La Pensée de l'Humanité: Dernière oeuvre de L. Tolstoï
[1] Secte religieuse persane. (Note du trad.)
CHAPITRE XX
LA VIE EST DANS LE PRÉSENT
Les hommes croient que leur vie dure un temps donné: dans le passé et dans l'avenir. Mais ce n'est qu'une apparence; la vraie vie humaine ne dure pas pendant un temps, elle est toujours, se maintenant à un point indéterminé où le passé touche au futur et que nous appelons improprement le présent. A ce point du présent, et rien qu'à ce point, l'homme est libre; c'est pourquoi la vraie vie de l'homme est dans le présent et rien que dans le présent,.
I.—La vraie vie ne dépend pas du temps.
1
Le passé n'est plus, le futur n'est pas encore venu. Qu'est-ce qui est donc? Rien que le point où le futur et le passé se touchent. Il semblerait que ce point n'est rien, et cependant, toute notre vie est uniquement dans ce point.
2
Il nous semble seulement que le temps existe. Il n'est pas. Le temps n'est qu'un terme conventionnel grâce auquel nous voyons graduellement ce qui est en réalité et ce qui est toujours un. L'œil ne voit pas toute la sphère à la fois, bien que la sphère existe en entier et en une fois. Pour que l'œil voit, il faut que la sphère tourne devant l'œil qui la regarde. De même le monde se déroule, ou semble se dérouler, dans le temps devant les yeux des hommes. Pour la raison supérieure, il n'y a pas de temps: ce qui sera est déjà. L'idée du temps et de l'espace sert au morcellement de l'infini pour le profit des êtres finaux.
AMIEL.
3
Il n'y a ni «avant» ni «après»: ce qui arrivera demain existe réellement dans l'éternité.
ANGÉLUS.
4
Il n'y a ni temps, ni espace; l'un et l'autre nous sont indispensables pour que nous puissions comprendre les objets. C'est pourquoi il est faux de croire que les réflexions concernant les étoiles, dont la lumière n'est pas encore arrivée jusqu'à nous, et sur l'état du soleil à des millions d'années, etc., sont très importantes. Il n'y a là rien d'important ni même de sérieux. Tout cela n'est qu'un vain jeu de l'esprit.
5
Il n'y a pas de temps, il n'y a qu'un instant. Et c'est précisé ment en cet instant qu'est toute notre vie. C'est pourquoi il faut donner toutes nos forces à cet instant.
6
Si la vie est en dehors du temps, pourquoi se manifeste-t-elle dans le temps et dans l'espace? Parce que le mouvement, c'est-à-dire la tendance vers le développement, vers l'éclaircissement et la perfection, ne peut se manifester que dans le temps et l'espace. S'il n'y avait pas d'espace et de temps, il n'y aurait pas de mouvement, il n'y aurait pas de vie.
II.—La vie spirituelle de l'homme en dehors du temps et de l'espace.
1
Le temps ne sert qu'à la vie corporelle. L'être spirituel de l'homme, est toujours en dehors du temps. Et il est en dehors du temps, parce que l'activité de l'être spirituel consiste uniquement dans l'effort de la conscience. Et cet effort est toujours hors du temps, parce qu'il n'a jamais lieu qu'au présent et que le présent n'a pas de temps.
2
Nous ne pouvons nous représenter la vie après la mort et nous rappeler de la vie avant notre naissance parce que nous ne pouvons rien nous représenter qui soit en dehors du temps; et cependant, nous connaissons le mieux notre vie hors du temps—dans le présent.
3
Notre âme est jetée dans notre corps où elle trouve le nombre, le temps, la mesure. Elle raisonne d'après cela et appelle cela nature; nécessité, et ne saurait penser autrement.
PASCAL
4
Nous disons que le temps passe. Ceci n'est pas exact. C'est nous qui avançons, et non pas le temps. Lorsque nous flottons sur l'eau, il nous semble que ce sont les rives qui marchent et non pas le bateau dans lequel nous nous trouvons. Il en est de même du temps.
5
Il est bon de se rappeler souvent que notre vraie vie n'est pas uniquement extérieure, corporelle, telle que nous la vivons ici, sur terre, telle que nous la voyons, mais qu'avec cette vie, nous possédons encore une autre vie, intérieure, spirituelle, qui n'a ni commencement ni fin.
III.—La vraie vie n'est que dans le présent.
1
La faculté de se souvenir du passé et de se représenter l'avenir nous est donnée uniquement afin que, en nous fondant sur des considérations relatives à l'un ou à l'autre, nous puissions décider plus exactement nos actes du présent, mais nullement pour regretter le passé ou préparer l'avenir.
2
L'homme ne vit que dans l'instant présent. Tout le reste est déjà passé, ou bien n'arrivera peut-être pas.
MARC-AURÈLE.
3
Si nous nous tourmentons en songeant au passé et que nous nous gâtons l'avenir, c'est uniquement parce que nous nous occupons trop peu du présent. Le passé a été, l'avenir n'est pas; seul le présent est.
4
Notre état futur semblera toujours un rêve à notre état présent.
Ce n'est pas la longueur de la vie qui importe, mais sa profondeur. Il ne s'agit pas de prolonger la vie, mais de vivre en dehors du temps, et nous ne le faisons que lorsque nous vivons par l'effort du bien. Lorsque nous vivons ainsi, nous ne nous posons pas la question du temps.
D'après EMERSON.
5
«Vivre jusqu'au soir et jusqu'à la mort»[1] veut dire, vivre comme si l'on se trouvait toujours à sa dernière heure et qu'on n'a le temps que d'accomplir l'essentiel, et en même temps vivre comme si tu pouvais continuer indéfiniment l'œuvre que tu accomplis.
6
Le temps est derrière nous, il est devant nous, mais nous ne l'avons pas avec nous. Lorsqu'on se met à penser davantage à ce qui a été ou à ce qui sera, on perd le principal: la vraie vie dans le présent.
7
On ne peut vaincre les mauvaises habitudes qu'aujourd'hui seulement, et non pas demain.
CONFUCIUS.
8
Rien n'a de l'importance, excepté ce que nous faisons dans le moment présent.
9
Il est bon de ne pas penser au lendemain; mais pour ne pas y penser, il n'y a qu'un seul moyen: c'est de penser continuellement si j'accomplis bien l'œuvre du jour, de l'heure, de la minute présente.
10
Dès qu'on s'absorbe dans le passé et l'avenir, on s'éloigne de la vraie vie et l'on se sent abandonné, lié, solitaire.
Que de tortures morales, et tout cela pour mourir au bout de quelques minutes! Pourquoi donc s'inquiéter?
Non, cela n'est pas vrai: ta vie existe actuellement. Le temps n'est pas, et l'heure présente vaut des centaines d'années si tu vis cette heure avec Dieu.
D'après AMIEL.
14
On dit: l'homme n'est pas libre parce que tout ce qu'il fait a une raison antérieure. Mais l'homme n'agit jamais que dans le présent; or, le présent est en dehors du temps: ce n'est que le point de contact entre le passé et le futur. C'est pourquoi l'homme est toujours libre pendant l'instant du présent.
15
La force libre et divine de la vie ne se manifeste que dans le présent; c'est pourquoi l'activité du présent doit posséder les qualités divines, c'est-à-dire doit être raisonnable et bonne.
16
On demanda à un sage: Quelle est l'œuvre la plus ïmportante? Quel est l'homme le plus important de la vie? Quel est le moment le plus important de la vie?
Le sage répondit: «L'œuvre la plus importante c'est d'aimer tous les hommes parce que c'est là l'œuvre de la vie de chaque homme.
«L'homme le plus important est celui auquel tu as affaire en ce moment, parce que tu ne pourras jamais savoir si tu auras affaire à un autre homme.
«Le temps le plus important est le présent parce que là seulement l'homme est maître de lui-même.»
IV.—L'amour ne se manifeste que dans le présent.
1
L'œuvre principale de la vie est l'amour. Et on ne peut aimer ni dans le passé ni dans le futur. On ne peut aimer que dans le présent, à cette heure, à cette minute.
2
L'amour est une manifestation de l'essence divine qui n'a pas de temps; c'est pourquoi l'amour ne se manifest que dans le présent, tout de suite, à tout moment du présent.
3
Aimer, en général, c'est faire le bien. C'est ainsi que nous comprenons tous l'amour, et nous ne pouvons le comprendre autrement.
L'amour n'est pas seulement un mot; il comprend les œuvres que nous accomplissons pour le bonheur d'autrui.
Si l'homme décide de ne pas répondre aux exigences du plus petit amour vrai en vue d'un grand amour futur, il se leurre, leurre les autres et n'aime personne, sauf lui.
Il n'y a pas d'amour dans le futur: l'amour n'existe que dans le présent. Si l'homme n'accomplit pas l'œuvre de l'amour dans le présent, c'est qu'il n'a pas d'amour.
4
Tu veux le bien. Or, le bien ne peut se produire qu'immédiatement. Il ne peut y avoir de bien dans l'avenir, parce qu'il n'y a pas d'avenir, il n'y a que le présent.
5
Ne remets jamais une bonne action si tu peux l'accomplir aujourd'hui, parce que la mort ne demande pas si tu as fait ce que tu dois. La mort n'attend personne ni rien. La chose la plus importante est donc celle qu'on accomplit à l'instant même.
6
N'attendons pas pour être justes, compatissants. N'attendons pas la venue des souffrances exceptionnelles des autres et les nôtres. La vie est brève; dépêchons-nous donc à réjouir les cœurs de nos compagnons pendant cette courte traversée. Hâtons-nous d'être bons.
AMIEL.
7
Les hommes de bien oublient les bonnes actions qu'ils ont accomplies: ils sont tellement occupés à ce qu'ils font, qu'ils ne pensent plus à ce qu'ils ont déjà fait.
Proverbe chinois.
8
La vie dans le présent est l'état dans lequel Dieu vit en nous. C'est pourquoi le moment présent est plus cher que tout. Emploie toutes les forces de ton âme à ne pas laisser échapper ce moment, afin de ne pas cacher à toi-même le Dieu qui peut se manifester en toi.
V.—Tentation de la préparation à la vie, au lieu de la vie même.
1
«Je ferai cela quand je serai grand.»—«Je vivrai ainsi lorsque j'aurai terminé mes études, lorsque je me serai marié.» «Je ferai cela lorsque j'aurai des enfants, lorsque j'aurai marié mon fils, où lorsque je serai riche, lorsque j'habiterai un autre endroit, ou lorsque je serai vieux.»
Ainsi parlent les enfants, les adultes, les vieillards, et personne ne sait s'il vivra jusqu'au soir. Nous ne pouvons rien savoir de tout cela: si nous aurons ou non la possibilité de le mener à bonne fin, si la mort ne nous empêchera pas de le faire.
Il n'y a qu'une seule œuvre que la mort ne peut entraver: c'est l'accomplissement, à toute heure de la vie, de la volonté de Dieu, celle qui est d'aimer les hommes.
2
Nous pensons et nous disons souvent que «je ne puis pas faire tout ce que je dois par suite de la situation où je me trouve». Combien cela est faux! Le travail intérieur, qui est la raison même de la vie, est toujours possible. Tu es en prison, tu es malade, tu es privé de la possibilité, d'entreprendre toute activité extérieure; on t'offense, on te tourmente; mais ta vie intérieure est dans ton pouvoir: tu peux, dans la pensée, reprocher, blâmer, envier, détester les hommes, et tu peux aussi réprimer ces sentiments et les remplacer par de bons. De sorte que chaque minute de ta vie est à toi, et personne ne peut te la prendre.
3
Se savoir malade, prendre soin pour se guérir, surtout penser à ce que je suis souffrant pour le moment et, par suite, incapable d'agir, se dire que lorsque je redeviendrai valide, j'agirai, est une grande tentation. Car ces paroles signifient: je refuse ce qui m'est donné, mais je veux ce qui n'existe pas. On peut toujours se réjouir de ce que l'on possède à chaque instant et faire immédiatement tout ce que l'on peut.
4
Tu n'es pas bien, et il te semble que cela vient de ce que tu ne peux pas vivre comme tu voudrais, que tu aurais plus facilement fait ce que tu crois devoir faire si ta vie était autre. C'est faux. Tu as tout ce que tu désires. A tout moment de ta vie, tu peux faire la meilleure chose que tu es à même d'accomplir.
5
Les importantes, les grandes œuvres qui ne peuvent être terminées que dans l'avenir, ne sont pas de vraies œuvres, elles ne sont pas faites pour la gloire de Dieu. Si tu crois en Dieu, tu croiras à la vie dans le présent, tu travailleras à des œuvres qui peuvent être achevées dans le présent.
6
Momento-mori. Souviens-toi de la mort! est une grande parole. Si nous nous souvenions que nous mourrons inévitablement et bientôt, notre vie serait tout autre. Si l'homme sait qu'il doit mourir dans une demi-heure, il ne fera sûrement ni des choses vaines, ni bêtes, ni surtout mauvaises, dans ce court laps de temps. Le demi-siècle qui te sépare, peut-être, de la mort, n'est-ce pas une demi-heure?
VI.—Les conséquences de nos actes regardent Dieu, et non pas nous.
1
Les conséquences de nos actes ne dépendent pas de nous, parce qu'elles sont infinies dans l'espace infini et dans le temps infini.
2
Si tu peux voir toutes les conséquences de ton activité, sache que cette activité est nulle.
3
Nos actes de l'instant, du moment, sont à nous; ce qu'il en résultera, c'est l'affaire de Dieu.
FRANÇOIS d'ASSISE.
4
En vivant d'une vie spirituelle, c'est-à-dire en communion avec Dieu, l'homme, bien qu'il ne puisse pas connaître les conséquences de ses actes, sait sûrement que ces conséquences seront heureuses.
5
L'acte accompli sans la moindre réflexion aux conséquences possibles, uniquement en vue d'accomplir la volonté de Dieu, est la meilleure action que l'homme peut accomplir.
6
La récompense d'une vie juste n'est jamais dans l'avenir, mais dans le présent. Si tu fais bien à l'instant, tu te sens bien à l'instant. Et si tu agis bien, les conséquences ne peuvent ne pas être bonnes.
VII.—Ceux qui croient que le sens de la vie est dans le présent ne se préoccupent pas de la vie d'outre-tombe.
1
Nous nous embrouillons dans nos idées sur la vie future; nous nous demandons ce qu'il y aura après la mort. Mais on ne peut le demander, parce que la vie et l'avenir sont deux termes contradictoires: la vie est seulement dans le présent. Il nous semble qu'elles a été et qu'elle sera, tandis qu'elle est seulement. Il ne faut pas chercher une solution à la question de l'avenir, mais penser comment nous devons vivre dans le présent, à l'instant même.
2
Nous ignorons toujours tout ce qui a trait à la vie corporelle, parce que cette vie est réglée par le temps et que nous ne pouvons pas connaître l'avenir.
Mais dans le domaine de la vie spirituelle, il n'y a pas de futur. C'est pourquoi l'inconnu de notre vie diminue à mesure qu'elle se transforme de charnelle en spirituelle, à mesure que nous vivons dans le présent.
3
Nous devons accomplir honnêtement et d'une manière impeccable le travail qui nous est confié, indépendamment de notre espoir de devenir un jour des anges, ou de notre croyance d'avoir été jadis des mollusques.
JOHN RUSKIN.
4
A mesure que la vie se prolonge, surtout la vie en bonnes actions, l'importance du temps et l'intérêt de la question de ce qui sera tombent. Plus nous sommes vieux, plus le temps passe vite; ce qui «sera» a de moins en moins d'importance et ce qui «est» en gagne de plus en plus.
Si tu peux élever ton esprit au-dessus de l'espace et du temps, tu te trouves à tout instant dans l'éternité.
ANGÉLUS.
[1] Proverbe russe. (N. du trad.).
CHAPITRE XXI
LE NON-AGIR
Les hommes gâtent moins leur vie en ne faisant pas ce qu'ils doivent faire, qu'en faisant ce qu'ils ne doivent pas faire. C'est pourquoi le plus grand effort que l'homme doit faire sur lui-même pour avoir une vie heureuse—est de s'abstenir de faire ce qu'il ne faut pas faire.
I.—L'abstention est le meilleur moyen de mener une bonne vie.
1
Ce qui importe le plus à tous les hommes, c'est de vivre bien. Vivre bien, c'est moins de faire tout le bien que nous pouvons, que de ne pas faire le mal que nous pouvons éviter de commettre. L'essentiel, c'est de ne pas faire de mal.
2
Tous les hommes de notre époque savent que notre vie est mauvaise, et ils ne se bornent pas à critiquer son organisation, mais travaillent à ce qui, à leur avis, doit améliorer notre vie. Pourtant, loin de s'améliorer, l'organisation de notre vie empire chaque jour. Pourquoi? Parce que les hommes accomplissent les travaux les plus compliqués et les plus difficiles pour améliorer la vie, mais ne font pas la chose la plus simple et la plus facile: ils ne s'abstiennent pas de prendre part aux œuvres qui rendent notre vie mauvaise.
3
L'homme apprend ce qu'il doit faire seulement après avoir compris ce qu'il ne doit pas faire. Et, en en faisant pas ce qu'il ne doit pas faire, il fera inévitablement ce qu'il doit faire, bien qu'il ne saura pas pourquoi il fait ce qu'il fait.
4
Question: Qu'est-ce qu'il y a de mieux à faire quand on est pressé? Réponse: Rien.
5
Dans les moments d'abattement moral, on doit se comporter envers soi-même comme envers un malade: ne rien entreprendre.
6
Si tu ne sais pas quel parti prendre: agir ou ne pas agir, sache qu'il est toujours préférable de s'abstenir que d'agir. Si tu n'avais pas la force de t'abstenir, et si tu savais sûrement que l'affaire est bonne, tu ne te serais pas demandé si tu dois la réaliser ou non; si tu te le demandes, c'est que tu sais que tu peux te contenir et, ensuite, tu es sûr que l'affaire n'est pas tout à fait bonne. Si elle était absolument bonne, tu ne te serais pas interrogé.
7
Si tu as grande envie de quelque chose et s'il te semble que tu ne pourrais pas résister à l'envie, défie-toi. Ce n'est pas vrai que l'homme ne puisse se contenir dans n'importe quel cas. Seul celui qui s'est assuré à l'avance qu'il ne peut se contenir, n'est pas en état de le faire.
8
Que chacun, même un tout jeune homme, se rappelle sa vie. Et si tu regrettes une seule fois de n'avoir pas fait ce que tu devais et ce qui serait bien, tu regretteras des centaines de fois d'avoir fait ce qui était mal et que tu n'aurais pas du faire,
II.—Conséquences de l'incontinence.
1
Il y a moins de mal à ce que nous faisons autre chose que nous aurions dû faire, qu'à ce que nous ne nous abstenons pas de ce que nous n'aurions pas dû faire.
2
Le laisser-aller dans une seule occasion affaiblit la force de la continence dans toute autre. L'habitude prise de ne pas se contenir est comme un torrent invisible sous une maison. Une telle maison ne résiste pas à la poussée.
3
Il est plus mauvais de faire trop que de ne pas faire assez; il est plus mauvais de se presser que de venir en retard.
Les reproches de la conscience sont toujours plus douloureux pour ce que l'on a fait que pour ce que l'on n'a pas fait.
4
Plus la situation semble difficile, moins on doit agir. C'est précisément par l'action que nous gâtons ordinairement ce qui commençait déjà à s'arranger.
5
La plupart des gens qu'on appelle méchants sont devenus tels parce qu'ils prenaient leur mauvaise humeur pour leur état d'âme normal et s'abandonnaient sans faire d'efforts pour y résister.
6
Si tu ne te sens pas la force de te contenir d'un désir charnel, la cause est sûrement en ce que tu ne t'es pas contenu lorsque tu étais encore en état de le faire; puis, le désir est devenu une habitude.
III.—Toute activité n'est pas digne d'estime.
1
On a tort de croire que toute activité, sans se préoccuper de son caractère, est, en elle-même, une occupation honorable, digne de considération. Il s'agit de savoir quelle est cette activité et dans quelles conditions l'homme s'abstient d'agir.
2
Souvent les hommes refusent fièrement de prendre part à des plaisirs innocents en le motivant par des occupations plus sérieuses. Cependant, sans compter que le jeu simple et joyeux est plus utile et important que bien des affaires, le travail même pour lequel les gens occupés renoncent au plaisir, est souvent tel qu'il serait préférable de ne pas le faire.
3
Pour la marche réelle de la vie, une activité extérieure et turbulente est non seulement inutile, mais encore nuisible. L'inaction, sans les plaisirs procurés par le travail des autres, est la situation la plus pénible, si elle n'est pas comblée par un travail intérieur; c'est pourquoi, si l'homme vit en dehors du luxe assuré par le travail d'autrui, cet homme ne restera pas oisif. Le plus grand tort est causé à l'humanité, non par l'oisiveté, mais par des actions nuisibles et inutiles.
IV.—L'homme peut éviter de mauvaises habitudes s'il a conscience d'être non une créature charnelle, mais spirituelle.
1
Pour apprendre à se contenir, il faut apprendre à se dédoubler en un homme charnel et en un homme spirituel, et à habituer l'homme charnel à faire ce que veut l'homme spirituel.
2
Lorsque l'âme dort, lorsqu'elle n'agit pas, le corps est irrésistiblement soumis aux manifestations des sens que provoquent en lui les actes de ceux qui entourent l'homme. Ils bâillent, il bâille également; ils s'emportent, il s'emporte aussi; ils se fâchent, il se fâche; ils s'attendrissent, pleurent, et il a les larmes aux yeux.
Cette subordination involontaire aux influences extérieures est souvent la cause des mauvaises actions qui sont en désaccord avec les exigences de la conscience. Mets-toi en garde contre ces influences extérieures et ne te soumets pas à elles.
3
Si tu habitues ton côté charnel, depuis ton jeune âge, à obéir à la partie spirituelle, il te sera facile de contenir tes désirs. Celui qui s'est habitué à contenir ses désirs a toujours une vie joyeuse et facile.
V.—Plus on lutte contre l'incontinence, plus la lutte devient facile.
1
Une guerre intestine se déroule en l'homme entre sa raison et ses passions. L'homme aurait pu jouir d'un certain calme s'il ne possédait que la raison sans les passions, ou les passions sans la raison. Mais comme il possède l'un et les autres, il ne peut éviter le combat, il ne peut être en paix avec l'un que s'il est en guerre avec l'autre. Il lutte toujours en lui-même. Et cette lutte est indispensable; c'est là toute la vie.
PASCAL.
2
Pour respecter les autres comme soi-même, il faut agir envers eux comme nous voulons que l'on agisse envers nous; là est l'œuvre principale de la vie. Il faut se maîtriser, et, pour se maîtriser, il faut s'y habituer.
3
Chaque fois que tu as grande envie de faire quelque chose, arrête-toi et réfléchis afin de savoir si ce dont tu as tellement envie est bien.
4
Pour ne pas commettre de mauvaises actions, il ne suffit pas de s'en abstenir; il faut apprendre à se contenir des mauvaises conversations et, surtout, des mauvaises pensées. Dès que tu te rends compte que tes paroles sont mauvaises, que tu te moques, blâmes, injuries, arrête-toi, tais-toi et n'écoute pas les autres. Agis de même lorsque tu as de mauvaises idées, lorsque tu penses mal de ton prochain; qu'il soit digne de blâme ou non, arrête-toi et tâche de penser à autre chose. C'est seulement lorsque tu apprendras à te contenir des mauvaises paroles et des mauvaises pensées, que tu seras en état de te contenir des mauvaises actions.
5
Indépendamment du nombre de fois qu'il t'arrivera de tomber sans pouvoir vaincre tes passions, ne te laisse pas abattre. Tout effort de lutte diminue la force de la passion et facilite la victoire.
6
Chaque passion dans le cœur de l'homme est d'abord comme un solliciteur, ensuite comme un hôte, et enfin comme le maître de la maison. N'ouvre pas la porte de la maison de ton cœur à ce solliciteur.
VI.—La portée de la continence pour chaque homme et pour l'humanité entière.
1
Si tu veux être libre, habitue-toi à contenir tes désirs.
2
Qui est sage? Celui qui apprend toujours quelque chose chez quelqu'un. Qui est riche? Celui qui se contente de son sort. Qui est fort? Celui qui sait se maîtriser.
Le Talmud.
3
On dit que le christianisme est une doctrine de faiblesse parce qu'il ne recommande pas d'agir, mais plutôt de s'abstenir de l'action. Le christianisme, doctrine de faiblesse! Une doctrine de faiblesse dont le Fondateur a péri en martyr sur la croix, toujours fidèle à Lui-même, et dont les fidèles comptent des milliers de martyrs, les seuls hommes qui regardaient bravement le mal en face et qui se révoltaient contre lui! Et les violents d'alors qui ont exécuté le Christ, de même que les violents d'à présent savent quelle est cette doctrine de faiblesse et la craignent plus que tout. Leur flair leur montre que seule cette doctrine détruit sûrement et jusqu'à la base tout le régime qui les soutient. Il faut bien plus de force pour se contenir du mal que pour accomplir la chose la plus difficile que nous considérons comme bien.
4
Toutes les diversités de nos situations dans le monde ne sont rien en comparaison de la maîtrise de l'homme sur lui-même. Si un homme est tombé à la mer, il est absolument indifférent d'où il est tombé et quelle est cette mer. La seule chose qui importe, c'est de savoir s'il sait nager ou non. La force n'est pas dans les conditions extérieures, mais dans le savoir de se dominer.
5
La vraie force n'est pas dans celui qui ne vainc pas les autres; mais dans celui qui se vainc lui-même qui ne permet pas à la bête de dominer son âme.
6
Celui qui s'abandonne aux désirs de la passion, qui cherche les jouissances, sent ses passions se développer de plus en plus et se trouve enchaîné par les passions.
Celui qui a pu vaincre la passion a brisé les chaînes.
Sagesse bouddhiste.
7
Jeune homme, refuse de satisfaire tes désirs (plaisirs, luxe, etc.), si ce n'est dans l'intention de renoncer absolument à tout cela, du moins dans le but d'avoir devant soi une possibilité continuelle de jouissance. Cette économie à l'égard de ton sentiment de vitalité te rendra, en effet, plus riche parce que tu diffères tes jouissances.
La conscience que la jouissance est dans ton pouvoir est plus féconde et plus vaste, comme tout ce qui est idéal, que le désir satisfait par cette jouissance, parce que la satisfaction détruit le sentiment de jouissance même.
KANT.
8
On doit moins chercher à faire le bien qu'à être bon; moins chercher à luire qu'à être pur. L'âme semble vivre dans un vase en verre, et l'homme peut le salir ou le tenir propre. Dans la mesure où le verre est pur, lumière de la vérité luit à travers, pour l'homme lui-même et pour les autres. C'est pourquoi l'œuvre principale de l'homme est interne; elle consiste à entretenir son vase dans la propreté. Garde-toi seulement de te souiller, et la lumière luira pour toi comme pour les autres.
9
Souvent, pour arriver à ce que nous désirons, il suffît de cesser de faire ce que nous faisons.
10
Il suffît de contempler la vie que les hommes mènent dans notre monde, voir Chicago, Paris, Londres, toutes, les villes, les usines, les chemins de fer, les machines, les armements, les canons, les forteresses, les imprimeries, les musées, les maisons à 30 étages, etc., et à se poser la question de ce que l'on doit faire avant tout afin que les hommes puissent vivre bien, pour que cette réponse vienne d'elle-même: cesser avant tout d'accomplir les choses inutiles; et l'inutile dans notre monde européen constitue les 0,99 de toute l'activité humaine.
11
Si tenu et transparent que soit devenu le mensonge résultant de la contradiction entre notre vie et notre conscience, il s'amincit et s'étire encore, mais ne se rompt pas. Et tout en devenant toujours plus mince en s'étirant de plus en plus, ce mensonge lie l'ordre existant des choses et entrave l'avènement d'un nouveau.
La plupart des hommes du monde chrétien ne croient plus aux règlements païens qui gouvernent leur vie, et croient aux principes chrétiens qu'ils reconnaissent dans leur conscience; mais la vie continue comme par le passé. Pour supprimer tous les malheurs et les contradictions qui tourmentent actuellement les hommes afin que le Règne de Dieu annoncé à l'humanité depuis 1900 ans arrive, les hommes de notre temps n'ont besoin que d'une seule chose: d'un effort moral. De même que pour faire reprendre à un liquide refroidi au-dessous de son point de congélation la forme de cristaux qui lui est propre, il faut une impulsion,—pour faire passer l'humanité à la forme de vie qui lui est naturelle, il faut un effort moral, l'effort par lequel est conquis le Royaume de Dieu.
Cet effort n'est pas un effort de mouvement, ni l'effort de révélation d'une philosophie nouvelle, de nouvelles idées, ni l'effort exigé pour des exploits nouveaux et extraordinaires; l'effort nécessaire pour pénétrer dans le royaume de Dieu, ou pour entrer dans une nouvelle forme de vie, est un effort négatif, l'effort de ne pas suivre le courant, l'effort de ne pas accomplir des actes incompatibles avec la conscience intérieure.
Et c'est à la nécessité de faire cet effort que les hommes sont amenés maintenant par la cruauté de la vie et la clarté et la propagation de la doctrine chrétienne.
12
Le moindre mouvement de la matière est important pour la nature. Toute la mer se modifie à cause d'une pierre. De même, dans la vie spirituelle, le moindre mouvement provoque des conséquences sans fin. Tout est grave.
PASCAL.
CHAPITRE XXII
LA PAROLE
La parole exprime la pensée et peut servir à unir ou à désunir les hommes; c'est pourquoi on doit en user avec précaution.
I.—La parole est une grande chose.
1
La parole peut unir les hommes; la parole peut les désunir; la parole peut servir l'amour, comme elle peut servir l'inimitié et la haine. Garde-toi de la parole qui divise ou qui provoque l'inimitié et la haine.
2
La parole exprime la pensée; la pensée manifeste la puissance divine; c'est pourquoi la parole doit correspondre à ce qu'elle exprime. Elle peut être indifférente, mais ne peut et ne doit pas exprimer le mal.
3
L'homme est porteur de Dieu. Il peut exprimer la conscience de sa divinité par la parole. Comment dès lors ne pas observer de la prudence en parlant?
4
Le temps passe, et la parole dite reste.
5
Si tu as le temps de réfléchir avant de commencer à parler, réfléchis sur la nécessité de ce que tu veux dire et si cela ne peut faire de tort à personne. Car il arrive le plus souvent qu'après avoir réfléchi, tu ne commences même pas à parler.
6
Réfléchis avant de parler. Mais arrête-toi avant que l'on ne te dise «assez». La faculté de la parole met l'homme au-dessus de la bête, mais il lui est inférieur s'il dit tout ce qui lui passe par la tête.
SAADI.
7
Après une longue conversation, tâche de te rappeler tout ce qui a été dit, et tu seras étonné de voir combien tout ce qui a été dit était vain, inutile et souvent méchant.
8
Ecoute, sois attentif, mais parle peu.
Ne parle jamais si l'on ne s'adresse pas à toi; lorsque l'on t'interroge, réponds de suite et brièvement, et ne sois pas honteux si tu dois avouer que tu ne sais pas ce que l'on te demande.
SOUFI.
9
Si tu veux être sage, apprends à questionner raisonnablement, à écouter attentivement, à répondre tranquillement et à cesser de parler quand tu n'as plus rien à dire.
LAVATER.
10
Ne loue pas, ne blâme pas, ne discute pas.
11
Ecoute les discours d'un homme savant avec attention, quand bien même ses actes ne correspondraient pas à son enseignement. L'homme doit s'instruire, quand bien même les préceptes seraient gravés sur un mur.
SAADI.
12
Il existe trois mots excellents très courts: Je ne sais. Habitue ta langue à les dire plus souvent.
Sagesse orientale.
13
Il y a une ancienne sentence qui dit: de mortius aut bene, aut nihil, c'est-à-dire: «dis du bien des morts ou n'en parle point». Combien cela est injuste! On aurait dû dire, au contraire: «Dis du bien des vivants ou n'en parle point.» Combien de souffrances cela aurait évité aux hommes, et comme cela est facile!
Pourquoi ne doit-on pas dire de mal des morts? Dans notre monde, au contraire, on s'est accoutumé, par suite de l'usage des nécrologies et des jubilés, de ne faire aux morts que des éloges exagérés, par conséquent, dire des mensonges. Et ces éloges mensongers sont nuisibles parce qu'ils cachent la différence entre le bien et le mal.
14
A quoi peut-on comparer la langue dans la bouche de l'homme? C'est la clef du trésor; lorsque la porte est fermée, personne ne peut savoir ce qui y est renfermé: des pierres précieuses ou du rebut inutile.
SAADI.
15
Bien que le silence soit utile d'après la doctrine des sages, la parole libre est également utile, mais utile en son temps seulement. Nous péchons par la parole quand nous nous taisons, alors que nous devrions parler, et quand nous parlons, alors que nous devrions nous taire.
SAADI.
II.—Tais-toi lorsque tu te fâches.
1
Si tu sais comment les gens devraient vivre et que tu leur veux du bien, tu le leur diras. Tu tâcheras de le leur exprimer de façon à ce qu'ils croient à tes paroles. Et pour qu'ils le croient et te comprennent, tu dois t'efforcer de leur transmettre tes idées sans irritation et colère, mais avec calme et bonté.
2
Si tu veux, dans la conversation, faire part à ton interlocuteur de quelque vérité, l'essentiel est de ne pas te fâcher et de ne pas prononcer une seule parole mauvaise ou blessante.
D'Après ÉPICTÈTE.
3
Une parole non prononcée est d'or.
4
Si tu ne peux pas calmer ta colère immédiatement, tiens ta langue. Tais-toi, et tu te calmeras bientôt.
BAKSTER.
5
Tâche, pendant la discussion, de rendre tes paroles douces et tes arguments fermes. Tâche non pas de vexer ton adversaire, mais de le convaincre.
WILKINS.
6
Dès que nous sentons la colère pendant la discussion, nous ne discutons plus pour la vérité, mais pour nous-mêmes.
CARLYLE.
III.—Ne discute pas.
Une querelle qui s'allume est pareille à un torrent qui mine une digue: dès qu'il la traverse, tu ne peux plus le retenir. Et toute querelle est provoquée et alimentée par la parole.
Le Talmud.
2
La discussion ne convainc personne, mais elle désunit et irrite. La discussion est, par rapport à l'opinion des gens, la même chose que le marteau par rapport au clou. Après la discussion, les opinions, encore vagues, se calent solidement dans la tête, de même que les clous enfoncés dans le mur jusqu'à la tête.
D'après JUVÉNAL.
3
Pendant la discussion, on oublie la vérité. Celui qui est le plus sage cesse le premier à discuter.
4
Prête l'oreille aux discussions, mais ne t'y mêle point. Dieu te préserve de l'emportement et de l'irritabilité, même dans leur moindre manifestation. La colère est toujours déplacée, mais surtout dans une affaire où l'on a raison, parée qu'elle ne fait que l'obscurcir et la troubler.
GOGOL.
5
La meilleure réponse à un fou est le silence. Chaque mot de réplique te reviendra par ricochet. Répondre à une offense par l'offense revient au même que de jeter du bois dans le feu.
IV.—Ne juge point.
1
«Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés; car on vous jugera du même jugement dont vous jugez; et on vous mesurera de la même mesure dont vous mesurez. Et pourquoi regardes-tu la paille dans l'œil de ton frère, tandis que tu ne vois pas la poutre dans ton œil? Ou bien, comment dis-tu à ton frère: Permets que j'ôte cette paille de ton œil, et voici qu'une poutre est dans le tien? Hypocrite. Ote premièrement de ton œil la poutre, et alors tu penseras à ôter la paille de l'œil de ton frère.»
MATTH. VII, 1-6.
2
En pénétrant en notre for intérieur, nous découvrons presque toujours le péché que nous blâmons chez un autre. Et si nous ne connaissons pas le même péché, nous n'avons qu'à chercher pour en trouver un plus mauvais encore.
3
Lorsque tu te mets à juger un homme, pense à ne pas dire de mal de lui, si tu es sûr qu'il a commis ce mal, et, à plus forte raison, lorsque tu n'en sais rien et que tu répètes simplement les paroles d'autrui.
4
Il est toujours injuste de juger un autre, parce que personne ne peut jamais savoir ce qui s'est passé et ce qui se passe dans l'âme de celui que l'on juge.
5
Il est bon de s'entendre avec un ami afin que l'un arrête l'autre, si l'un de vous deux commence à médire de son prochain. Et si tu n'as pas un tel ami, entends-toi là-dessus avec toi-même.
6
Il est mauvais de médire des gens en leur présence, parce que cela les offense, et il est malhonnête de le faire en leur absence, parce que cela les trompe. Le mieux est de ne pas chercher le mal chez les autres, de l'oublier, mais de le chercher en soi-même et de s'en rappeler.
7
La médisance spirituelle est comme un plat de charogne à la sauce. La sauce cache toutes les saletés que l'on mange sans s'en apercevoir.
8
Moins on est renseigné sur les mauvaises actions des gens, plus on est sévère envers soi-même.
9
N'écoutez jamais ceux qui disent du mal des autres et du bien de vous-mêmes.
10
Celui qui médit de toi derrière ton dos te craint, et celui qui te loue en ta présence te méprise.
Proverbe chinois.
11
La médisance plaît tellement aux gens qu'il est très difficile de se contenir de ne pas être agréable à ses interlocuteurs en médisant des absents. Mais si tu tiens absolument à régaler les gens, offre-leur autre chose que des mets malsains, tant pour toi-même que pour ceux que tu régales.
12
Cache le péché d'autrui, Dieu t'en pardonnera deux.
V.—Le danger de l'intempérance de langage.
1
Nous savons que nous devons manier les fusils chargés avec précaution, et nous ne voulons pas savoir que l'on doit prendre les mêmes précautions avec la parole. La parole peut non seulement tuer, mais causer plus de mal que la mort.
2
Nous nous révoltons devant les crimes de la chair: excès de table, coups de poing, adultère, meurtre; et nous considérons avec beaucoup de légèreté les crimes de la parole: médisance, offense, trahison, publication de paroles mauvaises et dépravantes, et, cependant, les conséquences des crimes commis par la parole sont bien plus graves que les crimes commis par la chair. La seule différence entre les deux catégories est en ce fait que le mal des crimes de la chair s'aperçoit immédiatement, tandis que nous ne remarquons pas le mal du crime commis par la parole, parce qu'il se manifeste loin de nous, dans le temps et dans l'espace.
3
Il y avait une nombreuse réunion, plus de mille personnes, dans un grand théâtre. Au milieu du spectacle, un sot voulut plaisanter et cria: «Au feu!» Le public s'élança vers les portes. Tous se ruèrent, s'écrasant, et lorsque le calme revint, on constata que 20 personnes étaient tuées et 50 blessées.
Ce grand mal n'a été causé que par une sotte parole.
Ici, au théâtre, le mal causé est perceptible immédiatement, mais souvent une sotte parole cause lentement bien plus de mal encore, quoiqu'on ne le remarque pas immédiatement.
4
Rien n'encourage l'oisiveté autant que les vains discours. Si les gens se taisaient, au lieu de dire les bêtises pour chasser l'ennui de l'oisiveté, ils n'auraient pu supporter celle-ci et se mettraient à travailler.
5
En parlant mal des gens, on fait du tort à trois personnes à la fois: à celui dont on parle, à celui à qui on parle, et surtout à celui qui parle.
BASILE LE GRAND.
6
Il est surtout mauvais de médire des gens hors leur présence, parce que l'opinion exprimée qui pourrait être utile à l'absent, si elle lui était dite en face, lui demeure cachée; par contre, elle est communiquée à celui à qui elle est nuisible, parce qu'elle éveille en lui un mauvais sentiment envers celui dont on médit.
7
On se repent rarement d'avoir gardé le silence, mais combien de fois on se repentira d'avoir parlé, et on s'en serait repenti plus souvent encore si l'on connaissait toutes les conséquences de sa parole.
8
Plus on a envie de parler, plus il y a de danger à dire du mal.
9
L'homme qui sait se taire, même s'il a raison, possède une grande force.
CATON.
VI.—L'utilité du Silence.
1
Laisse davantage reposer ta langue que tes bras.
2
Le silence est souvent la meilleure des réponses.
3
Tourne ta langue sept fois avant de te mettre à parler.
4
Il faut ou bien se taire, ou bien dire des choses qui sont meilleures que le silence.
5
Celui qui parle beaucoup travaille peu. Un homme sage craint toujours que ses paroles ne promettent plus qu'il ne peut donner; c'est pourquoi il se tait le plus souvent, et ne parle que lorsque cela lui est nécessaire, à lui, non aux autres.
6
J'ai vécu toute ma vie parmi les sages, et je n'ai rien trouvé de mieux pour l'homme que le silence.
Le Talmud.
7
Si, sur cent fois, tu regrettes une fois de n'avoir pas dit ce qu'il fallait, tu regretteras sûrement 99 fois sur cent d'avoir parlé lorsqu'il fallait te taire.
8
Seul le fait d'avoir exprimé une bonne intention affaiblit déjà le désir de la réaliser. Mais comment retenir l'expression des élans nobles et pleins de fatuité de la jeunesse? Ce n'est que bien plus tard qu'on les regrette comme on regrette d'avoir cueilli une fleur encore en bouton et que l'on voit ensuite fanée et foulée au pied.
9
La parole est la clef du cœur. Si la conversation est vaine, un seul mot est déjà superflu.
10
Lorsque tu es seul, pense à tes péchés; lorsque tu es en société, oublie ceux des autres.
Sentence chinoise.
11
Pour un sot, le mieux est de se taire. Mais s'il le savait, il ne serait plus un sot.
12
Quand tu parles, tes paroles doivent être meilleures que le silence.
Proverbe arabe.
Celui qui est loquace ne peut éviter le péché.
Si la parole coûte un denier, le silence en vaut deux.
Si le silence sied aux sages, il convient d'autant plus aux sots.
Le Talmud.
VII.—L'Utilité de la tempérance du langage.
1
Moins tu parleras, plus tu travailleras.
2
Deshabitue-toi de médire, et tu éprouveras, dans ton âme, un accroissement de la capacité d'aimer, tu ressentiras une augmentation de vie et de bonheur.
3
Mahomet et Ali rencontrèrent un jour un homme qui, considérant Ali comme son offenseur, se mit à l'injurier. Assez longtemps, Ali supporta cela patiemment et en silence; finalement, ne se contenant plus, il se mit à répondre par des injures aux injures. Alors, Mahomet s'écarta d'eux. Lorsqu'Ali revient à Mahomet, il lui dit d'un ton vexé: «Pourquoi m'as-tu laissé seul à supporter les injures de cet homme insolent?»—«Lorsque cet homme t'injuriait et que tu te taisais, dit Mahomet, je voyais dix anges autour de toi et qui lui répondaient. Mais quand tu t'es mis à lui répondre par des injures, les anges t'abandonnèrent, et je me suis écarté également».
Légende musulmane.
4
Cacher les défauts des autres gens et parler de ce qu'ils ont de bon est une preuve d'amour et le meilleur moyen pour attirer l'affection des prochains.
Des Pieuses Pensées.
5
Le bonheur de la vie des hommes est dans l'amour entre eux; or, une mauvaise parole détruit l'amour.
CHAPITRE XXIII
PENSÉE
De même que l'homme peut s'abstenir de commettre un acte qu'il croit mauvais, il peut repousser une pensée qui l'attire et qu'il croit mauvaise. C'est en cette abstention de pensées qu'est la force principale de l'homme, parce que tous les actes naissent de la pensée.
I.—Le rôlé de la pensée.
1
On ne peut se débarrasser des péchés, des tentations et des superstitions par l'effort physique. Cela n'est possible que par l'effort de la pensée. C'est par l'effort de la pensée qu'on peut s'habituer à l'abnégation, à l'humilité, à la droiture. Quand l'homme aspire à l'abnégation, à l'humilité, à la droiture, il a également la force de lutter dans la vie quotidienne contre les péchés, les tentations et les superstitions.
2
Bien que ce ne soit pas la pensée qui nous ait révélé que l'on doit aimer—elle ne pouvait nous le révéler—elle importe en raison de ce fait qu'elle nous indique ce qui empêche l'amour. C'est précisément cet effort intellectuel contre ce qui empêche l'amour qui est plus important et plus nécessaire que tout le reste.
3
Si l'homme n'avait pas la faculté de réfléchir, il ne comprendrait pas pourquoi il vit. Et s'il ne le comprenait pas, il n'aurait pu savoir ce qui est bien et ce qui est mal. C'est pourquoi il n'y a rien de plus cher à l'homme que de savoir penser.
4
Les hommes envisagent les doctrines morales et religieuses, d'une part, et la conscience, de l'autre, comme deux guides différents. En réalité, il n'y a qu'un seul guide: la conscience, c'est-à-dire, la reconnaissance de la voix de Dieu qui vit en nous. Cette voix décide indubitablement pour chaque homme ce qu'il doit ou ne doit pas faire; et chaque homme peut toujours évoquer cette voix par un effort de pensée.
5
Si l'homme ne savait pas que ses yeux pouvaient voir et s'il ne les ouvrait jamais, il aurait été très misérable. De même, et plus encore, est misérable l'homme qui ne comprend pas que la faculté de penser lui est donnée pour supporter tous les malheurs. Si l'homme est raisonnable, il lui sera facile de les supporter; d'abord, parce que sa raison lui dira que tous les malheurs passent et se transforment en bonheur, et ensuite, que chaque malheur est utile à un homme raisonnable. Et pourtant, au lieu de regarder le malheur en face, les hommes tâchent de l'éviter.
Ne serait-il pas préférable de nous réjouir de ce que Dieu nous ait donné la faculté de ne pas nous chagriner de ce qui nous arrive, indépendamment, de notre volonté, et de Le remercier de ce qu'Il ait subordonné notre âme uniquement à ce qui est en notre pouvoir: notre raison? Il n'a soumis notre âme ni à nos parents, ni à nos frères, ni à la richesse, ni à notre corps, ni à la mort. Par Sa bonté, Il l'a seulement subordonnée à ce qui dépend de nous: à nos pensées.
C'est sur ces pensées-là et sur leur pureté que nous devons veiller de toutes nos forces pour notre bien.
D'après ÉPICTÈTE
6
Lorsque nous apprenons une nouvelle pensée et que nous la trouvons juste, il nous semble l'avoir connue depuis longtemps et nous rappeler maintenant de ce que nous savions déjà. Toute vérité se trouve déjà dans l'âme de tout homme. Ne l'étouffe pas seulement par le mensonge, et, tôt ou tard, elle se révélera à toi.
7
Souvent nous vient une pensée qui nous semble juste et étrange à la fois, et nous avons peur d'y croire. Mais, après avoir bien réfléchi, nous voyons que la pensée qui nous semblait étrange est la plus simple vérité à laquelle on ne peut plus cesser de croire, dès l'instant qu'on l'a apprise.
8
Pour pénétrer dans la conscience de l'humanité, toute vérité doit traverser trois phases. La première: «C'est tellement inepte que ce n'est même pas la peine de discuter.» La deuxième: «C'est immoral et contraire à la religion.» La troisième: «Ah, c'est tellement connu de tous que ce n'est même pas la peine d'en parler!»
9
En vivant au milieu des hommes, n'oublie pas ce que tu as appris dans la solitude. Et réfléchis dans la solitude sur ce que tes relations avec les autres t'ont appris.
10
Nous pouvons arriver à la sagesse par trois chemins: d'abord, par la voie de l'expérience, et ce chemin-là est le plus difficile; ensuite, par la voie de l'imitation, et ce chemin-là est le plus facile; enfin, par la voie de la réflexion, et ce chemin-là est le plus noble.
CONFUCIUS.
II.—La vie de l'homme est déterminée par ses pensées.
1
Le sort de l'homme est tel et tel uniquement d'après la façon dont il comprend sa vie.
2
Tous les grands changements dans la vie d'un homme, de même que dans la vie de l'humanité entière, commencent et s'accomplissent dans la pensée. Pour qu'une modification puisse s'effectuer dans les sensations et les actes, un changement dans les pensées doit s'effectuer d'abord.
3
Tout ce qui est bon et nécessaire aux hommes ne s'acquiert pas d'un coup, mais toujours au moyen d'un travail long et continu. C'est ainsi que l'on apprend les métiers, qu'on acquiert des connaissances, et c'est ainsi que l'on apprend la chose plus difficile au monde: savoir vivre d'une vie juste.
Pour apprendre à vivre ainsi, il faut avant tout savoir s'habituer à n'avoir que des bonnes pensées.
4
Les passages de notre vie d'un état dans un autre ne se déterminent pas par les actions, accomplies selon notre volonté: par le mariage, le changement du lieu d'habitation, le changement de profession, etc., mais par les pensées qui nous viennent pendant la promenade, au milieu de la nuit, en mangeant et, surtout, par les pensées qui, englobant tout notre passé, nous disent: «Tu as agi ainsi, mais tu aurais mieux fait d'agir autrement.» Et tous nos actes ultérieurs servent ces pensées servilement, exécutent leur volonté.
THOREAU.
5
Nos désirs ne seront pas bons tant que nous n'aurons corrigé les habitudes de notre raison; et ces habitudes se forment au contact des déductions de sagesse des meilleurs hommes de la terre.
SÉNÈQUE.
6
Ce qui est calme peut être maintenu dans le repos. Ce qui ne s'est pas encore manifesté peut être facilement prévenu. Ce qui est encore faible peut facilement être brisé. Ce qui n'est pas encore nombreux peut facilement être dispersé.
Un gros arbre a commencé par être une tige mince. Une tour à neuf étages a commencé à être élevée par la pose de quelques petites briques. Un voyage de mille lieues commence par un pas. Faites attention à vos pensées: elles sont le commencement de vos actes.
LAO-TSEU.
7
De même que la vie et la destinée d'un homme sont déterminées par ce à quoi nous prêtons le moins d'attention, par ses pensées, la vie des sociétés et des peuples est déterminée non par les événements qui ont lieu dans ces sociétés et ces peuples, mais par les idées qui unissent la plupart des hommes de ces sociétés et de ces peuples.
8
Ne pense pas que seuls les hommes extraordinaires peuvent être sages. La sagesse est nécessaire à tous les hommes, et c'est pourquoi ils peuvent tous être sages. La sagesse consiste à savoir quelle est l'œuvre de la vie et comment l'accomplir. Et pour l'apprendre, il suffit de se rappeler que la pensée est une grande chose, et, par conséquent, réfléchir.
III.—La cause des plus grands malheurs des hommes réside non pas dans leurs actes, mais dans leurs pensées.
1
Lorsqu'il t'arrive un malheur, sache que cela ne vient pas de ce que tu as fait, mais de ce que tu as pensé.
2
Les pensées qui provoquent les actes mauvais sont bien plus nuisibles que les actes eux-mêmes. On peut ne pas recommencer une mauvaise action et s'en repentir; tandis que les mauvaises pensées engendrent les mauvaises actions. Une mauvaise action aplanit seulement la route pour les autres mauvaises actions; les mauvaises pensées entraînent sur cette route.
3
Pour qu'un flambeau puisse donner une clarté calme, il faut qu'il soit mis à l'abri du vent. Si le flambeau est exposé au vent, la lumière vacillera et donnera des ombres étranges. Les mêmes ombres tomberont dans l'âme de l'homme lorsque ses pensées seront futiles, vacillantes et incontrôlées.
Sagesse brahmane.
IV.—L'homme est maître de ses pensées
1
Notre vie peut être bonne ou mauvaise, suivant la qualité de nos pensées. Or on peut les gouverner. C'est pourquoi, pour vivre bien, l'homme doit travailler à ses pensées, ne pas écouter les mauvaises.
2
Travaille à purifier tes pensées. Si tu n'as pas de mauvaises pensées, tu ne commettras pas de mauvaises actions.
CONFUCIUS.
3
Tout est dans le pouvoir du Ciel, sauf notre désir de servir Dieu ou nous-mêmes. Nous ne pouvons empêcher les oiseaux de voler au-dessus de nos têtes, mais nous pouvons ne pas les laisser y faire leurs nids. De même, nous ne pouvons empêcher les mauvaises pensées de traverser notre esprit, mais nous avons le pouvoir de ne pas les laisser y faire leur nid pour couver et engendrer de mauvaises actions.
LUTHER.
4
On ne peut chasser une mauvaise pensée lorsqu'elle vient à l'esprit, mais on peut comprendre que cette pensée est mauvaise. Et si l'on sait qu'elle est mauvaise, on peut ne pas s'y abandonner. Il nous vient l'idée que tel ou tel autre homme est méchant. Je ne pouvais pas m'empêcher de le penser, mais si j'ai compris que cette idée était mauvaise, je peux me souvenir que c'est mal de médire des gens, que je suis mauvais moi-même, et je peux ainsi me contenir de la médisance, même par la pensée.
5
Si tu veux que ta pensée te serve, tâche de réfléchir indépendamment de tes sentiments et de ta situation, c'est-à-dire de ne pas agir contre tes idées afin de justifier la sensation que tu éprouves, ou la chose que tu as faite ou que tu feras.
V.—Il faut vivre d'une vie spirituelle pour avoir la force de gouverner ses pensées.
1
Nous croyons souvent que la plus grande force qui existe au monde est la force matérielle. Nous le pensons, parce que notre corps, que nous le voulions ou non, sent toujours cette force. Mais la force spirituelle, la force de la pensée, nous semble insignifiante, et nous ne la reconnaissons pas pour une force. Cependant, c'est en elle qu'est la vraie force, celle qui modifie notre vie et la vie des autres hommes.
2
Notre vie est meilleure ou plus mauvaise, selon que nous nous reconnaissons notre nature d'êtres charnels ou d'êtres spirituels. Dans le premier cas, nous affaiblissons notre vie réelle, nous développons, nous excitons les passions, la cupidité, la lutte, la haine, la crainte de la mort. Tandis que si nous reconnaissons notre nature d'êtres spirituels, nous exaltons, nous élevons la vie, nous la libérons des passions, de la lutte, de la haine, nous libérons l'amour. Le transfert de la conscience de l'être charnel dans un être spirituel s'effectue au moyen d'un effort de pensée.
3
Voici ce que Sénèque écrivait à un ami: «Tu fais bien, mon cher Lucain, de tâcher de maintenir ton esprit bon et charitable par tes propres forces. Tout homme peut toujours se mettre dans cet état d'âme. Pour cela, on n'a pas besoin d'élever les bras au ciel et de demander au garde du temple la permission de nous approcher de Dieu afin qu'il puisse mieux nous entendre: Dieu est toujours près de nous, Il est en nous. En nous vit le Saint Esprit, témoin et gardien de tout ce qui est bon et de tout ce qui est mauvais. Il agit avec nous comme nous agissons envers Lui. Si nous le soignons, Il nous soigne.»
4
Lorsque, plongés dans nos pensées, nous ne savons pas ce qui est bon et ce qui est mal, nous devons nous retirer du monde; seule la préoccupation de l'opinion du monde nous empêche de voir le bien et le mal. Se retirer du monde—c'est-à-dire rentrer en soi-même,—c'est aider à la dispersion de tous les doutes.
5
Il n'est facile de lutter avec les tentations que lorsqu'on ne leur est pas encore assujetti.
Dans les soucis et l'excitation des tentations, on n'a pas le temps de chercher des remèdes pouvant contrebalancer nos désirs. Etablis tes desseins lorsque les tentations sont absentes, lorsque tu es seul.
BENTHAM.
VI.—La faculté de s'unir par la pensée aux vivants et aux morts est un des grands bienfaits dont jouit l'homme.
1
Les jeunes gens disent souvent: «Je ne veux pas vivre d'après les autres, je réfléchirai par moi-même.» Ceci est absolument juste: l'idée à soi est plus chère que toutes les idées des autres. Mais pourquoi réfléchir à des choses auxquelles on a déjà réfléchi? Prends ce qui est prêt et va plus loin. La force de l'humanité consiste en ce qu'on peut profiter des pensées d'autrui et aller plus loin.
2
Les efforts qui libèrent l'homme des péchés, des tentations et des superstitions, s'effectuent avant tout dans la pensée.
L'aide principale de l'homme dans cette lutte consiste en ce qu'il peut se joindre à l'activité raisonnable de tous les sages et de tous les saints de ce monde qui ont vécu avant lui. Cette communion avec les pensées des saints et des sages est la prière, c'est-à-dire, la répétition des paroles par lesquelles ces hommes exprimaient leurs rapports envers leur âme, envers les autres hommes, envers le monde et son principe.
3
Depuis les temps les plus reculés, il est reconnu que la prière est indispensable à l'homme.
Pour les hommes de l'ancien temps, la prière était—et elle l'est encore maintenant pour la plupart d'entre nous—un appel à Dieu, ou aux dieux, fait dans certains endroits et au moyen de certains procédés et expressions, avec l'intention d'apaiser les divinités.
La doctrine chrétienne ne connaît pas ces prières-là. Elle nous apprend que la prière est indispensable, non comme un moyen de nous débarrasser des malheurs de ce monde et d'acquérir des bienfaits, mais comme celui de nous raffermir dans nos bonnes pensées.
4
La vraie prière est importante et nécessaire à l'âme, parce que quand nous nous trouvons ainsi seul avec Dieu, notre pensée s'élève jusqu'au degré suprême qu'elle peut atteindre.
5
Le Christ a dit: lorsque tu pries, reste seul (MATTH. VI, 5-6). Alors seulement, Dieu t'entendra. Dieu est en toi et, pour qu'il t'entende, tu dois chasser tout ce qui te Le cache.
6
Priez à toutes les heures. La prière la plus difficile et la plus nécessaire est celle où l'on doit se souvenir, au milieu du mouvement de la vie, de ses obligations devant Dieu et devant Sa loi.
Tu t'effraies, tu te fâches, tu es confus, tu te passionnes, fais un effort, souviens-toi qui tu es et ce que tu dois faire. C'est en cela que consiste la prière. C'est difficile au début, mais cette habitude peut se former.
7
Il est bon de modifier sa prière, c'est-à-dire l'expression de ses rapports envers Dieu. L'homme grandit constamment, change, et, par suite, ses rapports envers Dieu doivent aussi se modifier et s'éclaircir. La prière aussi doit changer.
VII.—La vie juste est impossible sans un effort de pensée.
1
Maîtrise tes pensées si tu veux atteindre ton but. Fixe le regard de ton âme sur l'unique lumière pure qui est exemple de passion.
Sagesse bouddhiste.
2
La réflexion est le chemin de l'immortalité; l'étourderie est le chemin de la mort. Ceux qui veillent dans la réflexion ne meurent jamais; les étourdis, les incroyants sont pareils aux morts.
Eveille-toi toi-même; alors, protégé par toi-même et t'approfondissant toi-même, tu ne changeras pas.
Sagesse brahmane.
3
La vraie force de l'homme n'est pas dans ses élans, mais dans sa tendance ferme et tranquille vers le bien qu'il établit dans ses pensées, exprime par ses paroles et exécute par ses actes.
4
Si tu remarques, en jetant un coup d'œil en arrière sur ta vie, qu'elle est devenue meilleure, plus charitable, plus libre de péchés, de tentations et de superstitions, sache que ce succès n'est dû qu'au travail de ta pensée.
5
Voici ce que Confucius dit de l'importance de la pensée:
La vraie doctrine donne aux hommes le bien suprême: la régénération et la faculté de séjourner dans cet état. Pour obtenir ce bien suprême, il faut que la vie du peuple entier soit bien organisée. Et pour cela, il faut que la famille soit bien organisée; et pour que la famille soit bien organisée, il faut qu'une bonne organisation préside à ta propre vie; et pour cela, il faut que ton cœur soit amélioré; et pour améliorer ton cœur, il faut que tu aies des pensées claires et justes.
VIII.—Seule la faculté de penser distingue l'homme de la bête.
1
L'homme se distingue de la bête uniquement parce qu'il possède la faculté de penser. Les uns augmentent cette faculté, les autres ne se soucient pas de cela. Ces gens-là semblent vouloir renoncer à ce qui les distingue de la bête.
Sagesse-orientale.
2
Comparé à la nature qui l'environne, l'homme n'est qu'un faible roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ceux qui le tuent, parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, c'est que l'univers n'en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principal de la morale.
PASCAL.
3
L'homme peut apprendre à lire et à écrire; mais cela ne lui apprendra pas s'il doit ou non écrire une lettre à son ami, ou formuler une plainte contre celui qui l'a offensé. L'homme peut étudier la musique, mais cela ne lui apprendra pas quand on peut jouer et chanter et quand on ne peut le faire. Il en est de même de tout. Seule la raison nous dit où et quand on peut faire les choses et où et quand on ne doit pas les faire.
En nous douant de raison, Dieu a mis à notre disposition ce dont nous avions le plus besoin. En nous accordant la raison, il semblait nous dire: Afin que vous puissiez éviter le mal et profiter des bienfaits de la vie, j'ai mis en vous une parcelle divine de Moi-Même. Je vous ai donné la raison. Si vous l'appliquez à tout ce qui vous arrive, rien ne sera pour vous un obstacle ou une entrave sur le chemin que je vous ai destiné, et jamais vous ne vous plaindrez ni de votre sort, ni des gens; vous ne médirez pas d'eux et vous ne les flatterez point. Ne Me reprochez donc pas de ne pas vous avoir donné davantage. Ne vous suffit-il donc pas de vivre toute votre vie raisonnablement, dans le calme et la joie?
D'après ÉPICTÈTE.
4
Un sage proverbe dit: «Dieu vient vers nous sans sonner.» Cela veut dire qu'il n'y a pas de cloison entre nous et l'infini, qu'il n'y a pas de mur entre l'homme-conséquence et Dieu-cause. Les murs sont tombés, nous sommes exposés aux profondes réactions des facultés divines. Seul le travail de l'esprit tient ouvert l'orifice par lequel nous communiquons avec Dieu.
D'après EMMERSON.
5
L'homme est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut; et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin; or, à quoi pense le monde? Jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser à ce que c'est que d'être roi et que d'être homme.
PASCAL.
CHAPITRE XXIV
L'ABNÉGATION
Le bonheur de l'homme est dans sa communion d'amour avec Dieu et avec ses prochains. Les péchés entravent ce bonheur. La cause des péchés est en ce fait que l'homme met son bonheur à satisfaire les désirs de son corps, et non à aimer Dieu et son prochain. C'est pourquoi le bonheur de l'homme est dans l'affranchissement des péchés. S'affranchir des péchés, c'est faire un effort pour renoncer à la vie charnelle.
I.—La loi de la vie est dans le renoncement à la chair.
1
Tous les péchés charnels: la luxure, l'oisiveté, le luxe, l'inimitié, la cupidité, viennent uniquement de ce qu'on reconnaît son corps comme son «moi», de ce qu'on soumet son âme à son corps.
2
«Alors Jésus dit à Ses disciples: si quelqu'un veut venir avec Moi, qu'il renonce à Lui-même, qu'il se charge de sa croix et me suive. Car quiconque voudra sauver sa vie, la perdra; et quiconque perdra sa vie pour l'amour de moi, la trouvera; car que servirait-il à l'homme de gagner tout le monde, s'il perdait son âme? Ou bien, que donnerait l'homme en échange de son âme?»
MATTH, XVI, 24-26.
3
«Voici pourquoi Mon Père m'aime: c'est que Je donne ma vie pour la reprendre.
«Personne ne me l'ôte, mais Je la donne de Moi-même; J'ai le pouvoir de la quitter, et le pouvoir de la reprendre. J'ai reçu cet ordre de mon Père».
JEAN, X, 17-18.
4
Le fait que l'homme peut renoncer à sa vie corporelle prouve clairement que l'homme est pourvu de quelque chose en vertu de quoi il renonce.
5
Plus on s'abandonne au charnel, plus on perd le spirituel.
Plus tu renonces au charnel, plus tu reçois de spirituel. Vois lequel des deux t'est plus nécessaire.
6
L'abnégation n'est pas le renoncement à soi-même, mais le transport de son «moi» d un être charnel dans un être spirituel. Renoncer à soi-même, n'est pas renoncer à la vie. Par contre, renoncer à la vie charnelle, c'est augmenter la vraie vie spirituelle.
7
La raison démontre à l'homme que son bonheur ne peut être dans la satisfaction des exigences de sa chair; c'est pourquoi la raison entraîne l'homme irrésistiblement vers le bonheur qui lui est propre, mais qui ne se place pas dans sa vie corporelle.
On pense et on dit généralement que le renoncement à la vie corporelle est un haut fait; ceci n'est pas exact. Ce renoncement n'est pas un exploit, mais une condition inévitable de la vie de l'homme. Pour la bête, le bonheur dans la vie corporelle, et la prolongation de l'espèce qui en découle, est le but suprême de la vie. Mais pour l'homme, cette vie, et la prolongation de l'espèce, n'est qu'un degré de l'existence d'où s'ouvre pour lui le vrai bonheur de la vie, incompatible avec le bonheur de la vie charnelle. Pour l'homme, celle-ci n'est pas toute la vie, mais uniquement une condition de la vraie vie qui consiste en une communion de plus en plus grande avec le principe spirituel de l'univers.
II.—L'imminence de la mort amène nécessairement l'homme à la conscience de la vie spirituelle qui n'est pas assujettie à la mort.
1
Lorsqu'un enfant vient de naître, il lui semble qu'il n'y a que lui qui existe au monde. Il ne cède à rien ni à personne, ne veut rien savoir de personne et ne fait que réclamer ce qui lui est nécessaire. Il ne connaît pas même sa mère, il ne connaît que son sein. Mais des jours, des mois, des années passent, et l'enfant commence à comprendre qu'il y a d'autres hommes pareils à lui qui veulent aussi ce qu'il désire pour lui. Et plus il vit, plus il comprend qu'il n'est pas seul au monde et qu'il doit, s'il en a la force, lutter contre les autres hommes pour obtenir ce qu'il désire posséder, ou bien, s'il n'a pas la force, se soumettre à ce qui est. En outre, plus l'homme vit, plus il comprend clairement que sa vie ne dure qu'un temps, et que chaque heure peut se terminer par la mort. Il voit, aujourd'hui, demain, tantôt l'un, tantôt l'autre, emportés par la mort, et il comprend que cela peut également lui arriver à tout instant et que cela arrivera sûrement tôt ou tard. Et alors, l'homme ne peut ne pas comprendre qu'il n'y a pas de vraie vie dans son corps, et que tout ce qu'il pourrait faire dans cette vie pour son corps ne servirait à rien.
Et lorsque l'homme aura clairement compris tout cela, il comprendra également que l'esprit qui vit en lui n'est pas uniquement en lui, mais en tous les hommes, dans tout l'univers, que cet esprit est l'Esprit de Dieu. Et ayant compris cela, l'homme n'attachera plus d'importance à sa vie corporelle et fondera le but de sa vie sur la communion avec l'Esprit de Dieu, avec ce qui est éternel.
2
La mort, la mort, la mort nous guette à tout instant. Notre vie s'accomplit en vue de la mort. Si vous travaillez pour votre vie charnelle à venir, vous savez qu'une seule chose vous attend dans l'avenir: la mort. Et cette mort détruit tout ce à quoi vous avez travaillé. Vous direz que vous travaillez pour le bien des générations à venir; mais elles disparaîtront également et il n'en restera rien. Par conséquent, la vie, dans un but matériel, ne peut avoir aucun sens. La mort détruit toute cette vie. Pour que la vie ait un sens, il faut que la mort ne puisse pas détruire l'œuvre de la vie. Et c'est cette vie-là que le Christ révèle aux hommes. Il montre aux hommes qu'à côté de la vie charnelle, qui n'est qu'une apparence de la vie, il est une autre vie, la vraie, qui donne le véritable bonheur à l'homme, et que chaque homme connaît cette vie dans son cœur. La doctrine du Christ indique l'illusion de la vie personnelle, la nécessité d'y renoncer et de reporter le sens et le but de la vie dans une vie juste, la vie de l'humanité entière, dans la vie du Fils de l'homme.
3
Pour comprendre la doctrine du Christ indiquant le salut de la vie, il faut bien comprendre ce que disaient tous les prophètes, ce que disait Salomon, ce que disait Bouddha, ce que disaient tous les sages du monde entier sur la vie individuelle de l'homme. On peut, suivant l'expression de Pascal, ne pas y penser, porter devant soi des petits écrans qui cacheraient au regard l'abîme de la mort auquel nous courons tous; mais il n'y a qu'à réfléchir à ce qu'est la vie corporelle individuelle pour se persuader que toute cette vie, si elle n'est que matérielle, n'a non seulement aucun sens, mais encore n'est qu'une mauvaise plaisanterie aux dépens du cœur, de la raison de l'homme et de tout ce qu'il y a de bon en lui. C'est pourquoi, pour comprendre la doctrine du Christ, il faut tout d'abord reprendre ses sens, réfléchir, afin qu'il se fasse en nous ce que dit Jean, le précurseur du Christ, en prêchant sa doctrine à des gens égarés comme nous: «Repentez-vous avant tout, c'est-à-dire, revenez à vous; sinon, vous périrez tous.»
«Lorsqu'on eut raconté au Christ comment ont péri les Galiléens par la main de Pilate, il dit: «Pensez-vous que ces Galiléens avaient commis plus de péchés que tous les Galiléens pour avoir souffert ainsi? Je vous dis que non; mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous ainsi. La mort inévitable est devant vous tous. Nous tâchons vainement de l'oublier, mais cela ne nous permettra pas de l'éviter; au contraire, lorsqu'elle viendra par surprise, elle sera plus affreuse encore. Il n'y a qu'un seul moyen de salut: c'est de renoncer à la vie qui meurt et de vivre de celle pour laquelle il n'y a pas de mort.»
4
Celui qui ne voit pas son «moi» dans son corps mourant, connaît la vérité de la vie.
Sagesse bouddhiste.
5
«C'est pourquoi je vous dis: ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez; ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement?
Regardez les oiseaux de l'air; car ils ne sèment ni moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et votre Père Céleste les nourrit. N'êtes-vous pas beaucoup plus qu'eux?
Et qui est-ce d'entre vous qui, par son souci, puisse ajouter une coudée à sa taille?
Ne soyez donc point en souci, disant que mangerons-nous, que boirons-nous et de quoi serons-nous vêtus.
Mais cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous serons données par surcroît.
Ne soyez donc point en souci du lendemain; car le lendemain aura le souci de ce qui le regarde: «à chaque jour suffit sa peine».
MATTH., VI, 25-37, 31, 33-34.
III.—Le renoncement à son «moi» corporel révèle Dieu dans l'âme de l'homme.
1
Plus l'homme renonce à son «moi» corporel, plus Dieu se révèle à lui. Le corps cache Dieu à l'homme.
2
Si tu veux arriver à connaître le «moi» universel, tu dois, avant tout, apprendre à te connaître toi-même. Et pour cela, tu dois sacrifier ton «moi» au «moi» universel.
Sagesse brahmane.
3
Si tu méprises le monde, ce n'est pas un grand mérite. Pour celui qui vit selon Dieu, lui-même et le monde seront toujours rien.
ANGÉLUS.
4
Le renoncement à la vie corporelle est précieux, nécessaire et joyeux uniquement lorsqu'il est religieux, c'est-à-dire, lorsque l'homme renonce à lui-même, à son corps, afin d'accomplir la volonté du Dieu qui vit en lui. Mais lorsque l'homme renonce à la vie corporelle, non pour exécuter la volonté de Dieu, mais pour accomplir sa volonté à lui et celle des hommes qui sont pareils à lui, une telle abnégation n'est ni précieuse, ni nécessaire, ni joyeuse, mais uniquement nuisible à lui-même et aux autres.
5
Si vous tâchez de plaire aux hommes pour qu'ils vous soient reconnaissants, vous travaillerez en vain. Mais si vous faites du bien aux autres sans songer à eux, pour Dieu, vous vous ferez du bien, et les autres vous seront reconnaissants.
Dieu se souvient de celui qui ne pense pas à lui-même, et Dieu oublie celui qui pense à lui-même.
6
C'est seulement quand notre corps meurt, que nous ressuscitons en Dieu.
7
Si tu n'attends rien et que tu ne veux rien recevoir des autres hommes, ceux-ci ne peuvent pas te faire peur, de même qu'une abeille ne craint pas une autre et qu'un cheval n'a pas peur d'un autre. Mais si ton bonheur est dans le pouvoir des autres hommes, tu les craindras sûrement.
C'est par là que l'on doit commencer: il faut renoncer à tout ce qui ne nous appartient pas, y renoncer au point qu'il ne soit pas notre maître, renoncer à tout ce qui est nécessaire au corps, renoncer à l'amour de la richesse, de la gloire, des fonctions, des honneurs, renoncer à ses enfants, à sa femme, à ses frères. Tu dois te dire que tout cela n'est pas ta propriété.
Mais comment arriver à cela? Subordonner sa volonté à la volonté de Dieu: s'Il veut que j'aie la fièvre—je le veux aussi. S'il veut que je fasse ceci et non pas cela—je le veux aussi. S'Il veut qu'il m'arrive une chose à laquelle je ne m'attendais pas—je le veux aussi.
ÉPICTÈTE.
8
La volonté propre ne se satisfera jamais, quand elle aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut; mais on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Sans elle, on ne peut être content. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d'un chacun de tous les hommes. Or, il n'y a que l'être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est nous (Luc, XVII, 21); le bien universel est en nous-mêmes et ce n'est pas nous.
PASCAL.
IV.—Le vrai amour envers les hommes n'est possible que par l'abnégation.
1
Seul ce qui ne vit pas pour soi-même ne périt pas. Mais pourquoi celui qui ne vit pas pour lui-même vivra-t-il? On peut ne pas vivre pour soi-même alors seulement qu'on vit pour Tout. C'est en vivant pour le Tout que l'homme peut être et est tranquille.
LAO-TSEU.
2
Quand même tu le voudrais, tu ne pourrais pas séparer ta vie de celle de l'humanité. Tu vis dans l'humanité, par elle et pour elle. En vivant parmi les hommes, tu ne peux pas ne pas renoncer à toi-même, parce que nous sommes tous créés pour agir d'un commun accord, comme les jambes, les bras, les yeux, et l'accord ne serait pas possible sans l'abnégation.
MARC-AURÈLE.
3
On ne saurait se contraindre à l'amour des autres. On ne peut que rejeter ce qui empêche l'amour. Et ce qui l'empêche, c'est l'amour de son «moi» matériel.
4
«Tu aimeras ton prochain comme toi-même» ne veut pas dire que tu dois tâcher d'aimer ton prochain. On ne peut pas se forcer à aimer. «Tu aimeras ton prochain» veut dire que tu dois cesser de t'aimer plus que tout. Et dès que tu ne t'aimeras plus ainsi, tu te mettras à aimer ton prochain comme toi-même.
5
Il faut s'habituer de se dire lorsqu'on rencontre un homme: je ne penserai qu'à lui, et non pas à moi-même.
6
I suffit de penser à soi au beau milieu d'un discours, pour perdre le fil de ses idées. De même, quand nous nous oublions complètement, que nous sortons de nous-mêmes, nous pouvons communiquer fructueusement avec les autres, les servir et avoir sur eux une influence bienfaisante.
7
Plus la vie d'un homme est confortable et mieux organisée extérieurement, plus la joie de l'abnégation est loin et difficile pour lui. Les riches en sont presque entièrement privés. Au pauvre, tout travail interrompu dans le but de venir en aide à son prochain, chaque morceau de pain tendu à un mendiant, procure la joie de l'abnégation.
8
Ce que tu as donné est à toi, ce que tu as gardé est aux autres.
Si tu t'es privé de quelque chose pour le donner aux autres, tu t'es fait du bien à toi-même; ce bien est à jamais à toi et personne ne peut te le prendre.
Mais si ta as gardé ce qu'un autre voulait prendre, lu ne l'as que pour un temps ou jusqu'au moment où tu devras le rendre. Et tu devras sûrement le rendre lorsque la mort sera venue.
9
Serait-il possible de ne pouvoir espérer qu'il viendra un jour où les gens verront qu'il leur est tout aussi facile de vivre pour les autres qu'il leur est facile de mourir à la guerre dont ils ne connaissent pas la cause? Il suffit aux hommes d'avoir à cet effet un peu plus de force d'esprit et un peu plus de conscience.
BRAUN.
V.—L'homme qui emploie toutes ses forces à satisfaire uniquement ses besoins bestiaux, détruit sa vraie vie.
1
Si l'homme ne pense qu'à lui-même et cherche partout son profit, il ne peut être heureux. Si tu veux réellement vivre pour toi-même, vis pour les autres.
SÉNÈQUE.
2
Pour comprendre combien il est indispensable de renoncer à la vie corporelle pour la vie spirituelle, il suffit de se représenter combien serait terrible et répugnante une vie consacrée uniquement à la satisfaction des désirs charnels. La vraie vie ne commence qu'au moment où l'homme renonce à toute bestialité.
3
Par la parabole des vignerons (MATTH., 33-42), le Christ éclaircit l'erreur des gens qui prennent l'apparence de la vie—leur vie charnelle—pour la vraie vie.
A force d'habiter le jardin cultivé de leur maître, des gens se crurent propriétaires du jardin. Et de cette conception erronée il résulte une série d'actes insensés et cruels accomplis par ces gens qui, finalement, sont chassés du jardin, exclus de la vie. De même, nous nous sommes imaginés que la vie de chacun de nous est notre vie personnelle, que nous y avons droit et pouvons en jouir à notre gré, n'ayant aucune obligation envers personne. Aussi, commettons-nous inévitablement la même série d'actes cruels et insensés et sommes de même exclus de la vie. Comme les habitants du jardin avaient oublié que le jardin leur avait été donné en état, entouré d'un fossé et d'une clôture, pourvu d'un puits, que quelqu'un avait travaillé à leur intention et attend, par suite, qu'ils fournissent également du travail, les hommes qui ne possèdent qu'une vie personnelle ont oublié, ou veulent oublier, tout ce qui a été fait pour eux avant leur naissance, ce qui se fait au cours de leur vie, et ce qu'on attend d'eux.
D'après la doctrine du Christ, de même que les vignerons, qui habitaient une vigne qu'ils n'avaient pas travaillée, doivent sentir et comprendre qu'ils ont contracté une dette constante envers leur maître, les hommes doivent sentir et comprendre que, depuis leur naissance et jusqu'à la mort, ils ont contracté une dette envers ceux qui ont vécu avant eux, qui vivent encore et qui vivront, et envers ce qui était, est et sera toujours le commencement de tout. Ils doivent comprendre que chaque heure de leur existence confirme cette obligation, et que, par conséquent, l'homme qui vit pour lui-même et qui nie cette obligation, l'attachant à la vie et à son principe, se prive lui-même de la vie.
4
Les hommes pensent que l'abnégation compromet la liberté. Ils ne savent pas que seule l'abnégation nous donne la vraie liberté, en nous débarrassant de nous-mêmes, de l'esclavage de notre dépravation. Nos passions sont les tyrans les plus cruels: il suffit de renoncer à eux, et tu te sentiras libre.
FÉNELON.
5
La conscience de notre mission, qui implique la loi de l'abnégation, n'a rien de commun avec la jouissance de la vie. Si nous voulions confondre la conscience de notre mission avec la jouissance, et que nous offrions ce mélange, en qualité de remède, à une âme malade, ces deux éléments se seraient séparés spontanément. Mais si cela n'avait pas eu lieu et que la conscience de la haute destination de l'homme n'avait produit aucun effet, et que la vie corporelle aurait acquis, en aspirant au plaisir, une certaine force qui correspondrait avec la destination, la vie morale de l'homme aurait disparu sans retour.
KANT.
VI.—On ne peut se libérer de ses péchés qu'à condition de renoncer à soi-même.
1
Le renoncement au bonheur corporel pour le bonheur spirituel est la conséquence d'une modification de la conscience; c'est-à-dire un homme qui se croyait être d'abord purement un animal, commence à se reconnaître comme un être spirituel. Quand ce changement s'est effectué, ce qui semblait avant une privation, une souffrance, n'est plus une privation ni une souffrance, mais une préférence naturelle du meilleur au plus mauvais.
2
On croit et on dit que pour remplir la mission de la vie, il faut avoir la santé, l'aisance et, en général, être dans des conditions extérieures favorables. C'est inexact: la santé, l'aisance et les conditions extérieures favorables ne sont pas nécessaires pour remplir sa mission et obtenir le bonheur. Il nous est donné la possibilité d'acquérir le bien spirituel et que rien ne peut détruire: le bien de développer en soi l'amour. Seulement, il faut croire en cette vie spirituelle, concentrer vers elle tous ses efforts.
Tu mènes une vie charnelle, tu travailles pour elle; mais dès que tu trouves des obstacles dans cette vie, transporte-toi dans la vie spirituelle; car la vie spirituelle est toujours libre. C'est comme les ailes de l'oiseau. L'oiseau marche sur ses pattes. Mais voilà que survient un obstacle, un danger, et l'oiseau, ayant foi en ses ailes, les déploie et survole.
3
L'unique œuvre joyeuse et vraie de la vie est d'élever son âme; et pour élever son âme, il faut renoncer à soi-même. Commence par le renoncement dans les petites choses; lorsque tu t'habitueras à renoncer aux petites, tu pourras renoncer aux grandes.
4
Lorsque la lumière de ta vie spirituelle s'éteint, l'ombre noire de tes désirs charnels tombe sur ton chemin.—Méfie-toi de cette terrible ombre: la lumière de ton esprit, ne peut détruire ces ténèbres tant que tu n'auras pas chassé les désirs de ton âme.
Sagesse brahmane.
5
La plus grande difficulté de se libérer de l'égoïsme matériel réside en ce fait que cet égoïsme est une condition indispensable de la vie. Il est indispensable et naturel pendant l'enfance; mais il doit faiblir et disparaître à mesure que la raison s'éclaire.
L'enfant n'éprouve pas de remords de conscience pour son égoïsme; mais à mesure que la raison s'éclaire, l'égoïsme devient un poids pour soi-même; au cours de la vie, l'égoïsme faiblit de plus en plus, et lorsqu'on approche de la mort, il disparaît entièrement.
6
Totalement renoncer à soi-même, c'est devenir Dieu; vivre uniquement pour soi-même, c'est devenir une brute absolue. La vie humaine se passe dans, l'éloignement progressif de la vie bestiale et dans le rapprochement graduel de la vie divine.
7
Sans sacrifice, il n'y a pas de vie. Toute la vie, que tu le veuilles ou non, n'est qu'un sacrifice du corporel au spirituel.
VII—Le renoncement à sa personnalité bestiale donne à l'homme le vrai bonheur spirituel qui est inaliénable.
1
Une seule et même loi régit la vie de chaque homme et celle de tous les hommes; cette loi dit: pour améliorer la vie, il faut être prêt à la donner.
2
L'homme ne peut connaître les conséquences de sa vie d'abnégation, mais il n'a qu'à l'essayer pour un temps, et je suis sûr que tout honnête homme reconnaîtra l'influence favorable qu'avaient sur son âme et son corps les instants, même fugitifs, pendant lesquels il ne pensait plus à lui-même et renonçait à sa personnalité corporelle.
JOHN RUSKIN.
3
L'homme est comme un nuage dont l'eau se déverse sur les champs, les prés, les forêts, les jardins, les étangs, les rivières. La pluie a passé, elle a rafraîchi et donné la vie à des millions de jeunes pousses, d'épis, de buissons, d'arbres; le nuage est devenu clair et transparent et bientôt il disparaîtra complètement. Il en est de même de la vie corporelle d'un homme de bien: il est venu en aide à bien des gens, il leur a facilité la vie, il leur a montré la voie à suivre, les a consolés; maintenant, il est vidé et, en mourant, il se relire là où vit seul l'éternel, l'invisible, le spirituel.
4
Les arbres donnent leurs fruits et même leur écorce, leurs feuilles et leur suc à ceux qui en ont besoin. Heureux est l'homme qui en fait autant! Mais il y a peu de gens qui le comprennent et qui agissent ainsi.
KRISHNA.
5
Le bonheur n'est pas possible tant qu'on ne cesse à penser à soi-même. Mais on ne peut le faire incomplètement. Si le moindre souci de soi-même reste, tout est gâté.... Je sais que c'est difficile, mais je sais également qu'il n'y a pas d'autre moyen d'acquérir le bonheur.
CARPENTER.
6
Bien des gens pensent que si l'on exclut la personnalité et l'amour, il ne restera plus rien dans la vie. Ils s'imaginent que, sans personnalité, il n'y a pas de vie. Mais cela semble seulement à ceux qui n'ont jamais éprouvé la joie de l'abnégation. Rejette ta personnalité, renonce à elle, et il te restera ce qui est l'essence de la vie: l'amour, donnant le bienfait incontestable.
7
Plus l'homme apprend à connaître son «moi» moral et plus il renonce à la vie charnelle, mieux il se comprend lui-même.
Sagesse brahmane.
8
Au point de vue du bonheur, la question de la vie est insoluble, parce que nos élans les plus élevés nous empêchent d'être heureux. Au point de vue du devoir, la même difficulté subsiste, car le devoir accompli donne la paix et non le bonheur.
Seul le divin amour et la communion avec Dieu suppriment cette difficulté, car, dans ce cas, le sacrifice devient une joie constante, croissante etimmuable.
AMIEL.
9
L'idée du devoir dans toute sa pureté est non seulement bien plus simple, plus claire, plus compréhensible dans la pratiquent plus naturelle que l'impulsion venant du désir du bonheur ou qui est liée à lui (et qui exige toujours beaucoup d'artifice et de spéculations approfondies), mais même devant le simple bon sens, cette idée apparaît comme bien plus puissante, plus persistante et promet bien plus de succès que toutes les impulsions provenant de l'égoïsme, à condition que l'idée du devoir soit comprise par le bon sens tout à fait indépendamment des impulsions égoïstes.
La conscience que je peux parce que je dois, révèle en l'homme la profondeur des dons divins, lui permettant, comme à un saint prophète, de pressentir la puissance et la grandeur de sa vraie destination. Et si l'homme y faisait plus souvent attention et s'était habitué à séparer entièrement la vertu de tous les avantages qui sont la récompense du devoir accompli, si l'exercice de la vertu avait été la préoccupation principale de l'éducation privée et sociale, l'état moral des hommes se serait bientôt amélioré. Si l'expérience de l'histoire n'a pas encore donné de bons résultats concernant la doctrine de la vertu, cela vient de la fausse conception que l'impulsion déduite de l'idée du devoir serait trop faible et distante, et qu'une impulsion plus proche, provenant d'un calcul sur les avantages que l'on doit attendre pour l'accomplissement du devoir, tant en ce monde que dans l'autre monde, agit plus fortement sur l'âme. Tandis que, en réalité, la conscience de posséder en soi le principe spirituel, suscitant le renoncement à sa personnalité, incite l'homme, bien plus que toutes les récompenses, à obéir à la loi du bien.
KANT.
CHAPITRE XXV
L'HUMILITÉ
Le plus grand bonheur de l'homme dans ce monde est de communiquer avec ses pareils. Les orgueilleux, en se mettant à l'écart des autres, se privent eux-mêmes de ce bien. Mais l'homme humble supprime tous les obstacles en lui-même pour obtenir ce bonheur. C'est pourquoi l'humilité est une condition indispensable du vrai bonheur.
I.—L'homme ne peut être fier de ses œuvres, parce que tout le bien qu'il fait ne vient pas de lui, mais de l'élément divin qui vit en lui.
1
Seul l'homme qui sait que Dieu vit en son âme peut être humble. Un tel homme est absolument indifférent à ce que les gens disent de lui.
2
L'homme qui se croît maître de sa vie ne peut être humble, parce qu'il pense qu'il n'est l'obligé de personne, ni de rien. Mais l'homme qui voit son œuvre, dans le service de Dieu, ne saurait ne pas être humble, parce qu'il sent toujours qu'il est loin d'avoir accompli toutes ses obligations.
3
Nous sommes souvent fiers de ce que nous avons bien fait, nous sommes fiers de ce que nous avons fait, et nous oublions que Dieu vit en chacun de nous et qu'en faisant le bien, nous ne sommes que les instruments de Son œuvre.
Dieu fait avec moi ce qui Lui est nécessaire, et moi je m'en vante. C'est comme si la pierre qui intercepte la source était fière de ce que l'eau s'échappe d'elle, et que les hommes et les animaux boivent cette eau. On dira que la pierre peut être fière de ce qu'elle est propre et qu'elle ne salit pas l'eau. Ceci encore n'est pas vrai. Si elle est propre, c'est uniquement parce que cette même eau l'a lavée et la lave toujours. Rien n'est à nous, tout est à Dieu.
4
Nous sommes les instruments de Dieu. Nous savons ce que nous devons faire, mais il ne nous est pas donné de savoir pourquoi nous le faisons. Celui qui comprend cela, ne peut ne pas être humble.
5
L'œuvre principale de la vie de chaque homme est de devenir plus charitable et meilleur. Et comment peut-on devenir meilleur si l'on se croit déjà bon?
6
Il suffit de se croire non pas le maître, mais le serviteur, pour que les tâtonnements, l'inquiétude, le mécontentement se transforment en certitude, en tranquillité, en paix et en joie.
II.—Toutes les tentations viennent de l'orgueil.
1
Si l'homme tend à Dieu, il ne peut jamais être satisfait de lui-même. Il aura beau avancer, il se sentira toujours éloigné de la perfection, car la perfection est infinie.
2
L'assurance est la qualité de la bête; l'humilité est la qualité de l'homme.
3
Celui qui se connaît le mieux, s'estime le moins.
4
Celui qui est content de lui-même, n'est jamais satisfait des autres.
Celui qui est toujours mécontent de lui-même, est toujours content des autres.
5
On dit à un sage qu'il a la renommée d'être mauvais. Il répondit: «C'est heureux qu'ils ne sachent pas tout sur moi: ils auraient dit des choses bien pires.»
6
Il n'y a rien de plus utile à l'âme que de te souvenir que tu n'es qu'un vil scarabée et que toute ta force consiste à pouvoir comprendre ta nullité et, par suite, d'être humble.
7
Malgré le peu d'attention que la plupart des hommes attachent à leurs défauts, il n'y a pas d'homme qui ne se connaisse quelque chose de plus mauvais que ce qu'il sait sur son prochain.
C'est pourquoi il est facile à chaque homme d'être humble.
WOLSELEY.
8
Il suffit de réfléchir un jeu pour se découvrir quelque défaut envers le genre humain (ne serait-ce que cette faute qu'en vertu de l'inégalité des hommes, nous jouissons de certains avantages pour lesquels d'autres doivent éprouver de plus grandes privations)—et cela nous empêchera d'exagérer nos mérites au détriment d'autres hommes.
KANT.
9
On ne peut voir ses défauts qu'avec les yeux des autres.
Proverbe chinois.
10
Chaque homme peut être pour nous un miroir dans lequel nous voyons nos vices, nos défauts et tout le mal qui est en nous; or, nous agissons le plus souvent comme un chien qui aboie contre le miroir, pensant que ce n'est pas lui qu'il voit là-dedans, mais un autre chien.
SCHOPENHAUER.
11
Les gens trop sûrs d'eux-mêmes, sots et immoraux, inspirent souvent le respect aux gens modestes, sages et moraux, précisément parce qu'un homme modeste, en se jugeant, ne peut pas comprendre qu'un mauvais homme puisse tellement se respecter.
12
Souvent les hommes les plus simples, les moins lettrés, les moins instruits, s'assimulent facilement la doctrine chrétienne, tandis que les plus savants croupissent dans le paganisme le plus vulgaire. Cela vient de ce que les gens simples sont le plus souvent humbles, et que les savants sont pour la plupart trop surs d'eux-mêmes.
13
Pour comprendre raisonnablement la vie et la mort et attendre celle-ci en paix, il est indispensable de comprendre combien on est nul.
Tu es une parcelle infiniment petite de quelque chose, et tu ne serais rien si tu n'avais pas une mission déterminée—une œuvre. Cela seulement donne un sens et une signification à ta vie. Ton œuvre consiste à profiter des instruments qui te sont donnés, de même qu'à tout ce qui existe: d'user ton corps à ce qui t'a été recommandé. C'est pourquoi, toutes les œuvres sont égales et tu ne peux pas faire plus qu'il ne t'a été commandé. Tu ne peux être qu'adversaire de Dieu ou interprète de son œuvre. De sorte que l'homme ne peut s'attribuer rien de grand ni d'important. Il suffit de s'attribuer quelque œuvre exceptionnelle, pour qu'il n'y ait plus fin aux déceptions de la lutte, à la jalousie, aux souffrances de toutes sortes, tu n'as qu'à t'attribuer plus d'importance qu'à la plante qui donne des fruits, et tu es perdu. La tranquillité, la liberté, la joie de la vie, le courage devant la mort, ne sont donnés qu'à celui qui ne se croit dans cette vie rien de plus qu'un ouvrier de son Maître.
III.—L'Humilité unit les hommes par l'amour.
1
Être inconnu des hommes ou non compris d'eux, et ne pas s'en attrister—voilà la qualité de l'homme réellement vertueux qui aime les autres.
Sagesse chinoise.
2
De même que l'eau ne reste pas sur les sommets, la bonté et la sagesse ne se rencontrent pas chez les orgueilleux. L'un comme les autres cherchent des terrains bas.
Sagesse persane.
3
Un homme charitable est celui qui se souvient de ses péchés et qui oublie le bien qu'il fait; un homme méchant est celui qui, au contraire, se souvient de sa bonté et oublie ses péchés.
Ne te pardonne pas, et tu pardonneras facilement aux autres.
4
On peut reconnaître un homme bon et intelligent à ce qu'il considère tous les autres hommes meilleurs et plus intelligents que lui.
5
Les gens les plus agréables ce sont les justes qui se croient pécheurs. Et les plus désagréables ce sont les pécheurs qui se croient justes.
PASCAL.
6
Combien il est difficile d'aimer, de plaindre les orgueilleux, confiants en eux-mêmes! On voit, rien qu'à cela, combien la modestie est non seulement bonne, mais encore avantageuse. Elle suscite ce qu'il y a de plus précieux dans la vie: l'amour des hommes.
7
Tout le monde aime les humbles; nous voulons tous être aimés. Comment ne pas s'efforcer d'être humbles?
8
Pour que les hommes puissent bien vivre, il faut que la paix règne parmi eux. Et là où chacun veut être au-dessus des autres, il ne peut y avoir de paix. Plus les hommes sont humbles, plus il leur est facile de vivre en paix.
IV.—L'Humilité unit l'homme à Dieu.
1
Il n'y a rien de plus fort qu'un homme humble; car, en renonçant à lui-même, cet homme cède la place à Dieu.
2
Les paroles de la prière: «Venez et descendez en nous» sont fort belles. Tout est dans ces paroles. L'homme a tout ce qu'il lui faut si Dieu descend en lui. Et pour cela, il ne faut qu'une chose: se diminuer pour faire une place à Dieu. Dès que l'homme se diminue, Dieu s'établit en lui. C'est pourquoi, pour obtenir tout ce qui lui est nécessaire, l'homme doit s'humilier avant tout.
3
Plus l'homme descend en lui-même et se croit insignifiant, plus il s'élève vers Dieu.
Sagesse brahmane.
4
L'orgueil disparaît du cœur de celui qui adore l'Être Suprême, de même que la lueur du bûcher s'éclipse à la lumière du soleil. Celui dont le cœur est pur et qui est sans orgueil, celui qui est doux, fidèle et simple, qui considère chaque être comme son ami et qui aime chaque âme comme la sienne, qui traite chacun également avec tendresse et amour, qui veut faire le bien et a banni toute vanité, est l'homme dont le cœur est habité par le Souverain de la vie.
De même, que la terre se décore de belles plantes qu'elle produit, celui dans l'âme duquel habite le Seigneur de la vie, s'en trouve embelli.
Vichnou Pourana.
V.—Comment lutter contre l'orgueil.
1
Les défauts qui sont pénibles et intolérables chez les autres, paraissent ne rien peser en nous-mêmes. Il arrive très souvent qu'en parlant des autres et en les blâmant cruellement, les gens ne remarquent pas qu'ils se décrivent eux-mêmes.
Rien ne nous corrigerait aussi vite de nos défauts que si nous pouvions nous voir dans les autres. En voyant clairement nos défauts chez les autres, nous aurions détesté nos défauts comme ils le méritent.
LABRUYÈRE.
2
Tâche de ne pas penser de bien de toi-même. Si tu ne peux pas penser mal de toi, sache que c'est déjà mal que tu ne peux pas penser mal de loi.
3
La tendance de te comparer aux autres à ton avantage est une tentation rendant impossible une bonne vie et entravant l'œuvre principale: le perfectionnement. Compare-toi uniquement à la perfection suprême, et non aux hommes qui peuvent être inférieurs à toi.
4
Quand on t'injurie où que l'on te blâme, réjouis-toi; quand on te vante et que l'on t'approuve, méfie-toi.
5
Tache de ne pas cacher dans des coins sombres les souvenirs honteux de tes péchés; au contraire, tiens-les toujours prêts, afin de pouvoir juger des péchés de tes prochains.
6
Considère-toi toujours comme un écolier. Ne pense pas que tu es trop vieux pour apprendre, que ton âme est déjà telle qu'elle doit être et qu'elle ne peut être meilleure. Pour l'homme raisonnable, le cours des études n'est jamais terminé: il est élève jusqu'à la tombe.
7
Seul l'humble de cœur connaît la vérité. L'humilité ne provoque pas la jalousie.
Les arbres sont emportés par le torrent, les joncs restent.
Un sage a dit: «Mon enfant, ne t'attriste pas de n'avoir pas été apprécié, car personne ne peut te reprendre ce que tu as fait, ou te donner ce que tu n'as pas fait. L'homme raisonnable se contente du respect qu'il mérite.
«Sois aimable, respectueux, affable, soucieux du profit des autres, et le bonheur viendra à toi tout aussi naturellement que l'eau descend dans les vallées.»
Vichnou hindou.
VI.—Conséquences de l'orgueil.
1
L'homme sans humilité blâme toujours les autres; il ne voit que les fautes des hommes, pendant que ses passions et ses vices à lui se développent de plus en plus.
Sagesse bouddhiste.
2
L'homme non éclairé par le christianisme n'aime que lui. Et en n'aimant que lui, un tel homme veut être grand, et il se voit petit; il veut être heureux, et il se voit misérable; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections. Et en voyant tout cela, l'homme commence à détester la vérité et à imaginer des arguments d'après lesquels il résulterait qu'il est précisément ce qu'il voudrait être, et il devient à ses yeux grand, heureux et parfait. Il y a là un double péché d'orgueil et de mensonge. Le mensonge vient de l'orgueil, et l'orgueil vient du mensonge.
D'après PASCAL.
3
Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu est bien aveuglé. Qui ne voit pas que rien n'est si opposé à la justice et à la vérité? Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose.
PASCAL.
4
Il y a toujours une tâche sombre sur notre soleil: c'est l'ombre qui tombe de la considération que nous avons pour notre personne.
CARLYLE.
VII.—L'Humilité donne à l'homme le bonheur spirituel et la force de lutter contre les tentations.
1
Rien n'est aussi profitable à l'âme que l'humiliation acceptée avec joie. Elle rafraîchit l'âme comme une chaude pluie après le soleil ardent de la fatuité.
2
La porte d'entrée du temple de la vérité et du bonheur est basse. Seule ceux qui se baisseront pourront y entrer. Et heureux seront ceux qui pourront passer cette porte. Le temple est vaste et libre, et tous les gens qui s'y trouvent s'aiment les uns les autres, s'entr'aident et ne connaissent point de chagrin.
Ce temple est la vraie vie des hommes. La porte du temple, c'est la doctrine de la sagesse. Et la sagesse est donnée aux humbles, à ceux qui ne s'élèvent pas, mais qui se diminuent.
3
La joie parfaite, selon les paroles de saint François d'Assise, consiste à supporter le reproche non mérité, même une souffrance corporelle, sans éprouver d'inimitié envers la cause du reproche ou de la souffrance. Cette joie est parfaite parce qu'aucune offense, aucune injure et aucun reproche ne peuvent la compromettre.
4
«Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé.»
LUC, XIV, 11.
5
Le plus faible en ce monde vainc le plus fort; le bas et l'humble vainc le grand et le fier. Un très petit nombre de gens comprennent toute la force de l'humilité.
LAO-TSEU.
6
Il n'y a rien de plus tendre et de plus conciliant que l'eau, et cependant, en attaquant les choses solides et dures, rien n'est plus fort qu'elle. Le faible vainc le fort. Le délicat vainc le cruel. L'humble vainc le fier. Tout le monde le sait, mais personne ne veut agir selon cette loi.
LAO-TSEU.
7
Si les rivières et les mers dominent toutes les vallées qu'elles traversent, c'est parce qu'elles sont plus basses.
C'est pourquoi, si un saint homme veut être au-dessus du peuple, il doit tâcher d'être au-dessous de lui. S'il veut le gouverner, il doit être derrière lui.
Par conséquent, si un saint homme vit au-dessus du peuple, le peuple ne le sent pas. Il est au-devant du peuple, mais le peuple n'en souffre pas. C'est pourquoi le monde ne cesse de le louer. Le saint homme ne discute avec personne, et personne ne discute avec lui.
LAO-TSEU.
8
L'eau est légère, liquide et peu résistante, mais lorsqu'elle attaque quelque chose de solide, de dure et de résistant, rien ne peut lutter contre elle: elle emporte des maisons, joue avec d'énormes bateaux comme avec des copeaux, creuse la terre. L'air est encore moins dense, plus doux et moins résistant que l'eau, mais il est plus fort encore lorsqu'il attaque des choses dures, fermes et solides. Il arrache les arbres avec leurs racines, démolit les maisons, gonfle l'eau en vagues énormes et chasse l'eau dans les nuages. Le tendre, le doux et le liquide vainc le dur, le ferme et le résistant.
Il en est de même dans la vie des hommes. Si tu veux être vainqueur, sois tendre, doux et condescendant.
CHAPITRE XXVI
LA VÉRACITÉ
Les superstitions empêchent de se bien conduire. On ne peut s'en débarrasser que par la sincérité, et cela non seulement envers les autres, mais encore envers soi-même.
I.—Comment on doit se comporter envers les opinions et les coutumes établies.
1
Le moyen habituel employé pour nier l'existence de Dieu est de reconnaître l'opinion publique comme incontestablement juste et de n'attacher aucune importance à la voix de Dieu que nous entendons constamment en notre âme.
JOHN RUSKIN.
2
Quand même le monde entier reconnaîtrait la véracité d'une doctrine, quand même elle serait ancienne, l'homme doit la contrôler par sa raison et la rejeter hardiment, si elle ne s'accorde pas avec les exigences de sa raison.
3
«Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira.»
JEAN, VIII, 32.
4
Celui qui veut devenir vraiment un homme doit abandonner la préoccupation de plaire au monde; celui qui veut vivre d'une vie juste ne doit pas se conformer à ce qu'il est d'usage de considérer comme bien; il n'a qu'à chercher scrupuleusement où est véritablement le bien. Il n'y a rien de plus sacré et de plus fécond que la curiosité d'une âme indépendante.
EMERSON.
5
La tendance de croire à ce que l'on nous présente comme vérité renferme le bien comme le mal. C'est précisément cette tendance qui rend possible la marche progressive de la société, et c'est elle encore qui rend cette marche si lente et pénible: chaque génération hérite, grâce à elle, sans effort, des connaissances acquises à grande peine par ceux qui ont vécu avant, et c'est grâce à elle que chaque génération se trouve esclave des fautes et des erreurs de la précédente.
HENRY GEORGE.
6
Plus l'homme vit, plus il se libère des superstitions.
7
Croire que tout ce qui nous est avantageux et agréable est vrai, est une qualité naturelle tant aux enfants qu'à l'humanité en bas âge. Plus l'homme et l'humanité avancent en âge, et plus leur raison s'éclaircit, devient ferme, plus ils se libèrent de la conception erronée d'après laquelle tout ce qui est avantageux à l'homme est vrai. C'est pourquoi, à mesure qu'ils avancent dans la vie, l'homme et l'humanité doivent nécessairement examiner, par les efforts de leur raison et de la sagesse de ceux qui ont vécu avant eux, si les principes, acceptés sur foi, sont vrais.
8
Chaque vérité exprimée par les paroles est une force dont l'action est infinie.
II.—Le mensonge, ses causes et ses conséquences.
1
Ne pense pas que l'on doive dire et créer la vérité uniquement dans les cas graves. On doit toujours le faire, même dans les questions les plus futiles. Il ne s'agit pas du grand ou du petit mal qui sera causé par ton mensonge, il importe que tu ne te souilles jamais par le mensonge.
2
Tous, nous aimons mieux la vérité que le mensonge; mais lorsqu'il s'agit de notre vie, nous préférons souvent le mensonge à la vérité, parce que le mensonge justifie notre mauvaise vie, tandis que la vérité la dénonce.
3
Chaque vérité qui pénètre dans la conscience des hommes et remplace une ancienne erreur arrive à un moment où l'erreur est claire et la vérité évidente. Mais les gens qui profitent de cette erreur ou qui y sont habitués s'efforcent de la maintenir. Dans ces moments-là, il est tout particulièrement important de proclamer hardiment la vérité.
4
Si l'on vous dit qu'il ne faut pas chercher la vérité partout, parce qu'on ne trouve jamais toute la vérité, ne le croyez pas. Ceux qui parlent ainsi sont vos plus redoutables ennemis, comme ils sont ceux de la vérité.
Ils le disent parce qu'ils ne vivent pas selon la vérité, parce qu'ils le savent et qu'ils veulent que les autres vivent comme eux.
5
Si tu veux connaître la vérité, débarrasse-toi, du moins pour le temps que tu la cherches, de toutes les considérations sur les avantages que tu pourrais tirer de telle ou telle autre décision.
6
On est joyeux lorsqu'on découvre le mensonge des autres et qu'on le dénonce. Mais combien on est plus heureux encore lorsqu'on se surprend soi-même ayant menti et que l'on s'accuse. Tâche de t'offrir ce plaisir aussi souvent que possible.
7
Bien que le mensonge et toutes ses séductions soient très tentantes, il arrive un temps où l'homme se sent tellement tourmenté par le mensonge, que pour fuir le désordre moral qu'engendre toujours le mensonge, il s'adresse à la vérité et trouve le salut en elle seule.
8
L'amère expérience nous montre qu'on ne peut conserver les anciennes conditions de vie, et que, par conséquent, il faut en rechercher des nouvelles, celles qui puissent répondre aux temps nouveaux. Mais au lieu d'employer leur temps à chercher et à instituer ces nouvelles conditions, les hommes emploient leur raison à rechercher des moyens de conserver les anciennes conditions de vie qui existent depuis des centaines d'années.
9
Le mensonge nous cache Dieu en nous-mêmes et chez les autres hommes; c'est pourquoi, il n'y a rien de plus cher que la vérité qui nous ramène à l'amour de Dieu et de notre prochain.
10
Il n'y a pas de plus grand malheur que lorsque l'homme commence à craindre la vérité, parce qu'elle lui cache combien il est mauvais.
PASCAL.
11
Le meilleur signe de la vérité est la simplicité et la clarté. Le mensonge est toujours compliqué, affecté et grandiloquent.
12
On peut être solitaire dans un milieu privé et temporaire; mais chacune de nos pensées et chacune de nos sensations trouve, a trouvé et trouvera un retentissement dans l'humanité. Pour certaines personnes, que la majorité de l'humanité reconnaît pour ses chefs, ses réformateurs, ses éducateurs, ce retentissement est immense et il résonne avec une force extrême; mais il n'y a pas d'homme dont les idées ne produiraient pas sur les autres le même effet, bien que moins apparent. Chaque manifestation sincère de l'âme, chaque déclaration d'une conviction personnelle servent à quelqu'un ou à quelque chose, même si nous n'en savons rien, même si on nous ferme la bouche, ou qu'on nous jette un nœud, coulant sur le cou. Un mot dit à quelqu'un conserve un effet indestructible; comme tout mouvement, il ne disparaît jamais, mais prend d'autres aspects.
AMIEL.
III.—Sur quoi repose la superstition.
1
Plus les objets, les coutumes, les lois sont entourés de considération, plus on doit examiner attentivement leur droit à la considération.
2
Bien des vérités anciennes nous semblent probables uniquement parce que nous n'y avons jamais songé sérieusement.
EDOUARD ROD.
3
La raison est la chose la plus sacrée au monde; c'est pourquoi c'est un très grand péché que d'abuser de la raison, de l'employer à cacher ou à déguiser la vérité.
4
En feuilletant l'histoire de l'humanité, nous remarquons constamment que les inepties les plus évidentes passaient auprès des gens pour des vérités incontestables, que des nations entières devenaient la proie de superstitions sauvages et s'humiliaient devant des mortels qui étaient leurs pareils, souvent devant des idiots et des voluptueux. Et la cause de ces inepties et souffrances humaines était toujours la même: la croyance à des choses qui paraîtraient déraisonnables même à un enfant.
D'après HENRY GEORGE.
5
Notre siècle est un vrai siècle de critique. Tout ce qui est cru est vérifié par la critique.
La raison n'a de la considération que pour ce qui est en état de supporter son épreuve libre et universelle.
KANT.
6
On ne doit pas craindre les dévastations commises par la raison dans les légendes admises par les hommes. La raison ne peut rien détruire sans y mettre de la vérité. Telle est sa qualité.
IV.—Les superstitions religieuses.
1
C'est mal quand les hommes ne connaissent pas Dieu; mais c'est bien pis lorsque les hommes reconnaissent comme Dieu ce qui n'est pas Dieu.
LACTANCE.
2
Nous n'avons plus de religions. Les lois éternelles de Dieu, avec leur paradis et leur enfer, se sont tranformées en règles de philosophie pratique, fondées sur d'habiles calculs de profils et de pertes, avec un faible reste de respect pour les joies apportées par la vertu et la moralité élevée. Pour parler comme nos ancêtres, «nous avons oublié Dieu», et en nous servant de l'expression contemporaine, nous devons dire que nous comprenons faussement la vie du monde. Nous fermons tranquillement les yeux et ne voulons pas voir la réalité éternelle des choses, nous ne regardons que leur aspect trompeur.
Nous considérons tranquillement l'univers comme une grande éventualité incompréhensible: à son aspect extérieur, nous nous le représentons assez nettement comme un immense pré pour les bêtes, ou une maison de travail, de vastes cuisines avec des tables à manger, où seuls les gens raisonnables peuvent trouver une place.
Oui, nous n'avons pas de Dieu. Les lois de Dieu sont remplacées par Je principe du plus grand profit possible.
CARLYLE.
3
Dieu nous a donné Son esprit, Sa raison, pour que nous le servions; et nous employons cet esprit pour nous servir nous-mêmes.
4
«Gardez-vous des docteurs qui se plaisent à se promener en longues robes, et qui aiment les salutations dans les places et les premiers sièges dans les synagogues, et les premières places dans les festins, qui dévorent les maisons des veuves, tout en affectant de faire de longues prières; ils encourront une plus grande condamnation.»
LUC, XX, 46-47.
5
«Mais vous, ne vous faites point appeler Maître; car vous n'avez qu'un Maître, le Christ, et pour vous, vous êtes tous frères. Et n'appelez personne sur la terre votre père, car vous n'avez qu'un seul Père, Celui qui est dans les cieux. Et ne vous faites point appeler docteur; car vous n'ayez qu'un seul Docteur: Le Christ.»
MATTH., XXIII, 8-10.
6
Pourquoi adorer Dieu si l'âme n'est pas pure? Pourquoi dire: j'irai à Benarès[1]. Comment celui qui fait le mal peut-il atteindre le vrai Benarès?
La sainteté n'est pas dans les forêts, ni au ciel, ni sur la terre, ni dans les fleuves sacrés. Purifie-toi, et tu verras Dieu. Transforme ton corps en temple, abandonne les mauvaises pensées et contemple Dieu de l'œil de ta conscience. Lorsque nous Le connaissons, nous nous connaissons nous-mêmes. Sans expérience personnelle, l'écriture seule ne détruira pas nos craintes,—de même que les ténèbres ne s'éclaireront pas par un feu peint. Quelles que soient ta religion et tes prières, tant que tu n'as pas la vérité, tu n'atteindras pas le chemin du bonheur. Celui qui conçoit la vérité, naît à nouveau.
La source du vrai bonheur, c'est le cœur; celui qui cherche le bonheur ailleurs est un insensé. Il est pareil au pâtre qui cherche la brebis qu'il a cachée sur sa poitrine.
Pourquoi ramassez-vous des pierres et construisez-vous de grands temples? Pourquoi vous tourmentez-vous ainsi, alors que Dieu habite toujours en vous-même?
Un chien de garde est meilleur qu'une idole sans vie dans la maison, et le grand Dieu de l'univers est meilleur que tous les demi-dieux.
La lumière qui, comme l'étoile du matin, vit dans le cœur de chaque homme, est notre refuge.
VEMANA.
7
Combien il est étonnant que, de toutes les révélations suprêmes de la vérité, le monde n'accepte et ne tolère que les plus anciennes, celles qui ne répondent plus à notre époque, tandis qu'il considère chaque révélation directe, chaque pensée originale comme nulles et parfois les hait.
THOREAU.
8
La conscience religieuse de l'homme n'est pas immuable: elle se transforme constamment, s'éclaircit et se purifie de plus en plus.
9
Le mal de la vie ne peut être corrigé par rien d'autre que par la démonstration du mensonge religieux et par l'établissement de la vérité religieuse par chaque homme pris individuellement.
V.—Le principe raisonnable de l'homme.
1
Qu'est-ce que la raison? Tout ce que nous établissons, nous l'établissons toujours par la raison. Or, par quoi établirons-nous la raison.
Si nous avons tout établi par la raison, nous ne pouvons, par cela même, établir la raison. Mais non seulement nous connaissons tous la raison, mais encore il n'y a qu'elle seule que nous connaissons indubitablement et tous au même degré.
2
Nous devons avoir confiance en notre raison. C'est une vérité qu'il ne faut pas et que l'on ne doit pas cacher. La foi en la force de la raison est la base de toute autre foi. On ne peut croire en Dieu si nous diminuons l'importance de la faculté à l'aide de laquelle nous connaissons Dieu. La raison est précisément la seule faculté à laquelle la révélation s'adresse. La révélation ne peut être comprise que par la raison. Si, après avoir utilisé consciencieusement et impartialement nos meilleures facultés, certaine doctrine nous semble contradictoire et en désaccord avec les principes essentiels dont nous ne doutons pas, nous devons incontestablement nous abstenir de croire à cette doctrine. Je suis plus persuadé que ma nature raisonnable est Dieu, plutôt qu'un livre ne soit l'expression de sa volonté.
CHANNING.
3
La raison révèle à l'homme le sens et la signification de sa vie.
4
La raison n'est pas donnée à l'homme pour apprendre à aimer Dieu et son prochain. Cette connaissance est dans le cœur de l'homme, indépendamment de sa raison. La raison est donnée à l'homme pour lui indiquer où est le mensonge et où est la vérité. Et il suffit à l'homme de rejeter le mensonge, pour apprendre tout ce qu'il lui faut.
5
Les erreurs et les désaccords entre hommes dans les recherches et l'adoption de la vérité viennent uniquement de leur défiance de la raison; il en résulte que la vie humaine, guidée par les usages, les traditions, les modes, les superstitions, les préjugés, la violence, par tout ce que l'on veut, sauf la raison, va à l'aventure, et la raison existe par elle-même. Souvent il arrive également que si la réflexion est utilisée à quelque chose, ce n'est pas à chercher et à propager la vérité, mais pour justifier et maintenir, malgré et contre tout, les usages, les traditions, les modes, les superstitions, les préjugés.
Les erreurs et les désaccords des hommes à reconnaître l'unique vérité ne viennent pas de ce que la raison n'est pas la même chez tous les hommes ou parce qu'elle ne peut pas leur démontrer la même vérité, mais parce qu'ils ne croient pas à la raison.
S'ils avaient foi en leur raison, ils auraient trouvé moyen de comparer les jugements de leur raison avec ceux des autres. Et ayant trouvé ce moyen de vérification mutuelle, ils se seraient persuadés que la raison est la même chez tous, et ils se seraient soumis à ses volontés.
TH. STRAKHOV [2].
6
Autant que l'homme est véridique, autant il est divin; l'invincibilité, l'immortalité, la grandeur de la divinité entrent en l'homme avec sa véracité.
EMERSON.
7
Souviens-toi que la raison, ayant la faculté de vivre par elle-même, te donne la liberté, si tu ne l'emploies pas à servir ton corps. L'âme humaine, éclairée par la raison, est libre de passions qui cachent la lumière; elle constitue une véritable forteresse, et l'homme n'a pas de refuge plus sûr et moins accessible au mal. Celui qui ne le sait pas, est aveugle, et celui qui, tout en le sachant, ne croit pas à sa raison, est réellement malheureux.
MARC-AURÈLE.
8
L'un des devoirs principaux de l'homme consiste à faire briller dans toute sa force le clair principe de la raison que nous recevons du Ciel.
Sagesse chinoise.
9
Je glorifie le christianisme parce qu'il développe, augmente et élève ma nature raisonnable. Si je ne pouvais conserver la raison en étant chrétien, j'aurais renoncé au christianisme. Je sens que mon devoir est de sacrifier au christianisme mon bien, ma gloire, ma vie; mais je ne saurais sacrifier à aucune religion la raison qui m'élève au-dessus de la bête et fait de moi un homme. Je ne connais pas de pire sacrilège que de renoncer à la plus haute faculté que l'on tient de Dieu. En agissant ainsi, nous nous opposons sciemment à l'élément divin qui vit en nous. La raison est l'expression suprême de notre nature intelligente. Elle correspond à l'unité de Dieu et à celle de l'univers et tend à faire de l'âme le miroir de l'unité suprême.
CHANNING.
10
L'homme qui ne saurait pas que ses yeux peuvent voir et qui ne les ouvrirait jamais, serait très misérable. Mais l'homme qui ne comprend pas que la raison lui est donnée pour supporter facilement toutes les peines, est plus misérable encore. Grâce à la raison, nous pouvons venir à bout de tous les ennuis. L'homme qui raisonne, ne rencontrera pas dans la vie des ennuis impossibles, à supporter; ils n'existent pas pour lui. Et cependant, combien souvent, au lieu de regarder un ennui en face, nous tâchons lâchement de l'éviter. Ne serait-il pas préférable de nous réjouir que Dieu nous ait donné le pouvoir de ne pas nous chagriner de ce qui nous arrive indépendamment de notre volonté, et de le remercier de ce qu'Il n'a subordonné notre âme qu'à ce qui dépend de nous-mêmes. Il n'a pourtant pas subordonné notre âme à nos parents, ni à nos frères, ni à la richesse, ni à notre corps, ni à la mort. Etant bon, Il ne l'a soumis qu'à ce qui dépend de nous-mêmes: à notre raison.
ÉPICTÈTE.
11
Dieu nous a donné la raison pour que nous Le servions. C'est pourquoi nous devons veiller à sa pureté, afin qu'elle puisse toujours reconnaître le bien et le mal.
12
L'homme n'est libre que lorsqu'il est dans la vérité; et la vérité est révélée par la raison.
VI.—La raison vérifie les principes de la foi.
1
Lorsqu'un homme emploie sa raison à résoudre les questions de la cause de l'existence du monde et de la cause de sa vie dans ce monde, il sent une espèce de malaise, d'étourdissement. La raison humaine ne peut imaginer de réponses à ces questions. Qu'est-ce que cela veut dire? Cela signifie que la raison n'est pas donnée à l'homme pour répondre à ces questions, et que c'est une erreur de la raison que de l'espérer. La raison ne résout qu'une question: «Comment vivre?» Et la réponse est claire: «Il faut vivre de façon à ce que je me sente bien et que les autres hommes se sentent bien. Tout ce qui vit en a autant besoin que moi. Et la possibilité en est donnée à tout ce qui vit et à moi par la raison que je possède.» Cette solution exclut toutes les questions: le comment et le pourquoi.
2
«N'avons-nous pas raison? Il faut que le peuple reste dans le mensonge: voyez comme il est peu éveillé et sauvage!»
Non, il est peu éveillé et sauvage parce qu'il est grossièrement trompé. C'est pourquoi cessez tout d'abord de le tromper.
3
Si Dieu, en tant qu'objet de notre foi, est au-dessus de notre compréhension et si nous ne pouvons le concevoir par la raison, cela ne prouve pas encore que nous devions négliger les fonctions de la raison en les considérant comme nuisibles.
Bien que les objets de notre foi soient, sans aucun doute, au-dessus du niveau de notre compréhension, notre raison a cependant une si grande importance à leur égard, que nous ne pouvons absolument pas nous en passer. Elle semble remplir les fonctions de censeur qui,—tout en admettant, dans le domaine de la foi, la vérité qui est au-dessus de la raison, c'est-à-dire, la vérité métaphysique,—nie toute vérité imaginaire qui est contraire à la raison.
Mais en dehors de cette œuvre positive, la raison accomplit également l'œuvre négative de libération de l'homme, des péchés, des tentations (justification des péchés) et des superstitions.
TH. STRAKHOV.
4
Sois ton propre flambeau. Sois le refuge. Laisse-toi guider par la lumière de ton flambeau et ne cherche pas autre refuge.
LA SOUTHA BOUDDHISTE.
5
«Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin que vous soyez les enfants de lumière.»
JEAN, XII, 36.
Loin de comprimer la raison, comme le conseillent les faux docteurs, il faut la purifier, l'exercer, en contrôler tout ce qu'on vous soumet, afin de découvrir la véritable religion.