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La Pensée de l'Humanité: Dernière oeuvre de L. Tolstoï

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[1] Ville sainte des Hindous. (Note de l'auteur).

[2] Philosophe et critique russe, ami de Tolstoï, mais ne partageant que partiellement ses opinions. (Note du trad.).


CHAPITRE XXVII

DU MAL

Nous appelons mal tout ce qui trouble le bonheur de notre vie corporelle. Et pourtant, toute notre vie n'est qu'une libération graduelle de notre âme, de ce qui constitue le bonheur de notre corps. C'est pourquoi, pour celui qui comprend la vie telle qu'elle est, en réalité, le mal n'existe pas.


I.—Ce que nous appelons la souffrance est la condition inévitable de la vie.

1

C'est un bien pour l'homme que de supporter les malheurs de cette vie terrestre, car cela conduit au saint isolement du cœur, et on s'y trouve comme un exilé de son pays natal et obligé de ne se fier à aucune joie terrestre. Il est également bon pour l'homme de se heurter à des contradictions et des reproches, lorsque l'on pense et que l'on parle mal de lui, bien que ses intentions soient pures et ses actes justes; car cette manière d'agir le maintient dans l'humilité et est un contre-poison de la vaine gloire. Et c'est tout particulièrement un bien parce que nous pouvons nous entretenir, avec le témoin qui est en nous, qui est Dieu, nous entretenir, alors que le monde nous méprise, nous manque de respect et nous prive d'amour.

THOMAS A KEMPIS [1].

2

Si quelque divinité nous avait offert, à nous, hommes, de supprimer tous nos chagrins, avec toutes leurs causes, nous serions, de prime abord, très tentés d'accepter cette proposition. Lorsque le dur travail et la misère nous écrasent, lorsque la douleur nous mine, lorsque l'anxiété étreint notre cœur, il nous semble qu'il n'y aurait rien de meilleur que de vivre sans travailler, dans le calme, l'aisance et la paix. Mais après avoir goûté à une telle vie, je pense que nous aurions bientôt demandé à la divinité de nous rendre notre vie ancienne, avec toutes ses peines, ses misères, ses chagrins et ses dangers. La vie, exempte de tout chagrin et de toute crainte, nous semblerait bientôt non seulement peu intéressante, mais encore intolérable. Car, avec les causes de nos peines, tous les obstacles, tous les dangers et tous les échecs auraient disparu, supprimant avec eux la tension de nos forces, le zèle, l'excitation du risque, les efforts de la lutte et les joies de la victoire. Il ne resterait que l'accomplissement facile du but, la réussite sans résistance. Nous en serions bientôt, ennuyés comme d'un jeu où nous savons d'avance que nous gagnerons à chaque coup.

FR. PAULSEN [2].


II—Les souffrances éveillent l'homme à la vie spirituelle.

1

L'homme est l'esprit de Dieu enfermé dans un corps.

Au début de la vie, l'homme ne le sait pas, et croit que sa vie est dans son corps. Mais plus il avance, plus il apprend que la vraie vie est dans l'esprit et non dans le corps. Toute l'existence de l'homme consiste à l'apprendre de mieux en mieux. Et cette connaissance nous est donnée plus facilement et plus sûrement par les souffrances corporelles qui rendent notre vie telle qu'elle doit être, c'est-à-dire spirituelle.

2

La croissance physique sert à préparer les provisions pour la croissance spirituelle, qui commence lorsque le corps décline.

3

L'homme vit pour son corps qui dit: tout est mal. L'homme vit pour son âme qui dit: ce n'est pas vrai, tout est bien. Ce que tu crois mauvais est précisément la meule sans laquelle ce qu'il y a de plus précieux en toi serait émoussé et rouillé: ton âme.

4

Tous les malheurs—ceux des individus comme ceux de l'humanité entière—conduisent l'humanité et les hommes, bien que par des chemins détournés, à l'unique but qui est donné à tous les hommes: à la manifestation de plus en plus grande de l'élément spirituel, par chaque homme séparé comme par toute l'humanité.

5

«Car je suis descendu du Ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé. Or, la volonté du Père qui m'a envoyé est que je ne perde rien de ce qu'il m'a donné,» dit Jean (VI, 28-39), autrement dit, il est commandé de conserver, de cultiver, d'amener au plus haut degré possible l'étincelle divine qui m'est donnée, qui m'est confiée, comme un enfant à sa bonne. Que faut-il pour accomplir cela? Non pas satisfaire nos désirs charnels, celui de la gloire; non la vie tranquille, mais, au contraire, l'abstinence, l'humilité, le travail, la lutte, les privations, les persécutions, tout ce qui est dit tant de fois dans l'Evangile. Et c'est précisément ce dont nous avons besoin qui nous est envoyé sous diverses formes, en grandes et en petites mesures. Sachons seulement l'accepter comme il convient, comme une épreuve dont nous avons besoin et qui donne la joie, et non comme quelque chose d'ennuyeux qui trouble notre existence bestiale, et celle que nous croyons être la vraie et dont l'accroissement d'intensité nous apparaît comme un bonheur.

6

«Si l'homme pouvait ne pas craindre la mort et ne pas y penser, les souffrances affreuses, inutiles, injustifiables et inévitables suffiraient à enlever tout sens raisonnable attribué à la vie», disent les hommes.

Je m'emploie à une bonne œuvre, incontestablement utile aux autres, et brusquement la maladie interrompt mon travail, me fait souffrir sans raison. La vis d'un rail se rouille, et il faut que ce soit précisément le jour même qu'il saute, qu'une excellente mère se trouve dans le wagon et que ses enfants soient écrasés devant elle. Il faut que le tremblement de terre se produise juste à l'endroit où se trouve Lisbonne ou Verny, et que des innocents soient ensevelis sous la terre et périssent dans d'affreux tourments. Pourquoi les milliers d'autres accidents affreux, ineptes, tant de souffrances qui frappent les hommes? Quel sens à cela?

La réponse est que ces raisonnements sont absolument justes pour ceux qui ne reconnaissent pas la vie spirituelle. Pour eux, la vie humaine n'a réellement aucun sens. La vie de ceux qui n'admettent pas de vie spirituelle ne saurait, en effet, qu'être insensée et malheureuse. Et s'ils déduisaient tout ce qui découle inévitablement de leur conception matérielle de la vie, ils ne pourraient vivre un instant de plus. Car aucun ouvrier ne serait resté chez un patron qui, en l'engageant, aurait exigé le droit de brûler, toutes les fois qu'il en aurait envie, cet ouvrier sur un feu lent, ou bien de l'écorcher vif, de le soumettre à toutes les horreurs que le patron ferait subir à ses ouvriers, en présence de celui qu'il engage. Si les hommes comprenaient réellement la vie, comme ils le disent, c'est-à-dire uniquement comme une existence matérielle, nul parmi eux, par la seule crainte des affreux et inexplicables tortures qu'il voit autour de lui et qui peuvent l'assaillir à tout instant, ne continuerait à vivre sur la terre.

Pourtant, les hommes vivent, se plaignent, se lamentent, mais continuent à vivre.

Il n'y a qu'une seule explication à celte étrange contradiction: c'est que tous les hommes savent, dans leur for intérieur, que leur vie n'est pas dans leur corps, mais dans leur âme, et que toutes les souffrances sont nécessaires, indispensables pour le bien de la vie spirituelle; quand, ne voyant aucun sens à la vie humaine, ils se révoltent contre les souffrances, mais continuent néanmoins à vivre, cela tient uniquement à ce que leur raison affirme la matérialité de leur vie, tandis qu'ils sentent, au fond de leur âme, qu'elle est spirituelle et qu'aucune souffrance ne peut priver l'homme de son vrai bonheur.


III.—Les souffrances apprennent à l'homme à considérer la vie au point de vue raisonnable.

1

Tout ce que nous appelons mal, toute peine, à condition de l'envisager comme il convient, améliore notre âme. Et toute l'œuvre de la vie consiste en cette amélioration.

«En vérité, en vérité, je vous dis que vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira; vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse sera changée en joie. Quand une femme accouche, elle a des douleurs parce que son terme est venu; mais dès qu'elle a accouché d'un enfant, elle ne se souvient plus de son travail, à cause de sa joie de ce qu'un homme est né dans le monde.»

JEAN, XVI, 20-21.

2

Les souffrances de la vie déraisonnable amènent à reconnaître la nécessité d'une vie raisonnable.

3

De même que seuls les ténèbres de la nuit révèlent les astres célestes, seules les souffrances révèlent la vraie signification de la vie.

THOREAU.

4

Les obstacles extérieurs ne font pas de mal à l'homme d'esprit fort, car le mal est tout ce qui défigure ou affaiblit, comme cela est le cas pour les animaux que les obstacles irritent ou affaiblissent; mais pour l'homme qui les accueille avec la force d'esprit qui lui est donnée, tout obstacle ne peut qu'augmenter sa beauté morale et sa force.

MARC-AURÈLE.

5

Seulement après avoir éprouvé la souffrance, j'ai appris la parenté des âmes humaines entre elles. Il suffit de bien souffrir soi-même pour savoir comprendre tous ceux qui souffrent. Bien plus: la raison même devient plus lucide; on commence à connaître la situation et la carrière des gens qui s'étaient cachés jusque-là, et l'on aperçoit nettement ce dont chacun a besoin. Grand est le Dieu qui nous instruit ainsi I Et par quoi nous instruit-il? Par les misères mêmes que nous fuyons. C'est par les souffrances et les peines qu'il nous est donné d'acquérir les petites parcelles de sagesse, de celle qui ne s'apprend pas dans les livres.

GOGOL.

6

Si Dieu nous donnait des éducateurs et si nous savions sûrement qu'ils nous sont envoyés par Dieu, nous leur obéirions librement avec joie.

Et nous possédons bien ces éducateurs: ce sont la misère et tous les accidents de la vie.

PASCAL.

7

Tout ce que la Providence envoie à tout être vivant lui est non seulement utile, mais encore utile au moment où la Providence le lui envoie.

MARC-AURÈLE.

8

L'homme qui ne reconnaît pas la bienfaisance des souffrances, n'a pas encore commencé à vivre de la vie raisonnable, c'est-à-dire de la vraie vie.


IV.—Les maladies n'entravent pas la vraie vie, mais y aident.

1

Rien qu'en voyant combien sont faibles et souvent mauvais ceux à qui tout réussit dans la vie, qui se portent toujours bien, qui sont riches, qui ne connaissent ni les offenses, ni les humiliations, on voit combien les épreuves sont indispensables à l'homme. Et nous nous plaignons de devoir les supporter!

2

Il n'est point de maladie qui puisse empêcher l'accomplissement du devoir. Si tu ne peux pas servir les hommes par tes travaux, sers-les par l'exemple de patience et d'amour.

3

Il y a une histoire où l'on conte qu'un homme a été puni, à cause de ses péchés, par l'impossibilité de mourir. On peut dire sûrement que si l'homme avait été puni par l'impossibilité de souffrir, la punition aurait été tout aussi pénible.

4

Ce n'est pas bien de cacher à un malade qu'il peut mourir de sa maladie. Il faut, au contraire, le lui rappeler. En le lui cachant, nous le privons du bienfait que lui donne la maladie; elle évoque en lui, par la conscience de la mort prochaine, la conscience de la vie spirituelle.

5

Le feu détruit et chauffe. Il en est de même de la maladie. Lorsque, bien portant, nous tâchons de bien vivre, nous le faisons avec difficulté; durant la maladie, au contraire, tout le poids des tentations mondaines disparaît, on se sent brusquement libre, et l'on est même effrayé de penser—tout le monde l'a éprouvé—qu'aussitôt la maladie passée, ce poids retombe sur vous de toute sa force.

6

Plus l'homme souffre physiquement, mieux il se sent moralement. C'est pourquoi l'homme ne peut pas être malheureux. Le spirituel et le corporel sont comme deux fléaux d'une balance: plus le corporel est lourd, plus le spirituel s'élève, plus l'âme est bien, et vice versa.

7

«La décrépitude, la sensibilité marquent l'évanouissement de la conscience et de la vie de l'homme», dit-on souvent.

Je me représente, d'après la légende, le vieux Jean Théologue, tombé dans l'enfance. Il n'aurait fait que répéter: «Mes frères, aimez-vous les uns les autres.»

Un petit vieillard centenaire, marchant avec peine, aux yeux larmoyants, marmottant toujours les mêmes trois mots: aimez-vous tous. Dans un tel homme, l'existence animale est presque imperceptible; elle s'est désagrégée sous l'action de la nouvelle conception du monde, du nouvel être qui n'a plus rien de charnel.

Un homme, comprenant la vie comme elle doit être comprise en réalité, ne saurait parler de l'amoindrissement de sa vie par les maladies et la vieillesse; ce serait se lamenter du fait qu'en s'approchant de la lumière, son ombre diminue à mesure qu'il avance.


V.—Ce que nous appelons le mal, ce sont nos fautes.

1

Le mal est uniquement en nous, c'est-à-dire d'un endroit d'où l'on peut le chasser.

2

Souvent un homme superficiel, en songeant aux malheurs qui affligent le genre humain, perd l'espoir dans la possibilité de l'amélioration de la vie, et se sent mécontent de la Providence qui dirige le monde. IL y a là une grande erreur. Être satisfait de la Providence (bien qu'elle nous ait tracé le chemin le plus difficile dans la vie) est essentiellement important pour ne pas perdre courage au milieu de nos malheurs, mais surtout pour ne pas perdre de vue notre faute à nous, tout en n'en accusant pas le sort, cette faute étant la seule cause de tous nos malheurs.

D'après KANT.

3

L'homme peut éviter les malheurs que Dieu lui envoie, mais il ne peut être sauvé des malheurs qu'il cause lui-même par sa mauvaise vie.


VI.—La conscience des bienfaits de la souffrance supprime son poids.

1

Que faire lorsque tout nous abandonne: la santé, la joie, l'affection, la fraîcheur des sens, la mémoire, la capacité du travail, lorsqu'il nous semble que le soleil devient froid et que la vie perd tous ses charmes? Que faire quand nous n'avons plus aucun espoir? Nous griser, ou nous pétrifier? Il n'y a jamais qu'une seule réponse: vivre d'une vie spirituelle, croître sans cesse. Arrive ce que pourra, si ta conscience est tranquille, si tu sens que tu accomplis ce que ton être spirituel demande. Sois ce que tu dois être; le reste est affaire de Dieu. Et quand même il n'y aurait pas de Dieu saint et charitable, la vie spirituelle serait, néanmoins, la solution du mystère et l'étoile polaire de l'humanité mouvante, car elle, seule donne le vrai bonheur.

AMIEL.

2

Sache seulement et crois que tout ce qui t'arrive te conduit vers ton vrai bonheur spirituel, et tu accueilleras la maladie, la misère, l'outrage; tout ce que les hommes considèrent comme des malheurs, non comme des malheurs, mais comme nécessaires pour ton bien, de même que le cultivateur accueille la pluie qui le trempe, mais qui est nécessaire à son champ, comme le malade prend un médicament amer.

3 class="caption">4

Souviens-toi que la faculté par laquelle se distingue un être raisonnable, c'est la soumission libre à son sort, et non la lutte honteuse contre lui, car cette lutte est le propre des bêtes.

MARC-AURÈLE.

4

Chacun a sa croix, son joug, non pas dans le sens du poids, mais dans le sens de la destinée de la vie, et lorsque nous ne considérons pas la croix comme un poids, mais comme une destinée, il nous est facile de la porter. Cela nous est facile lorsque nous sommes humbles de cœur, dociles et modestes. Et cela devient plus facile encore lorsque nous renonçons à nous-mêmes; et cela est encore plus facile lorsque nous la portons à toutes les heures, comme nous l'enseigne le Christ. Et cela devient de plus en plus facile lorsque nous nous oublions dans le travail spirituel, de même que les gens s'oublient dans les travaux mondains. La croix qui nous est envoyée est ce à quoi nous devons travailler. Toute notre vie est dans ce travail. Si la croix est une maladie—il faut la porter avec humilité; si c'est une offense faite par les gens—c'est de savoir payer le mal par le bien; si c'est, une humiliation,—c'est de s'abaisser; si c'est la mort—c'est de l'accueillir avec gratitude.

5

Plus on repousse sa croix, plus elle devient lourde.

AMIEL.

6

La façon dont l'homme accueille son sort est incontestablement plus importante que le sort même.

HUMBOLDT.

7

Aucun chagrin n'est aussi grand que la crainte qu'on en a.

8

Si tu as un ennemi et que tu sais en profiler pour t'exercer sur lui à aimer tes ennemis, ce que tu considères comme mal deviendra pour toi un grand bien.

9

La maladie, la perte d'un membre, la déception cruelle, la perle des biens ou des amis semblent d'abord des pertes irréparables. Mais les années donnent à ces perles une grande force curative.

EMERSON.

10

A l'époque pénible des maladies, des pertes et de malheurs, la prière est plus nécessaire qu'à tout autre moment,—non pas la prière de nous épargner, mais de reconnaître notre dépendance de la volonté suprême. «Que Ta volonté soit faite et non la mienne, et non comme je le veux, mais comme Tu le veux. Ma mission est d'accomplir Ta volonté dans les conditions où tu m'as placé.» Dans les moments difficiles, il est on ne peut plus nécessaire de nous rappeler que si nous souffrons, cette souffrance nous est justement donnée afin que nous puissions montrer que nous voulons accomplir Sa volonté et non la nôtre.


VII—Les souffrances ne peuvent entraver l'accomplissement de la volonté de Dieu.

1

L'homme n'est jamais plus près de Dieu que lorsqu'il est dans le malheur. Profitez-en pour ne pas perdre l'occasion de vous rapprocher de ce qui donne seul le bonheur constant.

2

Combien est juste l'ancien proverbe disant que Dieu envoie la souffrance à celui qu'Il aime. Pour celui qui y croit, la souffrance n'est pas une souffrance, mais un bonheur.

3

Il te suffît de te dire que la volonté de Dieu s'accomplit dans tout ce qui arrive, de croire que la volonté de Dieu est toujours le bien, et tu ne craindras plus rien, et la vie sera toujours un bonheur pour toi.


[1] Ou Thomas Hemerken, auteur présumé de l'Imitation de Jésus-Christ. (Note du trad.).

[2] Philosophe allemand, de tendance néo-karitienne, professeur à l'Université de Berlin. (N. du trad.).


CHAPITRE XXVIII

DE LA MORT

Si l'homme croit que sa vie est dans son corps, sa vie s'achève avec la mort de son corps. Mais si l'homme considère que sa vie est dans son âme, il ne peut même pas se représenter la fin de sa vie.


I.—La vie de l'homme ne finit pas lorsque son corps meurt.

1

Toute la vie de l'homme, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, ressemble à un jour de sa vie, depuis qu'il s'éveille et jusqu'à ce qu'il s'endorme.

Souviens-toi comment tu te réveilles après un sommeil profond, comment tu ne reconnais pas d'abord l'endroit où tu le trouves, comment tu ne reconnais pas celui qui est à ton chevet et qui te réveille; comment tu ne veux pas te lever et qu'il te semble n'en avoir pas la force. Mais, peu à peu, tu reviens à toi, tu commences à comprendre ce que tu es et où tu te trouves, tu te lèves et tu te mets à l'ouvrage. Il en est de même, à très peu de choses près, de l'homme lorsqu'il naît et commence à entrer peu à peu dans la vie, à gagner des forces, à devenir raisonnable et à travailler.

La différence consiste en ce fait que les manifestations du sommeil se passent rapidement, tandis que celles de la croissance durent des mois, des années.

Ensuite, un jour ressemble également à la vie humaine tout entière. En s'éveillant, l'homme travaille, s'occupe, et plus la journée avance, plus il devient alerte. Arrivé au milieu de la journée, il ne se sent plus aussi robuste que le matin; et vers le soir, il se fatigue de plus en plus et il a déjà envie de se reposer. Il en est de même de la vie entière.

Dans sa jeunesse, l'homme est alerte et il vit gaiement; vers le milieu de sa vie, il n'est plus aussi robuste, et dans la vieillesse, il se sent fatigué et il a de plus en plus envie de repos. Et de même que la nuit arrive à la fin de la journée et que l'homme se couche, de même que les idées commencent à se brouiller dans sa tête, et, en s'endormant, qu'il se sent s'en aller, il a la même sensation lorsqu'il meurt.

De sorte que l'éveil dé l'homme est une petite naissance; la journée, depuis le matin jusqu'à la nuit, est une petite vie; le sommeil est une petite mort.

2

Lorsque le tonnerre gronde, nous savons que la foudre est déjà tombée et le tonnerre ne peut plus nous tuer; cependant, nous tressaillons toujours en entendant un coup de tonnerre. Il en est de même de la mort.

Il semble à celui qui ne comprend pas le sens de la vie, que tout périt avec la mort, et il la craint, se cache d'elle comme le sot se cache d'un coup de tonnerre, alors que ce coup ne peut plus le tuer.

3

Parce qu'un homme a traversé lentement l'espace qui s'ouvre à mes yeux et au delà duquel je ne vois plus, et qu'un autre l'a traversé rapidement, je ne vais pas penser que celui qui marchait lentement vit plus longtemps que celui qui marchait vite. Je ne sais qu'une chose: je sais que si j'ai vu un homme passer vite ou lentement devant ma fenêtre, l'un et l'autre ont existé avant que je ne les vis et qu'ils vivront aussi après. Il en est de même des hommes dont j'ai vu la vie courte ou longue avant leur mort.

4

La mort est la transformation de l'enveloppe à laquelle notre âme est liée. Il ne faut pas confondre l'enveloppe avec ce qu'il y a dedans.

5

Souviens-toi que tu ne restes pas sur place, mais que tu passes, que tu n'es pas dans une maison, mais dans un train qui te conduit à la mort. Souviens-toi que ton corps ne fait que passer et que seul l'esprit vit en toi.

6

Bien que je ne puisse pas le prouver indubitablement, je sais toutefois que l'élément immatériel libre et raisonnable qui vit en moi ne peut pas mourir.

7

Même si je me trompais, en supposant que les âmes sont immortelles, je serais heureux et satisfait de mon erreur; et, tant que je suis en vie, aucun homme ne sera à même d'ébranler cette conviction. Cette conviction me donne le calme et la satisfaction absolue.

CICÉRON.


II.—La vraie vie est en dehors du temps; c'est pourquoi elle n'a pas d'avenir.

1

Le temps cache la mort. Lorsque l'on compte avec le temps, on ne peut s'imaginer qu'il finisse.

2

La raison pour laquelle l'idée de la mort ne fait pas l'effet qu'elle pourrait produire, réside en ce fait qu'en raison de notre nature d'êtres actifs, nous aurions dû ne pas penser du tout à la mort.

KANT.

3

La question de savoir si la vie existe au-delà, ou non, est la même que de savoir si le temps est le produit de notre faculté de penser, ou une condition indispensable de tout ce qui existe.

Que le temps ne puisse être une condition indispensable à tout ce qui existe, cela peut être prouvé par le fait que nous sentons en nous-mêmes quelque chose qui n'est pas subordonné au temps: notre vie dans le présent. C'est pourquoi la question de savoir si la vie d'outre-tombe existe ou non, est la même que de demander laquelle des deux choses est réelle: notre conception du temps, ou la conscience de notre vie dans le présent.

4

Si l'homme base sa vie sur le présent, il ne peut être question pour lui de sa vie future.


III.—La mort ne peut effrayer un homme qui vit de la vie spirituelle.

1

La mort libère si facilement de toutes les difficultés et de tous les malheurs, que ceux qui ne croient pas à l'immortalité devraient la souhaiter. Et ceux qui croient en l'immortalité, qui attendent une vie nouvelle, devraient la souhaiter plus encore. Pourquoi donc la plupart des hommes ne la désirent pas? C'est parce qu'ils vivent de la vie corporelle, et non de la vie spirituelle.

2

Les souffrances et la mort se présentent à l'homme comme un malheur quand il prend la loi de son existence corporelle et bestiale pour la loi de sa vie. Alors seulement, il s'abaisse au niveau de l'animal, alors seulement les souffrances et la mort l'effraient. De tous côtés, elles se ruent sur lui et le chassent sur l'unique route de la vie humaine qui lui est ouverte, celle de la loi de la raison et se manifestant par l'amour. Les souffrances et la mort ne sont que les dérogations à la loi de la vie. Si l'homme menait une vie absolument spirituelle, il n'y aurait pour lui ni souffrances, ni mort.

3

Craindre la mort revient au même que de craindre les fantômes, de craindre ce qui n'existe pas.

4

Pour l'homme qui vit pour son âme, la destruction du corps n'est qu'une libération, et les souffrances sont les conditions inévitables de cette libération. Mais quelle est la situation de celui qui croit que toute sa vie est dans son corps, lorsqu'il voit que la seule chose dont il vit— son corps—se détruit et qu'il doit, de plus, endurer des souffrances?

5

L'animal meurt sans s'apercevoir de la mort et presque sans la craindre. Pourquoi donc l'homme doit-il voir la fin qui le guette, et pourquoi lui semble-t-elle si affreuse, au point qu'elle le force parfois à mettre fin à ses jours? Je ne sais pourquoi cela est ainsi; mais je sais dans quel but: pour que l'homme conscient et raisonnable transforme sa vie charnelle en vie spirituelle. Cette transformation abolit non seulement la crainte de la mort, mais encore elle donne à l'attente de la mort une sensation analogue à celle qu'éprouve le voyageur à l'approche de sa maison.

6

La vie n'a rien de commun avec la mort. C'est probablement pour cela que s'éveille en nous l'espoir inepte qui obscurcit la raison et nous fait douter de l'exactitude de notre connaissance quant au caractère inévitable de la mort. La vie corporelle tend à s'obstiner dans l'existence. Elle répète toujours, comme le perroquet dans la fable, même au moment où on l'étrangle: «Ce n'est rien, ça.»

AMIEL.

7

Le corps est le mur qui limite l'esprit et qui l'empêche d'être libre. L'esprit tend sans cesse à écarter ces murs, et toute la vie d'un homme de raison se passe à ce travail de libération de l'esprit de l'emprise du corps. La mort complète celte libération. C'est pourquoi la mort non seulement n'est pas effrayante, mais est une joie pour celui qui mène une vie juste.

8

Si la mort est effrayante, la cause en est en nous-mêmes, non en elle. Meilleur est l'homme, moins il craint la mort.

Pour le saint il n'y a pas de mort.

9

Tu crains la mort, mais songe à ce que tu deviendrais si tu devais vivre éternellement tel que tu es actuellement?

10

Il est tout aussi déraisonnable de souhaiter la mort que de la craindre.

11

L'homme qui mène une vie raisonnable ressemble à celui qui porte une lanterne pour éclairer son chemin. Cet homme n'arrive jamais au bout de l'endroit éclairé, car cette surface se déplace toujours devant lui. Telle est la vie raisonnable, et cette vie seule n'a pas de mort, parce que la lanterne éclaire sans cesse, jusqu'au dernier moment, et l'on suit la lanterne aussi tranquillement que durant la vie.


IV.—L'homme doit vivre par ce qu'il y a d'immortel en lui.

1

La question de savoir si notre vie finit avec le corps est très importante et on ne peut faire autrement que d'y réfléchir. Suivant que nous croyons à l'immortalité ou non, nos actes seront raisonnables ou insensés.

Ainsi, notre premier souci est de résoudre la question de savoir si nous mourons complètement lorsque la vie quitte le corps, ou si cette mort n'est pas complète, d'établir ce qui est immortel en nous. Lorsque nous aurons compris cela, il est évident que nous nous soucierons plus de ce qui est immortel que de ce qui est mortel.

La voix qui nous dit que nous sommes immortels est la voix de Dieu qui vit en nous.

D'après PASCAL.

2

L'expérience nous apprend que bien des gens informés de la doctrine sur la vie d'outre-tombe et convaincus de son existence, s'adonnent néanmoins aux vices et commettent des actes de bassesse en s'ingéniant à chercher les moyens qui leur permettraient d'éviter les conséquences de leur conduite qui les menacent dans l'avenir. Et en même temps, je doute qu'il ait jamais existé un seul homme moral sur la terre qui ait pu se faire à l'idée que tout finit avec la mort, et dont la noble tournure d'esprit ne se serait pas élevée jusqu'à l'espoir de la vie future. C'est pourquoi il me semble qu'il serait plus conforme à la nature humaine et à la pureté des mœurs de fonder la foi en la vie future sur les sentiments d'une âme noble, plutôt que de baser la noble conduite sur l'espoir d'une vie future.

KANT.

3

Il n'y a qu'une chose que nous sachions indubitablement: «La vie de l'homme est pareille à une hirondelle qui traverse la chambre.» Nous venons on ne sait d'où, et nous allons on ne sait où. Une obscurité impénétrable est derrière nous, des ombres épaisses sont devant nous. Quelle importance cela pourra-t-il avoir pour nous, lorsque notre moment sera venu, que nous ayons ou non mangé de bons plats, porté ou non des vêtements souples, laissé une fortune considérable ou aucune, que nous ayons recueilli les lauriers de la gloire ou que nous ayons été méprisés, que nous ayons été considérés comme des savants ou comme des ignorants, qu'est tout cela en comparaison de l'emploi que nous ayons fait du talent que le Maître nous a confié!

Quelle valeur tout cela aura pour nous quand notre vue se brouillera et que nos oreilles deviendront sourdes? Nous serons calmes à celte heure, seulement alors que nous aurons veillé constamment au don de la vie spirituelle qui nous avait été confié, quand nous l'aurons développé jusqu'au point où la destruction du corps cesse d'être effrayante.

HENRY GEORGE.

4

Extrait du testament d'un roi mexicain:

«Tout sur la terre a une limite, et les plus puissants et les plus heureux tombent, dans leur grandeur et dans leur joie, en poussière. Toute la terre n'est qu'une grande tombe, et il n'y a rien à sa surface qui ne soit caché dans la tombe sous terre. Les eaux, les fleuves et les torrents s'élancent vers leur destination et ne reviennent plus à leur source heureuse. Tous se hâtent pour s'ensevelir dans les profondeurs de l'océan infini. Ce qui était hier n'est plus aujourd'hui; et ce qui est aujourd'hui ne sera plus demain. Le cimetière est plein des dépouilles de ceux qui étaient jadis pleins de vie, qui étaient rois, gouvernaient les peuples, présidaient les assemblées, commandaient les armées, faisaient la conquête de pays nouveaux, exigeaient qu'on s'incline devant eux, étaient gonflés de vanité, de richesse, de pouvoir.

Mais la gloire est passée comme la fumée noire sortant du volcan et n'a rien laissé qu'une mention sur la feuille du chroniqueur.

Les grands, les sages, les braves, les magnifiques, hélas! où sont-ils maintenant? Ils sont tous mêlés à l'argile, et ce qui leur est arrivé nous arrivera; cela arrivera aussi à ceux qui seront après nous.

Mais prenez courage vous tous, chefs célèbres, amis sûrs et sujets fidèles—aspirons tous à ce Ciel où tout est éternel et où il n'y a ni putréfaction, ni destruction.

L'obscurité est le berceau du soleil, et les ténèbres de la nuit sont nécessaires pour faire briller les étoiles.»

TETSKOUKO NEZAGOUAL KOPOTL (env. 1460 av. J.-C.).

5

La mort est inévitable pour tout ce qui est né, comme la naissance est inévitable pour tout ce qui est mortel. C'est pourquoi on ne doit pas s'élever contre l'inévitable. La situation antérieure des êtres est inconnue, leur situation intermédiaire est évidente, leur situation future ne peut être connue; dès lors, à quoi bon nous soucier, nous inquiéter? Certaines gens considèrent l'âme comme un miracle, d'autres en parlent et en entendent parler avec étonnement, mais personne n'en sait rien.

La porte du ciel t'est entr'ouverte juste autant qu'il te le faut. Débarrasse-toi des soucis et des inquiétudes, et dirige ton âme vers le spirituel. Que tes actes soient gouvernés par toi-même, et non par les événements. Ne sois pas de ceux qui agissent en vue de la récompense. Sois attentif, fais ton devoir, ne pense pas aux conséquences, afin qu'il te soit indifférent que l'affaire finisse bien ou mal pour toi.

Bagavad Hita hindoue.

6

Nous sommes ici comme des passagers sur quelque grand bateau, dont le capitaine possède une liste que nous ne connaissons pas; et il sait où il est indiqué où et quand chacun de nous doit être débarqué. Mais tant que nous sommes à bord, nous ne pouvons faire autrement que de nous efforcer, tout en observant la loi établie sur le vaisseau, de passer avec nos compagnons de voyage, en paix et en amour le temps qui nous est assigné.

7

Serait-il possible que le changement t'effraie? Rien ne se fait sans lui. Il est impossible de chauffer de l'eau sans qu'une transformation s'opère dans le bois. La nutrition est impossible sans changer les aliments. Toute la vie humaine n'est rien de plus qu'une transformation. Comprends que le changement qui t'attend a absolument le même sens et qu'il est tout aussi indispensable de par la nature des choses. Il n'y a qu'à se soucier uniquement de ne pas agir contrairement à la vraie nature humaine; il faut agir en tout suivant ses indications.

MARC-AURÈLE.

8

Ce monde est horrible si les souffrances qu'on y endure ne suscitent pas le bien. C'est une odieuse organisation, créée uniquement pour tourmenter les hommes moralement et physiquement. S'il en est ainsi, ce monde fait le mal, non pour le bien futur, mais inutilement, sans but, et il est parfaitement immoral. Il semble attirer les hommes tout exprès pour les faire souffrir. Il nous frappe depuis notre naissance; mêle de l'amertume à chaque coupe de bonheur et enveloppe la mort de terreur. Et certes, si Dieu et l'immortalité n'existent pas, le dégoût de la vie manifesté par les hommes est compréhensible: il est provoqué par l'ordre, ou plutôt par le désordre existant, par l'affreux chaos moral, comme on devrait l'appeler.

Mais si Dieu existe au-dessus de nous et l'éternité au-devant de nous, tout change. Nous discernons le bien dans le mal, la lumière dans les ténèbres, et l'espoir chasse le désespoir.

Laquelle de ces deux suppositions est la plus probable? Peut-on admettre que des êtres moraux—les hommes—soient mis dans la nécessité de maudire avec raison l'ordre existant dans le monde, alors qu'ils ont une issue qui résout leur contradiction? Ils doivent maudire le monde et le jour de leur naissance si Dieu et la vie future n'existent pas. Si, au contraire, l'un et l'autre existent, la vie devient un bonheur par elle-même et le monde un endroit de perfectionnement moral et d'accroissement infini de bonheur et de sainteté.

D'après ERASME.

9

Pascal dit que si nous nous étions vus en rêve toujours dans la même situation et, en réalité, dans des situations différentes, nous aurions pris le rêve pour la réalité et la réalité pour le rêve.... Ce n'est pas tout à fait exact. La réalité se distingue du rêve par le fait que dans la vie réelle nous avons la faculté d'agir conformément à nos exigences morales; tandis qu'en rêve, nous savons souvent que nous accomplissons des actes vils et immoraux qui ne nous sont pas habituels, mais dont nous ne pouvons nous contenir. Il serait donc plus exact de dire que si nous ne connaissions pas la vie pendant laquelle nous serions plus aptes à satisfaire nos exigences morales qu'en rêve, nous aurions considéré le sommeil comme une vraie vie et nous n'aurions jamais douté que celte vie ne soit réelle. Toute notre vie, depuis la naissance jusqu'à la mort, avec ses rêves, n'est-elle pas, à son tour, un songe et que nous prenons pour la réalité, pour la vie réelle, dont nous ne doutons pas, uniquement parce que nous ne connaissons pas de vie où notre liberté de suivre les exigences morales de l'âme serait plus grande encore que celle dont nous jouissons actuellement?

10

Si ta courte vie est tout ton avoir, tâche d'en faire tout ce qui est possible.

SAID BEN HAMED.

11

Comment vivre sans savoir ce qui nous attend? demandent les hommes. Et, cependant, lorsque tu vis sans songer à ce qui t'attend et uniquement pour pouvoir manifester ton amour, la vraie vie commence pour toi.

12

L'amour ne supprime pas seulement la crainte de la mort, mais encore la pensée de la mort. Une vieille paysanne disait à sa fille, quelques heures avant sa fin, qu'elle était contente de mourir en été. Lorsque sa fille lui demanda pourquoi, la moribonde répondit que c'est parce qu'il est plus difficile de creuser la tombe en hiver qu'en été. La vieille n'avait pas de peine à mourir parce que, jusqu'au, dernier moment, elle ne pensait pas à elle-même, mais aux autres.

Accomplis des œuvres d'amour, et il n'y aura pas de mort pour toi.

13

Lorsque tu es venu au monde, tu pleurais, tandis que tout le monde se réjouissait autour de toi; arrange-toi de façon à ce que tout le monde pleure lorsque tu quitteras le monde, et que toi seul tu puisses sourire.


V.—La pensée à la mort aide à la vie spirituelle.

1

Pour te forcer à bien agir, souviens-toi plus souvent que tu mourras sûrement bientôt. Représente-toi que tu es à la veille de la mort et tu ne ruseras plus, ne tromperas plus, ne mentiras plus, ne médiras plus, n'injurieras plus, ne t'irriteras plus, ne prendras plus ce qui ne t'appartient pas. A la veille de la mort, on ne peut accomplir que des actions simples et bonnes. Et ces actions sont toujours les plus nécessaires et les plus joyeuses. C'est pourquoi il est toujours bon, surtout lorsqu'on est désorienté, de songer à la mort.

2

Lorsque les hommes savent que la mort est venue, ils prient, confessent leurs péchés, afin de pouvoir se présenter devant Dieu avec une âme pure. Mais nous mourons tous les jours un peu, et à tout instant nous pouvons mourir tout à fait, C'est pourquoi nous n'aurions pas dû attendre la dernière heure, mais être prêt à tout moment.

Et être prêt à mourir, c'est bien vivre.

La mort est toujours suspendue au-dessus de nous, précisément pour que nous soyons toujours prêts à mourir et vivions bien en se préparant à la mort.

3

Tu devras mourir bientôt! Et pourtant tu ne peux toujours pas te libérer de l'hypocrisie et des passions, tu ne peux pas abandonner le préjugé de croire que tout ce qui est extérieur peut nuire à l'homme, tu ne peux pas devenir humble envers chacun.

MARC-AURÈLE.

4

En vue de la mort, la vie entière devient solennelle, grave, réellement féconde et joyeuse. En vue de la mort, il nous est impossible de ne pas accomplir le travail qui nous est destiné dans cette vie, parce qu'on ne peut travailler avec ardeur à rien d'autre. Et lorsque nous travaillons ainsi, la vie devient joyeuse, et la crainte de la mort n'existe plus, cette crainte qui empoisonne la vie de ceux qui ne vivent pas en vue de la mort.

5

Vis comme si tu devais tout de suite dire adieu à la vie, comme si le temps qui t'est accordé était un don inattendu.

MARC-AURÈLE.

6

Vis comme si tu devais vivre un siècle et mourir le soir même. Travaille comme si tu pouvais vivre éternellement et traite les hommes comme si tu devais mourir immédiatement.

7

La vie dans l'oubli de la mort et la vie avec la conscience de son approche continuel sont deux états absolument différents. L'un se rapproche de l'état bestial, l'autre de l'état divin.


VI.—L'approche de la mort.

1

Nous appelons mort la suppression de la vie et les minutes ou les heures pendant lesquelles on meurt. La première, la suppression de la vie, ne dépend pas de notre volonté; les seconds, les derniers moments, sont dans notre pouvoir. Nous pouvons mourir mal et mourir bien. Nous devons nous efforcer de bien mourir.

C'est nécessaire pour ceux qui restent.

2

Le moribond comprend difficilement tout ce qui vit; mais on s'aperçoit qu'il ne comprend pas ce qui vit, non parce que ses facultés mentales s'affaiblissent; mais parce qu'il comprend quelque chose que les vivants ne comprennent pas, ne peuvent comprendre, et qui l'absorbe tout entier.

3

On pense généralement que la vie des vieillards n'a pas d'importance, qu'ils ne font qu'achever leur vie. Ce n'est pas vrai. Dans la plus profonde vieillesse, la vie est plus précieuse et plus nécessaire que jamais, aussi bien pour soi que pour les autres. Là valeur de la vie est en raison contraire des carrés de distance de la mort: Ce serait heureux si les vieillards eux-mêmes et ceux qui les entourent le comprenaient. Le dernier instant avant la mort est tout particulièrement précieux.

4

Avant d'arriver à la vieillesse, je me suis efforcé de bien vivre; dans la vieillesse, je m'efforce de bien mourir; pour bien mourir, il faut mourir volontiers.

SÉNÈQUE.

5

Ai-je peur de la mort? Je crois que non; mais à son approche, ou en pensant à elle, je ne peux m'empêcher d'éprouver une émotion pareille à celle que doit éprouver un voyageur en arrivant à l'endroit où son train tombe d'une très grande hauteur à la mer, ou au moment où il s'élève à une très grande hauteur en ballon. L'homme, en mourant, sait qu'il ne lui arrivera rien de particulier, qu'il lui arrivera ce qui est déjà arrivé à des millions d'êtres, qu'il ne fait que changer de mode de locomotion, mais il lui est impossible de ne pas éprouver d'émotion en s'approchant de l'endroit où ce changement aura lieu.


CHAPITRE XXIX

APRÈS LA MORT

On demande: Qu'arrivera-t-il après la mort? Il n'y a qu'une réponse à cette question: le corps pourrira et deviendra poussière, cela nous le savons sûrement. Quant à ce qu'il adviendra de notre âme, nous ne pouvons en rien dire, parce que la question de: «qu'arrivera-t-il?» se rapporte au temps. Or l'âme est hors du temps. L'âme n'a pas été et ne sera pas. Elle est. Si elle n'existait pas, il n'y aurait rien.


I.—La mort charnelle n'est pas la fin de la vie, mais uniquement uns transformation.

1

Quand nous mourons, il peut nous arriver de deux choses l'une: ou bien ce que nous considérions comme nous-mêmes passera en un autre être, ou bien nous ne serons plus des êtres séparés, et nous nous confondrons avec Dieu. Que cela soit l'une ou l'autre, nous n'avons rien à craindre dans les deux cas.

2

La mort constitue une transformation de notre corps, la plus grande, la dernière. Nous subissons constamment des changements dans notre corps: nous étions d'abord des morceaux de chair; nous devenions ensuite des nourrissons; graduellement, nos cheveux, nos dents poussèrent, puis tombèrent, puis ils poussèrent à nouveau, la barbe apparut, commença à blanchir, à tomber, et nous n'avons jamais craint ces changements.

Pourquoi craignons-nous le dernier changement?

Parce que personne ne nous a raconté ce qui lui est arrivé après ce changement. Mais personne ne dira, lorsqu'un homme nous quitte et ne nous écrit plus, qu'il n'existe pas, qu'il est mal là où il est allé, nous dirons simplement que nous n'avons pas de nouvelles de lui. Il en est de même des morts: nous savons qu'ils ne sont plus parmi nous, mais nous n'avons aucune raison de croire qu'ils n'existent plus, ou qu'ils sont plus malheureux depuis qu'ils nous ont quittés. Si nous ne pouvons savoir ni ce qui arrivera après la mort, ni ce que nous étions avant cette vie, cela prouve uniquement qu'il ne nous est pas donné de le savoir, parce que nous n'avons pas besoin de le savoir. Nous ne savons qu'une chose, c'est que notre vie n'est pas dans les changements du corps, mais en ce qui vit dans ce corps, dans l'âme. Et l'âme ne peut avoir ni commencement ni fin, parce qu'elle seule existe.

3

«De deux choses l'une: ou la mort est la disparition absolue de la conscience, ou elle est, conformément à la légende, simplement un changement et la migration de l'âme d'un endroit dans un autre. Si la mort est la destruction complète de la conscience, et qu'elle est pareille à un sommeil profond sans rêves, elle est un bienfait incontestable, car chacun n'a qu'à se rappeler une nuit passée dans un tel sommeil sans rêves et à la comparer aux autres jours et aux autres nuits, avec leurs craintes, leurs inquiétudes et désirs non satisfaits, éprouvés tant en réalité qu'en rêves, et je suis persuadé que personne ne trouvera beaucoup de jours et de nuits plus heureux que les nuits sans rêves. De sorte que, si la mort est un tel sommeil, je la considère, quant à moi, comme un bienfait. Si elle constitue le passage d'un monde dans un autre, et s'il est vrai que tous les hommes sages et saints morts avant nous s'y trouvent, pourrait-on espérer un bonheur plus grand que de vivre parmi ces êtres? J'aurais voulu mourir, non pas une fois, mais cent fois, pourvu que je puisse pénétrer dans cet endroit.

«De sorte que ni vous, juges, ni les hommes, en général, ne doivent craindre la mort, me semble-t-il; ils n'ont qu'à se souvenir d'une chose: pour un homme de bien, il n'y a pas de mal ni dans la vie, ni dans la mort.»

(Extrait du discours de Socrate devant le Tribunal.)

4

Celui qui voit le sens de la vie dans le perfectionnement spirituel ne peut croire à la mort; il ne peut croire à l'arrêt de ce perfectionnement. Ce qui se perfectionne ne peut disparaître, cela ne peut que se modifier.

5

La mort est l'interruption de la conscience dont je vis actuellement. La conscience de cette vie s'arrête; je le vois sur ceux qui meurent. Mais que devient ce qui était la conscience? Je ne le sais pas, et je ne puis le savoir.

6

Les hommes craignent la mort et voudraient vivre aussi longtemps que possible. Mais si la mort est un malheur, n'est-il pas indifférent de mourir dans trente ou dans trois cents ans? Quelle joie a un condamné à mort de savoir que ses camarades mourront dans trois jours et que son exécution à lui aura lieu dans trente jours.

La vie se terminant par une mort définitive serait la mort même.

SKOVORODA.

7

Chacun sent qu'il n'est pas un rien amené à la vie, à un certain moment, par quelqu'un d'autre. C'est de là que vient notre assurance que la mort peut mettre une fin à notre vie, mais non à notre existence.

SCHOPENHAUER.

8

Plus on est profondément conscient de sa vie, moins on croit à sa disparition et à la mort.

9

Je ne crois en aucune des religions existantes, et ne puis, par suite, être soupçonné de suivre aveuglément quelque tradition ou de subir l'influence de l'éducation. Mais, durant ma vie entière, j'ai réfléchi aussi profondément que j'en étais capable sur la loi de notre vie. Je l'ai cherchée dans l'histoire de l'humanité et dans ma propre conscience, et je suis arrivé à la conviction inébranlable que la mort n'existe pas, que la vie ne peut être qu'éternelle, que le perfectionnement infini est une loi de la vie, que chaque qualité, chaque idée, chaque tendance que je possède, doit avoir son développement pratique; que nous avons des capacités, des tendances qui dépassent, de beaucoup les éventualités de notre vie terrestre, que le fait même que nous en disposons et ne pouvons découvrir leur origine dans nos sens peut être considéré comme une preuve de ce quelles nous viennent des régions extra-terrestres et ne peuvent être réalisées que dans ces régions; que rien ne peut ici-bas, sauf les choses visibles, et que croire que nous mourons parce que notre corps meurt revient au même que de s'imaginer que l'ouvrier est mort parce que son outil s'est usé.

Joseph MAZZINI.

10

Si l'espoir de l'immortalité était une illusion, on pourrait voir clairement qui sont ceux qui ont été trompés. Non pas les âmes basses et noires qui n'ont jamais envisagé cette grande pensée, non pas les gens endormis et distraits qui sont satisfaits du sommeil voluptueux de cette vie et du sommeil des ténèbres dans l'avenir, non pas les égoïstes aux idées étroites et qui sont plus mesquines encore dans l'amour. Non, pas eux. Ils auraient raison, et le bénéfice serait de leur côté. Ceux qui auraient été trompés, ce seraient les grands et les saints que les hommes vénèrent; les trompés seraient tous ceux qui ont vécu pour quelque chose de meilleur que leur bonheur personnel, et qui ont donné leur vie pour le bien commun.

Tous ces hommes auraient été trompés. Le Christ lui-même aurait souffert inutilement en donnant Son esprit au Père imaginaire, et Il aurait tort de croire qu'Il L'avait manifesté par Sa vie. Toute la tragédie du Golgotha ne serait qu'un malentendu: la vérité serait du côté de ceux qui se moquaient de Lui et désiraient Sa mort; elle serait également aujourd'hui du côté de ceux qui sont indifférents à la conformité avec la nature humaine qu'offre cette histoire soi-disant imaginaire. Qui vénérerait-on, qui croirait-on si l'inspiration des êtres supérieurs n'était que des fables ingénieusement combinées?

PARKER.


II.—Le principe du changement de l'existence qui a lieu pendant la vie corporelle est inaccessible à la raison humaine.

1

Nous tâchons souvent de nous représenter la mort comme un passage dans une région inconnue; mais cette conception ne nous donne absolument rien. Il est tout aussi impossible de se représenter la mort, qu'il est impossible de se représenter Dieu. Tout ce que nous pouvons savoir, c'est que la mort, de même que tout ce qui vient de Dieu, est un bien.

2

On nous demande: que deviendra l'âme après la mort? Nous ne le savons pas, et nous ne pouvons le savoir. Il n'y a qu'une chose de certain: c'est que si tu te diriges quelque part, tu es sûrement sorti de quelque endroit. Il en est de même de la vie. Si tu es dans cette vie, tu es sûrement sorti de quelque part. Tu retourneras là d'où tu es sorti.

3

Je ne me souviens absolument pas de ce qui a eu lieu avant ma naissance; je pense donc qu'après la mort je ne me souviendrai de rien de ma vie actuelle. Si la vie après la mort existe, il m'est impossible de l'imaginer.

4

Personne ne sait ce qu'est la mort et, cependant, tous la craignent, en la considérant comme le plus grand-mal, bien qu'elle puisse être le plus grand bonheur.

PLATON.

5

Personne ne peut se vanter de savoir que Dieu et la vie future existent. Je ne puis pas dire que je sache indubitablement que Dieu et mon immortalité existent, mais je dois dire que je sens qu'il y a un Dieu, comme je sens qu'il y a un «moi» immortel. Cela prouve que ma foi en Dieu et en l'autre monde est tellement liée à ma nature qu'elle ne peut être séparée de moi.

D'après KANT.

6

Le Christ a dit en mourant: «Père, je remets mon esprit entre Tes mains.» Quiconque prononce ces paroles, non pas avec la langue, mais avec le cœur, n'a plus besoin de rien. Si mon esprit retourne à Celui de Qui il émane, il ne peut rien arriver à mon esprit que ce qu'il y a de meilleur.


III.—La mort est une libération.

1

La mort est la destruction du vase dans lequel notre esprit est enfermé. On ne doit pas confondre ce vase avec ce qu'il contient.

2

Lorsque nous venons au monde, nos âmes sont mises dans les bières de notre corps. Cette bière—notre corps—se désagrège petit à petit, et notre âme se libère de plus en plus. Mais lorsque le corps meurt par la volonté de Celui Qui a uni l'âme au corps, l'âme se libère entièrement.

D'après HÉRACLITE.

3

De même que le feu fait fondre la cire de la bougie, la vie de l'âme consume la vie du corps. Le corps brûle sur le feu de l'âme et se consume entièrement lorsque la mort vient. La mort détruit le corps de même que les constructeurs détruisent les chantiers, quand le bâtiment est prêt.

Le bâtiment, c'est la vie spirituelle; les chantiers, c'est le corps. Et l'homme qui a construit son bâtiment spirituel se réjouit en mourant de voir tomber les chantiers de sa vie corporelle.

4

Tout au monde pousse, fleurit et revient à sa racine. Ce retour est le retour conforme à la nature. La conformité avec la nature signifie l'éternité; c'est pourquoi la destruction du corps ne présente aucun danger.

LAO-TSEU.

5

L'homme qui travaillait toute sa vie à dompter ses passions, ce dont son corps l'empêchait, se réjouit d'en être libéré. Et la mort n'est qu'une libération. Le perfectionnement, dont nous avons parlé plus d'une fois, consiste dans la séparation possible de l'âme du corps, et dans la faculté acquise de se concentrer en dehors du corps, en elle-même; la mort donne cette même libération. Ne serait-il pas étrange que l'homme qui se prépare toute sa vie à vivre de façon à devenir aussi libre que possible par la domination du corps, s'en trouve mécontent au moment où cette libération est prête de se réaliser. C'est pourquoi, malgré tout le regret que j'ai de vous quitter et de vous causer du chagrin, je ne puis ne pas acclamer la mort, comme la réalisation de ce que je désirais atteindre durant toute ma vie.

(Du discours d'adieu de Socrate à ses élèves.)

6

L'homme voit les plantes et les animaux s'engendrer, croître, prendre des forces, se multiplier, puis faiblir, dépérir, vieillir et mourir.

Il le voit de même sur les autres hommes, et il le sait également que son corps vieillira, qu'il dépérira et mourra, comme tout ce qui naît et vit au monde.

Mais, en dehors de ce qu'il voit sur les autres êtres et sur lui-même, tout homme sait aussi qu'il y a quelque chose en lui qui ne faiblit ni ne vieillit; il sait, au contraire, que plus il vit, plus ce quelque chose se fortifie et se perfectionne: c'est son âme à laquelle rien ne peut arriver de ce qui arrive au corps. C'est pourquoi la mort n'effraie que celui qui ne vit pas de l'âme, mais du corps.

7

On demanda à un sage qui disait que l'âme était immortelle: «Qu'est-ce qui arrivera lorsque le monde finira?» Il répondit: «Pour que mon âme ne meure pas, il n'y a pas besoin du monde.»

8

L'âme ne vit pas dans le corps comme dans une maison, mais comme un voyageur dans un asile d'autrui.

Kouran hindou.

9

Plus notre vie devient spirituelle, plus nous croyons à l'immortalité. A mesure que notre nature s'éloigne de la grossièreté bestiale, nos doutes se dissipent.

Le voile se lève sur l'avenir, les ténèbres se dissipent, et nous sentons notre immortalité encore ici-bas.

MARTINEAU.

10

Celui qui comprend faussement la vie, comprendra toujours faussement la mort.

11

Celui qui connaît les autres est sage, celui qui se connaît lui-même est éclairé.

Celui qui vainc les autres est fort; celui qui se vainc lui-même est puissant.

Mais celui qui sait qu'il ne disparaîtra pas en mourant est éternel.

LAO-TSEU.


IV.—La naissance et la mort sont les bornes au delà desquelles notre vie nous est cachée.

1

La naissance et la mort sont deux bornes. Au delà de ces bornes il y a une sorte d'uniformité.

2

La naissance est la même chose que la mort. Dès sa naissance, l'enfant entre dans un monde nouveau, commence une tout autre vie que celle qu'il avait dans le sein de sa mère. Si l'enfant pouvait raconter ce qu'il a éprouvé en quittant la vie ancienne, il aurait dit la même chose qu'éprouve l'homme en quittant cette vie.

3

Où vont les hommes lorsqu'ils meurent? Là, probablement, d'où viennent ceux qui naissent. Les hommes viennent de Dieu, du Père de notre vie. C'est de Lui qu'est venu, vient, et viendra toute vie. De sorte qu'en mourant, l'homme ne fait que retourner vers Celui dont il est issu.

L'homme sort de la maison, travaille, se repose, mange, s'amuse, travaille à nouveau et, lorsqu'il est fatigué, il rentré chez lui.

Il en est de même durant toute la vie humaine; l'homme sort de chez Dieu, travaille, souffre, se console, se réjouit, se; repose et, s'étant suffisamment tourmenté, il revient à la maison, de laquelle il est sorti.

4

Ne sommes-nous pas ressuscités une fois déjà de l'état dans lequel nous étions moins renseignés sur le présent que nous ne le sommes actuellement sur l'avenir? De même que notre état antérieur se rapporte à l'état actuel, notre état actuel se rapporte à l'état futur.

LICHTENBERG.


V.—La mort libère l'âme des limites de la personnalité.

1

La mort est une libération de la personnalité bornée.

C'est de ce fait que résulte, apparemment, l'expression de paix et de repos que l'on remarque sur les figures de la plupart des morts. La mort de tout homme de bien est facile et tranquille; mais mourir avec empressement, volontiers, mourir avec joie, voilà l'avantage de celui qui a renoncé à lui-même, de celui qui renonce à la vie individuelle, de celui qui la nie. Car seul cet homme a réellement envie de mourir et, par suite, n'a besoin ni ne demande d'existence ultérieure pour sa personnalité.

SCHOPENHAUER.

2

La conscience du Tout, renfermée dans les limites du corps, tend à élargir ses limites. Dans la première moitié de sa vie, l'homme aime de plus en plus les objets, les gens, c'est-à-dire qu'en sortant de ses limites il reporte sa conscience sur d'autres êtres. Mais quelle que soit la grandeur de son amour, il ne peut sortir de ses limites et ne voit la possibilité de leur suppression qu'en mourant. Comment peut-on craindre la mort après cela? Il se passe quelque chose d'analogue à la transformation de la chenille en papillon. Nous sommes ici des chenilles: d'abord nous naissons, ensuite nous nous endormons en chrysalide; puis nous devenons papillons dans l'autre vie.

3

Notre corps limite le principe divin, spirituel que nous appelons âme. Et ces bornes, de même que le vase donne la forme au liquide ou au gaz qui s'y trouve renfermé, donnent la forme à cet élément divin. Lorsque le vase se brise, ce qui s'y trouvait enfermé perd la forme qu'il avait et se répand. Est-ce que cela se relie aux autres substances? Est-ce que cela prend une forme nouvelle? Nous n'en savons rien. Mais nous savons sûrement que cela perd la forme que cela avait dans ses bornes, parce que ce qui le bornait est détruit. Nous savons cela, mais nous ne pouvons rien savoir de ce qui arrivera à ce qui était limité. Nous savons uniquement qu'après la mort, l'âme devient quelque chose d'autre que nous ne pouvons pas définir dans la vie présente.

4

Si la vie est un sommeil et la mort un réveil, le fait que je me vois séparé de ce qui existe, est un rêve dont j'espère me réveiller en mourant.

5

On éprouve de la joie en mourant quand on est fatigué d'être séparé du monde, quand on sent toute l'horreur de cette séparation et la joie, sinon de se joindre à tout, du moins de sortir de la prison qui vous sépare ici où l'on n'a que rarement l'occasion de communiquer avec les hommes au moyen d'étincelles d'amour qui volent de l'un à l'autre. On a envie de dire: «J'en ai assez de cette cage; donnez-moi d'autres rapports avec le monde, mieux appropriés à mon âme»; je sais que la mort me les donnera. Et, pour me consoler, on m'assure que même là je serai une personnalité isolée.

6

J'ai sous les pieds une terre ferme et gelée; autour de moi, sont d'immenses arbres; au-dessus de ma tête, un ciel couvert; je sens mon corps, je suis plongé dans mes pensées, et pourtant, je sais, je sens de tout mon être que la terre ferme, les arbres, le ciel, mon corps et mes pensées, tout cela n'est que momentané, que cela n'est que le résultat de mes cinq sens, de mon sentiment individuel du monde que j'ai moi-même bâti, que tout cela n'est ainsi que parce que je suis telle partie du monde et non pas une autre, que telle est ma séparation de l'univers. Je sais qu'il suffit que je meurs, et tout cela ne disparaîtra pas avec moi, mais se transformera, comme cela arrive au théâtre: les arbres et les pierres se transforment en palais, en tours etc. La mort opérera en moi une transformation, que je passerai en un autre être, autrement séparé du monde. Et alors, tout l'univers, en restant le même pour ceux qui y vivent, deviendra autre pour moi. Tout l'univers est tel et non autre, uniquement parce que je me considère comme tel et non autre. Et il peut y avoir une quantité innombrable de procédés pour séparer les êtres de l'univers et les changer de point d'observation.


VI.—La mort dévoile ce qui paraissait inconcevable.

1

Plus l'homme vit longtemps, plus la vie se révèle à lui: ce qui était ignoré devient connu; et il en est ainsi jusqu'à la mort. Et la mort révèle tout ce que l'homme est en état de concevoir.

2

Quelque chose se révèle à l'homme au moment de la mort. «Ah, voilà ce que c'est», dit presque toujours l'expression du visage du moribond. Mais nous, ceux qui restons, nous ne pouvons pas voir ce qui lui a été révélé. Cela nous sera révélé plus tard, en son temps.

3

Tout se révèle tant qu'on vit, comme si on s'élevait de plus en plus sur des marches. Mais la mort survient, et ce qui se révélait, ne se révèle plus, ou bien celui à qui la révélation était faite cesse de voir ce qui se révélait avant, parce qu'il voit quelque chose de nouveau, de tout différent.

4

Ce qui meurt appartient déjà en partie à l'éternité. Il nous semble que le moribond nous parle d'outre-tombe. Ce qu'il nous dit, nous semble être un commandement. Nous nous le représentons presque comme un prophète. Il est évident que pour celui qui sent la vie s'en aller et le cercueil s'ouvrir, le moment des graves discours est arrivé. La substance de sa nature doit se manifester. Le divin qui est en lui ne peut plus rester caché.

AMIEL

5

Tous les malheurs nous révèlent ce qu'il y a en nous de divin, d'immortel, qui forme la base de notre vie. Le plus grand malheur, d'après la conception humaine—la mort—nous révèle entièrement notre vrai «moi».


CHAPITRE XXX

LA VIE EST UN BIEN

La vie de l'homme et son bonheur est dans l'union de plus en plus intime de l'âme, séparée par le corps des autres âmes et de Dieu, avec ce dont elle est séparée. Cette union s'opère par la manifestation de l'amour, déterminant la libération de l'âme du corps. C'est pourquoi, si l'homme comprend que la vie et son bonheur consistent en cette libération de l'âme, sa vie, malgré toutes les souffrances, n'importe quels malheurs et n'importe quelles maladies, ne peut être rien d'autre qu'un bonheur.


I.—La vie est le bonheur suprême, accessible à l'homme.

1

La vie, quelle qu'elle soit, est un bien qui est supérieur à tout autre. Si nous disons que la vie est un mal, c'est uniquement par comparaison à une autre vie que nous imaginons meilleure; mais nous ne connaissons aucune autre vie meilleure et ne pouvons la connaître; c'est pourquoi, la vie, quelle qu'elle soit, est notre bonheur suprême.

2

Nous négligeons souvent le bien de la vie présente, dans l'espoir de recevoir quelque part un bien supérieur. Mais un si grand bien ne peut jamais exister nulle part, parce que ce bien nous est déjà donné: la vie, bien au-dessus duquel il n'y a rien et il ne peut rien y avoir.

3

Le monde ici-bas n'est pas une plaisanterie, ni une vallée de larmes, ni l'asile avant le passage dans un monde meilleur, mais un des mondes éternels, beau, joyeux et que nous pouvons et devons, par nos efforts, rendre plus beau et plus joyeux encore pour ceux qui vivent avec nous et pour tous ceux qui y vivront après nous.

4

L'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux.

DOSTOIEVSKY.

5

On ne doit pas dire que le but de la vie est de servir Dieu. Le but de la vie est toujours et sera toujours la recherche du bonheur. Et comme Dieu a voulu donner le bonheur aux hommes, ceux-ci, en le poursuivant, font ce que Dieu veut d'eux: ils accomplissent Sa volonté.


II.—Le vrai bien est dans la vie présente, et non dans la vie «d'outre-tombe».

1

D'après la fausse doctrine, la vie en ce monde est un mal, tandis que le bien est atteint dans l'autre monde.

D'après la vraie doctrine chrétienne, le but de la vie est le bonheur, et on obtient ce bonheur ici-bas.

Le vrai bien est toujours en notre pouvoir. Il suit la vie juste comme une ombre.

2

Si le paradis n'est pas en toi-même, tu n'y pénétreras jamais.

ANGÉLUS.

3

Ne crois pas que la vie n'est qu'un passage dans un autre monde, et seulement que là nous pouvons être heureux. Nous devons être bien ici, en ce monde. Et pour être bien ici, nous n'avons qu'à vivre comme veut Celui Qui nous y a envoyés. Et ne dis pas que pour que tu puisses bien vivre, il faut que tous vivent bien, qu'ils mènent tous une vie juste. Non. Vis toi-même selon Dieu, fais des efforts toi-même, et tu vivras sûrement bien, et les autres ne s'en ressentiront pas plus mal, mais mieux.

4

Vis de la vraie vie, et tu auras beaucoup d'ennemis; mais ceux-ci mêmes t'aimeront. La vie t'apportera bien des malheurs; mais eux aussi te rendront heureux, tu béniras la vie et tu forceras les autres à la bénir.

D'après DOSTOIEVSKY.


III—Tu ne trouveras le vrai bonheur qu'en toi-même.

1

Dieu est entré en moi et c'est par moi qu'il cherche Son bien. Mais quel peut être le bonheur de Dieu? Seulement celui d'être Lui.

ANGÉLUS.

2

Un sage dit: J'ai fait le tour du monde entier en cherchant le bien. Je l'ai cherché sans trêve, jour et nuit. Quand je désespérais déjà de le trouver, une voix intérieure me dit: ce bien est en toi-même. J'ai écouté cette voix et j'ai trouvé le vrai bonheur.

3

Quel bien te faut-il encore, quand Dieu et tout l'univers est en toi?

ANGÉLUS.

4

Les hommes sont heureux lorsqu'ils disent que rien n'est à eux sauf leur âme. Ils sont heureux même quand ils vivent parmi les gens cupides et méchants qui les haïssent: personne ne peut leur prendre leur bonheur.

Doctrine bouddhiste.

5

Mieux les hommes vivent, moins ils se plaignent des autres. Et plus ils vivent mal, plus ils sont mécontents non pas d'eux-mêmes, mais des autres.

6

Le sage cherche tout en lui-même; l'insensé cherche tout dans les autres.

CONFUCIUS


IV.—La vraie vie est la vie spirituelle.

1

La vie humaine, pleine de souffrances corporelles pouvant s'arrêter à tout instant, doit avoir, pour ne pas être la plaisanterie la plus grossière, un sens conformément auquel elle ne peut être troublée ni par les souffrances, ni par sa longue durée, ni par sa brièveté.

Or la vie humaine a ce sens. Il est dans notre conscience de plus en plus nette de receler en nous Dieu.

2

La vie humaine est une communion continue de l'être spirituel, isolé par le corps, avec ce à quoi il a conscience d'être uni. Que l'homme le comprenne ou non, qu'il le veuille ou non, cette communion s'opère irrésistiblement par l'état que nous appelons: vie humaine. La différence entre les hommes qui ne comprennent pas leur destination et ne veulent pas vivre conformément à elle, et ceux qui la comprennent et veulent vivre conformément à elle, consiste en ce que la vie de ceux qui ne la comprennent pas, est une souffrance continuelle, alors que la vie de ceux qui la comprennent et qui accomplissent leur destination, est un bien continu qui augmente sans cesse.

3

Rien ne confirme de façon aussi éclatante, que l'œuvre de la vie est dans le perfectionnement moral, que le fait que, si variés que soient tes désirs en dehors de ce perfectionnement, et bien qu'ils soient entièrement réalisés, l'attrait du désir s'éteint aussitôt que le but est réalisé. Il n'y a qu'une chose qui conserve la joie—c'est d'être conscient que l'on avance vers la perfection.

Seul ce perfectionnement continuel donne la vraie joie qui ne cesse de grandir. Chaque pas en avant fait sur ce chemin, entraîne une récompense qui est obtenue immédiatement. Et rien, ne peut la ravir.

4

Celui qui consacre sa vie au perfectionnement spirituel ne peut être mécontent, car ce qu'il désire est toujours en son pouvoir.

PASCAL.

5

Être heureux, posséder la vie éternelle, vivre en Dieu, être sauvé, tout cela a le même sens: c'est la solution du problème de la vie. Et ce bien s'accroît; l'homme ressent la possession de plus en plus forte et profonde de la joie céleste. Et ce bien n'a pas de bornes, car ce bien est la liberté, la toute-puissance, la satisfaction complète de tous les désirs.

AMIEL.


V.—En quoi consiste le vrai bonheur.

1

Les biens réels sont peu nombreux. Le vrai bien, le vrai bonheur est ce qui est le bien pour tous.

C'est pourquoi, on ne doit désirer que ce qui est conforme au bien commun. Celui dont l'œuvre vise ce but obtiendra son bonheur.

MARC-AURÈLE.

2

Dans les situations des hommes, le mal est uni au bien, tandis que dans leurs tendances ce mélange n'existe pas. La tendance peut être mauvaise: chercher à accomplir la volonté de sa nature charnelle—, ou bonne: chercher à accomplir la volonté de Dieu. Si l'homme suit le premier désir, il est sûrement malheureux; s'il suit le deuxième, il n'y a pas pour lui de malheur possible—tout est bonheur.

3

Personne ne peut faire le vrai bonheur d'un autre. L'homme ne peut faire que son propre bonheur. Le vrai bien ne consiste qu'en une seule chose: vivre pour l'âme et non pour le corps.

4

Faire le bien est la seule œuvre dont on puisse dire qu'elle nous est sûrement profitable.

5

On dit que celui qui fait le bien n'a pas besoin de récompense. C'est vrai, si l'on croit que la récompense ne sera pas en toi et ne viendra pas de suite, mais dans l'avenir. Mais l'homme est incapable de faire le bien sans récompense, sans que cela lui donne la joie. Il s'agit de comprendre en quoi consiste la vraie récompense. Elle n'est pas dans ce qui est extérieur ni dans l'avenir, mais dans ce qui est interne et actuel: elle est dans le perfectionnement de l'âme. C'est là qu'est la récompense et en même temps la raison de faire le bien.

6

Un homme de sainte vie priait Dieu pour les hommes: O Seigneur, disait-il, sois miséricordieux pour les méchants, parce que tu as déjà été miséricordieux pour les bons: ils sont heureux, parce qu'ils sont bons.

SAADI.


VI.—Le bien est dans l'amour.

1

Il n'y a qu'une chose à faire pour être sûr d'être heureux: c'est d'aimer, d'aimer tous, les méchants et les bons. Aime toujours et tu seras heureux toujours.

2

Nous ne savons pas et nous ne pouvons savoir pourquoi nous vivons. Aussi, ne pourrions-nous pas savoir ce que nous devons et ce que nous ne devons pas faire, si nous n'éprouvions pas le désir du bien. Ce désir nous démontre clairement ce que nous devons faire, à condition de ne pas comprendre notre vie à la façon de l'animal, mais en nous souvenant que nous avons une âme. Et le bonheur que désire notre âme nous est donné dans l'amour.

3

Si le Dieu de charité existe et s'Il a créé le monde, Il l'a sûrement fait de façon à ce que tous, y compris les hommes, y soient heureux.

Mais si Dieu n'existe pas, vivons nous-mêmes de façon à ce que nous soyons bien. Et pour que nous soyons bien, il faut que nous nous aimions les uns et les autres, il faut qu'il y ait de l'amour. Et Dieu étant amour, nous viendrons encore à Lui.

4

On dit: «Pourquoi aimerions-nous ceux qui nous sont désagréables?» Parce que c'est là qu'est la joie. Eprouve-le et tu sauras si c'est vrai.

5

Rien que la mort devant nous, rien que l'accomplissement immédiat du devoir! Comme cela semble triste et effrayant! Pourtant, consacre ta vie à l'union, par l'amour, aux hommes et à Dieu, et ce qui te paraissait effrayant, deviendra le plus grand bien.


VII.—Plus l'homme vit pour son corps, plus il est privé du vrai bonheur.

1

Les uns cherchent le bien dans la puissance, les autres dans les sciences, les troisièmes dans les plaisirs. Ces trois genres de jouissances ont formé trois écoles différentes, et tous les philosophes ont toujours suivi l'une d'elles. D'autres, qui se sont plus rapprochés de la vraie philosophie, ont compris qu'il est nécessaire que le bien général désiré par tous ne soient dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus le possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous puissent le posséder à la fois, sans diminution et sans envie, et que personne ne pût le perdre contre son gré. Et ce bien existe: ce bien est dans l'amour.

PASCAL.

2

Pourquoi t'agites-tu, malheureureux? Tu cherches le bien, tu cours quelque part, et le bien est en toi-même. Inutile de le chercher à d'autres portes. Si le bien n'est pas en toi, il n'est nulle part. Le bien est en toi, en ce que tu peux aimer tous, non pour quelque chose, mais pour vivre, et non de ta propre vie, mais aussi de celle des autres. Chercher le bien dans le monde et ne pas profiter du bien qui est en notre âme, revient au même que d'aller puiser l'eau dans une grande mare trouble et éloignée, tandis qu'il y a à côté une source pure venant de la montagne.

D'après ANGÉLUS.

3

Si tu veux le vrai bonheur, ne le cherche pas dans les pays éloignés, dans la richesse, dans les honneurs, ne le demande pas aux hommes, ne t'inclinent pas devant eux et ne lutte pas contre eux pour le bonheur. On peut, par ces moyens, obtenir des richesses, un grand titre et diverses choses inutiles; mais le vrai bonheur, dont chacun a besoin, ne peut être obtenu auprès des hommes, ni acheté ou sollicité, ni donné gratuitement. Sache que tout ce que tu ne peux prendre toi-même, ne t'appartient pas et ne t'est pas nécessaire. Tu peux toujours prendre toi-même, par une vie juste, tous ce dont tu as besoin.

Oui, le bonheur ne dépend ni du ciel, ni de la terre, mais uniquement de nous-mêmes.

Il n'y a qu'un seul bien au monde, lui seul nous est nécessaire. Quel est donc ce bien? C'est la vie dans l'amour. Et ce bien peut être facilement obtenu.

D'après SKOVORODA.

4

Dieu soit loué d'avoir rendu facile aux hommes tout ce qui leur est nécessaire, et difficile tout ce dont ils n'ont pas besoin. Le bonheur est très nécessaire à l'homme, et il n'y a rien de plus facile que d'être heureux. Dieu en soit loué!

Le Royaume de Dieu est en nous. Le bonheur est dans le cœur, s'il contient de l'amour.

Qu'arriverait-il si le bonheur nécessaire à tout homme avait été accordé suivant l'endroit, le temps, l'état, la position, la santé, la force corporelle? Qu'arriverait-il si le bonheur existait uniquement en Amérique, ou uniquement à Jérusalem, ou à l'époque de Salomon, dans la demeure des rois, grâce à la richesse, aux grades, si on le trouvait seulement au désert, dans les sciences, dans la santé, dans la beauté?

Serait-il possible aux hommes de ne vivre qu'en Amérique, ou de vivre à la même époque? Si le bonheur était dans la richesse, ou dans la santé, ou dans la beauté, tous les pauvres, tous les vieux, tous les malades, tous les laids seraient malheureux. Dieu aurait-il privé tous ces gens de bonheur? Non, Dieu soit loué, il a rendu l'inutile difficile: il a agi de façon à ce qu'il n'y ait pas de bonheur dans la richesse, ni dans les grades, ni dans la beauté du corps. Le bonheur n'est qu'en une seule chose—dans la vie juste, et cela est au pouvoir de chacun.

5

Demander à Dieu que quelqu'un nous donne le bien dans cette vie, revient au même que d'être assis auprès d'une source, et demander à d'autres de calmer ta soif. Baisse-toi et bois. Le bonheur nous est donné, il faut savoir en profiter.

6

Si tu considères comme un bien ce qui n'est pas en ton pouvoir, tu seras toujours malheureux. Persuades-toi que tout le bonheur est à ta portée, et personne ne te le ravira.


VIII.—L'homme n'éprouve pas le bien de la vie uniquement quand il ne suit pas la loi de la vie.

1

Si tu demandes: pourquoi le mal existe-t-il? Je réponds par la question: pourquoi la vie existe-t-elle? Le mal est pour que la vie soit. La vie se manifeste par la libération du mal.

2

Si notre vie n'est pas heureuse, cela tient uniquement à ce que nous ne faisons pas ce que nous aurions dû faire pour que la vie soit une joie perpétuelle.

3

Si quelqu'un dit qu'il se sent malheureux en faisant le bien, cela prouve uniquement que ce qu'il considère comme le bien ne l'est pas.

4

Sache et souviens-toi que si l'homme est malheureux, c'est par sa propre faute. Les hommes ne sont malheureux que lorsqu'ils désirent ce qu'ils ne peuvent avoir.

Que ne peuvent-ils pas toujours avoir, bien qu'ils le désirent, et que peuvent-ils toujours avoir quand ils le désirent?

Ils ne peuvent pas toujours avoir ce qui n'est pas en leur pouvoir, ce que les autres peuvent lui prendre. Seul est en leur pouvoir ce que rien ni personne ne sauraient leur ravir. A la première catégorie appartiennent tous les biens terrestres: la richesse, les honneurs, la santé. A la deuxième: notre âme, notre perfectionnement spirituel. Et précisément la chose qui nous est le plus nécessaire pour notre bien est en notre pouvoir, parce que rien, aucun bien terrestre ne donne le vrai bien, mais ne fait que nous leurrer. Le vrai bien ne peut être obtenu que par notre effort vers la perfection spirituelle, et cet effort est toujours en notre pouvoir.

On a agi pour nous de même qu'un bon père aurait agi pour ses enfants. Seul ce qui ne peut nous donner le bonheur ne nous appartient pas, tandis que tout ce qui nous est nécessaire nous est donné.

ÉPICTÈTE.

5

Ne crois pas que la perplexité devant le sens de la vie soit quelque chose de noble ou de tragique. Cette perplexité est pareille à celle que l'homme éprouve lorsqu'il se voit dans une société occupée à lire un bon livre. La perplexité de cet homme qui n'écoute pas attentivement ou n'a pas compris ce qu'on lit et qui s'agite au milieu des gens occupés, n'a rien de noble ni de tragique, mais est ridicule, bête et pitoyable.

6

Il y avait une fois un bienfaiteur qui, voulant faire aux hommes le plus de bien possible, se mit à réfléchir pour savoir comment il devait s'y prendre pour n'offenser personne et pour que tous en profitent. Si l'on distribue les richesses directement aux gens, on risque de donner moins à celui qui en a le plus besoin, et l'on en saurait en donner également à tout le monde; alors ceux qui n'en auraient pas assez diraient: Pourquoi as-tu donné aux autres et pas à nous?

Le bienfaiteur eut alors l'idée d'installer une auberge dans un endroit où passait beaucoup de monde et d'y déposer tout ce qui peut être utile, ou faire plaisir au voyageur. Il y ménagea des chambres bien chaudes, de bons poêles, du bois à brûler de provisions d'éclairage, de pains, de légumes, de fruits, de boissons de toute sorte, des lits, des vêtements, du linge, des chaussures, bref, quantité de produits pouvant suffire à beaucoup de monde. Puis, le bienfaiteur s'en alla pour voir ce qui en résultera à son retour.

Les bonnes gens commencèrent à affluer à l'auberge: y mangeaient, buvaient, couchaient, passaient parfois un jour ou deux, y restaient parfois une semaine entière. Parfois, ceux qui en avaient besoin emportaient des vêtements et des chaussures. Avant de s'en aller, ils rangeaient tout pour que d'autres passants puissent aussi en profiter, et puis ils partaient en remerciant le bienfaiteur inconnu.

Mais un jour, arrivèrent des gens grossiers et méchants. Ils s'emparèrent de tout ce qui leur convenait, et une dispute éclata parmi eux au moment du partage. D'abord, ils s'injurièrent, puis ils en vinrent aux mains, et se mirent à s'arracher les uns aux autres les objets et à les briser exprès pour que d'autres ne puissent s'en emparer. Et lorsqu'ils eurent tout détruit et commencèrent à souffrir du froid et de la faim ils se mirent à médire du propriétaire, en l'accusant d'avoir mal organisé les choses, de n'avoir pas mis de gardiens pour empêcher d'entrer de mauvaises gens. D'autres prétendaient qu'il n'y avait pas de propriétaire du tout, et que l'auberge s'êtait organisée toute seule.

Affamés, transis de froid et irrités, ces gens quittèrent l'auberge en s'injuriant entre eux, maudissant l'auberge et celui qui l'avait construite.

Les hommes agissent de même sur la terre quand ils ne vivent pas pour leur âme, mais pour leur corps, qu'ils gâchent leur vie et celle des autres, s'accusent entre eux et accusent Dieu, au lieu de s'accuser eux-mêmes, s'ils croient en Dieu, et accusent l'univers, s'ils ne croient pas en Dieu, et s'imaginent que le monde s'est organisé tout seul.


IX.—Seule l'observance de la loi de la vie donne le bien à l'homme.

1

Il faut toujours être joyeux. Si tu ne l'es plus, cherche où tu t'es trompé.

2

Si l'homme n'est pas satisfait de sa situation, il peut la modifier par deux moyens: améliorer les conditions de sa vie, ou bien améliorer son état moral. Le premier n'est pas toujours en son pouvoir, le second l'est toujours.

EMERSON.

3

Il me semble que l'homme doit considérer comme règle principale d'être heureux et satisfait. Il faut être honteux de son mécontentement comme d'une mauvaise action, et savoir que s'il y a quelque chose qui ne va pas en soi, on ne doit pas le raconter aux autres et s'en plaindre, mais tâcher de corriger ce qui va mal.

4

L'observance de la loi de Dieu, de la loi d'amour qui donne le bien suprême, est possible dans toutes les situations.

5

«Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Car Mon joug est le bien et Ma charge est légère», dit la doctrine du Christ. Ces paroles signifient qu'indépendamment des malheurs qui accablent l'homme, indépendamment des offenses et des amertumes qu'il doit supporter, il lui suffit de comprendre et de recueillir dans son cœur la vraie doctrine, qui dit que la vie et son bien consistent à unir l'âme à ce dont elle est séparée par le corps: aux âmes des autres hommes et à Dieu, pour que tout le mal apparent disparaisse. Il suffit à l'homme de voir le but de la vie dans l'union affectueuse avec tout ce qui vit et avec Dieu, et sa vie, au lieu d'être un tourment, devient aussitôt le bonheur.

FIN


TABLE DES MATIÈRES


Préface du traducteur

Préface de l'auteur

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