La Péninsule Des Balkans — Tome I: Vienne, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie, Roumélie, Turquie, Roumanie
CHAPITRE III.
L'ÉVÊQUE STROSSMAYER.
Ainsi que je l'ai dit, l'un des buts de mon voyage est d'étudier à nouveau ces formes curieuses de propriété primitive, les communautés de famille ou zadrugas, qui se sont conservées parmi les Slaves méridionaux, et que j'ai décrites en détail dans mon livre sur la Propriété primitive. Je les avais visitées avec soin il y a quinze ans; mais on m'a dit qu'elles disparaissent rapidement et qu'il faut se hâter si l'on veut voir encore en vie cette constitution si intéressante de la famille antique, qui était universelle autrefois et qui, même en France, a duré jusqu'au XVIIIe siècle. L'illustre évêque de Djakovo, Mgr Strossmayer, a bien voulu m'engager à venir visiter les zadrugas de son domaine, et je me rends à son aimable invitation.
I
En descendant du train, je vois s'avancer vers moi un jeune prêtre, suivi d'un superbe hussard, à moustache retroussée, pantalon collant brun, couvert de soutache rouge et noir, et dolman à brandebourgs de mêmes couleurs. L'abbé est l'un des secrétaires de l'évêque Strossmayer, dont il m'apporte une lettre de bienvenue. «Donnez-moi votre bulletin, me dit-il, mon pandour soignera vos bagages.—Mais, lui répondis-je, je n'ai d'autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je porte à la main. C'est le vrai moyen de n'en jamais être séparé. Vous devez m'approuver de suivre à la lettre la devise du philosophe: Omnia mecum porto.»-—Sur un signe de l'abbé, le pandour s'approche respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend mes effets. Je rapporte ce menu détail, parce qu'il me rappelle un mot de M. de Lesseps. Il y a trois ans, M. de Lesseps était venu à Liège nous parler du canal de Panama. J'étais délégué pour le recevoir à la gare. Deux jours avant, il avait parlé à Gand. Dans l'intervalle, il avait couru à Londres et il en revenait de son pied léger. Il descend de voiture, portant une valise et un gros paletot, quoiqu'on fût en juillet. «Veuillez monter en voiture, lui dis-je; j'aurai soin de vos bagages.—Mais je n'en ai jamais plus que je n'en puis porter moi-même, répond-il. L'an dernier, votre roi, que j'aime et que je vénère, m'invite à loger au palais de Bruxelles. Il envoie à ma rencontre un officier d'ordonnance, une voiture de la cour et un fourgon. Après m'avoir salué, l'aide de camp m'indique la voiture de service pour mes gens et mes bagages. Je lui dis: «Mes gens, je n'en ai pas, et quant à mes bagages, les voilà. Je les porte à la main.» L'officier parut surpris, mais le roi m'aurait compris.» Domestiques et grosses malles sont des impedimenta. Moins une armée en traîne à sa suite, mieux elle fait la guerre. Il en est de même du voyageur.
Ce prêtre accompagné de ses pandours, c'est bien l'image de la Hongrie d'autrefois, où magnats et évêques entretenaient une véritable armée de serviteurs, qui les gardaient en temps de paix, et qui, en temps de guerre, montaient à cheval avec leurs maîtres; c'étaient là ces fameux hussards qui ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse: Moriamur pro rege nostro, et qui, en 1848, auraient détrôné ses descendants sans l'intervention de la Russie. A la sortie de la gare, une légère Victoria découverte nous attend. L'attelage est de toute beauté: quatre chevaux gris pommelé, de la race de Lipitça, c'est-à-dire de ce haras impérial situé près de Trieste, en plein Karst, dans cette région étrange, toute couverte de grandes pierres calcaires qui, éparpillées au hasard, ressemblent aux ruines d'un édifice cyclopéen. De sang arabe, mais avec adjonction de sang anglais pour leur donner de la taille, les chevaux s'y fortifient les poumons à respirer un air sec, qui devient très âpre quand souffle la bora, et les jarrets à gravir les rochers et les pentes. On les recherche pour les officiers de cavalerie. Nos quatre jeunes étalons sont ravissants; la croupe droite, la queue bien détachée, les jambes sèches et très fines, le paturon haut et flexible, la tête petite, avec de grands yeux pleins de feu. Ils sont doux comme des agneaux et complètement immobiles. Mais dès qu'ils voient qu'on se prépare à partir, leurs naseaux s'ouvrent, leur sang s'agite, ils piaffent, ils bondissent en avant, et le pandour les contient avec peine, reproduisant exactement le groupe des chevaux de Castor et de Pollux sur la place du Quirinal. Nous partons, et les nobles bêtes s'élancent, joyeuses de faire emploi de leur force et de leur jeunesse. «Je crains, dis-je à l'abbé, que la traite ne soit un peu longue.»-—Nullement, me répond-il, d'Essek à Djakovo il y a environ 36 de vos kilomètres, il nous faudra deux heures et demie.» L'allure des chevaux hongrois m'a toujours frappé. Chez nous un bon cheval part plein d'ardeur; mais, au bout de 10 à 12 kilomètres, il se met volontiers au pas pour reprendre haleine, et les cochers, au besoin, l'y contraignent. Ici, l'allure naturelle du cheval attelé est le trot; il ne lui semble pas qu'il puisse aller au pas; quand il y est forcé, parce que le chemin est trop mauvais, il se sent humilié, il rechigne et parfois ne veut plus avancer. Même les maigres haridelles des paysans pauvres trottent toujours. L'une des causes m'en paraît être l'habitude, qui est générale dans les pays danubiens, de laisser courir le jeune poulain derrière la mère, dès que celle-ci est de nouveau attelée. Précisément en sortant d'Essek, où ç'a été jour de marché, la route est couverte de voitures retournant dans les villages voisins, et beaucoup d'entre elles sont accompagnées de poulains qui trottent allègrement à la suite, en faisant des bonds de chevreaux. Ils prennent ainsi les poumons et l'allure de leurs parents. L'hérédité confirme l'aptitude.
La charrette des paysans de toute la région sud orientale de l'Europe est la même, depuis la Leitha jusqu'à la mer Noire, et je l'ai retrouvée jusqu'au milieu de la Russie. Elle apparaît déjà dans les bas-reliefs antiques. Rien de plus simple et de mieux en rapport avec les conditions du pays. Deux larges planches forment le fond de la caisse. Elle est garnie de chaque côté d'une sorte d'échelle, qui est retenue en place par des pièces de bois coudées, fixées sur les essieux à l'extérieur des longs moyeux des roues, de façon à empêcher absolument que celles-ci s'échappent. Pas de bancs: on s'assied sur des bottes de foin ou de fourrage vert, dont une partie est destinée à l'attelage. Tout est en bois. En Hongrie, l'essieu est en fer, mais dans certaines parties de la Russie et des Balkans, il est également en bois. Les roues sont hautes et fines, et la charrette pèse si peu qu'un enfant la met en mouvement et qu'un homme la porte sur son dos. Pour ramener les récoltes, on en a parfois qui sont un peu plus grandes et plus solides; toutefois, le type n'est pas modifié.
La route sur laquelle nous roulons est très large. Quoique le milieu soit macadamisé, les paysans et même notre cocher préfèrent rouler sur les accotements; c'est qu'ici, l'été, l'argile, tassée et durcie par les pieds des chevaux, devient comme de l'asphalte. Le pays que nous traversons est plat et parfaitement cultivé. Les froments sont les plus beaux que l'on puisse voir; ils ont des feuilles larges comme des roseaux. Ce qui n'est pas emblavé en céréales, blé ou avoine, est occupé par des maïs ou par la jachère; pas de fermes éparpillées dans les campagnes. Les maisons des cultivateurs sont groupées dans les villages. C'est le Dorf-system, comme disent les économistes allemands. Ce groupement a deux causes: d'abord la nécessité de se réunir pour se défendre; en second lieu, l'usage ancien de répartir périodiquement le territoire collectif de la commune entre ses habitants. Si, dans certains pays, comme en Angleterre, en Hollande, en Belgique, dans le nord de la France, les bâtiments d'exploitation sont placés au milieu des champs qui en dépendent, c'est que la propriété privée et la sécurité y existent depuis longtemps.
L'élégant attelage qui nous entraîne rapidement me rappelle un mot que l'on m'a conté précédemment à Pest et qui peint la Hongrie d'autrefois. Un évêque passait le Danube sur le pont de bateaux qui conduit à Bude, royalement étendu dans un beau carrosse attelé de six chevaux. C'était un comte Batthiany. Un député libéral lui crie: «Monseigneur, vous semblez oublier que vos prédécesseurs les apôtres et Jésus votre maître allaient pieds nus.—Vous avez raison, réplique le comte, comme évêque j'irais certainement à pied; mais comme magnat hongrois, six chevaux est le moins que je puisse atteler, et malheureusement l'évêque ne peut fausser compagnie au magnat.»
J'imagine que Mgr Strossmayer donnerait une meilleure raison. Il dirait qu'il exploite en régie les terres du domaine épiscopal; qu'il y a établi un haras dont il vend les produits; qu'il contribue ainsi à améliorer la race chevaline et qu'il augmente la richesse du pays, ce qui est de tous points conforme aux prescriptions économiques les plus élémentaires. Élevant beaucoup de chevaux, il faut bien qu'on, les promène et qu'on les dresse. Je ne m'en plains pas, car c'est plaisir de voir trotter ces charmantes bêtes, toujours gaies, heureuses de courir d'une allure de plus en plus relevée, à mesure qu'elles approchent de leur écurie.
Nous nous arrêtons quelques moments au village de Siroko-Polje, où l'abbé désire voir sa mère. Nous entrons chez elle. Veuve d'un simple cultivateur, elle occupe une maison de paysan un peu mieux soignée que les autres. A la différence des villages hongrois, les maisons présentent du côté de la route, non leur pignon, mais la face antérieure dans le sens de la longueur. La façade, avec la vérandah sur colonnettes de bois, regarde la cour, où erre la collection habituelle des divers volatiles. Toutes les habitations du village sont, comme celles-ci, plafonnées et récemment blanchies à la chaux, de sorte qu'on ne peut voir si elles sont construites en briques d'argile séchée ou en torchis. Elles sont toujours posées sur un soubassement en pierres. La chambre où la veuve nous reçoit est le salon et en même temps la chambre à coucher des hôtes étrangers. Sur les murs soigneusement blanchis, des gravures enluminées représentent des saints et des épisodes bibliques. Aux fenêtres des rideaux de mousseline; deux grands lits avec force matelas, recouverts d'une grosse courtepointe d'ouate capitonnée en indienne à ramages rouge et noir; sur la table un tapis de lin brodé de dessins en laine de couleurs très vives; un grand sopha et quelques chaises en bois, voilà le mobilier. La veuve ne porte plus le costume pittoresque du pays, mais une jaquette et un jupon en cotonnade violette, comme les femmes de la campagne dans la France du Nord. Elle ne parle que le croate et pas l'allemand. Je l'interroge, par l'entremise de son fils, sur les zadrugas.
«Dans ma jeunesse, dit-elle, la plupart des familles restaient unies et cultivaient en commun le domaine patrimonial. On se soutenait, on s'entr'aidait. L'un des fils était-il appelé à l'armée, les autres travaillaient pour lui, et comme il savait que la place à la table commune l'attendait toujours, il y revenait le plus tôt possible. Aujourd'hui, quand la zadruga est détruite et que nos jeunes gens partent, ils restent dans les grands villes. Le foyer, avec ses veillées en commun, avec ses chansons et ses fêtes, ne les rappelle plus. Les petits ménages, qui vivent seuls, ne peuvent pas résister à une maladie, à une mauvaise année, maintenant surtout que les impôts sont si lourds. Arrive un accident, ils s'endettent et les voilà dans la misère. Ce sont les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et sages institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des étoffes, des souliers qui sont apportés par les colporteurs; pour en acheter, il leur faut de l'argent; elles se fâchent si le mari, travaillant pour la communauté, fait plus que les autres. S'il gardait tout pour lui, nous serions plus riches, pense-t-elle. De là des comptes, des reproches, des querelles. La vie de famille devient un enfer; on se sépare. Il faut alors pour chacun un feu, une marmite, une cour, un gardien pour les animaux. Puis, les soirs d'hiver, c'est l'isolement. Le mari s'ennuie et commence à aller au cabaret. La femme, laissée seule, se dérange aussi parfois. Et puis, monsieur, si vous saviez quelles saletés les marchands nous vendent si cher! De laids bijoux en verre de couleur et en cuivre doré, qui ne valent pas deux kreutzers, tandis que les colliers de pièces d'or et d'argent, que nous portions autrefois, conservaient leur valeur et nous allaient beaucoup mieux. A force d'épargner, les jeunes filles de mon temps, avec le produit de leurs broderies et des tapis qu'elles faisaient, arrivaient à se former une belle dot en sequins et en thalers de Marie-Thérèse, qu'elles portaient sur la tête, au cou, à la ceinture et qui reluisaient au soleil, de sorte que les maris ne manquaient pas à celles qui étaient adroites, laborieuses et économes. Au lieu de nos bonnes et solides chemises en grosse toile inusable, si jolies à voir, avec leurs broderies de laine bleue, rouge et noire, on nous apporte maintenant des chemises de coton, fines, glacées, brillantes comme de la soie, mais qui sont en trous et en loques après deux lavages. Vous connaissez notre chaussure nationale, l'opanka: un solide morceau de cuir de buffle, bien épais, rattaché au pied par des courroies de cuir lacées; nous la faisons nous-mêmes; cela tient au pied et dure longtemps. Nos jeunesses commencent à porter des bottines de Vienne; on sort, il pleut, notre terre alors devient tenace comme du mortier; les bottines y restent ou sont perdues. Au-dessus de nos chemises, le dimanche ou l'hiver, nous portons une veste en grosse laine ou en peau de mouton, toison en dedans, que nous ornons de dessins faits de petits morceaux de cuir de couleurs très voyantes, piqués à l'aiguille, avec des fils d'argent ou d'or. Rien ne me paraît plus beau, et cela passe d'une génération à l'autre. Aujourd'hui, celles qui veulent faire les fières et imiter les Autrichiennes portent du coton, de la soie ou du velours, des articles de pacotille, que le soleil déteint, que la pluie défraîchit et que le moindre usage troue aux coudes et dans le dos. Tout cela paraît bon marché, car, pour faire un de nos vêtements, il fallait travailler des mois et des mois. Mais je prétends que cela coûte très cher, car l'argent sort de nos poches et les objets, à peine achetés, sont déjà usés. Et puis nos soirées d'hiver, qu'en fera-t-on à l'avenir? Se tourner les pouces et cracher dans le foyer! Et nos anciennes chansons, qu'on chantait dans les veillées en travaillant toutes ensemble, autour d'un grand feu, elles seront oubliées; déjà les enfants, qui en apprennent d'autres à l'école, les trouvent bêtes et n'en veulent plus. Les savants comme vous, monsieur, disent que tout va de mieux en mieux. Moi, je ne suis qu'une ignorante; seulement je vois ce que je vois. Il y a maintenant dans nos villages des pauvres, des ivrognes et de mauvaises femmes, ce qu'on ne connaissait pas jadis. Nous payons deux fois plus d'impôts qu'autrefois, et cependant nos vaches ne donnent toujours qu'un veau et la tige de maïs qu'un ou deux épis. M'est avis que tout va de mal en pis.
—Mais, lui dis-je, vous-même, vous portez le costume étranger que vous blâmez avec tant de raison.
—C'est vrai, monsieur, mais quand on a la joie et l'honneur d'avoir un fils prêtre, il faut bien renoncer à s'habiller comme une paysanne.» Après que nous eûmes pris une rasade d'un petit vin rose et douceâtre, que l'aimable vieille femme récoltait dans sa vigne et qu'elle nous offrit de bon cœur, nous remontâmes en voiture, et je dis à l'abbé: «Votre mère a raison. Les costumes et les usages locaux adaptés aux conditions particulières des diverses populations avaient beaucoup de bon. Je regrette leur disparition, non seulement comme artiste, mais comme économiste. On les abandonne pour prendre ceux de l'Occident, parce que ceux-ci représentent la civilisation et le comme il faut. C'est le motif qui a porté votre mère à quitter son costume national. Ce que l'on nomme le progrès est une puissante locomotive qui, dans sa marche irrésistible, broie tous les usages anciens, et qui est en train de faire de l'humanité une masse uniforme, dont toutes les unités seront semblables les unes aux autres, de Paris à Calcutta et de Londres à Honolulu. Avec le costume national et traditionnel, rien ne se perd; tandis que les changements continuels du goût ruinent les industriels, mettent sans cesse au rebut une foule de marchandises et surexcitent les recherches luxueuses et les dépenses. Un économiste renommé, J.-B. Say, a dit parfaitement: «La rapidité successive des modes appauvrit un État de ce qu'il consomme et de ce qu'il ne consomme pas.»—Mgr Strossmayer, répond l'abbé, fait tout ce qu'il peut pour soutenir nos industries domestiques. Certainement il vous parlera de ce qu'il a tenté pour cela.»
Entre Siroko-Polje et Djakovo, nous franchissons une très légère montée: c'est le faîte de partage presque imperceptible de la Sirmie, entre la Drave, au nord, et la Save, au sud. Sur un certain espace, les belles cultures de froment sont remplacées par un terrain boisé. Seulement, il ne reste que des broussailles. Les gros arbres jonchent le sol, et on les débite en douves, hélas! La fertilité du sol se révèle par l'abondance de l'herbe qui pousse entre les souches. Un troupeau de bœufs et de chevaux y paît.
La route s'engage bientôt entre deux rangées de magnifiques peupliers d'Italie, hauts comme des flèches de cathédrale. A droite, un bois de grands arbres entouré de hautes palissades: c'est le parc aux daims. Nous approchons de la résidence épiscopale. Nous voici à Djakovo (en hongrois, la terminaison vo devient var). Chez nous, ce serait un gros village. Ici, c'est un bourg, un lieu de marché, Marktflecken, comme disent les Allemands. Il y a environ quatre mille habitants, tous Croates, y compris quelques centaines d'israélites, qui sont les richards de l'endroit.-—«Ce sont eux, me dit l'abbé, qui font tout le commerce, celui des marchandises au détail, et aussi celui de l'achat en gros des denrées agricoles, du bois, de la laine, des animaux domestiques, de tout enfin, jusqu'aux volailles et aux œufs. Le crédit et l'argent sont entre leurs mains. Ils font la petite et la grosse banque. Ces maisons, solidement construites, que vous voyez dans la rue principale que nous traversons, ces boutiques d'épiceries, d'étoffes, de quincaillerie, de modes, la plupart de ces boucheries, notre unique hôtel, tout cela est occupé par eux. Sur seize boutiques que nous avons à Djakovo, deux seulement appartiennent à des chrétiens. Il faut bien l'avouer, les juifs sont plus actifs que nous. Et aussi, ils ne pensent qu'à gagner de l'argent.—Mais, lui répondis-je, les chrétiens, chez nous, ne cherchent pas à en perdre, et j'imagine qu'il en est de même en Croatie.»
Nous entrons dans la cour du palais de l'évêque. Je ne puis me défendre d'une vive émotion en revoyant ce noble vieillard,—le grand apôtre des Jougo-Slaves.—Il me serre affectueusement dans ses bras et me dit: «Ami et frère, soyez le bienvenu. Vous êtes ici parmi des amis et des frères.»—Il me conduit dans ma chambre et m'engage à me reposer, jusqu'au souper, des fatigues de ma nuit passée en chemin de fer. La chambre que j'occupe est très grande, et les meubles, tables, sophas, commodes en noyer style de Vienne, sont très grands aussi. Par la fenêtre ouverte, je vois un parc tout rempli d'arbres magnifiques: chênes, hêtres, épicéas. Un grand acacia tout couvert de ses grappes blanches remplit l'atmosphère d'un parfum pénétrant. Devant une vaste serre sont rangées toute espèce de plantes exotiques, auxquelles les jardiniers donnent l'arrosage du soir. Rien ne me rappelle que je suis au fond de la Slavonie. Je profite de ces deux heures de repos, les premières depuis mon départ, pour résumer tout ce que j'ai appris concernant mon illustre hôte.
La première fois que je suis venu en Croatie, son nom m'était inconnu. Je trouvais son portrait partout, aux vitrines des libraires d'Agram et de Carlstadt, dans toutes les auberges, dans la demeure des paysans, et jusque dans les petits villages des confins militaires. Quand on me raconta tout ce qu'il faisait pour favoriser le développement de l'instruction, de la littérature et des arts, parmi les Jougo-Slaves, j'en fus émerveillé. Inconnu, sans lettre d'introduction, je n'osai aller le voir; mais, depuis lors, l'un de mes vœux les plus ardents était de le rencontrer. J'eus cette bonne fortune, non en Croatie, mais à Rome. En décembre 1878, il était venu entretenir le pape du règlement des affaires ecclésiastiques de la Bosnie. M. Minghetti m'invita à déjeuner avec lui. Quand je lui fus présenté, Strossmayer me dit: «J'ai lu ce que vous avez écrit sur mon pays, dans la Revue des Deux Mondes. Vous êtes un ami des Slaves; vous êtes donc le mien. Venez me voir à Djakovo; nous causerons.» L'impression que me fit cet homme extraordinaire fut profonde. Je reproduis quelques détails de cette entrevue, parce que le programme de Strossmayer est celui des patriotes éclairés de son pays. Il m'apparut comme un saint du moyen âge, peint par fra Angelico, dans les cellules de Saint-Marc à Florence. Sa figure est fine, maigre, ascétique; des cheveux cendrés et relevés entourent sa tête d'une auréole. Ses yeux gris sont clairs, lumineux, inspirés. Une flamme en jaillit, vive et douce, reflet d'une grande intelligence et d'un grand cœur. Sa parole est abondante, colorée, pleine d'images; mais, quoiqu'il parle également bien, outre les langues slaves, le français, l'allemand, l'italien et le latin, aucun de ces idiomes ne lui fournit de termes assez expressifs pour rendre complètement sa pensée, et ainsi il les emploie tour à tour. Il emprunte à chacun d'eux le mot, l'épithète dont il a besoin, ou bien il accumule les synonymes que tous lui fournissent. C'est quand il arrive enfin au latin, que la phrase se déroule avec une ampleur et une puissance sans pareille. Il dit nettement ce qu'il pense, sans réticences, sans réserves diplomatiques, avec l'abandon d'un enfant et la profondeur de vues du génie. Absolument dévoué à sa patrie, ne désirant rien pour lui-même, il ne craint personne ici-bas. Comme il ne poursuit que ce qu'il croit bien, juste et vrai, il n'a rien à cacher.
Pendant ce séjour à Rome, il était tout occupé de l'avenir de la Bosnie.—«Vous avez eu raison, me dit-il, de soutenir, contrairement à l'avis de vos amis les libéraux anglais, que l'annexion des provinces bosniaques est une nécessité; mais le point de savoir si c'est un avantage pour l'Autriche dépendra de la politique qu'on y suivra. Si Vienne ou plutôt Pest entend gouverner les nouvelles provinces par des Hongrois ou des Allemands et à leur profit, les Autrichiens finiront par être plus détestés que les Turcs. Ce sont des populations exclusivement slaves; il faut entretenir et élever leur esprit national. Les journaux magyares et allemands disent que je suis l'ami de la Russie, l'ennemi de l'Autriche, c'est une calomnie. Pour notre chère vieille Autriche, je donnerais ma vie à l'instant. C'est dans son sein que nous devons, nous Slaves occidentaux, vivre, grandir, arriver à l'accomplissement de nos destinées. On a voulu autrefois nous germaniser. Aujourd'hui on rêve de nous magyariser; cela n'est pas moins impossible! A une race nombreuse, assise sur un grand territoire contigu, où il y a place pour trente, pour quarante millions d'hommes, à un peuple qui a une histoire, des souvenirs dont il est fier, on ne peut enlever sa langue, sa nationalité. Ceux qui le tenteraient ou qui voudraient entraver notre légitime développement, ceux-là seuls travailleraient au profit de la Russie. Les Hongrois sont une race héroïque. Ils ont l'esprit politique. Pour reconquérir leur autonomie, ils ont déployé une constance admirable; maintenant ils gouvernent en réalité l'empire; mais leur hostilité contre les Slaves et leur chauvinisme magyare les aveuglent parfois complètement. Ils doivent s'appuyer franchement sur nous, sinon ils seront noyés dans l'océan panslave.»
Je lui rappelai que, lors de mon premier séjour à Agram, j'avais trouvé les patriotes croates, revenant de la fameuse exposition ethnographique de Moscou, tout enflammés, et ne cachant nullement leurs sympathies pour la Russie.—«C'est vrai, reprit l'évêque, à cette époque le compromis Deak, qui nous abandonnait complètement à la merci des Hongrois, avait surexcité au plus haut degré les appréhensions des Croates. Mais, depuis lors, cet engouement en faveur de la Russie a disparu. Seulement il se reproduira, chaque fois que l'Autriche-Hongrie, soit aux bords de la Save et de la Bosna, soit au delà du Danube, voudra s'opposer au légitime développement des races slaves. Si on pousse celles-ci à bout, il est inévitable qu'elles diront unanimement: «Plutôt Russes que Magyares!» Ecoutez, mon ami, il y a en Europe deux grandes questions: la question des nationalités et la question sociale. Il faut relever les populations arriérées et les classes déshéritées. Le christianisme apporte la solution, car il nous ordonne de venir en aide aux humbles et aux pauvres. Nous sommes tous frères. Mais il faut que la fraternité cesse d'être un mot et devienne un fait.»
Après que Strossmayer nous eut quittés, Minghetti me dit: «J'ai eu l'occasion de voir de près tous les hommes éminents de notre temps. Il y en a deux qui m'ont donné l'impression qu'ils étaient d'une autre espèce que nous, ce sont Bismarck et Strossmayer.» Voici quelques détails sur ce grand évêque, qui a tant fait pour l'avenir des Jougo-Slaves. Chose étrange, on m'a affirmé que sa biographie n'est pas encore écrite, sauf peut-être en croate.
Joseph-George Strossmayer est né, le 4 février 1815, à Essek, d'une famille peu aisée, qui était venue de Linz vers 1700. Celle-ci était donc allemande, comme son nom l'indique; mais elle s'était croatisée au point de ne plus parler que le croate. On a fait un grief aux Jougo-Slaves d'avoir eu besoin d'un Allemand pour patronner leur mouvement national. Il en est souvent ainsi. Le plus éclatant représentant du magyarisme, Kossuth, est de sang slave; Rieger, le principal promoteur du mouvement tchèque, est d'origine allemande; Conscience, le plus éminent initiateur du mouvement flamand, est né d'un père français. Strossmayer fit ses études humanitaires au gymnase d'Essek, de la façon la plus brillante, et ses études théologiques, d'abord au séminaire de Djakovo, puis à l'université de Pest, où il passa ses examens avec un éclat tout à fait exceptionnel. Dans l'épreuve sur la dogmatique, il déploya tant de savoir et une telle force de dialectique, que le président du jury d'interrogation dit à ses collègues: Aut primus hereticus sœculi, aut prima columna catholicœ ecclesiœ. Il n'a pas dépendu de Pie IX et du concile du Vatican que ce ne fût la première partie de la prophétie qui se réalisât. En 1837, il est nommé vicaire à Peterwardein. Trois ans après, il est placé à l'école supérieure de théologie, l'Augustineum de Vienne, où il obtient la dignité de docteur, aux applaudissements des examinateurs «qui ne trouvent point de mots pour exprimer leur admiration». Après avoir rempli pendant peu de temps les fonctions de professeur au lycée épiscopal de son pays natal, il est appelé, en 1847, à diriger l'Augustineum, et il est nommé en même temps prédicateur de la cour. C'était une très haute position pour son âge: il avait à peine trente ans. Depuis plusieurs années, il suivait avec la plus ardente sympathie le réveil de la nationalité croate. C'est pendant son séjour à Vienne qu'il commença à écrire pour défendre cette cause à laquelle il avait dès lors voué sa vie. En 1849, l'évêque de Djakovo, Kukovitch, se retira; l'empereur appela Strossmayer pour le remplacer. La cour impériale était alors encore tout entière à sa reconnaissance envers les Croates, qui avaient versé pour elle des flots de sang sur les champs de bataille de l'Italie et de la Hongrie. Les deux défenseurs les plus influents des droits de la Croatie, le baron Metellus Ozegovitch et le ban Jellachitch avaient vivement appuyé Strossmayer, dont ils connaissaient le dévouement à leur commune patrie. Détail assez curieux, sept ans auparavant, le jeune prêtre avait annoncé à son évêque, dans un écrit qui est encore conservé à Djakovo, qu'il lui succéderait.
Les dix premières années de son épiscopat s'écoulèrent sous le ministère Bach. Un grand effort se fit alors pour unifier l'empire et pour en germaniser les différentes races. Strossmayer comprit admirablement, et c'est là ce qui fait sa gloire, que, pour rendre vaine toute tentative pareille, il faut éveiller et fortifier le sentiment national par la culture intellectuelle, par le développement de la littérature et par un retour aux sources historiques de la nation. La devise qu'il avait choisie et qui est, non en latin, suivant l'usage, mais en croate, résume l'œuvre de sa vie: «Sve za vjeru i domovinu: Tout pour la foi et pour la patrie.» Sa vie entière a été consacrée à la traduire en actes utiles à son pays. Tout d'abord, il donne des sommes importantes pour fonder des bourses, afin de permettre aux jeunes gens pauvres de faire des études humanitaires; il dote ainsi presque tous les gymnases croates, et entre autres ceux d'Essek, de Varasdin, de Fiume, de Vinkovce, de Seny, de Gospitch, et plus tard l'université d'Agram; à Djakovo même, ses largesses en faveur de l'instruction sont incessantes et considérables. Il y crée un gymnase, une école supérieure de filles, une école normale de filles, un séminaire pour les Bosniaques, et tout cela est entretenu à ses frais. Plus tard, il y organise une école normale d'instituteurs, et cela seul lui coûte 200,000 francs de premier établissement. Il ne ménage rien pour contribuer au développement des différentes littératures jougo-slaves. Il patronne et de toute façon les créateurs de la langue serbe officielle Vuk Karadzitch et Danichitch, puis les deux frères Miladinovci, qui, accueillis dans sa demeure, y travaillent à leur édition des chansons populaires bulgares, un des premiers livres parus en cette langue, et qui préparait le réveil de cette jeune nationalité. Dans son séminaire épiscopal, il fonde et dote une chaire pour l'étude des anciennes langues slaves. En même temps, il commence à former cette vaste bibliothèque qu'il compte laisser aux différentes écoles de Djakovo et le musée de tableaux qu'il destine à Agram. Enthousiaste de l'art, il va en Italie pour en admirer les merveilles et en rapporter quelques spécimens, chaque fois que sa santé exige quelque repos. Toutes les institutions, toutes les publications, tous les hommes de lettres qui se sont occupés de la Croatie ont reçu de lui un généreux appui.
Quoique toujours prêt à défendre les droits de son pays, ce grand patriote n'est entré dans l'arène politique que pour obéir à un devoir qu'on lui imposait. Après la chute du ministère Bach, quand s'ouvrit à Vienne l'ère constitutionnelle, Strossmayer fut appelé par l'empereur dans le «Reichstag renforcé», avec le baron Wranicanji. Ils y réclamèrent, en toutes circonstances, avec la plus grande énergie, l'autonomie complète de la Croatie. J'ai toujours pensé qu'on aurait pu alors établir en Autriche un régime rationnel et durable, reposant sur l'indépendance historique des différents états, mais avec un parlement central pour les affaires communes, comme en Suisse et aux États-Unis. On laissa passer le moment opportun, et après Sadowa, il fallut subir l'Ausgleich et le dualisme imposé par la Hongrie. L'empire fut coupé en deux et la Croatie livrée à Pest. Lorsque s'engagèrent les négociations pour régler les rapports entre la Hongrie et la Croatie, on crut nécessaire d'écarter Strossmayer, qui ne voulait à aucun prix sacrifier l'autonomie de son pays, fondée sur les traditions de l'histoire. Il passa le temps de son exil à Paris, où il se livra à une étude spéciale des grands écrivains français. Depuis son retour à Djakovo, pendant les quinze dernières années, il s'est abstenu scrupuleusement de toute action politique; il ne veut même pas siéger à la diète de la Croatie, pour qu'on ne puisse pas l'accuser d'apporter l'appui de ses sympathies à l'agitation et à l'opposition qui fermentent dans le pays. On sait à Vienne et à Pest qu'il déplore le mode actuel d'union entre la Croatie et la Hongrie. On dit que sa manière de voir est celle du «parti des indépendants» (neodvisne stranke), dont les principaux chefs sont des hommes très estimés dans leur pays et même dans toute l'Autriche, le président de l'Académie, Racki et le comte Vojnoritch; mais l'évêque de Djakovo reste à l'écart. Il croit assurer l'avenir de sa nation surtout en y suscitant la vie intellectuelle et scientifique. Ce qui est l'œuvre de l'esprit est inattaquable et survit. Dans ce domaine, la force est impuissante. «En marchant dans cette voie, a-t-il dit quelque part, rien, non, rien au monde ne pourra nous empêcher d'accomplir la mission à laquelle la Providence semble nous appeler parmi nos frères de sang de la péninsule balkanique.»
Dès 1860, Strossmayer avait démontré la nécessité de fonder à Agram une académie des sciences et des arts, et il avait ouvert la souscription publique par un don de 200,000 francs, qu'il augmenta encore notablement. Depuis lors, le pays tout entier répondit à son appel: plus de 800,000 francs furent réunis, et le 28 juillet 1867, fut inauguré le nouvel établissement dont la Croatie est justement fière. Le grand évêque y prononça un discours resté célèbre, où il vante, en termes d'une magnifique éloquence, le génie de Bossuet et de Pascal. L'Académie a publié soixante-sept volumes de ses annales, intitulées Rad, «Travail», et spécialement consacrées à l'histoire de la Croatie, et elle a commencé la publication d'un grand dictionnaire de la langue croate, sur le modèle de ceux de Grimm et de Littré.
Au mois d'avril 1867, au sein de la diète d'Agram, Strossmayer avait démontré la nécessité pour la Croatie d'avoir une université, et, à cet effet, il mit 150,000 francs à la disposition de son pays. Au mois de septembre 1866, le jour où l'on célébrait le trois centième anniversaire du Léonidas croate, le ban Nikolas Zrinyski, il prononça un discours qui, répandu partout, souleva un enthousiasme indescriptible en faveur d'une œuvre essentiellement scientifique. La souscription monta bientôt à un demi-million, et l'université fut inaugurée le 19 octobre 1874. Les fêtes furent, pour le noble initiateur de tant d'œuvres utiles, plus qu'un triomphe; ce fut une apothéose, et jamais il n'y en eut de plus méritée. Le ban ou gouverneur général, qui présida à la cérémonie, était Ivan Maruvanitch, le meilleur poète épique de la Croatie. Les délégués des autres universités, et surtout ceux des sociétés littéraires ou politiques des Slaves autrichiens et même transdanubiens, étaient accourus en grand nombre à Agram. La ville était pavoisée, une foule énorme remplissait les rues. Un cri unanime se fit entendre: «Saluons le grand évêque! Vive le père de la patrie!» Dans nos pays, où les centres d'instruction abondent, nous avons peine à comprendre combien est importante la création d'une université; mais pour toutes les populations jougo-slaves, si longtemps comprimées, c'était une solennelle affirmation de l'idée nationale et pour l'avenir une garantie de leur développement spirituel. C'est ainsi qu'au XVIe siècle, la Réforme s'est empressée de fonder des universités en Allemagne, en Hollande, en Écosse. Tandis qu'elle luttait encore pour son existence à Gand, les protestants flamands, le cou, pour ainsi dire, sous la hache de l'Espagne, profitèrent de quelques mois de liberté pour créer des cours universitaires, ainsi que vient de le montrer un de nos professeurs d'histoire, M. Paul Fredericq. L'enseignement supérieur est le foyer d'où rayonne l'activité intellectuelle des peuples.
En religion, Strossmayer est un chrétien selon l'évangile, adversaire de l'intolérance, ami de la liberté, des lumières, du progrès sous toutes ses formes, entièrement dévoué à son peuple et surtout aux malheureux. On n'a pas oublié avec quelle énergie et quelle éloquence il a combattu le nouveau dogme, l'infaillibilité du pape. Dans les dernières années, il s'est efforcé d'amener une réconciliation entre le rite oriental et le rite occidental. Il a consacré à développer ses vues à ce sujet ses deux derniers mandements de carême (1881 et 1882). C'est certainement sous son inspiration que le Vatican a récemment exalté les deux grands apôtres des Slaves, les saints Cyrille et Méthode, que l'Église orientale vénère tout particulièrement. On admire réunies en lui les vertus d'un saint et les goûts d'un artiste. Tout sentiment personnel est extirpé: ni égoïsme ni ambition. Sa vie est un dévouement de chaque jour; pas une de ses pensées qui ne soit tournée vers le bien de ses semblables et l'avenir de son pays. Qui a jamais fait plus que lui pour le réveil d'une nationalité, et avec autant de perspicacité et d'efficacité? Parmi les nobles figures qui, en ce siècle, font honneur à l'humanité, je n'en connais pas qui lui soient supérieures. La Croatie peut être fière de lui avoir donné le jour.
Mgr Strossmayer vient me prendre pour le souper. Nous traversons une immense galerie remplie d'un bout à l'autre de caisses à tableaux. J'en demande l'explication à l'évêque. «Vous savez, dit-il, que nous avons fondé un musée à Agram. Depuis que j'ai eu un peu d'argent disponible, j'ai acheté, chaque fois que j'allais en Italie, quelques tableaux que je destinais à ce musée, qui est un des rêves de ma vie. Ce rêve va prendre corps. Mais voyez la misère et la contradiction des choses humaines, ceci devient pour moi la cause d'un vrai chagrin, puéril peut-être, mais réel, je dois l'avouer. Donner mes revenus ne me coûte rien. La fortune de l'évêché est le patrimoine des pauvres, je l'administre et je l'emploie le mieux que je peux; je ne me prive de rien, car de besoins personnels je n'en ai guère; mais mes tableaux, mes chers tableaux, il m'est dur de m'en séparer. Je les connais tous, je me rappelle où je les ai achetés, je les aime; mes regards s'y reposent volontiers, car j'ai beaucoup, et trop sans doute, les goûts de l'artiste, et maintenant ils partent, ils doivent partir. A Agram, nos jeunes élèves de l'Académie les attendent pour les copier et pour s'en inspirer. Ils en ont besoin. Sans l'efflorescence des beaux-arts, une nationalité est incomplète. Nous avons une université, nous aurons la science; il nous faut aussi l'architecture, la peinture et la sculpture. Je suis vieux; je n'ai plus longtemps à vivre; je croyais les garder jusqu'à ma mort, mais c'est une pensée égoïste dont je me repens. L'an prochain, si vous allez à Agram, vous les y verrez. Voici précisément venir M. Krsujavi, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art à l'université d'Agram. Il est aussi directeur de notre musée et d'une école d'art industriel que nous venons de fonder. Il est venu chez moi pour emballer avec soin toutes ces toiles qui désormais sont confiées à sa garde.»
Nous regardons les tableaux qui sont encore à leur place. Il y en a deux cent quatre-vingt-quatre, dont plusieurs excellents, du Titien, des Carrache, de Guido Reni, de Sasso Ferrato, de Paul Véronèse, de fra Angelico, de Ghirlandajo, de fra Bartolommeo, de Dürer, d'Andréa Schiavone, «le Slave», qui était Croate et s'appelait Murilitch, de Carpaccio, ou plutôt de Karpatch, un autre slave. On estime qu'ils valent un demi-million. Quelques toiles modernes, peintes par des artistes croates, représentent des sujets de l'histoire nationale. Les meilleurs se trouvent dans la chambre à coucher et dans le bureau de travail de l'évêque.
Après avoir traversé une enfilade de beaux et grands salons de réception, solennels comme ceux des ministères de Vienne, parquet très brillant, tentures de soie et, tout autour, une rangée de chaises et de fauteuils dans le style de l'empire français, nous prenons place à la table du souper, dans la salle à manger. C'est une grande chambre avec des murs blanchis à la chaux, auxquels sont pendues quelques bonnes gravures représentant des sujets de piété. Les convives de l'évêque sont, outre le professeur Krsujavi, sept ou huit jeunes prêtres attachés à l'évêché ou au séminaire. Nous sommes servis par les pandours à grandes moustaches, en uniforme de hussard. Après que l'évêque a dit le Benedicite, l'un des prêtres lit en latin, avant chaque repas, un chapitre de l'évangile et un autre de l'Imitation. La conversation s'engage. Elle est toujours intéressante, grâce à la verve, à l'esprit, à l'érudition de Mgr Strossmayer. Je parle des industries locales des paysans. Je rappelle que j'ai vu précédemment à Sissek, un dimanche, au sortir de la messe, les paysannes vêtues de chemises brodées en laine de couleurs vives, qui étaient des merveilles: «Nous faisons tous nos efforts, répond l'évêque, pour maintenir ce goût traditionnel. A cet effet, nous avons établi à Agram un petit musée, où nous collectionnons des types de tous les objets d'ameublement et de vêtement confectionnés dans nos campagnes. Nous tâchons ensuite de répandre les meilleurs modèles. Ce sera une des branches de l'enseignement dans notre académie des beaux-arts. M. Krsujavi s'en occupe spécialement et il prépare des publications à ce sujet». «Ce qui est extraordinaire, dit M. Krsujavi, c'est que ces broderies, où se révèle toujours une entente parfaite de l'harmonie et du contraste des couleurs, et qui sont parfois de vrais chefs-d'œuvre d'ornementation, sont faites d'instinct, sans dessin, sans modèle. C'est une sorte de talent inné chez nos paysannes: il se forme peut-être par la vue de ce qu'elles ont sous les yeux, mais elles ne copient pas cependant. Il en est de même pour la confection des tapis. Cela vient-il des Turcs, qui eux-mêmes n'ont fait que reproduire, en tons plus voyants, les dessins de l'art persan? J'en doute; car les décorations slaves sont plus sobres de couleur et les dispositions sont plus géométriques, plus sévères, moins «fleuries». Cela rappelle le goût de la Grèce antique et on les retrouve chez tous nos Slaves du Midi et jusqu'en Russie. «N'oublions pas, reprit l'évêque, que cette contrée où nous sommes et où ne survit plus en fait d'arts que celui qui nous fournit le pain et le vin, je veux dire l'agriculture, la Slavonie, a été, à deux reprises différentes, le siège d'une haute et brillante culture littéraire et artistique. Dans l'antiquité, Sirmium était une grande ville où florissait dans toute sa gloire la civilisation romaine. Nos fouilles mettent au jour, à chaque instant, des restes de cette époque. Puis, au moyen âge, seconde période de splendeur: une véritable renaissance, comme vous allez vous en convaincre à l'instant. Plus tard sont venus les Turcs. Ils ont tout brûlé, tout anéanti, et, sans le christianisme, ils nous auraient ramenés aux temps de la barbarie primitive.»
L'évêque fait apporter des vases sacrés en or et en argent. Ils proviennent de la Bosnie, qu'il visitait au temps où il en était encore le vicaire apostolique. Il y a des crosses, des croix, des calices qui datent du Xe au XIVe siècle et qui sont admirables. Voici un calice en émail cloisonné, style byzantin; un autre avec des ciselures et des gravures pur roman; un troisième fait penser aux décorations normandes de l'Italie méridionale; un quatrième est en filigrane sur fond d'or plat, comme certains bijoux étrusques. La Bosnie, avant l'invasion turque, n'était pas le pays sauvage qu'elle est devenue depuis. En communication constante et facile, par la côte de la Dalmatie, avec la Grèce et Constantinople d'une part, avec l'Italie d'autre part, ses artistes se maintenaient au niveau des productions de l'art dans ces deux centres de civilisation.—«Aujourd'hui encore, reprend l'évêque, il y a à Sarajewo des orfèvres qui n'ont jamais appris à dessiner, mais qui font des chefs-d'œuvre. Ainsi, voyez cette croix épiscopale en argent et ivoire: Agram a fourni le dessin, mais quelle perfection dans l'exécution! Ne croyez pas que je sois collectionneur. Sans doute, j'en ai l'instinct comme un autre; mais avec mes faibles moyens, je poursuis un grand but: rattacher le présent au passé, à ce glorieux passé de notre race, dont je vous parlais tantôt; réveiller, entretenir, développer la part d'originalité que Dieu a départie aux Jougo-Slaves, briser la croûte épaisse d'ignorance sous laquelle notre génie national s'est trouvé étouffé pendant tant de siècles d'oppression, et faire en sorte que la domination turque ne soit plus qu'un intermède, une sorte de cauchemar que l'aurore de notre résurrection aura définitivement dissipé.»
Le lendemain matin, un gai soleil de juin me réveille de bonne heure. J'ouvre ma fenêtre. Les oiseaux chantent dans les arbres du parc et l'odeur enivrante des acacias me transporte parmi les orangers de Sorrente. Les parfums réveillent des souvenirs précis, non moins que les sons. A huit heures, le domestique m'apporte le déjeuner à la viennoise. Excellent café, crème et petits pains de farine de Pest, la meilleure du monde. Je parcours seul le palais épiscopal. C'est un très grand bâtiment à un étage, qui date, dans sa forme actuelle, du milieu du dernier siècle. Il forme les deux côtés d'une grande cour centrale carrée, dont le côté du fond est fermé par des dépendances et un vieux mur, et le quatrième par l'église. Le premier étage seul est occupé par les appartements de maître; le rez-de-chaussée l'est par les cuisines, buanderies, magasins, état domestique, etc., suivant la coutume des pays méridionaux. Le plan est très simple: c'est celui des cloîtres. Donnant sur la cour, se prolonge une galerie, où s'ouvrent toutes les chambres, qui se succèdent en enfilade, comme les cellules d'un couvent.
L'évêque vient me prendre pour visiter sa cathédrale, qui est une des choses où il a pris le plus de plaisir, parce qu'il y donnait satisfaction aux rêves et aux sentiments du chrétien, du patriote et de l'artiste. Il s'en est occupé pendant seize années. Cette église lui a coûté plus de 3 millions de francs. Elle est assez grande pour une population cinq à six fois plus considérable que celle du Djakovo actuel, mais son fondateur espère qu'elle durera assez pour ne pas pouvoir contenir les fidèles du Djakovo de l'avenir. Elle est bâtie en briques de premier choix, d'un grain très fin et d'un rouge vif, comme celles de l'époque romaine. Les encadrements des fenêtres et les moulures sont en pierre calcaire apportée d'Illyrie. Les marbres de l'intérieur viennent de la Dalmatie. On devine ce qu'a dû coûter le transport, qui, depuis le Danube ou la Save, a dû se faire par chariot. Le style de l'édifice est italo-lombard très pur. Tout l'intérieur est polychrome et peint à fresque par les Seitz père et fils. Les sujets sont empruntés à l'histoire sainte et à celle de l'évangélisation des pays slaves. Christianisme et nationalité, c'est la préoccupation constante de Strossmayer. Le maître-autel est surtout très bien conçu. Il est en forme de sarcophage. Au-dessus s'élève, comme dans les basiliques de Rome, une sorte de baldaquin, soutenu par quatre colonnes monolithes d'un beau marbre de l'Adriatique, avec des bases et des chapiteaux en bronze. Tout est d'un goût sévère: ni oripeaux, ni statues habillées comme des poupées, ni vierges miraculeuses. On est au XIIe siècle, bien avant que les jésuites aient matérialisé et paganisé le culte catholique.
L'évêque me conduit dans la crypte. Des niches ont été réservées dans l'épaisseur du mur; il y a transporté les restes de trois de ses prédécesseurs. Sur la pierre, rien qu'une croix et un nom; une quatrième dalle n'a pas d'inscription: «C'est là ma place, me dit-il; ici seulement je trouverai du repos. J'ai encore beaucoup à faire; mais il y a trente-trois ans que je suis évêque, et l'homme, comme l'humanité, ne peut jamais espérer d'achever son œuvre.» Les paroles de Strossmayer me rappellent la sublime devise d'un autre grand patriote, l'ami du Taciturne, l'un des fondateurs de la république des Provinces-Unies, Marnix de Sainte-Aldegonde: Repos ailleurs. En sortant, je remarque un vieux mur crénelé envahi par le lierre. C'est tout ce qui reste de l'ancien château fort, brûlé et rasé par les Turcs. Quand on trouve ainsi à chaque pas les traces des dévastations commises par les bandes musulmanes, on comprend la haine qui subsiste au cœur des populations slaves.
Au dîner, qui a eu lieu au milieu du jour, on parle du mouvement national en Dalmatie. «J'ai reçu la nouvelle, dit l'évêque, qu'aux élections récentes des villes dalmates, les candidats slaves l'ont emporté sur les Italiens. Il devait en être ainsi; le mouvement des nationalités est partout irrésistible, parce qu'il est favorisé par la diffusion de l'instruction. Naguère les Italiens dominaient à Zara, à Spalato, à Sebenico, à Raguse. Ils représentaient la bourgeoisie, mais le fond de la population est complètement slave. Tant qu'elle a été ignorante et comprimée, elle n'avait rien à dire; mais dès qu'elle a eu quelque culture intellectuelle, elle a revendiqué le pouvoir politique, qui de droit lui revenait. Elle l'obtient aujourd'hui. Et dire que souvent, par crainte du progrès du slavisme, on favorisait les Italiens, dont une partie au moins est acquise à l'irrédentisme! Le ministère actuel revient de cette erreur et pour toujours, il faut l'espérer. Remarquez bien que d'ici jusqu'aux bouches de Cattaro, et de la côte dalmate jusqu'au Timok et à Pirot, c'est-à-dire jusqu'aux confins de la Bulgarie, la même langue est parlée par les Serbes, les Croates, les Dalmates, les Bosniaques, les Monténégrins, et même par les Slaves de Trieste et de la Carniole. Les Italiens de la côte dalmate sont pour la plupart les descendants de familles slaves italianisées sous la domination de Venise, mais en tout cas, la gloire de la cité des doges et de sa noble civilisation rejaillit sur eux. Nous les respectons, nous les aimons; on ne proscrira pas la langue italienne; mais il faut bien que la langue nationale, la langue de la majorité de la population l'emporte.»
Les convives citent à l'envie des faits pour démontrer les éminentes qualités de la race illyrienne: l'un vante la bravoure de ses soldats, l'autre l'énergie de ses femmes. Mais, dit-on, chez les Monténégrins toutes ces vertus sont portées à l'extrême, parce que, seuls, ils ont su conserver toujours leur liberté et se préserver du contact corrupteur d'un maître. L'un des jeunes prêtres, qui a résidé et voyagé le long de la côte dalmate, affirme qu'au Monténégro on n'admet pas qu'une femme puisse faillir; aussi toute faute est punie d'une façon terrible. La femme mariée qui s'en rend coupable était autrefois lapidée, ou bien le mari lui coupait le nez. La jeune fille qui se laisse séduire est impitoyablement chassée; aussi d'ordinaire elle se suicide, et ses frères ne manquent pas de tuer le séducteur, ce qui donne lieu à des vendettas et à des guerres de famille qui durent des années. M. von Stein-Nordheim, de Weimar, raconte que, pendant la dernière guerre, un Turc nommé Mehmed-pacha s'était emparé, dans une razzia, d'une jeune Monténégrine, la belle Joke. Elle le supplie de ne pas donner aux soldats le spectacle de sa honte. On était dans la montagne. Ils s'écartent; la jeune fille voit que le sentier longe un précipice, elle se laisse tomber à terre, vaincue par l'émotion. Mehmed la saisit dans ses bras. Elle lui rend son étreinte, elle s'attache à lui, puis tout à coup se renverse et entraîne son vainqueur au delà d'un rocher à pic, et tous deux tombent dans l'abîme, où l'on retrouva leurs cadavres mutilés. L'action héroïque de Joke fait l'objet d'un chant populaire tout récent. Autre fait du temps de la guerre de 1879. Tous les hommes d'un village de la frontière étaient partis pour rejoindre le gros de l'armée. Les Turcs arrivent et pénètrent dans le village. Les femmes se réfugient dans une vieille tour et s'y défendent comme des amazones; mais elles n'ont que quelques vieux fusils. La tour va être prise d'assaut. «Il faut nous faire sauter,» dit Yela Marunow. On met en tas tous les barils de poudre; les femmes et les enfants se réunissent en groupe pour les cacher; on ouvre la porte, plus de cinq cents Turcs entrent et se précipitent. Yela met le feu, et tous meurent foudroyés et ensevelis sous les ruines. Au Monténégro, quand une fille est née, la mère lui dit: «Je ne te souhaite pas la beauté, mais la bravoure; l'héroïsme seul fait aimer des hommes.» Voici une strophe d'un lied que chantent les jeunes filles: «Grandis, mon bien-aimé; et quand tu seras devenu grand et fort, et que tu viendras demander ma main à mon père, apporte-moi alors, comme don du matin, des têtes de Turcs fichées sur ton yatagan.»
Un convive prétend que les Croates ne sont pas moins braves que les Monténégrins. Ils l'ont bien prouvé, dit-il, sous Marie-Thérèse, dans les guerres contre Napoléon, et sur les champs de bataille italiens en 1848, 1859 et 1866. Ce sont eux qui, sous le ban Jellachitch, ont sauvé l'Autriche, après la révolution de mars; sans leur résistance, les Hongrois prenaient Vienne avant même que les Russes eussent songé à intervenir. L'Anglais Paton, qui a écrit l'un des meilleurs ouvrages qui aient été faits sur ces contrées, raconte que, se trouvant à Carlstadt en Croatie, le gouverneur, le baron Baumgarten, lui raconta la mort héroïque du baron de Trenck. Pour récompenser François de Trenck qui, avec ses Croates, avait vaillamment combattu au siège de Vienne, l'empereur lui avait donné d'immenses domaines en Croatie. Son descendant, le baron Frederick de Trenck, se ruine en procès, se fait mettre en prison par le roi Frédéric II, s'échappe, écrit ses fameux Mémoires qui, comme dit Grimm, font une sensation prodigieuse, et vient enfin se fixer à Paris; pour s'abreuver de première main à la source de la philosophie. Pendant la Terreur, il est arrêté et accusé d'être l'espion des tyrans parce qu'il suit les réunions des clubs. Il se défend en montrant la trace des fers du roi de Prusse et les lettres de Franklin. Mais il parle avec respect de la grande impératrice Marie-Thérèse. Fouquier-Tinville l'interrompt: «Prenez garde, dit-il, ne faites pas l'éloge d'une tête couronnée dans le sanctuaire de la justice.» Trenck relève fièrement la tête: «Je répète: Après la mort de mon illustre souveraine Marie-Thérèse, je suis venu à Paris pour m'occuper d'œuvres utiles à l'humanité.» C'en était trop. Il est condamné et exécuté le soir même. La bravoure un peu sauvage des Pandours était proverbiale au XVIIIe siècle. Au commencement de la Terreur, l'impératrice Catherine écrit: «Six mille Croates suffiraient pour en finir de la révolution. Que les princes rentrent dans le pays, ils y feront ce qu'ils voudront.» Je cite ces faits pour montrer comment le souvenir des exploits guerriers de leur race entretient parmi les Croates un patriotisme ardent, exigeant et ombrageux.
L'après-midi, nous visitons la ferme qui dépend directement de la résidence épiscopale, die Oekonomie, comme on l'appelle en allemand. Le mot est juste. Comme le montrent les Économiques de Xénophon, les Grecs entendaient principalement par ce mot l'administration d'un fonds rural. L'intendant, qui est aussi un prêtre, me donne quelques détails: «Les terres de l'évêché, dit-il, mesurent encore 27,000 jochs de 57 ares 55 centiares, dont 19,000 en bois, 200 en vignes et le reste en culture. Les contributions sont énormes: elles montent à 32,000 florins[8]. Autrefois, ce domaine était beaucoup plus étendu; mais, après 1848, lors de l'émancipation des paysans à qui on a attribué, en propriété, une partie du sol qu'ils cultivaient comme tenanciers à corvée, l'évêque a donné l'ordre de faire le partage de la façon la plus avantageuse pour les cultivateurs. En réalité, les conditions de culture sont peu favorables ici. La main-d'œuvre est chère, nous payons un journalier 1 florin 1/2, et le prix de nos produits est peu élevé, car il est grevé de frais de transport énormes jusqu'aux marchés consommateurs. Chez vous, c'est l'opposé. La terre, chère chez vous, est à bas prix ici. Nous vendons nos chevaux de la race de Lipitça environ 1,000 florins; un bel étalon vaut 1,400 à 1,500 florins, une bonne vache 100 florins, un porc de trois mois 9 florins. La terre se loue 6 à 7 florins le joch. Mais le domaine épiscopal est presque complètement exploité en régie. Les paysans, ayant tous des terres et peu de capitaux, ne sont guère disposés à louer. Il faudrait concéder nos fermes aux juifs, qui ne nous donneraient pas ce que nous obtenons par le faire-valoir direct.»—L'évêque intervient: «Ne disons pas de mal des juifs, ce sont eux qui achètent tous mes produits et à de bons prix. J'ai voulu vendre aux marchands chrétiens; je recevais le tiers ou le quart en moins. Comme j'emploie mon revenu à des œuvres utiles, je ne puis faire à celles-ci un tort aussi considérable pour obéir à un préjugé. J'ai construit un moulin à vapeur pour moudre mon grain sans être à la merci des meuniers israélites, mais je dois avouer que ces messieurs s'y entendent mieux que nous.»—On m'a dit, depuis, que le revenu de l'évêché de Djakovo s'élève, bon an mal an, à 150,000 florins. A nos yeux, c'est beaucoup, mais c'est peu en comparaison des revenus de l'évêque d'Agram qui montent à 250,000 florins ou de ceux de l'évêque de Gran primat de Hongrie, qui dépassent 500,000 florins.
Le florin autrichien argent vaut au pair 2 fr. 50 c.; mais, avec le cours forcé du papier-monnaie, sa valeur varie chaque jour entre 2 fr. 10 c. et 2 fr. 15 c.
Les bâtiments de la ferme ont des murs très épais, de façon à pouvoir résister aux incursions des Turcs, qui occupaient naguère encore l'autre bord de la Save à dix lieues d'ici. L'évêque me montre sa vacherie, «sa suisserie,» Schweizerei, comme il l'appelle. C'est une innovation. Il a fait venir des vaches de race suisse, qui, bien nourries à l'étable, donnent beaucoup de lait et de beurre. Je me permets de dire que c'est de ce côté que devraient se tourner ici les efforts de l'agronome: «Le prix du froment baisse, celui du beurre et de la viande reste toujours très élevé. Votre terre se couvre spontanément d'une herbe très nourrissante. Vous pourriez facilement, grâce aux chemins de fer, expédier sur nos marchés occidentaux le produit de vos étables. Vous avez des légions de porcs dans vos forêts. Imitez les Américains; améliorez la race, engraissez avec du maïs qui vient ici comme nulle part ailleurs, et envoyez-nous des jambons et du lard. On ne les repoussera pas sous prétexte de trichines.»
Nous allons visiter, à deux lieues de Djakovo, le grand parc aux daims. Deux victorias, attelées chacune de quatre chevaux gris, nous y conduisent. Je me trouve avec l'évêque. Il me fait admirer sa belle allée de peupliers d'Italie: «J'aime cet arbre, dit-il, non seulement parce qu'il me rappelle un pays qui m'est cher, mais parce qu'il est, à mes yeux, un indice de civilisation. Quiconque le plante est mû par un sentiment esthétique. Apprécier le beau dans la nature, puis dans l'art, est un grand élément de culture.»—Nous causons de la question politico-religieuse. Sachant combien ce sujet est délicat et peut-être pénible pour lui, je ne fais que l'effleurer. Je lui demande comment il lui avait été donné au concile de parler le latin de façon à émerveiller la haute et docte assemblée et à mériter l'éloge qu'elle lui accorda d'être le primus orator christianitatis. «Je l'ai parlé avec facilité, me répond-il, et rien de plus. Autrefois j'ai enseigné en latin, comme professeur de théologie. Pour éviter les rivalités des langues nationales, le latin était notre langue officielle jusqu'en 1848. En me rendant au concile, j'ai relu mon Cicéron, et ainsi les expressions latines, pour exprimer ma pensée, se présentaient à mon esprit, avec une abondance dont j'ai été moi-même très surpris. Le fait est que le latin est encore la langue où je dis le plus clairement ce que je veux dire.»
Strossmayer a fini récemment par accepter le nouveau dogme de l'infaillibilité papale, qu'il avait combattu à Rome avec tant d'éloquence; mais il parle avec une égale bienveillance de Dupanloup qui s'est soumis, et de Döllinger qui résiste encore.—«Quand un homme, dit-il, obéit à sa conscience et au devoir, en sacrifiant ses intérêts temporels et en manifestant ainsi la supériorité de la nature humaine, nous ne pouvons que nous incliner. Il appartient à Dieu seul de prononcer le jugement final.»—Il exprime aussi la plus vive sympathie pour lord Acton, qui a fait avec lui la campagne anti-infaillibiliste. «Il était avec nous à Rome, dit-il. J'ai vu de près les angoisses de cette noble âme, au moment où les décisions du concile étaient en balance. Nul peut-être ne connaît plus à fond l'histoire ecclésiastique; c'est un père de l'Église.»—J'avais rencontré lord Acton à Menton, en janvier 1879, et j'avais été, en effet, confondu de sa prodigieuse érudition et de son aptitude à tout lire. Ainsi, quoiqu'il ne s'occupât qu'en passant d'économie politique, je trouvai sur sa table, lus et annotés, les principaux ouvrages publiés sur cette matière en français, en anglais, en allemand et en italien. Lord Acton est certes le plus instruit et le plus éminent des catholiques libéraux anglais, mais sa position m'a paru singulièrement difficile et même douloureuse.
Je ne voulus pas demander à l'évêque ce qu'il pensait du pouvoir temporel, mais il m'a semblé qu'il ne le regardait nullement comme indispensable à la mission spirituelle de son Église. «Les ennemis de la papauté, dit-il, ont voulu lui porter un coup mortel en lui enlevant ses États. Ils se sont trompés. Plus l'homme est dégagé des intérêts matériels, plus il est libre et puissant. On a dit que le pape espère qu'une guerre étrangère lui rendra son royaume. N'en croyez rien: n'est-il pas le successeur de celui qui a dit: Mon royaume n'est pas de ce monde. Il ne peut vouloir ni de Rome, ni du monde entier, s'il doit l'acheter au prix du sang.»
Nous arrivons au parc aux daims. C'est une partie de la forêt antique, soustraite à la hache des défricheurs et des marchands de bois; elle est entourée de hautes palissades pour la défendre des loups, qui sont encore très nombreux dans cette contrée. Les grands chênes y réunissent en dôme leurs ramures puissantes, semblables à des arceaux de cathédrale. Dans les clairières vertes passent les daims, qui vont boire à la source cachée sous les grandes feuilles des tussilages. L'homme respecte ce sanctuaire, où la nature apparaît dans sa majesté et dans sa grâce primitives. Tandis que nous y errons à l'aventure, à l'ombre des grands arbres, l'évêque me dit: «L'homme que je désire le plus rencontrer, c'est Gladstone. Nous avons à plusieurs reprises échangé des lettres. Il souhaite le succès de l'œuvre que je poursuis ici, mais je n'ai jamais eu le temps d'aller jusqu'en Angleterre. Ce que j'admire et vénère en Gladstone, c'est que, dans toute sa politique, il est guidé par l'amour de l'humanité et de la justice, par le respect du droit, même chez les faibles. Quand il a bravé l'opinion de l'Angleterre, toujours favorable aux Turcs, pour défendre, avec la plus entraînante éloquence, la cause de nos pauvres frères de Bulgarie, nous l'avons béni du fond du cœur. Cette politique est celle que dicte le christianisme. Gladstone est un vrai chrétien. Oh! si tous les ministres l'étaient, quel radieux avenir de paix et d'harmonie s'ouvrirait pour notre malheureuse espèce!»
Je confirme ce que dit Strossmayer, en rappelant un discours que j'ai entendu prononcer par M. Gladstone en 1870. C'était au banquet annuel du Cobden Club, à Greenwich. Invité étranger, j'étais assis à côté de M. Gladstone, qui présidait. La guerre entre la France et l'Allemagne venait d'être déclarée. Il me dit que cette affreuse nouvelle l'avait privé du sommeil et qu'elle lui avait fait le même effet que si la mort était suspendue sur la tête de sa fille. Quand il se leva pour porter le toast de rigueur, sa voix était solennelle, profondément triste et comme trempée de larmes contenues. Il parla de cet horrible drame qui allait se dérouler devant l'Europe consternée, de cette lutte fratricide entre les deux peuples qui représentaient à un si haut degré la civilisation; des cruelles déceptions qu'éprouvaient les amis de Cobden, qui pensaient, avec lui, que les facilités du commerce, faisant sentir la solidarité des peuples, empêcheraient la guerre. Ses paroles émues, que le sentiment religieux emportait dans les plus hautes régions, rappelaient celles de Bossuet et de Massillon. C'était l'éloquence de la chaire dans sa forme la plus pure, mais appliquée aux affaires et aux intérêts des sociétés humaines. L'émotion des auditeurs était si vive, qu'elle se traduisit non par des applaudissements, mais par ce silence qui accueille l'adieu aux morts prononcé au bord d'une tombe. Tout en partageant ce sentiment, qui nous mettait à tous une larme à la paupière, je pensais à ce mot terrible du «cœur léger», prononcé quelques jours auparavant à la tribune française. Sans doute, la langue avait trahi la pensée; mais si le ministre français avait éprouvé, en quelque mesure, l'amère tristesse qui accablait l'homme d'État anglais, jamais cette méprise n'aurait eu lieu.
«Pour moi aussi, reprend l'évêque, la guerre de 1870 a été un objet de cruelles angoisses. Quand j'ai vu qu'elle continuait après Sedan, quand j'ai entrevu la source de conflits futurs que les conditions de la paix préparaient à l'Europe, j'ai oublié la réserve que m'imposait ma position; je ne me suis souvenu que de Jésus, qui nous fait un devoir de tout tenter pour arrêter l'effusion du sang. J'allai trouver l'ambassadeur de Russie, que je connaissais, et je lui dis: «Tout dépend du Tsar. Il lui suffit d'un mot pour mettre fin à la lutte et pour obtenir une paix qui ne soit pas à l'avenir une cause certaine de guerres nouvelles. Je voudrais pouvoir me jeter aux genoux de votre empereur, qui est un homme de bien et un ami de l'humanité». L'ambassadeur me répondit: «Nous regrettons, comme tout homme sensible, la continuation de cette guerre, mais c'est trop exiger de la Russie que de lui demander de se brouiller avec l'Allemagne pour se priver de l'avantage de trouver, le cas échéant, un allié certain et dévoué dans la France». Si je me permets de reproduire ce mot, c'est parce que cette manière de voir de la Russie n'est pas un secret. Je l'ai exposée dans la Revue des Deux Mondes, en rendant compte d'un écrit très remarquable du général Fadéef[9], qui est mort récemment à Odessa.
Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1871, la Politique nouvelle de la Russie.
Au souper, on s'entretient de l'origine du mouvement national en Croatie et en Serbie, et spécialement du littérateur patriote Danitchitch. «N'est-il pas honorable, dit l'évêque, que le réveil littéraire a ici, comme partout, précédé le réveil politique? En réalité, tout sort de l'esprit. Au début, nous autres, Serbo-Croates, nous n'avions plus même de langue: rien que des patois méprisés, ignorés. Les souvenirs de notre ancienne civilisation et de l'empire de Douchan étaient effacés; ce qui survivait, c'étaient les chants héroïques et les lieder nationaux dans la mémoire du peuple. Il a fallu d'abord reconstituer notre langue, comme Luther l'a fait pour l'Allemagne. C'est là le grand mérite de Danitchitch. Il est mort récemment, le 4 novembre 1882. Les Croates et les Serbes se sont unis pour le pleurer. A Belgrade, où son corps avait été amené d'Agram, on lui a fait des funérailles magnifiques aux frais de l'État. Le roi Milan a assisté à la cérémonie des obsèques. La bière était ensevelie sous les couronnes envoyées par toutes nos associations et par toutes nos villes. Sur l'une d'elles on lisait: Nada (Espérance). Ç'a été une imposante manifestation de la puissance du sentiment national. Djouro Danitchitch était né en 1825, parmi les Serbes autrichiens, à Neusatz, dans le Banat, en Hongrie. Son vrai nom était Popovitch, ce qui signifie fils de pope, car cette terminaison itch, qui caractérise presque tous les noms propres serbes et croates, signifie «fils de», ou «le petit», comme son dans Jackson, Philipson, Johnson en anglais et dans les autres langues germaniques. Le nom littéraire qu'il avait adopté vient de Danitcha (Aurore). Il s'appela «fils de l'Aurore» pour marquer qu'il se dévouerait entièrement au réveil de sa nationalité. A l'âge de vingt ans, il rencontra à Vienne Vuk Karadzitch, qui s'occupait de reconstituer notre langue nationale. Il s'associa à ces travaux, et c'est dans cette voie qu'il nous a rendu des services inappréciables. Ce qu'il a accompli est prodigieux; c'était un travailleur sans pareil; il s'est tué à la peine, mais son œuvre a été accomplie: la langue serbo-croate est créée. En 1849, il fut nommé à la chaire de philologie slave, à l'académie de Belgrade, et, en 1866, je suis parvenu à le faire nommer à l'académie d'Agram, où il s'occupait à achever son grand Dictionnaire de la langue slave, quand la mort est venue lui apporter le repos qu'il n'avait jamais goûté. Voici un incident de sa vie peu connu: Ayant déplu à un des ministres serbes, il fut relégué dans une place subalterne au télégraphe. Il l'accepta sans se plaindre et continua ses admirables travaux. Je fis dire au prince Michel, qui avait confiance en moi, que Danitchitch ferait honneur aux premières académies du monde et qu'il était digne d'occuper les plus hautes fonctions, mais qu'il fallait surtout lui procurer des loisirs. Peu de temps après, il fut nommé membre correspondant de l'académie de Saint-Pétersbourg. Il avait appris le serbe à la comtesse Hunyady, la femme du prince Michel de Serbie».
J'ajoute ici quelques autres détails relatifs au grand philologue jougo-slave. Ils m'ont été communiqués par M. Vavasseur, attaché au ministère des affaires étrangères à Belgrade. Au moyen âge, les Serbes parlaient le vieux slave, qui n'était guère écrit que dans les livres liturgiques. Au XVIIIe siècle, quand on commença à imprimer le serbe chez les Serbes de Hongrie, cette langue n'était autre que le slovène avec une certaine addition de mots étrangers. C'est à Danitchitch que revient surtout l'honneur d'avoir reconstitué la langue officielle de la Serbie telle qu'elle se parle, s'écrit, s'imprime et s'enseigne aujourd'hui depuis qu'elle a été officiellement adoptée par le ministre Tzernobaratz en 1868. Il en a déterminé et épuré le vocabulaire et fixé les règles grammaticales dans des livres devenus classiques: la Langue et l'Alphabet serbes (1849); la Syntaxe serbe (1858); la Formation des mots (1878), et enfin dans son grand Dictionnaire. Il a beaucoup fait aussi pour répandre la connaissance des anciennes traditions nationales. A cet effet, il a publié à Agram, en croate, de 1866 à 1875, les Proverbes et les Chants de Mavro Vetranitch-Savcitch, et la Vie des rois et archevêques serbes. (Belgrade et Agram, 1866.) Comme Luther, il a voulu que la langue nouvellement constituée servît de véhicule au culte national, et il publia les Récits de l'Ancien et du Nouveau Testament et les Psaumes. L'évêque de Schabatz, en les lisant pour la première fois, trouva cette traduction si supérieure à l'ancienne qu'il ne voulut plus se servir du vieux psautier. Le service rendu par Danitchitch est énorme, car il a donné à la nationalité serbe cette base indispensable: une langue littéraire. Professeur de philologie slave tour à tour à Agram et à Belgrade, il a été le trait d'union entré la Serbie et la Croatie, car il était également populaire dans les deux pays.
Je n'ai entendu émettre au sujet de la fixation de la langue serbe que les deux regrets suivants: D'abord, il est fâcheux que l'on y ait conservé les anciens caractères orientaux au lieu de les remplacer par l'alphabet latin, comme l'ont fait les Croates. Dans l'intérêt de la fédération future des Jougo-Slaves, il faut supprimer autant que possible tout ce qui les divise, surtout ce qui, en même temps, les éloigne de l'Occident. En second lieu, il est regrettable aussi que l'on ait accentué les différences qui distinguent le serbo-croate du slovène, dont le centre d'action est à Laybach et qui est la langue littéraire de la Carniole et des districts slaves environnants. Le slovène est, d'après Miklositch, l'une des principales autorités en cette matière, le plus ancien dialecte jougo-slave. Il était parlé, aux premiers siècles du moyen âge, par toutes les tribus slaves, depuis les Alpes du Tyrol jusqu'aux abords de Constantinople, depuis l'Adriatique jusqu'à la mer Noire. Vers le milieu du siècle, les Croato-Serbes, descendant des Karpathes, et les Bulgares, de race finnoise, s'établissant encore plus à l'est, le modifièrent, chaque groupe à sa façon. Toutefois, dit-on, l'antique idiome, le slovène, et le croate sont si rapprochés qu'il n'eût pas été impossible de les fusionner en une langue identique. Slovènes et Croates se comprennent parfaitement; mieux encore que les Suédois et les Norvégiens.
Le dimanche matin, Mgr Strossmayer vient me prendre pour assister à la messe dans sa cathédrale. L'évêque n'officie pas. L'épître et l'évangile sont plus en langue vulgaire, me semble-t-il. Les chants liturgiques, accompagnés par les sons d'un orgue excellent, sont bien conduits. L'assistance présente un aspect très particulier: elle occupe à peine un quart de la nef centrale, tant l'étendue de la cathédrale est hors de proportion avec le nombre actuel des habitants. Je ne vois que des paysans en costume de fête, les hommes debout avec leurs dolmans bruns soutachés, les femmes avec leurs belles chemises brodées, assises à terre sur des tapis, qu'elles apportent avec elles, à l'imitation des Turcs dans les mosquées. Tous suivent l'office avec la plus attentive componction; mais aucun n'a de livre de prières. Pas un costume bourgeois ne vient faire tache dans cette assemblée, où tous, laïques et ecclésiastiques, portent les vêtements traditionnels d'il y a mille ans. Personne de la classe «bourgeoise», parce que celle-ci, étant juive, a été, la veille, à la synagogue. L'impression est complète. Absolument rien ne rappelle l'Europe occidentale.
Au sortir de l'église, l'évêque me conduit visiter l'école supérieure pour filles et l'hôpital, qu'il a également fondés. Les classes, au nombre de huit, sont grandes, bien aérées, garnies de cartes et de gravures pour l'enseignement. On y apprend aussi les ouvrages de main dans le genre de ceux qu'exécutent les paysannes. On y forme des institutrices pour les écoles primaires. A l'hôpital, il n'y a que cinq personnes, trois vieilles femmes très âgées, mais nullement indisposées, un vieillard de cent quatre ans, très fier de lire encore sans lunettes, et un Tzigane qui souffre d'une bronchite. Les familles patriarcales de la campagne gardent leurs malades. Grâce aux zadrugas, personne n'est isolé et abandonné. L'évêque se rend auprès de la supérieure des sœurs de charité qui desservent l'hôpital.—«Elle est de la Suisse française, me dit-il, vous pourrez causer avec elle; mais elle est en grand danger. Elle doit aller à Vienne pour subir une grave opération; j'ai obtenu qu'elle soit faite par le fameux professeur Billroth. Nous la transporterons par le Danube, mais je crains même qu'elle ne puisse plus partir.»—Et, en effet, ses pommettes rouges, enflammées par la fièvre, ses yeux cerclés de noir, son visage émacié, ne laissent point de doute sur la gravité de la maladie. «Croyez-vous, monseigneur, dit la supérieure, que je puisse revenir de Vienne?—Je l'espère, ma fille, répond l'évêque de sa voix grave et douce, mais vous savez comme moi que notre vraie patrie n'est pas ici-bas. Que nous restions quelques jours de plus ou de moins sur cette terre importe peu, car qu'est-ce que nos années auprès de l'éternité qui nous attend? C'est après la mort que commence la véritable vie... C'est au delà qu'il faut fixer nos yeux et placer notre espérance; alors, nous serons toujours prêts à partir quand Dieu nous appellera.» Cet appel à la foi réconforta la malade; elle reprit courage, ses yeux brillèrent d'un éclat plus vif: «Que la volonté de Dieu se fasse! répondit elle; je me remets en ses mains!...»-—Décidément, le christianisme apporte aux malades et aux mourants des consolations que ne peut offrir l'agnostime. Qu'aurait dit ici le positiviste? Il aurait parlé de résignation sans doute. Mais cela est inutile à dire, car à l'inévitable on se résigne toujours d'une façon ou d'une autre. Seulement, la résignation de l'agnostique est sombre et morne; celle du chrétien est confiante, joyeuse même, puisque les perspectives d'une félicité parfaite s'ouvrent devant lui.
Mgr Strossmayer me montre l'emplacement où il bâtira le gymnase et la bibliothèque. Au gymnase, les jeunes gens apprendront les langues anciennes et les sciences, études préparatoires à l'université et au séminaire. A la bibliothèque, il placera l'immense collection de livres qu'il réunit depuis quarante ans, et ainsi les professeurs trouveront ce qu'il leur faut pour leurs études et leurs recherches. Toutes les institutions publiques que réclament les besoins et les progrès de l'humanité sont ici fondées et entretenues par l'évêque, au lieu de l'être par la municipalité. Il veut aussi rebâtir l'école communale, et il y consacrera une centaine de mille francs. Du grand revenu des terres épiscopales, rien n'est gaspillé en objets de luxe ou en jouissances personnelles. Supposez ce domaine aux mains d'un grand seigneur laïque: quelle différence! Le produit net du sol, au lieu de créer, sur place, un centre de civilisation, serait dépensé à Pest ou à Vienne, en plaisirs mondains, en dîners, en bals, en équipages, en riches toilettes, peut-être au jeu ou en distractions plus condamnables encore.
Au dîner du milieu du jour assistent les dix chanoines que j'avais vus le matin à la cathédrale. Ce sont des prêtres âgés, dont l'évêque paye la pension. Tous parlent parfaitement l'allemand, mais peu le français. La conversation est animée, gaie et instructive. On boit des vins du pays, qui sont parfumés et agréables, et au dessert on verse le vin de France. Je note quelques faits intéressants. On cite les Bulgares comme des travailleurs hors ligne et d'une sobriété vraiment inouïe. Aux environs d'Essek, ils louent un joch de terre 50 florins, ce qui est le triple de sa valeur locative ordinaire, et ils trouvent moyen, en y cultivant des légumes, d'y gagner encore 200 florins, dont ils rapportent la plus grande partie à leur famille, restée en Bulgarie. Ils font la même chose autour de toutes les grandes villes du Danube, jusqu'à Agram et jusqu'à Pest. Sans eux, les marchés ne seraient pas fournis de légumes; les gens du pays ne songent pas à en produire. L'un des prêtres, qui est Dalmate, affirme que dans son pays les ministères autrichiens ont longtemps voulu étouffer la nationalité slave. Dans l'Istrie, qui est complètement slave, on avait un évêque dalmate-italien, qui ne savait pas un mot de l'idiome national. Aux cures vacantes il nommait des prêtres italiens qui n'étaient pas compris des fidèles. Ceux-ci devaient se confesser par interprète. Nul pays n'est plus exclusivement slave que le centre de l'Istrie. Il s'y trouve un district où on dit la messe en langue vulgaire, c'est-à-dire en vieux slovène. On commence à comprendre partout, sauf peut-être à Pest, que le vrai remède contre l'irrédentisme est le développement du slavisme.
Avant de faire la promenade habituelle de l'après-midi, chacun se retire dans sa chambre pour se reposer. L'évêque m'envoie des revues et des journaux, entre autres, le Journal des Économistes, la Revue des Deux Mondes, le Temps, la Nuova Antologia et la Rassegna nazionale. Je dois avouer que le choix n'est pas mauvais, et que même à Djakovo, on peut suivre la marche des idées de notre Occident. Vers quatre heures, quand la chaleur est moins forte, deux victorias à quatre chevaux nous attendent et nous partons pour visiter les zadrugas de Siroko-Polje. Ces associations agraires—le mot zadruga signifie association,—sont des familles patriarcales, vivant sur un domaine collectif et indivisible. La zadruga constitue une personne civile, comme une fondation. Elle a une durée perpétuelle. Elle peut agir en justice. Ses membres associés n'ont pas le droit de demander le partage du patrimoine, ni d'en vendre ou d'en hypothéquer une part indivise. Au sein de ces communautés de famille, le droit de succession n'existe pas plus que dans les communautés religieuses. A la mort du père ou de la mère, les enfants n'héritent pas, sauf de quelques objets mobiliers. Ils continuent à avoir leur part des produits du domaine collectif, mais en vertu de leur droit individuel et comme membres de la famille perpétuelle. Autrefois, rien ne pouvait détruire la zadruga, sauf la mort de tous ceux qui en faisaient partie. La fille qui se marie reçoit une dot; mais elle ne peut réclamer une part du bien commun. Celui qui quitte sans esprit de retour perd ses droits. L'administration, tant pour les affaires intérieures que pour les relations extérieures, est confiée à un chef élu, qui est ordinairement le plus âgé ou le plus capable. On l'appelle gospodar, seigneur, ou starechina, l'ancien. Le ménage est dirigé par une matrone, investie d'une autorité despotique pour ce qui la concerne: c'est la domatchika. Le starechina règle l'ordre des travaux agricoles, vend et achète; il remplit exactement le rôle du directeur d'une société anonyme, ou plutôt encore d'une société corporative; car les zadrugas sont de tout point des sociétés corporatives agricoles, ayant pour lien, au lieu de l'intérêt pécuniaire, les coutumes séculaires et les affections de famille.
La communauté de famille a existé dans le monde entier, aux époques primitives. C'est le γένος des Grecs, la gens romaine, la cognatio des Germains dont parle César (De Bello Gallico, VI, 22); c'est encore le lignage des communes du moyen âge. Ce sont des zadrugas qui ont bâti, en Amérique, ces constructions colossales divisées en cellules, qu'on nomme pueblos et qui sont semblables aux alvéoles des ruches d'abeilles. Les communautés de famille ont existé jusqu'à la Révolution dans tout le centre de la France, avec des caractères juridiques identiques à ceux qu'on rencontre aujourd'hui chez les Slaves du Sud. Dans les zadrugas françaises, le starechina s'appelait le mayor, le maistre de communauté ou le chef du «chanteau», c'est-à-dire du pain. Nous arrivons au village de Siroko-Polje. Comme c'est dimanche, hommes et femmes portent leur costume des jours de fête. Pendant la semaine, les femmes ont pour tout vêtement une longue chemise, brodée aux manches et à l'ouverture du cou, avec un tablier de couleurs vives, et sur la tête un mouchoir rouge ou des fleurs. Elles marchent pieds nus; même quand elles vont aux champs ou qu'elles gardent les troupeaux, elles fixent dans la ceinture la tige de la quenouille et elles filent la laine ou l'étoupe de lin ou de chanvre, en faisant tourner entre les doigts le fil auquel est suspendu le fuseau. Elles préparent ainsi la chaîne et la trame du linge, des étoffes et des tapis qu'elles tissent elles-mêmes l'hiver. Leur chemise est en très grosse toile de chanvre. Elle retombe en plis sculpturaux, comme la longue tunique des statues drapées de Tanagra. Elle est entièrement semblable à celle des jeunes Athéniennes qui marchent aux panathénées, sous la conduite du maître des chœurs, dans la frise du Parthénon. Depuis l'antiquité la plus reculée, ce costume si simple et si noble est resté le même. Nul ne se prête mieux à la statuaire. C'est le premier vêtement qu'a dû imaginer la pudeur à la sortie de l'état de nature. Les cheveux des jeunes filles retombent sur le dos en longues nattes, tressées avec des fleurs ou des rubans. Ceux des femmes mariées sont relevés derrière la tête. Les hommes sont aussi vêtus tout de blanc, d'une large chemise et d'un pantalon en étoffe de laine ou de toile, mais qui ne flotte pas en larges plis, comme un jupon, à la mode hongroise. Le dimanche, les hommes et les femmes portent une veste brodée où l'art décoratif a fait merveille. Les motifs semblent empruntés aux arabesques des tapis turcs, mais il est probable qu'ils sont nés spontanément de cet instinct esthétique qui porte partout l'homme à imiter les dessins et les couleurs qu'offrent les corolles des fleurs, le plumage des oiseaux et surtout les ailes des papillons. Les mêmes motifs se retrouvent sur les vases polychromes des époques les plus anciennes, depuis l'Inde jusque dans les monuments mystérieux de l'Amérique préhistorique. Ces broderies sont formées de petits morceaux de drap ou de cuir, de couleurs très vives, fixés sur l'étoffe du fond au moyen de piqûres faites en gros fil de tons tranchants. Dans les vestes des femmes on met parfois des fragments de miroir, et les piqûres sont en fil d'or. Les ceintures sont aussi brodées et piquées de la même façon. La chaussure est la sandale à lanières de cuir, l'opanka, qui est propre au Jougo-Slave, depuis Trieste jusqu'aux portes de Constantinople. Je vois ici à quelques élégantes des bas de filoselle et des bottines en étoffe à bouts de cuir laqué; sous l'ancien costume national, cela est d'un effet hideux. Autour de la tête, du cou et de la ceinture, les femmes portent des pièces de monnaie d'or et d'argent percées et enfilées. Les plus riches en ont deux ou trois rangs, tout un trésor de métaux précieux.
L'arrivée de l'évêque a mis tous les habitants du village sur pied. C'est un ravissant spectacle que la réunion de ces femmes en costumes si bien faits pour charmer l'œil du peintre. Cet assemblage de vives couleurs, où rien ne détonne, fait l'effet d'un tapis d'Orient à fond clair. Quand les voitures s'arrêtent devant la maison de la zadruga, que nous visitons d'abord, le starechina s'avance vers l'évêque pour nous recevoir. C'est un vieillard, mais très vigoureux encore; de longs cheveux blancs tombent sur ses épaules. Il a les traits caractéristiques de la race croate: le nez fin, aquilin, aux narines relevées; des yeux gris, très brillants et rapprochés; la bouche petite, les lèvres minces, ombragées d'une longue moustache de hussard. Il baise la main de Mgr Strossmayer avec déférence, mais sans servilité, comme on baisait jadis la main des dames. Il nous adresse ensuite un compliment de bienvenue que me traduit mon collègue d'Agram. Le petit speech est très bien tourné. L'habitude qu'ont ici les paysans de débattre leurs affaires, au sein des communautés et dans les assemblées de village, leur apprend le maniement de la parole. Les starechinas sont presque tous orateurs. La maison de la zadruga est plus élevée et beaucoup plus grande que celle des familles isolées. Sur la façade vers la route, elle a huit fenêtres, mais pas de porte. Après qu'on a franchi la grille qui ferme la cour, on trouve sur la façade antérieure une galerie couverte en véranda, sur laquelle s'ouvre la porte d'entrée. Nous sommes reçus dans une vaste pièce où se prennent les repas en commun. Le mobilier se compose d'une table, de chaises, de bancs, et d'une armoire en bois naturel. Sur les murs, toujours parfaitement blanchis, des gravures coloriées représentent des sujets de piété. A gauche, on entre dans une grande chambre presque complètement vide. C'est là que couchent, l'hiver, toutes les personnes formant la famille patriarcale, afin de profiter de la chaleur du poêle placé dans le mur séparant les deux pièces, qui sont ainsi chauffées en même temps. L'été, les couples occupent chacun une petite chambre séparée.
J'ai noté en Hongrie un autre usage plus étrange encore. En visitant une grande exploitation du comte Eugène Zichy, je remarquai un grand bâtiment où habitaient ensemble les femmes des ouvriers, des bouviers et des valets de ferme avec leurs enfants. Chaque mère de famille avait sa chambre séparée. Dans la cuisine commune, sur un vaste fourneau, chacune d'elles préparait isolément le repas des siens. Mais les maris n'étaient pas admis dans ce gynécée. Ils couchaient dans les écuries, dans les étables et dans les granges. Les enfants, cependant, ne manquaient pas.
Le poêle que je trouve ici dans la maison de cette zadruga est une innovation moderne, de même que ces murs et ces plafonds blanchis. Jadis, comme encore dans quelques maisons anciennes, même à Siroko-Polje, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fumée s'échappait à travers la charpente visible, et par un bout de cheminée formée de planchettes, au-dessus de laquelle une large planche inclinée était posée sur quatre montants, afin d'empêcher la pluie et la neige de tomber dans le foyer. Toutes les parois de l'habitation se couvraient de suie; mais les jambons étaient mieux fumés. Le nouveau poêle est, dit-on, emprunté aux Bosniaques. Il est particulier aux contrées transdanubiennes. Je l'ai rencontré jusque dans les jolis salons du consul de France à Sarajewo. Il donne, dit-on, beaucoup de chaleur et la conserve longtemps. Il est rond, formé d'argile durcie, dans laquelle on incruste des disques en poterie verte et vernissée, tout à fait semblables à des fonds de bouteille.
Le starechina nous fait boire de son vin. Seul des siens, il s'assied à table avec nous et nous adresse des toasts auxquels répond l'évêque. Dans le fond de la chambre se presse toute la famille: au premier plan les nombreux enfants, puis les jeunes filles aux belles chemises brodées. J'apprends que la communauté se compose de trente-quatre personnes de tout âge, quatre couples mariés et deux veuves, dont les maris sont morts dans la guerre en Bosnie. La zadruga continue à les nourrir avec leurs enfants. Le domaine collectif a plus de cent jochs de terre arable; il entretient deux cents moutons, six chevaux, une trentaine de bêtes à cornes et un grand nombre de porcs. Les nombreuses volailles de toute espèce qui se promènent dans la cour permettent de réaliser ici le vœu de Henri IV et de mettre souvent la poule au pot. Le verger donne des poires et des pommes, et une grande plantation de pruniers, de quoi faire la slivovitza, l'eau-de-vie de prunes, qu'aime le Jougo-Slave.
Derrière la grande maison commune, et en équerre avec celle-ci, se trouve un bâtiment plus bas, mais long, aussi précédé d'une véranda, dont le sol est planchéié. Sur cette galerie couverte s'ouvrent autant de cellules qu'il y a de couples et de veuves: si un mariage crée un nouveau ménage au sein de la grande famille, le bâtiment s'allonge d'une nouvelle cellule. L'une des femmes nous montre la sienne; elle est complètement bondée de meubles et d'objets d'habillement; au fond, un grand lit avec trois gros matelas, superposés, des draps de lin garnis de broderies et de dentelles, et comme courtepointe un fin tapis de laine aux couleurs éclatantes; contre le mur, un divan recouvert aussi d'un tapis du même genre, et à terre, sur le plancher, de petits tapis en laine bouclée aux teintes sombres, noir, bleu foncé et rouge brun. Le long des murs, des planches où s'étalent les chaussures et, entre autres, les bottes hongroises du mari pour les jours où il se rend à la ville. Deux grandes armoires remplies de vêtements, puis trois immenses caisses contiennent des chemises et du linge brodés. Il y en a des mètres cubes qui représentent une belle somme. La jeune femme nous les étale avec orgueil: c'est l'œuvre de ses mains et sa fortune personnelle. Pour les décrire, il faudrait épuiser le vocabulaire des lingères. Je remarque surtout certaines chemises faites en une sorte de bourre de soie légèrement crêpelée et ornée de dessins en fils et en paillettes d'or. C'est ravissant de goût et de délicatesse. Les couples associés doivent à la communauté tout le temps qu'exigent les travaux ordinaires de l'exploitation, mais ce qu'ils font aux heures perdues leur appartient en propre. Ils peuvent se constituer ainsi un pécule, qui consiste en linge, en vêtements, en bijoux, en argent, en armes et en objets mobiliers de différente nature. Il en est de même dans les family-communities de l'Inde.
Au fond de la cour s'élève la grange, qui est aussi «le grenier d'abondance». Tout autour, à l'intérieur, sont disposés des réservoirs en bois, remplis de grains: froment, maïs et avoine. Nous approchons du moment de la récolte, et ils sont encore plus qu'à moitié pleins. La zadruga est prévoyante comme la fourmi; elle tient à avoir une réserve de provisions pour au moins une année, en prévision d'une mauvaise récolte ou d'une incursion de l'ennemi. A côté, dans un bâtiment isolé, sont réunis des pressoirs et des fûts pour faire le vin et l'eau-de-vie de prunes. Le starechina nous montre avec satisfaction toute une rangée de tonneaux pleins de slivovitza qu'on laisse vieillir avant de la vendre. C'est le capital-épargne de la communauté.
Je m'étonne de n'apercevoir ni grandes étables, ni bétail, ni fumier. On m'explique qu'ils se trouvent dans des bâtiments placés au milieu des champs cultivés. C'est un usage que j'avais déjà remarqué en Hongrie, dans les grandes exploitations. Il est excellent; on évite ainsi le transport des fourrages et du fumier. Les animaux de trait sont sur place pour exécuter les labours et pour y accumuler l'engrais. En même temps, la famille, résidant dans le village, jouit des avantages de la vie sociale. Les jeunes gens se relayent, pour soigner le bétail. Dans une autre zadruga que nous visitons, je trouve les mêmes dispositions, les mêmes costumes et le même bien-être; mais la réception est encore plus brillante: tandis que nous prenons un verre de vin avec le starechina, en présence de toute la nombreuse famille debout, les habitants du village se sont groupés devant les fenêtres ouvertes. Le maître d'école s'avance et adresse un discours à l'évêque en croate, mais il parle aussi facilement l'italien, et il me raconte qu'étant soldat, il a résidé en Lombardie et qu'il s'est battu à Custozza en 1866. Il me vante avec l'éloquence la plus convaincue les avantages de la zadruga. A ma demande, les jeunes filles chantent quelques chants nationaux. Elles paraissent gaies; leurs traits sont fins; plusieurs sont jolies. En somme, la race est belle. Les cheveux noirs, si fréquents en Hongrie, sont très rares ici; on en voit de blonds, mais le châtain domine. Les deux types très marqués, noir et blond, se trouvent à la Fois chez les Slaves occidentaux et méridionaux. Les Slovaques de la Hongrie sont, en majorité, blond-filasse. Les Monténégrins ont les cheveux très foncés. A une grande foire à Carlstadt, en Croatie, j'ai vu des paysans venant des districts méridionaux de la province et appartenant au rite grec orthodoxe; ils avaient d'une façon très marquée les cheveux et les yeux noirs, le teint bilieux, basané ou mat, et d'autres cultivateurs, Croates aussi, mais du rite grec uni à Rome, étaient la plupart blonds, avec la peau claire et des yeux gris. La race slave pure est certainement blonde. Si quelques tribus ont les cheveux bruns ou noirs, cela doit provenir de la proportion plus ou moins grande d'autochtones que les Slaves se sont assimilés quand ils ont occupé les différentes régions où ils dominent aujourd'hui. Ma visite des zadrugas confirme l'opinion favorable que je m'en était formée précédemment et augmente mes regrets de les voir disparaître. Ces communautés ont plus de bien-être que leurs voisins; elles cultivent mieux, parce qu'elles ont, même relativement, plus de bétail et plus de capital.
En raison de leur caractère coopératif, elles combinent les avantages de la petite propriété et de la grande culture. Elles empêchent le morcellement excessif; elles préviennent le paupérisme rural; elles rendent inutiles les bureaux de bienfaisance publique. Par le contrôle réciproque, elles empêchent le relâchement des mœurs et l'accroissement des délits. De même que les conseils municipaux sont l'école primaire du régime représentatif, ainsi elles servent d'initiation à l'exercice de l'autonomie communale, parce que des délibérations, sous la présidence du starechina, précèdent toute résolution importante. Elles entretiennent et fortifient le sentiment familial, d'où elles bannissent les cupidités malsaines qu'éveillent les espoirs de succession. Quand les couples associés se séparent, par la dissolution de la communauté, souvent ils vendent leurs biens et tombent dans la misère. Mais, dira-t-on, si les zadrugas réunissent tant d'avantages, d'où vient que leur nombre diminue sans cesse? L'idée que toute innovation est un progrès s'est tellement emparée de nos esprits, que nous sommes portés à condamner tout ce qui disparaît. J'en suis revenu. Est-ce l'âge ou l'étude qui me transforme en laudator temporis acti? En tout cas, ce qui tue les zadrugas, c'est l'amour du changement, le goût du luxe, l'esprit d'insubordination, le souffle de l'individualisme et les législations dites «progressives» qui s'en sont inspirées. J'ai quelque peine à voir en tout ceci un véritable progrès.
Au retour, j'admire de nouveau la beauté des récoltes. Les froments sont superbes. Presque pas de mauvaises herbes: ni bluets, ni coquelicots, ni sinapis. Le maïs, intercalé dans l'assolement, nettoie bien la terre, parce qu'il exige deux binages. Je ne vois dans les environs du village rien qui annonce qu'on s'y livre à des jeux, et je le regrette. La Suisse est sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, un modèle à imiter, surtout parmi des populations comme celles-ci, dont les mœurs simples ont tant de rapports avec celles des montagnards des cantons alpestres. Voyez l'importance qu'on attache en Suisse aux tirs à la carabine, aux luttes, aux jeux athlétiques de toute sorte. C'est comme dans la Grèce antique. Ainsi faisaient nos vaillants communiers flamands du moyen âge, imitant les chevaliers, contre lesquels ils apprirent de cette façon à lutter sur les champs de bataille. Ces exercices de force et d'adresse forment les peuples libres. Il faudrait les introduire ici partout, en offrant des prix pour les concours. C'est aux jeux auxquels s'adonne la jeunesse d'Angleterre qu'elle doit sa force, son audace, sa confiance en elle-même, ces vertus héroïques qui lui font occuper tant de place sur notre globe. Récemment, le ministre de l'instruction publique de Prusse a fait une circulaire que je voudrais voir reproduite en lettres d'or dans toutes nos écoles, pour recommander qu'on pousse les enfants et les jeunes gens à se livrer à des jeux et à des exercices, où se développent les muscles, en même temps que le sang-froid, la rapidité du coup d'œil, la décision, l'énergie, la persévérance, toutes les mâles qualités du corps et de l'esprit. Il ne faut plus faire des gladiateurs comme en Grèce, mais des hommes forts, bien portants, décidés, et capables, au besoin, de mettre un bras vigoureux au service d'une cause juste. Les dimanches et les jours de fêtes, les campagnards dansent ici le kolo avec entrain, mais cela ne suffit pas.
En rentrant à Djakovo, je demande à l'évêque comment va le séminaire qu'il avait fondé en 1857 pour le clergé catholique bosniaque, avec le concours et sous le patronage de l'empereur. Je venais d'en lire un grand éloge dans le livre du capitaine G. Thœmel sur la Bosnie. Le visage de Mgr Strossmayer s'assombrit. Pour la première fois, ses paroles trahissent une profonde amertume. «En 1876, on l'a transporté à Gran, me dit-il. Je ne m'en plains pas pour moi; plus on m'ôte de responsabilité devant Dieu, plus on diminue mes soucis et mes soins, qui déjà dépassent mes forces, mais quelle injustifiable mesure! Voilà de jeunes prêtres, d'origine slave, destinés à vivre au milieu de populations slaves, et pour faire leurs études, on les place à Gran, au centre de la Hongrie, où ils n'entendront pas un mot de leur langue nationale, la seule qu'ils parleront jamais, et celle qu'ils devraient cultiver avant toute autre. Que veut-on à Pesth? Espère-t-on magyariser la Bosnie? Mais les malheureux Bosniaques n'ont pu rester à Gran; ils se sont enfuis. Il est vraiment étrange combien, même les Hongrois qui ont le consciencieux désir de se montrer justes envers nous, ont de la peine à l'être. En voici un exemple. Je rencontrai, par hasard, Kossuth à l'Exposition universelle de Paris, en 1867. Il venait démontrer, dans des discours et des brochures, que le salut de la Hongrie exigeait qu'on respectât l'autonomie et les droits de toutes les nationalités, Gleichberechtigung, comme disent les Allemands. C'était aussi mon avis. Il fallait oublier les querelles de 1848 et se tendre une main fraternelle. Mais, par malheur, je prononçai le nom de Fiume. Fiume est, en réalité, une ville slave. Son nom est Rieka, mot croate signifiant «rivière», et dont Fiume est la traduction en italien; c'est l'unique port de la Croatie; d'ailleurs, la géographie même s'oppose à ce qu'elle soit rattachée à la Hongrie, dont elle est séparée par toute l'étendue de la Croatie. Les yeux de Kossuth s'enflammèrent d'indignation. «Fiume, s'écria-t-il, est une ville hongroise, c'est le littus Hungaricum: jamais nous ne la céderons aux Slaves.»
«J'avoue, dis-je à l'évêque, que je comprends peu l'acharnement des Hongrois et des Croates à se disputer Fiume. Accordez à la ville une pleine autonomie, et comme le port sera ouvert au trafic de tous, il appartiendra à tous.
—Autonomie complète, voilà, en effet, la solution, répondit l'évêque. Nous ne demandons rien de plus pour notre pays.»
Le soir, au souper, on parla du clergé transdanubien appartenant au rite grec. Je demande si son ignorance est aussi grande qu'on le prétend. «Elle est grande, en effet, répond Strossmayer, mais on ne peut la lui reprocher. Les évêques grecs, nommés par le Phanar de Constantinople, étaient hostiles au développement de la culture nationale. Les popes étaient si pauvres qu'ils devaient cultiver la terre de leurs mains et ils ne recevaient aucune instruction. Maintenant que les populations sont affranchies du double joug des Turcs et des évêques grecs, et qu'elles ont un clergé national, celui-ci pourra se relever. J'ai dit, j'ai surtout fait dire qu'il fallait avant tout créer de bons séminaires. Dans ces jeunes États, c'est le prêtre instruit qui doit être le missionnaire de la civilisation. Songez bien à ceci: d'un côté, par ses études théologiques, il touche aux hautes sphères de la philosophie, de la morale, de l'histoire religieuse, et, d'un autre côté, il parle à tous et pénètre jusque dans la plus humble chaumière. Je vois avec la plus vive satisfaction les gouvernements de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roumélie faire de grands sacrifices pour multiplier les écoles; mais qu'ils ne l'oublient pas, rien ne remplace de bons séminaires.»
Ces paroles prouvent que, quand il s'agit de favoriser les progrès des Jougo-Slaves, Strossmayer est prêt à s'associer aux efforts du clergé du rite oriental, sans s'arrêter aux différences dogmatiques qui l'en séparent. Ce clergé lui a cependant vivement reproché le passage suivant de sa lettre pastorale écrite pour commenter l'encyclique du pape Grande munus, du 30 septembre 1880, concernant les saints Cyrille et Méthode. «O Slaves, mes frères, vous êtes évidemment destinés à accomplir de grandes choses en Asie et en Europe. Vous êtes appelés aussi à régénérer par votre influence les sociétés de l'Occident, où le sentiment moral s'affaiblit, à leur communiquer plus de cœur, plus de charité, plus de foi, et plus d'amour pour la justice, pour la vertu et pour la paix. Mais vous ne parviendrez à remplir cette mission, à l'avantage des autres peuples et de vous-mêmes, vous ne mettrez fin aux dissentiments qui vous divisent entre vous que si vous vous réconciliez avec l'Église occidentale, en concluant un accord avec elle.» Cette dernière phrase provoqua des répliques très vives, dont on trouvera des échantillons dans le Messager chrétien, que publie en serbe le pope Alexa Ilitch (livraison de juillet 1881). L'évêque du rite orthodoxe oriental Stefan, de Zara, répondit à Strossmayer dans sa lettre pastorale datée de la Pentecôte 1881: «Que cherchent, dit-il, parmi notre peuple orthodoxe, ces gens qui s'adressent à lui sans y être appelés? Le plus connu d'entre eux nous fait savoir «que le saint-père le pape n'exclut pas de son amour ses frères de l'Église d'Orient et qu'il désire de tout son cœur l'unité dans la foi, qui leur assurera la force et la vraie liberté», et il souhaite «qu'à l'occasion de la canonisation des saints Cyrille et Méthode, un grand nombre d'entre eux aillent à Rome se prosterner aux pieds du pape, pour lui présenter leurs remercîments». L'évêque de Zara continue en s'élevant vivement contre les prétentions de l'Église de Rome, et, certes, il est dans son droit, mais il doit admettre qu'un évêque catholique s'efforce de ramener à ce qu'il considère comme la vérité des frères, d'après lui, égarés. La propagande doit être permise, pourvu que la tolérance et la charité n'aient pas à en souffrir; toutefois, ces rivalités religieuses sont très regrettables et elles peuvent longtemps mettre obstacle à l'union des Jougo-Slaves. Dans la lettre que m'écrivit lord Edmond Fitz-Maurice, au moment où je partis pour l'Orient, il résume la situation en un mot: «L'avenir des Slaves méridionaux dépend en grande partie de la question de savoir si le sentiment national l'emportera chez eux sur les différences en fait de religion, et la solution de ce problème est, pour une large part, entre les mains du célèbre évêque de Djakovo.» Je ne crois pas qu'il soit possible ni désirable que sa propagande en faveur de Rome réussisse; mais l'œuvre à laquelle il a consacré sa vie, la reconstitution de la nationalité croate, est désormais assez forte pour résister à toutes les attaques et à toutes les épreuves.
CHAPITRE IV.
LA BOSNIE, HISTOIRE ET ÉCONOMIE RURALE.
Quand je quitte Djakovo, le secrétaire de Mgr Strossmayer me conduit à la gare de Vrpolje. Les quatre jolis chevaux gris de Lipitça nous y mènent en moins d'une heure. Le pays a un aspect beaucoup plus abandonné que du côté d'Essek: de profondes ornières dans la route, des terrains vagues où errent des moutons, les blés moins plantureux; moins d'habitations. Est-ce parce qu'en allant à Vrpolje, on se dirige vers la Save et les anciennes provinces turques, c'est-à-dire vers la barbarie; tandis que, du côté d'Essek, on marche vers Pesth et vers Vienne, c'est-à-dire vers la civilisation?
En attendant l'arrivée du train qui doit me conduire à Brod, j'entre dans le petit hôtel en face de la gare. Les deux salles sont d'une propreté parfaite: murs bien blanchis, rideaux de mousseline aux fenêtres, et des gravures représentant le kronprinz Rodolphe et sa femme, la princesse Stéphanie, la fille de notre roi. Ils doivent être très populaires, même en pays slaves et magyares, car j'ai retrouvé partout leurs portraits aux vitrines des libraires et sur les murs des hôtels et des restaurants. C'est évidemment là un des thermomètres de la popularité des personnages haut placés.
Dans les champs voisins, un homme et une femme binent, avec la houe, une plantation de maïs, dont les deux premières feuilles sont sorties de terre. La femme n'a d'autre vêtement que sa longue chemise de grosse toile de chanvre, et elle l'a relevée jusqu'au-dessus des genoux, afin d'avoir les mouvements plus libres. Les exigences de la pudeur vont en diminuant à mesure qu'on descend le Danube; aux bords de la Save, elles sont réduites presque à rien. L'homme est vêtu d'un pantalon d'étoffe blanche grossière et d'une chemise. Il est maigre, brûlé du soleil, hâve; il paraît très misérable. La terre est fertile, cependant, et celui qui la travaille ne ménage pas sa peine. Un passage de la préface de la Mare au Diable me revient à la mémoire: c'est celui où est dépeint le laboureur dans la Danse de la mort, de Holbein, avec cette légende:
A la sueur de ton visaige Tu gagneras ta pauvre vie.
Récemment, j'avais été aussi épouvanté en étudiant, en Italie, l'extrême misère des cultivateurs, dont l'Inchiesta agraria officielle publie les preuves désolantes. D'où vient que dans un siècle où l'homme, armé de la science, augmente si merveilleusement la production de la richesse, ceux qui cultivent le sol conservent à peine assez de ce pain qu'ils récoltent pour satisfaire leur faim? Pourquoi présentent-ils encore si souvent l'aspect de ces animaux farouches décrits par La Bruyère, au temps de Louis XIV? En Italie, c'est la rente et l'impôt qui paupérisent; ici, c'est surtout l'impôt.
A la gare arrive un Turc: beau costume, grand turban blanc, veste brune soutachée de noir, large pantalon flottant, rouge foncé, jambières à la façon des Grecs, énorme ceinture de cuir, dans laquelle apparaît, au milieu de beaucoup d'autres objets, une pipe à long tuyau de cerisier. Il apporte avec lui un tapis et une selle. J'apprends que ce n'est pas un Turc, mais un musulman de Sarajewo, de race slave, et parlant la même langue que les Croates. Comme ceci peint déjà tout l'Orient: la selle qu'on doit emporter avec soi, parce que les paysans qui louent leurs chevaux sont trop pauvres pour en posséder une, et que, les routes manquant, on ne peut voyager qu'à cheval; le tapis, qui prouve que dans les hans il n'y a ni lit ni matelas; les armes pour se défendre soi-même, attendu que la sécurité n'est pas garantie par les pouvoirs publics; et enfin la pipe, pour charmer les longs repos du kef. En Bosnie, on appelle les musulmans Turcs, ce qui trompe complètement l'étranger sur les conditions ethnographiques de la province. En réalité, il n'y a plus, paraît-il, dix véritables Turcs dans le pays, et avant l'occupation il n'y avait de vrais Osmanlis que les fonctionnaires. Les musulmans qu'on rencontre—il y en a, dit-on, environ un demi-million—sont du plus pur sang slave. Ce sont les anciens propriétaires, qui se sont convertis à l'islamisme, à l'époque de la conquête. L'exemplaire que j'ai sous les yeux a tout à fait le type monténégrin: le nez en bec d'aigle, à arête très fine, aux narines relevées, comme celles d'un cheval arabe; grande moustache noire, et des yeux profonds et vifs cachés sous d'épais sourcils. Le chef de gare de Vrpolje m'en fait un grand éloge. «Ils sont très honnêtes, dit-il, tant qu'ils n'ont pas eu trop de relations avec les étrangers; ils sont religieux et bien élevés, on ne les entend jamais jurer comme les gens de par ici. Ils ne boivent point de vins et de liqueurs, comme les Turcs modernes de Stamboul. On peut se fier à leur parole; elle vaut plus qu'une signature de chez nous, mais ils vont se gâter rapidement. Ils commencent à s'enivrer, à se livrer à la débauche, à s'endetter. Avec les besoins d'argent s'introduira la mauvaise foi. Les spéculateurs européens ne manqueront pas de leur en donner l'exemple, et ils ne connaîtront pas ce contrôle de l'opinion qui retient parfois ceux-ci.»
De Vrpolje à Brod, le chemin de fer traverse un très beau pays, mais peu cultivé et presque sans habitants. On est ici dans un pays de frontière naguère encore exposé aux razzias des Turcs de l'autre rive de la Save. Le paysage est très vert; on ne voit que pelouses entrecoupées de pièces d'eau et de massifs de grands chênes, comme dans un parc anglais. Quel splendide domaine on pourrait se tailler ici et relativement sans grands frais, car la terre n'a pas beaucoup de valeur! Les chevaux et le bétail, errants dans ces interminables prairies, sont plus petits et plus maigres qu'en Hongrie, Le pays est pauvre, et cependant il devrait être riche. La fertilité du sol se révèle par la hauteur du fût des arbres et l'aspect plantureux de leur frondaison.
Le chemin qui réunit la gare à la ville de Brod est si mal entretenu, que l'omnibus marche au pas, crainte de casser ses ressorts. Avis à l'administration communale. L'hôtel Gelbes Haus est un vaste bâtiment à prétentions architecturales, avec de grands escaliers, de bonnes chambres bien aérées, et une immense salle au rez-de-chaussée, où l'on ne dîne pas mal du tout et à l'autrichienne. Il y a deux Brod en face l'une de l'autre, des deux côtés de la Save: le Brod-Slavon, forteresse importante, comme base d'opération des armées autrichiennes qui ont occupé les nouvelles provinces, et Bosna-Brod, le Brod bosniaque, qui appartenait à la Turquie.
Le Brod slavonien est une petite ville régulière, avec des rues droites, bordées de maisons blanches, sans aucun caractère distinctif. Bosna-Brod, au contraire, est une véritable bourgade turque. Nulle part, je n'ai vu le contraste entre l'Occident et l'Orient aussi frappant. Deux civilisations, deux religions, deux façons de vivre et de penser complètement différentes sont ici en présence, séparées par une rivière. Il est vrai que pendant quatre siècles cette rivière a séparé en réalité l'Europe de l'Asie. Mais le caractère musulman disparaîtra rapidement sous l'influence de l'Autriche. Un grand pont de fer à trois arches franchit la Save et met Sarajewo en communication directe avec Vienne et ainsi avec l'Occident. En vingt heures, on arrive de Vienne à Brod, et le lendemain soir on est au cœur de la Bosnie, dans un autre monde.
Au moment où je traverse le pont, le soleil couchant teint en rouge les remous des eaux jaunâtres. La Save est large comme quatre fois la Seine à Paris. L'aspect en est grand et mélancolique. Les rives sont plates; le courant mine librement les berges d'argile. La végétation manque: sauf quelques hauts peupliers et sur les bords du fleuve un groupe de saules dont les racines ont été mises à nu par les glaces et qu'une crue prochaine emportera vers la mer Noire. Dans une petite anse, sur l'eau qui tourne en rond, flotte la charogne d'un buffle au ventre ballonné, que les corbeaux dépècent et se disputent. Des deux côtés, s'étendent de vastes plaines vertes, inondées à la fonte des neiges. A droite, on aperçoit vers le couchant le profil bleuâtre des montagnes de la Croatie, à gauche, les sommets plus élevés qui dominent Banjaluka. Sur le fleuve, qui forme une admirable artère commerciale, nulle apparence de navigation, nul bruit, sauf le coassement d'innombrables légions de grenouilles, qui entonnent en chœur leur chant du soir.
Bosna-Brod est formé d'une seule grande rue, le long de laquelle les maisons sont bâties sur des pilotis ou sur des levées pour échapper aux inondations de la Save. Voici d'abord la mosquée au milieu de quelques peupliers. Elle est toute en bois. Le minaret est peint de couleurs vives: rouge, jaune, vert. Le muezzin est monté dans la petite galerie; il adresse à Dieu le dernier hommage de la journée. Il appelle à la prière de l'Aksham ou du crépuscule. Sa voix, d'un timbre aigu, porte jusque dans les campagnes voisines. Ses paroles sont belles; même en me rappelant l'ode de Schiller, die Glocke, je la préfère aux sons uniformes des cloches: «Dieu est élevé et tout-puissant. Il n'y a pas d'autre Dieu que lui et point d'autre prophète que Mahomet. Rassemblez-vous dans le royaume de Dieu, dans le lieu de la justice. Venez dans la demeure de la félicité.»
Les cafés turcs ont portes et fenêtres ouvertes; pas un meuble, sauf tout autour des bancs en bois où sont assis les Bosniaques musulmans, les jambes croisées, fumant la pipe. Dans une niche de la cheminée, sur des braises allumées, se prépare successivement, une à une, chaque tasse de café, à mesure que les consommateurs en demandent. Le cafidji met dans une très petite cafetière en cuivre une mesure de café moulu, une autre de sucre; il ajoute de l'eau, place le récipient sur les braises pendant une minute à peine et verse le café chaud avec le marc dans une tasse semblable à un coquetier. Dans toute la péninsule balkanique, le voyageur indigène emporte à sa ceinture un petit moulin à café très ingénieusement construit, en forme de tube. Deux choses me frappent ici: d'abord, la puissance de transformation du mahométisme, qui a fait de ces Slaves, aux bords de la Save, n'ayant d'autre langue que le croate, des Turcs ou plutôt des musulmans complètement semblables à ceux qu'on voit à Constantinople, au Caire, à Tanger et aux Indes; ensuite, l'extrême simplicité des moyens qui procurent aux fils de l'islam tant d'heures de félicité. Tout ce que contient ce café, en fait de mobilier et d'ustensiles, ne vaut pas vingt francs. Le client, qui apporte son tapis, dépensera pendant sa soirée trente centimes de tabac et de café, et il aura été heureux. Les salles magnifiques avec peintures, dorures, tentures partout, qu'on construira plus tard ici, offriront-elles plus de satisfaction à leurs clients riches et affairés? En voyant pratiquer ici, d'une façon si pittoresque et si consciencieuse, la tempérance commandée par le Koran, je songe d'abord à ces palais de l'alcoolisme, à ces Gin palaces de Londres, où l'ouvrier et l'outcast viennent chercher l'abrutissement, au milieu des glaces énormes et des cuivres polis, reluisant sous les mille feux du gaz et de l'électricité; je pense ensuite à cette vie de l'upper ten thousands, si compliquée et rendue si coûteuse par toutes les richesses de la toilette et de la table que vient de décrire si bien lady John Manners, et je me demande si c'est aux raffinements du luxe qu'il faut mesurer le degré de civilisation des peuples. M. Renan parlant, je crois, de Jean le Baptiste, a écrit à ce sujet une belle page. Le précurseur vivant au désert de sauterelles, à peine vêtu d'une étoffe grossière de poils de chameau, annonçant la venue du royaume et le triomphe prochain de la justice, ne nous présente-t-il pas le modèle le plus élevé de la vie humaine? Certes, il est un excès de dénûment qui dégrade et animalise, mais cela est moins vrai en Orient que dans nos rudes climats et surtout dans nos grandes agglomérations d'êtres humains.
Je trouve déjà, à Bosna-Brod, la boutique et la maison turques, telles qu'on les rencontre dans toute la Péninsule. La boutique est une échoppe entièrement ouverte le jour; elle se ferme la nuit, au moyen de deux grands volets horizontaux. Celui d'en haut, relevé, sert d'auvent; celui d'en bas retombe et devient le comptoir où sont étalées les marchandises et où se tient assis le marchand, les jambes croisées. Les maisons turques ici sont ordinairement carrées, couvertes de planchettes de chêne. Un rez-de-chaussée bas sert de commun, de magasin ou même parfois d'étable. Le cadre et les cloisons de la construction sont toujours en solives; les parois sont en planches ou, dans les demeures pauvres, en torchis. Le premier étage débordant le soubassement, le surplomb est soutenu par des corbeaux en bois, ce qui produit des effets de saillies et de lumières très pittoresques. Seulement, il ne faut pas oublier qu'en Bosnie les musulmans forment la classe aisée; ils sont marchands, boutiquiers, artisans, propriétaires, très rarement simples cultivateurs ou ouvriers. L'habitation est divisée en deux parties ayant chacune son entrée distincte: d'un côté, le harem, pour les femmes; de l'autre, le selamlik, pour les hommes. Quoique le musulman bosniaque n'ait qu'une femme, il tient aux usages mahométans bien plus que les vrais Turcs. Les fenêtres, du côté des femmes, sont garnies d'un grillage en bois ou en papier découpé. J'aperçois un numéro de la Neue freie Presse transformé en muchebak ou moucharabie. Du côté des hommes, s'étend un balcon-véranda, où le maître de la maison est assis, fumant sa pipe.
La rue se remplit des types les plus divers. Des pâtres à peine vêtus d'une grosse étoffe blanche en lambeau, avec un chiffon autour de la tête en forme de turban, ramènent du pâturage des troupeaux de buffles et de chèvres, qui soulèvent une poussière épaisse, dorée par le soleil couchant. Ces pauvres gens représentent le raya, la race opprimée et rançonnée; ce sont des chrétiens. Quelques femmes, la figure cachée sous le yaschmak et tout le corps sous ce domino qu'on appelle feredje, marchent comme des oies, et semblables à des ballots mouvants rentrent chez elles. Des enfants, filles et garçons, avec de larges pantalons roses ou verts et de petites calottes rouges, jouent dans le sable; ils ont le teint clair et de beaux yeux noirs très ouverts. Des marchands juifs s'avancent lentement, enveloppés d'un grand cafetan garni de fourrure,—en juin; avec leur longue barbe en pointe, leur nez d'Arabe et leur grand turban, ils sont admirables de dignité et de noblesse. Bida devrait être ici. Ce sont les patriarches de la terre de Canaan. Des maçons italiens, à la culotte de velours de coton jaune et toute maculée de mortier, la veste jetée sur l'épaule droite, quittent l'ouvrage en chantant. C'est le travail européen qui arrive: des maisons occidentales s'élèvent. Un grand café à la viennoise se construit à côté des petites auberges en planches en face de la gare. Déjà dans une cantine, où l'on vend du Pilsener bier, dite bière de Pilsen, on joue au billard. Ceci est l'avenir: activité dans la production, imprévoyance ou insanité dans la consommation. Enfin, passent fièrement à cheval ou en voiture découverte des officiers élégants et d'une tenue ravissante: c'est l'occupation et l'Autriche.
En repassant le pont de la Save, je me rappelle que c'est d'ici que partit le prince Eugène pour sa mémorable expédition de 1697. Il n'avait que cinq régiments de cavalerie et 2,500 fantassins. Suivant la route qui longe la Bosna, il s'empara rapidement de toutes les places d'Oboj, Maglay, Zeptche, même du château fort de Vranduk, et il parut devant la capitale Sarajewo. Il espérait que tous les chrétiens se lèveraient à son appel. Hélas! écrasés par une trop longue et trop cruelle oppression, ils n'osèrent pas remuer. Le pacha Delta-ban-Mustapha se défendit avec énergie. Eugène manquait d'artillerie de siège. C'était le 11 septembre, l'hiver approchait. Le hardi capitaine dut battre en retraite, mais il regagna Brod, presque sans perte. L'expédition avait duré vingt jours en tout. Le résultat matériel fut nul; mais l'effet moral très grand partout. Il révéla la faiblesse de cette formidable puissance qui, la veille encore, assiégeait Vienne et faisait trembler toute l'Europe. L'heure de la décadence avait sonné. Cependant, récemment encore, les begs musulmans de la Bosnie traversaient la Save et venaient faire des razzias en Croatie. Le long de la rive autrichienne s'élèvent sur quatre hauts pilotis, afin de les mettre à l'abri des inondations et d'étendre le rayon d'observation, des maisons de garde où les régiments-frontières devaient entretenir des vedettes. Ce n'était pas une précaution inutile. De 1831 à 1835, le général autrichien Waldstättten lutta contre les begs bosniaques et il fut amené ainsi à bombarder et à brûler Vakuf, Avale, Terzac et Gross-Kladuseh, sur le territoire ottoman, le tout sans protestation de la Porte. Même en 1839, Jellatchitch eut à repousser les incursions des begs, qui traversaient la Save, brûlant les maisons, égorgeant les hommes, emmenant les troupeaux et les femmes. Ces razzias, dans les quinze dernières années où elles ont eu lieu, occasionnèrent pour près de 40 millions de francs de dommage aux districts croates limitrophes. C'est hier encore et en pleine Europe que se passaient ces scènes de barbarie que la France n'a pu tolérer à Tunis, ni la Russie dans les khanats de l'Asie centrale.
Avant de m'engager en Bosnie, je veux connaître son histoire. Je m'arrête quelques jours à Brod, pour étudier les documents et les livres qu'on a bien voulu me donner et parmi lesquels les suivants m'ont été particulièrement utiles: G. Thœmmel, Das Vilayet Bosnien; Roskiewitz, Studien über Bosnien und Herzegovina; von Schweiger-Lerchenfeldt, Bosnien, et enfin un ouvrage excellent: Adolf Strausz, Bosnien, Land und Leute. Voici un résumé succinct de ces lectures, qui paraît indispensable pour comprendre la situation actuelle et les difficultés que rencontre l'Autriche.
Sur notre infortunée planète, aucun pays n'a été plus souvent ravagé, aucune terre aussi fréquemment, abreuvée du sang de ses populations. A l'aube des temps historiques, la Bosnie fait partie de l'Illyrie. Elle est peuplée déjà, affirme-t-on, par des tribus slaves. Rome se soumet toute cette région jusqu'au Danube et l'annexe à la Dalmatie. Deux provinces sont formées: la Dalmatia maritima et la Dalmatia interna ou Illyris barbara. L'ordre règne, et comme l'intérieur est réuni à la côte, tout le pays fleurit. Sur le littoral se développent des ports importants, Zara, Scardona, Salona, Narona, Makarska, Cattaro, et à l'intérieur des colonies, des postes militaires et entre autres un grand emporium, Dalminium, dont il ne reste plus trace. Peu de restes de la civilisation romaine ont échappé aux dévastations successives: des bains à Banjaluka, des bains et les ruines d'un temple à Novi-bazar, un pont à Mostar, un autre pont près de Sarajewo et quelques inscriptions.
A la chute de l'empire, arrivent les Goths, puis les Avares, qui, pendant deux siècles, brûlent et massacrent, et font du pays un désert. Sous l'empereur Héraclius, les Avares assiègent Constantinople. Il les repousse, et, pour les dompter définitivement, il appelle des tribus slaves habitant la Pannonie au delà du Danube. En 630, les Croates viennent occuper la Croatie actuelle, la Slavonie et le nord de la Bosnie, et en 640, les Serbes, de même sang et de même langue, exterminent les Avares et peuplent la Serbie, la Bosnie méridionale, le Montenegro et la Dalmatie. De cette époque date la situation ethnique de cette région, qui existe encore aujourd'hui.
Au début, la suzeraineté de Byzance est reconnue. Mais la conversion de ces tribus, identiquement de même race, à deux rites différents du christianisme, crée un antagonisme religieux qui dure encore. Les Croates sont convertis d'abord par des missionnaires venus de Rome; ils adoptent ainsi les lettres et le rite latins. Au contraire, les Serbes, et, par conséquent, une partie des habitants de la Bosnie, sont amenés au christianisme par Cyrille et Méthode, qui, partis de Thessalonique, leur apportent les caractères et les rites de l'Église orientale. Vers 860, Cyrille traduit la Bible en slave, en créant l'alphabet qui porte son nom et qui est encore en usage. C'est donc à lui que remontent les origines de la littérature jougo-slave écrite.
En 874, Budimir, premier roi chrétien de Bosnie, de Croatie et de Dalmatie, réunit, sur la plaine de Dalminium, une diète où il s'efforce de créer une organisation régulière. C'est vers ce temps qu'apparaît, pour la première fois, le nom de Bosnie. Il vient, dit-on, d'une tribu slave originaire de la Thrace. En 905, nous voyons Brisimir, roi de Serbie, y annexer la Croatie et la Bosnie; mais cette réunion n'est pas durable. Après l'an 1,000, la suzeraineté de Byzance cesse dans ces régions. Elle est acquise par Ladislas, roi de Hongrie, vers 1091. En 1103, le roi de Hongrie, Coloman, ajoute à ses titres celui de Rex Ramæ (Herzégovine), puis de Rex Bosniæ. Depuis lors, la Bosnie a toujours été une dépendance de la couronne de Saint-Étienne. Ainsi, le dixième ban de Bosnie, dont le long règne de trente-six ans (1168-1204) fut si glorieux, qui, le premier ici, fit battre monnaie à son effigie, qui assura à son pays une prospérité inconnue depuis l'époque romaine, le fameux Kulin, s'appelle Fiduciarius Regni Hungariæ.
Vers ce temps, arrivent en Bosnie des albigeois qui convertissent à leurs doctrines une grande partie de la population appelée Catare, en allemand Patavener; ils reçurent et acceptèrent en Bosnie le nom de bogomiles, qui signifie «aimant Dieu». Rien de plus tragique que l'histoire de cette hérésie. Elle naît en Syrie, au VIIe siècle. Ses adeptes sont nommés pauliciens, parce qu'ils invoquent la doctrine de Paul, et ils empruntent en même temps au manicthéisme le dualisme des deux principes éternels, le bien et le mal. Mais ce qui fait leur succès, ce sont leurs théories sociales. Ils prêchent les doctrines des apôtres, l'égalité, la charité, l'austérité de la vie, et ils s'élèvent avec la plus grande violence contre la richesse et la corruption du clergé. Ce sont les socialistes chrétiens de l'époque. Les empereurs de Byzance les massacrent par centaines de mille, surtout après qu'ils ont forcé Basile le Macédonien à leur accorder la paix et la tolérance. Chassés et dispersés, ils transportent leurs croyances, d'une part, chez les Bulgares, d'un autre côté, dans le midi de la France. Les Vaudois actuels, les hussites, et, par conséquent, la Réforme viennent certainement d'eux. Ils sont devenus en Bosnie un des facteurs principaux de l'histoire et de la situation actuelle de ce pays. Le grand ban Kulin se fit bogomile. Ses successeurs et ses magnats bosniaques soutinrent constamment cette hérésie, parce qu'ils espéraient ainsi créer une Église nationale et s'affranchir de l'influence de Rome et de la Hongrie. Les rois de Hongrie, obéissant à la voix du pape, s'efforcèrent sans relâche de l'extirper, et les guerres d'extermination qu'ils entreprirent fréquemment firent détester les madgyars au delà de la Save.
Vers 1230, apparaissent sur la scène les franciscains, qui ont aussi joué un rôle très important en politique et en religion. C'est à eux que le catholicisme doit d'avoir survécu jusqu'à nos jours, en face des orthodoxes, d'une part, et des bogomiles devenus musulmans, d'autre part. En 1238, première grande croisade organisée par le roi de Hongrie, Bela IV, à la voix de Grégoire VII. Tout le pays est dévasté, et les bogomiles massacrés en masse; mais un grand nombre échappent dans les forêts et dans les montagnes. En 1245, l'évêque hongrois de Kalocsa conduit lui-même en Bosnie une seconde croisade. En 1280, troisième croisade entreprise par le roi de Hongrie Ladislas IV, afin de regagner la faveur du pape. Les bogomiles, ayant à leur tête le ban détrôné Ninoslav et beaucoup de magnats, se défendent avec une bravoure désespérée. Ils sont vaincus et un très grand nombre égorgés; mais la nature du pays ne permet pas une extermination complète, comme celle qui en avait fini définitivement avec les albigeois.
Paul de Brebir, banus Croatorum et Bosniæ dominus, ajoute définitivement l'Herzégovine à la Bosnie vers l'an 1300.
Sous le ban Stephan IV, l'empereur des Serbes, le grand Douchan, occupa la Bosnie; mais elle reconquit bientôt son indépendance (1355), et, sous Stephan Tvartko, qui prend le titre de roi, le pays jouit, une dernière fois, d'une période de paix et de prospérité. On peut s'en faire une idée par les splendeurs du couronnement de Tvartko au couvent grec de Milosevo, près de Priepolje, au milieu d'une nombreuse réunion de prélats des deux rites et des magnats bosniaques et dalmates. Il prend le titre de roi de Serbie, parce qu'il en a conquis une partie, et il annexe aussi la Rascie, c'est-à-dire le Sandjak actuel de Novi-Bazar, qui est resté depuis lors réuni à la Bosnie. Il fonde la capitale actuelle, Sarajewo. Il introduit le code de lois de Douchan, fait régner l'ordre et la justice. Malgré les instances des papes, des missionnaires et du roi de Hongrie, Louis le Grand, il se refuse à persécuter les bogomiles. Les trois confessions jouissent d'une égale tolérance; mais déjà, avant sa mort, les Turcs apparaissent aux frontières. A la mémorable et décisive bataille de Kossovo, qui leur livre la Serbie, 30,000 Bosniaques prennent part et parviennent, en se retirant, à arrêter le vainqueur. Sous le second roi Tvartko II, qui est bogomile, la Bosnie jouit de quelques années de paix (1326-1443). Succède un sanglant intermède de guerre civile. Son successeur Stephan Thomas, pour obtenir l'appui du pape et de la Hongrie, abjure la foi bogomile et entreprend d'extirper complètement les hérétiques. Ce fut une persécution atroce. Partout des égorgements en masse et des villes livrées aux flammes. La diète de Konjitcha, en 1446, adopte des édits dictés par le grand inquisiteur Zarai, si sévères que 40,000 bogomiles quittent le pays. C'est la révocation de l'édit de Nantes de la Bosnie. Ces mesures cruelles soulèvent une insurrection formidable, à la tête de laquelle se mettent un grand nombre de magnats et même d'ecclésiastiques. Le roi Thomas est soutenu par les Hongrois. Une effroyable guerre civile dévaste le pays, dont elle prépare l'asservissement. Le fils de Thomas égorge son père et sa veuve, et appelle les Turcs. Mahomet II, qui venait de prendre Constantinople (1453), s'avance avec une armée formidable de 150,000 hommes, à laquelle rien ne résiste. Le pays est dévasté: 30,000 jeunes gens sont circoncis et enrôlés parmi les janissaires; 200,000 prisonniers sont emmenés en esclavage. Les villes qui résistent sont brûlées; les églises converties en mosquées et la terre confisquée au profit des conquérants (1463). Au milieu de ces horreurs se produit un fait extraordinaire. Le prieur du couvent des franciscains de Fojnitcha, Angèle Zwisdovitch, se présente au farouche sultan dans son camp de Milodras, et obtient un «atname» qui accorde à son ordre protection et sécurité complète pour les personnes et pour les biens.
De 1463 jusqu'à la conquête définitive en 1527, s'écoule une période de luttes terribles. Quelques places fortes, et entre autres celle de Jaitche, avaient résisté. Les Hongrois et les bandes croates parvinrent souvent à vaincre les bandes turques, surtout quand elles étaient guidées par ces héros légendaires Mathias et Jean Corvin. Mais les Turcs avançaient systématiquement. Quand ils voulaient prendre une place forte, ils dévastaient le pays, l'hiver, brûlaient tout et chassaient et emmenaient les habitants en esclavage, et, l'été, ils commençaient le siège. Faute de subsistances au milieu d'un district devenu absolument désert, la place était forcée de se rendre. Quand la bataille de Mohacz (29 août 1526) eut livré la Hongrie aux Ottomans, le dernier rempart de la Bosnie, dont la défense donne lieu à des actes de bravoure légendaire, Jaitche tombe à son tour en 1527. Un fait inouï facilita la conquête musulmane. La plupart des magnats, pour conserver leurs biens, et presque tous les bogomiles, exaspérés par les cruelles persécutions dont ils avaient été l'objet, se convertirent à l'islamisme. Ils devinrent dès lors les adeptes les plus ardents du mahométisme, tout en conservant la langue et les noms de leurs ancêtres. Ils combattirent partout au premier rang dans les batailles qui assurèrent la Hongrie aux Turcs. De temps en temps, leurs bandes passaient la Save et allaient ravager l'Istrie, la Carniole et menacer les terres de Venise. Après la mémorable défaite des Turcs devant Vienne, leur puissance est brisée. En 1689 et 1697, les troupes croates envahissent la Bosnie. Le traité de Carlovitz de 1689 et celui de Passarovitz de 1718 rejetèrent définitivement les Turcs au delà du Danube et de la Save.
Pour bien faire comprendre les résistances que l'Autriche peut rencontrer de la part des Bosniaques musulmans, il faut rappeler que ceux-ci se sont soulevés, les armes à la main, contre toutes les réformes que l'Europe arrachait à la Porte au nom des principes modernes. Après la destruction des janissaires et les réformes de Mahamoud, ils s'insurgent et chassent le gouverneur. Le capétan de Gradachatch, Hussein, se met à la tête des begs révoltés, qui, unis aux Albanais, s'emparent des villes de Prisren, Ipek, Sophia et Nich, pillent la Bulgarie et veulent détrôner le sultan vendu aux giaours. L'insurrection n'est vaincue en Bosnie qu'en 1831. En 1836, 1837 et 1839, nouveaux soulèvements. Le hattischerif de Gulhané, qui proclamait l'égalité entre musulmans et chrétiens, provoqua une insurrection plus formidable que les précédentes. Omer-Pacha, après l'avoir comprimée, brisa définitivement la puissance des begs, en leur enlevant tous leurs privilèges. Ce qui montre combien les temps sont changés, c'est que les troubles de 1874, qui ont amené la situation actuelle et l'occupation de l'Autriche, provenaient non pas des begs, mais des rayas, qui jusqu'alors s'étaient laissé rançonner et maltraiter sans résistance, tant ils étaient brisés et matés. De ce court résumé du passé de la Bosnie, on peut tirer quelques conclusions utiles.
Premièrement, l'histoire, la race et les nécessités géographiques commandent la réunion de la Dalmatie et de la Bosnie. Cet infortuné pays a connu trois périodes de prospérité, d'abord sous les Romains, puis sous le grand ban Kulin et enfin sous le roi Tvartko. Le commerce et la civilisation pénétraient à l'intérieur par le littoral dalmate. Seconde conclusion: l'intolérance et les persécutions religieuses ont perdu le pays et provoqué la haine du nom hongrois. Il faut donc à l'avenir traiter les trois confessions sur le pied d'une complète égalité. Troisième conclusion: les musulmans forment un élément d'opposition et de réaction dangereuse et difficilement assimilable. Il faut donc les ménager, mais diminuer leur puissance, autant que possible, et surtout ne pas les retenir quand ils veulent quitter le pays.
Le bonheur de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roumélie est que les musulmans, étant Turcs, sont partis ou s'en vont. Ici, étant Slaves, ils restent pour la plupart. De là de grandes difficultés de plus d'une sorte.
Pour me rendre de Brod à Sarajewo, je n'ai pas à refaire le voyage accidenté décrit par les voyageurs précédents. Le chemin de fer, achevé maintenant, je pars à six heures du matin et j'arrive, vers onze heures, de la façon la plus agréable. Comme la voie est très étroite, le train marche lentement et s'arrête longtemps à toutes les gares. Mais le pays est très beau et ses habitants d'une couleur locale très accentuée. Je ne me plains donc nullement de ne pas rouler en express. Il me semble voyager en voiturin, comme autrefois en Italie. J'observe tant que je peux, j'interroge de même mes compagnons de wagon et je prends des notes. Précisément, j'ai à côté de moi un Finanz-Rath, un conseiller des finances, c'est-à-dire un employé supérieur du fisc, qui revient d'un tour d'inspection. Il connaît, à merveille l'agriculture du pays, son régime agraire et ses conditions économiques. Je l'avais pris d'abord pour un officier de cavalerie en petite tenue. Il porte la casquette militaire, un veston court, brun clair, avec des étoiles au collet indiquant le grade, des poches nombreuses par devant, un pantalon collant et des bottes hongroises, plus un grand sabre. Les magistrats, les chefs de district, les gardes forestiers, les gardes du train et de la police, tous les fonctionnaires ont cet uniforme, identique de coupe, mais différent de couleur d'après la branche de l'administration à laquelle ils appartiennent; excellent costume, commode pour voyager, et qui inspire le respect aux populations de ce pays à peine pacifié.
Au départ, la voie suit la Save à quelque distance. Elle traverse de grandes plaines abandonnées, quoique très fertiles, à en juger par la hauteur de l'herbe et la pousse vigoureuse des arbres. Mais c'est la Marche, où se livraient naguère encore les combats de frontières. Nous remontons un petit affluent de la Save, l'Ukrina, jusqu'à Dervent, gros village où, non loin de la mosquée en bois, avec son minaret aigu recouvert de zinc brillant au soleil, s'élève une chapelle du rite oriental, aussi toute en bois, avec un petit campanile séparé protégeant la cloche. A partir d'ici, la voie fait de grands lacets pour franchir la crête de partage qui nous sépare du bassin de la Bosna. Il faudra un jour continuer la ligne de Sarajewo sans quitter la Bosna jusqu'à Samac, où déjà aboutit un embranchement allant à Vrpolje et qui devrait être prolongé en ligne droite sur Essek par Djakovo.
Par-ci par-là, on voit des chaumières faites en clayonnage sur un soubassement de pierres sèches et couvertes de planchettes de bois; c'est là qu'habitent les tenanciers, les kmets. Les propriétaires musulmans vivent groupés dans les villes et dans les bourgs ou dans leurs environs. Deux constructions en torchis s'élèvent à côté de l'habitation du colon. L'une est une étable très petite, car presque tous les animaux de la ferme restent en plein air; l'autre est le gerbier pour le maïs. Chaque ferme a son verger aux pruniers d'un demi-hectare environ. C'est ce qui, avec la volaille, procure un peu d'argent comptant. Ces prunes bleues, très belles et très abondantes, forment, séchées, un article important de l'exportation. On en fait aussi de l'eau-de-vie, la slivovitza. Les champs emblavés sont défendus par des haies de branches mortes, ce qui révèle l'habitude de laisser vaguer les troupeaux. Tout indique le défaut de soin et l'extrême misère. Les rares fenêtres des habitations, deux ou trois, sont très petites et n'ont pas de vitres. Des volets les ferment, de sorte qu'il faut choisir entre deux maux: ou le froid ou l'obscurité. Pas de cheminée, la fumée s'échappe par les joints des planches du toit. Rien n'est entretenu. Les alentours de l'habitation sont à l'état de nature. En fait de légumes, quelques touffes d'ail, mais quelques fleurs, car les femmes aiment à s'en mettre dans les cheveux. Cependant la nature du sol se prêterait parfaitement à la culture maraîchère, car à Vélika, j'ai vu un charmant jardinet arrangé par le chef de gare où, entre des bordures de plantes d'agrément, croissaient à souhait des pois, des carottes, des oignons, des salades, des radis. Chaque famille pourrait ainsi, avec un sol si fertile, avoir son petit potager. Mais comment le raya aurait-il songé à cela, quand son avoir et sa vie même étaient à la merci de ses maîtres? Je vois ici partout les effets de ce fléau maudit, l'arbitraire, qui a ruiné l'empire turc et frappé comme d'une malédiction les plus beaux pays du monde.
A la gare de Kotorsko, je prends un bouillon avec un petit pain et un verre d'eau-de-vie de prunes pour faire un grog, et je paye 16 kreutzers (40 centimes). On ne peut pas dire qu'on rançonne le voyageur. Ici, la vallée de la Bosna est très belle, mais l'homme a tout fait pour la ravager et rien pour l'embellir ou l'utiliser. Les grands arbres ont été coupés. Des deux côtés de la rivière s'étendent des pâturages vagues, entrecoupés de broussailles et de maquis. Des troupeaux de moutons et de buffles y errent à l'aventure. Quoique la Bosna ait beaucoup d'eau, elle n'est pas navigable, elle s'étale sur des bas-fonds et des rochers formant par endroits des rapides. Il aurait été facile de la canaliser. Vers le sud, trois étages de montagnes bleuâtres se superposent; les sommets plus élevés de la Velyna-Planina et de la Vrana-Planina portent encore de la neige, qui s'enlève vivement sur le ciel bleu. Les campagnes sont très mal cultivées. Quel contraste avec les belles récoltes des environs de Djakovo! Les quatre cinquièmes des champs sont en jachères. On ne voit presque pas de froment: toujours du maïs et un peu d'avoine. Des cultivateurs en retard labourent encore en ce moment—premiers jours de juin—pour semer le maïs. La charrue est lourde et grossière, avec deux manches et un très petit soc en fer. Le fer est épargné partout ici; il est rare et cher. C'est l'opposé de notre Occident. Quatre bœufs maigres ouvrent avec peine le sillon dans une bonne terre de franche argile. Une femme les conduit et les excite d'une voix rauque. Elle porte, comme en Slavonie, la longue chemise de chanvre épais; mais elle a une veste et une ceinture noires, et sur la tête un mouchoir rouge, disposé comme le font les paysannes des environs de Rome. L'homme qui conduit la charrue est vêtu de bure blanche. Son énorme ceinture de cuir peut contenir tout un arsenal d'armes et d'ustensiles, mais il n'a ni yatagan ni pistolet. C'est un raya, et d'ailleurs porter des armes est aujourd'hui défendu à tous. De longs cheveux jaunâtres s'échappent d'un fez rouge, qu'entoure une étoffe blanche roulée en turban. Sous un nez aquilin se dessine une fière moustache. Il représente le type blond, assez fréquent ici.
Voici Doboj. C'est, le type des petites villes de Bosnie. A distance, l'aspect en est très pittoresque. Les maisons blanches des agas, ou propriétaires musulmans, s'étagent sur la colline, parmi les arbres. Une vieille forteresse, qui a soutenu bien des sièges, les domine. Trois ou quatre mosquées, dont une en ruines, chose rare ici, dressent comme une flèche d'arbalète leurs minarets aigus. On arrive à Doboj en traversant la Bosna par un pont, une rareté en ce pays. Une route importante, partant d'ici, mène en Serbie par Tuzla et Zwornik. Des musulmans, sombres et fiers sous leurs turbans rouges, arrivent prendre le train. Ils enlèvent et emportent leurs selles du dos des chevaux des paysans, qu'ils ont loués au prix habituel de 1 florin (2 fr. 10 c.) par jour. Grand émoi: le général d'Appel, gouverneur militaire de la province, arrive avec son état-major, après avoir fait un tour d'inspection dans les provinces de l'Est. On le salue avec le plus profond respect. Il est ici le vice-roi. J'admire la tournure élégante, les charmants uniformes et la distinction des manières des officiers autrichiens.
Le train s'arrête à Maglaj, pour le dîner des voyageurs. Cuisine médiocre; mais il y a de quoi se nourrir, et l'écot est peu élevé: 1 florin, y compris le vin, qui vient de l'Herzégovine. La Bosnie n'en produit pas. Maglaj est plus important que Doboj: les maisons, avec leurs façades et leurs balcons en bois noirci, escaladent une colline assez raide, coupée en deux par une petite vallée profonde et verdoyante: dans les jardins, cerisiers et poiriers magnifiques. Grand nombre de mosquées, dont une avec le dôme typique. La ligne convexe du dôme et la ligne verticale du minaret me paraissent offrir une silhouette admirable d'élégance et de simplicité, surtout si à côté s'élève un bel arbre, un palmier ou un platane. Le profil de nos églises n'est pas aussi beau; c'est à peine si celui du temple grec lui est supérieur.
A la gare de Zeptche, comme à presque toutes les autres, des maçons italiens travaillent. Des Piémontais extrayent des carrières des pierres d'un calcaire très dur et d'une belle nuance jaune dorée; c'est presque du marbre.
La voie traverse un magnifique défilé, que défend le château fort de Vranduk. Il n'y a place que pour la Bosna. Nous la côtoyons, avec des déclivités très raides à notre gauche. Elles sont complètement boisées. J'y remarque, parmi les chênes, les hêtres et les frênes, des noyers qui semblent venus spontanément, ce qui est exceptionnel en Europe. De beaux troncs d'arbres gisent à terre, pourrissant sur place. Bois surabondant, parce que la population et les chemins manquent. La Bosna fait un nœud autour du rocher à pic sur lequel se trouve Vranduk. Les vieilles maisons de bois sont accrochées aux reliefs des escarpements; c'est le site le plus romantique qu'on puisse voir. La route, coupée dans le flanc de la montagne, passe à travers la porte crénelée de la forteresse. On formait la garnison de janissaires en retraite. L'ancien nom slave de ce bourg, Vratnik, signifie «porte». C'était, en effet, la porte de la haute Bosnie et de Sarajewo. Les grenadiers du prince Eugène la prirent d'assaut, et les Turcs, en fuyant, se jetèrent dans la rivière, du haut de ces rochers.
Bientôt nous entrons dans la belle plaine de Zenitcha. Elle est extrêmement fertile et assez bien cultivée. Bourg important, et qui a de l'avenir; car, tout à côté de la gare, on extrait de la houille presque du sous-sol. Ce n'est guère que du lignite, cependant il fait marcher notre locomotive et il pourra donc servir de combustible aux fabriques qui surgiront plus tard. La ville musulmane est à quelque distance. Déjà, le long de la voie, s'élèvent des maisons en pierres et un hôtel. Des dames, en fraîches toilettes d'été, sont venues voir l'arrivée du train. La malle-poste autrichienne arrive de Travnik par une bonne route, nouvellement remise en état. N'étaient quelques begs, qui fument leurs tchibouks, immobiles et sombres à l'aspect des nouveautés et des étrangers, on se croirait en Occident. La transformation se fera vite partout où arrivera le chemin de fer.
Pour atteindre Vioka, on traverse un nouveau défilé, moins étranglé, mais plus étrange que celui de Vranduk. De hautes montagnes enserrent de près la Bosna des deux côtés. Les escarpements de grès qui les composent ont pris, sous l'action de l'érosion, les formes les plus fantastiques. Ici, on dirait des géants debout, comme les fameux rochers de Hanseilig, le long de l'Eger, près de Carlsbad. Plus loin, c'est une tête colossale de dragon ou de lion qui apparaît au milieu des chênes. Ailleurs, ce sont de grandes tables suspendues en équilibre sur un mince support prêt à s'écrouler. Puis, encore, des champignons gigantesques ou des fromages arrondis et superposés. Dans le haut Missouri et dans la Suisse saxonne, on trouve des formations semblables. J'ai rarement vu une gorge aussi belle et aussi pittoresque. Hoch romantisch! s'écrient mes compagnons de voyage. Quand nous débouchons dans la haute Bosnie, la nuit est venue, et il est onze heures et demie avant que nous arrivions à Sarajewo. Les fiacres à deux chevaux ne manquent pas, mais ils sont pris d'assaut par les officiers et les nombreux voyageurs. Il y en a tant, que je ne trouve plus place dans le Grand Hôtel de l'Europe. C'est à peine si je parviens à obtenir un lit dans une petite auberge, Austria, qui est en même temps un café-billard. Le Grand Hôtel ne serait pas déplacé sur le Ring à Vienne ou dans la Radiaal Strasse de Pesth. Majestueux bâtiment à trois étages, avec une corniche, des cordons, des encadrements de fenêtres d'effet monumental. Au rez-de-chaussée, un café-restaurant fermé de glaces colossales, peintures au plafond, lambris dorés; des billards en ébène, journaux et revues: on se croirait rue de Rivoli, à l'Hôtel Continental. Rien de pareil à Constantinople. C'est grâce à l'occupation, qu'on peut maintenant arriver et s'installer de la façon la plus confortable au centre de ce pays, naguère encore si peu abordable.
Le matin, je me lance au hasard. Le soleil de juin chauffe fort, mais l'air est vif, car Sarajewo est à 1,750 pieds au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire presque à la même altitude que Genève ou Zurich. Je suis la grande rue, qu'on a appelée Franz-Joseph Strasse, en l'honneur de l'empereur d'Autriche. Ceci semble bien indiquer déjà une prise de possession définitive. Voici d'abord une grande église avec quatre coupoles surélevées, dans le style de celles de Moscou. Elle est badigeonnée en blanc et bleu clair. L'aspect en est imposant, c'est la cathédrale du culte orthodoxe oriental. La tour qui doit contenir les cloches est inachevée. Le gouverneur turc avait invoqué une ancienne loi musulmane qui défend aux chrétiens d'élever leurs constructions plus haut que les mosquées.
La rue est d'abord garnie de maisons et de boutiques à l'occidentale: libraires, épiciers, photographes, marchandes de modes, coiffeurs; mais bientôt on arrive au quartier musulman. Au centre de la ville, un grand espace est couvert de ruines: c'est la suite de l'incendie de 1878. Mais déjà on bâtit, de tous les côtés, de bonnes maisons en pierres et en briques. Seulement, me dit-on, le terrain est très cher: 70 à 100 francs le mètre. A droite, une fontaine. Le filet d'eau cristallin jaillit d'une grande plaque de marbre blanc, où sont gravés, en demi-relief, des versets du Koran. Une jeune fille musulmane, non encore voilée, à large pantalon jaune; une servante autrichienne, blonde, les bras nus, tablier blanc sur une robe rose, et une tzigane, à peine vêtue d'une chemise entr'ouverte, viennent remplir des vases d'une forme antique. A côté, de vigoureux portefaix, des hamals, sont assis, les jambes croisées. Ils sont vêtus comme ceux de Constantinople. Les trois races sont bien accusées: c'est un tableau achevé. Ces fontaines, qu'on rencontre partout dans la Péninsule jusqu'au haut des passages des Balkans, sont une des institutions admirables de l'islam. Elles ont été fondées et elles sont entretenues sur le revenu des biens vakoufs légués à cet effet, afin de permettre aux croyants de faire les ablutions qu'impose le rituel. L'islamisme, comme le christianisme, inspire à ses fidèles cet utile sentiment qu'ils accomplissent un devoir de piété et qu'ils plaisent à Dieu en prélevant sur leurs biens de quoi pourvoir à un objet d'utilité générale.
J'arrive à la Tchartsia: c'est le quartier marchand. Je n'ai rien vu, pas même au Caire, d'un aspect plus complètement oriental. Sur une longue place, où s'élèvent une fontaine et un café turc, débouchent tout un réseau de petites rues avec des échoppes complètement ouvertes, où s'exercent les différents métiers. Chaque métier occupe une ruelle. L'artisan est en même temps marchand, et il travaille à la vue du public. Les batteurs de cuivre sont les plus intéressants et les plus nombreux. En Bosnie, chrétiens et musulmans veulent des vases en cuivre, parce qu'ils ne se cassent pas. Ce sont seulement les plus pauvres qui se servent de poterie. Quelques objets ont un cachet artistique; ainsi, les vastes plateaux, à dessins gravés, sur lesquels on apporte le dîner à la turque et qui servent aussi de table pour huit ou dix personnes; les cafetières à forme arabe; les vases de toute grandeur, unis et ouvragés, d'un contour très pur, certainement empruntés à la Grèce; des tasses, des cruches, des moulins à café en forme de tubes.
La ruelle des cordonniers est aussi très intéressante. On y trouve d'abord toute la collection habituelle des chaussures orientales: bottes basses en cuir jaune, en cuir rouge, pantoufles de dames en velours brodé d'or, mais surtout une infinie variété d'opankas, la chaussure nationale des Jougo-Slaves. Il y en a de toutes petites pour enfants, qui sont ravissantes. Les savetiers travaillent accroupis dans des niches basses, au-dessous de l'étalage. Les mégissiers offrent des courroies, des brides, et principalement des ceintures très larges, à plusieurs étages: les unes, tout unies, pour les rayas; d'autres, richement brodées et piquées en soie, de couleurs vives, pour les begs. C'est encore une des particularités du costume national.
Les potiers n'ont que des produits très grossiers, mais souvent la forme est belle et le décor d'un effet, extrêmement original. Ils font beaucoup de têtes de tchibouks en terre rouge. Les pelletiers sont bien achalandés. Comme l'hiver est long et froid, jusqu'à 15 et 16 degrés sous zéro, les Bosniaques ont tous des cafetans ou des vestes doublés et garnis de fourrure. Les paysans n'ont que de la peau de mouton, qu'ils préparent eux-mêmes. On abat dans les forêts de la province 50 à 60,000 animaux à fourrure; mais, chose étrange, il faut envoyer les peaux en Allemagne pour les préparer.
Les orfèvres ne font que des bijoux grossiers; les musulmanes riches préfèrent ceux qui viennent de l'étranger, et les femmes des rayas portent des monnaies enfilées,—quand elles osent et qu'il leur en reste. Je remarque cependant de jolis objets en filigranes d'argent: coquetiers pour soutenir les petites tasses à café, boucles, bracelets, boutons. Les forgerons font des fers à cheval, qui sont tout simplement un disque avec un trou au milieu. Les serruriers sont peu habiles, mais ils confectionnent cependant des pommeaux et des battants de porte, fixés sur une rosace, d'un dessin arabe très élégant. Depuis que le port des armes est défendu, on n'expose plus en vente ni fusils, ni pistolets, ni yatagans; je vois seulement des couteaux et des ciseaux niellés et damasquinés avec goût. Pas de marchands de meubles; il n'en faut pas dans la maison turque, où il n'y a ni table, ni chaise, ni lavabo, ni lit. Le divan, avec ses coussins et ses tapis, tient lieu de tout cela.
Les métiers exercés dans la Tchartsia sont le monopole des musulmans. Chacun d'eux forme une corporation avec ses règlements, qu'on vient de confirmer récemment. L'état social est exactement le même ici qu'au moyen âge en Occident. A la campagne règne le régime féodal et dans les villes celui des corporations. Toutes les villes importantes de la Bosnie ont leur Tchartsia. En les visitant, on voit à l'œuvre toutes les industries du pays qui ne s'exercent pas à l'intérieur des familles. Celles-ci sont les plus importantes. Elles comprennent la fabrication de toutes les étoffes: la toile de lin et de chanvre, les divers tissus de laine pour vêtements. On fabrique aussi beaucoup de tapis, à couleurs très solides, que les femmes extrayent elles-mêmes des plantes tinctoriales du pays. Les dessins en sont simples, les tons harmonieux et le tissu inusable, mais on n'en fait guère pour la vente. Le travail conserve ici son caractère primitif: il est accompli pour satisfaire les besoins de celui qui l'exécute, non en vue de l'échange et de la clientèle.
Dans certaines rues de la Tchartsia, des femmes musulmanes sont assises à terre. Le yashmak cache leur visage et leur corps disparaît sous les amples plis du feredje. Elles paraissent très pauvres. Elles ont à côté d'elles des mouchoirs et des serviettes brodés qu'elles désirent vendre. Mais elles ne font pas un geste et ne disent pas un mot pour y réussir. Elles attendent, immobiles, disant le prix quand on le leur demande, mais rien de plus. Agissent-elles ainsi en raison de leurs idées fatalistes, ou parce qu'elles ont le sentiment qu'en s'occupant de vendre, elles font une chose qui n'est guère permise aux femmes parmi les mahométans? Combien aussi la manière de faire du marchand musulman diffère de celle du chrétien et du juif! Le premier n'offre pas et ne se laisse pas marchander: il est digne et ne veut pas surfaire. Les seconds se disputent les clients, offrent à grands cris leurs marchandises et demandent des prix insensés, qu'ils réduisent à la moitié, au tiers, au quart, finissant toujours par rançonner l'acheteur. La broderie des étoffes, des mouchoirs, des serviettes, des chemises est la principale occupation des femmes musulmanes. Elles ne lisent pas, s'occupent peu du ménage et ne font pas d'autre travail de main. Chaque famille met sa vanité à avoir le plus possible de ce linge de prix. Elles confectionnent ainsi des objets brodés de fils d'or et de soie qui sont de vraies œuvres d'art et qu'on conserve de génération en génération.
Comme les négociants de Londres, les musulmans qui ont une échoppe dans la Tchartsia n'y logent pas. Ils ont leur demeure parmi les arbres, sur les collines des environs. Ils viennent ouvrir les deux grands volets de leur boutique-atelier le matin, vers neuf heures; ils la ferment le soir, au soleil couchant, et parfois aussi pendant le jour, pour aller faire leurs prières à la mosquée. Nulle part, les prescriptions de l'islam n'ont d'observateurs plus scrupuleux que parmi ces sectateurs de race slave.
Par déférence mutuelle, la Tchartsia chôme trois jours par semaine: le vendredi, jour férié des musulmans; le samedi, pour le sabbat des juifs, et le dimanche à cause des chrétiens. Aujourd'hui jeudi, la place et les rues avoisinantes sont encombrées de monde. L'aspect de cette foule est plus complètement oriental que je ne l'ai vue même en Égypte, parce que tous, sans distinction de culte, portent le costume turc: le turban rouge, brun ou vert, la veste brune et les larges pantalons de zouave rouge foncé ou bleu. Cela fait un vrai régal de couleurs pour les yeux. On reconnaît la race dominante non à son costume, mais à son allure. Le musulman, aga ou simple marchand, a l'air fier et dominateur. Le chrétien ou le juif a le regard inquiet et la mine humble de quelqu'un qui craint le bâton. Voici un beg fendant la foule sur son petit cheval, qui tient la tête haute, comme son maître. Devant ses serviteurs, qui le précèdent, chacun s'écarte avec respect. C'est le seigneur du moyen âge. Des rayas en haillons viennent vendre des moutons, des oies, des dindons et des truites. On me demande pour un dindon 3 1/2 florins, plus de 8 francs: c'est cher dans un pays primitif. Ici, comme dans tout l'Orient, le mouton fournit presque exclusivement la viande de boucherie. Des Bulgares vendent des légumes, qu'ils viennent cultiver, chaque printemps, dans des terres qu'ils louent. Je vois vendre à la hausse et adjuger un cheval avec son bât pour 15 florins ou 36 francs environ. Il est vrai que c'est une pauvre vieille bête, maigre et blessée. Tous les transports se font à dos de bêtes de somme, même sur les routes nouvellement construites. La charrette est inconnue, sauf dans la Pozavina, ce district du nord-est, borné par la Save et la Serbie, le seul où il y ait des plaines un peu étendues. Sur le marché, les chevaux apportent le bois à brûler. Quand le poulain a été soumis au bât, il ne le quitte plus jusqu'à sa mort, ni à l'écurie, ni au pâturage.
Je traverse le Bezestan: c'est le Bazar. Il ressemble à tous ceux de l'Orient: longue galerie voûtée, avec des niches à droite et à gauche, où les marchands étalent leurs marchandises. Mais toutes viennent d'Autriche, même les étoffes et les pantoufles en velours brodées d'or genre Constantinople.
Près de là, je visite la mosquée d'Usref Beg. C'est la principale de la ville, qui en compte, dit-on, plus de quatre-vingts. Une grande cour la précède. Un mur l'entoure, mais des arcades fermées par un grillage en entrelacs permettent aux passants de voir le lieu saint. Au milieu s'élève une fontaine que couvre de son ombre un arbre immense, dont les branches dessinent des ombres mobiles sur le pavement de marbre blanc. Cette fontaine se compose d'un bassin surélevé, protégé par un treillis forgé, d'où neuf bouches projettent l'eau dans une vasque inférieure. Au-dessus s'arrondit une coupole soutenue par des colonnes entre lesquelles est établi un banc circulaire. Je m'y assieds. Il est près de midi. La fraîcheur est délicieuse; l'eau qui jaillit et retombe fait un doux murmure qu'accompagne le roucoulement des colombes. Des musulmans font leurs ablutions avant d'entrer dans la mosquée. Ils se lavent, avec le soin le plus consciencieux, les pieds, les mains et les bras jusqu'aux coudes, la figure et surtout le nez, les oreilles et le cou. D'autres sont assis à côté de moi, faisant passer entre leurs doigts les baies de leur chapelet et récitant des versets du Koran, en élevant et laissant alternativement tomber la voix et en inclinant la tête de droite à gauche, en mesure. Le sentiment religieux s'empare des vrais croyants de l'islam avec une force sans pareille. Il les transporte dans un monde supérieur. N'importe où ils se trouvent, ils accomplissent les prescriptions du rituel, sans s'inquiéter de ceux qui les environnent. Jamais je n'ai mieux senti la puissance d'élévation du mahométisme.
La mosquée est précédée par une galerie que supportent de belles colonnes antiques, avec des chapiteaux et des bases en bronze. On y dépose les morts avant de les porter en terre. La mosquée est très grande, cette coupole unique, vide, sans autels, sans bas-côtés, sans mobilier aucun, avec ces fidèles à genoux sur les nattes et les tapis, disant leurs prières en baisant de temps en temps la terre, est vraiment le temple du monothéisme, bien plus que l'église catholique, dont les tableaux et les statues rappellent les cultes polythéistes de l'Inde. D'où vient cependant que l'islamisme, qui n'est, au fond, que le mosaïsme, avec d'excellentes prescriptions hygiéniques et morales, ait partout produit la décadence, au point que les pays les plus riches pendant l'antiquité se sont dépeuplés et semblent frappés d'une malédiction, depuis que le mahométisme y règne? J'ai lu bien des dissertations à ce sujet, elles ne me semblent pas avoir complètement élucidé la question. On pourrait étudier ici mieux que partout ailleurs l'influence du Koran, parce que nulle action n'est attribuable, ni à la race ni au climat. Les Bosniaques musulmans sont restés de purs Slaves: ils ne savent ni le turc, ni l'arabe; ils récitent les versets et les prières du rituel qu'ils ont appris par cœur, mais ils ne les comprennent pas plus que les paysans italiens disant l'Ave Maria en latin. Ils ont conservé leurs noms slaves avec la terminaison croate en itch et même leurs armoiries, qui existent encore au couvent de Kreschova. Les Kapetanovitch, les Tchengitch, les Raykovitch, les Sokslovitch, les Philippevitch, les Tvarkovitch, les Kulinovitch sont fiers du rôle qu'ont joué leurs ancêtres avant la venue des Osmanlis. Ils méprisaient les fonctionnaires de Constantinople, surtout depuis qu'ils portaient le costume européen. Ils les considéraient comme des renégats et des traîtres, pires que des giaours. Le plus pur sang slave coulait dans leurs veines et en même temps ils étaient plus fanatiquement musulmans que le sultan et même que le scheik-ul-islam. Ils ont toujours été en lutte sourde ou déclarée contre la capitale. Il ne peut pas s'agir ici non plus de l'action démoralisante de la polygamie: ils n'ont jamais eu qu'une femme, et la famille a conservé le caractère patriarcal de l'antique zadruga. Le père de famille, le starechina, conserve une autorité absolue et les jeunes sont pleins de respect pour les anciens. Cependant il est certain que, depuis le triomphe du croissant, la Bosnie a perdu la richesse et la population qu'elle possédait au moyen âge, et qu'elle était avant l'occupation le pays le plus pauvre, le plus barbare, le plus inhospitalier de l'Europe. Cela est dû manifestement à l'influence de l'islamisme. Mais comment et pourquoi? Voici les effets fâcheux que je discerne.
Le vrai musulman n'aime ni le progrès, ni les nouveautés, ni l'instruction. Le Koran lui suffit. Il est satisfait de son sort, résigné, donc peu avide d'améliorations, un peu comme un moine catholique; mais en même temps il méprise et hait le raya chrétien, qui est le travailleur. Il le dépouille, le rançonne, le maltraite sans pitié, au point de ruiner complètement et de faire disparaître les familles de ceux qui seuls cultivent le sol. C'était l'état de guerre continué en temps de paix et transformé en un régime de spoliation permanente et homicide.
L'épouse, même quand elle est unique, est toujours un être subalterne, une sorte d'esclave privée de toute culture intellectuelle; comme c'est elle qui forme les enfants, filles et garçons, on en voit les funestes conséquences.
Aux désastreux effets de l'islam, il y a une exception, et elle est éclatante. Dans le midi de l'Espagne, les Arabes ont produit une civilisation merveilleuse: agriculture, industrie, sciences, lettres, arts, mais tout cela venait directement de la Perse et de Zoroastre, non de l'Arabie et de Mahomet. Ce qu'on appelle l'architecture arabe est l'architecture persane. A mesure que l'action de l'islam a remplacé celle du mazdéisme, la Perse et toute l'Asie Mineure ont décliné. Voyez ce que sont devenus aujourd'hui ces édens du monde antique.
Près de la mosquée, se trouve le turbé ou chapelle qui renferme les tombeaux du fondateur Usref-Beg et de sa femme et le médressé ou école supérieure, dans laquelle des jeunes gens étudient le Koran, ce qui leur permettra, en leur qualité de savants, de devenir des softas, des ulémas, des kadis, des imans; chacun d'eux a une petite cellule où il vit et prépare ses repas. Ils sont entretenus par le revenu des vakoufs.
Près de là, je visite le bain principal, non occupé en ce moment. Il est formé d'une série de rotondes surmontées de coupoles, recouvertes extérieurement de feuilles de plomb où sont incrustés de nombreux disques de verre très épais, qui éclairent l'intérieur. Il est assez proprement tenu et il est chauffé par des canaux maçonnés souterrains, comme les hypocaustes romains. Obéissant aux prescriptions hygiéniques de leur rituel, les musulmans ont seuls conservé cette admirable institution des anciens. Les plus petites bourgades de la péninsule balkanique, qui ont des habitants mahométans, ont leur bain public, où les hommes, même les pauvres, vont très souvent, et où les femmes sont tenues de se rendre au moins une fois par semaine, le vendredi. Quand les musulmans s'en vont, les bains sont supprimés. A Belgrade, ils ont disparu; à Philippopoli, le bain principal est devenu le palais de l'assemblée nationale. Il faudrait au moins garder des Turcs ce qu'ils avaient créé de bon, d'autant plus qu'ils n'ont fait que nous transmettre ce qu'ils avaient hérité de l'antiquité.
Je me rends chez le consul d'Angleterre, M. Edward Freeman, pour qui lord Edmond Fitz-Maurice m'a donné une lettre d'introduction du Foreign-Office. Je le rencontre, revenant de sa promenade à cheval quotidienne. Il personnifie parfaitement l'Angleterre moderne. C'est le type achevé du gentleman. Il a le teint clair et la chair ferme de l'homme qui fait beaucoup d'exercice au grand air et qui, chaque matin, s'asperge de l'eau froide du tub. Il porte, à la façon de l'Inde, le chapeau de bouchon revêtu de toile blanche, le veston de tweed écossais, la culotte de peau de daim et la botte de chasse. Son cheval est de pur sang. Tout est de première qualité et révèle un soin achevé. Quel contraste avec cet entourage très pittoresque, mais où les bâtiments, les gens et leurs costumes ignorent l'entretien! Ce qu'il y a de plus oriental face à face avec ce qu'il y a de plus occidental. M. Freeman occupe une grande maison turque. Le premier étage se projette au-dessus de la rue, en surplomb hardi, mais la principale façade s'étend sur un vaste jardin dont les pelouses bien rasées sont entourées de jolis arbustes et de fleurs. M. Freeman est amateur de chasse et de pêche; les truites et le gibier sont encore abondants, me dit-il, mais depuis l'occupation les prix de toutes choses ont doublé et parfois triplé. Il paye sa maison 2,000 francs, et s'il peut la garder pour 4,000 il ne s'en plaindra pas. Le propriétaire est un juif. Près d'ici se trouvent les bâtiments de l'administration et du gouvernement, une caserne, la poste, et deux grandes mosquées converties en magasins militaires. Le Konak, où loge le général d'Appel, est un palais d'aspect très imposant. Les autres services ont été installés dans d'anciennes maisons turques, mais elles ont été réparées, blanchies, peintes et tout est d'une propreté irréprochable. La vieille carapace musulmane abrite le mécanisme gouvernemental autrichien. Je porte au gouverneur civil, M. le baron Nikolitch, la carte de M. de Kállay, et je reçois l'assurance qu'on me fournira tous les documents officiels.
M. de Neumann m'a donné une lettre pour un de ses anciens élèves, employé au département de la justice, M. Scheimpflug. Celui-ci a bien voulu me servir de guide pendant mon séjour à Sarajewo, et comme il s'occupe spécialement des lois musulmanes et du régime agraire, il m'a donné à ce sujet les détails les plus intéressants; j'en reproduis quelques-uns. En principe, d'après le Koran, le sol appartient à Dieu, donc à son représentant le souverain. Les begs et les agas, comme autrefois les spahis, n'occupaient leurs domaines spahiliks ou tchifliks qu'à titre de fief et comme rémunération du service militaire. D'après la nature du droit de propriété dont ils sont l'objet, on distingue cinq sortes de biens. Les biens milk, qui correspondent à ceux tenus en fee simple en Angleterre. C'est la forme qui se rapproche le plus de la propriété privée du type quiritaire et de celle de notre code civil. Quelques grandes familles possèdent encore des titres de propriété datant d'avant la conquête ottomane. Les biens mirié sont ceux dont l'État a concédé la jouissance héréditaire, moyennant une redevance annuelle et des services personnels. La législation turque nouvelle avait accordé, aux détenteurs, le droit de vendre et d'hypothéquer ce droit de jouissance, qui était transmissible héréditairement aux descendants, aux ascendants, à l'épouse et même aux frères et sœurs. Les biens ekvoufé, ou vakouf, sont ceux qui appartiennent à des fondations, très semblables à celles qui existaient partout en Europe, sous l'ancien régime. Le revenu de ces biens n'est pas destiné seulement, comme on le croit, à l'entretien des mosquées. Le but des fondateurs a été de pourvoir à des services d'un intérêt général: écoles, bibliothèques, cimetières, bains, fontaines, trottoirs, plantations d'arbres, hôpitaux, secours aux pauvres, aux infirmes, aux vieillards. Chaque fondation a son conseil d'administration. Dans la capitale, une administration centrale, le ministère des vakoufs, surveillait, au moyen de ses agents, la gestion des institutions particulières, prodigieusement nombreuses dans tout l'empire ottoman. Tant que le sentiment religieux avait conservé son action, le revenu des vakoufs, qui avait un certain caractère sacré, allait à leur destination, mais depuis que la démoralisation et la désorganisation ont amené un pillage universel, les administrateurs locaux et leurs contrôleurs ou inspecteurs empochent le plus clair du produit des biens ekvoufé. C'est affligeant, dans un pays où ni l'État ni la commune ne font absolument rien pour l'intérêt public. Les vakoufs sont un élément de civilisation indispensable. Tout ce qui est d'utilité générale leur est dû. La confiscation des vakoufs serait une faute économique et un crime de lèse-humanité. Ne vaut-il pas mieux satisfaire aux nécessités de la bienfaisance, de l'instruction et des améliorations matérielles au moyen du revenu d'un domaine qu'au moyen de l'impôt? Dans les pays nouvellement détachés de la Turquie, en Serbie, en Bulgarie, au lieu de vendre ces biens affectés à un but utile, il faudrait les soumettre à une administration régulière, gratuite et contrôlée par l'État, comme celles qui gèrent si admirablement les propriétés des hospices et des bureaux de bienfaisance. Certaines personnes constituent des domaines en vakoufs, à condition que le revenu en soit remis perpétuellement à leurs descendants: c'est une sorte de fidéicommis, comme, au moyen âge, chez nous. Des rentes sont aussi ekvoufé. On estime que le tiers du territoire est occupé par des vakoufs. Tout ce qu'on pourrait faire serait d'appliquer à l'instruction le revenu des mosquées tombées en ruines ou abandonnées, comme on en voit plusieurs, même à Sarajewo.
Les biens metruké sont ceux qui servent à un usage public, les places dans les villages où se fait le battage, où stationnent le bétail et les chevaux de bât; les forêts et les bois des communes. On appelle mevat, c'est-à-dire sans maître, les biens qui sont situés loin des habitations, «hors de la portée de la voix». Tels sont les forêts et les pâturages qui couvrent les montagnes. Après la répression de l'insurrection de 1850, Omer-Pacha a proclamé que toutes les forêts appartenaient à l'État; mais les villageois ont des droits d'usage qu'il faudra respecter.
Le droit musulman a consacré bien plus complètement que le droit romain ou français le principe ordinairement invoqué par les économistes, que le travail est la source de la propriété. Ainsi, les arbres plantés et les constructions faites sur la terre d'autrui constituent une propriété indépendante. Il en est de même chez les Arabes, en Algérie, où souvent trois propriétaires se partagent les produits d'un champ; l'un récoltant le grain, un autre les fruits de ses figuiers, le troisième les feuilles de ses frênes, comme fourrage pour le bétail, durant l'été. Celui qui, de bonne foi, a construit ou planté sur la terre d'autrui peut devenir propriétaire du sol, en payant le prix équitable, si la valeur de ses travaux dépasse celle du fonds, ce qui est ordinairement le cas ici, à la campagne. Dans tout le monde musulman, depuis le Maroc jusqu'à Java, le défrichement est un des principaux modes d'acquérir la propriété et la cessation de la culture la fait perdre. A moins que le sol ne soit converti en pâturage ou mis en jachère pour préparer une récolte, celui qui cesse pendant trois ans de le cultiver en perd la jouissance, qui revient à l'État. Le fameux jurisconsulte arabe Sidi-Kelil, dont les sentences ont une autorité si grande près des tribunaux indigènes que le gouvernement français a fait traduire son livre, énonce le principe suivant: «Celui-là qui vivifie la terre morte en devient propriétaire. Les traces de l'occupation ancienne ont-elles disparu, celui qui revivifie le sol l'acquiert.» Parole admirable.
D'après le droit musulman, l'intérêt général met des limites aux droits du propriétaire particulier. Il ne peut qu'user, et non abuser, et il doit maintenir la terre productive. Il n'est pas libre de vendre à qui il lui plaît. Les voisins, les habitants du village et le tenancier ont un droit de préférence appelé cheffaa ou suf. On se rappelle le rôle que la cheffaa a joué dans la question du domaine de l'Enfida. Le juif Lévy, se rappelant sans doute la façon dont Didon avait acquis, au même lieu, l'emplacement de Carthage, achète une vaste propriété, moins une étroite lisière tout autour. Les voisins ne pourront, pensait-il, invoquer le droit de préférence, puisque la terre qui les touche n'a pas changé de mains. La cheffaa existait partout autrefois chez les Germains et chez les Slaves au profit des habitants du même village. C'était un reste de l'ancienne collectivité communale et le moyen d'empêcher les étrangers de se fixer au milieu d'un groupe qui n'était, au fond, que la famille élargie.
La vente des biens-fonds se faisait ici devant l'autorité civile et en présence de témoins. L'acte qui constatait la transmission d'un immeuble, le tapou, était frappé d'une taxe de 5 p. c. de la valeur et il devait être revêtu de la griffe du sultan, rugra, qui ne s'obtenait qu'à Constantinople. Le titre d'achat, le tapou, était un extrait d'un «terrier» qui, comme les registres de nos conservateurs des hypothèques, contenait un tableau assez exact de la répartition des biens-fonds et des propriétaires auxquels ils appartenaient. Malheureusement, l'Autriche n'a pu obtenir ces terriers. Ils seront remplacés par le cadastre, qu'on achève actuellement.
Une loi récente aux États-Unis déclare insaisissable la maison du cultivateur et la terre y attenante. Ce Homestead Law, cette loi protectrice du foyer, existe, depuis les temps les plus reculés, en Bosnie et en Serbie. Les créanciers ne peuvent enlever au débiteur insolvable ni sa demeure, ni l'étendue de terre indispensable pour son entretien. Il y a plus: s'il ne se trouvait pas sur les biens saisis et mis en vente une habitation assez modeste pour la situation future de l'insolvable, la masse créancière devait lui en construire une. Le préfet de police de Sarajewo,le baron Alpi, racontait à M. Scheimpflug qu'il était surpris du grand nombre d'individus vivant de la charité publique. Après examen, il constata que tous ces mendiants étaient propriétaires d'une maison. Une loi récente avait confirmé l'ancien principe du Homestead qu'on réclame aujourd'hui en Allemagne et sur lequel M. Rudolf Meyer vient de publier un livre des plus intéressants: Heimstätten und andere Wirthschafsgezetze. «Les homesteads et autres lois agraires.»
L'Autriche se trouve maintenant en Bosnie aux prises avec ce grave problème, qui ne laisse pas que de présenter quelques difficultés aux Français en Algérie et à Tunis, aux Anglais dans l'Inde et aux Russes dans l'Asie centrale; au moyen de quelles réformes et de quelles transitions peut-on adapter la législation musulmane à la législation occidentale? La question est à la fois plus urgente et plus difficile ici, car il s'agit de provinces qui formeront partie intégrante de l'empire austro-hongrois et non de possessions détachées, comme pour l'Angleterre et même pour la France. D'autre part, on a en Bosnie une facilité exceptionnelle pour pénétrer dans l'intimité de la pensée et de la conscience musulmanes. Ces sectateurs de l'islam, qui ont été plus complètement modelés par le Koran et qui lui sont plus fanatiquement dévoués que nul autre, ne sont pas des Arabes, des Hindous, des Turcomans étrangers à l'Europe par le sang, par la langue, par l'éloignement; ce sont des Slaves qui parlent l'idiome des Croates et des Slovènes, et ils habitent à proximité de Venise, de Pesth et de Vienne. C'est donc à Sarajewo qu'on peut le mieux faire une étude approfondie du mahométisme, de ses mœurs, de ses lois et de leur influence sur la civilisation. Ce que j'apprends ici concernant les lois réglant la propriété foncière me les fait considérer comme supérieures à celles que nous avons empruntées au dur génie de Rome. Elles respectent mieux les droits du travail et de l'humanité. Elles sont plus conformes à l'idéal chrétien et à la justice économique. D'où vient que les populations vivant sous l'empire de ces lois ont été parmi les plus malheureuses de notre globe, où tant d'infortunés sont impitoyablement foulés et spoliés? Voici comment leur condition s'est toujours empirée.
Après la conquête par les Ottomans, le territoire fut, comme d'habitude, divisé en trois parts, une pour le sultan, une pour le clergé, une pour les propriétaires musulmans. Ces propriétaires étaient les nobles bosniaques, les bogomiles convertis à l'islamisme et les spahis à qui le souverain donna des terres en fiefs. Les chrétiens qui exécutaient tout le travail agricole devinrent des espèces de serfs, appelés kmets (colons), ou rayas (bétail). Au début et jusque vers le milieu du siècle dernier, les kmets n'avaient à livrer à leurs propriétaires, grands (begs) ou petits (agas), qu'un dixième des produits sur place et sans avoir à les transporter au domicile de leurs maîtres, plus un autre dixième à l'État, pour l'impôt. L'État ne faisant rien, avait peu besoin d'argent, et les spahis et les begs vivaient en grande partie des razzias qu'ils faisaient dans les pays voisins. Mais peu à peu les nécessités et les besoins des propriétaires s'accrurent au point de les porter à prélever le tiers ou la moitié de tous les produits du sol, livrables à leurs domiciles, plus deux ou trois jours de corvée par semaine. Quand les janissaires cessèrent d'être des prétoriens vivant de leur solde dans les casernes, et acquirent des terres, ils furent sans pitié pour les rayas, et ils donnèrent aux begs nationaux l'exemple des extorsions sans limites. On ne laissait aux kmets que strictement ce qu'il leur fallait pour subsister. Dans les hivers qui suivaient une mauvaise récolte, ils mourraient de faim. Réduits au désespoir par cette spoliation systématique et par les mauvais traitements qui l'accompagnaient, ils se réfugiaient par milliers sur le territoire autrichien, qui leur donnait des terres, mais qui, en attendant, devait les nourrir. L'Autriche commença à réclamer en 1840. La Porte donna à différentes reprises des instructions aux gouverneurs pour qu'ils eussent à intervenir en faveur des kmets. Enfin, après qu'Omer-Pacha eut comprimé l'insurrection des begs et brisé leur puissance en 1850, un règlement fut édicté qui sert encore de base au régime agraire actuel. La corvée est abolie absolument. La prestation du kmet est fixée, au maximum, à la moitié du produit, si le propriétaire fournit les bâtiments, le bétail et les instrumens aratoires; au tiers, trétina, si le capital d'exploitation appartient au cultivateur. Celui-ci doit, en tout cas, livrer la moitié du foin au domicile du maître. Mais, d'autre part, celui-ci doit supporter le tiers de l'impôt sur les maisons (verghi). La dîme qui revient à l'État est d'abord déduite. Dans les districts peu fertiles, le rayah paye seulement le quart, le cinquième ou même le sixième du produit. Tant que le tenancier remplit ses obligations, il ne peut être évincé, mais il n'est pas attaché à la glèbe, il est libre de quitter; seulement, en fait, où irait-il et quel est le propriétaire musulman qui' voudrait recevoir le déserteur? Les chrétiens pouvaient désormais acquérir les biens-fonds: faveur illusoire; les begs ne leur laissaient pas de ressources suffisantes pour en profiter.
Ce règlement aurait dû mettre fin aux souffrances des tenanciers, car il établissait un régime agraire qui n'est autre que le métayage en vigueur dans le midi de la France, dans une grande partie de l'Espagne et de l'Italie et sur les biens ecclésiastiques, en Croatie, sous le nom de polovina. En réalité, le sort des infortunés kmets devint plus affreux que jamais. Exaspérés des garanties accordées aux rayas, dans lesquelles ils voyaient une violation de leurs droits séculaires, les propriétaires musulmans dépouillèrent et maltraitèrent plus impitoyablement que jamais les paysans qui n'avaient de recours ni auprès des juges ni auprès des fonctionnaires turcs, tous mahométans et hostiles. Les rayas bosniaques cherchèrent de nouveau leur salut dans l'émigration. On se rappelle les scènes de ce lamentable exede qui émurent toute l'Europe en 1873 et en 1874. Les Herzégoviniens, plus énergiques et soutenus par leurs voisins les Monténégrins, se soulevèrent, et ainsi commença la mémorable insurrection d'où sont sortis les grands événements qui ont si profondément modifié la situation de la Péninsule.
L'exposé de la législation agraire ne donne aucune idée des effets qu'elle produisait, par suite de la façon dont elle était appliquée. Je crois donc utile de faire connaître avec quelques détails la condition des rayas en Bosnie, pendant les dernières années du régime turc, pour deux motifs: d'abord, pour montrer qu'il n'est pas un homme de bien, à quelque nationalité qu'il appartienne, qui ne doive bénir l'occupation autrichienne; en second lieu, pour faire comprendre quel est actuellement le sort des rayas de la Macédoine, que la Russie avait affranchie par le traité de San Stefano et que lord Beaconsfield a remis en esclavage, aux applaudissements de l'Europe aveuglée. En écrivant ceci, je reste fidèle aux traditions du libéralisme occidental. Saint-Marc Girardin n'a cessé de défendre avec une admirable éloquence, une prévoyance éclairée et une connaissance parfaite des faits, les droits des rayas, foulés et martyrisés, grâce à l'appui que l'Angleterre accordait naguère à la Turquie. La situation agraire de la Bosnie avait une grande ressemblance avec celle de l'Irlande. Ceux qui cultivent la terre étaient tenus de livrer tout le produit net à des propriétaires d'une religion différente: mais tandis que le landlord anglais était retenu dans la voie des exactions par un certain sentiment de charité chrétienne, par le point d'honneur du gentleman et par l'opinion publique, le beg musulman était poussé par sa religion à voir dans le raya un chien, un ennemi qu'on peut tuer et, par conséquent, dépouiller sans merci. Plus le propriétaire anglais est consciencieux et religieux, plus il épargne ses tenanciers; plus le musulman s'inspire du Koran, plus il est impitoyable. Quand la Porte a proclamé ce principe, emprunté à l'Occident, l'égalité de tous ses sujets, sans distinction de race ou de religion, les begs auraient volontiers exterminé les kmets, s'ils n'avaient pas, du même coup, tari la source de leurs revenus. Ils se contentèrent de rendre l'inégalité plus cruelle qu'auparavant. Les maux sans nombre et sans nom qu'ont soufferts les rayas en Bosnie, dans leurs villages écartés, ont ordinairement passé inaperçus. Qui les aurait fait connaître? Mais la poésie nationale en a conservé le souvenir. C'est dans leurs chants populaires, répétés, le soir, à la veillée, avec accompagnement de la guzla, que les Jougo-Slaves ont exprimé leurs souffrances et leurs espérances. Parmi le grand nombre de ces Junatchke pjesme qui parlent de leur long martyr, j'en résumerai un seul, la mort de Tchengitch.
Aga-Tchengitch était gouverneur de l'Herzégovine. Très brave, il avait, dit-on, tué de sa main cent Monténégrins au combat de Grahowa, en 1836; quoiqu'il fût de sang slave, comme son nom l'indique, il traquait les paysans avec une férocité inouïe. Le pjesme le représente levant la capitation détestée, imposée aux chrétiens comme signe de leur servitude, le haradsch. Il s'adresse à ses satellites: «Allons, Mujo, Hassan, Orner et Jasar, debout, mes bons dogues! A la chasse de ces chrétiens! Nous allons les voir courir.» Mais les rayas n'ont plus rien: ils ne peuvent payer ni le haradsch ni les sequins que Tchengitch exige pour lui. C'est en vain qu'on les frappe, qu'on les torture, que sous leurs yeux on déshonore leurs femmes et leurs filles, ils s'écrient: «La faim nous presse, seigneur, notre misère est extrême. Ayez pitié! cinq ou six jours seulement et nous rassemblerons le haradsch en mendiant.» Tchengitch, furieux, répond: «Le haradsch! Il me faut le haradsch! Tu le payeras!» Les rayas reprennent: «Oh! du pain, maître, en grâce! qu'au moins une fois nous puissions manger du pain!» Les bourreaux inventent de nouveaux tourments, mais ils ne tuent pas leurs victimes. «Prenez garde, s'écria le gouverneur, il ne faut pas perdre le haradsch. Avec le raya, le haradsch disparaît.» Un prisonnier monténégrin, le vieux Durak, demande grâce pour les malheureux. Tchengitch le fait pendre. Alors le vengeur ne tarde pas à paraître: c'est Nowitsa, le fils de Durak. Il est mahométan; mais il se fait baptiser pour se joindre à la bande, à la tcheta monténégrine, qui va faire une incursion en Herzégovine. C'est le soir. Tchengitch se repose de ses exécutions dans les villages. Il fume son tchibouk, tandis que l'agneau rôtit à la broche pour le souper. Il a fait suspendre près de lui, à un grand tilleul, les rayas qu'il a emmenés. Pour se distraire, il a fait allumer sous leurs pieds un grand feu de paille. Mais leurs cris, au lieu de l'amuser, l'exaspèrent. Il rugit furieux: «Qu'on en finisse avec ces chrétiens. Prenez des yataghans bien aiguisés, des pieux pointus et de l'huile bouillante. Déchaînez les puissances de l'enfer. Je suis un héros! Les chants le redisent; c'est pourquoi tous doivent mourir.» En ce moment, les coups de feu de la tcheta monténégrine blessent et tuent le gouverneur et ses hommes. Nowitsa se précipite sur Tchengitch mort, pour lui couper la tête, mais Hassan lui plonge son poignard dans le cœur.
Voici maintenant les faits qui prouvent que la poésie populaire était un reflet exact de la réalité. Le kmet devait payer au beg la moitié ou le tiers du produit; mais il devait le livrer en argent et non plus en nature, comme autrefois. On comprend la difficulté de convertir des denrées agricoles en écus, dans ces villages écartés, sans route, sans commerce et où chaque famille récolte le peu qu'il lui faut pour subsister. Autre cause de misères, de tracasseries et d'extorsions: le kmet ne pouvait couper le maïs, le blé, le foin ou récolter les prunes, sans que le beg ne vînt constater sur place la part qui lui revenait. Le beg était-il en voyage, retenu par ses plaisirs, ou refusait-il de venir jusqu'à ce qu'il eût été satisfait à l'une ou l'autre de ses exigences, le kmet voyait pourrir sa récolte sans recours possible. C'était la ruine, la faim. Nul ne pouvait lui venir en aide. Si, après que la part du beg avait été fixée, une grêle, une inondation ou tout autre accident anéantissait le produit, en partie ou en totalité, le kmet ne pouvait rien déduire de la redevance arrêtée. Il devait livrer parfois plus qu'il n'avait récolté. La dîme, desetina, se percevait de la même façon. Le kmet devait se soumettre à toutes les exigences de l'agent du fisc. Comme la perception des impôts était affermée au plus offrant, les receveurs n'avaient d'autres moyens de faire une bonne affaire que d'extorquer le plus possible aux paysans. Il fallait, en outre, satisfaire à la rapacité des agents subalternes. Le raya ne pouvait s'adresser aux tribunaux; son témoignage n'était pas reçu, et, d'ailleurs, les juges ayant obtenu leur place à prix d'argent, décidaient en faveur de qui les payait. Le raya, vil bétail et pauvre, ne pouvait songer à leur demander justice. Les juges principaux, les cadis, étaient des Turcs nommés par lescheik-ul-islam et envoyés de Constantinople; ils ne comprenaient pas la langue du pays; et les juges adjoints, les muselins, nommés par le gouverneur (vizir), ne recevant aucun traitement, ne vivaient que de concussions. Devant les muselins, qui avaient la confiance des autorités, tout le monde tremblait.
Seuls, les chefs des villages osaient parfois élever la voix pour se plaindre. Ils se présentaient au Konak, devant le gouverneur général, se jetaient à ses pieds, peignaient la misère des kmets et parfois obtenaient quelque remise d'impôts; mais souvent aussi ils payaient cher leur audace. Les begs et les malmudirs, agents du fisc, contre lesquels les kmets avaient réclamé, lâchaient sur eux les zaptiehs. Les zaptiehs formaient la gendarmerie. Ils étaient plus redoutés des rayas que les janissaires d'autrefois, car ils étaient plus mal payés. Ils parcouraient les villages, vivant à merci chez les habitants, les rançonnant sans pitié. Les prisons étaient des caves ou des culs-de-basse obscurs, infects et remplis d'immondices, où l'on jetaient les malheureux, les pieds et les mains liés, sans jugement, et par troupes, quand on craignait quelque soulèvement et qu'on voulait terroriser les chrétiens. Du pain de maïs et de l'eau étaient tout ce qu'ils recevaient, quand on ne les laissait pas mourir de faim. Ce que M. Gladstone a raconté des prisons de Naples sous les Bourbons, et le prince Krapotkine, dans la XIXe Century, des prisons russes, est couleur de rose auprès de ce qu'on dit des prisons turques. Le capitaine autrichien Gustave Thœmmel rapporte, dans son excellent livre. Beschreibiing des Vilajet Bosniens (p. 195), quelques-uns des moyens de torture qu'employaient les agents du fisc pour faire rentrer les impôts en retard: ils suspendaient les paysans à des arbres, au-dessus d'un grand feu, ou les attachaient sans vêtements à des poteaux, en plein hiver, ou bien les couvraient d'eau froide qui gelait leurs membres raidis. Les rayas n'osaient pas se plaindre, crainte d'être jetés en prison ou maltraités d'autre façon. Le chant de Tchengitch n'était donc pas une fiction.
Quand la Porte envoyait en Bosnie des troupes irrégulières pour comprimer les insurrections, le pays était mis à feu et à sang aussi cruellement que lors des premières invasions des barbares. En 1876, les Bulgarian atrôcities, qui ont inspiré à M. Gladstone ses admirables philippiques, ont été dépassées ici dans vingt districts différents: des villages, des bourgs ont été complètement brûlés et les habitants massacrés. Les environs de Biatch, de Livno, de Glamotch et de Gradiska furent transformés en déserts. Des cinquante-deux localités du district de Gradiska, quatre seulement restèrent intactes. Les bourgs de Pétrovacs, de Majdan, de Krupa, de Kljutch, de Kulen-Vakouf, de Glamotch, furent incendiés à plusieurs reprises, afin que l'œuvre de destruction fût parfaite. Les bandes ottomanes, craignant une insurrection générale des rayas, voulaient les contenir par la terreur. A cet effet, on tuait systématiquement ceux qu'on soupçonnait hostiles, et leurs têtes étaient exposées dans les lieux les plus en vue, fixées sur des pieux. Les paysans fuyaient en foule dans les bois, dans les montagnes, en Autriche. Quand ils passaient la frontière ou traversaient la Save, les gendarmes musulmans les abattaient à coups de fusil. Le nombre des réfugiés, en Autriche, s'éleva, dit-on, à plus de cent mille, et les secours qui leur furent distribués s'élevèrent à 2,122,000 florins en une année seulement, 1876.
L'enlèvement des jeunes femmes, et surtout le rapt des fiancées, le jour du mariage, était un des sports favoris des jeunes begs. On peut relire ce qu'écrivait à ce sujet dans la Revue des Deux Mondes (15 fév. et 1er avril 1861) M. Saint-Marc Girardin, en s'appuyant sur les rapports, des consuls anglais, Reports of consuls on the christians in Turkey. Les Turcs professaient sur ce point la théorie du mariage exogame. N'était-ce pas d'ailleurs, dans tout l'empire ottoman, le moyen habituel de recruter le personnel féminin des harems? Ils avaient à ce sujet des idées complètement différentes des nôtres. M. Kanitz, l'auteur des beaux volumes sur la Serbie et la Bulgarie, s'adresse à un pacha qui est envoyé par la Porte à Widdin, pour mettre un terme aux violences dont se plaignaient les chrétiens, et il l'interroge au sujet de l'enlèvement des jeunes filles. Le pacha lui répond en souriant: «Je ne comprends pas pourquoi les rayas se plaignent. Leurs filles ne seront-elles, pas bien plus heureuses dans nos harems que dans leurs huttes, où elles meurent de faim et travaillent comme des chevaux?»
Le Turc n'est pas méchant, et nous n'avons pas le droit de nous montrer trop sévère quand on se rappelle comment les chrétiens ont égorgé d'autres chrétiens, avec quelle cruauté, par exemple, les Espagnols ont massacré par milliers les protestants aux Pays-Bas. Mais les iniquités et les atrocités dont ont souffert si longtemps les rayas en Bosnie doivent nécessairement se renouveler dans toutes les provinces de la Turquie,, où les chrétiens gagnent en population et en richesse, tandis que les musulmans diminuent en nombre et s'appauvrissent. Leur décadence aigrit ceux-ci et les irrite; ils s'en prennent à ceux qui sont livrés à leur merci, ce qui n'est que trop naturel. Comment retenir la puissance qui va leur échapper? Par la terreur. Ils appliquent la théorie des massacres de septembre 1793. Ils se sentent assiégés; ils se croient en état de légitime défense, et aucun des motifs d'humanité qui auraient dû arrêter, au XVIe siècle, les bourreaux chrétiens, n'existent pour eux. A leurs yeux, les rayas ne sont que du bétail, comme le mot le dit. Mettez à la place des Turcs des Européens, useront-ils de procédés plus doux? Hélas! trop souvent les situations font les hommes. Il est parfaitement inutile de prêcher le respect de la justice à des maîtres tout-puissants, qui tremblent de voir s'élever contre eux des millions d'infortunés, dont les forces augmentent chaque jour. Ce qu'il faut faire, c'est mettre un terme à une situation funeste, qui transformerait des anges en démons.
Voici un tableau sommaire des impôts existant en Bosnie sous le régime turc avec leur rendement moyen. Cela peut avoir quelque intérêt, parce que l'Autriche a dû les conserver en grande partie et aussi parce que le même régime fiscal est encore en vigueur dans les provinces de l'empire ottoman: 1° la dîme (askar) prélevée sur tous les produits du sol, récoltes, fruits, bois, poissons, minerais, produit de 5 à 8 millions de francs; 2° le verghi, impôt de 4 par 1,000 sur la valeur de tous les biens-fonds, maisons et terres, valeur fixée dans les registres des tapous; impôt de 3 p. c. sur le revenu net, industriel ou commercial; impôt de 4 p. c. sur le revenu des maisons louées: produit de ces trois taxes, environ 2 millions de francs; 3° l'askerabedelia, impôt de 28 piastres (l piastre = 20 à 25 centimes) par tête de mâle adulte chrétien, pour l'exempter du service militaire. Cet impôt remplaçait l'ancienne capitation, le haradsch, mais il était deux fois plus lourd; il avait produit, en 1876, 1,350,000 francs; 4° impôt sur le bétail, 2 piastres pour mouton et chèvre, 4 piastres par tête de bête à cornes de plus d'un an: produit, en 1876, 1,168,000 francs; 5° impôt de 2 1/2 p. c. sur la vente des chevaux et des bêtes à cornes; 6° taxes sur les scieries, sur les timbres, sur les ruches, sur les matières tinctoriales, sur les sangsues, sur les cabarets, etc.: produit, 1,100,000 francs; 7° taxes très variées et compliquées sur le tabac, le café, le sel: produit, 2 à 3 millions. Total des recettes du fisc, environ 15 millions, ce qui, à répartir sur une population de 1,158,453 habitants, fait environ 13 francs par tête. C'est peu, semble-t-il. Un Français paye huit à neuf fois plus qu'un Bosniaque. Cependant le premier porte jusqu'à présent son fardeau assez allègrement, tandis que le second succombait et mourait de misère. Motif de la différence: en France, pays riche, tout se vend cher; en Bosnie, pays très pauvre, on ne peut faire argent de presque rien. Ici, ces nombreux impôts étaient très mal assis et, en outre, perçus de la façon la plus tracassière, la plus inique, la mieux faite pour décourager le travail. C'est ainsi que la taxe sur le tabac en diminuait la culture. Il en était de même partout. Quand il fut introduit dans le district de Sinope, en 1876, la production tomba brusquement de 4,500,000 à 40,000 kilogrammes. Les impôts directs se percevaient par répartition, c'est-à-dire que chaque village avait à payer une somme fixe qui était alors répartie entre les habitants par les autorités locales. Nouvelle source d'iniquités; car les puissants et les riches rejetaient la chargé sur les pauvres. Il fallait y ajouter encore la rapacité des percepteurs subalternes qui forçaient les contribuables à leur payer un tribut.
Le gouvernement autrichien n'a pu encore réformer ce détestable système fiscal. Il attend, pour le faire, que le cadastre soit terminé; mais il a aboli la taxe qui frappait les chrétiens pour l'exemption du service militaire, parce que maintenant tous y sont astreints. L'ordre, l'équité qui président aujourd'hui à la perception ont déjà apporté un grand soulagement. La dîme a cet avantage de proportionner l'impôt à la récolte, mais il a ce vice capital d'empêcher les améliorations, puisque le cultivateur, qui en fait tous les frais, ne touche qu'une part des bénéfices. En outre, la dîme, payable en argent, se calcule d'après le prix moyen des denrées dans le district au moment où la récolte va être battue, c'est-à-dire quand tout est plus cher que quand le paysan devra vendre, après la récolte faite. Il vaudrait mieux introduire un impôt foncier, fixé définitivement d'après la productivité du sol.
L'Autriche s'efforce aussi de régler la question agraire. Mais ici les difficultés sont grandes. La première chose à faire est de déterminer exactement les obligations de chaque tenancier à l'égard de son propriétaire. L'administration veut les faire constater dans un document écrit, rédigé par l'autorité locale en présence de l'aga et du kmet. Mais l'aga se dérobe, parce qu'il compte sans doute récupérer ses pouvoirs arbitraires quand les Autrichiens seront expulsés, et le kmet ne veut pas se lier, parce qu'il espère toujours des réductions ultérieures. Cependant des milliers de règlements de ce genre ont déjà été enregistrés. La fixation de la tretina et de la dîme se fait maintenant à une époque déterminée par l'autorité locale. Kmet et aga sont convoqués et, s'ils ne s'accordent pas, des juges adjoints, medschliss, décident. C'est l'administration et non le juge qui, jusqu'à présent, règle tous les différends agraires. D'après ce que nous apprend M. de Kállay dans son rapport aux délégations, les impôts rentrent bien (novembre 1883). Les arriérés même sont payés, et il n'y a guère de cas où il faille recourir aux moyens d'exécution. M. de Kállay se félicite de ce que le nombre des différends agraires soit si peu considérable. Ainsi, au mois de septembre de 1883, il n'en existait dans tous les pays que 451, dont 280 ont été réglés par l'intervention de l'administration dans le courant du même mois. Le nombre de ces différends va en diminuant rapidement: il y en a eu 6,255 en 1881, 4,070 en 1882 et seulement 3,924 en 1883. Pour l'Herzégovine, considérée à part, le progrès est encore plus marqué: le chiffre tombe, de 1823 en 1882, à 723 en 1883. C'est peu, quand on songe qu'à la suite des nouvelles lois agraires en Irlande, les tribunaux spéciaux ont eu à décider près de cent mille contestations entre propriétaires et tenanciers. Seulement, il ne faut pas oublier que le pauvre kmet, sur qui toute résistance aux exigences de ses maîtres attirait un redoublement d'oppression et de mauvais traitements, est bien mal préparé pour faire valoir ses droits. M. de Kállay a donc grande raison de dire qu'il les recommande à la sollicitude de ses fonctionnaires.
Le règlement de toute question agraire est chose des plus délicates; mais elle l'est surtout en Bosnie, à cause de la situation particulière qui est faite au gouvernement autrichien. D'une part, il est obligé d'améliorer la condition des rayas, puisque c'est l'excès de leurs maux qui a provoqué l'occupation et qui l'a légitimée aux yeux des signataires du traité de Berlin et de toute l'Europe. Mais, d'autre part, en prenant possession de cette province, le gouvernement austro-hongrois s'est engagé envers la Porte à respecter, les droits de propriété des musulmans, et, d'ailleurs, ceux-ci constituent une population fière, belliqueuse, qui a opposé aux troupes autrichiennes une résistance désespérée et qui, poussée à bout, pourrait encore tenter une insurrection ou tout au moins des résistances à main armée. Il y a donc deux motifs de la ménager: il est impossible de les réduire sommairement à la portion congrue, comme M. Gladstone l'a fait pour les landlords irlandais. On conseille beaucoup au gouvernement d'appliquer ici le règlement qui a réussi en Hongrie après 1848: une part du sol deviendrait la propriété absolue du kmet, une autre celle de l'aga, et celui-ci recevrait une indemnité en argent, payée en partie par le kmet, en partie par le fisc. Mais l'exécution de ce plan paraît impossible. Le kmet n'a pas d'argent et le fisc pas davantage. L'aga se croirait dépouillé, et il le serait, en effet, car il ne pourrait faire valoir la part du sol qui lui reviendrait. Il faut appeler des colons, disent d'autres. C'est parfait, mais cela n'améliorerait pas la condition des rayas.
En 1881, le gouvernement a édicté un règlement pour le district de Gacsko qui assurait de notables avantages aux krnets,, et il comptait successivement en publier de semblables pour les autres, circonscriptions, mais: l'insurrection de 1881 y mit obstacle. Cependant le règlement de Gacsko est resté en vigueur. D'après celui-ci, le kmet ne doit livrer à l'aga que le quart des céréales de toute nature, dont il peut déduire la semence, le tiers du foin des vallées et le quart du foin des montagnes. J'ai sous les yeux une protestation très vive, rédigée par les représentants des agas des districts de Ljubinje, Bilek, Trebinge, Stolatch et Gacsko, dans laquelle ils se plaignent que l'autorité ait réduit les prestations des kmets de la moitié au tiers ou du tiers au quart. Mais leurs réclamations paraissent mal fondées de toute façon. Le règlement organique turc du 14 sefer 1276 (1856), qu'ils invoquent, n'impose au kmet que le paiement du tiers, tretina, quand la maison et le bétail lui appartiennent, et c'est presque toujours la cas. En outre, il est certain que c'est par une série d'usurpations que les begs et les agas ont élevé leur part du dixième, fixée d'abord par les conquérants eux-mêmes, au tiers et à la moitié. Le gouvernement autrichien a les meilleures raisons poux trancher tous les cas douteux en faveur des tenanciers; tout le lui commande: d'abord, l'équité et l'humanité; ensuite, la mission de réparation que l'Europe lui a confiée; enfin et surtout, l'intérêt économique. Le kmet est le producteur de la richesse. C'est lui dont il faut stimuler l'activité en lui assurant la pleine jouissance de tout le surplus qu'il pourra récolter. L'aga est le frelon oisif, dont les exactions sont le principal obstacle à toute amélioration. On ne peut, d'aucune manière, le comparer, au propriétaire européen, qui contribue parfois à augmenter la productivité du sol et qui donne l'exemple du progrès agricole. Les agas n'ont jamais rien fait et ne feront jamais rien pour l'agriculture.
Quoique je n'ignore pas combien il est difficile à un étranger d'indiquer des réformes à propos d'une question aussi complexe, voici celles qui me sont suggérées par une étude attentive des conditions agraires dans les différents pays du globe. Tout d'abord, ne pas écouter les impatients et éviter les changements brusques, et violents; se garder de transformer les kmets en simples locataires, qu'on peut évincer ou dont on peut augmenter à volonté le fermage, comme l'ont fait malheureusement les Anglais dans plusieurs provinces de l'Inde; au contraire, consacrer définitivement le droit d'occupation héréditaire, le jus in re, que la coutume ancienne leur reconnaissait et qu'en général les agas eux-mêmes ne contestent pas; quand le cadastre sera achevé et que les prestations dues par chaque tchiflik ou exploitation auront été contradictoirement déterminées, transformer la dîme en un impôt foncier et la tretina en un fermage fixe et invariable, afin que le bénéfice des améliorations profite complètement aux cultivateurs qui les exécuteront et les engage, par conséquent, à en faire. Au commencement, dans les mauvaises années, il faudra accorder peut-être quelque répit aux kmets; mais le prix des denrées augmentera rapidement par l'influence des routes et de la circulation plus active de l'argent; la charge pesant sur les tenanciers s'allégera donc sans cesse. Peu à peu, avec leurs économies, ils pourront racheter la rente perpétuelle qui grève la terre qu'ils occupent et acquérir ainsi une propriété pleine et libre. En attendant, ils jouiront de ces deux privilèges si vivement réclamés par les tenanciers irlandais, fixity of tenure et fixity of rent, c'est-à-dire le droit d'occupation perpétuelle, moyennant un fermage fixe. Ils seront dans la situation de ces fermiers héréditaires, à qui le Beklemregt en Groningue et l'Aforamento dans le nord du Portugal assurent une situation si aisée, obtenue par une culture très soignée.
L'État peut encore venir en aide aux kmets d'une autre façon. D'après le droit musulman, toutes les forêts et les pâturages qui y sont enclavés apparu tiennent au souverain. On affirme aussi qu'il y a un grand nombre de domaines, dont les begs se sont indûment emparés. L'État doit énergiquement faire valoir ses droits: d'abord pour garantir la conservation des bois; en second lieu, afin de pouvoir faire des concessions de terrains à des colons étrangers et aux familles indigènes laborieuses. Pendant son voyage de l'été 1883 en Bosnie, M. de Kállay a pu constater que le défrichement mettait en valeur beaucoup de terrains vagues appartenant à l'État et que la taxe payée de ce chef s'accroissait d'une façon tout à fait extraordinaire. Symptôme excellent, car il prouve que, dès qu'ils auront la sécurité, les paysans étendront leurs cultures. De cette façon, la population et la richesse s'accroîtront rapidement.
Le gouvernement peut aussi exercer une action très utile au moyen des vakoufs. Il faut bien se garder de les vendre; mais il est urgent de les soumettre à un contrôle rigoureux, comme la Porte a essayé de le faire à différentes reprises. Tout d'abord, les prélévations indues des administrateurs doivent être sévèrement réprimées; puis les revenus destinés à des œuvres utiles: écoles, bains, fontaines, etc., soigneusement appliqués à leur destination; ceux qui allaient à des mosquées devenues inutiles seraient employés désormais à développer l'instruction publique. Il faudrait aussi accorder immédiatement aux kmets occupant des terres des vakoufs, la fixité de la tenure et du fermage et en même temps des bâtiments d'exploitation convenables et de bons instruments aratoires, afin que ces exploitations servent de modèles à celles qui les entourent. Le gouvernement a fait venir des charrues, des herses, des batteuses, des vanneuses perfectionnées, et les a mises à la disposition de certaines exploitations. De divers côtés, des sociétés d'agriculture se sont constituées pour patronner les méthodes nouvelles. Des colons venus du Tyrol et du Wurtemberg ont appliqué ici des systèmes de culture perfectionnés qui trouvent déjà des imitateurs, notamment dans les districts de Derwent, Kostanjnica, Travnik et Livno. Dans la vallée de la Verbas, aux environs de Banjaluka, on aperçoit même des prairies irriguées.