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La Péninsule Des Balkans — Tome I: Vienne, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie, Roumélie, Turquie, Roumanie

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CHAPITRE V.

LA BOSNIE.—LES SOURCES DE RICHESSE, LES HABITANTS ET LES PROGRÈS RÉCENTS.


La Bosnie est la plus belle province de la péninsule balkanique. Elle rappelle la Styrie, pays d'alpes et de forêts. Voyez la carte: partout des chaînes de montagnes et des vallées. Parallèlement aux Alpes dinariques, qui séparent ici le bassin du Danube de celui de la Méditerranée, elles courent assez régulièrement du sud au nord, formant les bassins des quatre rivières qui se jettent dans la Save et qui sont, en allant de l'ouest vers l'est: l'Unna, la Verbas, la Bosna et la Drina. Mais ces chaînes se ramifient en une grande quantité de contreforts latéraux, et, au-delà de Sarajewo, les soulèvements s'entremêlent en des massifs inextricables, que dominent les sommets abrupts du Domitor, à une altitude de 8,200 pieds et ceux du Kom à 8,500. Il n'y a de grandes plaines que dans la Posavina, le long de la Save, du côté de la Serbie. Partout ailleurs, c'est une succession de vallées où coulent des rivières et des ruisseaux et que couronnent des hauteurs boisées. Le pays ne se prête donc pas à la grande culture des céréales, comme la Slavonie et la Hongrie; mais on pourrait y imiter l'économie rurale de la Suisse et du Tyrol, en élevant de nombreux troupeaux, ce qui vaut mieux que de faire du blé, par ce temps de concurrence américaine.

Sur les 5,410,200 hectares de la Bosnie-Herzégovine, 871,700 sont occupés par des rochers stériles comme le Karst, 1,811,300 par des terres labourables, et 2,727,200 par des forêts. Beaucoup de ces forêts sont absolument vierges, faute de routes pour y arriver. Les plantes grimpantes, qui s'enlacent autour des chênes et des hêtres, y forment des fourrés impénétrables, où l'on ne peut s'avancer, comme au Brésil, que la hache à la main. On n'en voit pas près des lieux habités, parce que les habitants coupent pour leur usage les bois qui sont à leur portée et que les Turcs, afin d'éviter les surprises, ont systématiquement détruit et brûlé toutes les forêts aux alentours des villes et des bourgs. Mais ce qui en reste constitue une richesse énorme; seulement elle n'est pas réalisable. Derrière Sarajewo, jusqu'à Albane et Mitrovitza, s'étendent, dans les hautes montagnes, de magnifiques massifs de résineux. C'est de là que Venise a tiré des bois de construction pour ses flottes pendant des siècles. Les gardes forestiers ont calculé que, sur les 1,667,500 hectares de bois feuillus et sur les 1,059,700 hectares de résineux, il y avait environ 138,971,000 mètres cubes, dont 24,946,000 de bois de construction et 114,025,000 de bois à brûler. Il serait désolant de vendre maintenant, car les prix qu'on obtiendrait sont dérisoires: de 2 à 5 francs le stère de sapin et 3 à 7 francs pour le chêne, selon la situation. Dans les régions qui avoisinent la Save, on exporte des douves, de 700,000 à 900,000 pièces par an. Le revenu que le fisc tire de ces immenses étendues boisées, plus étendues que toute la Belgique, est presque partout insignifiant. 116,007 florins en 1880, 200,000 pour 1884. C'est une réserve qu'il faut soigneusement conserver pour l'avenir. Ces bois abritent beaucoup de gibier: des cerfs, des chevreuils, des linx, même des loups et des ours. Ils donnent naissance, dans les mille vallées qui découpent le pays, à une quantité de ruisseaux où abondent les truites et les écrevisses, et à une masse de sources, plus de 8,000, prétend-on. Là où cessent les arbres, commencent les pâturages, de sorte que la Bosnie est toute verdoyante, sauf les arêtes des hautes montagnes.

L'Herzégovine présente un aspect entièrement différent. La surface du sol est couverte de grands blocs de calcaire blanchâtre, jetés au hasard, comme les ruines de monuments cyclopéens. L'eau y manque presque partout: pas de sources; les rivières sortent toutes formées de grottes, donnent naissance, l'hiver, à des lacs dans des vallées sans issue, puis disparaissent de nouveau sous terre. Les Allemands les appellent très bien Höhlen-Flüsse, des rivières de caverne. Telles sont la Jasenitcha, la Buna, la Kerka, la Cettigna et l'Ombla. Rien n'est plus extraordinaire. Dans les dépressions se trouve la terre végétale qui nourrit les habitants. Les maisons, en Bosnie, toutes en bois, sont ici en grosses pierres de l'aspect le plus sauvage. Les arbres manquent presque complètement. Le climat est déjà celui de la Dalmatie. Comme il appartient au bassin de la Méditerranée, le pays est sous l'influence du sirocco et des longues sécheresses de l'été. La vigne et le tabac donnent d'excellents produits. L'olivier apparaît et l'oranger lui-même se voit vers les bouches de la Narenta. On cultive le riz dans la vallée marécageuse de la Trebisatch, aux environs de Ljubuska. En Bosnie, au contraire, région élevée qui penche vers le nord, le climat est rude: il gèle fort et longtemps à Sarajewo, et la neige y persiste pendant six semaines ou deux mois.

L'agriculture, en Bosnie, est une des plus primitives de toute l'Europe. Elle n'applique qu'exceptionnellement l'assolement triennal connu des Germains au temps de Charlemagne, et même, dit-on, dès l'époque de Tacite. Généralement, la terre restée en friche est retournée ou plutôt déchirée par une charrue informe. Sur les sillons frais, la semence de maïs est jetée, puis légèrement enterrée, au moyen d'une claie de branchages qui sert de herse. Les champs sont binés une ou deux fois entre les plants. Après la récolte, on met un second ou un troisième maïs, parfois du blé ou de l'avoine, jusqu'à ce que le sol soit entièrement épuisé. Il est alors abandonné; il se couvre de fougères et de plantes sauvages où paît le bétail, en attendant que revienne la charrue, après un repos de cinq à dix années. Nul engrais, car les animaux domestiques n'ont très souvent aucun abri; ils vaguent dans les friches ou dans les cours. Aussi le produit est relativement minime: 100 millions de kilogrammes de maïs, 49 millions de kilogrammes de froment, 38 millions de kilogrammes d'orge, 40 millions de kilogrammes d'avoine, 40 millions de kilogrammes de fèves. La fève est un article important de l'alimentation, car on en mange les jours de jeûne et de carême, et il y en a cent quatre-vingts pour les orthodoxes et cent cinq pour les catholiques. On récolte aussi du seigle, du millet, de l'épeautre, du sarrasin, des haricots, du sorgho, des pommes de terre, des navets, du colza. Le produit total des grains divers s'élève à 500 millions de kilogrammes.

Voici des faits qui prouvent l'état déplorablement arriéré de l'agriculture. Ce pays, qui serait si favorable, sous tous les rapports, à la production de l'avoine, ne peut en fournir assez pour les besoins de la cavalerie; on en importe de Hongrie et elle se paye, à Sarajewo, le prix excessif de 20 à 21 francs les 100 kilogrammes. Le froment est de mauvaise qualité et cher. Ce sont les moulins hongrois qui fournissent la farine que l'on consomme dans la capitale. Elle y arrive par chemin de fer, à meilleur marché que la farine du pays, qui, à défaut de routes, doit être transportée à dos de cheval. Une maison hongroise a voulu établir un grand moulin à vapeur à Sarajewo, mais il était impossible de l'approvisionner suffisamment. L'un des principaux produits, et celui qui s'exporte le plus facilement, ce sont les prunes séchées. Les années de bonne récolte, on en exporte 60,000 tonnes, et elles vont jusqu'en Amérique. On en fait une eau-de-vie assez agréable, appelée rakia. Le produit des pruniers est ce qui donne de l'argent comptant au kmet. On cultive aussi l'oignon et l'ail. L'ail est considéré comme un préservatif contre les maladies, contre les mauvais sorts, et même contre les vampires. On récolte un peu de vin près de Banjaluka et dans la vallée de la Narenta, mais presque personne n'en boit. Les chrétiens s'abstiennent, faute d'argent, et les musulmans pour obéir au Koran. L'ivrognerie est très rare; les Bosniaques sont surtout buveurs d'eau. L'Herzégovine produit un tabac excellent. Le monopole a été introduit après l'occupation; mais il a stimulé la culture, parce que le fisc donne un bon prix. On estime qu'un hectare livre, en Herzégovine, jusqu'à 3,000 kilogrammes de tabac, d'une valeur de plus de 4,000 francs, et en Bosnie seulement 636 kilogrammes, valant 300 à 400 francs. Le fisc accorde des licences à ceux qui cultivent pour leur consommation personnelle: il en a été délivré 9,586 en 1880.

Le bétail est la principale richesse du pays; mais il est misérable. Les vaches sont très petites et ne donnent presque pas de lait. On fait des fromages de qualité inférieure surtout avec du lait de chèvre, et très peu de beurre. Les chevaux sont petits et mal faits; ils sont employés uniquement comme bêtes de somme, car ils sont trop faibles pour tirer la charrue, et les charrettes ne sont pas en usage; mais ils gravissent et descendent les sentiers des montagnes comme des chèvres. Ils sont très mal nourris; la plupart du temps, ils doivent chercher eux-mêmes de quoi subsister dans les pâturages, dans les forêts ou le long des chemins. Quelques begs ont encore parfois des bêtes d'une belle allure, qui descendent des chevaux arabes venus dans le pays avec la conquête ottomane. Elles portent fièrement une charmante tête, sur un cou ramassé et replié à la façon des cygnes; mais elles n'ont pas de taille. Le nombre des chevaux est considérable, parce que tous les transports s'effectuent sur leurs dos. On en voit arriver ainsi, sous la conduite d'un kividchi, de longues files, attachés à la queue les uns des autres: ils apportent en ville des vivres, du bois de chauffage et de construction, des pierres à bâtir. Chaque exploitation possède au moins une couple de chevaux. Le gouvernement commence à s'occuper de l'amélioration de la race chevaline. Il a envoyé (1884) à Mostar cinq étalons de la race de Lipitça; toute la population a été les recevoir, drapeau et musique en tête, et la municipalité fournira les écuries; Nevesinje et Konjiça offrent d'en faire autant, et cette année même (1885), on a établi des haras dans diverses parties du pays, afin de donner de la taille à la race indigène. La Bosnie pourrait facilement fournir des chevaux à l'Italie et à tout le littoral de l'Adriatique. On élève des porcs presque à l'état sauvage, dans les bois de chênes. Avec leurs hautes pattes et leur aspect de sanglier, ils galopent comme des lévriers. Si on introduisait, les races anglaises, qu'on engraisserait avec du maïs, on ferait concurrence au porc de Chicago. Les moutons, sont nombreux, c'est la viande préférée du musulman; mais la laine est très grossière; elle sert à confectionner les étoffes et les tapis que les femmes tissent, au sein de chaque famille. Chacun a des chèvres; elles sont le fléau des forêts, parce que les bergers quittent les plaines pour tout l'été et emmènent les troupeaux sur les hauteurs, dans les pâturages et dans les bois des montagnes. Dans chaque maison, on trouve de la volaille et des œufs qui, avec une sauce aigre et de l'ail, sont un des mets préférés des Bosniaques. Ils ont souvent des ruches; 118,148 ont été recensées. Le miel remplace le sucre, et la cire sert à fabriquer les cierges, qui jouent un si grand rôle dans les cérémonies du culte orthodoxe.

La statistique officielle de 1879 donne les nombres suivants pour les animaux domestiques en Bosnie-Herzégovine: chevaux, 158,034; mulets, 3,134; bêtes à cornes, 762,077; moutons, 839,988; porcs, 430,354. Si nous comptons 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, nous obtenons un total de 1,114,796, ce qui, pour une population de 1,158,453 habitants, fait presque 100 têtes de gros bétail par 100 habitants. C'est une proportion extrêmement élevée, puisqu'en France, le chiffre équivalent n'est que 49; dans la Grande-Bretagne, 45; en Belgique, 36; en Hongrie, 68; en Russie, 64. Dans tous les pays où la population est peu dense, comme en Australie, aux États-Unis et comme jadis chez les Germains, les espaces inoccupés entretiennent beaucoup d'animaux domestiques et, par conséquent, les hommes peuvent se procurer facilement de la viande. Quoique la Bosnie exporte des bêtes de boucherie en Dalmatie, pour les villes du littoral, le Bosniaque mange beaucoup plus de viande que le cultivateur chez nous. César dit des Germains: Carne et lacte vivunt. Si l'on considère le chiffre du bétail relativement à l'étendue du pays, on obtient, au contraire, une proportion très peu favorable: 22 têtes de bétail par 100 hectares en Bosnie, 40 en France, 51 en Angleterre, 61 en Belgique. La production totale que livre le sol dans la Bosnie-Herzégovine est très minime, car elle n'entretient que 22 habitants par 100 hectares, alors qu'il y en a en Belgique 187, en Angleterre 111, en France 70. Il faut aller en Russie pour trouver seulement 15 habitants sur la même étendue, et le nord de l'empire russe a un climat et un sol détestables. Le salaire du journalier est, à la campagne, de 70 centimes à 2 francs, suivant la saison et la situation, dans les villes de 1 fr. 10 c. à 2 fr. 10 c.

C'est surtout à favoriser les progrès de l'agriculture que le gouvernement doit viser. Les maîtres d'école à qui l'on donnerait des notions d'économie rurale pourraient en ceci rendre de grands service. Ce qui aurait un effet plus immédiat serait d'établir dans chaque district, sur les terres de l'État, des colons venus des provinces autrichiennes où la culture est bien entendue. Pour ouvrir les yeux aux paysans, rien ne vaut l'exemple. Ah si les pauvres contadini italiens qui meurent de faim et de pellagra, de l'autre côté de l'Adriatique, pouvaient être transportés ici, comme leur travail serait bien récompensé! Comme ils se créeraient facilement un petit podere qui leur donnerait l'aisance et la sécurité! En tout cas, faites des propriétaires indépendants et libres, et la Bosnie deviendra, comme la Styrie, la Suisse et le Tyrol, l'une des plus charmantes régions de notre continent.

-—Dans toutes les villes de garnison de l'Autriche-Hongrie, on rencontre un casino militaire; institution excellente, assez semblable aux clubs de Londres. Les officiers y trouvent un cabinet de lecture, un restaurant soigné et à bon marché, un café, une salle de concert et un lieu de rendez-vous. L'esprit de corps s'y développe, et l'esprit de conduite y est maintenu par la surveillance réciproque. Le casino de Sarajewo occupe un grand bâtiment nouvellement construit, d'un style simple, mais noble. Devant la façade, dans un petit square, des arbustes poussent au milieu de pierres tombales d'un cimetière turc que l'on a respecté, et de l'autre côté s'étend un grand jardin dont les plantations vont jusqu'à la jolie rivière qui traverse la ville, la Miljaschka. C'est un endroit charmant pour venir se reposer sous de frais ombrages. M. Scheimpflug m'amène dîner au casino. J'y rencontre beaucoup de jeunes fonctionnaires civils, entre autres le chef de la police, M. Kutchera, qui doit viser mon passeport. La plupart sont des Slaves: Croates, Slovènes, Tchèques et Polonais. C'est un grand avantage pour l'Autriche de trouver ainsi chez elle toute une pépinière d'employés de même race et plus ou moins de même langue que celles des pays à assimiler. Bon dîner, avec cette excellente bière viennoise qu'on brasse déjà ici. Comme l'empire de Gambrinus, le dieu de la cervoise, s'est étendu depuis trente ans! Jadis, on ne buvait guère de bière dans aucun pays au sud de la Seine ni même à Paris. Aujourd'hui, le bock règne en souverain dans toutes les villes françaises, en Espagne, en Italie, et voilà qu'il va conquérir la péninsule des Balkans. Faut-il encore en ceci saluer le progrès? J'en doute. La bière est une boisson lourde et inférieure au vin; elle se boit longuement, lentement, servant de prétexte aux conversations prolongées, aux nombreux cigares et aux veillées oisives.

L'après-midi, magnifique promenade à la vieille citadelle, qui, située sur un rocher élevé, domine la ville du côté du sud; nous allons d'abord saluer des ulémas qui enseignent l'arabe à M. Scheimpflug. Nous y rencontrons un des begs les plus riches du pays, M. Capetanovitch. Il porte des habits européens qui lui vont très mal. Quel contraste avec les ulémas, qui ont conservé le costume turc et qui ont les allures calmes et nobles d'un prince d'Orient! Ces musulmans qui veulent «s'européaniser» se perdent; ils ne prennent guère à l'Occident que ses vices. Mahmoud a inauguré l'ère des réformes, l'Europe a applaudi; les résultats prouvent qu'il n'a fait que hâter la décadence.

La route que nous suivons longe la Miljaschka. Sur ses bords se succèdent des cafés turcs, avec des balcons qui s'avancent, parmi les saules, au-dessus des eaux claires de la rivière, bruissant sur les cailloux. De nombreux musulmans y fument le tchibouk, en jouissant de la vue du paysage et de la fraîcheur qu'apporte le torrent. Dans l'ancienne citadelle, qui remonte à l'époque de la conquête, on a construit une grande caserne moderne, badigeonnée en jaune, qui offense le regard. Mais quand on se retourne pour contempler Sarajewo, on comprend toutes les hyperboles des qualifications admiratives que les Bosniaques prodiguent à leur capitale. La Miljaschka, qui sort des montagnes voisines de la sauvage Romania-Planina, divise la ville en deux parties que relient huit ponts; deux sont en pierre, détail à signaler dans un pays où les travaux permanents sont si rares. De hauts peupliers et de curieuses maisons turques tout en bois bordent la petite rivière. Au-dessus des toits noirs, s'élèvent les dômes et surtout les minarets des nombreuses mosquées qui s'éparpillent jusque sur les collines voisines. Celles-ci sont couvertes d'habitations de begs et d'agas; peintes en couleurs vives, elles se détachent sur la verdure épaisse des jardins qui les entourent. Vers le nord, la vallée, toujours encadrée de collines verdoyantes, s'élargit à l'endroit où la Miljaschka se jette dans la Bosna, qui sort toute formée d'une caverne, à une lieue d'ici. Cette vue d'ensemble est très belle.

Derrière la citadelle, vers l'est, s'ouvre une gorge sauvage. Pas un arbre, pas une habitation; quelques broussailles couvrent les parois abruptes: c'est un désert farouche, et nous sommes à un kilomètre de la capitale! Voilà ce que produit le défaut de sécurité. Près de la porte de la citadelle, je visite un moulin à farine d'une construction très originale et tout à fait primitive. J'en ai vu beaucoup en Bosnie, mais nulle part ailleurs; on pourrait les imiter chez nous, parce qu'ils tirent parti d'un très petit filet d'eau. L'arbre de couche où sont fixées les palettes est placé perpendiculairement, et le filet d'eau, amené d'une hauteur de trois mètres environ, à travers un fût de chêne perforé, frappe les palettes à droite de l'essieu qu'il fait mouvoir très rapidement. Immédiatement au-dessus, dans une chambrette en bois, tournent les deux meules superposées, semblables à celles qu'on a trouvées à Pompéi. La meule supérieure est mise en mouvement directement par l'arbre de couche. Rien de plus simple: ni engrenage, ni transmission. N'est-ce pas sous cette forme que le moulin à eau fut introduit d'Asie en Occident, vers la fin de la république romaine?

Nous rentrons à Sarajewo par la route qui, vers le sud, conduit à Vichegrad et à Novi-Bazar. Un pont de pierre, qu'on dit romain, et d'une magnifique allure, franchit la Miljaschka, qui coule torrentueuse entre de hauts rochers rougeâtres. Je pense à tout le sang versé ici, depuis la chute de l'empire romain, et qui suffirait pour teindre en rouge le pays tout entier. Un grand troupeau, de moutons et de chèvres rentre en ville, soulevant au soleil couchant des nuages de poussière dorée. Ce sont ces animaux plutôt que les vaches qui fournissent le lait.

Je finis ma soirée au casino militaire. Un grand banquet réunit les officiers aux sons d'une excellente musique de régiment. De nombreux toasts annoncés par des fanfares sont prononcés. L'armée autrichienne, comme jadis les légions romaines de vétérans, est un agent de civilisation, en Bosnie. Au cabinet de lecture, je remarque deux journaux publiés à Sarajevo. L'un a pour titre: Bosanska Herçegowaskc-Novine, c'est la feuille officielle; l'autre, Sarajewski List. Ceci est toute une résolution. Dans le vilayet turc, le papier et l'impression étaient chose presque inconnue, et voilà maintenant le journal qui apporte dans toutes les demeures la connaissance des faits de l'intérieur et de l'extérieur, et qui rattache la Bosnie aux autres pays slaves. La publicité et le contrôle créant une opinion publique, même sous la surveillance de l'autorité militaire, pas de changement plus considérable, surtout pour l'avenir.

—Le lendemain, je suis admis à visiter les bureaux du cadastre que dirige le major Knobloch. J'examine les cartes où sont indiquées exactement la forme et l'étendue des parcelles et leur affectation nettement indiquée au moyen de teintes diverses, terres labourables, prés ou bois. L'exécution est très soignée. Rien n'est plus extraordinaire; que les cartes reproduisant la région du Karst en Herzégovine. Au milieu de l'étendue stérile, sont parsemées au hasard; des oasis microscopiques de quelques ares; qui ont les contours les plus bizarres. Ce sont des dépressions de terre végétale où s'exerce la culture dans cette contrée affreusement déshéritée. Le cadastre avec ses planches et le tableau des propriétaires et des relations agraires, aura été achevé en sept ans, de 1880 à 1886, avec une dépense relativement minime qui ne dépassera pas 7 millions de francs (2,854,063 florins)! Ceci n'est rien moins qu'un prodige dû à l'activité des officiers du génie. En France et en Belgique, où l'on réclame une revision cadastrale, afin de mieux répartir l'impôt foncier, on prétend que c'est une œuvre qui exigerait vingt ans de travail. L'arpentage s'est fait ici sous la direction supérieure de l'Institut géographique militaire et sur la base de la Triangulation complète du pays. Des officiers et des ingénieurs ont levé le plan parcellaire des propriétés dans chaque commune; et l'estimation de la valeur cadastrale s'est faite par des taxateurs spéciaux qu'a contrôlés une commission centrale.

Tant que la Bosnie a appartenu à la Turquie; elle est restée terra incognita bien plus complètement que les hauteurs de l'Himalaya ou même du Pamir. Maintenant elle est connue dans tous ses détails: orographie, géologie, constitution et répartition de la propriété, régime agraire, population, races, cultes, occupations. Qui aura parcouru une publication officielle intitulée: Ortschafts-und Bevolkerungs-Statistik von Bosnien und der Herzegowina, connaîtra ce pays-ci mieux que le sien. J'en extrais quelques chiffres très curieux. En 1879, les 1,158,453 habitants vivaient dans 43 villes, 31 marktflecken (localités où se tiennent des marchés), 5,054 villages et 190,062 maisons. On voit que la population rurale est dispersée dans un nombre considérable de hameaux, n'ayant en moyenne que 231 habitants. Six personnes par maison est un chiffre élevé, qui s'explique par le nombre assez grand des familles patriarcales. Le sexe masculin est remarquablement plus nombreux que le sexe féminin: 615,312 d'une part, et seulement 543,121 de l'autre, proportion peu favorable à la polygamie, qui, comme je l'ai dit, n'existe que chez les fonctionnaire turcs et nullement chez les musulmans indigènes. A Saint-Pétersbourg, au contraire, il y a 121 femmes pour 100 hommes. Voici un aperçu des professions: 95,490 capitalistes et propriétaires fonciers, dont un certain nombre cultivent eux-mêmes; 84,942 cultivateurs-fermiers; 54,775 manœuvres et ouvriers de toute espèce; 10,929 marchands, boutiquiers, industriels; 1,082 ecclésiastiques; 678 employés; 257 instituteurs et professeurs, et 94 médecins. Ce qui peint au vif la situation du pays, c'est l'effectif si étonnamment réduit de l'état-major des fonctions libérales. Malgré de récents progrès, combien peu il se fait pour les besoins intellectuels et moraux! Un seul maître enseignant pour 4,506 personnes. Évidemment, pas un médecin dans les villages et même dans les bourgs. Le musulman se résigne, le raya est pauvre, et tous demandent des remèdes aux exorcismes, aux plantes et à des recettes de sorcière.

D'ordinaire, dans les pays primitifs, il y a beaucoup de prêtres; ici, il n'y en a qu'un par 1,000 âmes, ce qui n'est guère. Les fonctionnaires ont beaucoup augmenté, et c'était une nécessité. Ils représentent la civilisation, car c'est bien ici qu'on peut considérer l'État comme un instrument de progrès. Pas un seul avocat. Les Turcs les détestent, parce que le Koran condamne ceux qui «interviennent dans les affaires d'autrui avec subtilité et ruse, et tout individu de cette espèce doit être banni de la bonne société». Sous le rapport des cultes, la population se divise en 496,761 chrétiens du rite oriental, 209,391 du rite catholique, 448,613 mahométans et 3,420 juifs. L'armée d'occupation compte de 25,000 à 30,000 soldats, et la gendarmerie environ 2,500 hommes.

Voulez-vous savoir ce qu'on consomme ici de sucre et de café? La statistique nous l'apprend: 1 kilogramme de l'un, et 1/2 kilogramme de l'autre, par tête. C'est très peu. Le chiffre correspondant est pour le café de 7 kilogrammes en Hollande, de 4.25 en Belgique, 4 aux États-Unis, 3 en Suisse, 2.50 en Allemagne, 1.50 en France; pour le sucre, en Angleterre, 30 kilogrammes, aux États-Unis 20, en France 13, en Hollande 11, en Allemagne, en Suisse, en Belgique 8, en Autriche-Hongrie 5.5. Mais il faut se rappeler que les musulmans, les juifs et quelques commerçants du rite oriental ont seuls assez d'aisance pour se permettre ces consommations de luxe.

—M. Scheimpflug me présente à l'archevêque catholique, Mgr Stadler. Je lui communique les «lettres-patentes», c'est-à-dire ouvertes, litterœ patentes, que l'évêque Strossmayer m'avait données pour tous les ecclésiastiques de la Péninsule[10], et il nous retient à dîner. La mission que ce prélat peut remplir est importante; celle qu'on lui attribue l'est plus encore; car on prétend qu'il est envoyé ici spécialement pour ramener les chrétiens du rite oriental dans le giron de l'Église romaine. Sa position est des plus délicates; sa nomination n'a pas satisfait même tous les catholiques. C'est aux prêtres de l'ordre des franciscains qu'on doit le maintien de l'Église catholique dans ces régions, malgré quatre siècles de compression et de persécution. C'est à eux manifestement que revenait l'autorité. Les premiers au combat, ils devaient être les premiers à l'honneur. L'influence de Pesth les a écartés, parce qu'ils étaient soupçonnés de partager trop ardemment les idées slavophiles de Diakovo. Pour le même motif, on n'a pas voulu nommer Strossmayer, qui, cependant, porte encore le titre, attaché à son diocèse depuis des siècles, d'évêque de Bosnie, Episcopus Bosniensis.

Comme elles pourront peut-être à l'avenir m'ouvrir plus d'une porte où l'économiste trouvera à s'instruire, je demande la permission de les transcrire: «Litteræ patentes quibus illustrissimum et doctissimum virum, œconomicarum disciplinarum egregium in Belgio professorem, Emilium Laveleye, omnibus ad quos eumdem venire contigerit, impendissime iterum iterumque commendamus, omne charitatis et benevolentiæ officium ei exhibitum considerantes quasi nobismet ipsis exhibitum fuisset. Datum Diakovo, 28e mays 1883.—Josephus Georgius Strossmayer, Episcopus Bosniensis et Syrmiensis.»

Mgr Stadler est le protégé de l'évêque d'Agram; il est comme lui, dit-on, magyarophile, magyarischgesinnt. Une discussion récente montre à quel point les rivalités religieuses divisent ici les esprits. Une société, appelée Patriotischer Hülfsverein für Bosnien, s'était formée en Autriche pour soutenir, par des subsides, des œuvres catholiques à Sarajewo. Ému de ce fait, le métropolitain du rite oriental a accusé l'archevêque Stadler de vouloir lui enlever des fidèles par des moyens répréhensibles. Ce dernier a répondu très vertement. Il a fallu que le représentant du souverain, M. de Kállay, fit entendre son Quos ego pour rétablir, sinon la paix, du moins le silence. Il déclara en même temps que toutes les confessions pouvaient compter sur un appui égal de la part du gouvernement. Comme preuve, en effet, de cette impartiale bienveillance, on peut citer les faits suivants. Le gouvernement a fait bâtir, à Keljewo, près de Sarajewo, un grand séminaire pour les orthodoxes, où, chaque année, sont reçus douze jeunes lévites complètement entretenus aux frais de l'État. Il a adjoint au métropolitain un consistoire de quatre membres rétribués par l'État, et il pourvoit à l'entretien et à la reconstruction de leurs églises. Différents faits qui sont venus à ma connaissance me font croire qu'en effet l'occupation ne favorise pas la propagande catholique. Les Hongrois, à qui l'intolérance religieuse a fait tant de mal, seront moins disposés que Vienne à écouter des suggestions de l'ultramontanisme. Les catholiques ont, à Travnik, un séminaire avec huit classes d'enseignement moyen et quatre années de théologie[11].

Voir, dans la Revue des Deux Mondes, du 1er juin, l'étude de M. Gabriel Charmes.

Pour un archevêque qui a sous lui deux évêques suffragants, Mgr Stadler paraît bien peu âgé: quarante ans à peine. Il est gai, aimable, très spirituel, et leste en ses mouvements comme un jeune homme. Il nous fait l'historique de la maison qu'il occupe, et son récit est instructif. Cette maison, très solidement construite en pierres, devait servir de magasin. Un juif l'avait achetée. Quand le gouvernement chercha une habitation pour le nouvel archevêque, le juif la lui offrit à un prix avantageux. Le gouvernement préféra la louer pour six ans, mais il fut entraîné à y faire pour 12,000 francs de dépenses qui retourneront au propriétaire; lequel demandera maintenant un loyer ou un prix de vente double ou triple, tout ayant considérablement augmenté de valeur à Sarajewo depuis l'occupation. C'est le contraste habituel: imprévoyance des gouvernants; prévoyance des israélites; récriminations contre les sémites. Pourquoi? Parce qu'ils sont plus intelligents que les autres. L'archevêque me cite de nombreux faits qui mettent en relief cette aptitude spéciale des juifs. Ils ont eu confiance dans l'administration autrichienne et en ont prévu les conséquences favorables. Après les rudes, combats qui ont précédé l'entrée des troupes impériales à Sarajewo, le désarroi général et la fuite de beaucoup de musulmans firent tomber les immeubles à vil prix. Avec leur flair habituel, qui prouve la rectitude et la force du raisonnement, les juifs sont venus, ont acheté, et, en trois ou quatre ans, ils ont triplé leurs placements. Quand on songe à l'avenir réservé à Sarajewo, on peut sans crainte prédire un accroissement de valeur considérable pour toutes les propriétés foncières dans la ville et dans ses environs.

Les appartements occupés par le prélat sont au premier. La porte qui y donne accès est en tôle de fer très épaisse, et les fenêtres du rez-de-chaussée sont défendues par de solides barreaux: c'est un vrai fortin. Précaution bien naturelle dans un pays où les insurrections musulmanes ont été si fréquentes et si meurtrières. Les begs n'osent remuer maintenant, mais, le cas échéant, comme ils égorgeraient volontiers les Autrichiens et surtout les évêques étrangers! L'ameublement des salons et de la salle à manger est extrêmement simple: Ne quid nimis; mais la chère est bonne et le vin hongrois chaud et parfumé. Mgr Stadler prétend qu'il existe encore un certain nombre de bogomiles ou albigeois qui, ne s'étant pas convertis à l'islamisme comme les autres, ont conservé leurs doctrines secrètement ou dans les villages écartés: «Tandis que le métropolitain du rite grec, ajoute t-il, me reproche d'acheter des prosélytes, ailleurs on m'accuse de tiédeur et d'apathie. On ne comprend pas les difficultés que rencontre ici la propagande, je ne dirai pas, parmi les musulmans, qui s'y montrent complètement réfractaires, mais même auprès des fidèles du rite oriental. Leur culte se confond intimement en eux avec leur race. Leur parlez-vous de la supériorité du catholicisme, ils vous répondent: «Je suis un Serbe.» Serbes ils sont, en effet, de langue et de sang. Leur proposer, d'abandonner leur confession, c'est leur demander de renoncer à leur nationalité. Au XIIIe et au XIVe siècle, on voit les magnats bosniaques se faire successivement bogomiles, grecs et catholiques. Aujourd'hui, chacun est barricadé dans son rite, et les conversions seront très rares.»

L'après-midi, Mgr Stadler nous conduit aux établissements des sœurs, qui ont éveillé à un si haut degré les susceptibilités des autres cultes. Elles ont fondé une école d'enseignement moyen pour filles à Sarajewo, en plein quartier musulman. L'argent ne leur manque pas, car elles ont construit un solide bâtiment en pierres, avec de nombreuses classes, et de vastes dortoirs au second en vue de l'avenir. Un grand jardin fournit les légumes et offre un bon emplacement pour les récréations. Les sœurs ont une cinquantaine d'élèves appartenant aux diverses nationalités et aux différents cultes. On y remarque des Hongroises d'une beauté rare, des juives espagnoles aux yeux noirs et profonds, des Tchèques, des Polonaises et des Allemandes des diverses parties de l'empire. Les fonctionnaires et les indigènes qui veulent donner à leurs filles une instruction supérieure au-degré primaire ne peuvent les placer qu'ici. L'archevêque nous engage ensuite à faire avec lui une ravissante promenade à pied pour voir, à une lieue de Sarajewo, une ferme que les sœurs s'occupent à mettre en valeur. C'est un tchifflik acheté à un musulman. Il mesure une vingtaine d'hectares. Au milieu du verger à prunes, l'ancienne habitation, avec le haremlik et le selamlik, a été respectée, mais à côté a été bâti un joli chalet, avec d'excellentes écuries où sont déjà établies des vaches suisses qui donneront du lait et du beurre au couvent. La terre est bien sarclée, les chemins tracés, les fossés creusés, l'eau amenée d'une hauteur voisin epour les irrigations: c'est une transformation complète. Quel contraste avec l'incurie absolue des pauvres rayas toujours sous la coupe de leurs maîtres! Nous rentrons par une ancienne route turque. Elle n'est destinée qu'aux bêtes de somme, mais elle est pavée de pierres si raboteuses et si inégales, que même un cheval bosniaque risque de s'y casser les jambes. Aussi hommes et animaux préfèrent marcher à côté, à travers les fondrières. Quoiqu'on soit aux portes de la ville, le sol paraît en grande partie inoccupé. Les cimetières, avec leurs stèles blanches, la plupart renversées, occupent de larges espaces.

J'achève ma soirée chez un capitaine dalmate, M. Domitchi, qui s'est beaucoup occupé de la géologie et de la minéralogie du pays. Il exploite, au pied du mont Inatch, une concession où l'on trouve, chose très rare, du mercure à l'état liquide; il nous en montre des échantillons. D'après lui, le pays abonde en minerais de toute espèce. Au moyen-âge, on a lavé de l'or dans les rivières. Près de Tuzla, des salines, appartenant au fisc, livrent une partie du sel consommé dans le pays. En 1883, elles ont donné une augmentation de bénéfice de 300,000 florins, ce qui prouve que la consommation du sel, et, par conséquent, le bien-être des populations, se sont notablement accrus. Non loin de Varès, on produit du fer excellent. Des bassins de lignite de bonne qualité existent près de Zenitcha, de Banjaluka, de Travnik, de Ronzicta et de Mostar; on a recueilli aussi des minerais très riches de chrome, de cuivre, de manganèse, de plomb argentifère et d'antimoine. Une collection des minerais de la Bosnie a figuré à l'Exposition universelle de Paris. L'État s'est réservé la propriété de toutes les mines. Mais une société anonyme s'est fondée, la Bosna, pour mettre à fruit les concessions obtenues.

—Nous faisons une charmante promenade en voiture aux bains d'Ilitche, situés à une lieue de la ville. Nous entrons, en passant, dans l'École militaire des cadets bosniaques. Le commandant de l'établissement nous le montre, non sans une pointe d'orgueil. C'est une ancienne caserne turque pas trop mal construite. Elle contient des salles de classes bien aérées, où l'on donne aux jeunes gens une instruction assez complète. Ils font l'exercice en ce moment sur une vaste plaine de manœuvres. Ils portent un élégant uniforme brun, façon autrichienne. Ils appartiennent aux différents cultes du pays, et c'est un excellent moyen de faire disparaître les animosités religieuses, si âpres ici. J'avais vivement regretté l'introduction de la conscription dans ces provinces, parce qu'elle me semblait de nature à provoquer un profond ressentiment chez les populations qui s'étaient soulevées récemment pour la repousser, Ce que j'apprends à Sarajewo me porte à croire que je m'étais trompé. La résistance provenait presque uniquement des musulmans. Pour les rayas, au contraire, c'est les relever que de les faire servir à côté de leurs seigneurs et maîtres. Dans beaucoup de localités, les paysans se rendent maintenant à l'inscription, drapeaux et musique en tête. Le contingent s'augmente d'un grand nombre de volontaires, ce qui prouve que le service n'est pas impopulaire. Ainsi, en 1883, le recrutement appelait 1,200 hommes pour la Bosnie et l'Herzégovine, et 1,319 ont été enrôlés, dont 608 orthodoxes, 401 catholiques et 308 musulmans. Les différents cultes se plient donc également au service obligatoire. Il n'y a eu que 45 réfractaires, chiffre inférieur à celui qu'on trouve dans beaucoup des anciennes provinces de l'empire. A Vichegrad, le contingent appelait 6 hommes; il s'est présenté 15 volontaires. Sur 2,500 Herzégovmiens qui s'étaient réfugiés dans le Monténégro lors des derniers troubles, 2,000 sont rentrés et se sont remis au travail. Les réfractaires sont presque tous des bergers qui font paître leurs troupeaux sur les alpes des montagnes les plus inaccessibles. Il existe encore, vers les frontières du sud, quelques petites bandes de brigands, mais ils se bornent ordinairement à voler du bétail. Pour rendre la sécurité complète, des corps volants ont été formés; ils sont armés du fusil Kropaczek à tir rapide et portent avec eux des vivres pour plusieurs jours. Ces soldats d'élite, au nombre de 300, sont partagés en petits détachements qui arrivent à l'improviste partout où les brigands se montrent. Bientôt, il n'y en aura plus que dans le sandjak de Novi-Bazar, occupé par l'Autriche, mais où l'autorité est restée aux mains des Turcs. Sous le rapport militaire, la Bosnie offre plus d'avantages à l'Autriche que Tunis à la France ou Chypre à l'Angleterre, car elle pourra lever dans ces provinces des régiments qui ne seront pas inférieurs aux fameux Croates, avec leurs manteaux rouges. N'est-il pas triste que cette pensée de l'équilibre des forces armées vienne toujours à l'esprit qui voudrait ne s'occuper que du progrès économique?

Avant d'arriver à Ilitche, nous parcourons un ancien cimetière juif, dont les grandes pierres tombales sont couchées sur le flanc décharné d'une colline pierreuse, parmi les chardons aux grandes fleurs violettes et les euphorbes jaunissantes. L'aspect en est tragique. Ces dalles sans inscriptions, d'un calcaire très blanc, se détachent sur un ciel orageux bleu ardoise, comme dans le fameux tableau de Ruysdæl, à Dresde, le Cimetière juif. A Ilitche, il y a des thermes sulfureux avec un hôtel propre, mais très simple. Arrivent des musulmans en voiture de louage: ils viennent faire le kef en prenant le café, dans le petit jardin récemment planté qui entoure les bains. Une dame musulmane descend d'un coupé, accompagnée d'une suivante et de ses deux enfants. Elle est complètement enveloppée d'un feredje en satin violet. Le yashmak, qui voile son visage, n'est pas transparent comme ceux de Constantinople; il cache entièrement ses traits. Elle a cette démarche ridicule d'un canard regagnant sa mare, que donné l'habitude de s'asseoir les jambes croisées, à la façon des tailleurs. Impossible de deviner si ce sac ambulant contient une femme jolie ou jeune. Les musulmans ont ici, m'affirme-t-on, des mœurs très sévères. Les aventures galantes sont rares, et ce ne sont jamais les étrangers abhorrés qui en sont les héros, même malgré les séductions de l'uniforme autrichien.

Pour bien se rendre compte des conditions économiques d'un pays, il faut entrer dans la demeure de ses paysans et causer avec eux. Nous abordons un kmet qui laboure avec quatre bœufs, dont les deux premiers sont conduits par sa femme. Il a pour tout vêtement un large pantalon à la turque, en laine blanche, une chemise de chanvre, une immense ceinture de cuir brun et une petite calotte de feutre entourée de haillons blancs, roulés en forme de turban. La femme n'a que sa chemise, avec un tablier en laine noire et un mouchoir rouge sur les cheveux. Il ne possède, nous dit-il, que deux bœufs les autres appartiennent à son frère. Les paysans s'associent souvent pour faire en commun les travaux de la culture. Je désire visiter sa chaumière; il hésite d'abord, il a peur; il craint que je ne sois un agent du fisc. Le fisc et le propriétaire, l'aga, sont les deux dévorants, dont la rapacité le fait trembler. Quand M. Seheimpflug lui dit que je suis un étranger qui désire tout voir, son visage intelligent s'éclaire d'un sourire aimable. Il a le nez très fin et de beaux cheveux blonds.

L'habitation est une hutte en clayonnage, recouverte de bardeaux de chêne et éclairée par deux lucarnes à volets, sans carreaux de vitre. Elle est divisée en deux petites chambrettes. La première est celle où l'on fait la cuisine; dans la seconde couche la famille. La première pièce est complètement noircie par la fumée, qui, faute de cheminée, envahit tout jusqu'à ce qu'elle s'échappe à travers les interstices du toit. La charpente en est visible; il n'y a point de plafond. A la crémaillère est suspendue une marmite où cuit la bouillie de maïs, qui est la principale nourriture du paysan. Trois escabeaux en bois, deux vases en cuivre, quelques instruments aratoires, voilà tout le mobilier; ni table, ni vaisselle; on se croirait dans une caverne des temps préhistoriques. Dans la chambre à coucher, ni chaise, ni lit; deux coffres pour tout mobilier. Le kmet et sa femme couchent sur la terre battue, recouverte d'un vieux tapis. Dans un coin, un petit poêle bosniaque qui lance sa fumée, à travers la cloison de terre glaise, dans l'âtre attenant. Ici, les murs sont blanchis: quelques planches forment un plafond, et au-dessus, dans le grenier, sont accumulées, quelques provisions. Le kmet ouvre l'un des coffres et nous montre avec fierté ses habits de fête et ceux de sa femme. Il a récemment acheté pour celle-ci une veste en velours bleu toute brodée d'or, qui lui a coûté 160 francs, et pour lui un dolman garni de fourrures. Depuis l'occupation, nous dit-il, quoiqu'il paye la tretina, il a pu faire des économies, parce que les prix ont beaucoup augmenté, et il ose mettre ses beaux habits le dimanche, parce qu'il ne craint plus d'être rançonné par le fisc et les begs. L'autre coffre est tout rempli de belles chemises brodées en laine de couleur: elles sont faites par sa femme, qui les a apportées en dot. Voilà bien les peuples enfants: ils songent au luxe avant de soigner le confort; ni table, ni lit, ni pain, mais du velours, des broderies et des soutaches d'or. Cette absence de mobilier et d'ustensiles explique comment les Bosniaques se déplacent, émigrent et reviennent si facilement. Un âne peut emporter tout leur avoir. On voit clairement ici comment la condition des infortunés rayas, si longtemps opprimés et dépouillés, peut s'améliorer. Fixez la rente et l'impôt au taux actuel: le kmet, assuré de profiter de tout le surplus, améliorera ses procédés de culture, et les progrès de la civilisation l'enrichiront et l'émanciperont. Déjà le bienfait de l'occupation, est considérable, parce que les agas ne peuvent plus réclamer que la rente qui leur est due.

—Le soir, je dîne chez le consul de France, M. Moreau. Je n'avais point pour lui de lettre d'introduction du foreign-office français; mais le nom de la Revue des Deux Mondes est le sésame qui m'ouvre toutes les portes. Quel charme de se retrouver si loin, à une table hospitalière, présidée par une maîtresse de maison gracieuse et spirituelle, et d'y jouir à la fois de toutes les élégances de l'esprit, des arts et, osons l'ajouter, de la bonne chère, à laquelle on devient très sensible quand on en est depuis longtemps privé! M. Moreau, comme le consul d'Angleterre, habite une grande maison turque appartenant aussi à un israélite. Le mât de navire auquel flotte le drapeau français s'élève dans un grand jardin rempli de fleurs. Par une galerie couverte, ornée de plantes grimpantes, et par un large escalier, on arrive dans une vaste antichambre sur laquelle s'ouvre, d'un côté, l'ancien haremlik, devenu la salle à manger, de l'autre, le selamlik, la chambre des hommes, transformé en salon. Partout, sur les parquets, en rideaux aux fenêtres, en portières aux portes, j'admire les tapis les plus variés, apportés d'Afrique, d'Asie et de la Péninsule, les meubles de l'Orient mêlés aux petits chefs-d'œuvre de l'ébénisterie parisienne, un piano d'Érard, à côté d'un immense poêle bosniaque tout constellé de ses faïences vertes en fond de bouteille. Me pardonnera-t-on si je donne le menu? Cela fait juger des ressources du pays: Potage julienne, ombre chevalier, filet jardinière, asperges, dindon, salade, glace, fruits. Il se trouve que nous mangeons le même dindon que j'ai marchandé à la Tchartsia: il est exquis; il a coûté 3 florins, environ 7 francs. La vie est chère à Sarajewo. A table se trouve un convive qui nous intéresse au plus haut point: c'est M. Queillé, inspecteur des finances, que le gouvernement français a envoyé en mission à Sophia, sur la demande du gouvernement bulgare, afin d'y présider; à l'organisation du système financier. Il revient d'une course autour de la Péninsule: Sophia, Andrinople, Constantinople, Athènes, îles Ioniennes, Monténégro, Raguse, Fort-Opus, Mostar et Sarajewo. Il rentre à Sophia par Belgrade et Nisch. Je ferai une partie du voyage avec lui, ce qui me ravit. Il nous parle, longuement de la Bulgarie nouvelle, qu'il connaît à merveille. M. Moreau a été longtemps consul en Épire et je l'interroge beaucoup sur les musulmans. Je résume les souvenirs de ce qu'il nous dit et je les complète au moyen de mes notes prises ailleurs, principalement dans le livre si instructif de M. Adolf Strausz.

Les musulmans se ressemblent partout, malgré la différence des races auxquelles ils appartiennent: Turc, Albanais, Slave, Caucasien, Arabe, Kabyle, Hindou, Malai. Le Koran, les imprégnant jusqu'au fond, les jette dans le même moule. Ils sont bons, et en même temps féroces. Ils aiment les enfants, les chiens, les chevaux, qu'ils ne maltraitent jamais, et ils hésitent à tuer une mouche; mais quand la passion les surexcite, ils égorgent sans pitié jusqu'aux femmes et aux enfants, n'étant pas arrêtés par le respect de la vie et par ces sentiments d'humanité que le christianisme et la philosophie moderne ont mis en nous.

Ils sont foncièrement honnêtes, tant qu'ils sont soustraits aux influences occidentales. A Smyrne, me disait récemment M. Cherbuliez, on confie à un pauvre commissionnaire musulman des sommes importantes, et jamais rien n'est détourné. Un chrétien de même condition sera infiniment moins sûr. Le mahométan de l'ancien régime est religieux et il a peu de besoins; il est ainsi empêché de s'emparer du bien d'autrui par sa foi et il est peu poussé à le faire, parce qu'il ne lui faut presque rien. Otez-lui sa religion et créez en lui les goûts du luxe que nous appelons civilisation, et, pour gagner de l'argent, rien ne l'arrêtera, surtout dans un pays où la concussion rapporte beaucoup et le travail très peu.

C'est en Bosnie, dans ce centre de pur mahométisme, qu'on peut voir combien la vie du musulman est simple et peu coûteuse. Quand on pense aux harems, on s'imagine volontiers des lieux de délices où sont réunies toutes les splendeurs de l'Orient. Mme Moreau, qui les a souvent visités, nous dit qu'ils ressemblent plutôt, sauf dansées demeures des pachas ou des begs très riches, à des cellules de moines. Un mauvais plancher à moitié caché par une natte et par quelques lambeaux de tapis usés; des murs blanchis à la chaux; aucun meuble, ni table, ni chaise, ni lit. Tout autour, de larges bancs de bois recouverts de, tapis, où l'on s'assied le jour et où l'on se couche la nuit. Les grillages de bois qui ferment les fenêtres y font régner une demi-obscurité. Le soir, une chandelle ou une petite lampe éclaire ce triste séjour d'une lumière blafarde. Le selamlik, l'appartement des hommes, n'est ni plus élégant ni plus gai. L'hiver, il y fait un froid cruel: les menuiseries mal faites ne joignent pas et laissent passer la bise, et le toit, peu entretenu, la neige et la pluie. Le mangal de cuivre, semblable au brasero des Espagnols et des Italiens, ne chauffe que quand les charbons sont assez incandescents pour vicier l'air de leurs vapeurs d'acide carbonique. La femme ne s'occupe guère de la cuisine, et les mets sont toujours les mêmes: une sorte de pain sans levain, pogatcha, très lourd et dur, une soupe, tchorba, faite de lait aigri, des lambeaux de mouton rôti, l'éternel pilaf, riz entremêlé de débris d'agneau hachés, et enfin la pipta, plat farineux et doux. Le grand plateau de cuivre, tepschia, sur lequel sont réunis tous les plats, est déposé sur un support en bois. Il y a autant de cuillères de bois que de convives. Chacun, assis à terre, les jambes croisées, se sert avec les doigts. A la fin du repas, l'aiguière passe à la ronde, on se lave les mains et on se les essuie à du linge fin, admirablement brodé; puis viennent le café et le tchibouk. Le beg ne dépense d'argent que pour entretenir des serviteurs et des chevaux ou pour acheter de riches harnais et de belles armes, qu'il suspend aux murs du selamlik. Chez les musulmans de la classe moyenne, on ne prépare de mets chauds qu'une ou deux fois par semaine. Cette façon de vivre très simple explique deux traits particuliers des sociétés mahométanes: premièrement, pourquoi les musulmans font si peu pour gagner de l'argent; secondement, comment le mécanisme administratif le plus imparfait fonctionnait passablement, tant que l'imitation des raffinements et des complications de notre civilisation n'avait pas créé des besoins plus dispendieux. Le luxe occidental les perd sans remède.

Un grand empêchement au progrès des musulmans est, évidemment, non pas tant la polygamie, que la situation de la femme. Son instruction est presque nulle: jamais elle n'ouvre un livre, pas même le Koran, qu'elle ne comprendrait pas. Sans relations avec le dehors, toujours enfermée comme une prisonnière dans le lugubre harem, son existence ne diffère guère de celle des détenus en cellule. Elle ne sort que très rarement: je n'ai rencontré dans les rues de Sarajewo, en fait de femmes musulmanes, que des mendiantes. Elle ne sait rien de ce qui se passe au dehors, ni même des affaires de son mari. Sa seule occupation est de broder; sa seule distraction, de faire et de fumer des cigarettes. Elle n'a pas, comme l'homme, le kef dans les cafés et la jouissance des beautés de la nature. La femme de l'artisan, du boutiquier, ne peut en rien aider son mari: sa vie est donc absolument vide, inutile et monotone. Les dames autrichiennes résidant ici et connaissant le croate peuvent s'entretenir aisément avec les musulmanes bosniaques, puisqu'elles parlent la même langue; mais toute conversation est impossible, disent-elles: ces pauvres recluses n'ont absolument rien à dire. Et ce sont ces créatures si complètement ignorantes et nulles qui élèvent les enfants, jusqu'à un âge assez avancé. Songez à tout ce que fait la femme dans la famille chrétienne, au rôle considérable qu'elle y remplit, à l'influence qu'elle y exerce, et tout cela fait complètement défaut chez les musulmans. Ceci n'explique-t-il pas pourquoi ils ne peuvent pas s'assimiler la civilisation occidentale?

Quoique leur instruction religieuse soit très sommaire, les musulmanes sont extrêmement bigotes et fanatiques. Ainsi que les hommes, elles prennent ponctuellement les cinq bains qui, d'après le rituel de l'abdess, doivent précéder les cinq prières réglementaires qu'elles disent par cœur, comme des formules magiques. Les mariages se font à l'aveuglette, et comme un marché, sans que les sentiments de la jeune fille soient aucunement consultés. D'ailleurs, de sentiments, il ne doit guère en exister chez elle, tout au plus des instincts ou des appétits éveillés par les conversations sans retenue des harems.

Cependant, parmi les trois façons de conclure les mariages, il en est une, très curieuse et très ancienne, où la femme agit comme une personne, au lieu d'être livrée comme une marchandise. C'est le mariage par rapt. Depuis les remarquables travaux de Bachofen, Mac-Lennan, Post et Giraud-Teulon, une branche spéciale de la sociologie s'occupe des origines de la famille. On nous y apprend qu'au sein des tribus primitives régnaient la collectivité et la promiscuité; que la famille était «matriarcale» avant d'être «patriarcale», parce que la descendance ne pouvait s'établir que par la mère; que les unions étaient toujours «endogames», c'est-à-dire contractées au sein du groupe même; que plus tard elles devinrent «exogames», c'est-à-dire accomplies avec une femme d'une autre tribu, qu'il fallait enlever. Ceci est le mariage par rapt, qu'on trouve, à l'origine, chez tous les peuples et qui est encore très répandu parmi les sauvages. Ce que l'époux payait au père ou à la tribu était, non le prix d'un achat, mais la composition, presque le wehrgeld. Voici, d'après M. Strauss, comment cela se passe encore parfois chez les musulmans bosniaques. Un jeune homme a vu plusieurs fois une jeune fille à travers les croisillons du moucharabi. Leurs regards se sont dit qu'ils s'aimaient, ils s'entendent. «La colombe» apprend, par une intermédiaire complaisante, qu'à telle heure son bien-aimé viendra l'enlever. Il arrive à cheval, armé d'un pistolet. La jeune fille, strictement voilée, monte en croupe derrière lui. Il part au galop; mais, au bout d'une centaine de pas, il s'arrête et décharge son pistolet; ses amis, postés dans les différents endroits de la localité, lui répondent par des coups de fusil. Chacun sait alors qu'un rapt vient de se commettre, et l'intermédiaire court en prévenir les parents. Le ravisseur conduit la fiancée dans le harem de sa maison, mais il ne reste pas avec elle. Pendant les sept jours que durent les préparatifs du mariage, il demeure assis dans le selamlik, où, revêtu de ses vêtements, de fête, il reçoit ses amis. Les parents finissent toujours par consentir, parce que leur fille enlevée serait déshonorée si elle devait rentrer chez elle non mariée. Des femmes, parentes ou amies, restent avec la fiancée, la baignent et l'habillent complètement de blanc. Toutes ensemble font les prières du rituel. Pendant, les sept jours, la jeune fille est soumise à un jeûne très sévère; elle n'a à manger et de l'eau à boire qu'une fois par jour, et seulement après le soleil couché. Le septième jour, les amies se réunissent de nouveau en grand nombre; on la baigne derechef en cérémonie et puis on lui met ses habits de fête, une chemise richement brodée et un fez avec passementeries d'or, couvert d'un linge beskir, orné de ducats. Elle doit rester alors immobile, couchée le visage contre terre, méditant et priant. Pendant ce temps, les femmes disparaissent sans bruit, une à une, et, quand toutes sont parties, l'époux pénètre enfin, pour la première fois, dans le harem. Ne dirait-on pas une prise de voile dans un couvent, plutôt qu'une noce? On voit à quel point une brutale coutume de sauvages s'est transformée, épurée et ennoblie, en se pénétrant de cérémonial et de sentiments religieux, sous l'empire du Koran.

La seconde façon de se marier est celle que l'on peut appeler «à la vue». Une intermédiaire prépare une entente entre les deux parties. Au jour convenu, le père reçoit le prétendant dans le selamlik. Entre alors la jeune fille, revêtue de ses plus beaux vêtements, le visage découvert et la poitrine à peine voilée par une gaze légère. Le jeune homme boit le café, en contemplant la future, et il lui rend la tasse vide en lui disant: «Dieu vous récompense, belle enfant!» Elle se retire sans parler, et, si elle a plu, le jeune homme envoie le lendemain au père un anneau dans lequel il a fait graver son nom. Au bout de huit jours ont lieu les noces, appelées dujun. Les parents et amis apportent des cadeaux utiles pour le jeune ménage, et on festoie tant qu'il reste à manger, les hommes au rez-de-chaussée, les femmes au premier étage. Le troisième mode de mariage est surtout en usage parmi les familles riches: c'est uniquement une affaire qui s'arrange, comme dans certains pays chrétiens. Le mariage est conclu sans que les époux se soient vus. Les festivités ont lieu chez le père. Vers le soir, le mari d'un côté, la femme de l'autre, sont conduits, avec accompagnement de musique et de coups de fusil, dans la demeure commune, où ils se voient alors pour la première fois. Les déceptions trop cruelles sont réparées par le divorce, ou, insinuent les mauvaises langues, par les moyens plus expéditifs encore. Un proverbe bosniaque a beau dire qu'il est plus facile de garder un sac de puces qu'une femme, les officiers de l'armée d'occupation les plus charmants,—et l'on sait à quel point le sont les Hongrois,—ne trouvent ici, dit-on, que des rebelles. L'adultère féminin n'est pas encore un des condiments habituels de la société musulmane.

Ce qui caractérise surtout le Bosniaque formé par le Koran, c'est une résignation absolue, qu'envierait l'ascète le plus exalté. Il supporte sans se plaindre les revers et les souffrances. Il dira avec Job: Dieu me l'a donné, Dieu me l'a retiré; que la volonté de Dieu s'accomplisse! Est-il malade, il n'appelle pas le médecin: si son heure n'est pas venue, Dieu le guérira. S'il sent la mort approcher, il ne s'en effraye pas. Il s'entretient avec le hodseha, dispose d'une partie de ses biens en faveur d'une œuvre utile, ou, s'il est très riche, fonde une mosquée; puis il meurt, en récitant des prières. La famille se réunit, nul ne pleure; le corps est lavé, le nez, la bouche et les oreilles sont bouchés avec de l'ouate, afin que les mauvais esprits n'y pénètrent pas, et le même jour il est enterré, enveloppé dans un suaire blanc et sans cercueil. Une pierre, terminée en forme de turban pour un homme, est placée sur le lieu de la sépulture, qui devient sacré. Les environs de Sarajewo sont partout occupés par des cimetières. Cette façon d'accepter tout ce qui arrive comme le résultat de lois inéluctables donne certes au caractère musulman un fond de mâle stoïcisme qu'on admire malgré soi. Mais ce n'est pas une source de progrès, au contraire. Celui qui trouve tout mauvais, et qui aspire au mieux, agira vigoureusement pour tout améliorer. Dans le christianisme, il y a un côté ascétique très semblable à la résignation musulmane; mais, d'autre part, les prophètes et le Christ protestent et s'insurgent, avec la plus éloquente véhémence, contre le monde tel qu'il est et contre les lois naturelles. De toute leur âme, ils aspirent vers un idéal de bien et de justice qu'ils veulent voir réaliser, même en livrant l'univers aux flammes, dans ce cataclysme cosmique décrit dans l'Évangile comme la fin du monde. C'est cette soif de l'idéal qui, entrée dans le sang des peuples chrétiens, fait, leur supériorité, en les poussant de progrès en progrès.

Voici encore d'autres causes qui feront ici, comme partout, déchoir les musulmans relativement aux rayas, du moment qu'ils ne seront plus les maîtres et que l'égalité devant la loi régnera. Le vrai mahométan ne connaît et ne veut connaître qu'un livre, le Koran. Toute autre science est inutile ou dangereuse. S'il est faux qu'Omar ait brûlé la bibliothèque d'Alexandrie, il est certain que les Turcs ont réduit en cendres celles des rois de Hongrie et de la plupart des couvents qu'ils ont pillés, lors de la conquête de la péninsule balkanique. Le Koran est à la fois un code civil, un code politique, un code de religion et un code de morale, et ses prescriptions sont immuables: donc, il pétrifie et immobilise. Certes, le Koran est un beau livre, et on ne peut nier qu'il ait donné à ses sectateurs une fière trempe, tant qu'ils ne s'en sont pas émancipés: nul n'est plus profondément religieux qu'un musulman. Toutefois, c'est une grave lacune pour le Bosniaque, à la fois musulman et Slave, de ne pas comprendre le livre qui est tout pour lui, ni même les prières qu'il récite tout le jour et dans toutes les circonstances de sa vie. Cela ne peut manquer de produire dans l'esprit un terrible vide. On objectera que les paysans catholiques, à qui on défend de lire la Bible en leur langue, et qui n'ont pour toute cérémonie de culte que la messe en latin, sont dans la même situation; mais ce n'est pas d'eux non plus que part le branle de ce que l'on appelle le progrès. Lentement, mais inévitablement, les musulmans de la Bosnie, autrefois les maîtres et aujourd'hui encore les seuls propriétaires du pays, descendront dans l'échelle sociale, et ils finiront par être éliminés. L'Autriche ne doit nullement les molester, mais elle aurait tort de les favoriser et de trop s'appuyer sur eux.

Ceux qui s'élèvent le plus rapidement et qui profiteront le plus de l'ordre et de la sécurité qui régnent désormais en Bosnie, ce sont les juifs. Déjà une grande partie du commerce est en leurs mains, et bientôt beaucoup d'immeubles urbains y passeront également. Les plus entreprenants sont ceux qui viennent d'Autriche et de Hongrie. Les juifs bosniaques descendent des malheureux réfugiés qui avaient fui l'Espagne pour échapper à la mort, au XVe et au XVIe siècle. Ils parlent encore l'espagnol et l'écrivent avec des lettres hébraïques. Pendant mon voyage de Brod à Sarajewo, j'entendis des voix féminines parler l'espanol dans une voiture de troisième classe. Je vis une mère, avec le type oriental le plus marqué, accompagnée de deux filles charmantes, toutes trois en costume turc, moins le yaschmak. Aspect étrange: qui étaient-elles? d'où venaient-elles? J'appris que c'étaient des juives espagnoles qui retournaient à Sarajewo. Cette persistance à conserver les anciennes traditions est merveilleuse. Ces juifs ont complètement adopté ici les vêtements et la façon de vivre des musulmans. Pour ce motif, et peut-être aussi à cause de la ressemblance des deux cultes, ils ont été bien moins maltraités que les chrétiens. On en compte 3,420 dans la Bosnie, dont 2,079 à Sarajewo. Ils occupent, dans le mouvement des affaires, une place hors de toute proportion avec leur nombre. Les exportations et les importations se font presque exclusivement par leur intermédiaire. Tous vivent simplement, même, les plus riches; ils craignent d'attirer l'attention. Tous accomplissent les prescriptions de leur culte avec la plus rigoureuse ponctualité. Ils ne le cèdent pas aux musulmans sous ce rapport. Le samedi, personne ne manque à la synagogue, et même la plupart s'y rendent chaque matin, quand la voix du muezzin appelle les enfants de Mahomet à la prière. Pour régler les différends qui s'élèvent entre eux, jamais ils ne s'adressent au mudir. Le chef de la communauté, avec l'aide de deux anciens, décide comme arbitre, et nul n'en appelle. Avant et après le repas, les convives se lavent les mains dans une aiguière portée autour de la table et disent de longues prières. Ils ont leurs rabbins, les chachams, mais ceux-ci, très différents en cela des prêtres catholiques et des popes du rite oriental, ne prélèvent rien sur les fidèles. Comme saint Paul, ils vivent d'un métier. Il est vrai que leur instruction théologique est nulle: elle se borne à savoir réciter les prières et les chants du rituel. Le sentiment de solidarité et de soutien naturel qui unit les familles et même les communautés juives est admirable. Ils s'entr'aident et se poussent les uns les autres et payent même les contributions en commun, les riches supportant la part des pauvres. Mais ils n'ont encore rien fait pour donner quelque instruction à leurs femmes; très peu d'entre elles savent lire. Nulle école moyenne; dans leurs harems, pas un livre, pas un imprimé, nulle culture de l'esprit. Elles passent leur vie, comme les musulmanes, à fumer des cigarettes, à broder, à bavarder entre elles. Presque jamais elles ne sortent; mais elles s'occupent davantage de leur ménage, car les maris tiennent beaucoup plus que les begs à faire bonne chère.

Le musulman et le juif font les affaires d'une façon complètement différente. Le premier n'est pas âpre au gain; il attend le client et, si nul n'achète, il ne le regrette pas trop, car il garde ses marchandises, auxquelles il s'attache. Le second fait tout ce qu'il peut pour attirer l'acheteur. Il lui adresse les plus beaux discours, il lui offre son meilleur café et ses cigarettes les plus parfumées; il ne songe qu'à vendre pour racheter, car il faut que le capital roule. Voyez-les, l'un et l'autre, assis au café: le musulman est plongé dans son kef; il jouit de l'heure présente: il est content du loisir que lui procure Allah; il ne pense pas au lendemain; l'œil vague et fixe trahit un état de rêve presque extatique; il atteint aux félicités de la vie contemplative, il est aux portes du paradis. Le juif a l'œil brillant, agité; il cause, il s'informe, il veut savoir le prix des choses: l'actuel ne lui suffit jamais; il songe à s'enrichir toujours davantage; il groupe en sa tête les circonstances qui amèneront la hausse ou la baisse et il en déduit les moyens d'en profiter. Certainement il fera fortune, mais qu'en fera-t-il? Qui des deux a raison? Peut-être bien le musulman. Car à quoi bon l'argent, si ce n'est pour en jouir et pour en faire jouir les autres? Mais dans ce monde, où le struggle for life de la forêt préhistorique se continue dans les relations économiques, celui qui agit et prévoit élimine celui qui jouit et rêve. Si l'on veut connaître l'israélite du moyen-âge, ses idées, ses coutumes, ses croyances, c'est ici qu'il faut l'étudier.

Il existe encore en Bosnie une autre race très intéressante, que j'ai rencontrée dans toute la Péninsule. Elle est aussi active, aussi économe, aussi entreprenante que les juifs et en même temps plus prête à travailler de ses bras. Ce sont les Tsintsares, qu'on appelle aussi Kutzo-Valaques (Valaques boiteux) ou Macédoniens. On les trouve dans toutes les villes où ils font le commerce, et dans les campagnes où ils tiennent les auberges, comme les juifs en Pologne el en Galicie. Ils sont d'excellents maçons et les seuls, en Bosnie, avant l'arrivée des muratori italiens. Ils sont aussi charpentiers et exécutent avec une grande habileté les travaux de menuiserie. Ce sont eux, dit-on, qui ont construit tous les bâtiments importants de la Péninsule: églises, ponts, maisons en pierre. On vante aussi leur goût dans la confection des objets de filigrane et d'orfèvrerie. Quelques-uns d'entre eux sont riches et font de grandes affaires. Le fondateur de la fameuse maison Sina, de Vienne, était un Tsintsare. On en trouve jusqu'à Vienne et à Pesth, où on les considère comme des Grecs, parce qu'ils professent, le rite oriental et qu'ils sont dévoués à la nationalité grecque. Cependant ils sont de sang roumain et proviennent de ces Valaques qui vivent du produit de leurs troupeaux, en Grèce, en Thrace et en Albanie. En dehors de leur pays d'origine, ils sont dispersés dans tout l'Orient. Presque nulle part ils ne sont assez nombreux pour former un groupe distinct sauf près de Tuzla, dans le village de Slovik, en Istrie, près de Monte-Maggiore et du lac de Tchespitch, et dans quelques autres localités. Leurs habitations et leurs jardins sont beaucoup mieux tenus que ceux de leurs voisins. Ils sont entre eux d'une probité proverbiale. Ils adoptent le costume et la langue du pays qu'ils habitent, mais ils ne se mélangent pas avec les autres races. Ils conservent un type à part très reconnaissable. D'où viennent ces aptitudes spéciales qui les distinguent si nettement des Bosniaques musulmans et chrétiens, au milieu desquels ils séjournent? Ce sont évidemment des habitudes acquises et transmises héréditairement. On ne peut les attribuer ni à la race ni au culte, car leurs frères de la Roumanie, de même sang et de même religion, ne les possèdent nullement jusqu'à présent. Quoi dommage qu'il n'y ait que quelques milliers de Tsintsares en Bosnie! Ils contribuent encore plus que les juifs à l'accroissement de la richesse, parce qu'ils sont, outre de fins commerçants, d'admirables travailleurs.

On me parle beaucoup d'une dame anglaise fixée à Sarajewo depuis quelques années, miss Irby. Elle habite une grande maison au fond d'un beau jardin. Elle s'occupe de répandre l'instruction et l'évangile. La tolérance que lui avait accordée le gouvernement turc lui est continuée par l'Autriche. Non loin de là, je vois un dépôt de la Société biblique. Son débit n'est pas grand, car presque tous les gens d'ici, même ceux qui ont quelque aisance, vivent dans une sainte horreur de la lettre moulée. Miss Irby a créé un orphelinat où se trouvent trente-huit jeunes filles de l'âge de trois à vingt-trois ans, dans une maison, et sept ou huit garçons dans une autre. Les plus âgées donnent l'instruction aux plus jeunes. Elles font tout l'ouvrage, cultivent le jardin et apprennent à faire la cuisine. Elles sont très recherchées en mariage par des instituteurs et de jeunes popes. Bonne semence pour l'avenir. Qu'on vienne en aide à Miss Irby!

M. Scheimpflug me fait visiter la famille et la maison où il a un appartement. Ce sont des négociants du rite orthodoxe, qui sont, dit-on, très à l'aise. La maison est en pierre, bien blanchie et à deux étages; les fenêtres du rez-de-chaussée sont protégées par d'épais barreaux de fer, assez forts pour résister à un assaut. Une grande porte cochère donne accès de la rue à une cour, le long de laquelle la maison prolonge sa façade précédée d'une véranda; en arrière s'étend un jardin que terminent les dépendances. La chambre principale où nous sommes reçus est à la fois le salon et le dortoir commun. Tout autour s'étend le divan à la turque, sur lequel se couchent tous les membres de la famille, suivant les anciens usages. Seule, la fille aînée, gagnée aux idées modernes, a voulu avoir et a obtenu un lit. Il est vrai qu'elle fait des broderies merveilleuses sur des tissus de fin coton et de toile, et la mère nous les montre avec orgueil. Le seul meuble est une grande table couverte d'un beau tapis de Bosnie. Aux murs peints à la détrempe sont pendues une glace et quelques gravures grossièrement coloriées, représentant des saints et des souverains. L'arrangement de cet appartement révèle déjà la transition vers les mœurs occidentales.

Les chrétiens du rite oriental sont deux fois plus nombreux que les catholiques dans la Bosnie-Herzégovine. La statistique officielle a compté, en 1879, 496,761 des premiers et seulement 209,391 des seconds; 3,447 orthodoxes orientaux sont fixés à Sarajewo et beaucoup d'entre eux s'occupent de commerce et ont quelque aisance; mais, sur les 21,377 habitants que compte la capitale, 14,848, 70 pour 100, sont musulmans. Il est remarquable que les orthodoxes soient restés si fidèles à leur culte traditionnel, car ils ont été longtemps rançonnés sans merci par le clergé phanariote. Le patriarche de Constantinople n'est nommé qu'au prix d'énormes bakchichs. M. Strausz, qui paraît bien renseigné, prétend que l'élection de 1864 coûta plus de 100 milles ducats, moitié pour le gouvernement turc, moitié pour les pachas et les eunuques. Afin de couvrir les frais, affirme notre auteur, les riches familles phanariotes constituaient une société par actions. Celle-ci faisait l'avance des bakchichs, qui lui étaient restitués avec grand bénéfice. Par quel moyen? Par le même système. Ils mettaient aux enchères les places d'évêques, et ceux-ci se faisaient rembourser par les popes, lesquels avaient à récupérer le tout sur les fidèles. La hiérarchie ecclésiastique n'était donc que l'organisation systématique de la simonie, qui, à la façon d'une puissante pompe aspirante, achevait de dépouiller les paysans déjà écorchés à vif par le fisc et par les begs. Les infortunés popes avaient eux-mêmes à peine de quoi subsister; mais les évêques touchaient 50,000 à 60,000 francs par an et le patriarche vivait en prince. Le plus clair de toutes ces spoliations allait se déverser à Constanlinople, qui vendait au plus offrant le droit d'exploiter les croyants. Il y avait dans les deux provinces 4 évêchés ou éparchies, 14 couvents et 437 popes séculiers ou réguliers; ceux-ci manquaient de toute instruction. Voici comment ils obtenaient leur cure. Un parent ou un protégé du pope l'aidait dans son service ecclésiastique. Quand il avait réuni le prix auquel était taxée une cure, soit de 20 à 200 ducats, il allait l'offrir à l'évêque, qui ne tardait pas à le nommer, en destituant, au besoin, un prêtre en exercice, à moins que celui-ci ne donnât davantage. Beaucoup de ces popes ne savent pas écrire et à peine lire; ils récitent par cœur les prières et les chants. L'Église orthodoxe n'a pas de biens en Bosnie, et les popes ne reçoivent aucun traitement fixe. Mais les fidèles les entretiennent et leur font des dons en nature, lors des grandes fêtes ou des cérémonies religieuses: mariage, naissance, enterrement. Ils reçoivent ainsi du blé, des moutons, de la volaille. A la mort du père de famille, ils prélèvent souvent un bœuf et à la mort de la mère, une vache. Les Bosniaques craignent beaucoup les influences des mauvais esprits, des fées, des vilas; et ils ont souvent recours aux exorcismes, qu'ils doivent bien payer. Il faut donner à l'évêque une si grande partie de ces rémunérations en nature ou en argent que les popes sont réduits à cultiver la terre de leurs mains pour avoir de quoi vivre.

La même exploitation scandaleuse avait lieu en Serbie, en Valachie, en Bulgarie, partout où le clergé orthodoxe dépendait du Phanar, et elle se poursuit encore en ce moment, en Macédoine, malgré la promesse formelle de la Porte et des puissances d'affranchir ce malheureux pays, tout au moins sous le rapport ecclésiastique. L'Autriche s'est empressée de couper le lien funeste qui attachait l'Église orthodoxe de Bosnie au patriarcat de Constantinople. Le 31 mars 1880, a été signé avec le patriarche œcuménique un accord, en vertu duquel l'empereur d'Autriche-Hongrie acquiert le droit de nommer les évoques du rite oriental, moyennant une redevance annuelle d'environ 12,000 francs à payer par le gouvernement. Cette charte d'affranchissement me paraît si importante, et elle constitué un si grand bienfait pour les populations du rite oriental, que je crois utile d'en reproduire les termes: «Les évoques de l'Église orthodoxe actuellement en fonction en Bosnie et en Herzégovine sont confirmés et maintenus dans les sièges épiscopaux qu'ils occupent. En cas de vacance d'un des trois sièges métropolitains en Bosnie eten Herzégovine, Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique nommera le nouveau métropolitain au siège devenu vacant, après avoir communiqué au patriarcat œcuménique le nom de son candidat, pour que les formalités canoniques puissent être remplies.» Les évêques orthodoxes n'ont donc plus à acheter leur place aux enchères, au Phanar, et par conséquent ils ne doivent plus en prélever le prix sur les malheureux fidèles. Pour couper court à tout abus, le gouvernement paye directement aux métropolitains un traitement de 5,000 à 8,000 florins. Sous le nom de vladikarina, les agents du fisc prélevaient une taxe de 1 franc à 1 fr. 50 c. sur chaque famille du rite oriental; cet impôt a été supprimé, par décret impérial du 20 avril 1885, à la grande joie des populations orthodoxes. En même temps, l'administration exerce un droit général de contrôle sur le côté pécuniaire des affaires ecclésiastiques et il a ouvert une enquête sur la situation et le revenu des différentes cures et des couvents. Ce sont là d'excellentes mesures. Les couvents orthodoxes en Bosnie ne sont ni riches ni peuplés. Quelques-uns ne comptent que quatre ou cinq moines. Mais la population leur porte un grand attachement. Quand le paysan voit passer un religieux, avec son grand cafetan noir et ses longs cheveux tombant sur ses épaules, il se jette à genoux, implore sa bénédiction et parfois embrasse ses pieds. Aux monastères, situés ordinairement dans les montagnes ou dans les bois, se font des pèlerinages très fréquentés. Les fidèles y arrivent en foule, avec des drapeaux et de la musique. Ils campent, ils dansent, ils chantent; ils apportent des cierges en quantité et achètent des images, des verroteries, des colliers de peu de valeur, qu'ils conservent comme des reliques. Le nouveau séminaire de Keljewo, avec ses quatre années d'étude, relèvera peu à peu le niveau intellectuel du clergé orthodoxe.

Le gouvernement autrichien s'est aussi immédiatement occupé de l'instruction. Ici encore se sont révélés les funestes effets de la domination turque et son impuissance absolue à réaliser des réformes. Pour imiter ce qui se fait en Occident en faveur de l'enseignement, la Porte avait édicté, en 1869, une excellente loi: chaque village, chaque quartier d'une ville devait avoir son école primaire. Dans les localités importantes, des établissements d'enseignement moyen devaient être organisés, avec un système de classes d'autant plus complet que la population était plus nombreuse, et une dotation convenable était affectée au traitement des maîtres, organisation qu'eussent enviée, semble-t-il, la France et l'Angleterre. Tout ce beau projet n'aboutit à rien. Les begs ne voulaient pas d'écoles pour leurs enfants, qui n'en avaient pas besoin, et encore moins pour les enfants des rayas, qu'il était dangereux d'instruire. D'ailleurs, le gouvernement turc manquait d'argent. La loi, si admirable sur le papier, resta lettre morte. Cependant, grâce aux vakoufs, les musulmans possédaient presque partout, à l'ombre des mosquées, une école primaire, mekteb, et des écoles de théologie, des médressés, où l'on s'occupait de l'exégèse et des commentaires du Koran. Avant l'occupation, il y avait 499 écoles mektebs et 10 médressés, où l'instruction était donnée par 660 hodschas à 15,948 gardons et 9,360 filles. Les écoles ont continué, en général, à subsister, mais comme elles ont un caractère essentiellement confessionnel, le gouvernement ne s'en occupe pas. Les élèves n'y apprenaient guère qu'à réciter par cœur un certain nombre de passages du Koran. D'ailleurs, il existe pour les musulmans bosniaques des difficultés spéciales. Ils doivent d'abord se familiariser avec les caractères arabes, peu aisés à déchiffrer en manuscrit; en second lieu, il leur faut aborder, dès le début, deux langues étrangères sans aucun rapport avec leur dialecte maternel, le croate, à savoir la langue religieuse, l'arabe, et la langue officielle, le turc. C'est à peu près comme si on demandait à nos enfants qu'ils sachent le grec pour apprendre le catéchisme, et le celtique pour correspondre avec le maire. Dans les couvents de franciscains, il y avait des écoles, et les familles du voisinage pouvaient en profiter; mais elles étaient peu nombreuses. Les orthodoxes ne trouvaient point d'enseignement dans leurs couvents, où régnait une sainte ignorance. Cependant, grâce à des libéralités particulières et aux sacrifices des parents, il existait, à l'époque de l'occupation, 56 écoles du rite oriental et 54 du rite latin, comptant en tout 5,913 élèves des deux sexes.

Les commerçants du rite oriental avaient fait des sacrifices pour l'enseignement moyen. Ils entretenaient une école normale à Sarajewo avec 240 élèves et une autre à Mostar avec 180 élèves, et en outre une école de filles dans chacune de ces deux villes. Grâce à un legs de 50,000 francs fait par le marchand Risto-Nikolitch Trozlitch, un gymnase avait été créé à Sarajewo, où l'on apprenait même les langues anciennes. Aussitôt après l'occupation, l'administration autrichienne s'occupa de réorganiser l'instruction. Ce n'était pas chose facile, car le personnel enseignant faisait entièrement défaut. Elle maintint la loi turque de 1869 et se donna pour but de la mettre peu à peu à exécution. Elle s'efforça de multiplier les écoles non confessionnelles, où l'on confie aux ministres des cultes le soin de donner l'instruction religieuse en dehors des heures de classe. Il en existait, en 1883, 42 avec 59 instituteurs et institutrices, et, chose extraordinaire en ce pays de haines confessionnelles, on y trouve réunis des élèves des différents cultes: 1,655 orthodoxes, 1,064 catholiques, 426 musulmans et 192 israélites. L'enseignement est gratuit. L'État donne 26,330 florins et les communes 17,761. L'instituteur reçoit 1,200 francs, plus une habitation et un jardin. D'une année à l'autre, le nombre des enfants mahométans acceptant l'instruction laïque a doublé, fait très digne de remarque. On demanda à l'armée des volontaires capables d'enseigner à lire et à écrire, en leur accordant des indemnités proportionnées aux résultats obtenus, d'après l'excellent principe en vigueur en Angleterre, de la rémunération à la tâche. La fréquentation sera rendue obligatoire aussitôt qu'il y aura un nombre suffisant d'écoles. A Sarajewo furent établis successivement, d'abord un pensionnat où est donnée l'instruction moyenne, surtout pour les fils des fonctionnaires, puis un gymnase où sont enseignées les langues anciennes et enfin une école supérieure pour les filles. Voici les résultats du dernier recensement scolaire de 1883: écoles musulmanes mektebs et médressés: 661 hodschas ou maîtres et 27,557 élèves des deux sexes; 92 écoles chrétiennes confessionnelles des deux rites avec 137 instituteurs et institutrices, 4,770 élèves; 42 écoles laïques gouvernementales avec 59 instituteurs et 2,876 garçons et 468 filles. Total: 35,661 élèves, ce qui, pour 1,158,453 habitants, fait environ 3 élèves par 100 habitants. Le gymnase comptait en 1883 124 élèves appartenant à 5 cultes différents: 50 orthodoxes, 43 catholiques, 9 Israélites, 8 mahométans et 4 protestants.

La grosse querelle de l'alphabet fait bien voir à quel point les susceptibilités confessionnelles sont surexcitées en Bosnie. Tous parlent exactement la même langue, le croate; seulement les catholiques l'écrivent avec l'alphabet latin, les orthodoxes avec l'alphabet cyrillique. Pour simplifier la tâche de l'instituteur, le gouvernement prescrivit que, dans les écoles non confessionnelles, on se servirait uniquement de l'alphabet latin. Les orthodoxes réclamèrent violemment. Pour eux, les caractères cyrilliques font partie de leur culte. Qui veut les remplacer par les caractères occidentaux porte atteinte à leur religion. Le gouvernement a dû céder, pour ne pas provoquer une protestation formidable. Les orthodoxes mettent sur leurs écoles l'inscription suivante, en lettres cyrilliques: Srbsko narodno ulchilischte, c'est-à-dire «École populaire serbe». Par serbe, ils entendent ici le rite oriental. Mais, comme le fait remarquer M. Strausz, le mot juste serait pravoslavno, «orthodoxe ou vraie foi». Le remplacement de l'alphabet cyrillique par l'alphabet latin serait, me semble-t-il, très utile à la cause jougo-slave; car elle effacerait une barrière qui s'élève entre les Serbes et les Croates. Croates, Monténégrins, Bosniaques, Serbes parlant le même idiome, pourquoi ne pas faire usage des mêmes caractères? Les Roumains ont abandonné les caractères cyrilliques; la propagande catholique en a-t-elle profité? En Allemagne, on imprime de plus en plus les livres en caractères latins, malgré les protestations de M. de Bismarck; en quoi cela peut-il porter atteinte à l'originalité des travaux scientifiques ou des publications littéraires de l'Allemagne?

Quels changements aussi, depuis l'occupation, dans les moyens de communication et de correspondance! Quand j'étais venu, il y a quelques années, jusqu'à Brod pour visiter la Bosnie, je fus arrêté non seulement par les difficultés du voyage, mais surtout par la crainte des irrégularités de la poste. La seule route à peu près carrossable était celle de la Save à Sarajewo. Les lettres étaient expédiées avec si peu de diligence et de soin, qu'elles mettaient quinze jours pour arriver à la frontière, où souvent elles s'égaraient. Aussi, pour les messages importants, les négociants envoyaient un courrier. On écrivait peu, de place à place, dans l'intérieur du pays et encore moins à l'étranger. Le gouvernement, à qui l'Occident portait ombrage, ne pouvait que s'en féliciter. À peine entrée en Bosnie, l'Autriche s'est appliquée à construire des routes, et tout d'abord le chemin de fer de Brod-Sarajewo, qui mesure 271 kilomètres, avec un écartement de rails de 76 centimètres, et qui a coûté, y compris le grand pont sur la Save, 9,425,000 florins. Il sera continué de façon à réunir la capitale à l'Adriatique par Mostar et la vallée de la Narenta. La section Metkovitz-Mostar, longue de 42 kilomètres, vient d'être inaugurée; elle a coûté environ 4 millions de francs, payés par l'Autriche. Elle permettra d'exploiter les richesses forestières des montagnes d'Yvan et de la Veles-Planina. Environ 1,700 kilomètres de routes carrossables ont été construits, les travaux en ont été en grande partie exécutés par l'armée, et celle-ci entretient 1,275 kilomètres. Depuis l'occupation, 14 millions de florins ont été consacrés aux voies de communication, dont 13 millions fournis par l'empire.

La Bosnie est entrée dans l'union postale universelle et les lettres y sont transportées partout avec autant de régularité que dans notre Occident. Déjà, en 1881, 51 bureaux de poste étaient ouverts; en 1883, le réseau télégraphique mesurait 1,180 kilomètres, avec 65 bureaux d'expédition, qui ont transmis 656,206 dépêches. L'accroissement extraordinaire des relations postales est une des preuves les plus incontestables des progrès accomplis[12]. C'est en multipliant les communications rapides que cette région, qui, sous le régime turc, était plus isolée que la Chine, entrera dans le mouvement de l'Europe occidentale, dont elle est plus rapprochée que les autres provinces de la péninsule balkanique. À l'époque romaine et au moyen-âge, les influences civilisatrices émanant de l'Italie pénétraient en Bosnie par l'intermédiaire des villes de l'Adriatique. Le même fait se reproduira, et avec d'autant plus d'intensité que les relations deviendront plus faciles.

Les chiffres précis ont une si grande éloquence qu'on nous permettra d'en citer quelques-uns. Le nombre des lettres et des colis postaux qui ont passé par les bureaux de poste de la Bosnie-Herzégovine s'est accru de la façon suivante: Lettres: 1880, 2,984,463; 1881, 4,063,324; 1882, 5,594,134; 1883, 5,705,972.

—Colis: 1880, 137,112; 1881, 127,703; 1882, 161,446; 1883, 435,985. L'activité postale a donc doublé en quatre années.


Je crois utile de donner quelques détails sur la façon dont l'Autriche a abordé les réformes sur le terrain judiciaire, parce que la France en Afrique, l'Angleterre aux Indes, la Hollande à Java et la Russie en Asie se trouvent en présence du même problème. Il est d'une grande difficulté, car, en pays musulman, le code civil, le code pénal et le code religieux sont si intimement unis, que tout changement peut être considéré comme une atteinte aux dogmes de l'islamisme. L'occupation avait complètement bouleversé l'organisation judiciaire: les magistrats, tous musulmans et la plupart étrangers au pays, étaient partis. Les tribunaux d'arrondissement (medzlessi temizi) et les tribunaux de district (medzlessi daavi) furent reconstitués au moyen des kadis, mais sous la présidence d'un Autrichien, et à Sarajewo fut établie une cour suprême, dont les membres étaient empruntés aux provinces austro-hongroises. Elle recevait tous les appels, afin d'introduire l'unité et la légalité dans les décisions. Maintenant, le personnel judiciaire a été presque entièrement renouvelé par l'admission de magistrats autrichiens compétents et parlant le bosniaque. Tout ce qui concerne le mariage, la filiation et les successions a été laissé aux diverses confessions, conformément aux lois existantes, afin de ne pas alarmer les consciences. Le gouvernement édicta successivement un code pénal, un code d'instruction criminelle, un code de procédure civile, un code de commerce et une loi sur les faillites. On alla même jusqu'à codifier les lois concernant le mariage, la famille et les successions, mais on les soumit à l'approbation des autorités ecclésiastiques et, en même temps, on fixa la compétence des tribunaux mahométans du scheriat et les qualifications nécessaires pour en faire partie. L'appel des jugements du scheriat a lieu devant la cour suprême, mais avec l'adjonction, en ce cas, de deux juges supérieurs musulmans.

Une excellente institution a été créée en vue de rendre l'administration de la justice expéditive et peu coûteuse. Dans chaque district existe un tribunal composé du sous-préfet (Bezirksvorsteher) et de deux assistants élus, pour chaque culte, par leurs coreligionnaires. Ce tribunal est itinérant, comme les juges anglais; il va siéger successivement au centre de chaque commune, afin d'éviter les déplacements aux habitants. Il juge sommairement et sans appel toutes les affaires inférieures à 50 florins, ce qui, dans ce pays primitif, comprend la plupart des litiges. Les paysans, à qui la justice coûtait jadis si cher, sont enchantés et ils ont pris part à la votation avec grand entrain. On dit du bien des élus. Le régime de l'élection a donc été inauguré avec succès. La réforme judiciaire est un bienfait inestimable; car il n'y a rien de pire pour un pays que l'impossibilité d'obtenir prompte et bonne justice. Un fait important prouve les avantages qui résultent de la sécurité garantie à tous. Les kmets commencent à acheter la propriété aux petits propriétaires, aux agas, qui émigrent ou qui se ruinent. C'est cette transformation économique que le gouvernement doit protéger. On reproche à l'administration autrichienne ses lenteurs et ses tergiversations. Ici, au contraire, elle s'est avancée dans la voie des réformes d'un pas rapide et sûr, et elle paraît avoir complètement réussi. Ce qui a été accompli de travail dans cette seule branche est incroyable.

L'administrateur général de la Bosnie-Herzégovine, M. de Kállay, qui est en même temps ministre des finances de l'empire, voudrait doter ces provinces d'une véritable autonomie communale. La difficulté est grande, à cause de l'hostilité des différentes confessions et de la prédominance de l'élément musulman, qui ne manquerait pas d'asservir les autres. Un premier essai a été fait dans la capitale, à Sarajewo, constituée en commune; le règlement du 10 décembre 1883 lui donne l'organisation suivante. Un conseil communal examine et discute toutes les affaires d'intérêt municipal; il est composé de 24 membres, dont 12 doivent être mahométans, 6 orthodoxes du rite oriental, 3 catholiques et 3 israélites. Il a fallu avoir égard aux droits des différentes confessions, autrement les musulmans, ayant la majorité, auraient exclu les autres; car, sur une population de 21,399 habitants, on comptait, d'après la statistique officielle de 1880, 14,848 mahométans et seulement 3,949 orthodoxes du rite oriental, 698 catholiques et 2,099 Israélites. Le pouvoir exécutif est confié au «magistrat», qui se compose d'un bourgmestre et d'un vice-bourgmestre nommés par le gouverneur et des commissaires de quartier, les muktarés. Un tiers des membres du conseil municipal est désigné par le gouvernement, les deux autres tiers, sont élus par le corps électoral. Est électeur qui paye soit 2 florins d'impôt foncier, soit 9 florins d'impôt personnel, soit 25 florins d'impôt pour débit de boissons, soit un loyer annuel de 100 florins. Pour être éligible, il faut payer le triple de ces impôts. Les premières élections eurent lieu le 13 mars 1884; 76 pour 100 électeurs s'empressèrent de faire usage de leur droit, et tout se passa avec le plus grand ordre. On est très satisfait du zèle et de l'intelligence que le conseil communal apporte dans l'accomplissement de sa mission. Sur les 23,040 habitants que comptait Sarajewo à cette date,—1,663 de plus qu'en 1879,—il s'est trouvé 1,106 électeurs, dont 531 mahométans, 195 orthodoxes, 257 catholiques et 123 israélites. Le nombre des éligibles est de 418, dont 233 musulmans, 105 orthodoxes, 24 catholiques et 56 israélites. Les catholiques, ayant relativement plus d'électeurs et beaucoup moins d'éligibles, appartiennent donc en majorité aux classes peu aisées. On ne peut dénier à l'Autriche le mérite d'avoir respecté partout les autonomies communales, qui sont, on ne peut trop le répéter, le plus solide fondement des libertés publiques.

M. de Kállay est très fier de présenter un budget en équilibre, et il n'a pas tort quand on songe à tout ce que coûtent les colonies et les annexions aux autres États européens. J'ai sous les yeux le budget détaillé de la Bosnie-Herzégovine pour 1884: les dépenses ordinaires et extraordinaires réunies s'élèvent à 7,356,277 florins, et les revenus à 7,412,615: donc excédent 56,338. Quel est le grand État qui peut en dire autant? Il est vrai que l'armée d'occupation reste à la charge de l'empire; mais qu'on entretienne ces soldats ici ou ailleurs, la charge n'en est pas augmentée. Voici le produit des principaux impôts en 1883. La dîme de 10 p. c. sur tous les produits des champs et des jardins payés en argent d'après le prix des produits fixé annuellement: 2,552,000 florins; impôt sur la valeur des immeubles, 4 par 1,000: pour les terres, 252,000 florins; pour les maisons, 107,000 florins; impôt du verghi sur les districts où l'impôt précédent n'est pas encore établi: 176,000 florins; impôts de patente: 3 p. c. sur le revenu estimé, 91,000 florins; impôt sur le loyer des maisons, 4 p. c.: 34,000 florins; impôt sur les moutons et les chèvres, 18 kreuzer par tête (1 kr. vaut 2.1 centimes): 218,000 florins; impôt sur les cochons, à 35 kr. par tête: 39,000 florins; impôt sur les débits de boisson: 51,000 florins; douanes: 600,000 florins payés par l'empire comme part dans le revenu général; timbres et enregistrement: 326,200 florins. Plus heureux que M. de Bismarck, M. de Kállay a organisé le monopole du tabac, qui donne déjà 2,127,000 florins, et le sel 992,000 florins. Il a établi l'impôt sur la bière, qui, à 16 kreuzer par hectolitre, a donné 11,000 florins, et l'impôt sur l'alcool, qui, à raison de 3 kreuzer par hectolitre et par degré, produit 76,000 florins. D'autre part, on a aboli l'impôt sur le revenu des cultivateurs, qui, à 3 p. c., rapportait 225,000 florins, mesure excellente; la taxe détestable de 2 1/2 p. c. sur la vente du gros bétail; la taxe vladikarina de 40 à 75 kreuzer par maison, que payait pour l'entretien de son clergé la population orthodoxe, qui s'est grandement réjouie de cette réforme; enfin l'impôt spécial qui était dû par tout chrétien de quinze à soixante-quinze ans parce qu'il n'était pas admis au service militaire. Ces détails, peut-être très minutieux, sont cependant instructifs. Analysés, ils révèlent de la façon la plus claire toutes les conditions économiques. Ce qui frappe, c'est l'extrême modicité du produit: preuve certaine du peu de développement de la richesse.

L'Autriche a trouvé en M. de Kállay un administrateur hors ligne, admirablement préparé à gouverner les provinces occupées. Hongrois d'origine, connaissant à la fois les langues de l'Occident et celles de l'Orient, économiste instruit, écrivain brillant, ayant étudié à fond la situation de la Péninsule, où il a représenté son pays à Belgrade pendant plusieurs années, auteur de la meilleure histoire de la Serbie et enfin, je crois pouvoir ajouter ami éclairé de la liberté et de tous les progrès, où son prédécesseur avait échoué il a réussi. Il visite presque chaque année la Bosnie, qui est l'objet constant de ses travaux, et il y est très aimé. Depuis qu'il administre ce pays, jadis si récalcitrant, il n'y a plus eu d'insurrections. Il est à croire que son administration équitable et éclairée saura les prévenir à l'avenir. Toutefois, on peut se demander si les réformes accomplies, l'ordre assuré, l'agriculture encouragée, les routes ouvertes, les subsides accordés aux écoles, les moyens de communication multipliés ont inspiré aux populations toute la gratitude que cette œuvre de réorganisation intelligente mérite sans contredit. De toutes les opinions opposées que j'ai entendu émettre à ce sujet, voici ce que j'ai conclu.

Les mahométans comprennent et avouent qu'ils ont été traités avec les plus grands ménagements et tout autrement qu'ils ne s'y attendaient. Les principaux begs sont même ralliés. Mais les autres, c'est-à-dire la masse des propriétaires, petits et grands, voient que c'en est fait du pouvoir despotique dont ils usaient et abusaient à l'égard de leurs vassaux. Ils ne le pardonneront pas de sitôt à l'Autriche, qui d'une main ferme fait régner l'égalité devant la loi, proclamée déjà par la Porte, mais toujours sans résultat. Les orthodoxes du rite oriental sont ombrageux, inquiets. Malgré ce qu'on fait pour eux, ils craignent que les Autrichiens ne favorisent la propagande ultramontaine. Ainsi qu'on l'a constaté dans la grosse affaire de l'alphabet cyrillique, ils voient en tout changement une atteinte au droit de leur culte, qui, pour eux, se confond avec leur nationalité. Se considérant comme Serbes de religion, ils ont des sympathies pour la Serbie. Ils n'ont pas à se plaindre, puisque le gouvernement leur accorde les mêmes encouragements qu'aux autres, mais ils se méfient de ses intentions. Les catholiques, au moins, devraient être contents, puisqu'on reproche à l'Autriche de tout faire pour eux. Cependant ils ne le sont pas, les ingrats! Ils sont quelque peu déçus. Ils croyaient, qu'eux seuls seraient désormais les maîtres, et que places, subsides et faveurs leur seraient exclusivement réservés. Le traitement égal leur paraît une injustice. En outre, la façon dont on a relégué les franciscains au second plan a produit des froissements. Ainsi donc, aucune des trois fractions de la population n'est entièrement satisfaite. Mais, sauf peut-être une partie des musulmans, il n'en est pas une, je crois, qui ne soit ramenée bientôt à apprécier les incontestables bienfaits du régime nouveau.

Que dire maintenant de l'occupation par l'Autriche? Si, oubliant toutes les rivalités politiques, on ne considère que le progrès de la civilisation en Europe, aucun doute n'est possible; tout ami de l'humanité doit y applaudir et de tout cœur. Sous le régime turc, le désordre, avec ses cruelles souffrances et ses indicibles misères, allait s'aggravant. Sous le régime nouveau, l'amélioration sera rapide et générale. Mais n'y avait-il pas une solution meilleure? N'aurait-il pas été préférable d'annexer la Bosnie-Herzégovine à la Serbie? Supposons l'Autriche absolument désintéressée, au point même de se résigner d'avance à voir, un jour, la Croatie se joindre à la Serbie accrue de la Bosnie, reconstituant ainsi l'empire de Douchan, deux grandes difficultés se présentent aussitôt. La première est celle-ci: les musulmans bosniaques, qui ont résisté à une armée autrichienne de 80,000 hommes et qui ne sont contenus que par un corps de 25,000 soldats d'élite, se soumettent à l'Autriche parce qu'ils savent qu'elle peut disposer à l'instant d'un demi-million de troupes excellentes; mais accepteraient-ils de même la domination de la Serbie, qui n'a, en temps ordinaire, que 15,000 hommes sous les armes? Il y aurait là un danger permanent de conflits et une cause de dépenses qui ruinerait les finances du jeune royaume serbe en accablant les contribuables. Le second obstacle est encore plus sérieux. La Bosnie-Herzégovine annexée à la Serbie serait de nouveau séparée de la Dalmatie, et, par conséquent, du littoral et des ports, qui en sont le complément naturel et indispensable. Rien ne serait plus regrettable. Ce serait une insurrection contre les nécessités géographiques, qui frappent tous les yeux et qu'a reconnues le traité de Berlin. Il ne faut pas poursuivre un idéal actuellement irréalisable. En favorisant le développement de la richesse et de l'instruction en Bosnie, l'Autriche prépare la grandeur de la race jougo-slave. L'avenir saura trouver des combinaisons définitives: Fata viam invenient. Le mouvement des nationalités, qui tend à fondre dans un même État les populations de même race et de même sang, est si puissant, si irrésistible qu'un jour viendra où toutes les tribus slaves du Midi parviendront à se réunir, sous un régime fédéral, soit au sein de l'empire autrichien transformé, soit dans une fédération indépendante. Comme le dit Mgr Strossmayer, c'est au sein de l'Autriche-Hongrie, respectant de plus en plus l'autonomie et les droits des différentes races, que chacune d'elles arrivera à l'accomplissement de ses destinées. Le gouvernement autrichien donnera à la Bosnie des voies de communication, des écoles, des moyens d'exploiter ses richesses naturelles; et surtout, ce qui a manqué ici depuis la chute de l'empire romain, de la sécurité, condition de tout progrès. Il le fera, car il y a intérêt. La Bosnie deviendra ainsi l'un des joyaux de la couronne impériale, et la civilisation fortifiera l'esprit national, étouffé aujourd'hui par les luttes des différentes confessions.

Il est une dernière question que tout le monde me pose et à laquelle il faut bien répondre: L'Autriche, qui est déjà à Novi-Bazar, n'ira-t-elle pas à Salonique? Certes, c'est un rêve grandiose à réaliser que celui qu'implique le nom même de l'Autriche, Oester-Reich, «Empire d'Orient». La fameuse «poussée vers l'Orient», le Drang nach Osten, s'impose à la politique austro-hongroise, dont l'influence sur le bas Danube et dans la Péninsule devient prédominante. L'occupation de Salonique et de la Macédoine ouvrirait la route vers Constantinople. Le chemin de fer, qui bientôt reliera directement Vienne à Stamboul, sera comme un premier lien entre les deux capitales. Si ce qui reste de l'empire ottoman, dont les jours sont comptés, doit être occupé, un jour, par l'une des grandes puissances, il est évident que l'Autriche se trouvera mieux placée que nulle autre pour recueillir la succession de «l'homme malade» au moment de son décès, et elle peut compter plus que la Russie sur l'appui ou la complicité de l'Europe. Toutes les provinces de la Péninsule, groupées sous l'égide de l'Austro-Hongrie, formeraient le plus magnifique domaine que l'on puisse imaginer. Quand on sait que l'occupation de la Bosnie a été la pensée personnelle et persistante de l'empereur François-Joseph, qui oserait dire que ces visions de grandeur ne hantent pas le burg impérial? Mais, d'autre part, les Hongrois ne désirent nullement augmenter la prépondérance de l'élément slave, et les Allemands, serrés de près par les revendications des Polonais, des Tchèques et des Slovènes, ne sont guère portés à rechercher de nouveaux agrandissements. Les ministres dirigeants affirment qu'ils ne veulent pas dépasser les limites tracées par le traité de Berlin. Le précédent chancelier, M. de Haymerlé, que j'ai rencontré comme ambassadeur à Rome en 1880, ne voulait pas entendre parler d'aller à Salonique, et M. de Kálnoky tient le même langage. Toutefois, les circonstances l'emportent souvent sur les volontés humaines, et quand le bras est pris dans un engrenage, le corps y passe, quoi qu'on fasse. Lorsque le chemin de fer ouvrira au commerce autrichien l'accès direct de la mer Egée et que l'armée impériale, à Novi-Bazar, n'en sera éloignée que de deux étapes, l'Autriche ne pourra évidemment tolérer qu'une insurrection prolongée ou l'anarchie permanente mette en péril cette voie de communication d'un intérêt capital pour elle. Si la Porte ne parvient pas à régler d'une manière satisfaisante la situation de la Macédoine, conformément à l'article 23 du traité de Berlin, il est à croire qu'un jour viendra où le gouvernement austro-hongrois sera forcé d'intervenir pour mettre l'ordre dans cette malheureuse province, de la même façon qu'il a été amené à occuper la Bosnie-Herzégovine. Le Drang nach Osten lui aura forcé la main.



CHAPITRE VI.

LES NATIONALITÉS CROATE ET SLOVÈNE. LA SERBIE.


De Sarajewo, je comptais me rendre directement à Belgrade, par l'intérieur du pays; mais je me décide à repasser par la Croatie, pour y étudier de plus près les revendications nationales hostiles à la suprématie magyare, qui viennent de donner lieu à une émeute et à des combats dans les rues d'Agram. Quand on voyage dans l'Autriche-Hongrie, cette question des nationalités vous suit partout.

En quittant Brod, je me trouve seul, dans le wagon qui me conduit aux bords du Danube, avec un propriétaire croate, patriote ardent, qui appartient à la gauche extrême. Il m'expose les griefs de son pays contre le gouvernement hongrois avec tant de véhémence, qu'elle me met en garde contre ses exagérations: «La Croatie, me dit-il, n'est pas une province hongroise. C'est un royaume indépendant, qui a librement, en 1102, choisi pour souverain Koloman, roi de Hongrie; au XVIe siècle, dans la diète de Cettigne, elle a acclamé la dynastie des Habsbourg; sous Charles VI, sa diète a accepté le nouvel ordre de succession soumis à l'empereur François-Joseph, mais non à la Hongrie. Pendant trois siècles, ce sont les Croates qui ont défendu la Hongrie et la chrétienté contre les Turcs. Dieu seul peut faire le compte de tout le sang que nous avons versé, de toutes les misères, de toutes les souffrances que nous avons subies. Aussi sommes-nous toujours restés pauvres; on devrait donc nous ménager, et on nous accable. Depuis quinze ans, de 1868 à 1882, nous avons versé au trésor 115 millions de florins, dont 43 millions au plus ont été employés dans l'intérêt de notre pays; le reste a été dévoré à Pesth. Les Magyars sont de brillants orateurs et de vaillants soldats, mais de mauvais économes et de grands dépensiers. Ils hypothèquent leurs biens, puis ils sont obligés de les vendre aux juifs. De même, ils ont chargé la Transleithanie d'une dette de plus d'un milliard de florins en moins de seize ans. Ils la livrent à la haute finance européenne, qui, pour toucher les intérêts, écorche nos paysans bien plus durement encore que les fellahs d'Égypte. Éloignés des marchés, nos agriculteurs doivent vendre leurs denrées à vil prix, et quand ils ne peuvent payer leurs taxes, leurs biens sont saisis: aussi sont-ils livrés au désespoir. A chaque instant, les insurrections sont à craindre. Voici une phrase croate que vous entendrez à chaque instant: «Holje je umrieti, nego umirati.» «Il vaut mieux périr d'un coup que mourir lentement.» Tant de souffrances ébranlent même l'attachement à l'empereur, et cependant c'était un culte héréditaire chez une nation qui, en 1848, a sacrifié quarante mille de ses fils pour défendre la couronne des Habsbourg. Maintenant, on croit notre souverain ligué avec les Hongrois. Tout est pour eux, rien pour nous. Que d'argent on a dépensé pour régulariser et endiguer le Danube et la Theiss! Et chez nous, voyez nos fleuves: la Drave, la Save, la Kulpa, ils sont à l'état sauvage. Regardez sur la carte le réseau de nos chemins de fer: tous sont tracés en vue de faire converger le trafic vers Pesth et de le détourner de la Croatie. Aucune ligne ne traverse notre pays. Il suffirait d'un tronçon, très facile à construire, pour relier Brod à Essek, de façon à amener directement les produits de la Bosnie à Agram et à Fiume. De Brod, que nous venons de quitter, la ligne la plus courte vers Pesth eût été par Djakovo et Essek. Non; nous devons faire un long détour par Dalja.

«L'empereur a consenti à réunir les anciens confins militaires à notre royaume. Excellente mesure que tous nous réclamions, car, heureusement, nous n'avons plus besoin de nous défendre contre les razzias des Turcs. Mais, hélas! elle a coûté cher aux pauvres habitants. Ils possédaient de magnifiques forêts de chênes que la couronne leur avait abandonnées en compensation du service militaire, auquel tous étaient soumis. MM. les Magyars sont venus, et ces vieux arbres, qui avaient été achetés au prix du plus noble sang, ont été abattus et vendus pour payer les chemins de fer de la Hongrie. Ces forêts valaient, disait-on, 100 millions; c'était la réserve de l'avenir; tout a été dévasté. Écoutez bien ceci: La Croatie est un petit pays qui ne compte pas même 2 millions d'habitants, mais elle représente une grande race. Nous formions un État chrétien civilisé à l'époque où les hordes magyares erraient encore dans les steppes de l'Asie, à côté de leurs cousins les Turcs. Jamais ces Finnois n'arriveront à dominer définitivement sur la masse des populations aryennes au milieu desquelles ils campent. Ils accepteront l'égalité des droits, ou ils retourneront en Asie avec les Ottomans.

—Mais, lui dis-je, comment tant d'abus sont-ils possibles? Vous avez une administration autonome, une diète nationale et même une sorte de vice-roi, votre ban de Croatie.

—Chimères, apparences; un vrai trompe-l'œil, reprit le Croate, avec plus de violence encore. Le ban n'est pas le représentant de l'empereur, mais la créature des messieurs de Pesth. C'est le ministère hongrois qui le désigne, et il n'a d'autre mission que de nous magyariser. L'administration dite nationale est aux mains d'employés qui n'ont qu'un seul but: plaire aux gouvernants hongrois, de qui leur sort dépend. Notre diète ne représente pas le pays, car les élections ne sont pas libres. Vous ne pouvez vous imaginer les moyens d'intimidation, de pression et de corruption mis en œuvre pour faire échouer les candidats nationaux. Notre presse est soumise à une répression plus draconienne que du temps de Metternich. Tout article d'opposition, si modéré qu'il soit, amène la saisie du numéro et même celle des caractères de l'imprimerie. Au sein de la diète, les députés de l'opposition sont réduits au silence s'ils veulent exposer franchement les griefs du pays. Les rayas en Bosnie étaient plus libres que nous ne le sommes sous notre prétendu régime constitutionnel. Qu'espèrent les Magyars? Anéantir chez nous le sentiment national et la langue de nos pères, au moment où les progrès de l'instruction leur donnent une nouvelle force et un nouvel éclat? Quelle démence! Convertir notre État autonome en un comitat hongrois? Sans doute, puisqu'ils ont la force, ils peuvent violer le droit et nous enlever nos privilèges. Mais en ce faisant, ils feront naître en nos âmes une haine implacable qui, un jour, aboutira à de terribles représailles. Ont-ils donc oublié le ban Jellatchich marchant sur Bude en 1848? Sa statue, sur la grande place d'Agram, montre, de la pointe de son épée, le chemin de la vengeance, que nous reprendrons quand l'heure aura sonné. Ils devraient se souvenir qu'ils sont 5 millions perdus au milieu de l'océan slave qui, un jour, les engloutira.»

La question exposée par mon interlocuteur, au point de vue des patriotes croates intransigeants, est si importante que je crois devoir en dire quelques mots. Au moment où les revendications des Tchèques viennent de triompher en Bohême, le mouvement jougo-slave est-il appelé à l'emporter également? De ce point dépendent évidemment les destinées de l'Autriche et, par conséquent, celles de tout le sud-est de notre continent. L'Ausgleich, l'accord conclu en 1868 entre la Hongrie et la Croatie, sous les auspices de Deák, est, en quelque mesure, la répétition de celui qui existe entre la Cisleithanie et la Transleithanie. La Croatie a conservé sa diète, qui règle toutes les affaires intérieures du pays. Ce qui concerne l'armée, les douanes et les finances est du ressort du parlement central transleithanien. A la tête de l'administration se trouve le ban, ou gouverneur général, nommé par l'empereur, sur la proposition du ministère hongrois. Le ban désigne les chefs des départements et les hauts fonctionnaires. Il rend compte à la diète, qui a un droit absolu de contrôle et de discussion. Seulement il n'y a pas ici de régime représentatif, en ce sens que la majorité de la diète ne peut renverser ni le ban ni les ministres.

Quels ont été les résultats de ce compromis? Il paraît que tout au moins une partie des griefs énumérés plus haut sont fondés. Le développement matériel a été beaucoup moins encouragé en Croatie qu'en Hongrie. En Hongrie, de nombreux chemins de fer ont favorisé le perfectionnement de l'agriculture et la hausse des prix. Le pays s'est donc trouvé en mesure de faire face à l'accroissement des impôts. En Croatie, les prix sont restés bas, et la culture, moins stimulée par les demandes de l'exportation, a fait moins de progrès. Le poids des taxes y est donc beaucoup plus difficile à porter. En outre, il est hors de doute que le gouvernement central de Pesth vise à fortifier son autorité en Croatie. On ne peut s'en étonner. Le système des deux Ausgleichs a créé un régime d'un maniement si compliqué et si difficile qu'il doit paraître intolérable à une administration qui veut se mouvoir à la façon des États modernes. La Croatie fait partie des pays de la couronne de saint Etienne. Dès lors, il semble que les résolutions prises au centre ne devraient pas venir se heurter contre le liberum veto de l'autonomie croate. Cela n'a pas lieu dans un État fédéral comme la Suisse ou les États-Unis. Mais d'abord, l'Autriche-Hongrie n'est pas, en réalité, un État fédéral, et, en second lieu, dans une fédération, la compétence des pouvoirs cantonaux et celle du pouvoir fédéral étant très nettement délimitées, les tiraillements et les conflits, si fréquents ici, sont évités. Il faudrait donc tâcher de se rapprocher d'une organisation semblable à celle qui fonctionne aux États-Unis, à la satisfaction générale.

Le règlement de la représentation et de la participation de la Croatie aux dépenses communes donne lieu à des difficultés spéciales. La Croatie, qui, en 1867, n'avait pas voulu envoyer de délégués au couronnement de l'empereur à Pesth, avait plus tard consenti à se faire représenter au sein de la diète hongroise par deux membres à la Chambre haute, et vingt-neuf à la Chambre basse; quand les confins militaires furent incorporés dans la Croatie, elle aurait dû avoir cinquante-quatre représentants. On fit en sorte qu'elle se contentât de quarante; grave injustice, prétendent les patriotes. Autre grief: la part contributive de la Croatie aux dépenses communes de la Transleithanie avait été fixée à 6.44 p. c., la Hongrie payant le reste, soit 93.56 p. c. Il fut convenu qu'en tout cas la Croatie recevrait 2,200,000 florins pour les dépenses de son gouvernement autonome. En 1872, un nouvel accord décida que la Croatie garderait pour elle 45 p. c. de son revenu. Il s'en est suivi qu'elle touche plus de 2,200,000 florins et que, d'autre part, les 55 p. c. restants ne couvrent pas les 6.44 p. c. des dépenses communes, d'où résultent des récriminations réciproques.

L'hostilité des deux peuples a une cause plus profonde: leur idéal est différent et même inconciliable. La «grande idée croate» consiste à réunir un jour en un puissant État toutes les populations parlant le croato-serbe, c'est-à-dire outre la Croatie, la «Slovénie», la Dalmatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Serbie, qui alors feraient équilibre à la Hongrie dans l'empire. Les Hongrois ne peuvent se résigner à cette perspective, qui briserait l'unité de la couronne de saint Étienne et ne leur permettrait plus de résister aux Allemands et aux Tchèques de la Cisleithanie. Ils essayent donc, de toutes façons, d'entraver le développement de l'esprit national croate, et, en ce faisant, ils sont entraînés à des vexations qui irritent, sans aucun résultat utile pour eux. Si les Croates pouvaient être persuadés qu'à Pesth on entend respecter entièrement leurs droits acquis et leur nationalité, les difficultés inhérentes à un système d'union très peu maniable, sans disparaître complètement, perdraient au moins de leur aigreur.

Cette situation troublée a donné naissance en Croatie à trois partis: le parti national, le parti national-indépendant, et le parti de la gauche extrême, qui se donne à lui-même le beau nom de «parti du droit», Rechtspartei. Le parti national entend maintenir l'Ausgleich de 1868 dans sa lettre et dans son esprit. Il veut le défendre, et contre le pouvoir central qui s'efforce d'étendre ses attributions, et contre les réformateurs qui réclament une plus grande autonomie. Dans son programme du 27 décembre 1883, il montre que les récentes insurrections et les dangers qui menacent l'avenir du pays proviennent uniquement de ce que, des deux côtés, on veut s'écarter du terrain ferme et légal du compromis. Le parti national indépendant marque plus nettement son opposition aux tentatives centralisatrices. Dans un discours récent, au sein de la diète, l'un des députés les plus écoutés, le docteur Constantin Bojnovitch, faisait voir clairement comment la façon différente de comprendre la mission du ban était une cause inévitable de conflits. «A Pesth, disait-il, on veut que le ban soit un simple gouverneur, obéissant aux ordres du ministère. D'après nous, et conformément à la loi du 10 janvier 1874, il n'est responsable que vis-à-vis de l'empereur et de la diète, et sa principale mission est de défendre les privilèges de notre royaume.» Le parti national indépendant réclame énergiquement pour la Croatie, vis-à-vis de la Hongrie, la situation qu'occupe la Hongrie vis-à-vis de l'Autriche. Toute décision prise à Pesth devrait être ratifiée à Agram. Il est évident que de semblables complications rendraient tout gouvernement impossible. Même dans les pays unifiés, le régime parlementaire fonctionne souvent avec grand'peine. Si deux ou trois parlements, animés de sentiments opposés et souvent hostiles, doivent se contrôler les uns les autres, on aboutira inévitablement à l'impuissance et au chaos, et par conséquent au rétablissement d'un régime autocratique. Étendez autant que possible la compétence du gouvernement local et réduisez celle du gouvernement central, rien de mieux; mais, pour les affaires communes, il faut une décision définitive, prise dans un parlement unique et suprême.

Le parti national extrême, Rechtspartei, aspire à anéantir le compromis. De même que les radicaux en Hongrie ne veulent conserver d'autre lien avec l'Autriche que l'identité du souverain, ainsi la gauche extrême en Croatie réclame l'indépendance complète du royaume triunitaire et l'union personnelle. Les plus avancés de ce groupe ont des tendances antidynastiques, républicaines et même socialistes. La jeunesse se rallie volontiers au parti extrême, dont elle considère le meneur, le docteur Starcevitch, comme son prophète. Le neveu de celui-ci, David Starcevitch, provoque souvent au sein de la diète d'Agram, par la véhémence de ses discours et de ses interpellations, des conflits qui amènent la suspension des séances. Le chef officiel de ce parti est le baron Rukavina. Les trois partis s'accordent à réclamer la réunion à la Croatie du district et de la ville de Fiume et de la Dalmatie, conformément aux précédents historiques.

La politique du ministère hongrois s'explique, car il est naturel que tout gouvernement s'efforce de faire prévaloir son autorité; mais, on ne peut se le dissimuler, elle est condamnée par ses résultats. Les tentatives faites pour étendre la compétence du pouvoir central ont provoqué une résistance universelle et une irritation profonde. L'Autriche, malgré les efforts persévérants d'une bureaucratie très habile et très tenace, n'a pas réussi à germaniser les Croates, alors que le sentiment national était encore complètement engourdi, et quoique la langue allemande représentât une civilisation plus avancée, une grande littérature, la science, et qu'elle fût le trait d'union avec l'Europe occidentale. Les Magyars ne peuvent donc pas espérer d'imposer leur langue, maintenant que la nationalité croate a une presse, une littérature, un théâtre, une université, des écoles de tous les degrés, et surtout quand s'ouvrent devant elle, au delà de la Save et du Danube, des perspectives d'expansion et de grandeur presque illimitées, qu'entretiennent à la fois les souvenirs de l'histoire et les aspirations de la démocratie. Qu'aura gagné la Hongrie quand elle aura fait entrer dans les bureaux d'Agram quelques-uns de ses employés et exigé la connaissance de sa langue, ou quand elle aura placé sur les monuments publics quelques inscriptions en magyar? Elle ne réussira qu'à éveiller des susceptibilités et des haines violentes, comme on l'a vu récemment, lorsqu'il a suffi que les écussons placés sur les édifices de l'État portassent une traduction hongroise, à côté de la désignation en croate, pour provoquer dans les rues d'Agram une émeute sanglante.

Homme d'État de premier ordre, libéral convaincu, partisan dévoué de tous les progrès et de toutes les libertés, M. Tisza poursuit, comme un autre ministre éminent, M. de Schmerling, la création d'un gouvernement unifié à la façon de ceux qui existent en France ou en Angleterre. Mais il faut tenir compte des résistances quand elles sont invincibles. Le moment, d'ailleurs, serait mal choisi pour essayer de les briser. Les concessions décisives faites par le ministère Taaffe aux Tchèques, en Bohême, accroîtront énormément les forces et les espérances du parti national en Croatie et dans les autres pays de même race. En outre, et ceci est grave, les féodaux, si puissants à la cour, favorisent les revendications des Slaves contre les Hongrois, parce que ceux-ci représentent à leurs yeux le libéralisme et la démocratie. Il ne faut point perdre de vue une éventualité redoutable. Le régime de l'union entre l'Autriche et la Hongrie est d'une pratique si difficile qu'en temps d'épreuves il pourrait donner lieu à un conflit entre les deux pays. Dans ce cas, quel péril pour les Magyars de trouver leurs ennemis les plus acharnés parmi les pays de la couronne de saint Etienne, qui les attaqueraient à revers, en Croatie et en Transylvanie! Leur intérêt le plus évident n'est-il pas de s'en faire plutôt des amis, en renonçant franchement à toute ingérence dans leurs affaires et en favorisant par tous les moyens leur développement matériel et intellectuel?

L'influence prédominante qu'exercent en ce moment les Hongrois dans tout l'empire est une preuve incontestable de la supériorité de leurs hommes d'État. Mais, à mesure que l'instruction et le bien-être se répandent et que les institutions deviennent plus démocratiques, il est plus difficile aux minorités de comprimer les majorités. Or, au milieu des Slaves, des Allemands et des Roumains, les Magyars sont une minorité. Rien de plus dangereux, par conséquent, que d'exaspérer ceux à qui la force du nombre finira, tôt ou tard, par donner la prépondérance. La solution, d'ailleurs, est tout indiquée; Deak en a donné la formule: Gleichberechtigung, droit égal pour toutes les nationalités, autonomie pour chaque pays, comme en Suisse, en Norvège et en Finlande. Ce régime, qui peut invoquer à la fois l'histoire et l'équité, est d'autant plus facile à appliquer à la Croatie, qu'elle forme un État nettement délimité, qui a ses annales et ses titres anciens, et qui n'est pas, comme la Transylvanie, habité par plusieurs races irrégulièrement entremêlées. Le respect du droit et de la liberté est, en toutes circonstances, la meilleure politique.

—De Brod à Vukovar, le chemin de fer traverse l'étroite et longue presqu'île qui sépare la Save du Danube. Le pays qu'on aperçoit des deux côtés de la voie est plat, à moitié noyé et très vert. Ce sont d'abord de grands pâturages entremêlés de petits massifs de chênes, puis des champs cultivés dont la terre est excellente, car le blé est dru et haut. Les villages et les habitations sont rares. La population peut s'accroître ici sans que Malthus s'alarme. La route, que parcourt l'omnibus qui de la gare me mène à Vukovar, est charmante. Elle est ombragée de grands tilleuls et bordée par d'anciens bras du Danube, où les canards s'ébattent joyeux parmi les nénuphars en fleur. C'est dimanche. Les paysans, en costume de fête, se rendent à la messe et à la foire qui la suit. Presque tous arrivent sur de petits chariots tout en bois, très légers, qu'entraînent au grand trot deux chevaux hongrois, fins et de sang arabe. C'est un avantage réel pour la population rurale d'avoir ainsi un attelage qui lui permet de faire au loin des promenades et des courses, vraie joie et plaisir sain pour les jours de fête. Le labourage et les gros transports se font uniquement au moyen de bœufs.

Il est curieux d'observer ici comme les modes de l'Occident viennent transformer et gâter le costume national. Beaucoup d'hommes ont encore le large pantalon blanc, retenu par l'énorme ceinture de cuir, la toque en feutre et l'attila soutaché. Mais peu de femmes ont conservé la belle chemise brodée des statues grecques. La plupart portent maintenant des robes à gros plis, bouffant autour de la taille, et de couleurs criardes, vert, bleu, rouge, et sur le corsage un mouchoir de laine aux bouquets de nuances si heurtées qu'elles crèvent les yeux. Manifestement, «la civilisation» tue le sentiment esthétique traditionnel, et c'est dommage. Ce n'est pas tout de doubler le nombre de nos porcs gras et de nos chevaux-vapeur: Non de solo pane vivit homo. A quoi bon être bien nourri, si ce n'est pour jouir des beautés que peuvent nous offrir la nature, l'art, le costume? Quand l'industrie couvre les campagnes de ses scories, ternit de ses fumées le bleu du ciel, empeste l'eau des rivières et détruit les costumes adaptés aux nécessités du climat et élaborés par le goût instinctif des races, je ne puis partager l'enthousiasme des statisticiens.

Vukovar est une honnête petite ville, dont les maisons propres et bien tenues se prolongent en une longue et large rue, sur une colline dominant le Danube. Je n'y découvre pas un monument ancien; les Turcs ont tout brûlé; mais j'y trouve un hôtel, Zum Löwen, où l'on mange du sterlet délicieux, arrosé de villaner, dans un jardin rempli de roses et sur des tables qu'ombragent des acacias en fleur. Des cigognes apprivoisées se promènent gravement autour de nous. J'ai vue sur le fleuve immense, dont les eaux ne sont pas bleues, comme le prétend la fameuse valse Die blaue Donau, mais bien jaunes et limoneuses, comme j'ai pu le constater en m'y plongeant. En Autriche et dans tous les pays voisins, on a pour arranger les endroits où l'on sert à boire ou à manger un art admirable, qu'on devrait imiter dans notre Occident. L'été, les tables sont toujours placées sous des arbres, et de façon à vous ménager quelque joli point de vue, si c'est possible. Le soir, on vient y jouir de la fraîcheur, en écoutant une musique, souvent bonne et presque toujours originale; même dans les hôtels des grandes villes, comme à Pesth, on forme dans les cours, au moyen de lauriers roses ou d'orangers en caisse, des bosquets où l'on peut dîner et souper en plein air. Menu détail peut-être, mais le train ordinaire de la vie n'est-il pas composé soit de petits ennuis, soit de petites jouissances?

Sur la table de la salle à manger, je n'aperçois guère que des journaux slaves: le Zastava, en caractères cyrilliques, le Sriemski Hrvat et le Pozor de Zagreb, forme croate de la capitale, Agram.

Je vois dans l'Agramer-Zeitung qu'à la suite des élections récentes dans la diète de la Galicie, les Ruthènes n'auront plus qu'un très petit nombre de députés, 15 ou 16 au plus, et cependant ils forment la moitié de la population. Les propriétaires, qui sont Polonais, dictent ou imposent les votes, paraît-il.

En parcourant la ville, je remarque une caisse d'épargne qui occupe un fort beau bâtiment. Dans les zadrugas, la caisse d'épargne était le grand coffre de mariage où la femme entassait le linge fin et les vêtements brodés qu'elle confectionnait de ses mains.

À Vukovar, je monte sur un steamer à deux ponts, type américain; descendant le Danube, il me conduira en sept heures à Belgrade. C'est la plus charmante façon de voyager. Le pays se déroule à vos yeux comme une série de dissolving views; en même temps, on peut lire ou causer. J'entre en relation avec un étudiant originaire de Laybach. Il va visiter la Bulgarie pour apprendre à connaître des frères éloignés. Il m'entretient du mouvement national dans sa patrie. «À côté, me dit-il, des revendications des Croates, amères, ardentes, violentes même, le mouvement national parmi mes compatriotes, les Slovènes, est plus calme, moins bruyant, mais il n'en est pas moins décidé; et il a acquis une force que les Allemands ne parviendront plus à comprimer.

«Les Slovènes, le rameau slave le plus anciennement établi en Europe, occupaient tout ce vaste territoire qui comprend la Styrie, la Croatie et toute la péninsule balkanique, sauf ce qui était habité par les Grecs. Plus tard sont venus se mêler à eux, d'abord les Croato-Serbes, puis des Touraniens, les Bulgares, que le mélange des races a slavisés. Dans les premiers siècles du moyen-âge, les barons allemands conquirent et se partagèrent notre pays; des colonies allemandes y pénétrèrent, et ainsi, les trois quarts de la Styrie ne sont plus aux Slovènes, mais ceux-ci forment encore la population presque exclusive de la Carniole. Dans ces deux provinces et en Carinthie, jusqu'aux environs de Trieste, leur nombre doit approcher de 2 millions. Le dialecte slovène, le plus pur des idiomes jougo-slaves, était devenu un patois parlé seulement par les paysans. La langue de l'administration, de la littérature, de la classe aisée, en un mot de la civilisation, était l'allemand. Toute la contrée semblait définitivement germanisée; mais en 1835, Louis Gai, en fondant le premier journal croate, le Hvratske Novine, donna le signal du réveil de la littérature nationale, qu'on appela illyrienne, dans l'espoir, aujourd'hui abandonné, que tous les Jougo-Slaves accepteraient cette dénomination. Après 1848, la concession du droit électoral amena la résurrection de la nationalité slovène, grâce à l'activité intellectuelle d'une légion de poètes, d'écrivains, de journalistes, d'instituteurs, et surtout d'ecclésiastiques, ceux-ci voyant dans l'idiome national une barrière contre l'envahissement de la libre-pensée germanique. Aujourd'hui, les Slovènes ont la majorité dans la diète de la Carniole. Le slovène est devenu la langue de l'école, de la chaire et même de l'administration provinciale. L'allemand n'est plus employé que pour les relations avec Vienne, et les pièces officielles sont publiées dans les deux langues. En Styrie, les Slovènes, qui occupent le midi de la province, parviennent à envoyer à la diète une dizaine de députés qui, en toutes circonstances, défendent les droits de leur langue nationale. Celle-ci est parfaitement représentée à l'université de Gratz, dans la chaire de philologie slave, par M. Krek, l'auteur d'un livre très estimé: Introduction à l'histoire des littératures slaves

Je demande à mon étudiant quelles sont les visées du parti national slovène pour l'avenir. Désire-t-il la constitution d'une province séparée ayant pour limites celles de sa langue? Aspire-t-il à une réunion avec la Croatie? Espère-t-il la réalisation de la grande idée jougo-slave sous la forme d'une fédération embrassant Slovènes, Croates, Serbes et Bulgares? Accepterait-il le panslavisme?—«Le panslavisme, répond mon interlocuteur, n'est plus qu'un mot vide de sens, depuis que les Slaves voient qu'ils peuvent conserver leur nationalité au sein de l'empire austro-hongrois. Les aspirations panslavistes, rapportées du fameux congrès ethnographique de Moscou de 1868, se sont complètement évanouies. Oui, sans doute, nous espérons qu'un jour une grande confédération jougo-slave s'étendra de Constantinople à Laybach et de la Save à la mer Egée. C'est là notre idéal, et chaque rameau de notre race doit en préparer la réalisation. Nous verrions, en attendant, avec plaisir la Slovénie réunie à la Croatie, car la langue parlée dans les deux pays est presque la même. Mais l'essentiel est de fortifier le sentiment national, en faisant de plus en plus de notre langue un instrument de civilisation et de haute culture. Tout progrès des lumières est une garantie de notre avenir.

Le Danube donne vraiment l'impression d'un grand fleuve. Mais quel contraste avec le Rhin! Tandis que la rivière qui baigne Manheim, Mayence, Coblence, Cologne, avec ses deux voies ferrées latérales et ses innombrables bateaux de toute forme, réalise bien l'idée du «chemin qui marche», transportant d'innombrables masses de voyageurs et de marchandises, le magnifique Danube passe à travers des solitudes et ne semble employé qu'à faire tourner les roues des moulins à farine que portent des radeaux. D'où vient la différence? C'est que le Rhin coule vers l'occident et aboutit aux marchés de la Hollande et de l'Angleterre, tandis que le Danube porte ses eaux à la mer Noire, c'est-à-dire vers les contrées naguère encore frappées de malédiction par l'occupation turque. Entre Vukovar et Semlin, la rive gauche, du côté de la Hongrie, est basse, à moitié inondée, presque toujours bordée de saules et de peupliers, tandis que sur la rive droite, du côté de la Slavonie, les hauteurs de la Fiska-Gora forment des berges hautes et escarpées, dont le terrain rougeâtre se dérobe sous un massif continu de chênes et de hêtres.

Les moulins flottants que l'on rencontre à chaque instant sur le fleuve appartiennent la plupart à des juifs, comme l'indiquent les noms sémitiques des propriétaires: Jacob, Salomon, etc. En Hongrie, le commerce des blés et des farines est presque entièrement entre leurs mains, parce qu'ils sont mieux renseignés que leurs concurrents. Ceux-ci, au lieu de s'en plaindre, n'ont qu'à les imiter. À Illok, un vieux château fort crénelé domine la berge du haut d'une colline escarpée. Près de Palanka, petite ville aux maisons blanches, dans une île ceinte de saules, paît un grand troupeau de chevaux qui fait penser aux Pampas. A Kaménitz, un immense bâtiment, reflète, dans ses innombrables fenêtres, les rayons dorés du soleil qui s'abaisse. C'est un collège qu'on a dû évacuer, me dit-on, à cause de la malaria.

A Peterwardein, j'admire les merveilles de l'industrie. Le chemin de fer direct de Pesth à Belgrade, qui aboutira à Constantinople, franchit le Danube sur un pont de deux arches, construit par la Société de Fives-Lille, puis passe en tunnel sous la vieille forteresse reconstruite par le prince Eugène. Après que le fleuve principal a reçu la Thisza, il s'élargit beaucoup et prend des aspects de Mississipi.

A l'arrivée à Belgrade, le voyageur est soumis à une formalité vexatoire, la demande des passeports, abolie partout ailleurs, même par ce temps de nihilistes. Est-ce pour épargner à la Russie l'humiliation d'entendre dire qu'elle est seule à conserver cette exigence démodée et inutile? La réflexion qui vient aussitôt à l'esprit n'est pas flatteuse.

Il est cependant évident que les conspirateurs ne seront pas assez niais pour arriver en Serbie par les bateaux, où ils sont passés en revue pendant tout un jour, et d'où ils ne sortent que pour traverser la douane. Ils entreront par les frontières de terre, partout ouvertes et non gardées. Il peut convenir à la Russie d'être rébarbative, puisqu'elle ne désire pas attirer les étrangers, mais la Serbie, qui les appelle et les reçoit de la façon la plus hospitalière, ne devrait pas se montrer à eux, tout d'abord, sous l'aspect revêche et vexatoire d'un gendarme.

Je descends au Grand-Hôtel, construit jadis par le prince Michel. C'est un immense bâtiment, dont les chambres ont les proportions des salles de réception du palais des doges. Quand je suis venu ici en 1867, j'y étais presque seul. Aujourd'hui, l'hôtel est rempli, et aux petites tables où l'on dîne séparément, comme en Autriche, c'est à peine si je puis trouver place. Cela seul indique combien tout est changé. La ville aussi est transformée. Une grande rue occupe l'arête de la colline, entre le Danube et la Save, et aboutit à la citadelle, qui domine le fleuve sur un promontoire escarpé. Elle est maintenant garnie des deux côtés de hautes maisons à deux ou trois étages, avec des boutiques au premier, dont les étalages exhibent, derrière de grandes glaces, exactement les mêmes objets que chez nous: quincaillerie, étoffes de toute espèce, chapeaux, antiquités, habits tout faits, chaussures, photographies, livres et papier. Les petites échoppes basses et les cafés turcs ont disparu. Rien ne rappelle plus l'Orient: on se croirait en Autriche. A l'endroit où la rue s'élargit et devient un boulevard planté d'une double rangée d'arbres, s'élèvent une statue équestre du prince Michel, dont le nom et le portrait se retrouvent partout dans le pays, et un théâtre de style italien, dont les lignes classiques ne manquent pas d'élégance. Une subvention de 40,000 francs permet d'entretenir une troupe et de jouer parfois des pièces nationales, mais surtout des traductions en serbe d'ouvrages français ou allemands.

Sur le glacis de la forteresse, qui s'appelle Kalimegdan, on a planté un jardin public où, les soirs d'été, les habitants viennent se promener aux sons de la musique militaire, en contemplant le magnifique panorama qui se déroule au pied de ces hauteurs. On y aperçoit, semblable à un lac, le confluent des deux grands fleuves: d'un côté, la Save arrivant de l'ouest; de l'autre, le Danube descendant à l'est vers les gorges sauvages de Basiasch, et au nord, les plaines à moitié submergées de la Hongrie se perdant, à l'horizon, dans un lointain infini. C'est sur ce glacis que les Turcs empalaient leurs victimes. Que de souvenirs horribles, que de récits de massacres et de supplices me reviennent à la mémoire! Je visitai la citadelle en 1867, quand les troupes ottomanes venaient de l'évacuer, et j'y ramassai des petits carrés de papier, sur lesquels étaient inscrits trois mots arabes: «O Siméon combattant (contre les infidèles);» vaine protestation de l'islamisme qui battait en retraite. L'odieux bombardement de 1862 avait décidé l'Europe à intervenir pour mettre un terme à une situation intolérable. L'ancien quartier turc qui s'étendait le long du Danube était complètement désert; tous les habitants étaient partis, abandonnant leurs maisons. Aujourd'hui, elles ont été rasées et les juifs espagnols y ont bâti des demeures nouvelles. De la domination musulmane, il ne reste presque plus de traces: quelques fontaines avec des inscriptions arabes et une mosquée qui tombe en ruines. Il y avait un grand nombre de mosquées jadis, et le traité d'évacuation stipulait qu'elles seraient respectées. Mais comme nul ne les répare, le temps fait son œuvre: elles s'écroulent; bientôt il n'en restera plus une seule. C'est dommage. Le gouvernement serbe devrait en conserver une, comme souvenir d'un passé dramatique et comme ornement architectural. Voyez avec quelle rapidité recule la domination ottomane! Récemment encore, elle s'étendait sur toute la rive droite du Danube et de la Save et nominalement jusqu'en Roumanie, en plein cœur de l'Europe; maintenant, elle est rejetée au delà des Balkans, où elle n'exerce même plus qu'une autorité nominale.

Sur les deux penchants de la colline centrale, vers le Danube et vers la Save, on a bâti des rues nouvelles, composées exclusivement de maisons-villas, fort élégantes, mais n'ayant qu'un rez-de-chaussée. Elles ont un jardin, une grande cour et de vastes dépendances: le tout occupe une superficie très étendue et procure beaucoup d'air et de lumière. Toutes les constructions neuves et vieilles sont fraîchement badigeonnées en couleurs claires, ce qui fait que la capitale de la Serbie continue à mériter son nom de Beo Grad, blanche ville.

De ma fenêtre, je vois les cours d'une école moyenne. Les élèves sont habillés comme chez nous et jouent les mêmes jeux. Cependant il y aurait à faire, en Serbie, une étude spéciale sur les chants populaires qui accompagnent souvent les jeux d'enfants, ainsi que l'a fait M. Pitre pour la Sicile, où il a retrouvé l'écho des plus anciens mythes de la race aryenne. Ceux qui dirigent l'enseignement ont à s'occuper des jeux sous un autre rapport. Avec les programmes surchargés que l'on adopte partout, il n'y a plus de place pour les récréations et les exercices musculaires. Les élèves des classes supérieures croient que jouer est en dessous de leur dignité. Ils se promènent, causent et discutent. Les cerveaux sont surmenés, la vigueur physique diminue, et l'anémie ravage les générations nouvelles. Quelques quarts d'heure de gymnastique réglementaire ne sont pas un remède suffisant. Il faut les jeux en plein air, qui vivifient le sang, fortifient les muscles, donnent du sang-froid, de la décision, du coup d'œil, comme le cricket en Angleterre et les barres ou la paume en France. Récréation, mot français admirable, qu'il faudrait savoir réaliser dans l'éducation. Comme les anciens, les Grecs surtout, avaient bien compris l'art de développer l'être humain tout entier, moralement, intellectuellement, physiquement! Dans ces incomparables institutions, les Bains romains, où, à côté des salles de conférences, dissertaient les philosophes, on trouvait la bibliothèque pour l'étude et l'arène pour la lutte et le pugilat. Les Anglais seuls ont imité les anciens en ceci. Leurs universités, à vrai dire, forment beaucoup plus de jeunes hommes vigoureux que de savants, et les étudiants consacrent toutes leurs après-midi à des jeux athlétiques. Les jeunes filles qui suivent les cours universitaires veulent imiter cet exemple. Récemment, à Cambridge, au collège féminin de Newham, dirigé par Mlle Hélène Gladstone, je voyais le programme d'un grand match de lawn-tennis entre cet établissement et celui de Girton. Me serait-il permis de recommander au ministère de l'instruction de Serbie, et peut-être à ceux de plus d'un autre pays, l'examen de cette question: Quelle place les jeux et les récréations doivent-ils occuper dans l'éducation intégrale?

La reine Nathalie pourrait donner un prix au meilleur mémoire à faire sur ce sujet, car elle aime beaucoup les jeux en plein air. Le soir, en prenant le thé chez le secrétaire de la légation de France, dont la maison faisait face au jardin du palais, nous entendions cogner les boules du croquet, quand, le soleil couché, il faisait déjà obscur.

Je visite quelques écoles: même aspect que chez nous et même encombrement de matières dans l'enseignement moyen. Voici la liste des matières enseignées dans les gymnases serbes: Latin, français, allemand, langue serbe et vieux slave, histoire de la littérature nationale, géographie, cosmographie, histoire générale et histoire de Serbie, botanique, zoologie, minéralogie, géologie, physique, chimie, biologie, anthropologie, arithmétique, algèbre, géométrie, géométrie descriptive, dessin, sténographie, gymnastique, musique et chant; jusqu'à trente-huit heures de leçons par semaine, parmi lesquelles, heureusement,—et j'en fais compliment à la Serbie,—trois heures de gymnastique et deux heures de chant. Le grec est supprimé. Pour ce qu'on en apprend chez nous, on ne ferait pas mal d'y renoncer aussi. Cette accumulation de branches enseignées, qui usent et fatiguent les jeunes cerveaux, provient du raisonnement suivant, auquel il est difficile de répondre: Les mathématiques sont indispensables et les langues anciennes ne le sont pas moins, car elles forment le goût, le style et la pensée; puis est-il permis aujourd'hui de ne pas connaître quelques langues étrangères et de ne rien savoir des phénomènes naturels au sein desquels nous vivons et de l'organisation de notre propre corps, qui nous tient, certes, d'assez près?

La Serbie entretient trois gymnases complets et vingt «demi-gymnases», où toutes les branches ne sont pas enseignées; elle y consacre environ un demi-million de francs, ce qui est assez satisfaisant. Le gymnase de Belgrade a 620 élèves et celui de Kragoujevatz 357, ce qui prouve qu'il existe déjà des gens ayant le désir de faire instruire leurs enfants. Je suis reçu au ministère de l'instruction publique par M. Novakovitch, qui en tient le portefeuille, et par le chef de bureau, M. Militchevitch, qui est entièrement dévoué à ses importantes fonctions. Ils me remettent le texte de la nouvelle loi du 12 janvier 1883 sur l'instruction primaire et les tableaux qui résument la situation actuelle.

En 1883, on comptait dans le royaume, y compris les nouvelles provinces, 618 écoles, avec 821 instituteurs et institutrices, et 36,314 élèves des deux sexes. Pour une population de 1,750,000, cela ne fait que 1 élève sur 48 habitants ou 2 p. c. de la population, ce qui est extrêmement peu.

Il existe dans le pays deux villes de plus de 20,000 habitants: Belgrade et Nisch; 8 de 5,000 à 10,000 et 43 de 2,000 à 5,000, plus 930 bourgs et villages de 500 à 2,000 et 1,270 petits hameaux de 200 à 500 habitants. Puisqu'il n'y a en tout que 618 écoles, il s'ensuit qu'il y a même de gros villages qui n'en ont pas jusqu'à présent. On a fait plus relativement pour l'enseignement moyen, et c'est un tort: on multiplie ainsi les chercheurs de places. Dans un pays agricole et démocratique comme l'est la Serbie, il faut imiter la Suisse et instruire le cultivateur, car il est le vrai producteur de la richesse. Le ministère progressiste l'a compris. M. Novakovitch a obtenu de la Skoupchtina la loi récente, qui est aussi complète et aussi énergique qu'on peut le désirer. Elle est empruntée à la législation scolaire des États les plus avancés sous ce rapport, la Saxe et les pays Scandinaves. Rien n'y manque: enseignement obligatoire pendant six années, de sept à treize ans, plus deux années complémentaires; obligation pour toute commune scolaire de fournir les locaux, le matériel de classe, les livres, pour l'instituteur un traitement convenable avec maison, jardin d'un arpent, bois de chauffage et une pension de retraite commençant à 40 p. c, après vingt ans de service, et s'élevant, par une majoration de 2 p. c. par année supplémentaire, jusqu'à la totalité du traitement; inspection annuelle de toutes les écoles; examens des élèves, fonds scolaire et impôt scolaire spécial payable par tous les contribuables. Le ministre nomme les instituteurs communaux et n'autorise l'ouverture d'écoles privées qu'à des conditions très sévères. Si la Serbie parvient à mettre à exécution une loi pareille, elle pourra en être fière, mais il faudra beaucoup d'argent. L'État devrait, comme aux États-Unis, concéder au fonds scolaire une grande partie des terres publiques; c'est le meilleur usage qu'on en puisse faire.

Le ministère progressiste a fait adopter récemment une réorganisation complète de l'armée, due au général Nikolitch. Elle donnera une force d'environ 17,000 hommes de toutes armes sur pied de paix et de 80,000 sur pied de guerre. En 1883, les dépenses militaires se sont élevées à 10,305,326 francs. La Serbie a fait de grands sacrifices pour son armement. Récemment elle s'est fait livrer 100,000 fusils Mauser-Milovanovitch au prix de 72 francs pièce. Elle a aussi commandé des canons de Bange, dont les essais à Belgrade ont été extraordinairement satisfaisants, prétend-on. Le service est obligatoire pour tous les hommes valides jusqu'à l'âge de 50 ans; dans le premier ban, de 20 à 30; dans le second, de 30 à 37; dans le troisième, de 39 à 50 ans. Dans le cadre permanent, la durée du service est de deux ans.

—Le dimanche, j'entre dans la cathédrale du rite orthodoxe, qui, avec ses clochetons en forme de bulbes et sa façade style italien, a très grand air. On entrevoit encore la trace des boulets turcs de 1862. L'intérieur n'offre rien de curieux, sauf l'iconostase, couverte de grandes figures de saints sur fond d'or; elle forme une haute paroi, derrière laquelle les officiants disent la messe. Le nombre des fidèles est très restreint: quelques femmes qui embrassent les images des saints et allument des cierges, presque pas d'hommes. Si la foi n'est pas morte, les pratiques paraissent très négligées. Un volontaire italien, M. Barbanti Brodano, qui a fait la guerre de 1875 en Serbie, rapporte, dans un volume de souvenirs très vivement écrit et intitulé sulla Drina, qu'il a été très frappé de rencontrer si peu d'églises en ce pays. Sept ou huit hameaux n'en ont qu'une seule, située à une grande distance et d'apparence plus que modeste. Grande différence, remarque-t-il, avec l'Italie, où chapelles, oratoires et églises abondent. Le fait est que la statistique nous apprend qu'il n'y a que 972 paroisses pour 2,253 villes, villages et hameaux.

Les évêques seuls (il y en a cinq) reçoivent un traitement de l'État. Les popes sont entretenus par les fidèles. D'après une loi récente, outre le casuel, ils ont droit à 2 francs par tête de contribuable. Beaucoup ont famille, car ils peuvent se marier avant d'être consacrés diacres. Ils ne sont pas forts en théologie; les études au séminaire ont été, jusqu'à présent, très négligées; beaucoup, dit-on, ne comprennent pas le vieux slave des offices; mais le peuple les aime, parce qu'ils cultivent eux-mêmes leur champ, qu'ils partagent les sentiments populaires et qu'ils ne visent nullement à une prééminence théocratique. Ils n'exercent en aucune façon sur leurs ouailles cette influence en matière politique que le prêtre catholique a conservée sur les campagnards, dans les pays de foi, comme l'Irlande, le Tyrol ou la Belgique. Ceci est important pour les élections.

Les églises du rite oriental ne sont pas toujours ouvertes, comme celles des catholiques. Elles ne le sont, comme chez les protestants, que les jours de fêtes, à l'heure des services. L'unitairien Channing, peu porté cependant aux pratiques dévotes, préfère l'usage catholique. L'Évangile dit sans doute: «Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père en secret»; mais à moins de nier toute influence des choses extérieures, il faut bien admettre que l'âme s'élèvera plus aisément vers Dieu dans un temple et parmi les symboles qui le rappellent, qu'entre quatre murs nus. Les orthodoxes, trouvant presque toujours closes les portes de leurs lieux de culte, en oublient facilement le chemin.

Je fais visite au métropolite, Mgr Mraovitch. Il est le chef de l'Église nationale de Serbie, depuis qu'à la suite du traité de Berlin celle-ci s'est affranchie du patriarcat de Constantinople et que, comme le disait le message princier à la Skoupchtina, elle est redevenue indépendante, telle que l'avait constituée saint Sabbas. La nomination de Mgr Mraovitch s'est faite à la suite d'un grand événement politique, car il a éloigné la Serbie de la Russie, pour la rapprocher plus intimement de l'Autriche. Un impôt ayant été établi sur la fortune présumée, on a voulu l'appliquer aussi au clergé. Celui qui se fait moine doit payer 100 francs, puis 150 francs s'il est élevé au rang de jeromonach, 300 francs s'il devient igumène. Le précédent métropolite Michel a protesté et a refusé le paiement de l'impôt, parce qu'il portait atteinte au droit de l'église. «Comment, disait-il dans une lettre adressée au ministre des finances, l'État peut-il mettre une taxe sur des vœux et des dignités monastiques qu'il fait profession d'ignorer? Ce serait à l'Église à exiger cet impôt au profit de l'État; mais alors l'Église vendrait les fonctions religieuses, ce qui est un péché et une violation des constitutions ecclésiastiques; ce serait de la simonie.» On affirmait qu'il était l'agent de la Russie et qu'il faisait de la propagande pour les cercles moscovites de Moscou. Le gouvernement répondit que personne n'a le droit de désobéir aux lois, pas plus le clergé et son chef que les autres citoyens, et il déposa le métropolite, en désignant son successeur. N'a-t-il pas outre-passé ses pouvoirs? D'après la loi canonique, le métropolite est nommé par le synode, que convoque à cette fin l'évêque le plus ancien; mais la nomination doit être approuvée par le prince. Ceci implique-t-il pour l'État le droit de révocation? Adhuc sub judice lis est.

Les amis de l'ancien archevêque et le parti russe avaient compté que tout le clergé aurait violemment pris fait et cause pour lui: il n'en a rien été. Les popes orthodoxes n'ont pas l'ardeur belliqueuse des prêtres catholiques. Ce n'est pas eux qui auraient amené M. de Bismarck à Canossa. Soit indifférence, soit crainte du bras séculier, ils se sont tus; mais en Russie, l'opinion et même le gouvernement ont été vivement froissés par cet incident, qu'on attribuait à tort, me dit-on, aux inspirations de l'Autriche. Quand je me trouvai à Belgrade, l'affaire semblait terminée.

Le nouveau métropolite, Mgr Mraovitch, est un petit vieillard, dont les longs cheveux blancs retombent sur les épaules et dont les yeux gris ne manquent pas de finesse. Je me permis de lui demander si ses ouailles étaient partout aussi peu assidues à l'église qu'à Belgrade. «A la campagne, me dit-il, vous auriez trouvé plus de monde à la messe. Cependant les campagnards ne se piquent pas d'y aller régulièrement. Je le regrette, mais ils sont néanmoins bons chrétiens et surtout très attachés à leur religion, qui est intimement liée à toutes les fêtes de famille et qui, à leurs yeux, se confond avec le sentiment national. Pendant des siècles, nous avons été foulés par les musulmans et dépouillés par les prélats phanariotes, et cependant, nous n'avons pas eu d'apostasies.—Votre culte, lui dis-je, autorise le divorce; n'en abuse-t-on pas?—Nullement, me répond-il; mais on prétend qu'il n'en est pas de même à Bucharest.» Le métropolite habite un grand palais en face de la cathédrale; l'ameublement n'a rien de luxueux. A côté se trouve le séminaire. Tous les habitants de la Serbie professent le culte orthodoxe, sauf trois mille juifs, d'origine et de langue espagnoles, et environ quinze mille catholiques, la plupart étrangers. Ceux-ci relèvent de l'évêque de Diakovar, dont l'autorité s'étend sur la Serbie, comme précédemment sur la Bosnie.

Dans tout l'Orient, les questions religieuses ont une grande importance, parce qu'elles sont intimement liées aux rivalités des races et, par conséquent, aux divergences politiques. Je rencontre à l'hôtel un propriétaire roumain de la Bessarabie, qui me donne quelques détails sur les luttes confessionnelles et ethniques dont son pays est le théâtre. La grande majorité de la population est ruthène et roumaine; elle professe par conséquent le culte grec orthodoxe. Mais depuis quelque temps, les Polonais, qui possèdent des propriétés en Bessarabie, et les jésuites qui s'y sont établis, font une propagande active. L'ancien archevêque catholique de Varsovie Félinski, revenu de son exil en Sibérie, s'est fixé à Czernowitz; il y est le centre de l'activité ultramontaine. Un couvent d'Ursulines essaye de faire des conversions en donnant l'instruction aux jeunes filles. Les Polonais de la Galicie rêvent de s'annexer un jour la Bessarabie et, pour y arriver, peu à peu ils s'efforcent de poloniser et d'amener au catholicisme les populations du rite oriental. Récemment, l'archevêque orthodoxe Morariu Andriewitch a publié un mandement très vif pour se plaindre de ces menées, qui, dit-il, menacent la paix et la liberté de conscience de ses ouailles. Ce prélat est un très grand personnage. Il occupe un vaste palais qui domine tout Czernowitz, dont il est le plus beau monument. Avec les vives couleurs de ses fresques et ses ornements dorés, il rappelle les splendeurs de Byzance.

L'Autriche a évidemment intérêt à contenir les intrigues des convertisseurs jésuites qui irritent les populations. Si elles croyaient que le gouvernement aux mains des ultramontains leur est hostile, elles tourneraient les yeux vers la Russie.

—Je trouve ici avec grand plaisir notre ministre, mon collègue à l'Académie de Bruxelles, M. Émile de Borchgrave, qui a écrit une savante étude sur les colonies flamandes et saxonnes de la Transylvanie, et un excellent livre sur la Serbie qui m'a beaucoup aidé dans mes recherches, ainsi que les rapports de M. Alexandre Mason, secrétaire de la légation anglaise.

M. de Borchgrave me conduit chez le roi. Je l'avais vu souvent lorsqu'il faisait ses études à Paris, chez mon ancien maître François Huet. Il était alors un bel adolescent, aux yeux de flamme, déjà très fier de son pays. «Voyez, me dit-il un jour en m'apportant un journal où l'on faisait l'éloge de la Serbie, lisez ceci! On ne dira plus maintenant que nous sommes des barbares.» Après dix-huit ans, au lieu du jeune collégien, je retrouve un superbe cavalier, très grand, très fort et qui s'appelle Milan Ier, roi de Serbie. Quel changement de toutes façons! Il a conservé le souvenir le plus affectueux de la France et de M. et de Mme Huet, qui ont été pour lui comme un père et une mère. C'est en 1868 qu'il a été appelé brusquement à succéder à son cousin le prince Michel, assassiné dans le parc de Topchidéré.

C'est dans cette visite au palais, que je fais connaissance avec une coutume orientale que les Serbes ont conservée. Un domestique nous apporte, sur un plateau d'argent, une coupe contenant de la confiture de roses et pour chacun de nous un verre d'eau. Chacun prend une cuillerée de la confiture et quelques gorgées d'eau: la communion de l'hospitalité est faite. Le roi est très occupé de son budget, qu'il connaît jusque dans ses menus détails. Il est satisfait d'avoir vu passer les recettes de 13 millions en 1868, année de son arrivée au pouvoir, à 34 millions en 1883. «Et nous n'en resterons pas là, ajoute-t-il, car les impôts sont mal assis. Ils pourraient rendre le double, sans accabler les contribuables.»—Je me permets de remarquer que le gonflement des budgets est une maladie propre à tous les États modernes, mais qu'il faut la combattre, sous peine de la voir devenir mortelle.

Le fait est que le système financier est encore très primitif. L'impôt direct est fixé, non sur la terre, mais par «tête contributive», porezka glava. Le maximum de cette taxe est, pour les villages, de 15 thalaris de Marie-Thérèse, valant 4 fr. 80 c., de 30 thalaris pour les villes et de 60 pour Belgrade. 6 thalaris, ou environ 30 francs, telle est la contribution moyenne, dont 3 comme capitation et 3 comme taxe sur la fortune présumée. Il existe un grand nombre de classes et chacun est placé dans l'une d'elles, d'après son revenu. Les ouvriers payent une capitation annuelle qui varie de 2 fr. 40 c. à 9 fr. 60 c., d'après leur salaire. L'impôt direct est perçu au profit de l'État par la commune, qui en fait la répartition entre ses habitants. Il a produit, en 1883, environ 12 millions. Les impôts indirects ont donné 2 millions, les domaines 2 millions, les taxes diverses, timbres, enregistrement, encore 2 millions. Les communes peuvent percevoir aussi une taxe établie sur la même base que l'impôt direct au profit de l'État; mais elle ne peut en dépasser le quart dans les villages, le tiers dans les villes, la moitié à Belgrade.

Je transcris ici, à titre d'information précise, une quittance des contributions annuelles d'un habitant de Belgrade appartenant à la onzième classe des contribuables, et il y en a quarante: impôt direct pour l'État, 30 fr. 32 c.; fonds des écoles, 2 fr. 50 c.; fonds des hôpitaux, 1 fr. 60 c.; pour le clergé, 2 francs; pour la commune, 13 fr. 48 c.; pour les pauvres, 1 fr. 90 c.; pour l'armement, 1 franc; pour les invalides, 2 francs; pour l'amortissement de la dette publique, 4 francs. Total: 58 fr. 80 c.—Cela fait un peu l'effet de la note de l'apothicaire du Malade imaginaire; mais j'y vois ce grand avantage que chacun sait pour quel objet il paye. Il en est de même en Angleterre, où l'on doit payer un certain nombre de pence par livre sterling de revenu pour les écoles, pour les routes, pour l'éclairage, etc. Le contrôle est plus facile, et le contribuable est plus provoqué à l'exercer qu'avec nos versements en bloc constituant une masse, où nos gouvernants puisent, suivant les prévisions du budget, et où personne ne se retrouve, sauf peut-être MM. Léon Say et Paul Leroy-Beaulieu, tandis que ce rôle de Belgrade est intelligible pour un enfant. Tout ce qui peut brider la fureur des dépenses publiques est excellent; mais est-il moyen d'y arriver? Certes, en Serbie, il vaudrait mieux introduire un impôt foncier sur la terre, basé sur un cadastre indiquant l'étendue, la qualité et le revenu des parcelles; seulement, il serait à craindre qu'on n'en profitât pour exiger davantage, et c'est toujours l'armée qui consommerait improductivement tout ce qui serait enlevé aux cultivateurs.

—Le roi m'invite à déjeuner pour aller ensuite assister à une fête de village. L'ancien palais princier, le Konak, est une villa à un étage, séparée de la rue par une grille et un jardin qui se prolonge en arrière en un parc bien ombragé. L'ameublement, sans luxe tapageur, rappelle celui d'une habitation de campagne d'un lord anglais. La reine Nathalie est la fille du colonel russe Kechko, boyard de la Bessarabie, et d'une princesse Stourdza, Roumaine; elle est ainsi cousine du roi Milan. Elle descend de l'antique famille provençale des Baulx, Balsa en italien et en roumain. Plusieurs chevaliers de la famille des Baulx accompagnèrent Charles d'Anjou quand il fit la conquête de Naples; d'autres vinrent se fixer en Serbie à l'époque où Hélène de Courtnay y était reine. Adelaïs, Laurette et Phanette des Baulx furent chantées par les troubadours, et l'ancien castel de Baulx existe encore près d'Arles. La reine est d'une beauté qui a fait événement dans sa visite récente à Florence, où elle est née; grande, élancée, un port de déesse sur les nues, un teint chaud, éblouissant, et de grands yeux veloutés de Valaque. L'unique enfant, le prince Alexandre, qui apparaît avant qu'on ne se mette à table, a sept ans. Il est plein de vie et ressemble à ses parents, ce dont il n'a pas lieu de se plaindre. Quelle sera sa destinée? Deviendra-t-il le nouveau Douchan de l'empire serbe? Est-ce à Constantinople qu'il ceindra un jour la couronne des anciens tsars? Dans ces pays en fermentation et en transformation, les rêves les plus audacieux se présentent involontairement à l'esprit. En attendant, à côté du Konak actuel, on construit un grand palais avec des dômes prétentieux, qu'on a eu le tort de faire avancer jusque dans l'alignement du boulevard même.

Le déjeuner est servi avec élégance et il sort des mains d'un bon cuisinier. La carte du menu est surmontée d'un écusson royal aux armes et avec la devise de la Serbie: Tempus et meum jus. Voici ce qui nous est offert: Bouillon, timbales de macaroni à la Lucullus, sterletons rôtis en matelote, côte de bœuf aux truffes, écrevisses de Laibach à la provençale, poulardes françaises, asperges à la polonaise, petits pois verts, bombe glacée de fraises. On me reprochera peut-être de ressembler à ce diplomate qui avait sur sa table plusieurs volumes de ses mémoires richement reliés et qui ne contenaient que les menus des dîners auxquels il avait assisté. Mais il est curieux de savoir ce que, dans chaque pays, mangent les hommes, depuis le paysan en sa chaumière jusqu'au prince sous ses lambris dorés; car cela donne une idée du bien-être national et des ressources locales. D'ailleurs, toute l'activité économique n'a-t-elle pas pour but d'apporter à tous de quoi se nourrir? Certes, Brillat-Savarin, qui était homme d'esprit, m'eût pardonné.

La reine me rappelle que j'ai écrit, dans la Revue des Deux Mondes, certain réquisitoire contre le luxe, qui doit me porter à condamner ces dépenses inutiles. «En effet, lui dis-je, je crois que c'est aux souverains à donner l'exemple de la simplicité et de l'économie. Partout les dépenses improductives ruinent les familles et les États.» Le roi et la reine parlent le français avec le meilleur accent. Après le café, on part pour le village où se célèbre la Slava. Il est situé au delà de Topchidéré, non loin de la Save. La route n'est pas en très bon état; mais nos chevaux hongrois nous entraînent au grand trot. Le premier aide de camp du roi, le lieutenant-colonel Franassovitch, m'explique ce que c'est que la Slava. Chaque famille comme chaque village a sa Slava: c'est la fête du saint qui en est le patron. Elle dure plusieurs jours; c'est une antique coutume, qui remonte à l'époque où la famille patriarcale vivait groupée sous le même toit. Aujourd'hui encore, elle se célèbre partout, même dans les villes. La maison se décore de feuillage et de fleurs. Un banquet réunit les plus proches parents, sous la présidence du chef de la famille. Un pain fait du plus pur froment est posé au centre de la table. Une croix y est imprimée en creux, au milieu de laquelle est fixé un cierge à trois branches, allumées en l'honneur de la Trinité. Le pope prononce une prière et appelle la bénédiction de Dieu sur toute la famille. Au dessert, les toasts et les chants se succèdent; les Serbes y excellent. En assistant à une Slava, ou à la fête des morts, on voit combien est encore puissant ici le sentiment familial. C'est un des caractères de toute société primitive, où le clan, le γένος, la gens, est la cellule sociale, l'alvéole au sein duquel se conserve et se développe la vie humaine.

Le village où nous arrivons n'est qu'un petit groupe de maisons basses, couvertes de chaume et cachées en des vergers de grands pruniers à fruits violets. Pas d'église; le centre est l'école. Sous la véranda, on a étendu un tapis et placé des fauteuils pour Leurs Majestés et leur suite. Le roi et la reine arrivent dans une légère Victoria, précédée d'un piquet de hussards portant un ravissant uniforme hongrois. Les paysans, rassemblés en foule, crient: Zivio! ce qui signifie: Vive! Je saisis sur le vif le contraste entre les mœurs anciennes et celles de l'Occident, qui s'introduisent rapidement. Le préfet et le sous-préfet, en habit noir et cravate blanche, s'avancent vers le roi et le saluent avec respect, gourmés et raides comme des fonctionnaires occidentaux. Le maire, presednik, avec son beau costume: veste brune soutachée de noir, larges culottes, jambières albanaises, s'approche, et, avec une aisance parfaite, adresse au roi son petit discours, en le tutoyant, suivant l'usage traditionnel. C'est la démocratie du temps de Milosch.

Quand nous avons pris place sur des fauteuils réservés, parmi les feuillages et les fleurs qui ornent le bâtiment de l'école, commence une cérémonie des plus caractéristiques. Les paysannes se dirigent en longue file vers la reine, et chacune, à son tour, lui donne sur les deux joues un retentissant baiser, qu'elle leur rend consciencieusement. Curieux tableau: la reine Nathalie porte un ravissant costume de campagne, qui fait ressortir toute l'élégance de sa taille, une robe de foulard bleu à pois blancs et un chapeau de paille garni de velours assorti; les paysannes sont vêtues d'une chemise brodée en laines de couleurs voyantes, avec un tablier tout couvert d'arabesques de tons très vifs et cependant harmonieux; sur la tête, un mouchoir rouge ou des fleurs et des sequins; autour du cou et de la ceinture, de lourds colliers formés de pièces d'or et d'argent. Toutes ces étoffes et ces broderies sont l'ouvrage de leurs mains. Chez la reine, toutes les distinctions de la civilisation moderne; chez ces femmes de la campagne, les idées, les croyances, les mœurs, les produits de l'industrie familiale, la personnification des civilisations primitives.

L'une de ces femmes, très âgée, mal vêtue, peu lavée, sentant cruellement l'ail, embrasse la reine quatre ou cinq fois et lui adresse un interminable discours. Le roi l'interrompt: «Voyons, que veux-tu?—Mon fils unique a été tué à la dernière guerre, répond-elle; j'ai donc droit à une pension et je ne la recois pas.—Presednik, reprend le roi, en s'adressant au maire, qui était resté à côté de lui, ceci te regarde. Qu'as-tu à dire?—Je dis que cette femme est à son aise et que, par conséquent, elle n'a pas droit à la pension.—Comment! réplique la vieille, mais une telle, du village voisin, a plus de terre que moi et elle à une pension.—Je n'ai pas à juger ce que font les autres, dit le maire; mais moi, je remplis mon devoir; je défends l'intérêt de mes contribuables.—Nous examinerons cela, reprend le roi; colonel Franassovitch, veuillez en prendre note.» Je me figure que c'est ainsi que saint Louis jugeait sous son chêne. Je vois en action l'antique souveraineté patriarcale.

Le roi me donne alors quelques détails sur l'organisation communale en Serbie. La commune, opchtina, jouit d'une autonomie complète dans les limites fixées par la loi. Les habitants nomment le conseil communal et le maire, sans nulle intervention du pouvoir central. Le nombre des membres formant le conseil dépend de la population de la commune; mais, pour toute décision, il faut au moins trois conseillers. Ceux-ci fixent souverainement le budget en recettes et en dépenses. Ceci est bien la commune primitive, telle qu'on la trouve encore en Suisse, en Norvège, dans le township américain, et telle qu'elle existait partout, avant que le pouvoir central soit venu restreindre sa compétence.

Voici qui tient encore aux libertés anciennes: la justice, en premier ressort, est toute communale. Le maire, presednik opchtiné, avec deux adjoints élus pour un an, forme un tribunal qui décide de toutes les contestations jusqu'à la somme de 200 francs et qui juge, en matière pénale, les délits de simple police. Des décisions de ce tribunal, il peut être appelé devant une commission, composée de cinq membres, élus tous les trois mois. Une loi récente a limité un peu la compétence de ce tribunal de village. Les conseils communaux choisissent aussi des jurés qui font partie de la cour d'assises pour juger les accusés habitant leur commune. Dans tout notre Occident, au moyen-âge, les échevins communaux exerçaient également des fonctions judiciaires. En Serbie, au-dessus des tribunaux locaux, s'étagent un tribunal de première instance par département, une cour d'appel et une cour de cassation. Cette organisation est empruntée à la France. Afin que tout marche d'une façon plus méthodique et plus uniforme, on veut étendre les pouvoirs de l'autorité centrale, au détriment de l'autonomie locale. C'est un progrès à rebours; car, dans notre Occident, on s'accorde à constater les avantages de la décentralisation, et si l'on pouvait avoir la commune comme aux États-Unis ou en Serbie, on s'estimerait heureux.

Près de l'école, je remarque une construction en bois de forme étrange: c'est un gerbier en clayonnage, très long, élevé sur des pieux, à un mètre du sol, et recouvert d'un épais toit de chaume. «C'est là, me dit le roi, un de nos greniers d'abondance pour les temps de guerre. Encore une de nos vieilles coutumes. Chaque commune est tenue d'avoir un gerbier pareil, et tout chef de famille doit y verser, chaque année, 150 okas, soit environ 182 kilogrammes de maïs ou de blé. En temps ordinaire, nous avons ainsi 60 à 70 millions de kilogrammes de blé, pour les distribuer aux habitants, en cas de disette, ou quand les hommes doivent se mettre en campagne.»

Mais voici le kolo qui se met en branle. Le kolo, en bulgare koro, le choros grec, est la danse nationale des Slaves. Un cercle immense se forme, d'hommes et de femmes, alternativement. Ils se donnent la main ou se prennent par la taille. Au centre, les tsiganes jouent les airs nationaux. La ronde tourne lentement, en décrivant des méandres. Le pas consiste en de petits bonds sur place, sans entrain. La musique est douce, presque mélancolique, nullement entraînante. Quelle différence avec les tsardas hongroises, aux emportements affolés, aux fougues furieuses! Mais les couleurs du tableau sont d'une vivacité merveilleuse. Les hussards de l'escorte royale sont venus prendre place dans la file, qui tourne, tourne toujours; puis sont accourues des jeunes filles tsiganes, vêtues d'étoffes rouges et jaunes. Parmi les danseurs et la foule qui les entoure, tous, hommes et femmes, portent le costume national, si pittoresque, si éclatant de tons. De vieux chênes projettent leur ombre sur la vaste cour. Pas un ivrogne; je ne vois guère boire que de l'eau. Aucun cri grossier. La fête se poursuit avec une convenance parfaite. Tous ces paysans ont une grande distinction naturelle et une dignité d'homme libre. Rien n'est vulgaire. Je n'ai jamais vu une scène de mœurs où tout fût d'une couleur locale aussi complète.

Nous rentrons par Topchidéré, qui est le bois de Boulogne de Belgrade. Des promenades y serpentent sous de beaux ombrages, au bord d'un petit ruisseau coulant à travers les prairies d'une vallée verdoyante. Ici se trouve la maison qu'occupait Milosch et le vaste parc aux Daims, où a été assassiné le prince Michel. Je dîne chez notre ministre, avec quelques diplomates. Parmi ceux-ci se trouve le comte Sala, qui fait l'intérim à la légation française. La comtesse, une Américaine parisienne, est étincelante d'esprit et de beauté. Je reste tard pour causer avec M. de Borchgrave de la situation économique du pays, qu'il connaît à fond. J'emprunte aussi quelques détails à un rapport très bien fait de M. Mason, secrétaire de la légation anglaise.

Nul pays ne mérite mieux d'être appelé une démocratie que la Serbie. Les begs turcs ayant été tués ou chassés dans les longues guerres de l'indépendance, les paysans serbes se sont trouvés propriétaires absolus des terres qu'ils occupaient, sans personne au-dessus d'eux. Il n'y a donc ici ni grands propriétaires ni aristocratie. Chaque famille possède le sol qu'elle cultive et en tire de quoi vivre avec les procédés de culture les plus imparfaits. Le prolétariat était inconnu autrefois, grâce aux zadrugas, ou communautés de famille, qui, comme nous l'avons vu, subsistaient sur un fonds inaliénable, héritage en mainmorte, et ensuite grâce à une loi excellente qui interdit la vente, même au profit des créanciers, de la maison, de cinq arpents de terre (environ deux hectares et demi), du cheval, du bœuf et des outils aratoires nécessaires pour les cultiver.

Dans les campagnes, on ne trouve guère d'ouvriers, et, semblable en cela au Yankee, aucun Serbe ne consent à être domestique; même les cuisinières et les servantes viennent de la Croatie, de la Hongrie et de l'Autriche. Quand un cultivateur, avec l'aide de sa famille, ne peut suffire à couper ses foins ou ses blés, il s'adresse à ses voisins, qui viennent lui donner un coup de main, et la rentrée de la récolte est une occasion de fête. Cela s'appelle la moba. Point de salaire; service pour service, à charge de revanche. N'est-ce pas l'âge d'or? Malheureusement, ces fiers Serbes, qui, avant le récent désarmement, marchaient toujours armés, sont de très médiocres cultivateurs. Leur grossière charrue, toute en bois, avec un petit bout de soc en fer, traînée par quatre bœufs, déchire le sol, mais ne le retourne pas. Au maïs succède le froment ou le seigle, puis suit une jachère de plusieurs années. C'est à peine si le tiers de la superficie est en culture. La statistique de 1869, la dernière qui ait été publiée, ne donnait, pour 360,000 «têtes de contribuables», et pour mettre en mouvement 79,517 charrues grandes et petites, ralitzas, que 13,680 chevaux de trait et 307,516 bœufs. C'est déplorablement insuffisant. Cependant, comme la population est peu dense, 1,820,000 habitants sur 4,900,000 hectares, ou deux hectares et demi par tête, il s'ensuit que les vivres ne manquent pas et qu'on peut en exporter. La statistique nous apprend, en effet, qu'en moyenne la Serbie vend à l'étranger pour 30 millions de francs de bétail et de produits animaux, et pour 8 à 10 millions de fruits, grains et vins.

Voici quelques chiffres indiquant comment la superficie est employée et quelle est la richesse agricole du pays. La moitié du territoire, soit 2,400,000 hectares, est occupée par les montagnes et les forêts; 800,000 hectares sont en terres cultivées et 430,000 hectares en prairies; le surplus est vague. Sur les terres labourables, le maïs prend 470,000 hectares, le seigle; le froment et les autres grains 300,000 hectares; le reste est consacré aux vignes, aux pommes de terre, au tabac, au chanvre, etc. Le maïs est ici, comme dans tout l'Orient, le produit principal. On estime que la récolte moyenne donne pour le maïs 448,327 tonnes, 250,000 pour le froment, 32,000 pour l'avoine et 80,000 pour les autres grains.

Voici la proportion sur 100 qu'on attribue à chaque céréale: maïs, 52.35; froment, 27.20; orge, 6.30; avoine, 6.60; seigle, 3.90; épeautre, 3; millet, 0.65. Dans les provinces de Podrigné, de Pojarevatz et de Tchoupria, le maïs forme les 65 centièmes du produit total.

La richesse en bétail est représentée par les chiffres suivants: 826,550 bêtes à cornes, 122,500 chevaux, 3,620,750 moutons et 1,067,940 porcs.

Les statisticiens ont noté que si, d'une part, dans les pays en progrès, la population augmente, ce qui prouve un accroissement de la prospérité générale, d'autre part, la quantité du bétail diminue, ce qui est regrettable, car il en résulte que la proportion de nourriture animale devient moindre. Si l'on considère les anciennes provinces serbes, sans les districts annexés par le traité de Berlin, qui ont 280,000 habitants, on trouve que la population s'élevait à 1,000,000 en 1859, à 1,215,576 en 1866 et à 1,516,660 en 1882. L'accroissement annuel est donc d'environ 2.2 p. c., ce qui donne une période de doublement de cinquante ans, comme en Angleterre et en Prusse. En même temps, de 1859 à 1882, le nombre des bêtes à cornes tombait de 801,296 à 709,000, celui des chevaux de 139,801 à 118,500, celui des porcs de 1,772,011 à 958,440. Il n'y a que le chiffre des moutons qui augmente un peu: de 2,385,458 à 2,832,500. Ceci semble le résultat habituel de ce que l'on appelle les progrès de la civilisation. A mesure que la population s'accroît, elle doit de plus en plus se contenter d'une nourriture végétale. D'après Tacite, le Germain se nourrissait surtout de viande et de laitage, tandis que l'Allemand et le Flamand, dans les campagnes, ne mangent guère que des pommes de terre et du pain de seigle. Maintenant encore, le rapport entre le chiffre du bétail et celui de la population est beaucoup plus satisfaisant ici que dans nos pays occidentaux, car en réduisant le nombre des animaux domestiques en têtes de gros bétail, on arrive au total d'environ 1,400,000 pour 1,516,660 habitants, ce qui fait presque une tête par habitant. C'est à peu près la même proportion qu'en Bosnie-Herzégovine, qui, avec 2 millions d'hectares en plus, n'a que 1,158,453 habitants au lieu de 1,820,000. Il faut aller dans les pays nouvellement occupés, comme l'Australie et les États-Unis, pour trouver une proportion aussi favorable. On peut en conclure que les Serbes mangent généralement de la viande à l'un de leurs repas, quand ils ne sont pas obligés de faire maigre, ce qui leur arrive plus de cent cinquante jours par an. Alors ils se contentent de maïs et de fèves.

Le porc a été pour la Serbie ce que le hareng a été pour la Hollande, la principale source de la richesse commerciale et la cause de son affranchissement. Les héros de la guerre de l'indépendance, les gueux de mer qui, au XVIe siècle, ont dispersé les flottes de Philippe II, étaient des pêcheurs de harengs, et ici Milosch et ses compagnons étaient des éleveurs et des marchands de porcs. D'innombrables troupeaux de ces animaux, presque à l'état sauvage, s'engraissaient de glands dans les vastes forêts de la région centrale, la Schoumadia. Ils étaient amenés par bandes vers la Save et le Danube et vendus pour la consommation de la Hongrie et de l'Autriche. Aujourd'hui, les forêts de chênes sont dévastées et le lard d'Amérique a pénétré partout. Cependant, en 1881, on a encore exporté 325,000 porcs gras et maigres. L'étendue moyenne des exploitations est de 4 à 5 hectares, mais avec des droits de jouissance sur les prairies et les forêts de la commune ou de l'État. Certaines régions de la Serbie sont renommées pour leurs animaux domestiques. Les plaines de la Koloubara et la basse Morava pour ses chevaux, Resavska pour ses bœufs, la Schoumadia pour ses porcs, Krivoviv, Visotchka, Pirot et Labska pour ses moutons.

—Je fais quelques visites, d'abord au président du conseil, M. Pirotchanatz, qui a infiniment d'esprit et de verve, et qui voit de haut la situation de l'Europe et celle de son pays, ensuite au ministre des finances[13], M. Chedomille Mijatovitch, chez qui je passe la soirée. Il a étudié l'économie politique en Suisse; il est membre du Cobden Club et il a épousé une Anglaise, qui à publié, dans sa langue, une histoire de Serbie, les légendes serbes et les poèmes relatifs à la bataille de Kossovo. M. Mijatovitch parle le français non moins bien que l'anglais. Il s'occupe en ce moment de la loi qui doit créer la banque nationale. Le jour même j'avais assisté, dans la salle de la Skoupchtina, à une réunion de négociants de Belgrade et des autres villes principales, qui avaient discuté les statuts de la future banque. Je ne pus que les trouver excellents, puisqu'ils étaient la reproduction de ceux de notre banque nationale, qui est considérée comme un établissement modèle en ce genre. Je critique vivement cependant un article qui permet de faire des avances à des entreprises industrielles. Il y a là un danger réel. La mission de maintenir intacte la circulation fiduciaire est si délicate, parfois si difficile, qu'il ne faut pas la compliquer en engageant les capitaux de la banque en des affaires toujours aléatoires. On transforme celle-ci en crédit mobilier. En outre, comme l'établissement est soumis au contrôle de l'État, les influences politiques peuvent entraîner à faire de mauvais placements. La loi belge interdit même à notre banque d'émission d'accorder un intérêt aux dépôts, afin qu'elle ne s'expose pas à les perdre en cherchant à les placer avantageusement. La banque nationale de Serbie fonctionne maintenant, mais ce qui lui fait défaut jusqu'à présent, c'est le papier de commerce à escompter.

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