas, qui n'ont d'autre importance que celle qu'y mettent l'amour-propre, l'entêtement, et, tranchons le mot, la stupidité des peuples, l'arbitrage pourrait éloigner plus d'un conflit.
Le 20 avril 1731, le navire anglais Rebecca, capitaine Jenkins, est visité par les gardes-côtes de la Havane, qui l'accusent d'avoir à bord de la contrebande de guerre. Ils n'en trouvent pas; mais ils maltraitent le capitaine. Ils le pendent d'abord à une vergue avec un mousse suspendu à ses pieds. La corde casse; alors, ils lui coupent une oreille, en lui disant: Apporte cela a ton roi. Revenu à Londres, Jenkins demande vengeance. Pope fait un vers sur son oreille. Mais l'Angleterre ne veut pas se brouiller en ce moment avec l'Espagne. Tout paraît oublié. Huit ans après, les vexations infligées par les Espagnols aux navires anglais font réapparaître l'oreille de Jenkins. Il l'avait conservée dans de l'ouate. Les matelots circulent dans Londres avec cette inscription sur leur chapeau: Ear for Ear, oreille pour oreille. Les commerçants et les armateurs prennent feu. William Pitt et le peuple veulent la guerre à l'Espagne; Walpole est forcé de la déclarer, le 3 novembre 1739. On en sait les conséquences. Le sang coule dans le monde entier, sur terre et sur mer. L'oreille de Jenkins est vengée. Si le peuple anglais avait eu l'esprit poétique, dit Carlyle, cette oreille serait devenue une constellation, comme la chevelure de Bérénice.
Mais si l'homme est toujours méchant pour l'homme, il est devenu plus doux pour les animaux. On s'efforce d'interdire de les faire souffrir inutilement. J'en note ici un exemple touchant. Je veux monter à la citadelle, d'où l'on a une vue très étendue sur toute la Franconie. Je traverse le pont sur le Main. Dans une rue dont les pignons bizarres et les enseignes criardes feraient la joie des peintres, j'aperçois une guérite en bois, sur laquelle est écrit en grands caractères: Thierschutzverein (Association protectrice des animaux). Un cheval y est remisé. Pourquoi? Pour être mis à la disposition des charretiers qui ont à gravir la rampe du pont sur le Main, et pour les empêcher ainsi de maltraiter leur attelage. Ceci est plus ingénieux et aussi plus efficace que de les mettre à l'amende.
Würzbourg n'est pas une ville d'industrie; on ne m'indique aucune raison pour que la population et la richesse y augmentent rapidement, et cependant, tout autour de la vieille ville, se sont élevés des quartiers avec des squares, de jolies promenades formant boulevard et de larges rues bordées de très belles maisons et de villas. Ici encore apparaît cet important phénomène économique de notre temps, qui frappe les yeux en tout pays: l'accroissement du nombre des familles aisées et leur enrichissement. Si cela continue, «les masses» ne seront plus composées de gens qui vivent du salaire, mais de gens qui vivent sur le profit, l'intérêt ou la rente. Une révolution deviendra impossible, car l'ordre établi aura plus de défenseurs que d'assaillants. Ces innombrables maisons confortables, ces édifices de toute espèce qui surgissent partout, avec les objets d'ameublement de toute sorte qui s'y accumulent, tout cet épanouissement du bien-être est le résultat de l'emploi de la machine. La machine augmente la production et épargne la main-d'œuvre. Mais la journée de ceux qui travaillent n'ayant guère diminué, le nombre de ceux qui ont pu cesser de travailler s'est accru.
Würzbourg a une vieille université, installée dans un très curieux bâtiment du XVIe siècle, au centre de la ville. Comme elle m'a fait récemment l'honneur de m'envoyer le diplôme de doctor honoris causa, je cherche à voir le recteur pour le remercier, mais je ne le rencontre pas. Sur les boulevards, on a construit des instituts spéciaux et isolés pour chaque science: pour la chimie, pour la physique, pour la physiologie. Ce que l'on a dépensé pour ces instituts dans les universités allemandes est inouï. Récemment, l'éminent professeur de chimie à Bonn, M. Kekulé, me faisait visiter le palais que l'on a édifié pour sa branche d'enseignement.
Ce monument, avec sa colonnade grecque, est plus grand que toute l'université ancienne. Les sous-sols, consacrés à la chimie industrielle, ressemblent à une vaste fabrique. Le logement du professeur est plus somptueux que ceux des premières autorités de la province. Le gouverneur, l'évêque, le général lui-même n'ont rien de pareil. Dans les salons et dans la salle de danse, on peut réunir toute la ville. L'Institut de chimie a coûté plus d'un million. On pense avec raison, en Allemagne, que tout professeur qui a des expériences à faire doit être logé dans les locaux où se trouvent les laboratoires et les auditoires. C'est ainsi seulement qu'il peut suivre des analyses exigeant une surveillance continue, poursuivie pendant la nuit même. L'anatomie comparée et la physiologie ont également leurs palais. Plusieurs professeurs de sciences naturelles m'ont dit qu'il y avait excès. Ils sont écrasés par l'étendue et les complications de leurs installations, surtout par les soins et les responsabilités qu'elles entraînent. N'importe, s'il y a exagération, c'est du bon côté. Le mot de Bacon: Knowledge is power devient chaque jour plus vrai. La science appliquée est la principale source de la richesse et, par conséquent, de la puissance. Donc, ô États! voulez-vous être puissants et riches? Encouragez les savants.
Je m'arrête en passant pour revoir Nüremberg, la Pompéi du moyen âge. Je ne parlerai point de ses églises, de ses maisons, de ses tours, de la chambre des tortures, ni même de son effroyable Vierge de fer, toute hérissée à l'intérieur de pointes de fer, qui, en se refermant, transperçait le supplicié et, en s'ouvrant de nouveau, laissait tomber le cadavre dans le torrent coulant à cent pieds au-dessous, dans les ténèbres. Rien de plus terrifiant, rien qui fasse mieux comprendre la cruauté raffinée de ces sombres époques. Mais je ne veux pas refaire Bædeker.
Sur la place, devant la cathédrale, je remarque un petit monument moderne, de style gothique, rappelant, pour la forme, la fameuse colonne romaine d'Igel, près de Trèves. Il est carré. Aux quatre faces, il y a de grandes niches fermées par des glaces. Dans ces niches, au lieu de statues de saints, on voit dans la première un thermomètre, dans la seconde un hygromètre, dans la troisième un baromètre, dans la quatrième les bulletins quotidiens et les cartes météorologiques de l'Observatoire. Les appareils sont énormes—un mètre et demi au moins—afin qu'on puisse en apercevoir facilement les indications. J'ai trouvé de ces bornes météorologiques dans plusieurs villes d'Allemagne et en Suisse, à Genève, dans les jardins du Rhône, à Vevey, près de l'embarcadère, à Neuchâtel, sur la promenade au bord du lac. Je prêche partout pour que toutes les villes en établissent. La dépense est minime: mille francs, si l'on se contente du nécessaire; deux à trois mille francs, si on veut du style. Cela amuse beaucoup la population, en l'instruisant. C'est une leçon de physique de tous les jours et pour tous. L'ouvrier, le campagnard apprennent ainsi, et bien mieux que par une leçon de l'école primaire, l'usage de ces instruments, qui sont très utiles pour l'agriculture et pour les précautions hygiéniques.
Je me dirige à pied, à minuit, vers la gare pour y prendre l'express de Vienne. Le vieux château profile sa masse noire sur le reste de la ville, dont les toits blanchissent sous la lueur argentée de la lune. C'est de là, me disais-je, que sont partis les Hohenzollern. Quel chemin ils ont fait depuis! Vers 1170, Conrad de Hohenzollern devient Burggraf de Nüremberg, et son descendant, Frédéric, premier électeur, quitte cette ville, en 1412, pour prendre possession du Brandebourg, que le magnifique et dépensier empereur Sigismond lui avait vendu pour 400,000 florins d'or hongrois. Il avait emprunté la moitié de cette somme à Frédéric, économe comme la fourmi, et lui avait même donné l'électorat en hypothèque. Ne pouvant rembourser ses emprunts et ayant à payer les frais d'un voyage en Espagne, il cède, sans nul regret, cette marche inhospitalière du Nord, «les sables du marquis de Brandebourg», dont se moquait Voltaire. Le glorieux empereur ne pouvait prévoir que de ce petit burgrave et de ces sables naîtrait quelqu'un qui ceindrait la couronne impériale. Economie, vertu mesquine des petites gens, mais qui de peu tire beaucoup: Molti pocchi fanno un assai. Beaucoup de petits riens font un grand tout. Vertu trop oubliée partout de ceux qui gouvernent, et qui pourtant est plus nécessaire encore aux Etats qu'aux citoyens.
Une courte nuit de juin est vite passée dans un sleeping-car. Au matin, me voici en Autriche; je m'en aperçois au délicieux café à la crème qui m'est servi dans un verre, à la gare de Linz, par une jeune fille très blonde, bras nus, avec une robe d'indienne rose clair. Il vaut presque celui qu'on boit au Posthof, à Carlsbad. Bientôt on voit le Danube du haut de la ligne, qui la côtoie à distance. Quoi qu'en dise la valse si connue: Die blaue Donau, il n'est pas bleu, mais d'un vert jaunâtre, comme le Rhin. Mais qu'il est plus pittoresque! Pas de vignobles, pas d'industrie, très peu de bateaux à vapeur; je n'en ai vu qu'un seul, remontant péniblement le courant rapide. Les collines qui le bordent sont couvertes de forêts ou de vertes prairies. Les saules trempent leurs branches dans l'eau. Les maisons de ferme, isolées, ont un air rustique et presque montagnard. Peu d'activité, peu de commerce. Le paysan est encore le principal facteur de la richesse. Par cette belle matinée, la douce paix de la vie bucolique me pénètre et me séduit. Oh! qu'il ferait bon vivre ici, près de ces bois de pins et de ces prairies, où paissent les vaches! mais de l'autre côté du fleuve, où le chemin de fer ne passe point.
De ce contraste entre le Rhin et le Danube, je vois diverses raisons. Le Rhin coule vers la Hollande et l'Angleterre, deux marchés depuis trois cents ans très riches et prêts à payer cher tout ce que le fleuve leur apporte. Le Danube coule vers la mer Noire, entourée de peuples pauvres, qui ne peuvent presque rien acheter. Les produits de la Hongrie, même le bétail vivant, sont transportés vers l'Occident, par chemin de fer, jusqu'à Londres. Par eau, le trajet est trop long. En second lieu, le Rhin dispose, à meilleur marché que partout ailleurs, de cette force illimitée empruntée au soleil et conservée dans les entrailles de la terre: le charbon, ce pain indispensable de l'industrie moderne. Enfin, le Rhin a été un centre de civilisation depuis la conquête romaine et dès les premiers temps du moyen âge, tandis que, hier encore, la partie du Danube la plus importante pour le trafic était aux mains des Turcs.
J'achète à la gare d'Amstetter la Neue freie Presse de Vienne, qui est, à mon avis, avec le Pester Lloyd, le journal en langue allemande le mieux composé et le plus agréable à lire. La Kölnische Zeitung est parfaitement informée, et l'Allgemeine Zeitung est toute une encyclopédie; mais c'est un effroyable pêle-mêle, sans ordre, où, par exemple, des paragraphes, Frankreich ou Paris, reviennent trois ou quatre fois, disséminés au hasard dans le corps d'une immense feuille compacte. J'aime autant lire trois fois le Times qu'une fois la Kölnische, malgré tout le respect qu'elle m'inspire.
J'ai à peine ouvert la Freie Presse que me voilà plongé dans la lutte des nationalités, comme je l'avais été seize ans auparavant. Seulement, elle ne sévit plus entre Magyars et Allemands. Le compromis dualiste de Deak a créé un modus vivendi qui continue à s'imposer. C'est entre Tchèques et Allemands, d'un côté, entre Magyars et Croates, de l'autre, que les hostilités sont ouvertes en ce moment. Le ministère Taaffe a décidé la dissolution de la Diète de la Bohême. De nouvelles élections vont avoir lieu. Les nationaux tchèques et les féodaux agissent de concert; les Allemands seront écrasés. Il leur restera à peine le tiers des voix au sein de la Diète. La Freie Presse en gémit profondément. Elle prévoit les plus grands désastres: sinon la fin du monde, tout au moins la dislocation de la monarchie. Cela lui vaut trois ou quatre saisies par mois, quoiqu'elle soit l'organe de la bourgeoisie autrichienne. Elle est libérale, mais très modérée, couleur des Débats et du Temps. Ces saisies aboutissent presque toujours à des jugements de non-lieu... après deux ou trois mois. On restitue alors les numéros à l'éditeur, qui n'a plus qu'à les jeter dans la cuve. Ces confiscations—en réalité, c'est cela,—opérées par mesure administrative et sans droit, puisqu'il y a acquittement, rappellent les mauvais temps de l'empire français. Appliquées à un journal qui défend les intérêts autrichiens, elles me stupéfient. Je me dis que mon ami Eugène Pelletan ne réclamerait plus, pour la France, «la liberté comme en Autriche»; mot fameux en son temps, qui lui valut trois mois de prison. C'est l'influence tchèque qui obtient, dit-on, ces saisies; preuve évidente de la violence des conflits de race. Les Viennois avec qui je voyage m'affirment cependant qu'ils sont moins âpres qu'il y a quinze ans. Alors, leur dis-je, j'ai parcouru tout l'empire sans rencontrer un Autrichien. Je suis, me répondait-on, Magyar, Croate, Valaque, Saxon, Tchèque, Tyrolien, Polonais, Ruthène, Dalmate; Autrichien, jamais! La patrie commune était ignorée, niée. La race était tout. Aujourd'hui, reprennent mes interlocuteurs, il n'en est plus de même. Vous trouverez d'excellents Autrichiens. En ce moment, ce sont encore les Magyars. Demain, ce seront les Tchèques.
Le lecteur voudra bien me permettre ici une digression sur cette question des nationalités. Je la rencontrerai partout; elle me pénétrera; je vivrai en elle. C'est la principale préoccupation des pays que je visiterai, des hommes avec qui je m'entretiendrai. En réalité, c'est le «facteur» qui décidera de l'avenir des populations du Danube et de la péninsule balcanique. Les Français ne peuvent pas bien comprendre toute la puissance du sentiment ethnique. Ils ont dépassé ce «moment». La France est pour eux la Patrie, et la Patrie est une divinité pour laquelle ils vivent et meurent, s'il le faut. Ce culte de la Patrie est une religion qui survit même en ceux qui n'en ont plus d'autre. La France, dans son unité, transfigurée, anthropomorphisée d'abord, puis apothéosée, s'est tellement emparée des âmes, qu'elle a refoulé et presque effacé le sentiment de la race, même chez le Provençal, à moitié Italien, chez le Breton bretonnant, complètement Celte, chez le Flamand du Nord, qui parle le néerlandais, et, chose plus étonnante, chez l'Alsacien, un Allemand et appartenant ainsi par ses origines à la grande race germanique. M. Thiers, qui comprenait tout, n'a jamais bien saisi la force de ces aspirations des races, qui refont, sous nos yeux, la carte de l'Europe sur la base des nationalités. Ces deux grands «réalistes», Cavour et Bismarck, s'en sont rendu compte et ils en ont tiré ce que l'on sait.
Un soir que Jules Simon m'avait conduit chez M. Thiers, rue Saint-Honoré, celui-ci me demanda ce qu'était, en Belgique, le mouvement flamand. Je m'efforçai de le lui expliquer. Il trouva cela puéril et arriéré. Il avait à la fois tort et raison. Il avait raison, car l'union véritable est celle des esprits, non celle du sang. Ici s'applique le mot admirable du Christ: «Ceux-là sont mes frères et mes sœurs qui font la volonté de mon père.» Les nationalités d'élection, qui, sans tenir compte de la diversité des langues et des races, reposent, comme en Suisse, sur l'identité des souvenirs historiques, de la civilisation et des libertés, sont d'un ordre supérieur. Elles sont l'image et le précurseur de la fusion finale, qui fera de tous les peuples une famille ou plutôt une fédération. Mais M. Thiers, idéaliste comme un vrai fils de la Révolution française, avait tort de méconnaître les faits actuels et les nécessités transitoires.
Le réveil des nationalités est la conséquence inévitable du développement de la démocratie, de la presse et de la culture littéraire. Un autocrate peut gouverner vingt peuples divers, sans s'inquiéter ni de leur langue, ni de leur race. Mais avec le règne des assemblées, tout change. La parole gouverne. Quelle langue parlera-t-on? Celle du peuple nécessairement. Voulez-vous instruire le peuple, vous ne pouvez le faire qu'en sa langue. Le jugez-vous, ce ne peut être en un idiome étranger. Vous prétendez le représenter et vous demandez son vote; il faut au moins qu'il vous comprenne. Et ainsi, peu à peu, parlement, tribunaux, écoles, enseignement à tous les degrés, sont acquis à la langue nationale. En Finlande, par exemple, la lutte est entre les Suédois, qui forment la classe aisée habitant les villes de la côte, et les Finnois, qui constituent la classe rurale. Visitant le pays avec le fils de l'éminent linguiste Castrèn, qui est mort en allant chercher jusqu'au fond de l'Asie les origines de la langue finnoise, je trouvai que celle-ci dominait même dans les faubourgs des grandes villes, comme Abo et Helsingfors. Les inscriptions officielles y sont bilingues. L'enseignement primaire se donne presque partout en finnois. A côté des gymnases suédois, il y en a de finnois. A l'université même, certains cours se font en finnois. Il y a jusqu'à un théâtre national où j'ai entendu chanter Martha en finnois. En Galicie, le polonais a complètement remplacé l'allemand. Mais les Ruthènes réclament à leur tour pour leur idiome. En Bohême, le tchèque triomphe définitivement et menace d'expulser l'allemand. A l'ouverture de la Diète, le gouverneur prononce un discours en tchèque et un autre en allemand. A Prague, à côté de l'université allemande, on a créé récemment une université tchèque. Les féodaux et le clergé favorisent ici le mouvement national. L'archevêque de Prague, le prince de Schwarzenberg, quoiqu'Allemand de race, ne nomme plus que des prêtres tchèques, même dans le nord de la Bohême, où l'allemand domine.
Certes, ce sont là des causes de divisions et de difficultés qui deviennent presque insurmontables dans les régions où deux races sont entremêlées. Parler l'idiome d'un petit groupe est un désavantage, car c'est une cause d'isolement. Mieux vaudrait, sans doute, qu'il n'y eût en Europe que trois ou quatre langues, ou plutôt encore, une seule. Mais en attendant que se réalise ce comble de l'unité, tout peuple affranchi et appelé à se gouverner revendiquera les droits de sa langue et tâchera de s'unir à ceux qui la parlent en même temps que lui, à moins qu'il n'ait trouvé pleine satisfaction dans une nationalité d'élection, de convenance et de tradition. Ce sont ces revendications en faveur de l'emploi de la langue nationale et les aspirations vers la formation d'États basés sur les groupes ethniques qui agitent en ce moment l'Autriche et la péninsule des Balkans.
CHAPITRE II.
VIENNE.—LES MINISTRES ET LE FÉDÉRALISME.
Aux approches de Vienne, le pays qu'on traverse devient ravissant. C'est une série de petites vallées, où coulent de clairs ruisseaux, bordés de vertes prairies, entre des collines couvertes de bois de sapins et de chênes. On se croirait en Styrie où dans la Haute-Bavière. Bientôt cependant apparaissent des résidences d'été, souvent en forme de châlets, ensevelies sous des rosiers grimpants «gloire de Dijon» et des elématites. Elles se rapprochent peu à peu, se groupent et, près des gares de banlieue, forment des hameaux de villas. Nulle capitale, sauf Stockholm, n'a de plus charmants environs. La nature subalpestre s'avance jusque près des faubourgs. Rien de plus délicieux que Baden, Mödling, Brühl, Vöslau et tous ces lieux de villégiature au midi de Vienne, sur la route du Sömering.
Arrivé à dix heures, je descends à l'hôtel Münsch, ancienne et bonne maison, très préférable, selon moi, à ces gigantesques et somptueux caravansérails du Ring, où l'on n'est qu'un numéro. On me remet une lettre de mon collègue de l'Université de Vienne et de l'Institut de droit international, le baron de Neumann: elle m'annonce que le ministre Taaffe me recevra à onze heures et le ministre des affaires étrangères, M. de Kálnoky, à trois heures.
Il est toujours bon de voir les ministres des pays qu'on visite. Cela ouvre des portes que l'on désire franchir et des archives que l'on a besoin de consulter, et, au besoin, vous tirerait de prison, si, par erreur, on vous y logeait.
Je m'habille en toute hâte; mais au moment où je monte en voiture, le portier m'arrête: Vous vous êtes coupé, monsieur, votre col est taché de sang; vous ne pouvez aller ainsi chez Son Excellence. Mais je suis en retard; et je pars en me disant qu'un ministre qui s'occupe en ce moment de cette tâche ingrate de satisfaire les Tchèques sans mécontenter les Allemands, ne verra pas ce qu'a aussitôt aperçu l'œil maternel de ce bon portier.
Le ministère de l'intérieur est un sombre palais, situé Judenplatz, dans une de ces rues étroites et obscures de l'ancien Vienne. Grands appartements, corrects et nus; mobilier solennel et simple, mais pur XVIIIe siècle. C'est la demeure d'une famille à qui il faut de l'ordre pour balancer ses comptes. Quelle différence avec les ministères de Paris, où le luxe s'étale en lambris ultra-dorés, en brocarts de Lyon, en plafonds peints, en immenses et splendides escaliers, comme, par exemple, aux Finances et aux Affaires étrangères! Je préfère la simplicité des bâtiments officiels de Vienne et de Berlin. L'État ne doit pas donner l'exemple et le ton de la prodigalité. Le comte Taaffe est en habit et cravate blanche: il se rend à une audience de l'Empereur. Néanmoins, il fait le meilleur accueil à la lettre d'introduction qu'une de ses cousines m'avait donnée pour lui, appuyée d'ailleurs par mon ami Neumann, qui a été le professeur de droit public de Son Excellence. De sa conversation, je retiens ce qui suit et j'y trouve l'explication de sa politique actuelle: Quel est le meilleur moyen d'engager plusieurs personnes à rester habiter la même maison? N'est-ce pas de les laisser libres de régler comme elles l'entendent leurs affaires de ménage. Obligez-les de vivre, de parler et de se divertir toutes de la même manière, elles se disputeront et ne chercheront qu'à se séparer. Pourquoi les Italiens du Tessin ne songent-ils pas à s'unir à l'Italie? Parce qu'ils se trouvent très heureux dans la Confédération suisse. Rappelez-vous la devise de l'Autriche: Viribus unitis. L'union véritable naîtra de la satisfaction générale. Le moyen de satisfaire tout le monde, c'est de ne sacrifier les droits de personne.
—«En effet, répliquai-je, faire sortir l'unité de la liberté et de l'autonomie, c'est la rendre indestructible.
Le comte Taaffe incline depuis longtemps vers les idées fédéralistes. Lors du ministère Taaffe-Potocki, il avait esquissé, en 1869, tout un plan de réformes qui avaient pour but d'accroître les attributions des autonomies provinciales[6], et dans des articles que j'ai publiés ici même en 1868-1869, j'ai essayé de montrer que c'est là la meilleure solution. Le comte Taaffe est encore jeune: il est né le 24 février 1833. Il descend d'une famille irlandaise et il est pair d'Irlande avec le titre de viscount Taaffe de Covren, baron of Ballymote. Mais ses ancêtres se sont expatriés et ont perdu leurs propriétés en Irlande, à cause de leur attachement aux Stuarts. Ils sont alors entrés au service des ducs de Lorraine, et l'un d'eux s'est distingué au siège de Vienne en 1683. Le comte Edouard, le ministre actuel, est né à Prague. Son père était président de la cour suprême de justice. Quant à lui, il a commencé sa carrière dans l'administration en Hongrie, sous le baron de Bach. Celui-ci, voyant ses aptitudes et son assiduité au travail, lui procura un avancement rapide. Taaffe devint successivement vice-gouverneur de Bohême, gouverneur de Salzbourg et enfin gouverneur de la Haute-Autriche. Appelé au ministère de l'intérieur en 1867, il signa le fameux acte du 21 décembre, qui constitue le dualisme actuel. Après la chute du ministère, il est nommé gouverneur du Tyrol, qu'il administre pendant sept ans, à la satisfaction générale. Revenu au pouvoir, il reprend le portefeuille de l'intérieur, auquel s'ajoute la présidence du conseil; et il recommence sa politique fédéraliste avec plus de succès qu'en 1869. A Vienne, on s'étonne et on s'afflige de toutes les concessions dont il comble les Tchèques. Il les fait, dit-on, pour obtenir leur votes en faveur de la revision de la loi de l'enseignement primaire dans le sens réactionnaire et clérical. On oublie qu'il a donné des gages aux idées fédéralistes depuis plus de seize ans. Ce qui peut étonner davantage, c'est la contradiction qui existe entre la politique du gouvernement autrichien à l'intérieur et à l'extérieur. A l'intérieur, on favorise manifestement le mouvement slave. Ainsi, en Galicie et en Bohême, on lui concède tout, sauf le rétablissement du royaume de saint Wenceslas, dont on prépare cependant les voies. A l'extérieur, au contraire, et notamment au delà du Danube, on lutte contre le mouvement slave, et on essaye de le comprimer, au risque d'augmenter, à un point inquiétant, la popularité et l'influence de la Russie. Cette contradiction s'explique ainsi: Le ministère commun de l'empire est entièrement indépendant du ministère de la Cisleithanie. Ce ministère commun, que préside le chancelier, n'est composé que de trois ministres: celui des affaires étrangères, celui des finances et celui de la guerre; il a seul le droit de s'occuper de l'extérieur, et les Hongrois y dominent.
J'en ai donné le résumé dans mon livre La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa, t. II, p. 265.
Le comte Taaffe a son principal domaine et sa résidence à Ellishan, en Bohême. Bailli de l'ordre de Malte, il a la Toison d'or, distinction très rare. Il est donc, de toute façon, un grand personnage. Il a épousé en 1860 la comtesse Irma de Csaky de Keresztszegh, qui lui a donné un fils et cinq filles. Il a ainsi un pied en Bohême et un autre en Hongrie. Nul ne conteste ses aptitudes de travailleur infatigable et d'administrateur habile; mais à Vienne, on lui reproche d'aimer trop l'aristocratie et le clergé. A Prague, on lui élèvera probablement une statue aussi haute que la cathédrale du Hradshin, s'il amène l'Empereur à s'y faire couronner.
A trois heures, je me rends chez M. de Kálnoky, au ministère des affaires étrangères, Ballplatz. Celui-ci au moins est bien situé, en pleine lumière, près de la résidence impériale et en vue du Ring. Grands salons solennels et froids. Fauteuils dorés, lambris blanc et or, tentures et rideaux de lampas rouge, parquet brillant comme une glace et sans tapis. Au mur, de grands portraits de la famille impériale. En attendant que l'huissier m'annonce, je pense à Metternich; c'est ici qu'il résidait; en 1812, c'est l'Autriche qui a décidé la chute de Napoléon. C'est elle encore qui tient en ses mains les destinées de l'Europe; suivant qu'elle se porte au nord, à l'est ou à l'ouest, la balance penche, et celui qui dirige la politique extérieure de l'Autriche est le ministre que je vais voir. Je m'attendais à me trouver en présence d'un personnage majestueux à cheveux blancs. Je suis agréablement surpris d'être reçu, de la manière la plus affable, par un homme qui semble ne pas avoir quarante ans, vêtu d'un costume de matin, en cheviot brune, avec une petite cravate bleu clair. Le visage ouvert, l'expression cordiale et l'œil pétillant d'esprit. Tous les Kálnoky en ont, prétend-on. Il a cette distinction sobre, fine, modeste et toute simple du lord anglais, et il parle le français comme un Parisien, ainsi que le font souvent les Autrichiens des hautes classes. Cela provient, j'imagine, de ce que, s'exprimant également bien en six ou sept langues, les accents particuliers de celles-ci se neutralisent. Les Anglais et les Allemands, même quand ils connaissent à fond le français, conservent d'ordinaire un accent étranger. M. de Kálnoky me demande quels sont mes plans de voyage. Quand il apprend que je compte suivre le tracé du chemin de fer qui reliera Belgrade, par Sophia, à Constantinople:
«C'est là, me dit-il, notre grande préoccupation pour le moment. En Occident, on nous prête des intentions de conquête. C'est absurde. Il nous serait difficile d'en faire qui contentassent les deux parties de l'empire, et nous avons d'ailleurs le plus grand intérêt au maintien de la paix. Mais il est pourtant des conquêtes que nous rêvons et auxquelles, en votre qualité d'économiste, vous applaudirez. Ce sont celles que peuvent faire notre industrie, notre commerce et notre civilisation. Mais pour qu'elles se réalisent, il faut des chemins de fer en Serbie, en Bulgarie, en Bosnie, en Macédoine, et surtout la jonction avec le réseau ottoman qui reliera définitivement l'Orient à l'Occident. Les ingénieurs sont à l'œuvre, et les diplomates aussi. Nous aboutirons bientôt, j'espère. Le jour où un Pulman-car vous conduira confortablement de Paris à Constantinople en trois jours, j'ose croire que vous ne nous en voudrez pas. C'est pour vous, Occidentaux, que nous travaillons.»
On dit que la parole a été donnée aux diplomates pour déguiser leur pensée. Je crois cependant que quand les hommes d'État autrichiens repoussent toute idée de conquête ou d'annexion en Orient, ils expriment les vraies intentions du gouvernement impérial. J'ai entendu tenir le même langage par le précédent chancelier, M. de Haymerlé, quand je l'ai vu à Rome, en 1879, et il m'a écrit dans le même sens peu de temps avant sa mort. Or, M. de Haymerlé connaissait l'Orient et la péninsule balkanique mieux que personne et il en parlait parfaitement toutes les langues. Il y avait résidé longtemps, d'abord comme drogman de l'ambassade d'Autriche, puis comme envoyé.
Toutefois, on ne peut se dissimuler qu'il est certaines éventualités qui forceraient l'Autriche à faire un pas en avant. Telles seraient, par exemple, une insurrection triomphante en Serbie ou des troubles graves en Macédoine, menaçant la sécurité du chemin de fer de Mitrovitza-Salonique. L'Autriche, occupant la Bosnie jusqu'à Novi-Bazar, ne permettra pas que la péninsule soit livrée à l'anarchie ou à la guerre civile. Quand on s'engage dans les affaires orientales, on va plus loin qu'on ne veut: voyez l'Angleterre en Égypte. C'est là le côté grave de la situation prédominante que l'Autriche a prise dans la péninsule balkanique.
Voici quelques détails sur le chancelier actuel: Le comte Gustave Kálnoky de Kôrospatak est d'origine hongroise, comme son nom l'indique, mais il est né en Moravie, à Lettowitz, le 29 décembre 1832, et c'est dans cette province que se trouvent la plupart de ses biens, parmi lesquels on me cite les terres de Prodlitz, d'Ottaslawitz et de Szabatta. Il a plusieurs frères et une sœur très belle, qui a épousé d'abord le comte Jean Waldstein, veuf d'une Zichy et âgé déjà de 62 ans, puis, devenue veuve à son tour, le duc de Sabran. La carrière du chancelier Kálnoky a été très extraordinaire. Il quitte l'armée en 1879, avec le grade de colonel-major, et entre dans la diplomatie. Il obtient le poste de Copenhague, où il semble appelé à jouer un rôle assez effacé. Mais peu de temps après, il est nommé à Saint-Pétersbourg, poste diplomatique le plus important de tous, et à la mort de Haymerlé, il est appelé au ministère des affaires étrangères. Ainsi, en trois ans, officier de cavalerie brillant et élégant, mais sans nulle influence politique, il devient le premier personnage de l'empire, l'arbitre de ses destinées et, par conséquent, de celles de l'Europe. D'où vient cet avancement inouï, qui fait penser à celui des grands-vizirs dans les Mille et une Nuits? On l'attribue généralement à l'amitié d'Audrassy. Mais voici, me dit-on, la vérité vraie, quoique non connue: M. de Kálnoky manie la plume mieux encore que la parole. Ses dépèches étaient des modèles achevés. L'Empereur, travailleur infatigable et consciencieux, s'occupe personnellement de la politique étrangère; il lit ces dépèches, en est très frappé et note Kálnoky comme devant être appelé aux plus hautes fonctions. A Saint-Pétersbourg, Kálnoky charme tout le monde par son esprit et son amabilité. Malgré toutes les défiances, il devient même persona grata à la cour. En l'appelant à la chancellerie, l'empereur d'Autriche l'a nommé général-major. On a cru d'abord que ses attaches avec la Russie l'entraîneraient à s'entendre avec elle, peut-être aussi avec la France, et à rompre l'alliance allemande. Mais Kálnoky ne peut oublier qu'il est Hongrois, l'ami d'Andrassy, et que la politique hongroise a pour pivot, depuis 1866, une entente intime avec Berlin. Les journaux allemands commencèrent à mettre en doute la fidélité de l'Autriche. L'opinion publique s'émut à Vienne, à Pest surtout. Mais bientôt Kálnoky mit fin à ces bruits par son voyage à Gastein, où l'empereur Guillaume le combla de marques d'affection et où, dans l'entrevue avec M. de Bismarck, tous les malentendus furent dissipés. La position de ce jeune ministre est aujourd'hui très forte. Il jouit de la confiance absolue de l'Empereur et aussi, semble-t-il, de celle de la nation, car dans la dernière session des délégations trans- et cisleithanes, tous les partis l'ont acclamé, même les Tchèques, qui dominent en ce moment dans la Cisleithanie. M. de Kálnoky est resté célibataire, ce qui, dit-on, désole les mères et inquiète les maris.
Je passe la soirée chez les Salm-Lichtenstein. J'avais rencontré l'Altgräfin à Florence et je suis heureux de faire la connaissance de son mari, qui est membre du Parlement et qui s'occupe ardemment de la question tchéco-allemande. Il appartient au parti libéral autrichien et il blâme vivement la politique Taaffe et l'alliance que les féodaux et, notamment, presque tous les membres de sa famille et celle de sa femme ont conclue avec le parti ultra-tchèque. «Leur but, dit-il, est d'obtenir pour la Bohême la même situation que celle de la Hongrie. L'Empereur irait à Prague ceindre la couronne de saint Wenceslas. La Bohême redeviendrait autonome. Elle serait régie par sa Diète, comme la Hongrie l'est par la sienne. L'empire, au lieu d'être dualiste, serait triunitaire. Sauf pour les affaires communes, il y aurait trois Etats indépendants, réunis seulement par la personne du souverain. C'est le régime du moyen âge; il était viable quand il existait partout; mais il ne l'est plus maintenant qu'autour de nous se sont constitués de grands Etats unitaires, comme la France, la Russie et l'Italie. J'admets la fédération pour un petit État neutre, comme la Suisse, ou pour un État isolé, embrassant tout un continent, comme les États-Unis, mais je la considère comme mortelle pour l'Autriche, qui, au centre de l'Europe, se trouve exposée à toutes les complications et aux convoitises de tous ses voisins.
«Mes bons amis les féodaux, soutenus à fond par le clergé, espèrent que dans la Bohême autonome et complètement soustraite à l'action des libéraux du Parlement central, ils seront les maîtres absolus et qu'ils pourront y rétablir l'ancien régime. Je pense qu'ils se trompent complètement. Quand les nationaux tchèques auront atteint leur but, ils se retourneront contre leurs alliés actuels. Ils sont, au fond, tous des démocrates de nuances diverses, depuis le le rose tendre jusqu'au rouge écarlate; mais tous se lèveront contre la domination de l'aristocratie et du clergé, et ils s'uniront alors aux Allemands de nos villes, qui sont presque tous libéraux. Ceux même qui habitent nos campagnes les suivront. L'aristocratie et le clergé seraient inévitablement vaincus. Au besoin, les Tchèques ultras en appelleraient aux souvenirs de Jean Huss et de Zisca. Voyez quelle chose étrange: la plupart de ces grandes familles qui se sont mises à la tête du mouvement national, en Bohême, sont allemandes d'origine ou ne parlent pas la langue dont elles veulent faire l'idiome officiel. Les Hapsbourg, notre capitale, notre civilisation, la force initiale et persistante qui a créé l'Autriche, tout cela n'est-il donc pas germanique? En Hongrie, l'allemand, la langue de notre Empereur, est proscrite; proscrite aussi en Galicie; proscrite en Croatie; proscrite aussi bientôt en Carinthie, en Carniole et en Bohême. La politique actuelle est périlleuse de toute façon. Elle blesse profondément l'élément allemand, qui représente les lumières, l'industrie, l'argent, toutes les puissances modernes. En Bohême, si elle triomphe, elle livrera l'aristocratie et le clergé aux entreprises de la démocratie tchèque et hussite.
—«Tout ce que vous dites, répondis-je, me paraît parfaitement déduit. Je ne puis objecter que ceci: Il s'établit parfois dans les choses humaines certains courants irrésistibles. On les reconnaît à cette marque que rien ne les arrête et que tout leur sert. Tel est le mouvement des nationalités. Considérez leur prodigieux réveil. On dirait la résurrection des morts. Ensevelies dans les ténèbres, elles se relèvent dans la lumière et dans la gloire. Qu'était, au dix-huitième siècle, la langue allemande, quand Frédéric se vantait de l'ignorer et se piquait d'écrire le français aussi bien que Voltaire? C'était toujours, sans doute, la langue de Luther, mais ce n'était pas celle des classes cultivées et élégantes. Transportons-nous par la pensée quarante ans en arrière: qu'était le hongrois? L'idiome méprisé des pasteurs de la Puzta. La langue de la bonne société et de l'administration était l'allemand, et dans la Diète, on parlait le latin. Le magyare, aujourd'hui, est la langue du Parlement, de la presse, du théâtre, de la science, des académies, de l'université, de la poésie, du roman. Désormais, langue officielle et exclusive, elle s'impose même, dit-on, à des populations d'une autre race, qui n'en veulent pas, comme en Croatie et en Transylvanie. Le tchèque est en train de se faire en Bohême la même place que le magyare en Hongrie. Même chose dans les provinces croates: naguère encore patois populaire, le croate a maintenant son université à Agram, ses poètes, ses philologues, sa presse, son théâtre. Le serbe, qui n'est autre que le croate écrit en lettres orientales, est devenu aussi, en Serbie, langue officielle, littéraire, parlementaire, scientifique, tout comme ses aînés l'allemand ou le français. Il en est de même pour le bulgare en Bulgarie et en Roumélie, pour le finnois en Finlande, pour le roumain en Roumanie, pour le polonais en Galicie et bientôt aussi probablement pour le flamand en Flandre. Comme toujours, le réveil littéraire précède les revendications politiques. Dans un gouvernement constitutionnel, le parti des nationalités finit par triompher, parce que, entre les autres partis, c'est à qui lui fera le plus de concessions et d'avantages pour obtenir l'appoint de ses votes: c'est même le cas en Irlande.
«Dites-moi, croyez-vous qu'un gouvernement quelconque puisse comprimer un mouvement aussi profond, aussi universel, ayant sa racine dans le cœur même des races longtemps asservies et se développant fatalement, avec les progrès de ce que l'on appelle la civilisation moderne? Que faire donc en présence de cette poussée irrésistible des races demandant leur place au soleil? Centraliser et comprimer, comme l'ont essayé Schmerling et Bach? Il est trop tard aujourd'hui. Il ne vous reste qu'à transiger avec les nationalités diverses, comme le veut M. de Taaffe, tout en protégeant les droits des minorités.
—«Mais, reprit l'Altgraf, en Bohême, nous, Allemands, nous sommes minorité, et messieurs les Tchèques nous écraseront sans pitié.»
Le lendemain, je vais voir M. de V., membre influent du Parlement et appartenant au parti conservateur. Il me paraît encore plus désolé que l'Altgraf Salm. «Moi, me dit-il, je suis un Autrichien de la vieille roche, un pur noir et jaune; ce que vous appelez un réactionnaire dans votre étrange langage libéral. Mon attachement à la famille impériale est absolu, parce que c'est le centre commun de toutes les parties de l'empire. Je suis attaché au comte Taaffe parce qu'il représente les partis conservateurs; mais je déplore sa politique fédéraliste, qui nous mène à la désintégration de l'Autriche. Oui, je pousse l'audace jusqu'à prétendre que Metternich n'était pas un âne bâté. Nos bons amis les Italiens lui reprochent d'avoir dit que l'Italie n'est qu'une expression géographique; mais de notre empire qu'il avait fait si puissant et, en somme, si heureux, il ne restera même plus cela, si on continue à le dépecer, chaque jour, en morceaux de plus en plus petits. Ce ne sera plus un État, ce sera un kaléidoscope, une collection de dissolving views. Vous, rappelez-vous ces vers du Dante:
Quivi sospiri, pianti ed alti guai Risonavan per l'ær senza stelle: Diverse lingue, orribile favelle, Parole di solore, accenti d'ira, Voci alte e fioche; e suon di man con elle?
Voilà le pandémonium qu'on nous prépare. Savez-vous jusqu'où l'on pousse la fureur de l'émiettement? En Bohême, les Allemands, pour échapper à la tyrannie des Tchèques, qu'ils redoutent dans l'avenir, demandent la séparation et l'autonomie des régions où leur langue domine. Jamais les Tchèques ne voudront qu'on morcelle le glorieux royaume de saint Wenceslas, et voilà une nouvelle cause de querelles! Ces luttes de races sont un retour à la barbarie. Vous êtes Belge et je suis Autrichien; ne pouvons-nous nous entendre pour gérer en commun une affaire ou une institution?»
—«Sans doute, lui dis-je, à un certain degré de culture, ce qui importe, c'est la conformité des sentiments, non la communauté du langage. Mais au début, la langue est l'instrument de la culture intellectuelle. La devise de l'une de nos sociétés flamandes dit cela énergiquement: De taal is gansch het volk. «La langue c'est tout le peuple.» A mon avis, la raison, la vertu sont la chose essentielle. Mais sans la langue, sans les lettres, le progrès de la civilisation est impossible.»
Je note un fait curieux, qui montre où en sont arrivées ces animosités des races. Les Tchèques de Vienne, et ils sont au nombre de trente mille, dit-on, demandent un subside pour y fonder une école où le tchèque serait la langue de l'enseignement. Au sein du conseil provincial, le recteur de l'université de Vienne appuie la requête. Les étudiants de l'université tchèque de Prague lui envoient une adresse de gratitude; mais en quelle langue? En tchèque? Non, le recteur ne le comprend pas; en allemand? jamais; c'est la langue des oppresseurs! En français, parce que c'est un idiome étranger, et partant, neutre. L'attitude très justifiable du recteur soulève une telle réprobation parmi ses collègues, qu'il doit se démettre du rectorat.
Je vais voir ensuite M. de Neuman, qui est l'une des colonnes de notre Institut de droit international. Il nous y apporte, outre la contribution de ses connaissances juridiques, la précieuse faculté de parler, avec le même esprit et le même brio, toutes les langues indo-européennes et d'avoir à sa disposition un trésor de citations piquantes empruntées à toutes les littératures. Dans les différentes villes où l'Institut siège, il répond aux autorités qui nous reçoivent dans la langue du pays, de façon à faire croire qu'il y est né. M. de Neuman me conduit à l'Université, dont il est une des illustrations. Elle est située près de la cathédrale. C'est un vieux bâtiment qu'on abandonnera bientôt pour le somptueux édifice qu'on construit sur le Ring. Je rencontre ici le professeur Lorenz von Stein, l'auteur du meilleur livre que l'on ait écrit sur le socialisme Der Socialismus in Frankreich, et d'ouvrages considérables de droit public et d'économie politique, qui jouissent de la plus grande autorité dans toute l'Allemagne. Je suis aussi heureux de saluer mon jeune collègue M. Schleinitz, qui vient de publier un ouvrage important sur le développement de la propriété. M. de Neuman me communique une lettre de M. de Kállay, ministre des finances de l'Empire, qui me recevra avant mon départ; mais je vais voir d'abord M. de Serres, directeur des chemins de fer autrichiens, qui doit me donner quelques indications concernant la jonction des chemins de fer hongrois et serbes avec le réseau ottoman; question de première importance pour l'avenir de l'Orient et que je m'étais promis d'étudier sur place.
La compagnie autrichienne est établie dans un palais de la place Schwarzenberg, qui est la plus belle partie du Ring. Escalier monumental en marbre blanc; bureaux immenses et confortables; salons de réception velours et or; quel contraste entre ces splendeurs du luxe moderne et la simplicité des locaux ministériels! C'est le symbole d'une profonde révolution économique: l'industrie primant la politique. M. de Serres étale une carte détaillée sur la table: «Voyez, me dit-il, voilà le chemin de fer direct de Pesth à Belgrade, qui passe le Danube à Peterwardein, puis la Save à Semlin. Il y a là deux grands ponts construits par la Société Fives-Lille. La section Belgrade-Nich sera inaugurée prochainement. A Nich, bifurcation: une ligne vers Sophia, une autre qui rejoindra celle de Salonique-Mitrovitza, déjà exploitée. Celle-ci suivra la haute Morava par Lescovatz et Vrania. Il n'y aura à franchir qu'un très court faîte de partage, pour atteindre Varosh, sur la voie ferrée qui aboutit à Salonique. Cet embranchement se terminera vite et il est de première importance: c'est le plus court chemin vers Athènes et même vers l'Égypte et l'extrême Orient. C'est par là qu'on pourra battre non seulement Marseille, mais Brindisi. Le rêve du consul autrichien von Hahn se trouvera réalisé.
«L'embranchement de Nich à Sophia et Constantinople offre dans sa première section de grandes difficultés. D'abord, pour arriver à Pirot, il faut passer par un effroyable défilé, le long de la Nichava. Nos ingénieurs n'ont rien vu de plus sauvage. Puis, pour s'élever de Pirot jusqu'au plateau de Sophia, en franchissant un prolongement des Balkans, on l'aura dur, car les terrains sont mauvais. Dans la plaine de Sophia, la construction peut se faire en courant, et de là à Sarambey, terminus des chemins ottomans, la ligne a été à moitié faite par les Turcs, il y a dix ans. Quinze à seize mois suffiraient pour l'achever. En résumé, nous irons en mai 1884, par rail, jusqu'à Nich, en traversant toute la Serbie. Ensuite, si l'on commence sans tarder, un an plus tard à Salonique et deux ans après à Constantinople.» Je remerciai M. de Serres de ces détails si précis.—«L'achèvement de ces lignes, lui dis-je, sera pour l'Orient un événement capital. Ce sera le signal de sa transformation économique, qui est autrement importante que toutes les combinaisons politiques et qui, d'ailleurs, hâtera l'accomplissement de celle qui est imposée par la nature des choses, je veux dire par le développement de la race dominante. Votre réseau et l'Autriche-Hongrie en profiteront d'abord, mais bientôt l'Europe entière prendra sa part des avantages résultant de la civilisation et de l'enrichissement de la péninsule balkanique.
Je me rends chez M. de Kállay. Je me félicite de le voir, car on me dit de tous côtés que c'est l'un des hommes d'État les plus distingués de l'empire. Il est du plus pur sang magyare: il descend d'un des compagnons d'Arpad, entré en Hongrie à la fin du IXe siècle. Famille de bons administrateurs, car ils ont su conserver leur fortune: précédent précieux pour un ministre des finances. Jeune encore, Kállay se montre avide de tout savoir. Il travaille comme un privat-docent, apprend les langues slaves et orientales, traduit en magyar la Liberté, de Stuart Mill, et ainsi devient membre de l'Académie hongroise. Ayant échoué comme député aux élections de 1866, il est nommé consul général à Belgrade, où il reste huit ans. Son temps n'y est pas perdu pour la science. Il réunit les matériaux d'une histoire de la Serbie. En 1874, il est nommé député à la Diète hongroise, et prend place sur les bancs du parti conservateur, qui est devenu la gauche modérée actuelle. Il fonde un journal, le Kelet Népe (le peuple de l'Orient), où il trace le programme du rôle que la Hongrie doit jouer dans l'Europe orientale. Arrive la guerre turco-russe (1876), suivie de l'occupation de la Bosnie. On se rappelle que les Magyars manifestèrent alors de la façon la plus bruyante, leur sympathie pour les Turcs, et l'opposition attaqua l'occupation avec la dernière violence.
Les Hongrois y étaient passionnément hostiles, parce qu'ils y voyaient un accroissement du nombre des Slaves. Le parti gouvernemental lui-même n'osait pas appuyer ouvertement la politique Andrassy, tant il la sentait impopulaire. Alors Kállay se lève au sein de la Chambre pour la défendre. Il montre à son parti qu'il est insensé de se prononcer en faveur des Turcs. Il prouve clairement que l'occupation de la Bosnie s'impose en raison des convenances géographiques et même au point de vue hongrois; car elle sépare, comme un coin, la Serbie du Montenegro et empêche ainsi la formation d'un grand État jougo-slave, qui exercerait une attraction irrésistible sur les Croates de même langue et de même race. Il expose, en même temps, son idée favorite et parle de la mission commerciale et civilisatrice de la Hongrie en Orient. Cette attitude d'un homme connaissant à fond la péninsule des Balkans et toutes les questions qui s'y rattachent, irrita vivement son parti, qui resta quelque temps encore turcophile; mais elle fit une impression profonde en Hongrie et modifia le courant de l'opinion.
Le comte Andrassy le désigna comme représentant de l'Autriche au sein de la commission bulgare. Revenu à Vienne, Kállay est nommé chef de section au ministère des affaires étrangères et il publie son histoire de la Serbie en hongrois; elle est traduite en allemand et en serbe, et à Belgrade même on reconnaît que c'est la meilleure qui existe. Il fait paraître aussi une brochure importante en allemand et en hongrois sur les aspirations de la Russie en Orient depuis trois siècles. Sous le chancelier Haymerlé, il devient secrétaire d'État et son autorité grandit rapidement. M. de Szlavy, ancien ministre hongrois très capable, mais connaissant peu les pays transdanubiens, était ministre des finances de l'Empire et, comme tel, administrateur suprême de la Bosnie. L'occupation donnait de tristes résultats. Grandes dépenses; les impôts rentraient mal; l'argent, disait-on, restait collé aux doigts des employés, comme au temps des Turcs. De là déficit et mécontentement des deux Parlements trans- et cisleithans. M. de Szlavy donne sa démission. L'Empereur tient énormément à la Bosnie, en quoi il n'a pas tort; c'est son idée, sa chose à lui. Sous son règne, le Lombard Vénitien a été perdu et l'empire diminué. La Bosnie fait compensation, et avec ce grand avantage qu'elle peut être assimilée à la Croatie, et ainsi soudée au reste de l'État, ce qui, pour les provinces italiennes, était à jamais impossible. L'Empereur chercha donc l'homme qu'il fallait pour remettre en bonne voie les affaires de Bosnie. M. de Kállay était indiqué. Il fut nommé en remplacement de Szlavy. Aussitôt, il se rend dans les provinces occupées, dont il parle toutes les langues. Il s'entretient directement avec tous, catholiques, orthodoxes et mahométans. Il rassure les propriétaires turcs, inspire patience aux paysans, réforme les abus, chasse les voleurs du temple; réduit les dépenses et, par suite, le déficit. Travail énorme: curer les étables d'Augias dans un vilayet ottoman.
Il a procédé avec infiniment de tact et de ménagement, mais aussi avec une fermeté impitoyable. Pour faire marcher une montre, il n'y a rien de tel que d'en bien connaître tous les rouages. Récemment, on l'avertit qu'un nuage se forme du côté du Monténégro. On craint une nouvelle insurrection. Il part aussitôt; mais pour ne pas éveiller de défiance, il emmène sa femme. Celle-ci est aussi intelligente que belle et aussi brave qu'intelligente: qualité de race. Comtesse Bethlen, elle descend du héros de la Transylvanie, Bethlen Gabor. Leur voyage à travers la Bosnie est une idylle. Mais, tout en se promenant d'ovation en ovation, il met le pied sur la mèche qui allait mettre le feu aux poudres. Depuis lors, tout va, dit-on, de mieux en mieux là-bas. C'est ce que je compte aller vérifier sur place. En tout cas, le déficit a disparu; aujourd'hui, l'Empereur est enchanté, et chacun m'affirme que si l'on peut conserver la Bosnie, ce sera à M. de Kállay qu'on le devra et qu'un rôle prédominant lui est réservé dans la direction future de l'empire. Il rêve de grandes destinées pour la Hongrie, mais il n'est nullement «chauvin». Il est prudent, réfléchi et connaît les fondrières de la route. Ce n'est pas pour rien qu'il a couru les grands chemins de l'Orient. Je vais le trouver à ses bureaux, situés derrière l'hôtel Münsch, dans une petite rue et à un second étage. On y arrive par un escalier en bois, étroit et sombre. En le montant, je pensais aux magnificences du palais de la compagnie des chemins de fer, et j'aimais mieux ceci.
Je suis étonné de trouver M. de Kállay si jeune: il n'a que 43 ans. Le vieil empire était autrefois gouverné par des vieillards; il l'est aujourd'hui par des jeunes gens. C'est ce qui lui imprime cette allure vive et décidée. Les Hongrois tiennent les rènes et ils ont conservé dans leur sang l'ardeur des races primitives et la décision du cavalier. J'ai cru respirer partout en Autriche un air de renouveau. C'est comme une frondaison de printemps qui couronne un tronc séculaire. M. de Kállay me parle d'abord des Zadrugas, que je compte aller revoir et qu'il a lui-même beaucoup étudiées: «Depuis que vous avez publié votre livre sur la propriété primitive, me dit-il, très exact quand il a paru, de nombreux changements se sont faits. La famille patriarcale, assise sur son domaine collectif et inaliénable, disparaît rapidement. Je le regrette comme vous. Mais qu'y faire?» Il m'engage à pousser jusqu'en Bosnie. «On nous reproche, ajoute-t-il, de n'y avoir pas encore réglé la question agraire. Mais ce qui se passe en Irlande prouve combien les problèmes de ce genre sont difficiles à résoudre. En Bosnie, il se complique du conflit entre le droit musulman et nos législations occidentales. Il faut aller sur les lieux et étudier la situation de près, pour comprendre les embarras qui vous arrêtent à chaque pas. Ainsi, en vertu de la loi turque, l'État est propriétaire de toutes les forêts, et je tiens beaucoup à nos droits sur celles-ci, afin de pouvoir les préserver. Mais, d'autre part, les villageois revendiquent, d'après la coutume slave, un droit d'usage sur les forêts domaniales. S'ils n'y prenaient que le bois dont ils ont besoin, il n'y aurait point de mal, mais ils abattent les arbres sans nul ménagement; puis arrivent les chèvres, qui mangent les jeunes pousses et qui ainsi empêchent tout repeuplement. Ces maudites bêtes sont le fléau du pays. Partout où elles peuvent arriver, on ne trouve plus que des broussailles. Nous ferons une loi pour la conservation des massifs boisés, si essentiels dans une contrée aussi montagneuse; mais comment la faire respecter? Il faudrait une armée de gardes forestiers et des luttes partout et à tout moment. Ce qui manque à ce beau pays si favorisé par la nature, c'est une gentry, capable, comme celle de la Hongrie, de donner l'exemple du progrès agricole. Je ne vous citerai qu'un exemple. Dans ma jeunesse, on n'employait sur nos terres qu'une lourde charrue en bois, remontant à Triptolème. Après 1848, la corvée est abolie; la main-d'œuvre est renchérie; et nous devons cultiver nous-même. Alors nous avons fait venir les meilleures charrues de fer américaines, et maintenant elles sont en usage partout, même chez les paysans. En Bosnie, l'Autriche est appelée à remplir une grande mission, dont l'Europe entière profitera, plus que nous peut-être. Elle doit justifier l'occupation en civilisant le pays.
—«Quant à moi, répondis-je, j'ai toujours défendu, contre mes amis les libéraux anglais, la nécessité d'annexer la Bosnie et l'Herzégovine à la Dalmatie, et je l'ai démontrée à une époque où on n'en parlait guère[7]. Mais l'essentiel est de faire des chemins de fer et des routes reliant l'intérieur du pays aux ports de la côte. La ligne Serajevo-Mostar-Fort Opus est de première nécessité.—«Évidemment, reprend M. de Kállay: ma i danari, on ne peut tout faire en un jour. Nous venons de terminer la ligne Brod-Serajevo, ce qui vous permettra d'aller de Vienne au centre de la Bosnie par rail. Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine. C'est un des premiers bienfaits de l'occupation et ses résultats seront énormes.
«De toute nécessité, la côte dalmate doit être réunie à la Bosnie. Comme le disait un jour un guide monténégrin à Mme Muir Mackensie, la Dalmatie sans la Bosnie, c'est un visage sans tête, et la Bosnie sans la Dalmatie, c'est une tête sans visage. Faute de communications avec les districts qui s'étendent derrière eux, les ports dalmates, qui portent de si beaux noms, ne sont plus que des bourgs sans importance, complètement déchus de leur ancienne splendeur. Ainsi Raguse, jadis république indépendante, a 6,000 habitants, Zara 9,000, Sebeniko 6,000. Cattaro, situé au fond de la plus belle baie de l'Europe, où des bassins et des docks naturels se creusent de toutes parts, assez vastes pour recevoir la marine tout entière d'un puissant État, Cattaro est une bourgade qui a 2,078 habitants. Dans beaucoup de ces cités appauvries, des mendiants habitent les palais des anciens princes du commerce, et le lion de Saint-Marc ouvre encore ses ailes sur des bâtiments qui tombent en ruines. Cette côte, qui a le malheur de border une province turque, ne reprendra son antique prospérité que le jour où de bonnes routes relieront ses beaux ports au territoire fertile de l'intérieur, dont la plus détestable administration arrête l'essor.» (La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa, t. II, ch. 6. 1869.)
Je parle à M. de Kállay d'un discours qu'il vient de prononcer au sein de l'Académie de Pest, dont il est membre. Il y développe son idée favorite, que la Hongrie a une grande mission à remplir. Orientale par l'origine des Magyars, occidentale par les idées et les institutions, elle doit servir, d'intermédiaire et de lien entre l'Orient et l'Occident. Cette thèse a provoqué, dans tous les journaux allemands et slaves, un débordement d'attaques contre l'orgueil magyare: «Ils s'imaginent, ces Hongrois, que leur pays est le centre de l'univers, le monde tout entier: Ungarischer Globus. Qu'ils retournent dans leurs steppes, ces Asiatiques, ces Tartares, ces cousins des Turcs!» Parmi toutes ces violences, je note un mot qu'on emprunte à un livre du comte Zay: il peint bien cet ardent patriotisme des Hongrois, qui est leur honneur et leur force, mais qui, développant en eux un esprit de domination, les fait détester par les autres races. Ce mot, le voici: «Le Magyar aime son pays et sa nationalité plus que l'humanité, plus que la liberté, plus que lui-même, plus que Dieu, plus que son salut éternel.» La haute intelligence de M. de Kállay le préserve de ces exagérations du chauvinisme.—«On ne m'a pas compris me dit-il, et on n'a pas voulu me comprendre. Dans une société littéraire et scientifique, je n'ai nullement voulu faire de la politique. J'ai constaté simplement un fait indéniable. Placé au point de jonction d'une foule de races diverses et précisément parce que nous parlons un idiome non indo-germanique, asiatique si l'on veut, nous sommes obligés de connaître toutes les langues de l'Europe occidentale et en même temps, par ces réminiscences mystérieuses du sang, l'Orient nous est plus facilement accessible et compréhensible. Je l'ai remarqué bien des fois: je saisis mieux le sens d'un écrit oriental quand je le fais passer par le hongrois que quand je le lis dans une traduction allemande ou anglaise.»
Je ne m'arrête que deux jours à Vienne. Mes visites faites, je parcours le Ring. Quel prodigieux changement depuis l'époque où, en 1846, du haut des vieux remparts qui avaient soutenu le fameux siège de 1683, je voyais se dérouler tout autour, entre la petite cité, resserrée dans ses murs, et ses grands faubourgs, une vaste esplanade poudreuse, où chaque soir les régiments hongrois, avec leurs pantalons bleus collants, venaient faire l'exercice! On a respecté le Volksgarten, où Strauss jouait ses valses, et le temple grec, qui abrite le groupe de Canova. Sur l'esplanade, on a tracé un boulevard deux fois large comme ceux de Paris, on a réservé l'espace nécessaire pour construire des monuments publics et le reste des terrains, vendus à des prix énormes, a permis à la ville et à l'État d'y élever toute une suite de constructions splendides, deux magnifiques théâtres, un hôtel de ville style gothique qui coûtera cinquante millions, un palais pour l'université, deux musées, un palais pour l'empereur et une chambre du Parlement pour le Reichstag. Le Ring est bordé, en outre, de palais d'archiducs, d'hôtels, genre du Continental à Paris, et de maisons particulières avec une élévation d'étages, un relief des moulures, une opulence de décoration qui en font autant de monuments. Je ne connais rien de comparable au Ring dans aucune capitale. Tout cela a dû coûter plus d'un milliard! D'où est venu l'argent dans cette Autriche qui marche, dit-on, à la banqueroute?
L'État et la ville ont fait une splendide opération, puisqu'ils ont pu couvrir presque entièrement leurs dépenses avec le produit de la vente des terrains de l'esplanade; mais ceux qui ont acheté ces terrains ont dû les payer, ainsi que les bâtisses si coûteuses qu'ils y ont élevées. Les centaines de millions que représentent les bâtiments publics et les maisons particulières sont donc sorties de l'épargne du pays. C'est la preuve manifeste que, malgré des guerres malheureuses, malgré la perte du Lombard Vénitien, malgré le krach de 1873, malgré les difficultés intérieures et le déficit persistant d'année en année, l'Autriche s'est considérablement enrichie. L'État est toujours gueux, mais la nation accumule du capital, et celui-ci vient s'épanouir dans les magnificences du Ring. Comme aux bords du Rhin, c'est toujours l'effet de la machine. L'homme, se procurant plus facilement de quoi se nourrir et se vêtir, peut consacrer plus de ses revenus et de son travail à se loger, lui, ses plaisirs, ses arts, ses gouvernants et ses institutions.
Quoique je ne sois pas venu étudier la situation économique actuelle de l'Autriche, l'impression que j'en reçois est très favorable. Sans me laisser éblouir par les splendeurs de Vienne, que je regrette plutôt, parce qu'elles sont un symptôme de centralisation sociale et de concentration de la richesse, je constate que l'agriculture et l'industrie ont fait de grands progrès. Quant à la situation extérieure, elle paraît excellente. L'Autriche est le pivot des combinaisons de la politique européenne. Certes, M. de Bismarck mène le jeu, haut la main; mais l'alliance autrichienne est son principal atout.
L'Autriche a besoin de l'appui de l'Allemagne; mais l'Allemagne a encore bien plus besoin de celui de l'Autriche, parce que l'empire des Hohenzollern, nouvellement constitué, a sur les flancs un ennemi certain à l'Occident et un ennemi possible à l'Orient. Adossé à l'Autriche, il est de force à faire face des deux côtés à la fois; il ne sera donc pas attaqué. Mais c'est à condition que l'Autriche lui reste fidèle.
A l'intérieur, l'Autriche dérive manifestement vers la forme fédérative. Mais loin d'y voir, comme les Autrichiens allemands, un mal et un danger, je suis persuadé que c'est un bien et pour l'empire lui-même et pour l'Europe.
Les nationalités en Hongrie, en Bohême, en Croatie, en Galicie ont pris tant de force et de vie qu'on ne peut plus désormais ni les anéantir, ni les fusionner. Impossible même de les comprimer, à moins de supprimer toute liberté, toute autonomie et de les écraser sous un joug de fer. Quand les nationalités étaient endormies dans un sommeil léthargique, comme la Belle-au-bois-dormant, sous Marie-Thérèse et sous Metternich, un gouvernement paternel et doux pouvait préparer insensiblement les voies à un régime plus unitaire. Aujourd'hui, rien de pareil n'est plus possible. Tout essai de centralisation rencontrerait des résistances furieuses, désespérées, et, pour les briser, il faudrait recourir à un despotisme si impitoyable que, par les haines qu'il susciterait, il mettrait en péril l'existence même de l'empire. Ainsi la liberté mène nécessairement au fédéralisme. Il faut donc y applaudir.
C'est d'ailleurs, théoriquement, le meilleur des régimes. Nous le rencontrons, au début, parmi les peuples libres, en Grèce et en Germanie, par exemple, et aujourd'hui chez les nations les plus libres et les plus démocratiques, aux États-Unis et en Suisse. Cette forme de gouvernement permet de constituer un État immense, et même indéfiniment extensible, par l'union des forces, viribus unitis, ainsi que le dit la devise de l'Autriche, sans sacrifier l'originalité spéciale, la vie propre, la spontanéité locale des provinces qui composent la nation. Aujourd'hui déjà, les esprits les plus clairvoyants en Espagne surtout, en Italie et même en France, demandent qu'une grande partie des attributions du pouvoir central soit restituée aux provinces. Que de grands et nobles exemples ont donné au monde les Provinces-Unies des Pays-Bas! Quel développement commercial! Quelle condition heureuse des citoyens! Dans l'histoire, quel rôle considérable et hors de toute proportion avec l'étendue du territoire ou le chiffre de la population! Quel contraste affligeant entre l'Espagne, fédérale avant Charles V, Philippe II, et l'Espagne centralisée du XVe et du XVIIe siècle! Pour se défendre, l'Autriche fédéralisée ne perdra rien de sa puissance, tant que l'armée restera unifiée sous le commandement du chef de l'État. Mais le gouvernement sera moins prompt à se lancer dans une politique d'agression, parce qu'il devra tenir compte des tendances des différentes nationalités qui apporteront dans l'appréciation des questions extérieures des vues différentes et parfois opposées. Les progrès du fédéralisme en Autriche auront ainsi pour résultat d'accroître les garanties de la paix.
Le régime monétaire en Autriche ne s'est guère amélioré. Partout l'instrument des échanges est composé de billets dépréciés d'environ 20 p. c., avec des coupures ridiculement minimes, même pour la monnaie d'appoint. J'aurais voulu m'entretenir de cette importante question avec le savant professeur de géologie de l'université de Vienne, M. Sueiss, qui a écrit un livre très remarquable sur l'avenir de l'or: Die Zukunft des Goldes. A mon grand regret, j'apprends qu'il est absent. J'expose à un financier autrichien qu'il dépend de son pays de mettre un terme à la contraction monétaire qui partout amène la baisse des prix et contribue ainsi à rendre plus intense la crise économique, tout en ramenant au pair l'agent de la circulation en Autriche, qui est l'argent. Que faudrait-il pour restituer à ce métal sa valeur ancienne, soit 60 7/8 pence l'once anglaise ou 200 francs le kilogramme à 9/10 de fin? Il suffirait que les hôtels des monnaies des États-Unis, de la France et de l'Allemagne accordent la frappe libre aux deux métaux précieux avec le rapport légal de 1 à 15-1/2. L'Amérique, la France, l'Espagne, l'Italie, la Hollande sont prêtes à signer une convention monétaire sur ces bases, si l'Allemagne consent à y adhérer. Tout donc dépend des résolutions du chancelier de l'Empire allemand. Si l'Autriche peut entraîner dans cette voie M. de Bismarck au moyen de quelques concessions douanières et en entrant elle-même dans l'union bimétallique, elle en retirerait des avantages incalculables. En s'approvisionnant d'argent, elle pourrait facilement substituer une circulation métallique à sa circulation fiduciaire dépréciée. Elle n'aurait plus alors à payer la prime considérable et croissante sur l'or, qu'elle doit subir pour l'intérêt des emprunts stipulés en or. Avec l'argent, ramené à son prix ancien, elle se procurerait l'or sans perte aucune. Elle aurait accompli ainsi, sans bourse délier, la reconstitution de sa circulation, que l'Italie n'a obtenue qu'à grands frais.
Je pars à 7 h. 15 du soir pour Essek sur la Drave, par la Südbahn; mais je me leste d'abord, à l'hôtel Münsch, d'un bon dîner à la viennoise que je recommande à ceux qui ont des goûts simples: Potage aux écrevisses de Laybach, garnirtes Rindfleisch mit Sauce, c'est-à-dire du bœuf bouilli, mais exquis, incomparablement supérieur à ce que l'on mange ailleurs sous ce nom,-—garni de légumes variés, avec une sauce blanche, crème vinaigrée au raifort; gebackenes Huhn, poulet frit comme des beignets; tourte de pâte brisée avec fraises fraîches des montagnes; le tout arrosé de bière de Vienne et d'une demi Villanyer Auslese.
En partant, j'admire les dispositions de la gare de la Südbahn. Tout y est simple, mais ample et commode. C'est une grande facilité d'y trouver, comme partout de l'autre côté du Rhin, un restaurant où l'on entre librement sans billet. Dans la voiture où je prends place, la moitié des voyageurs sont des officiers qui retournent dans leurs garnisons; on s'aperçoit que l'Autriche est toujours un État militaire. Ils offrent un échantillon curieux des différentes races de l'empire: il s'y trouve un Allemand de Vienne, un Tyrolien de Meran, un Hongrois, un Polonais de la Galicie et un Tchèque. Je l'apprends par leur conversation, car ils se le disent en allemand, qui est l'idiome commun. L'officier tchèque se rend à Sarajevo. Il me raconte qu'on envoie de préférence en Bosnie des employés et des officiers parlant un dialecte slave qui leur permet de se faire comprendre des habitants. J'espérais obtenir quelques détails sur mon voyage, mais il est de la catégorie des voyageurs no, no, comme les appelle Töpffer, c'est-à-dire des non communicatifs et des bourrus.
A Neustadt, le train quitte la ligne du Sömering, pour s'engager sur celle qui se dirige vers Agram et vers la Save. Nous passons au sud du grand lac Balaton. J'en avais autrefois visité la partie nord pendant un séjour que je fis au château de Palota, chez le comte Waldstein, président de l'Académie des beaux-arts de Pesth et descendant du grand Wallenstein. Il est mort depuis. Je me réveille aux environs de Kanisza. L'aspect du paysage me fait comprendre que je suis en Hongrie. Dans de vastes prairies, parsemées de vieux chênes et qui ont l'air d'un beau parc négligé, se promène un troupeau de deux à trois cents chevaux. Des gardiens à cheval les surveillent. Des acacias bordent les champs et les routes. Les habitations rurales ne sont plus dispersées au milieu des terres cultivées, comme entre Linz et Vienne. Elles forment un «aggloméré». Ce village est constitué d'après ce que les économistes allemands appellent le Dorf-system. Les toits sont en chaume, au lieu d'être en tuiles plates ou en écailles de bois. Les maisons ont leur pignon antérieur vers la rue et la façade avec la porte vers la cour. Cette façade est précédée d'une vérandah que soutiennent des colonnettes en bois. Derrière la demeure viennent les dépendances et, au fond de la cour, les étables. Un grillage en bois ou parfois une haie de branches mortes sépare l'enclos du grand chemin, qui est extrêmement large. Des poules, des canards, des oies, des porcs et des veaux vaguent dans cette cour. J'en conclus que le cultivateur hongrois peut encore mettre la poule au pot et qu'il n'en est pas réduit à une nourriture exclusivement végétale, comme la plupart des paysans italiens et flamands. La terre, divisée en très longues bandes de 30 à 40 mètres de largeur, est emblavée en seigle, en froment et en pommes de terre. Pas de mauvaises herbes dans les récoltes; tout a été bien sarclé. Pour le pays, c'est de la petite culture, exécutée par le cultivateur propriétaire.
Voici un tableau de Rosa Bonheur. Six charrues, attelées chacune de quatre bœufs blanc rosé, avec d'énormes cornes, comme ceux de la campagne romaine, retournent une belle terre luisante, qui fume au soleil du matin. Les laboureurs portent une toque noire en feutre, à bords retroussés, une chemise blanche prise dans un pantalon flottant, à si larges plis qu'on dirait un jupon, et de grandes bottes. L'homme qui les surveille a mis au-dessus de ce costume une houppelande brune, brodée de soutaches rouge et noir et doublée de peau de mouton. Voilà de la grande culture. Elle est bien conduite ou la terre est excellente, car les froments sont magnifiques, bien droits, serrés, plus hauts que la ceinture et avec des feuilles d'un vert intense. Les seigles sont si forts qu'ils ont versé. Près des maisons, je vois la grange à maïs, particulière à tout l'Orient danubien. On dirait un colossal panier en lattes tressées à clairevoie. Cela est long de quatre à six mètres, suivant l'importance de l'exploitation, large de deux, couvert d'un toit de chaume et supporté par quatre ou six pieux à un mètre de terre. Les épis de maïs y sont accumulés, à l'abri des mulots et des porcs, et ils y sèchent parfaitement, parce que le vent passe librement à travers les interstices du clayonnage. La siccité complète du maïs prévient la pellagra, qui est occasionnée, croit-on, dans le Lombard-Vénitien, par la farine du maïs humide. Cette maladie est inconnue ici.
Après Kanisza, nous longeons la Drave, qui est déjà un grand fleuve. Il est vrai qu'il vient de loin; car il a ses sources dans le pays des Dolomites et dans les glaciers du Grossglockner, le plus haut sommet du Tyrol, que j'ai visité autrefois en allant à Gastein. Depuis Franzenstein, dans le Tyrol, point de jonction avec la ligne du Brenner, jusqu'à son confluent avec le Danube, près d'Essek, une ligne ferrée non interrompue suit son cours. L'aspect de ses bords montre que la Drave est encore à l'état de nature. Elle déplace son lit; elle forme des îles; d'un côté, elle ronge la berge argileuse, coupée à pic; de l'autre, elle dépose des relais et des bancs. Rien n'a été fait pour améliorer la navigation. Les saules qui croissent sur ses rives sont le seul obstacle qui s'oppose à ses déplacements. Quelle différence avec le Rhin, si parfaitement canalisé! Il est vrai qu'ici la population est trop peu dense pour exécuter les travaux d'art et pour en profiter.
A Zakany, un pont est jeté sur le fleuve, mais c'est pour livrer passage à l'embranchement qui, d'ici, se dirige sur Agram; partout ailleurs, on traverse en ponton. A Barcs, la gare est encombrée d'immenses tas de douves superposées. Elles viennent des forêts de la Croatie, et beaucoup vont à Marseille, par la voie de Fiume et de Trieste. L'exploitation des bois est une des richesses de ces pays-ci; mais on la gaspille effroyablement. Entre Agram et Sissek, on passe par une superbe forêt. J'y ai vu, le long de la voie ferrée, de gros chênes abandonnés à la pourriture, parce que les fibres un peu tordues ne permettaient, pas de fendre l'arbre de façon à le débiter, en douves. Comme matériaux de construction, ils ne valaient pas le transport. N'est-ce pas étrange, quand on songe combien le chêne est devenu rare et cher dans notre Occident? Presque tous ceux qui ont acheté des forêts en Hongrie et en Moravie, se sont laissé entraîner par la beauté des arbres. Ils ont mal calculé les frais d'abatage et de transport, qui s'élèvent très haut quand on opère en grand, et ils ont perdu de l'argent. Lors de mon précédent voyage en Hongrie, le comte Waldstein me faisait parcourir une forêt magnifique qui lui appartenait. J'admirais des chênes d'une prodigieuse venue qui chez nous auraient valu trois à quatre cents francs.-—«Mais ceci représente une fortune princière, m'écriai-je.—-«Voulez-vous accepter ma forêt, me dit-il, je vous en fais hommage.-—Quelle plaisanterie!
-—Nullement, vous me rendrez service. Voilà cinq ans que je n'ai rien pu vendre et j'ai à payer les impôts, qui, vous le savez, ne sont pas légers chez nous.»
Un des voyageurs de mon compartiment m'apprend qu'un de mes compatriotes, M. Charles Lamarche, exploite de grandes forêts en Croatie. Je lui souhaite bonne chance, mais dans l'intérêt du pays, il vaudrait mieux conserver ces bois jusqu'au moment où la population accrue pourra les employer sur place. La dévastation des massifs de sapins que j'ai vu se poursuivre avec fureur en Suède et en Norvège n'est pas moins lamentable. L'homme, aiguillonné par la fièvre de l'industrie, dévore sa planète par les deux bouts: destruction des forêts, destruction du charbon. Je pense à l'effrayant poème de Byron: Darkness. La terre est plongée dans les ténèbres. Les peuples, pour se réchauffer, ont tout brûlé, même la charpente de leurs demeures. Deux êtres humains survivent seuls; ils aperçoivent un brasier près de s'éteindre; ils s'approchent, ils se reconnaissent; ce sont deux ennemis mortels; ils se battent et s'égorgent. Ainsi finit une race exécrable. Le fait est que si les hommes continuent à pulluler et à détruire en même temps les sources naturelles de la richesse, nous en reviendrons au régime alimentaire de nos ancêtres préhistoriques, au cannibalisme.
Après Barcs, nous quittons la Drave, que nous retrouverons à Essek. La voie ferrée doit franchir une crête avant de descendre dans la plaine de Fünfkirchen. Cette crête est formée de collines sablonneuses, où poussent de maigres bouleaux. On y a fait des plantations de pins sylvestres qui viennent mal. Le sol est très maigre; par moments il n'offre plus que des dunes de sable mouvant. La végétation est celle de nos landes, sauf qu'il y manque la bruyère que j'ai rencontrée partout, dans des terrains semblables, depuis le Portugal jusqu'en Danemark. Cette absence de la bruyère est remarquable dans le paysage de l'Europe sud-orientale. Je ne l'ai vue nulle part dans les terrains vagues, où elle aurait abondé ailleurs.
Après Szigetvar, la ligne ferrée descend en plaine. Plus loin, apparaît Fünfkirchen (cinq églises), en hongrois Pecs. La plupart des localités ont ici, comme en Transylvanie, trois noms: l'un allemand, l'autre slave, le troisième hongrois, lequel est le nom officiel. Ceci donne aussi lieu à des querelles entre les races. Le chemin de fer est exploité par les Hongrois. Il s'ensuit que dans les gares les inscriptions sont en magyare. Mais quand on arrive sur un territoire où les Slaves sont en majorité, ils réclament l'emploi de leur langue. Parfois, les indications et les noms sont dans les deux idiomes; mais si alors le hongrois est placé au-dessus, c'est une usurpation, une preuve nouvelle de l'esprit dominateur et tyrannique des Magyars! Le mieux serait d'employer les trois langues en mettant les mots sur la même ligne. Seulement l'allemand est proscrit ici: c'est l'ennemi des deux autres races. Cette question des inscriptions, qui nous paraît futile, échauffe tellement la bile des populations de ces régions-ci, qu'elle provoque des troubles et des insurrections, comme on l'a vu récemment à Agram, à propos des écussons hongrois placés sur les monuments publics. Il a fallu les enlever. Il est vrai qu'une allumette tombant à terre s'éteint aussitôt, qui, dans une poudrière, produit une explosion. L'hostilité des races est la matière explosible.
Fünfkirchen est une jolie ville dans une situation charmante. Au XVe siècle sous la dynastie angevine, elle a été un centre de culture littéraire et artistique. Les clochers de ses églises, qui lui ont valu son nom, Cinq Églises, se détachent sur de gracieuses collines couvertes de vignobles et de maisons blanches. Au second plan s'élèvent des montagnes bien boisées. Les routes sont agréablement plantées de peupliers, de tilleuls et d'acacias. De bonnes habitations, très bien entretenues, sont éparpillées au milieu de cultures fort soignées. Beaucoup de champs sont emblavés en maïs, qui sort de terre. A Villany, arrêt: collines calcaires assez nues, mais où poussent des vignes donnant un vin excellent et renommé. D'ici part un embranchement du chemin de fer vers Mohacs, sur le Danube. Mohacs! nom lugubre; le Waterloo de la Hongrie. C'est à Mohacs que les Turcs brisèrent définitivement la résistance héroïque des Magyars. Deux archevèques, cinq évêques, cinq cents magnats et trente mille combattants périrent. Le 29 août 1526 est un anniversaire de deuil pour tout bon patriote hongrois. Car la civilisation nationale, si remarquable déjà sous les princes angevins (1301 à 1380) et sous Mathias (1457 à 1490), disparut sous le régime abrutissant des Turcs. Malheureuse destinée de tous ces pays Cis- et Transdanubiens! Au moyen âge, ils marchaient presque du même pas que nous. Ils avaient une culture intellectuelle, un art, une architecture. Les Ottomans les subjuguent: les voilà replongés dans la barbarie pour trois ou quatre siècles. Aujourd'hui qu'ils sont affranchis, il faut qu'ils remontent au niveau qu'ils avaient atteint déjà avant l'ère moderne. Entre cette date de 1526 et celle du siège de Vienne 1683, les Turcs se maintinrent à l'apogée de leur puissance. Puis vient la chute rapide, ininterrompue jusqu'à nos jours. Les vainqueurs de Mohacs, qui, il y a seulement deux siècles, ont failli prendre Vienne et inonder l'Autriche et la Pologne, sont acculés aujourd'hui dans Constantinople.
Près d'Essek, la voie se rapproche de la Drave, qu'elle franchit sur un grand pont de fer. La rivière, arrivée ici près de son confluent avec le Danube, a tout l'aspect du bas Mississipi. Entre les deux grands cours d'eau s'étend une vaste plaine, à moitié noyée, coupée de marais et de «bayous». Dans les crues, cela forme une mer. En ce moment, l'herbe y est d'un vert intense, relevé par les fleurettes roses du flos cuculi et par les grands pétales jaunes des iris. Les maisons blanches d'Essek et les murs jaunes de sa forteresse s'enlèvent sur le ciel d'un bleu cru. De grands troupeaux de cochons et de chevaux errent en liberté dans ces pâturages, qui se perdent, à l'horizon lointain, dans la brume bleuâtre, que le soleil de juin pompe des eaux partout épandues. C'est à Essek que je dois trouver la voiture de l'évêque Strossmayer, qui me conduira à Djakovo.