La philosophie de M. Bergson
The Project Gutenberg eBook of La philosophie de M. Bergson
Title: La philosophie de M. Bergson
Author: Albert Farges
Release date: October 16, 2005 [eBook #16887]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
Credits: Produced by Marc D'Hooghe.
LA PHILOSOPHIE DE M. BERGSON
Professeur au Collège de France
EXPOSÉ & CRITIQUE
par
MGR ALBERT FARGES
ANCIEN DIRECTEUR
A SAINT-SULPICE ET A L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET EN THÉOLOGIE
LAURÉAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PARIS
IMPRIMATUR
Parisiis, die decima junii 1912.
ALFRED BAUDRILLART, vic. gen. Rect.
TABLE DES MATIÈRES
I. La Notion bergsonienne du Temps.
III. L'Union de l'Ame et du Corps.
IV. La Philosophie du Devenir pur.
VI. Théorie de la Connaissance sensible.
VII. Théorie de la Connaissance intellectuelle.
Note sur le «Pragmatisme» de M. Bergson.
IX. Le Problème de la Contingence et de la Destinée humaine.
Note sur le «Monisme» de M. Bergson.
AU LECTEUR
La Philosophie de M. Bergson se compose de deux parties assez dissemblables: les théories pures et leurs conséquences pratiques.
Les conséquences pratiques qui ébranlent les anciennes thèses classiques de la philosophie spiritualiste sur la vérité absolue des premiers principes de la raison, et par suite sur Dieu, l'âme humaine, l'immortalité, la morale et la religion, sont facilement comprises de la plupart de ses auditeurs ou lecteurs, et c'est à peu près la seule chose qu'ils en retiendront, sur la foi du maître: Magister dixit!
Les théories pures, au contraire, qui doivent préparer et asseoir ces conclusions subversives, sont d'une subtilité si éthérée et si nuageuse, qu'elles pourraient être dites ésotériques. Seuls, les initiés peuvent se flatter d'en pénétrer le sens métaphysique, et encore n'est-il pas sûr qu'ils puissent le saisir bien clairement ni tout y comprendre.
Quant aux profanes—je parle des plus intelligents d'entre eux et des plus exercés aux subtilités de la métaphysique,—ils seront vite déroutés et découragés par une terminologie nouvelle et bizarre, où les mots sont trop souvent détournés des usages reçus, vidés de leur sens naturel, et aussi par des métaphores à jet continu, qui déguisent la pensée bien plus qu'elles ne l'expriment.
C'est à eux que ce travail s'adresse. Ils veulent se rendre compte, vérifier si les conséquences pratiques si graves et si troublantes de la philosophie nouvelle sont bien assises sur des principes solides et incontestables, car, pour eux, l'autorité du maître est le dernier et le plus pauvre des arguments, selon le mot célèbre de saint Thomas: Locus ab auctoritate quæ fundatur super ratione humana, est infirmissimus[1].
Pour les aider et les guider dans une recherche si délicate et si laborieuse, nous n'aurons rien négligé, ni la lecture annotée et l'étude de tous les ouvrages ou articles de revue de M. Bergson et de ses principaux disciples, ni l'assistance aux cours du Collège de France, ni le commerce avec les initiés.
Que si, malgré ces précautions, nous nous étions encore mépris sur le sens de quelques détails secondaires, notre bonne foi, du moins, serait hors de conteste, et nous nous en consolerions au souvenir de ces discussions passionnées qui ont retenti récemment dans la presse des deux Mondes, sur l'interprétation de certains points obscurs de la pensée de M. Bergson, et auxquelles son intervention seule a pu mettre fin[2].
Nous tenions à protester, dès le début, non seulement de notre bonne foi, mais aussi de notre respect sincère pour la personne du maître. Ses manières simples et modestes, où l'on ne sent rien d'un pédantisme si fréquent ni d'un sectarisme à la mode, son ton toujours grave qui semble le plus souvent convaincu, son talent incontestable d'artiste et de virtuose, inspirent plutôt la sympathie. Et si ses doctrines, en ce qu'elles ont de paradoxal et, de vraiment sophistique, méritent d'importantes critiques et même une juste sévérité dans le blâme, nous ne prendrons qu'à regret cette attitude et pour accomplir ce que nous croyons être pour nous un devoir.
Du reste, il n'y a pas que des théories fausses à relever dans cette nouvelle philosophie. Il y a nombre d'idées bonnes et même excellentes que nous serons heureux de mettre en relief et de louer aussi souvent que nous les rencontrerons.
C'est assez dire que ce volume, bien loin d'être une œuvre de parti pris ou de polémique personnelle, sera tout au contraire un travail de critique sereine, calme et impartiale, aussi objective qu'il nous sera possible.
Pour en assurer l'objectivité parfaite, nous ne reculerons pas devant le labeur ingrat des citations et des références minutieuses auxquelles on pourra constamment se reporter. De cette façon, quand notre subtil auteur se retranchera derrière la défense banale qu'on ne l'a pas compris, le lecteur pourra lui répliquer: à qui la faute?... C'est le système philosophique de M. Bergson que nous jugerons d'après les textes authentiques, et nullement ses intentions ni sa pensée intime, encore moins sa pensée définitive, que notre critique ne saurait viser et réserve expressément.
Nous avions déjà touché à la philosophie de M. Bergson en esquissant les grandes lignes de la Théorie fondamentale de l'Acte et de la Puissance ou du Devenir, mais d'une manière assez indirecte. Nous avions dû mettre alors en parallèle avec les théories de l'école péripatéticienne et thomiste que nous exposions, celles de la philosophie nouvelle. Mais cette critique n'était faite que par occasion, d'une manière accidentelle et très incomplète. Aujourd'hui, nous abordons de front l'œuvre du maître, pour en saisir les détails et l'ensemble, et suivre l'évolution de sa pensée à travers tous les écrits qu'il a publiés depuis sa thèse de 1889.
Cet ouvrage—malgré quelques répétitions nécessaires—ne fera donc pas double emploi avec le premier, qui pourra toujours être consulté utilement par ceux qui aiment les parallèles et les contrastes. Nous y renverrons quelquefois[3].
Et maintenant, souhaitons à ce petit livre d'aller au loin produire un peu de bien! Sans doute, il n'a pas la prétention naïve de convertir les Bergsoniens qui récusent les lumières de l'Intelligence, de la Raison et du Sens commun. Ce n'est pas d'arguments dont ces esprits ont besoin, mais de remèdes. Puisse-t-il du moins rassurer les autres, tous ceux qui n'ont pas laissé s'atrophier en eux ces facultés maîtresses de notre nature humaine, et les préserver à jamais d'une telle «catastrophe intérieure»[4]. Et comme ce résultat purement négatif serait insuffisant à asseoir leurs convictions spiritualistes, puisse-t-il les aider à s'orienter vers les lumières si sûres de la Philosophie traditionnelle.
N'obtiendrait-il ce succès qu'auprès de cette nouvelle jeunesse qui se lève—avide de théories lumineuses et fortes, et dédaigneuse de ce qu'elle a déjà nommé une «philosophie des phosphorescences et des velléités»[5],—nous nous estimerions amplement récompensé notre peine!
LA PHILOSOPHIE DE M. BERGSON[6]
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Suivant une formule chère à son école: M. Bergson est en train de se faire[7]. Nous ne parlons pas ici de sa réputation qui est déjà faite—non seulement en France, mais dans les deux hémisphères—et ne saurait guère s'amplifier davantage. A peu près dès le début de son enseignement à Paris, elle a retenti bruyamment et elle est devenue rapidement mondiale, grâce à une certaine presse et à cette unanimité de réclame mutuelle dont nos adversaires ont le secret,—et qui devraient être pour nous une leçon plus profitable d'union.
Sur la foi de sa renommée, bien des gens se pâment d'admiration à tout ce qui tombe aujourd'hui de ses lèvres ou sort de sa plume. Et je ne parle pas seulement du public féminin qui assiège sa chaire du Collège de France, ni des admirateurs par snobisme, incapables de comprendre le premier mot de théories si subtiles et si obscures,—mais aussi d'hommes de talent et de penseurs sérieux qu'on est surpris de rencontrer dans ce concert d'adulation universelle.
Nous pourrions en citer plusieurs parmi ses collègues de l'Université ou de l'Ecole normale, dont les éloges enthousiastes atteignent à un degré de lyrisme déconcertant.
L'un d'eux, dans un volume que nous avons sous les yeux, écrit qu'il faut classer M. Henri Bergson, non seulement «parmi les très grands philosophes de tous les pays et de tous les temps»,—mais encore le proclamer «comme le seul philosophe de premier ordre qu'aient eu la France depuis Descartes, et l'Europe depuis Kant». Il ajoute expressément que Leibnitz, Malebranche, Spinosa, sont facilement éclipsés, ainsi que Fichte, Schelling et Hegel. Enfin, il conclut pompeusement: «Tel est le rythme de l'histoire des systèmes: de loin en loin, un héros heureux de la pensée s'étant enfoncé très avant dans les profondeurs du réel en ramène au jour de l'intelligence des intuitions merveilleuses, richesse brute que lui-même et des générations après lui s'emploient à élaborer. Avec un Descartes, avec un Kant, M. Bergson, sans aucun doute, est de ces héros-là.»
Après ces dithyrambes, on peut tirer l'échelle et redire avec assurance que la réputation du maître est déjà faite et qu'elle n'est plus à faire.
Le secret de ce succès inouï serait peut-être curieux à rechercher mais il n'est pas temps encore. Attendons la fin de ce travail pour le mieux comprendre.
En disant que M. Bergson est en train de se faire, je n'ai donc voulu parler que de sa philosophie, qu'il n'a révélée au monde que peu à peu, à travers les hésitations, on, comme il l'avoue lui-même, «les zigzags d'une doctrine qui se développe, c'est-à-dire qui se perd, se retrouve et se corrige indéfiniment elle-même»[8].
Encore aujourd'hui est-elle loin d'être complète. Comportera-t-elle une Théodicée, une Morale? et lesquelles?... Bien des doutes sont encore permis sur de si graves sujets, et quoiqu'il soit bien délicat et presque téméraire de vouloir décrire le tracé de cette seconde courbe, de la pensée bergsonienne, avant qu'elle ait été formée, nous essayerons, à la fin de ce volume, d'en indiquer l'orientation probable—sous toutes réserves,—les effets de l'Evolution créatrice étant toujours «imprévisibles» et sans aucune proportion avec leurs antécédents, d'après M. Bergson. Au demeurant, ce qui a paru jusqu'à ce jour du nouveau système est déjà considérable, quoique restreint aux faibles dimensions de trois volumes de moyenne étendue[9] et de quelques articles de revues[10],—sans parler d'un opuscule artistique sur le Rire ou la Signification du comique, que notre point de vue nous permettra de négliger.
Le premier de ces trois volumes, Essai sur les données immédiates de la Conscience, fut sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1889. Nous assistions à cette soutenance avec le regretté Mgr d'Hulst et quelques amis, philosophes de profession, aux yeux desquels le nouveau Docteur se révéla du premier coup comme un penseur original, d'une subtilité infiniment compliquée et nuageuse à la manière de Kant. La seule différence, nous semblait-il, c'est que, dans cette pénombre habituelle de la pensée, brillait parfois, comme un feu d'artifice, l'image, la métaphore à effet, et même le trait d'esprit français: choses inouïes chez le philosophe de Kœnigsberg et tous ses compatriotes.
L'auditoire en était à la fois charmé et déconcerté, lorsqu'un des membres du jury, le vénérable M. Ravaisson—si j'ai bonne mémoire,—interprète peut-être inconscient de cette impression générale, se laissa aller—pour terminer le compliment d'usage—à adresser, avec son fin sourire, cet éloge significatif au candidat: «Je n'ai pas toujours pu vous saisir, mais j'aime à croire, Monsieur, que vous vous êtes compris!» Aussitôt un murmure unanime d'approbation souligna ce trait qui portait au vif.
La difficulté de comprendre cet ouvrage—comme tous les suivants, du reste—vient sans doute du fond et de la forme, de ce qui est dit, mais encore plus peut-être de ce qui n'est point dit, de ce qui est sous-entendu ou dit seulement à demi-mot et au passage, alors que ce serait le plus intéressant et le plus important à connaître.
C'est le cadre et l'orientation qui font défaut. L'auteur semble nous conduire dans une nuit noire, à travers des chemins de traverse étroits et compliqués, sans nous dire où il veut nous mener. Sans doute, notre guide a son secret—du moins on doit lui supposer un secret,—car on ne peut admettre qu'il nous conduise à l'aventure. Mais ce secret, il ne le révèle que peu à peu, et par doses fragmentaires insuffisantes à nous rassurer.
Ainsi, par exemple, dans ce premier volume, son avant-propos nous avertit qu'il va traiter de la liberté psychologique et résoudre—grâce à une nouvelle méthode vaguement indiquée—les difficultés insurmontables soulevées contre elle.
Or, cette «nouvelle méthode» n'est pas sans nous inquiéter quelque peu, car on pressent déjà qu'elle pourrait bien devenir le principal, au lieu d'être l'accessoire, et déborder le sujet annoncé au point de le transformer en un simple épisode.
De fait, après avoir lu et refermé le volume, cette impression persiste et, loin de s'atténuer, redouble. Le malaise produit par l'incertitude du but que l'on poursuit devient plus aigu. La liberté elle-même, annoncée comme sujet principal de cette étude, a passé au second plan. Ce qui domine, c'est la théorie nouvelle du Temps ou de la Durée, qui serait plus exactement le titre de l'ouvrage, car la Liberté n'est plus qu'un simple corollaire. Cette théorie elle-même semble si grosse des conséquences les plus redoutables et les plus imprévues, qu'on pressent qu'elle va devenir la base infiniment subtile et comme la pointe d'aiguille sur laquelle devra se tenir en équilibre la masse imposante de l'édifice futur.
Avant d'examiner la solidité d'un tel fondement, faisons tout de suite connaître au lecteur l'édifice lui-même—au moins dans son plan général et ses plus grandes lignes,—telles qu'elles nous seront exposées par les volumes suivants. Et puisque l'auteur a cru si utile à son jeu de ne le démasquer pleinement qu'à la fin—semblable à ces prestidigitateurs qui n'annoncent leurs tours d'adresse que lorsqu'ils ont réussi,—la critique doit user de la tactique contraire et révéler du premier coup où l'on veut en venir.
Tout d'abord l'auteur a—comme on dit vulgairement—une idée de derrière la tête, qui est sa préoccupation dominante, quoiqu'il n'en dise rien ni dans son avant-propos ni dans le corps de l'ouvrage. C'est à peine s'il nous la laisse entrevoir discrètement dans une allusion finale.
Il s'agit pour lui, comme pour tous ceux qui aspirent à devenir chefs d'école, de faire une grande révolution en philosophie. Et cette révolution, il la fera d'abord contre la tyrannie devenue insupportable du kantisme. Plus tard, lorsqu'il se sentira plus de force et d'audace, ce sera contre la philosophie tout entière, des Eléates et de Platon jusqu'à nos jours, qu'il partira en guerre. Tous les penseurs de l'humanité avant lui avaient, paraît il, ignoré la méthode à suivre pour découvrir la vérité; aucun n'avait encore su se placer au véritable point de vue; aussi n'avaient-ils posé que des «pseudo-problèmes». En un mot, ils étaient tous intellectualistes, et M. Bergson se proclamera antiintellectualiste.
Cette prétention de supprimer d'un trait de plume l'expérience séculaire de l'humanité, lentement accumulée à travers les âges par les plus grands génies, est d'ailleurs une audace indispensable pour quiconque veut désormais devenir chef d'école. Descartes et Kant avaient donné le ton et agi de même, en faisant table rase du passé, et en ignorant de parti pris «qu'il y eût avant eux des hommes qui aient pensé».
Le procédé est donc classique: tout novateur commence par renverser; et c'est le genre où il excelle.
Pour le moment, le nouveau docteur ne rêve encore que de détrôner Kant, en terrassant le kantisme. Kant fut pourtant le maître de sa formation intellectuelle. Aux environs de 1880, lorsqu'il était sur les bancs du lycée Condorcet ou bien sur ceux de l'Ecole normale, la doctrine officielle de l'Alma mater était un kantisme rigoureux, s'en tenant à la Critique de la Raison pure et affectant de dédaigner les amendements et les restaurations de la Raison pratique.
Or, ce joug commençait à peser sur les esprits. Les plus jeunes et les plus indépendants aspiraient à le briser, et M. Bergson conçut alors son plan de destruction. Certes, il fallait du courage et de l'audace pour renverser l'idole. M. Bergson aura l'un et l'autre, mais il saura les allier à une prudence consommée. Il gardera fidèlement le secret du complot et n'en fera l'aveu que le jour où l'idole vermoulue sera remplacée par une autre, car—suivant un mot célèbre—on ne détruit que ce que l'on remplace.
Dans le cours de ce premier volume, on trouvera bien des traits acérés contre le kantisme, mais ils ne visent guère que des détails du système. A l'avant-dernière page de la conclusion seulement, il laisse entendre son dessein de s'attaquer au fondement lui-même de ce système qui interdit à l'esprit humain l'entrée dans le domaine du réel et de l'absolu.
«Kant, déclare M. Bergson, a mieux aimé ... élever une barrière infranchissable entre le monde des phénomènes, qu'il livre tout entier à notre entendement, et celui des choses en soi, dont il interdit l'entrée. Mais peut-être cette distinction est-elle trop tranchée et cette barrière plus aisée à franchir qu'on ne le suppose.»[11]
Nous verrons bientôt comment M. Bergson espère la franchir aisément, grâce à sa théorie de l'Intuition supra-intellectuelle. Et lorsqu'il aura réussi, ou cru réussir sa savante manœuvre, nous l'entendrons faire triomphalement cette profession de foi anti-kantiste: «Dans l'absolu nous sommes, nous circulons et vivons. La connaissance, que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C'est l'être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie.»[12]
De l'autre côté de l'Océan, fera écho W. James, en traitant dédaigneusement la Critique de la raison pure comme «le plus rare et le plus compliqué de tous les vieux musées de bric-à-brac». Et cette irrévérence à l'égard du vieux maître déchu ne soulèvera pas, même en France, la moindre protestation indignée. Au contraire, la Revue philosophique avouera, en gémissant, que c'est là «une conclusion à laquelle la presque totalité des philosophes est déjà venue avec éclat»[13].
Quoi qu'il en soit, dès le début, M. Bergson refuse de respecter l'interdiction fondamentale du maître. Il n'accepte plus sa consigne, et passe outre à ses défenses. Au fond de son cœur, le kantisme a vécu.
Déjà, les premiers disciples de Kant avaient agi de même. Les écoles de Schelling, de Fichte, de Hegel, au lieu de s'abstenir de toute spéculation sur l'absolu, comme d'un fruit défendu, en firent, au contraire, comme on le sait, de véritables débauches.
M. Bergson n'aura qu'à les imiter, à sa manière, dans leur révolte, et il sera applaudi par tous ceux—ils sont nombreux—qui sont fatigués d'entendre répéter que tout n'est pour nous qu'apparence et illusion, et qui ont enfin senti s'aiguiser en eux la faim et la soif du réel et de l'absolu, pendant ces trop longs jours d'abstinence kantienne. Malheureusement, comme la raison pure, si peu comprise et si critiquée par Kant, lui inspire encore la même défiance, il fera la gageure de s'en passer dans ses spéculations, de ne se servir que d'une prétendue intuition esthétique supra-intellectuelle, qui lui permettra de retourner à l'envers les notions les plus essentielles de la raison humaine. Son antiintellectualisme convaincu l'acculera à nous inventer une métaphysique nouvelle à rebours des évidences fondamentales du sens commun.
Ce sens commun lui-même deviendra un organe gênant qu'on finira par amputer. Après s'être incliné devant lui très respectueusement dans une Préface[14], on ne s'occupera plus de ses perpétuelles protestations, et les enfants terribles de la nouvelle école ne cesseront de nous «mettre en garde contre les illusions de l'évidence vulgaire[15]», contre les notions communes d'intelligibilité, de raison, de vérité, en proclamant audacieusement qu'il n'en faut plus! Pour eux, le sens commun ne fournit que des recettes pratiques, sans aucune valeur intellectuelle.
L'édifice métaphysique bergsonien sera donc nettement antiintellectualiste, et voici ses principales thèses que nous allons essayer de formuler,—autant toutefois qu'il est possible de préciser et de réduire en formules des assertions extrêmement vagues et fuyantes, ennemies-nées de la précision et de la clarté didactiques.
L'idée mère et la pensée maîtresse de tout le nouveau système est celle du vieil Héraclite: L'être n'est pas, tout est devenir pur, c'est-à-dire perpétuel et intégral changement, en sorte que rien ne demeure le même dans cette fuite perpétuelle de la réalité: Πάντα ᾽ρει καί ούδεν μένει[16]. Il en donnait la comparaison célèbre: On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ni même une seule fois, puisque tout change sans cesse et dans le fleuve et dans le baigneur, qui ne sont jamais les mêmes.
Or, cette fluidité universelle des êtres, dont la vie est le type premier, d'après M. Bergson, c'est ce qu'il a appelé le Temps ou la Durée pure, et dont il a fait la «substance résistante» ou «l'étoffe» même des choses, s'il est permis toutefois d'appeler de ce nom ce qui est l'inconsistance et la fluidité même.
De cette première négation de l'être, on va voir découler les plus graves conséquences, soit métaphysiques, soit logiques, soit critériologiques.
Au point de vue métaphysique, la catégorie de substance est biffée.
Il n'y a plus que des modes d'être sans être, des attributs sans sujet, des actions sans agent ou des passions sans patient; ce qui est radicalement inintelligible. Bien plus, les catégories d'accidents ou de modes sont réduites à une seule: le mouvement perpétuel. Qualité, quantité, etc., ne sont et ne peuvent être que des modes de mouvements: ce qui n'est pas moins inintelligible.
Au point de vue logique, si l'être n'est pas, il ne saurait être identique à lui-même, et le principe d'identité ou de non-contradiction est ruiné, entraînant à sa suite la ruine de tous les autres principes de la raison, qui, en dernière analyse, s'appuient tous sur le premier, sur l'impossibilité que l'être et le non-être, le oui et le non soient identiques. Pour la nouvelle école, au contraire, le contradictoire est sans doute impensable—vu la constitution actuelle de notre esprit,—mais nullement impossible. Bien plus, il est le fond même de toute réalité dans la nature, où tout est à la fois lui-même et autre que lui-même, puisque tout y est devenir pur, c'est-à-dire l'hétérogénéité même et la contradiction perpétuelle de l'être et du non-être simultanés.
Cependant nos nouveaux philosophes veulent bien conserver à ces premiers principes de la raison un rôle pratique et tout provisoire. Ainsi, la formule deux et deux font quatre n'exprime aucune vérité absolue et définitive, mais elle reste «commode» et «utile», puisqu'elle réussit[17],—comme si son utilité pour régler avec mon débiteur n'était pas précisément le fruit de sa vérité mathématique et absolue!
Au point de vue critériologique, les conséquences ne sont pas moins révolutionnaires. Puisque tout est fluent, et qu'il n'y a rien de stable ni en moi ni hors de moi, la pensée abstraite qui nous montre des types fixes, des notions éternelles, des principes immuables et nécessaires, en un mot, des vérités absolues, ne saurait être qu'une faculté mensongère à laquelle nous ne pouvons plus nous fier.
La nouvelle école se proclame donc antiintellectualiste; elle fulmine contre «les concepts figés, cristallisés et morts, d'où la vie s'est retirée», et contre toutes les combinaisons par induction ou déduction de ces «entités conceptuelles», désormais «vieux jeu»; elle proclame qu'il faut «renoncer tout à fait au rationnel», suivant la maxime favorite de W. James,—et son moyen consisterait à remplacer l'autorité «périmée» de l'intelligence, soit intuitive, soit discursive, par une autre faculté qu'elle appelle l'intuition, mais qu'elle n'a jamais pu clairement définir. Cette faculté serait comme un sentiment esthétique, une sympathie divinatrice, entièrement libéré du joug de la raison et de la logique. «Au delà et au-dessus de la logique!» ou bien: «Vers les profondeurs supra-logiques!» Telle serait, d'après M. Le Roy, sa véritable devise[18].
Voilà en quelques traits synthétiques—sur lesquels nous aurons à revenir en détail très longuement[19]—l'esprit de la philosophie nouvelle. Tout son développement futur tient en germe dans ces quelques principes,—si toutefois l'on peut encore parler de principes, après la suppression des premiers principes.
C'est à leur lumière qu'il faut lire les ouvrages de M. Bergson, où tout s'éclaire, si on ne les perd jamais de vue. Tout, disons-nous, ou plutôt presque tout, car il reste encore un petit nombre de paragraphes dans tels et tels chapitres qui semblent des énigmes mystérieuses ou presque indéchiffrables, même pour les plus vieux professeurs de métaphysique. Mais on peut ouvrir le secret des autres et pénétrer leur synthèse, avec un peu de patience, grâce à cette merveilleuse clé.
Nous allons en faire l'expérience, en parcourant ensemble les principaux passages de ces trois volumes. Mais auparavant, une autre remarque générale s'impose. Après avoir parlé du fond, il faut encore parler de la forme dont cette philosophie nouvelle aime à se parer.
Si le lecteur a bien compris combien cette nouvelle métaphysique est au rebours de celle du sens commun, ou, si l'on veut, de celle que M. Bergson lui-même a appelée «la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine»[20], il n'aura pas de peine à pressentir que pour la faire accepter de ses lecteurs ou de ses auditeurs, un professeur doit avoir à son service, non seulement un grand talent littéraire, mais encore certains procédés spéciaux, dont il importe de dévoiler les secrets.
D'abord, c'est l'usage constant et l'abus de la métaphore et des images qu'un artiste, un poète, comme lui, sait manier avec une adresse et une originalité consommées, dignes du plus séduisant des prestidigitateurs.
Nous sommes loin du temps où Aristote proscrivait de tout langage philosophique et s'interdisait sévèrement à lui-même l'emploi de la métaphore, cette «maîtresse d'erreur», comme il l'appelait, cette grande et incomparable magicienne qui sait donner au faux un si grand prestige[21]. La vérité n'en a nul besoin et doit savoir s'en passer. Seule, elle peut montrer son visage à découvert, tandis que le faux a toujours besoin d'une parure étrangère et d'un déguisement pour se faire accepter.
Or, si nous assistons aujourd'hui aux cours publics les plus réputés de la nouvelle école, si nous feuilletons ses ouvrages philosophiques à grand succès, nous nous surprenons comme enveloppés par un tourbillon ininterrompu d'images qui rivalisent d'éclat et de charme imprévu. La métaphore a tout envahi, si bien qu'il ne reste plus de place pour la démonstration des thèses. C'est elle qui a remplacé la preuve. On a même érigé en principe que seule elle prouve, en nous donnant l'intuition du réel.
«Qu'on ne s'étonne pas, écrit M. Le Roy, de me voir donner plus de métaphores que de raisonnements: la métaphore est le langage naturel de la métaphysique, pour autant que celle-ci consiste en une vivification de l'inexprimable, en une saisie du supra-logique par le dynamisme créateur de l'esprit.»[22]—Eh bien! Aristote et Platon ont déjà appelé tout cela: σοϕίζεσται.
Les exemples abondent. Il suffit d'ouvrir au hasard le volume de l'Evolution créatrice et d'en lire une page pour constater que le culte de la métaphore y est élevé à la hauteur d'un procédé réfléchi d'exposition philosophique.
Ici, c'est la comparaison du cinématographe qui fait paraître continus et fluents des instantanés disjoints et immobiles. Là, c'est l'image du kaleïdoscope qui, dans le continu morcelé et fragmenté, met un ordre enchanteur mais illusoire. Ailleurs, ce sont les brillantes fusées du feu d'artifice, qui figurent l'Evolution créatrice s'élevant en pensée étincelante pour retomber en matière, etc.
Ce procédé a plusieurs avantages, en outre de la vie et du charme dont, il pare les théories les plus abstruses. D'abord, il joue le rôle d'un prisme qui redresse et met d'aplomb les thèses de sens commun renversées par nos antiintellectualistes, rassurant ainsi les légitimes inquiétudes des auditeurs.
Expliquons notre pensée:
Pour nous faire comprendre la formule d'Héraclite: tout passe et rien ne demeure dans un être, en sorte qu'il n'est jamais le même, ni dans sa forme ni dans son fonds,—on emploie la comparaison célèbre du courant d'eau vive ou du fleuve. Or, le fleuve, au contraire, demeure le même dans son être substantiel, son eau restant la même, tant qu'elle coule de la source à l'embouchure. Ainsi, au lieu de nous présenter une image de la mobilité perpétuelle et totale de l'être, on nous offre celle d'un simple voyage, qui est la permanence même de l'être dont la position seule varie. Au lieu de nous offrir un exemple de changement total et perpétuel, on choisit celui de la plus faible et plus superficielle mutation. En sorte que la théorie du mobilisme absolu, qui renversait la raison, se trouve comme redressée et rendue acceptable par le mirage d'une métaphore qui a fait paraître droit ce qui était à l'envers.
Autre exemple: Si j'avance que la substance est une notion inutile et périmée; qu'il y a des modes d'être sans être, des attributs sans sujet, des actions sans agent, il faudra, pour ne pas trop effaroucher mon auditoire, que je lui trouve un équivalent ou un semblant d'équivalent. Pour cela, j'aurai recours à une image. Je dirai, par exemple, qu'il y a sous les phénomènes «un centre de jaillissement»[23], et je répéterai la comparaison du feu d'artifice si familière à M. Bergson; je comparerai donc l'Evolution créatrice à ces milliers de fusées qui s'élèvent dans les airs en éventail, après être parties d'un centre unique de jaillissement—et mon auditoire, qui, avec son bon sens naturel, a déjà mis un artificier derrière ce centre de jaillissement, acceptera et applaudira la brillante image, très facile à saisir parce qu'elle a naturellement redressé une théorie à rebours et inintelligible.
De même, pour expliquer la mémoire que la suppression de la substance permanente ou de l'identité de la personne rendrait absurde—eh! comment revoir, par exemple, si l'on n'est plus resté le même?—on supposera que «dans chaque cellule cérébrale, partout où quelque chose vit, il y a ouvert quelque part un registre où le temps s'inscrit»[24].—Mais aux yeux du simple bon sens, qu'est-ce qu' «un registre ouvert», où peuvent s'inscrire le passé, le présent et l'avenir, sinon une chose qui demeure, une substance, où s'enregistrent en passant les phénomènes qui se déroulent et disparaissent? Interprétée dans son sens naturel, la métaphore fait donc réapparaître aux yeux de tous la substance qu'on croyait disparue, et l'esprit se déclare satisfait. Encore une fois, l'image a joué le rôle du prisme redresseur de la pensée renversée, ou, si l'on préfère; une autre comparaison, nous dirons que ces images sont des pièces vraies destinées à suggérer une impression fausse, puisqu'elles laissent entendre qu'elles sont l'expression fidèle des théories: ce qui n'est pas. Elles donnent l'illusion que l'auteur respecte précisément ce qu'il condamne.
Mais le procédé que nous critiquons ne consiste pas seulement en abus d'images et de métaphores, il y ajoute une terminologie nouvelle, où les liens consacrés par l'usage qui rattachaient les mots aux idées correspondantes sont volontairement disloqués et brisés. On fait même parfois signifier aux mots exactement le contraire du sens universellement reçu.
Par exemple, le mot durer, dans toutes les langues, signifie demeurer le même, au moins quant au fonds de son être et malgré des changements accidentels de forme. Or, dans le vocabulaire nouveau, durer signifie ne jamais demeurer le même, en sorte qu'une chose qui cesserait de changer totalement et perpétuellement cesserait par là même de durer[25].
De là, un idiome mystérieux et étrange, ou plutôt une multitude d'idiomes, car, dans la nouvelle école, chacun se forge le sien, à son gré, comme pour étourdir le lecteur par des obscurités systématiques et par le flou des idées. On dirait qu'ils ont adopté la devise de Renan: «Le vague est seul vrai», parce qu'il peut seul rendre la fluidité insaisissable et protéiforme de toute chose. Oh! combien ils sont loin de vouloir mériter l'éloge que Barthélémy Saint-Hilaire adressait à la scolastique, d'être par sa précision et sa clarté «toute française et toute parisienne»[26]. Et ne croyez pas qu'ils cherchent à s'excuser de leur obscurité; au contraire, ils s'en vantent: «Ce qui est clair n'est plus intéressant, écrit M. Le Roy, puisque c'est ce à propos de quoi tout travail de genèse est achevé.... La philosophie a le droit d'être obscure, elle en a le devoir pour autant qu'elle doit toujours ou s'approfondir ou s'élever.... Le discours est subordonné à l'action et le clair à l'obscur.»[27]
Encore une fois, dirons-nous avec Aristote et Platon, cela s'appelle tout simplement σοϕίζεσται[28]. Aussi bien le divin Platon ajoutait-il cette jolie définition du sophiste: «C'est un animal changeant qui ne se laisse pas prendre, comme on dit, d'une seule main ... une espèce bien difficile à saisir.»[29]
Cette impression, du reste, ne nous est, pas personnelle, et nous n'avons encore rencontré aucun lecteur des ouvrages de cette, école qui n'en ait facilement convenu. Voici, par exemple, ce qu'écrivait l'un d'eux, philosophe de profession:
«Grisé de métaphores, ravi par les mouvements audacieux de sa phrase, comme l'aéronaute téméraire qui s'abandonne avec ivresse aux bonds imprévus de sa nacelle, il (le philosophe bergsonien) croit s'élever vers une réalité plus pure, alors qu'il monte dans les nuages en attendant la chute.... C'est l'image d'une nef délestée, désemparée, qui s'élève, s'abaisse, se précipite, se ralentit, tourbillonne, suivant les méandres les plus fantaisistes et les plus inquiétants, au gré du talent, à la vitesse de l'inspiration, à la merci de la passion ou du sentiment. Le lien qui rattache les mots aux idées a été brisé.... Affranchis des lois de l'usage, comme d'autant de conventions tyranniques, tantôt les mots disloqués se détachent de leur contexte naturel, tantôt ils forment des groupements révolutionnaires; la plupart du temps ils se soustraient à toute association normale.... Les mots nous apparaissaient chargés de souvenirs et de liens multiples, avec une physionomie caractéristique, accompagnés d'un cortège régulier d'idées, d'images et de sentiments, incorporés enfin et étroitement subordonnés au monde réel. Dans le vocabulaire nouveau, ils se présentent sans aïeux, sans histoire, sans tradition, disposés à tout signifier, comme dans une société anarchique ou jacobine tous les individus sont prêts à remplir toutes les fonctions, sans être préparés à aucune.... Il suffit de saisir une bonne fois le procédé.... On tire ainsi du langage de prestigieux effets, dissociant les alliances d'idées ou de choses apparemment les plus infrangibles, réconciliant les termes les plus opposés, formant d'éblouissantes synthèses, résolvant les problèmes les plus compliqués....»[30]
Si telle est l'impression d'un professionnel de la philosophie, celle des «Philistins», et des plus savants d'entre eux, ne sera que pire. Le rêve de ce grand homme, écrivait M. Le Dantec, serait «d'être plongé dans un in pace parfaitement noir, et de s'y trouver suspendu sans contact avec les parois du cachot. Là, sans être troublé dans sa méditation par la vue, l'audition ou le contact, qui donnent des objets externes une notion fausse ou superficielle, le philosophe, enfin dégagé de toutes les entraves de la nature, vivrait dans sa pensée profonde la vie totale de l'Univers»[31].
Cette ironie, un peu lourde, il est vrai, indique bien l'impression de noir parfait que la lecture de M. Bergson a dû laisser à ce savant, ami des méthodes positives et de la clarté.
Ainsi, pour l'un, c'est le vertige; pour l'autre, la nuit noire.... Et cependant, nombreuses sont les âmes simples ou insuffisamment instruites des premiers principes d'une saine philosophie qui se laissent prendre aux prestigieux effets produits par de nouvelles associations de mots et d'images. Noua en avons rencontré, par exemple, qui se pâmaient d'admiration devant le seul titre de l'Evolution créatrice. En apparence, en effet, le mot est heureux et n'a rien de choquant. On y trouve un sujet, un attribut, un verbe sous-entendu, et l'esprit est satisfait: l'Evolution est créatice. Mais si l'on va au delà des mots, jusqu'au fond de la pensée de l'auteur, et si l'on demande: 1º Qui est créateur?—Personne. C'est l'évolution qui se fait elle-même; c'est donc une création sans aucun créateur.
Si l'on demande en outre: 2° De quoi est-elle créatrice?—De rien, sinon d'elle-même! puisqu'il n'y a plus d'être, de chose! créée, et que tout est devenir, c'est-à-dire évolution pure. En sorte que c'est une création sans aucun créateur et sans aucune chose créée![32]—Alors, après cette découverte, tout s'obscurcit et devient incohérent: c'est le chaos des idées pour le simple bon sens. Mais l'étiquette, avec sa brillante métaphore, a su masquer parfaitement l'opposition des idées avec le sens commun. Tant est grande la magie des mots! Nos farouches contempteurs des idées «cristallisées et mortes», nos iconoclastes de toutes les idoles du langage et de la tradition, sont les premiers à se payer de mots et les seuls à adorer des métaphores!
Nous voici donc bien avertis sur les procédés littéraires et méthodiques de notre auteur, ainsi que sur l'esprit et la portée philosophique du nouveau système. Nous pouvons désormais entreprendre l'analyse des écrits de M. Bergson, en commençant par son premier-né, sa fameuse thèse sur la théorie nouvelle du Temps ou de la Durée pure, qui sera comme le leit-motiv de toutes ses autres théories. Nous nous bornerons toutefois aux grandes lignes et à une vue synthétique, évitant de les obscurcir par la critique, d'ailleurs facile, d'innombrables détails.
Note.
Si la nébulosité systématique de la nouvelle école a des avantages incontestables pour ses auteurs, elle a aussi des inconvénients, car elle permet à l'imagination de chacun de découvrir dans chaque nuée tout ce qui lui plaît, voire même les figures les plus opposées aux intentions de l'inventeur. M. Bergson ne pouvait manquer d'en être la première victime et de s'en plaindre amèrement. Il sera pour le moins curieux et très suggestif d'entendre ses protestations indignées contre les multiples défigurations de sa pensée que se sont permises MM. les professeurs des Lycées, auprès desquels M. Binet avait ouvert une enquête pour connaître l'influence de la philosophie bergsonienne sur leur enseignement. A ce sujet, le lecteur lira avec intérêt l'extrait suivant de la séance de la Société française de Philosophie, qui, le 28 nov. 1907, a mis aux prises M. Binet et M. Bergson.
«M. BINET.—Ma seconde question s'adresse spécialement à notre savant collègue M. Bergson, que nous avons la bonne fortune de compter aujourd'hui parmi nous. Il a vu (par l'enquête) quelle influence sa philosophie exerce sur l'enseignement secondaire. Il a vu aussi les doutes, les hésitations de certains maîtres, qui avouent très franchement qu'il ne sont pas encore parvenus à trouver la formule d'adaptation de ses idées à l'état d'intelligence de leurs l'élèves. Il me semble bien que M. Bergson doit être intéressé par le renseignement si curieux et si sincère que nos correspondants lui apportent. Nous serions heureux de connaître d'abord, si ce n'est pas indiscret, son impression de séance. Nous souhaitons aussi qu'après réflexion il puisse trouver les indications et les conseils qui aplaniront les difficultés que rencontre la propagation de ses idées.
«M. BERGSON.—J'avoue ne rien comprendre à certaines observations (des professeurs de lycée) dont M. Binet vient de donner lecture. M. Binet paraît désirer que je m'explique sur les questions qu'elles soulèvent. C'est de lui ou de ses correspondants que je réclame cette explication. Dans les théories qu'ils m'attribuent, je ne reconnais rien de moi, rien que j'aie jamais pensé, enseigné, écrit.... Où, quand, sous quelque forme ai-je dit quelque chose de tout cela? Qu'on me montre dans ce que j'ai écrit une ligne, un mot, qui puisse s'interpréter de cette manière, etc.» (Bulletin de la Société française de philosophie, numéro de janvier, 1908, p. 20, 21.)
I
LA NOTION BERGSONIENNE DU TEMPS.
La nouvelle notion du Temps imaginée par M. Bergson est de la plus haute importance, puisqu'il en a fait le centre et le pivot de tout son nouveau système philosophique.
Au premier abord, il semble bien subtil et même paradoxal de vouloir fonder une philosophie tout entière, une explication totale des choses sur la notion du Temps. A la réflexion, toutefois, et au souvenir de la merveilleuse synthèse péripatéticienne entièrement élevée sur la notion du Mouvement—notion si voisine de celle du Temps,—on est plutôt tenté de faire crédit à l'auteur, non sans quelque défiance il est vrai, car si le Mouvement est un phénomène patent qui tombe sous les sens, il n'en est pas de même du Temps, le plus obscur et le plus mystérieux peut-être de tous les phénomènes de la nature. Ce contraste avait déjà été remarqué par les anciens, lorsqu'ils disaient: Motus sensibus ipsis patet, non autem tempus. Aussi pouvons-nous craindre très légitimement que le sophisme ne trouve plus facilement à s'embusquer derrière ces ombres profondes, et qu'au lieu de bâtir sur le roc, comme Aristote, M. Bergson ne puisse édifier que sur le sable mouvant des conjectures.
Quoi qu'il en soit, essayons d'expliquer aussi clairement que possible sa pensée toujours subtile et nuageuse, d'en montrer les côtés spécieux et d'en préciser les points faibles. Pour cela, commençons par faire connaître le résultat final de sa longue et laborieuse étude sur la notion du Temps.
Le Temps étant l'antithèse de l'Espace, il est bon de rapprocher ces deux notions pour en éclairer le sens par leur contraste. L'un et l'autre, dans la philosophie traditionnelle, sont des quantités continues, homogènes et mesurables; mais les parties de l'Espace sont coexistantes et simultanées, tandis que les parties du Temps sont successives et fluentes.
Or, dans le système de M. Bergson, l'Espace est défini par quantité et homogénéité, et partant par mensurabilité. C'est le propre de la matière. Toute quantité, soit discrète comme le nombre, soit continue comme les grandeurs, est de l'espace. «L'espace, dit-il, doit se définir l'homogène.... Inversement, tout milieu homogène et indéfini sera de l'espace.»[33]
Au contraire, le Temps est défini par qualité pure et hétérogénéité pure, exclusive de toute quantité, de toute homogénéité, et partant de toute mensurabilité. C'est le propre de l'esprit. Ainsi le Temps vrai n'a ni parties virtuellement multiples, ni quantité par où il soit mesurable, ni homogénéité qui permette de comparer une durée à une autre durée et de les dire égales ou inégales.
«La durée pure, écrit M. Bergson, n'est qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre. Ce serait l'hétérogénéité pure.»[34]
Cette notion est sans doute à l'opposé de toutes les conceptions agnostiques ou idéalistes, kantistes ou leibnitziennes. Mais elle n'eut pas moins éloignée de toutes les définitions connues des écoles réalistes, qui sont unanimes à faire du Temps une quantité, notamment de la célèbre définition aristotélicienne, déclarant que le Temps est le nombre ou la mesure du mouvement, selon l'avant et l'après. Άριθμος κινήσεως κατά το πρότερον και ϋστερον[35].
Et ce n'est pas seulement la pensée philosophique que contredit la nouvelle notion, ce sont encore les données de la Science expérimentale et du simple bon sens. La fiction d'un temps simple, impossible à mesurer, apparaît en effet du premier coup comme un défi au sens commun. Quant à la Science qui parvient à mesurer le temps et même à le prédire par des calculs d'une précision si merveilleuse, elle donne chaque jour à cette fiction le plus éclatant démenti.
Que telle soit bien pourtant la pensée de M. Bergson, on n'en saurait douter. Pour lui, le temps vrai ne se mesure point; celui de la science et du sens commun n'est qu'une illusion et une chimère, comme il le répète à satiété, sous toutes les formes, dans tout le cours de ses ouvrages, notamment dans les cinquante pages (57 à 107) du deuxième chapitre de son Essai sur les Données immédiates de la conscience, entièrement consacrées à combattre cette illusion.
En lisant tous les longs et subtils développements donnés par l'auteur à cette thèse, il est impossible à un philosophe quelque peu au courant des notions de Métaphysique générale ou d'Ontologie, de ne pas être frappé du nombre et de la gravité des confusions d'idées qu'on y rencontre. Les notions classiques les plus fondamentales ont été plus ou moins vidées de leur sens naturel, mutilées, chavirées comme à plaisir, au point d'étourdir et de saisir comme de vertige un lecteur inexpérimenté. Si l'on nous permettait l'expression à la mode, nous dirions—sans vouloir suspecter en rien les intentions de l'auteur—que c'est là comme un vrai «sabotage» de l'Ontologie. On croirait même à un «sabotage» réglé, méthodique, car ces confusions d'idées, qui semblent se succéder en désordre, conservent entre elles un ordre stratégique très étudié et très savant. Nous les comparerions volontiers à cette série de tranchées profondes et obscures où l'assiégeant se croit en sûreté, à l'abri des traits de l'ennemi, et qui le conduisent sous terre, très méthodiquement, jusqu'au pied de la place assiégée dont il veut faire l'assaut. Ici, la place assiégée s'appelle la notion traditionnelle du Temps.
Or, voici la série de ces confusions dans leur stratégie savante. Ne pouvant les relever toutes, pour ne pas trop fatiguer ou embrouiller nos lecteurs, contentons-nous d'indiquer les principales:
1° Confusion de la quantité avec la qualité; 2° de l'unité avec le nombre; 3° du nombre avec l'espace; 4° de l'espace avec l'homogène; 5° du temps avec le mouvement; 6° enfin—c'est l'erreur capitale,—confusion du temps avec l'hétérogène.
Plusieurs de ces confusions étaient trop évidentes pour ne pas causer l'étonnement et comme le scandale des philosophes quelque peu familiers avec les notions d'Ontologie. Aussi, malgré le prestige de la chaire officielle du haut de laquelle elles tombaient dans le public, ont-elles déjà soulevé les critiques et les protestations éparses d'un bon nombre de professeurs, nullement suspects d'attaches scolastiques, voire même de la part de certains collègues en Sorbonne, comme le regretté M. Huvelin dans sa brillante thèse de doctorat sur les Eléments principaux de la représentation, où la notion bergsonienne du Temps est vigoureusement, quoique très incomplètement, réfutée.
Mais ces critiques partielles, éparses çà et là dans les thèses et les revues contemporaines, sont loin d'avoir tout dit, ce nous semble, ni même le principal, à notre sens. Encore moins ont-elles montré, dans une vue d'ensemble, la synthèse et le lien de toutes ces erreurs partielles de la Philosophie nouvelle. Il y a donc encore place, croyons-nous, pour une réfutation plus méthodique et plus complète, sinon de tous les détails, ce qui serait infini, au moins des grandes lignes de cette philosophie à la mode.
Nous en commencerons l'essai par l'analyse des six confusions fondamentales que nous venons d'énumérer.
1. Une première confusion, découverte au point de départ et à la racine de la théorie nouvelle, est celle de la quantité avec la qualité. Pour la mettre en lumière, rappelons brièvement les deux notions classiques.
La quantité, au sens étymologique du mot, est ce qui répond à l'une des deux questions: quelle est la grandeur de tel objet? combien y a-t-il d'objets? C'est donc la quantité qui fait le plus ou le moins dans les dimensions ou dans le nombre des objets.
On la définit: ce qui est divisible (au moins idéalement et virtuellement) en parties homogènes ou de même espèce. Ποσον λέγεται το δίαιρετόν[36].
Si ces parties, avant la division, sont déjà distinctes, on a la quantité discrète ou le nombre: dix hommes, une douzaine de pommes. Si ces parties, avant leur division, sont au contraire indistinctes, en sorte que la fin de l'une soit aussi le commencement de l'autre, on a la quantité continue ou extensive, soit dans l'espace, soit dans le temps.
Nous avons dit: divisible en parties de même espèce, car la division de l'eau en hydrogène et oxygène ne dit pas sa quantité, et la réunion du cheval et du cavalier ne saurait former un nombre.
La qualité, au contraire, est la manière d'être qui perfectionne un objet, soit dans son être, comme la beauté, la durée, soit dans son opération, comme la vertu. Ainsi la force est une qualité de la matière, la santé une qualité des vivants, la science une qualité de l'esprit[37].
On voit par là combien profonde est la différence entre la quantité et la qualité, entre le quantum et le quale. La qualité fait les êtres semblables ou dissemblables; la quantité les rend égaux ou inégaux.
Ce serait donc ne pas s'entendre de soutenir avec M. Bergson que «la quantité est toujours de la qualité à l'état naissant»[38]. A moins qu'on ne veuille jouer avec l'identité des contraires et l'indifférence des différents....
Mais ce n'est pas à dire que la qualité elle-même ne puisse avoir des degrés, c'est-à-dire du plus ou du moins dans la même perfection, et partant une certaine grandeur ou une certaine intensité. Et comme toute intensité est reconnue susceptible de grandir ou de diminuer, il est tout naturel de chercher de combien elle grandit ou de combien elle diminue, c'est-à-dire de la mesurer. Et si on peut la mesurer, elle a une quantité. Or, on peut la mesurer: c'est ce qui ne saurait être nié.
Que si on ne la peut mesurer directement, comme on mesure l'étendue par la superposition d'un étalon, on pourra du moins la mesurer indirectement par les effets sensibles qu'elle produit dans la matière. Ainsi une force de tension ou une force musculaire se mesureront par leurs effets sur un dynamomètre; et la force calorique par ses effets de dilatation sur le mercure du thermomètre. Par d'autres ingénieux procédés, les savants ont réussi à mesurer l'intensité des autres forces de la nature: lumière, son, magnétisme, électricité, etc.
On peut aussi mesurer l'intensité d'une qualité par sa comparaison avec une autre de même espèce. Ainsi deux forces qui s'équilibrent seront égales. Si l'une l'emporte, elle sera dite plus grande et sa rivale plus petite. Cette comparaison permet, dans un concours, de classer les plus forts et les plus faibles avec une précision quasi-mathématique.
Enfin, on peut parfois mesurer une qualité d'intensité variable en la comparant avec elle-même. Par exemple, on mesure une douleur actuelle par comparaison avec le degré maximum d'acuité ou le degré minimum déjà expérimenté. Et quoique cette appréciation soit plus vague et bien moins rigoureuse que les précédentes, il arrive parfois qu'une douleur peut paraître approximativement deux fois plus forte qu'à son début, et qu'ensuite elle semble avoir diminué d'autant. Il y a donc des qualités mesurables, c'est-à-dire douées de quantité.
La quantité peut donc être intensive aussi bien qu'extensive, et vouloir, avec M. Bergson, réduire toute quantité à de l'étendue ou à des rapports de contenance dans l'espace est un système préconçu, a priori, que la plus élémentaire observation se charge de démentir.
Nous n'irons pas cependant jusqu'à prétendre, avec M. Fouillée[39], que toute quantité est premièrement et essentiellement intensive, en sorte qu'elle ne deviendrait extensive que par une projection plus ou moins illusoire dans l'espace. Mais nous accorderons que les dimensions de volume ou de masse sont plutôt une vue extérieure et superficielle de l'être quantitatif, tandis que son intensité est une vue plus profonde de son essence. Celle-ci est la «racine»—le mot est de saint Thomas;—l'autre est son extension, sa manifestation dans l'espace.
C'est ce degré ou cette intensité dans la qualité que les scolastiques avaient appelé quantité virtuelle, quantitas virtutis, et qu'ils avaient déjà si souvent et si profondément analysé. Si M. Bergson avait connu leurs travaux, il n'aurait jamais essayé de confondre l'intensité d'une qualité avec cette qualité elle-même ou une simple «nuance» de cette qualité. Une «nuance» peut suffire à rendre deux qualités semblables ou dissemblables; elle ne suffit pas à les rendre égales ou inégales d'intensité.
Pour légitimer sa grave confusion, voici la raison qu'il a essayé de faire valoir:
En appelant du même nom de grandeur la grandeur extensive et la grandeur intensive, «on reconnaît par là, dit-il, qu'il y a quelque chose de commun à ces deux formes de la grandeur, puisqu'on les appelle grandeur l'une et l'autre et qu'on les déclare également susceptibles de croître et de diminuer. Mais que peut-il y avoir de commun au point de vue de la grandeur entre l'extensif et l'intensif, entre l'étendu et l'inétendu?»[40]
Je réponds: ce qu'il y a de commun, c'est la divisibilité, au moins idéale et virtuelle, car il y a plusieurs espèces de divisibilité et autant d'espèces de quantité, nous dit saint Thomas, que d'espèces de divisibilité[41].
Lorsque vous mesurez la force ou la violence d'un coup de poing sur un dynamomètre, vous reconnaissez des degrés différents dans l'intensité des effets produits et partant dans l'intensité de la force elle-même qui les produit.
Sans doute, en divisant ensuite par la pensée ces degrés d'une force, on ne divise pas la force elle-même en parties réellement multiples et séparables, mais on l'estime équivalente à du multiple. Ce qui suffit à calculer sa quantité. Ainsi l'on peut juger que tel homme en vaut deux; et qu'un hercule de foire en vaut dix. Telle est la quantité virtuelle.
Sans doute encore, en divisant par la pensée ces degrés d'une même force, on ne divise pas de l'espace.
Mais il y a bien d'autres choses que l'espace qui sont divisibles, chacune à sa manière, quoi qu'en dise M. Bergson. Il y a le nombre abstrait des mathématiciens qu'on divise en unités; la vitesse d'un mouvement que l'on divise en degrés; le discours dont les parties ne sont pas de l'espace; le temps dont les heures et minutes ne sont pas davantage de l'espace. Le nier serait fermer les yeux aux expériences les plus élémentaires pour y substituer des théories préconçues.
Or, la divisibilité, sous quelque mode qu'elle s'opère, réelle ou idéale, c'est—nous l'avons dit—la définition même de la quantité, de l'aveu de tous les philosophes sans exception, même de ceux qui ont cherché à la quantité une raison d'être ou une racine encore plus profonde.
Concluons qu'il y a vraiment deux espèces de quantité continue dont les parties sont virtuelles ou indistinctes: 1° la quantité extensive dans le temps ou dans l'espace; 2° la quantité intensive dans la qualité.
Si M. Bergson a nié celle dernière, c'est parce que la qualité lui a paru simple et exclusive, de toute quantité: ce qui est vrai de la quantité extensive qu'elle exclut, et non de la quantité intensive qu'elle admet. Or, répétons-le, l'intensité n'est pas une qualité, mais une grandeur de la qualité, puisqu'elle donne du plus ou du moins à la même qualité, la rend égale à une autre de même degré, ou équivalente à plusieurs autres de degré moindre, et partant mesurable.
C'est la même méprise qui conduira bientôt le même auteur jusqu'à cette conséquence autrement grave, de nier la quantité et la divisibilité du temps. Telle est la logique de l'erreur: insignifiante au point de départ, elle peut mener à un abîme, suivant l'adage: Parvus error in principio, magnus est in fine.[42]
Que le temps soit aussi qualitatif, personne n'en doute. Le temps est beau ou mauvais, la vie est gaie ou triste; et tous les intervalles de la durée se distinguent ainsi par des caractères intérieurs très variables. Mais de quel droit conclure: le temps est qualité, donc il n'est pas quantité! alors qu'il peut être l'un et l'autre à des points de vue différents. Il est l'un essentiellement et l'autre accidentellement.
Nous traiterons bientôt ce sujet de la nature du temps. Pour le moment, il nous suffit de laisser entrevoir ici le germe des confusions futures dans cette première confusion de la quantité intensive avec une pure qualité. Comme si la qualité était incompatible avec toute quantité!
Assurément, les contradictoires s'excluent; mais les divers et les contraires—sans s'identifier aucunement—se marient à merveille dans les réalités de la nature, et c'est le cas de la quantité et de la qualité, qui à la fois se distinguent et s'allient fort bien[43].
II. La deuxième confusion signalée est celle de l'unité avec le nombre. On trouve, en effet, dans le chapitre indiqué du même ouvrage cette étonnante proposition qui résume sa pensée: «Les unités, à leur tour, sont de véritables nombres»[44].—Mais si les unités sont un nombre de fractions, ce nombre est-il pair ou impair?...—Ni l'un ni l'autre, assurément, et cette simple réplique du bon sens fait pressentir le sophisme qui essaye de confondre l'unité dont les parties, n'étant que virtuelles et indistinctes, sont sans nombre, avec une somme ou un produit dont les parties, étant toujours distinctes et actuelles, sont toujours un nombre.
L'unité et la somme peuvent, il est vrai, l'une et l'autre, être appelées des synthèses. Mais il y a deux conceptions fort différentes de la synthèse. La synthèse-résultat, née de l'assemblage de plusieurs éléments, est postérieure à ses éléments: telle est la somme. Au contraire, la synthèse-principe est antérieure à ses éléments auxquels elle donne naissance par sa division: telle est l'unité[45], non seulement l'unité abstraite du mathématicien, mais encore l'unité concrète. Telle est, par exemple, l'unité de la cellule-mère, dont le fractionnement graduel produira les cellules dérivées de tel ou tel organisme complet. C'est ce qui a fait dire à Aristote que l'unité est antérieure aux parties: Τὸ ὅλον πρότερον άναγκαιον εϊναι τοϋ μέρουσ[46].
Bien loin d'avoir en elle un certain nombre fini et déterminé de fractions réelles, l'unité n'en a aucune, tant qu'elle n'est pas divisée, soit physiquement, soit mentalement. Quant aux fractions purement possibles, elles sont sans nombre, car l'indéfini n'est pas un nombre. Et c'est pour cela qu'Aristote a soutenu que les fractions sont en puissance et non pas en acte dans l'unité: μάλιστα μὲν δυνάμει, ει δέ μή ένεργία[47].
Que si on leur supposait un nombre infini, on tomberait aussitôt dans l'absurde, car un nombre infini actuellement réalisé est une impossibilité manifeste. L'admettrait-on, qu'on retomberait dans une autre contradiction. En effet, chacune de ses parties sera supposée simple ou quantitative. Si on les disait quantitatives, les fractions totalisées seraient infinies et partant beaucoup plus grandes que l'unité, qui n'a rien d'infini: ce qui est impossible.
Si on les disait, au contraire, simples et inétendues, une ligne A B serait composée d'un nombre infini de points sans étendue; un mouvement A B serait composé d'un nombre infini de positions sans mouvement; et la durée T, d'un nombre infini d'instants sans durée. C'est alors que M. Bergson aurait beau jeu à nous reprocher de constituer l'étendue avec l'inétendu, le mouvement avec l'immobile, la durée avec ce qui ne dure pas! Mais nous n'avons jamais mérité un tel reproche. Pour nous, au contraire, le point n'est pas une partie de la ligne ni du mouvement; l'instant n'est pas une partie du temps. Le point n'est que la fin ou le commencement d'une ligne ou d'un mouvement: l'instant, la fin ou le commencement d'une durée, ou bien le passage d'une partie à la suivante[48].
Voilà le sens métaphysique et rigoureux de ces termes. Ce qui n'empêche pas de prendre aussi l'instant au sens psychologique[49], comme un minima de durée perceptible à la conscience. Mais alors ce minima n'est plus instantané, il a une durée finie—comme tous les prétendus instantanés des photographes,—et la durée totale n'est plus qu'un multiple de cette durée partielle. On peut prendre alors ce minima comme une tranche ou une unité du temps, sans encourir le reproche en question.
Que si aucune unité du temps ou de l'espace n'a rien d'infini, le mouvement peut les traverser, et tous les arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement tombent du même coup. Et c'est ce que, dans sa réfutation de Zénon, M. Bergson n'a pas vu et n'a pas pu voir, du point de vue à contre-sens où il s'est placé[50].
Concluons: l'unité n'est pas un nombre de fractions, ni fini ni infini.
III. Troisième confusion: celle du nombre avec l'espace. D'abord, peut-on affirmer sans réserve, comme le fait M. Bergson, que «l'espace est la matière avec laquelle l'esprit construit le nombre, le milieu où l'esprit le place»?[51]
Sans doute, c'est avec des boules ou d'autres objets matériels et étendus que l'enfant apprend à compter, et en ce sens c'est bien avec de l'espace que l'on commence à construire des nombres. Mais l'esprit s'en dégage bientôt et s'élève au-dessus de la matière pour compter des choses inétendues, comme des points géométriques, des notes de musique, des données psychiques ou morales, telles que les sept sacrements ou les trois vertus théologales; ou bien des données métaphysiques, comme les dix catégories ou les six transcendentaux. Il compte aussi des nombres abstraits composés d'unités abstraites qui n'ont rien d'étendu. Enfin, il compte le nombre d'années, de mois, de jours, de minutes qu'il a vécus, et il le place dans le temps et nullement dans l'espace, quoique ce temps ait, d'une certaine manière, traversé les espaces et les lieux où l'on a vécu.
Allons plus loin. Si l'espace, où M. Bergson voudrait reléguer le nombre, le contient réellement, c'est qu'il l'a emprunté bien moins à la quantité et aux dimensions spatiales des objets qu'il contient, qu'à la variété et aux contrastes des qualités qui distinguent surtout les choses entre elles, aux yeux de l'observateur attentif. En effet, videz l'étendue de toutes ses différences qualitatives, supprimez les figures, les couleurs, les sons.... Aussitôt elle devient une continuité uniforme et confuse, où je ne sais plus distinguer de nombre. C'est donc bien plus avec des figures et d'autres qualités qu'avec des étendues que je compte. Or, pour nombrer des qualités, inutile de les projeter dans l'espace ou, tout au moins, de nombrer les espaces où je les projette. Pour compter les espèces de plantes ou d'animaux, je n'ai besoin de compter aucun lieu; encore moins pour compter les peines et les plaisirs, les pensées et les désirs que j'éprouve. Le nombre déborde donc l'espace de tous côtés; il gouverne la qualité non moins que la quantité, le temps non moins que l'espace, l'esprit non moins que la matière. Il fait éclater de toute part l'étroite prison où M. Bergson voudrait le renfermer.
Il est donc faux de dire: «Toute idée claire du nombre implique une vision dans l'espace»;—«c'est à cause de leur présence dans l'espace que les unités sont distinctes»;—toujours «nous localisons le nombre dans l'espace»[52]. L'auteur de ces paroles est le jouet de son imagination captive elle-même de l'étendue spatiale.
Cela est faux, disons-nous, parce que c'est contraire aux faits. Nos idées des trois vertus théologales ou des sept sacrements, des trois propositions d'un syllogisme ou des minutes qu'a duré une argumentation, sont parfaitement claires et distinctes sans avoir besoin d'être localisées dans aucun espace.
Ce n'est pas que la localisation ne soit très souvent utile pour soutenir la pensée. Nos idées les plus distinctes du temps et de l'espace peuvent s'appuyer sur des images temporelles ou spatiales. Ainsi, pour compter les noies ascendantes de la gamme, je puis me figurer une ligne verticale en mouvement de bas en haut et y échelonner des notes qui s'élèvent pareillement des plus basses aux plus hautes. Mais je sens bien qu'en les comptant, je compte autre chose que de l'espace, car si je ne comptais que des points dans l'espace, une ligne horizontale me servirait tout aussi bien qu'une ligne verticale: ce qui n'a jamais lieu. Donc, même en utilisant des images spatiales pour compter, je compte autre chose que de l'espace.
Le nombre est donc, par essence, une notion transcendante de l'espace comme du temps. Et cela est vrai, tout aussi bien des unités qui composent le nombre que de la somme totale produite par ces unités.
Aussi ajouter, comme le fait M. Bergson, que, «par cela même qu'on admet la possibilité de diviser l'unité en autant de parties que l'on voudra, on la tient (l'unité) pour étendue»[53], est un non-sens. Ni les fractions concrètes d'un temps donné ni les fractions abstraites des mathématiciens ne font un atome d'étendue. Pas plus qu'une unité générique ou spécifique des logiciens ou des botanistes n'est étendue par cela seul qu'elle peut être divisée en catégories subalternes.
Répétons-le: on divise autre chose que l'étendue, parce que la quantité extensive n'est pas la seule espèce de quantité. Ainsi l'on divise en degrés la puissance d'une force et l'intensité d'une qualité.
Il est vrai que ces fractions dans l'unité, comme ces unités dans un nombre, sont coexistantes ou simultanées. Mais la coexistence n'est pas suffisante à constituer de l'étendue. Trois sons simultanés, trois douleurs ressenties à la fois, trois termes de la même proposition ou trois propositions d'un même syllogisme, ne font pas un atome d'espace. Et c'est cette nouvelle confusion de la simultanéité avec l'espace qui clôt dignement cette dissertation: «Toute addition implique une multiplicité de parties perçues simultanément»[54], et partant de l'espace.
Sous cette nouvelle forme se cache toujours la même erreur, à savoir que toute quantité se ramène à des dimensions spatiales, à des rapports de contenant et de contenu dans l'espace.
IV. La quatrième erreur, avons-nous dit, consiste à identifier l'espace avec l'homogène. «L'espace doit se définir l'homogène, et inversement, tout milieu homogène et indéfini sera espace.»[55] D'où M. Bergson conclura plus tard, comme nous le verrons: le temps de la science et du simple bon sens est homogène; donc il n'est que de l'espace. Il n'est pas le vrai temps.
Pour percer à jour ce sophisme, il suffira de rappeler encore une fois les définitions classiques, calquées sur les faits les plus élémentaires de l'expérience universelle.
On peut entendre par quantité homogène, soit la quantité discrète ou le nombre, soit la quantité continue. Mais le nombre est désormais hors de cause, après ce que nous venons de dire sur l'impossibilité de le confondre avec l'espace. Reste donc à parler de la quantité continue, c'est-à-dire de celle dont les parties, bien loin d'être distinctes et actuelles, comme les unités dans un nombre, sont au contraire indistinctes et en puissance avant la division qui les fait naître.
Or, il y a deux espèces de quantité homogène et continue, comme l'expérience nous le révèle. L'une est simultanée, l'autre successive. L'une possède à la fois toutes ses parties quoique à l'état confus et indivis; l'autre les acquiert peu à peu dans un écoulement continu. La première s'identifie avec l'espace, soit avec l'espace plein ou physique, soit avec l'espace vide ou géométrique qui est la mesure idéale du précédent. Contenant et contenu sont en effet deux points de vue de la même notion d'espace.
Mais si nous accordons volontiers que l'espace s'identifie avec une telle quantité continue et homogène, nous ne pouvons admettre qu'il s'identifie pareillement avec cette autre quantité continue et homogène dont la réalité, bien loin d'être simultanée, n'est que successive et graduelle. Et pour nier résolument cette prétendue identité, il nous suffit d'en appeler aux faits les mieux expérimentés, tels que le temps, le mouvement local et le discours.
Le temps se compose d'intervalles écoulés entre deux instants donnés, le mouvement de distances parcourues, et le discours de paroles ou de phrases prononcées. Or, jamais on ne peut se trouver en présence de deux parties simultanées d'une telle quantité successive. Tandis que deux parties du même espace coexistent sous nos yeux, jamais deux minutes du même temps, ni deux stades du même mouvement, ni deux paroles du même discours. Et cette possibilité ou impossibilité de coexistence de plusieurs parties n'est pas un détail accidentel, mais l'essence même de ces notions, ce qui distingue la quantité simultanée de la quantité fluente, l'espace du temps. La quantité homogène et successive n'est donc pas de l'espace et s'en distingue essentiellement. Le nier, ce n'est pas adapter les théories aux faits, mais les forger sans se soucier des faits. Ce n'est plus de la science, c'est de la fantaisie ou du rêve.
V. La cinquième erreur consiste à confondre le temps avec le mouvement qui se produit avec le temps, et par conséquent à confondre la partie avec le tout. Et comme le mouvement conscient est le seul, d'après M. Bergson, où le temps se révèle, c'est aussi avec le mouvement psychique ou vital qu'il le confondra bientôt par la négation du temps cosmologique.
Sans doute, répondrons-nous, il n'y a pas de temps sans mouvement. Malgré cela, le temps n'est pas identique au mouvement. Il en est seulement la condition et la mesure.
Aristote et saint Thomas[56], avec leurs commentateurs les plus autorisés, ont donné de cette distinction des preuves nombreuses et péremptoires faciles à résumer en quelques mots.
1° Le mouvement est plus ou moins rapide dans le même temps; donc il en diffère.
2° Le temps est la mesure du mouvement—puisqu'il mesure su durée, et qu'il entre dans la mesure de sa quantité; or, la mesure et le mesuré font deux.
3° Pour être une mesure, le temps doit être uniforme et non pas plus ou moins rapide comme le mouvement.
4° On conçoit des mouvements instantanés—comme le passage de l'être au non-être,—tandis qu'un temps instantané serait contradictoire et inintelligible.
5° On conçoit aussi la réversibilité des mouvements, revenant à leur point de départ (chaque fois, du moins, que des liaisons causales ne s'y opposent pas). Or, la réversibilité du temps serait absurde, car le temps passé ne revient plus.
Donc, le temps et le mouvement ne sont pas identiques; ils s'accompagnent seulement, comme le dit si bien saint Thomas: tempus sequitur motum[57].
On pourrait donc se représenter la quantité de temps et la quantité de mouvement dans un temps donné comme deux faces inséparables et, pour ainsi dire, deux dimensions du même mouvement, non équivalentes et essentiellement distinctes.
Cette conception d'un réalisme modéré—aussi éloigné d'un réalisme absolu que d'un idéalisme pur—n'est pas plus inconcevable que toute autre notion de grandeur, par exemple, de la longueur, objectivement distincte de la largeur et de la profondeur, quoique inséparable, et servant de mesure partielle au volume total. Ainsi, la quantité de temps, quoique inséparable de la quantité de mouvement, en est objectivement distincte et lui sert de mesure partielle.
Que si, au contraire, nous avions confondu le temps avec le mouvement, nous devrions admettre qu'une même quantité de temps correspond toujours à une même quantité de mouvement, ce que l'expérience la plus élémentaire dément. Nous devrions admettre, en outre, des espèces de temps aussi nombreuses que les espèces de mouvement: des temps rectilignes et circulaires, des temps vibratoires, rotatoires et ondulatoires; des temps uniformes, accélérés ou ralentis, etc., ce qui n'a pas de sens. En outre, tous ces temps étant sans commune mesure, il serait impossible de mesurer l'un par l'autre. Impossible, par exemple, de mesurer le temps qu'a duré la course d'un projectile par le temps marqué par un chronomètre, ni celui-ci par le temps sidéral: tous ces temps pouvant être d'espèce ou de vitesse différentes. Donc, plus de mesure uniforme et commune. Et c'est bien la conclusion devant laquelle ne recule pas M. Bergson, qui se scandalise de ce que, dans l'hypothèse où «les mouvements de l'Univers se produiraient deux ou trois fois plus vite, il n'y aurait rien à modifier ni à nos formules (pour mesurer le temps) ni aux nombres que nous y faisons entrer»[58].
Bien loin que le temps soit rapide ou lent comme le mouvement, nous voyons, au contraire, que le mouvement est d'autant plus rapide qu'il s'accomplit en moins de temps, et d'autant plus lent qu'il en exige davantage.
Il semblerait cependant, parfois que le temps s'accélère ou se ralentit avec la vitesse du mouvement. Ainsi, dans ces longues heures de sommeil où la vie se ralentit, le temps semble plus court: le réveil paraît presque continuer les derniers moments de la veille, les instants intermédiaires n'ayant pas été perçus par la conscience. D'autres fois, au contraire, lorsque le mouvement de la vie s'accélère avec une activité dévorante, le temps se précipite pareillement et paraît beaucoup plus court. Mais ce n'est là qu'une apparence due à une impression subjective de la sensibilité, comme le prouve l'opposition même de ces deux expériences. Car si le temps était identique au mouvement et à l'intensité de la vie, il devrait être dit long dans le deuxième cas et court dans le premier, au lieu d'être dit court dans les deux cas.
Du reste, pour mesurer le mouvement par le temps où il s'exécute, il faut que le temps soit une mesure uniforme et constante, car une mesure élastique et variable ne mesurerait rien exactement. Il doit être uniforme comme le nombre qui nous sert à le compter et qui n'est jamais ni lent ni rapide. Il a donc fallu distinguer du temps concret que marque plus ou moins exactement notre montre, par exemple, un temps abstrait et idéal qui seul a le droit de régler le premier.
Le mouvement apparent des cieux en serait comme la grandiose horloge, tant sa durée a semblé typique et régulatrice, la plus voisine de l'idéal.
De même que pour calculer les directions des mouvements dans l'espace, il a fallu distinguer des espaces réels et mobiles, un espace abstrait, absolu et immobile, réceptacle immense et sans fin où tous les corps se déploient, ainsi a-t-on imaginé un temps absolu, parfaitement régulier dans sa marche, où toutes les durées particulières coïncident et prennent date en se déroulant. Mais ce sont là des êtres de raison, des artifices ingénieux pour fixer les idées dans les calculs, qui ne suppriment nullement la réalité des espaces concrets et des durées concrètes dont ils sont la mesure idéale et le réceptacle imaginaire.
Quoi qu'il en soit, il est certain que le temps réel et concret mesure le mouvement. Or, ce qui mesure et ce qui est mesuré sont distincts; on ne peut donc les confondre.
VI. La sixième erreur des Bergsoniens, l'erreur capitale—et par elle nous abordons le nœud vital du sujet,—est de définir le Temps par qualité hétérogène, ou, comme ils disent, par une «hétérogénéité pure», étrangère à toute espèce de quantité. En sorte que le Temps serait conçu d'abord comme une pure qualité, absolument simple et impossible à mesurer ou à diviser en intervalles égaux ou inégaux; ensuite comme qualité hétérogène, c'est-à-dire en changement perpétuel et essentiel, supprimant toute ressemblance, à plus forte raison toute identité du même être à deux instants de sa durée, et par suite supprimant la durée dans le Temps.
C'est ici que le paradoxe de M. Bergson atteint son maximum d'acuité et d'invraisemblance, en même temps que de subtilité; aussi réclamons-nous du lecteur toute sa bienveillante attention, tout son effort d'application.
Pour comprendre comment M. Bergson a été conduit à une telle notion excentrique, si étrangère aux données de l'expérience, il faut connaître le point de départ et l'orientation première de sa pensée.
De très bonne heure, nous dit un de ses biographes et admirateurs, notre jeune philosophe, qui était surtout fort en mathématiques, fut frappé de la différence profonde qui semble exister outre la notion mathématique et la notion philosophique du temps. Voici comment il résume sa pensée:
«Le caractère singulier du temps dans les équations de la mécanique est de ne pas durer. Le temps abstrait t attribué par la science à un objet matériel ne consiste en effet qu'en un nombre déterminé de simultanéités, ou plus généralement de correspondances, nombre qui reste le même quelle que soit la nature des intervalles qui séparent les correspondances les unes des autres. On pourrait supposer, par exemple, que le flux du temps prit une rapidité infinie, que tout le passé, le présent et l'avenir des objets matériels fut étalé d'un seul coup (?) dans l'espace: il n'y aurait rien à changer aux formules du savant, le nombre t signifiant toujours la même chose, savoir un nombre déterminé de correspondances entre les états des objets et les points de la ligne toute tracée qui serait maintenant le cours du temps.»
Et M. Bergson de conclure: «La science n'opère sur le temps et le mouvement qu'à la condition d'en éliminer d'abord l'élément essentiel et qualitatif,—du temps la durée, et du mouvement la mobilité.»[59]
Pour lever ce scandale un peu factice, il suffit de reconnaître que la science et la philosophie traditionnelle, tout en acceptant la donnée vulgaire du temps, ne l'étudient pas au même point de vue ni dans le même but. La science s'occupe de la mesure du temps; la philosophie étudie surtout le temps mesuré. Or, de même que pour l'espace le contenant et le contenu sont deux points de vue différents du même espace, ainsi le temps-mesure et le temps mesuré devront être pareillement des points de vue différents.
La différence est même ici beaucoup plus notable pour le temps que pour l'espace. En voici la raison:
Tandis que nous pouvons mesurer directement l'espace concret, tel que la longueur A B en lui superposant un étalon de convention tel que le mètre, et calculer d'après la comparaison des deux espaces, mesurant et mesuré, combien il y a de mètres ou de fractions de mètre entre A et B, nous ne pouvons plus procéder ainsi quand il s'agit du temps.
Il n'y a pas d'étalon tout fait du temps que je puisse plier ou rouler comme un décamètre, ou manipuler comme lui pour le superposer à la durée réelle. Il n'y a pas non plus d'étalon fluide et successif. Je ne puis prendre une révolution apparente du soleil et l'appliquer sur celle de demain pour les comparer, ni prendre une oscillation du balancier et l'appliquer sur d'autres oscillations, comme on applique une ligne sur une autre pour voir si elles sont égales. Ici, toute superposition est impossible[60].
Pour mesurer le temps, cette grandeur fluide qui échappe à toute mesure directe, le savant devra donc employer des moyens détournés. Au lieu de le mesurer lui-même, il mesurera à sa place un substitut du temps, c'est-à-dire quelqu'un de ces phénomènes sensibles qui s'accomplissent dans l'espace et peuvent être considérés en fonction du Temps.
S'il s'agit d'un temps dont la durée successive a laissé des traces dans l'espace, comme pour le mouvement d'un projectile, nous aurons prise sur cet espace et nous pourrons constater qu'un mobile animé d'un mouvement uniforme parcourt constamment des espaces proportionnels aux temps écoulés, c'est-à-dire que l'espace parcouru e est toujours égal au produit de la vitesse v par le temps t. D'où la formule élémentaire: e = vt. De laquelle on déduit algébriquement les deux autres formules: v = e/t; et t = e/v. Cette dernière indique clairement que le temps a pour équivalent l'espace parcouru divisé par la vitesse mise à le parcourir.
Que si le temps à mesurer ne laisse aucune trace saisissable dans l'espace, comme celui où se déroulent nos phénomènes de conscience, la difficulté va s'accroître sans devenir insoluble.
D'ordinaire—et c'est le procédé le plus simple,—on prendra pour le mesurer un changement de lieu, tel que le va-et-vient d'un pendule, et comme on vérifie expérimentalement que ses oscillations sont isochrones, dès que leur amplitude ne dépasse pas deux ou trois degrés, il suffira de compter le nombre de ces battements, que nous nommerons des secondes, si vous voulez, et de constater la coïncidence du premier et du dernier avec le commencement et la fin du phénomène psychique en question, pour en conclure qu'il a duré tant de secondes, de minutes ou d'heures.
Nous disons que c'est le procédé le plus simple, car l'on pourrait en imaginer de plus compliqués. On pourrait, par exemple, supputer les durées en les rapportant à des élévations ou à des abaissements réguliers de température, à des écoulements de sable ou d'eau—comme on le fait avec un sablier ou avec une clepsydre (horloge d'eau),—voire même à des processus psychiques, tels qu'un nombre déterminé de paroles. On dit ainsi que tel phénomène a duré l'espace d'un Pater ou d'un Ave. Mais rien n'égale en précision le mouvement local d'un pendule ou d'une chronomètre; c'est l'instrument scientifique par excellence de la mesure du temps. On le règle sur le mouvement apparent du ciel, dont la marche régulière est pour nous la manifestation la moins imparfaite, et pratiquement suffisante du cours idéal du temps.
Que si le temps se mesure par autre chose que du temps, il n'est donc plus surprenant que la notion de temps-mesure, c'est-à-dire de cet équivalent ou substitut du temps dont s'occupe le savant en mécanique ou en astronomie, soit assez différente de celle du temps mesuré dont le philosophe précise la nature ou que le psychologue expérimente en sa conscience. Mais, au lieu de se contredire, les deux points de vue se complètent et le scandale est levé.
Cette solution était sans doute trop simple et trop banale pour plaire à un esprit aussi compliqué et original que celui de M. Bergson. Voici la solution autrement subtile et nouvelle qu'il va nous proposer.
Il faut distinguer, dit-il, deux sortes de temps[61]. Le premier, qui répond à la notion vulgaire et scientifique, est un temps quantitatif et homogène. Il est long ou court et partant mesurable. Ses parties, quoique intimement unies et continues entre elles, se distinguent les unes des autres: il y en a de passées, de présentes et de futures. Pour se distinguer ainsi, en se déroulant successivement, elles se mettent en dehors les unes des autres et s'excluent réciproquement. Mais ce temps vulgaire, déclare M. Bergson, n'est qu'un décalque de l'espace, un temps «bâtard» qui recèle «tout un monde de difficultés». Il faut le traiter comme illusoire. L'autre temps, le seul réel, aux yeux de M. Bergson, est un temps étranger à la quantité, à la division et à la mesure, un temps purement qualitatif, et comme cette qualité consiste à changer sans cesse, puisque l'instant présent, étant plus vieux que le précédent, n'est jamais le même, elle est «l'hétérogénéité pure».
En présence de cette nouvelle thèse, nous allons nous poser deux questions: 1° Quelles sont les preuves alléguées pour nous faire rejeter comme illusoire la notion vulgaire et scientifique du Temps? 2° Quelle est la valeur de la nouvelle notion; est-elle même simplement intelligible?
A la première question, nous répondrons: M. Bergson affirme sans preuve que le temps vulgaire est illusoire, car on ne peut considérer comme des preuves ni l'hypothèse que l'ancienne notion est celle d'un temps «bâtard», ni l'affirmation «qu'elle recèle tout un monde de difficultés».
Cependant, examinons de plus près ces deux semblants de preuves.
D'abord, que veut dire M. Bergson[62] en affirmant que la notion vulgaire est celle d'un temps «bâtard»? Le voici, en nous servant de l'exemple, qu'il a lui-même choisi.
Comment comptons-nous les coups successifs d'une cloche lointaine? Pour les compter, il nous faut les aligner dans un milieu homogène où ils viennent successivement occuper un rang: un, deux, trois, quatre.... «Reste à savoir si ce milieu est du temps ou de l'espace.»[63] Or, pour M. Bergson, c'est sans doute de l'espace[64]. En effet, le second ne saurait s'ajouter au premier, ni le troisième au second que s'ils se conservent, et, s'ils se conservent, ils deviennent aussitôt simultanés, c'est-à-dire qu'ils deviennent de l'espace. «C'est donc bien dans l'espace que s'effectue l'opération ... ces moments susceptibles de s'additionner entre eux sont des points de l'espace. D'où résulte qu'il y a deux espèces de multiplicité: celle des objets matériels qui forment un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience qui ne sauraient prendre l'aspect d'un nombre, sans l'intermédiaire de quelque représentation symbolique où intervient nécessairement l'espace.»[65] C'est cette union adultérine du temps avec l'espace qui donne un produit «bâtard». Le temps «qualité pure» s'altère ainsi et contracte au contact de l'espace l'apparence trompeuse d'une quantité ou d'un nombre. Il devient alors ce que l'opinion vulgaire et scientifique veut qu'il soit.
Le sophisme ici sera vite percé à jour. Il consiste à dire: «Un moment du temps ne saurait se conserver pour s'ajouter à d'autres sans devenir simultané; donc il devient de l'espace.»[66]
Sans doute, répliquerons-nous, le moment, passé est bien passé et ne se conserve plus physiquement. S'il se conservait ainsi, il perdrait son caractère essentiel de successif pour devenir simultané: ce qui est contradictoire. Mais pourquoi ne se conserverait-il pas mentalement? Pourquoi son souvenir avec son caractère d'écoulement successif ne resterait-il pas gravé dans la mémoire? Et s'il en est ainsi, comme la conscience l'atteste, cela suffit pour que l'esprit unisse dans une synthèse mentale ces divers moments du passé, en conservant l'ordre chronologique de leur écoulement.
L'esprit complète ainsi ce que la réalité fluente n'avait fait qu'indiquer; il en fait la synthèse. Voilà pourquoi les scolastiques ont défini le temps un être de raison, fondé sur la réalité, et qui par suite n'est pas purement idéal et irréel.
Il est seulement en partie réel et en partie idéal. Réel, puisque chacune de ses parties successives a l'existence et un ordre réel de succession. Idéal, puisque cet ordre n'est compris formellement comme synthèse que par l'esprit, comme le nombre qu'il contient n'est nombre que par l'esprit[67].
Voilà pourquoi saint Thomas a répété en l'approuvant la célèbre parole d'Aristote: «Sans l'intelligence, il n'y aurait pas de temps.» Parole dont on comprendra maintenant le sens véritable. Elle n'est nullement idéaliste à la manière kantienne, encore moins réaliste outrée à la manière du temps newtonien contre lequel M. Bergson a beau jeu[68]; mais elle tient le milieu entre ces deux exagérations en sens inverse. C'est une notion idéale, bien fondée ou calquée sur la réalité, comme pour les autres notions universelles.
Cette explication si claire et si lumineuse, ce nous semble, va nous donner la solution de la seconde difficulté alléguée par M. Bergson contre la notion vulgaire et scientifique du temps. «Elle recèle, nous dit-il, tout un monde de difficultés.»
En effet, si vous le considérez comme une quantité, toutes ses parties réunies se séparent à la première analyse et tombent en poussière. Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas, et le présent lui-même est un zéro de durée, un rien insaisissable. C'en est donc fait de toute vie et de toute réalité!—Cela prouve, répliquerons-nous, que l'union de toutes ces parties dans un même nombre n'était qu'idéale; mais l'existence successive et continue de chacune n'en est pas moins réelle, et cela suffit à la réalité du mouvement et de la vie.
On touche ici du doigt le procédé sophistique de tous ceux qui traitent d'illusoires les faits les plus évidents parce qu'ils sont mystérieux et plus ou moins difficiles à comprendre. Zénon nie le mouvement parce qu'il ne le comprend pas. D'autres après lui ont nié l'espace et l'étendue parce qu'ils ne les comprenaient pas davantage; M. Bergson nie le temps vulgaire pour la même raison. Et il n'est pas un fait quelque peu important de la conscience ou de la nature qui résisterait à une telle épreuve, si elle était légitime, mais elle ne l'est point.
Déjà Aristote faisait remarquer à ces philosophes que leur négation de faits évidents mais incompris ou difficiles à comprendre était le renversement de toute méthode scientifique, en ajoutant l'exemple célèbre: on constate d'abord qu'il y a une éclipse, et ensuite l'on cherche à comprendre ce qu'est l'éclipse—si on le peut. Que si on ne peut pas la comprendre, cela ne donne aucun droit de nier l'éclipse.
D'ailleurs, étudions à notre tour la nouvelle notion du temps, et examinons si elle serait plus intelligible que l'ancienne.
D'après M. Bergson, le Temps véritable serait entièrement étranger à la quantité. On n'y pourrait compter aucun nombre de parties égales entre elles, puisque aucune durée n'est semblable à une autre durée. Cependant, toutes ces parties, si différentes par leurs qualités internes, ou si hétérogènes, s'emboîtent et se fondent les unes dans les autres, comme les notes d'une phrase musicale dans une mélodie. Il n'y a pas de temps longs ou courts, il n'y a que des actes de développement, des progrès, qui fusionnent dans un acte un et indivisible.
Dans cette description nouvelle du Temps, il y a des détails accessoires et une partie essentielle. Des détails nous ne dirons rien, pour ne pas être trop long, à l'exception toutefois d'un seul qui nous semble vraiment dépasser la mesure permise.
Pour soutenir contre toute évidence, non pas l'unité continue du temps qui est hors de conteste, mais son indivisibilité idéale en minutes, en secondes, ou autres parties égales, on suppose que nos états de conscience, en s'écoulant, peuvent «s'emboîter les uns dans les autres», à peu près comme les parties articulées d'une longue-vue[69]. Que cette comparaison, plus ou moins heureuse, puisse s'appliquer aux opérations simultanées de nos diverses facultés, nous l'accordons volontiers. Il est d'expérience que plusieurs de nos facultés agissent toujours ensemble et de concert, et que, par exemple, un acte d'amour de Dieu et du prochain comprend à la fois de la connaissance et de la volonté, des idées et des images, des sentiments et des sensations, jusqu'à des états physiologiques les plus variés.
Mais de ce que nos phénomènes de conscience simultanés fusionnent et «s'emboîtent», comment conclure que les phénomènes successifs, présents, passés, futurs, «s'emboîtent» pareillement? Ici, la comparaison n'a plus de sens.
Dire que le passé s'est emboîté dans le présent et le présent dans le futur, c'est dire qu'ils sont simultanés et non pas successifs; c'est nier leur distinction radicale, leur exclusion manifeste; c'est changer la succession temporelle en coexistence spatiale,—sans arriver pour cela à supprimer le nombre et la quantité, car des parties ne peuvent s'emboîter que si elles sont distinctes et multiples.
Non, nous ne comprendrons jamais comment le passé peut coexister avec le présent et le futur, emboîtés ensemble, et les ingénieuses comparaisons de M. Bergson, loin de nous le faire comprendre, montrent expressément le contraire, comme le lecteur va en juger.
«Quand les oscillations régulières du balancier, écrit l'auteur, nous invitent au sommeil, est-ce le dernier son entendu, le dernier mouvement perçu qui produit cet effet? Non, sans doute.... Il faut donc admettre que les sons se composaient entre eux et agissaient ... par l'organisation rythmique de leur ensemble.... Chaque surcroît d'excitation s'organise avec les excitations précédentes, et l'ensemble nous fait l'effet d'une phrase musicale qui serait toujours sur le point de finir et sans cesse se modifierait dans sa tonalité par l'addition de quelque note nouvelle....»[70]
Dans cette brillante image, nous avons beau chercher l'emboîtement du passé avec le présent et le futur, nous ne le découvrons point. Nous voyons seulement la fusion des souvenirs et des sensations qui persistent, après la disparition de leurs causes, et qui, par conséquent, demeurent toujours présents et simultanés. Ce qui est bien différent. En vérité, une si grossière équivoque n'est plus sérieuse, et nous aurions pu nous contenter de répondre plaisamment avec M. Fouillée: «Ce sera l'originalité des bergsoniens d'avoir inventé un nouveau sophisme du chauve: Les cheveux de l'homme chauve existent encore, puisqu'il en a le souvenir et que cette idée opère pour l'inciter à faire sur son crâne des lotions régénératrices. Donc le chauve n'est plus chauve.»[71]
Ajouter avec M. Bergson que cette fusion du passé et du présent s'opère en vertu d'une «synthèse mentale» n'atténue rien, car la synthèse fusionne des souvenirs présents avec des sensations présentes et nullement le présent au passé qui n'est plus. Bien plus, elle aggrave l'erreur: les minéraux, les plantes et même les animaux, étant privés de toute «synthèse mentale», il faudrait en conclure que le monde extérieur ne dure pas, et M. Bergson est bien de force à ne pas reculer devant cette nouvelle gageure au bon sens. «L'intervalle de durée, écrit-il, n'existe que pour nous à cause de la pénétration mutuelle de nos états de conscience.»[72]
Toutes les sciences, au contraire, apportent des preuves décisives de la réalité du temps cosmologique. En mécanique, on fait entrer le temps (ou son substitut) dans tous les calculs, comme un élément d'importance capitale; et ces calculs sont confirmés par l'expérience. Les sciences naturelles étudient avec succès l'âge des étoiles, l'âge des terrains et des périodes géologiques, l'âge des plantes et des animaux ou de leurs embryons, car tout évolue ici-bas avec son âge. Le temps est donc bien un des plus importants facteurs[73] de la nature; il l'était avant l'apparition de l'homme, et il le demeurerait alors même que l'esprit humain n'existerait plus pour le concevoir dans ses «synthèses mentales» ou pour le mesurer dans ses calculs. Inutile d'insister davantage sur une vérité si manifeste.
Hâtons-nous de passer à la partie essentielle de la nouvelle notion du Temps, celle qui a la prétention: 1° d'en exclure toute quantité, et 2° d'en faire une qualité pure, toujours changeante et hétérogène,—car ce sont bien là les deux formes, l'une négative, l'autre positive, de cette curieuse et étonnante notion. Examinons-les l'une après l'autre.
D'abord, la prétention d'exclure du temps toute quantité, d'en faire une unité simple et indivisible, impossible à mesurer, est-elle vraiment conforme aux données de l'observation? Ne heurte-t-elle pas de front, au contraire, toutes les expériences vulgaires et scientifiques qui divisent le temps en ses éléments présents, passés et futurs, et qui réussissent à en mesurer les plus petits intervalles avec une si grande précision? La réponse à ces simples questions est tellement évidente qu'on attend avec curiosité par quel artifice ingénieux M. Bergson va essayer d'y échapper. Le voici:
Le temps, ainsi que le mouvement, dit-il, sont une synthèse mentale; ce sont des actes psychiques. Or, un acte psychique est simple et indivisible, donc il n'a rien de quantitatif et ne se mesure pas: «On peut bien diviser une chose, mais non pas un acte.»—«Nous n'avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès: le mouvement, en tant que passage d'un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu.»[74]—De cette singulière théorie nous devrions logiquement conclure que tous les mouvements, toutes les durées, même celles des êtres matériels, comme les fleuves et les plantes, sont vraiment psychiques ou spirituels. Et cette conclusion—malgré sa haute invraisemblance—n'est pas si étrangère qu'on pourrait le croire à la pensée de M. Bergson, puisqu'il soutiendra bientôt que «le physique n'est que du psychique inverti».
Ajournons à plus tard cette discussion. Accordons pour le moment—dato non concesso—que toute durée est psychique ou spirituelle. Mais la durée d'une opération psychique ne se mesure-t-elle donc plus? L'acte de contemplation le plus simple, en se déroulant dans l'avant et l'après de ma conscience, le raisonnement le plus subtil, en s'élevant progressivement du plus connu au moins connu, ne durent-ils pas un temps mesurable, un temps continu et indivis, sans doute, mais pourtant divisible pour ma pensée en avant et après, en intervalles longs et courts?
C'est à ce point que, pour en prendre conscience, il me faut un minima ou une certaine quantité de durée, sans laquelle, de l'aveu de tous les psychologues, un phénomène psychique ne laisserait aucune trace sensible, tomberait dans l'inconscient. La durée du temps peut donc se mesurer, même pour les opérations de l'esprit; elle n'est donc pas étrangère à la quantité. C'est la substance de l'esprit qui ne se mesure pas; c'est aussi le passage de la puissance à l'acte de ses facultés qui est instantanée; mais l'opération elle-même est toujours mesurée dans le temps par sa durée, parfois même elle est mesurable par ses effets dans l'espace lorsqu'elle informe une matière, comme c'est le cas de l'âme humaine et de tous les organes animés.
Prenons l'exemple sur lequel insiste le plus M. Bergson, soit un geste de la main qui va d'un seul trait de gauche à droite, du point A au point B. «N'est-ce pas, nous dit-il, une action simple et indivisible?» Nullement, répondons-nous. Cette action, malgré son unité, n'est pas simple, car elle a des parties virtuelles, soit dans l'espace, soit dans le temps. Dans l'espace, elle est un geste deux fois, trois fois, dix fois ... plus long ou plus court que tel autre geste donné. Cette, action unique équivaut à deux, trois, dix actions plus petites, elle est donc quantitative et mesurable. Dans le temps, si elle a duré une minute, sa durée, quoique unique, équivaut à soixante secondes de durée. Il est donc faux de dire qu'on ne peut mesurer que les choses et jamais les actes et que la durée vraie ne se mesure point.
D'ailleurs, «si la durée ne se mesurait pas, qu'est-ce donc que les oscillations du pendule mesurent»[75]? A cette objection si naturelle que M. Bergson ne pouvait manquer de prévoir, il répond par trois pages de distinctions subtiles et embrouillées que nous recommandons au lecteur comme un modèle du genre.
Au fond de ces subtilités impalpables, on finit par découvrir qu'aux yeux de M. Bergson les oscillations du pendule ne mesurent que des coïncidences dans l'espace et non dans le temps. Mais cette interprétation ne résiste pas à la plus simple expérience. Si je mesure la durée d'un discours, par exemple, en comptant les coups d'un pendule battant la seconde, ce ne sont pas les coups, à proprement parler, que je compte, mais les intervalles entre ces coups; ce ne sont pas les positions du balancier à droite ou à gauche que j'observe, mais les secondes qu'il mesure pour aller de droite à gauche ou de gauche à droite. Chaque battement est donc pour moi un signe temporel et nullement un signe spatial.
Que si je suis obligé pourtant de recourir à un mouvement dans l'espace pour mesurer le temps, cela prouve assurément que le temps ne se mesure pas directement, comme nous l'avons déjà expliqué, mais indirectement, par ses coïncidences avec un mouvement spatial tel que les oscillations du pendule. Mais de ce qu'il ne peut se mesurer directement, comment conclure qu'il ne se mesure pas du tout, qu'il n'est ni long ni court et hors de la quantité? Ce sont là des équivoques tellement évidentes qu'il nous semble inutile d'insister davantage.
En second lieu, la notion d'un temps purement qualitatif est-elle intelligible? Nous ne le croyons pas.
En effet, il n'y a pas de temps sans succession continue ni de succession continue sans pluralité virtuelle des parties qui se succèdent. Que s'il y a pluralité des parties, il y a aussi divisibilité, au moins idéale, et partant nombre, mesure, quantité. Sans quantité continue, plus de succession possible, plus de mouvement, plus de temps: c'est l'éternité intemporelle de la durée.
Il est donc faux que la succession soit un rapport purement qualitatif. Par leur succession même, les parties qui se succèdent se, mettent en dehors les unes des autres, tout en restant unies et continues. Ma journée d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier; le soir n'est pas le matin; chacune de mes pensées ou de mes actions laisse en ma conscience un souvenir différent, comme chacune de mes paroles laisse sur la cire du graphophone une trace distincte. Il y a donc exclusion absolue entre ces termes qui pourtant s'enchaînent et se suivent: passé, présent, futur; l'un n'est pas l'autre. On peut donc les compter, dire le nombre de secondes, de minutes, d'heures qu'ils ont duré ou qu'ils dureront, et quoique chacun puisse avoir sa nuance et sa qualité propre, ils auront toujours ceci de commun d'avoir duré pendant des secondes, des minutes ou des heures de durée identique. Leur nombre sera ainsi constitué par une multitude de parties égales. Or, le nombre, c'est la quantité, et comme les unités de ce nombre, quoique distinctes, ne sont séparées les unes des autres que par un jeu de l'esprit, une pure abstraction, cette quantité sera réellement continue. Nous avons donc retrouvé la quantité véritable sous le flot mouvant des qualités variées que les parties de la durée peuvent revêtir.
Impossible de remplacer cet élément quantitatif par n'importe quel rapport qualitatif, jamais avec de la qualité pure on n'a pu faire du temps. Leibnitz y a échoué et M. Bergson n'y réussira pas davantage. En effet, quel pourrait être ce rapport purement qualitatif? Serait-ce une exclusion d'une qualité par une autre? Nullement. Prenez deux qualités qui s'excluent, comme le blanc et le noir; cette incompatibilité d'essences n'est pas encore une succession temporelle; elles sont exclusives, mais non pour cela successives.
Serait-ce une hiérarchie de perfections, soit ascendante, soit descendante?—Mais la hiérarchie des nombres ou des espèces n'est pas encore une succession dans le temps. Encore moins la hiérarchie des anges ou des purs esprits.
Serait-ce une intensité dans les qualités?—Mais une intensité plus ou moins grande de la couleur rouge, par exemple, ne fait pas sa durée; une intensité plus ou moins grande d'un mouvement ou de sa vitesse ne change pas sa durée et n'influe en rien sur le laps de temps où on l'observe.
Serait-ce une dépendance causale qui relierait ces qualités l'une à l'autre, la seconde étant supposée produite par la première?—Alors on introduit subrepticement le temps avec la causalité, car la liaison causale suppose la succession temporelle, bien loin de la constituer. On suppose donné ce qu'il faut expliquer.
Mais, dira-t-on encore, si l'on supposait à ces qualités un ordre irréversible, n'aurait-on pas le contraire de l'espace qui est toujours réversible, et par conséquent le temps qui ne l'est jamais?—Je réponds qu'un ordre n'est irréversible que par la dépendance causale. Si le fils n'était pas produit par son père, il n'y aurait aucune raison pour que le fils ne pût être antérieur à son père. Cette explication retombe donc dans la précédente et se trouve entachée du même vice.
Que s'il était possible de prendre la causalité dans un sens très large, purement qualitatif, sans succession temporelle—et en ce sens les principes premiers avec leurs conséquences logiques sont également éternels,—nous nous trouverions alors en face d'un éternel présent, immobile et toujours identique à lui-même. C'est l'éternité, l'opposé du temps. Que si notre adversaire avait la témérité de les identifier et de les confondre, pour éviter à tout prix de mettre du nombre et de la quantité continue dans le temps, nous lui demanderions alors de renoncer à ces expressions de «mouvement vital», d'«élan vital», de «courant de vie», de «flot montant de vie», de «progrès» et de «recul», dont il se sert à tout propos et qui expriment la succession au lieu de nous montrer un éternel présent.
Cette contradiction n'est pas la seule où M. Bergson se soit laissé acculer par les conséquences inéluctables de sa fausse notion. En voici une autre non moins instructive. Ne pouvant pas prouver que notre notion vulgaire et scientifique est illusoire, il cherche du moins à expliquer comment elle aurait pu se produire, comment elle aurait pu supplanter la notion de durée purement qualitative et hétérogène, naturellement suggérée par les données immédiates de la conscience.
Or, d'après M. Bergson, l'illusion se serait produite insensiblement, à travers les temps préhistoriques, grâce à la durée homogène de certaines lois psychologiques, ayant pour but l'utilité pratique, soit biologique, soit sociale, de l'être vivant.—Sans chercher à comprendre comment une illusion mensongère pourrait être utile à la direction de l'action pratique «qui ne se meut jamais dans l'irréel», constatons seulement que, par cette hypothèse, la durée homogène est ainsi rétablie subrepticement dans la réalité, après avoir été niée. Après avoir supposé la durée hétérogène comme la seule donnée réelle de la conscience, voici qu'on ramène sa rivale expulsée et que l'on s'appuie de nouveau sur la durée homogène. La nouvelle notion ne suffit donc plus, puisqu'elle appelle l'ancienne à son secours.
Bien plus, dans le dernier chapitre de Matière et Mémoire, voici que M. Bergson, à la suite de tous les psychologues, fait intervenir la notion de minima pour qu'un temps soit perceptible à la conscience, et rétablit ainsi, bon gré mal gré, la forme quantitative dans la durée. Je veux bien que ce minima soit très court: deux millièmes de seconde, d'après Exner;—il n'en contient pas moins des centaines de trillions de vibrations lumineuses; c'est donc une quantité que l'on peut mesurer. La quantité expulsée revient donc triomphalement dans la notion du Temps: c'est la revanche du bon sens et de la vérité.
Terminons par une dernière critique, qui, au fond, synthétisera toutes les autres, car elle vise la fameuse notion d'hétérogénéité pure dont M. Bergson, nous l'avons dit, a fait comme la synthèse de sa notion du Temps.
Qu'est-ce que l'hétérogénéité? Ce ne peut être qu'une absence d'homogénéité ou de ressemblance, et l'hétérogénéité pure, une absence totale. En sorte que chaque instant nouveau serait totalement dissemblable de l'instant précédent, sans aucune ressemblance même partielle. Une telle conception nous paraît sans doute un rêve aussi impossible que celui de la «mobilité pure», que nous discuterons plus tard. Accordons, pour le moment, sa possibilité; en voici les conséquences.
En supprimant ainsi toute ressemblance—à plus forte raison toute identité—entre les divers instants de notre vie, on aboutit à éliminer du Temps la durée elle-même. Et c'est bien là le dernier mot de notre critique de la notion bergsonienne: elle imagine un temps sans durée. Qu'est-ce, en effet, que durer, sinon continuer d'être le même?[76]
Or, dans le temps bergsonien, rien ne continue d'être le même. Ce n'est pas le fond substantiel qui continue d'être le même sous des modes divers, puisque ce nouveau système nie formellement la substance de l'être—comme nous le verrons plus tard en étudiant sa notion de l'être[77]. Ce n'est pas davantage le mode de l'être ou le phénomène qui continue d'être le même à travers le temps, puisque tout y est supposé hétérogénéité pure et perpétuel changement. Ce n'est pas enfin la mesure elle-même de la durée qui ne change pas, puisque, étant perpétuellement variable, la durée n'a plus de mesure fixe et uniforme. Donc rien ne continue d'être le même, et partant rien ne dure; la durée est éliminée du Temps.
En sorte que l'objection terrible que M. Bergson brandissait plus haut contre la science moderne—et d'ailleurs la science de tous les siècles,—en l'accusant faussement d'avoir «vidé le temps de sa durée»,—semblable au boomerang rotatif des chasseurs australiens, manié d'une main imprudente,—se retourne soudain contre celui qui l'a lancée et le frappe en pleine poitrine. La notion bergsonienne du Temps ne tient plus debout, et c'est la contradiction interne qu'elle portait dans ses flancs qui l'a tuée.
Lorsqu'un expérimentateur aboutit par hasard à une conclusion absurde, il recommence ses calculs ou ses expériences, étant bien convaincu qu'il y a eu maldonne quelque part. Mais un philosophe comme M. Bergson, partisan de la logique de la contradiction, ne recommence jamais et poursuit sa marche intrépide à travers tous les dédales sans fin de l'impossible. Pour cela, il lui suffira de chavirer et de mettre à l'envers la notion de durée qui le gêne. Durer consistera pour lui à changer sans cesse et totalement, c'est-à-dire à ne plus durer. Plus tard, en critiquant sa notion de la Vie et du Devenir, nous verrons ce paradoxe faussement appuyé sur l'exemple de l'être vivant, car celui-ci n'évolue que pour se conserver, en sorte que ses changements de surface, loin d'être un but, ne sont que le moyen de durer en se conservant au fond toujours le même. Nous verrons alors quelle philosophie nouvelle, au rebours de l'ancienne, naîtra de ce germe empoisonné jeté dans le sillon. Elle se vantera d'être une philosophie de la durée, alors qu'elle est la philosophie du non-être et du néant, suivant la sévère mais juste critique qu'Aristote et Platon adressaient déjà aux sophistes de leur temps[78].
Pour le moment, nous retenons la notion vulgaire et scientifique du Temps comme la seule conforme à l'expérience et la seule intelligible—au moins pour le commun des mortels. M. Bergson en fait l'aveu en reconnaissant la «difficulté incroyable»[79] que tous éprouvent à comprendre sa nouvelle notion. Cet aveu suffit à nous rassurer et à nous affermir dans la conviction où nous sommes qu'elle ne saurait prévaloir.
II
LA LIBERTÉ HUMAINE.
Armé de cette définition nouvelle du Temps ou de la durée, comme d'une clé magique, M. Bergson va s'essayer à ouvrir cette «serrure embrouillée» de la Métaphysique, qu'on appelle le problème de la Liberté humaine.
Après avoir supprimé de la durée psychologique où se meut notre Liberté toute distinction de parties, tout nombre et toute quantité mesurable se déroulant successivement dans le Temps, voici comment il procède:
Il appelle à sa barre partisans et adversaires de la Liberté, et leur demande d'expliquer le motif de leur querelle. Ceux-ci soutiennent que dans le conflit des motifs qui nous font hésiter dans nos choix, et finalement prendre un parti, c'est toujours le motif le plus fort qui l'emporte, et, partant, pas de Liberté possible!
Ceux-là, au contraire, disent que, dans ce conflit, le motif qui reste le plus fort n'est devenu tel que par notre libre choix: donc, la Liberté demeure.
La cause est entendue, et M. Bergson de répondre: Vous avez tort les uns et les autres, parce que vous posez mal le problème, «en le posant dans le nombre et dans l'espace». Cette diversité de motifs est un nombre. Ce déroulement successif du conflit, ce n'est pas du temps, c'est de l'espace.
Et puisqu'il n'y a plus dans la simplicité de la durée psychologique, ni multiplicité de motifs, ni aucune distinction possible d'éléments divers, votre conflit de motifs est purement illusoire. Pareillement illusoire votre conclusion pour ou contre la Liberté.
Et dans les considérants de l'arrêt nous retrouvons toujours le fameux principe: «On analyse et l'on décompose une chose, mais pas un progrès; on décompose l'étendue et non la durée[80].»
Ainsi nos plaideurs sont renvoyés dos à dos[81].
Cette solution géniale me rappelle la fable des Plaideurs et de l'Huître, à laquelle la méthode de M. Bergson permettrait d'apporter une solution nouvelle que notre bon La Fontaine n'avait pas prévue. Qu'est-ce que l'huître? dira le nouveau juge à ses plaideurs, sinon un produit de l'Océan, un extrait de l'Océan, comme une perle de l'Océan? Or, l'Océan n'appartient à personne! Et, de nouveau, les plaideurs seront renvoyés dos à dos, grâce à l'ingéniosité d'une définition nouvelle.
C'est un véritable charme d'entendre M. Bergson lui-même exposer les tours et les détours subtils par lesquels, après bien des hésitations qui ménagent les esprits timorés, il se voit conduit à des définitions surprenantes pour le sens commun. D'ordinaire, le professeur accompagne et souligne ses exposés littéraires et pittoresques d'un geste de la main qui intrigue quelque peu les spectateurs novices, surtout les plus jeunes: cet âge est sans pitié!...
Il tend vers eux le pouce et l'index de la main, comme pour leur montrer une muscade invisible. Les plus myopes sont même tentés de s'approcher pour en bien constater la réalité. Puis, après un moment solennel, sa main s'ouvre entièrement et la muscade a disparu.... Geste intéressant, et surtout symbolique, qui mériterait d'avoir été celui qu'Aristote attribuait au sophiste Cratyle: άλλα τὁν δάχτυλον έκείνει μόνον[82].
Ce résumé de la théorie bergsonienne sur la Liberté est, sans doute, beaucoup trop succinct et schématique, aussi avons-nous hâte d'en examiner les principaux détails. Mais nous tenions, dès le début, à confier au lecteur l'impression d'ensemble produite en nous par la lecture de ces soixante-quinze pages qui terminent les Essais.
M. Bergson admet la liberté humaine et s'en proclame le champion. Ce serait assurément très bien et l'auteur mériterait tous nos éloges si nous n'avions à faire bientôt de graves réserves sur la manière dont il définit la liberté, car elle risque fort de défigurer ou de supprimer la chose après en avoir conservé le mot.
En attendant, ce dont nous le louerons sans aucune restriction, c'est d'avoir, pour en démontrer l'existence, conservé cet argument du témoignage de la conscience, si imprudemment lâché par des spiritualistes contemporains et même des catholiques, malgré l'évidence intime de sa force probante.
Nous aimons à relire sous la plume de M. Bergson des phrases comme celles-ci: «Même lorsqu'on esquisse l'effort nécessaire pour accomplir une action, on sent bien qu'il est encore temps de s'arrêter.» «Nous ne connaissons la force que par le témoignage de la conscience, et la conscience n'affirme pas, ne comprend même pas la détermination absolue des actes à venir: voilà tout ce que l'expérience nous apprend, et si nous nous en tenions à l'expérience, nous dirions que nous nous sentons libres....» «La liberté est donc un fait, et parmi les faits que l'on constate, il n'en est pas de plus clair.»[83]
Et remarquez que M. Bergson se garde bien, après avoir admis la liberté, de la reléguer avec honneur parmi les noumènes inaccessibles, comme l'avait imaginé Kant: hypothèse invraisemblable contre laquelle il proteste franchement: «Kant, dit-il, l'éleva donc (la liberté) à la hauteur de noumène ... inaccessible par conséquent à notre faculté de connaître[84]. Mais la vérité est que nous nous apercevons de ce moi toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l'ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes. » Un peu plus loin, il affirme encore que «le moi saisi par la conscience est une cause libre; nous nous connaissons absolument nous mêmes ... cet absolu se mêle sans cesse aux phénomènes, en s'imprégnant d'eux....»[85]
Cette profession de foi est vraiment bien, et quoi qu'elle soit précédée et suivie de ces idées systématiques que nous sommes en train de réfuter, on peut l'en abstraire et l'approuver pleinement.
Toutefois, il ne saurait nous suffire d'entendre la liberté humaine proclamée, il nous faut voir surtout comment M. Bergson va la défendre, car il a la curieuse prétention de la défendre contre ses partisans non moins que contre ses adversaires: ce qui paraît quelque peu inquiétant.
Dès le début, l'auteur nous expose les deux conceptions opposées de la Nature: mécanisme et dynamisme, que la question de la liberté met aux prises. Le mécanisme, dit-il, veut expliquer le plus par le moins, la volonté par l'acte réflexe, l'acte réflexe par un simple mouvement cinétique. Le dynamisme, au contraire, croit que le plus est seul capable d'expliquer le moins, et projette le psychique à divers degrés d'atténuation dans l'Univers matériel.
Le déterminisme lui-même se divise en deux espèces, selon qu'il se fait de la nécessité une conception physique ou bien psychologique. Mais la première de ces deux formes se ramène à la seconde, car tout déterminisme, même physique, implique une hypothèse psychologique....
Toutefois, cette démonstration n'intéressant pas notre but, nous ne pouvons y suivre l'auteur; encore moins le suivrons-nous dans son exposé historique et sa critique du principe de la conservation de l'énergie, qui, malgré leur réel intérêt, nous semblent ici des préambules un peu longs et même superflus.
Passons à l'exposé du déterminisme psychologique. Sous sa forme la plus précise et la plus récente, nous dit l'auteur, il implique une conception associationniste de l'esprit. Il se représente l'état de conscience actuel comme lié aux états précédents, et aussi nécessité par eux. Sans doute, cette nécessité ne saurait être géométrique, comme il arrive pour la résultante de plusieurs forces qui se combinent en donnant une somme totale, mais plutôt métaphysique, comme tout effet dépend de sa cause. «Nous admettrons sans peine, observe M. Bergson, l'existence d'une relation entre l'état actuel et tout état nouveau auquel la conscience passe. Mais cette relation, qui explique le passage, en est-elle la cause?»[86]
Observation très juste, qui nous montre que des phénomènes psychologiques, tout en se succédant à la surface de nos consciences, ne sont pas toujours pour cela des causes l'un de l'autre. Ainsi la faim à satisfaire et la faim satisfaite sont deux états de conscience qui se succèdent sans se causer. Et nous nous servirons plus tard de cette observation contre le phénoménisme de M. Bergson, qui, en supprimant leur cause profonde avec la substance de l'âme, laisse les phénomènes psychiques se succéder sans cause et sans aucune raison d'être. Une fois le moteur central disparu dans votre montre, comment les mouvements extérieurs pourraient-ils continuer à se succéder?
Mais n'anticipons pas—fermons la parenthèse,—et revenons à la première réfutation du déterminisme associationniste.
Qu'ils se causent réellement l'un l'autre, ou qu'ils se conditionnent seulement—peu importe,—les phénomènes de la conscience n'en sont pas moins affirmés multiples et parfaitement distincts, au point de se conditionner les uns les autres. Comme Bain le proclamait si heureusement: «Toute pensée obéit à la loi du nombre. Par cela seul que notre vie mentale procède par battements et transitions, que nos sentiments sont interrompus et repris, ils sont des nombres et toute conscience est une conscience du nombre.» Or, c'est cette multiplicité dans la durée dont M. Bergson ne veut à aucun prix. C'est «l'illusion du morcelage» qu'il ne cessera de dénoncer. «Le point de vue même où l'associationnisme se place implique une conception défectueuse du moi et de la multiplicité des états de conscience.»—«La multiplicité (de nos états de conscience) n'apparaît que par une espèce de déroulement dans ce milieu homogène que quelques-uns appellent durée et qui est en réalité de l'espace.... Mais parce que notre raison, armée de l'idée d'espace et de la puissance de créer des symboles, dégage ces éléments multiples du tout, il ne s'ensuit pas qu'ils y fussent contenus. Car au sein du tout ils n'occupaient point d'espace (!) et ne cherchaient point à s'exprimer en symboles (!!); ils se pénétraient et se fondaient les uns dans les autres. L'associationnisme a donc le tort de substituer sans cesse au phénomène concret qui se passe dans l'esprit la reconstitution artificielle (!) que la philosophie en donne et de confondre ainsi l'explication du fait avec le fait lui-même.»[87]
En lisant cette théorie, que M. Bergson croit sans doute explicative, le lecteur se sera demandé avec son vulgaire bon sens: Est-ce que trois sentiments successifs, d'amour, de haine et de repentir, ne font plus trois sentiments? Est-ce que trois propositions d'un syllogisme, se déroulant, ne font plus trois propositions? Et si elles se déroulent, est-ce bien dans l'espace, comme le prétend M. Bergson, ou bien dans le Temps, comme tous les hommes, savants et ignorants, l'ont toujours cru?
Assurément, les états de conscience dont nous soutenons la distinction et le nombre ne sont pas pour cela séparés et discontinus, comme des «atomes» de conscience juxtaposés. Rien n'empêche qu'ils se suivent dans une parfaite continuité. Quand le physicien compte les sept couleurs du spectre solaire: violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, il ne nie pas pour cela que chaque couleur soit liée à la suivante, comme à la précédente, par d'imperceptibles nuances. Mais cela ne l'empêche pas de distinguer le bleu du rouge ou le vert du bleu. De même, le psychologue a le droit de distinguer une joie d'une souffrance, un sentiment d'une représentation, un raisonnement d'un acte de liberté. Il peut donc, lui aussi, distinguer, classer et compter des états différents, lors même qu'ils se suivent d'une manière continue.
Si cela est vrai des états de conscience qui se succèdent dans la même série unilinéaire, à plus forte raison des séries multiples qui s'écoulent simultanément. Ainsi, en écoulant un orateur, je puis à la fois voir, entendre, jouir, comprendre, etc. Je puis être assiégé par les sentiments les plus divers, sollicité par des désirs bons ou mauvais, ou par les mobiles les plus variés. Et là est aussi un autre vice de la notion bergsonienne, de considérer le Temps de la conscience comme toujours unilinéaire, alors qu'il est le plus souvent un écoulement simultané de flots multiples provenant d'une même source, c'est-à-dire d'une multitude d'actions ou d'émotions simultanées provenant d'un même agent aux puissances multiples.
Tantôt cette multiplicité d'actions est unifiée par un même objet auquel nous le rapportons ou bien par une même fin; tantôt elle reste distincte et sans liaison. Ainsi nous pouvons à la fois méditer, marcher, voir ce qui nous entoure, éviter les obstacles, parler et gesticuler. Nous pouvons même penser à plusieurs choses disparates en même temps. Un grossissement remarquable de ce fait banal nous est fourni par le génie et la folie. On sait que des esprits particulièrement puissants, tels que Jules César ou Napoléon, pouvaient conduire en même temps des séries multiples de pensées différentes, et par exemple dicter à plusieurs secrétaires à la fois. D'autre part, dans certains cas de folie, tels que les curieux phénomènes de «dédoublement de la personnalité», la dissociation des états de conscience est si évidente qu'elle suffirait à prouver la pluralité de ces états[88].
Quoi qu'il en soit, que le continu de nos consciences s'agglomère en une série linéaire unique, ou qu'il se disperse parfois en plusieurs séries parallèles ou divergentes, la distinction et, partant, la multiplicité des opérations ou des états, dans le même moi-agent, s'imposent, bon gré, mal gré, à tout observateur que les préjugés n'aveuglent pas[89].
D'ailleurs, n'est-elle pas de M. Bergson, cette ingénieuse théorie des plans de conscience superposés et impuissants à fusionner entre eux? N'est-elle pas de lui, celle comparaison si poétique et si gracieuse: «Il s'en faut que toutes nos idées s'incorporent à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l'eau d'un étang?»
Vaincu par l'évidence, M. Bergson lui-même sera bien forcé d'employer le mot de multiplicité pour décrire nos états de conscience si variés et si opposés les uns aux autres. Mais aussitôt après il essayera de se reprendre en neutralisant le sens de ce mot par une épithète nouvelle. Il forgera pour cela l'expression de multiplicité qualitative[90]. Comme si les qualités qu'on peut compter ne formaient plus un nombre! Une telle prétention est vaine: tout ce qui est accessible à la numération ou au calcul ne peut pas ne pas faire un nombre; et c'est en cela même que la quantité s'oppose irréductiblement à la qualité.
M. Bergson invente aussi le mot de multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle, qu'il oppose à notre prétendue multiplicité de juxtaposition[91]. Mais d'une part, nous n'avons jamais soutenu que les moments ou les unités de durée se succèdent par juxtaposition, mais au contraire par une vraie continuité. D'après le théorie aristotélicienne, les parties qui ne seraient que juxtaposées ou contiguës l'une à l'autre sont déjà divisées. Or, nous reconnaissons qu'une telle conception des parties dans la durée serait fausse—les parties du continu n'étant pas divisées mais seulement divisibles, en puissance seulement et non pas en acte,—comme nous l'avons déjà expliqué.
D'autre part, la multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle dont parle M. Bergson est impossible entre termes successifs, car si l'on peut unir le passé, le présent et l'avenir dans une suite continue, on ne peut les réunir, les fusionner ensemble et les compénétrer: ce ne serait là qu'une conception contradictoire.
Il ne reste donc plus à admettre dans le continu temporel qu'une multiplicité de parties virtuelles, capables d'être distinguées et comptées, c'est-à-dire une multiplicité vraiment quantitative et numérique[92].
La réfutation du Déterminisme basée sur la non-multiplicité de nos états de conscience n'est donc pas valable, et sa prétention d'atteindre du même coup adversaires et partisans de la Liberté—qui supposent également cette multiplicité—est parfaitement vaine: Telum imbelle, sine ictu.
Examinons si les autres réfutations sont plus solides.
La seconde pourrait se formuler ainsi: Avoir conscience du libre arbitre signifie avoir conscience de pouvoir choisir entre plusieurs partis, et de pouvoir choisir autrement que, de fait, nous choisissons. C'est bien ainsi que défenseurs et adversaires de la Liberté l'ont toujours entendue. Or, la question ainsi posée, aux yeux de M. Bergson, serait «vide de sens». En conséquence, amis et ennemis de la Liberté seraient pareillement confondus.
Nous accordons que la question serait mal posée si l'on prétendait avoir conscience de sa liberté comme d'une puissance pure. Notre conscience ne pouvant saisir que nos actes (actions et passions), une pure puissance serait, en effet, pour elle insaisissable. Mais dès que cette puissance fait effort pour passer à l'acte, nous surprenons fort bien son réveil, et c'est précisément l'effort pour agir dont notre conscience a le sentiment le plus vif. Or, cet effort se colore parfois dé liberté ou d'indétermination dans ses choix. C'est même le contraste parfois si tranché entre nos opérations volontaires et involontaires, qui nous fait comprendre la liberté de certaines actions et la nécessité des actions opposées. Ainsi, par exemple, je me sens impuissant à ne pas vouloir mon propre bonheur, mais je me sens parfaitement libre de placer ce bonheur dans tel ou tel bien, à mon choix. Je me sens impuissant à arrêter une action réflexe telle que les battements de mon cœur; je me sens au contraire libre d'étudier ou de me promener.
La question ainsi posée, loin d'être «vide de sens», nous paraît pleine de cette réalité vécue qui est la lumière même de nos consciences. Pour la trouver «vide de sens», M. Bergson va se placer au point de vue de sa fausse conception de la durée.
D'abord c'est la fameuse «illusion du morcelage» qui va rentrer en scène. «J'hésite entre deux actions possibles X et Y, dit-il, et je vais tour à tour de l'une à l'autre. Cela signifie que je passe par une série d'états, et que ces états se peuvent répartir en deux groupes, selon que j'incline davantage vers X ou vers le parti contraire.... Il demeure entendu que ce sont là des représentations symboliques, qu'en réalité il n'y a pas deux tendances ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et se développe par l'effet de ses hésitations mêmes, jusqu'à ce que l'action libre s'en détache à la manière d'un fruit trop mûr.»[93]
Sans doute—répliquerons-nous,—s'il n'y a pas deux tendances ni deux directions possibles, il n'y a plus de choix concevable, et notre définition de la Liberté par le choix entre plusieurs tendances, entre plusieurs objets, est bien «vide de sens». Mais est-ce bien là une «donnée immédiate» de la conscience; n'est-ce pas, au contraire, le défi le plus audacieux à son témoignage?
Lorsque j'hésite entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, surtout dans ces moments d'incertitude et d'angoisse d'une tentation violente, est-ce que je ne sens pas en moi clairement, sinon deux hommes—suivant la poétique exagération de Buffon,—au moins deux tendances opposées vers deux partis possibles? Celui qui a une fois fait cette expérience poignante—et qui ne l'a jamais faite?—se refusera à prendre au sérieux la distinction subtile de M. Bergson entre la multiplicité vraiment numérique—telle qu'elle nous apparaît ici—et la multiplicité non numérique et purement qualitative, imaginée par M. Bergson. Une multiplicité qui ne serait plus un nombre n'est pas plus intelligible qu'un cercle carré ou un triangle rond. S'il y a une notion «vide de sens», la voilà.
A l'appui de sa négation de nos deux tendances et de nos deux directions possibles, M. Bergson nous trace un graphique, représentant le temps passé par une ligne M O qui arrive jusqu'au point de bifurcation 0. De ce point, deux lignes divergentes, O X, O Y, symbolisent les deux tendances différentes vers deux directions possibles.
X \ / Y
\ /
\ /
\ /
\ /
\ /
| O
|
|
|
| M
Puis, après avoir tracé ce schéma, il s'indigne contre «ce symbolisme grossier sur lequel on prétendait fonder la contingence de l'action accomplie, et qui aboutit par un prolongement naturel à en établir l'absolue nécessité.... Bref, cette figure ne me montre pas l'action s'accomplissant, mais l'action accomplie. Ne me demandez donc pas si le moi, ayant parcouru le chemin M O et s'étant décidé pour X, pouvait ou ne pouvait pas opter pour Y: je répondrais que la question est vide de sens, parce qu'il n'y a pas de ligne M O, pas de point O, pas de chemin O X, pas de direction O Y. Poser une pareille question, c'est admettre la possibilité de représenter adéquatement le temps par de l'espace, et une succession par une simultanéité. C'est attribuer à la figure qu'on a tracée la valeur d'une image et non pas seulement d'un symbole.... Cette figure représente une chose et non pas un progrès; elle correspond, dans son inertie, au souvenir en quelque sorte figé de la délibération tout entière, etc.» [94].
Nous répondrons à cette longue dissertation—dont nous n'avons pu offrir au lecteur qu'un des échantillons les moins confus—par deux remarques:
1° Si ce symbolisme graphique déplaît à M. Bergson, pourquoi l'a-t-il imaginé? Est-ce pour avoir le plaisir de le combattre? Jamais, dans nos leçons, nous n'y avons eu recours pour expliquer le processus de l'acte libre, et l'on peut très bien s'en passer.
2° Mais nous croyons que ce graphique, tout symbolique qu'il soit, n'est pas si absurde qu'on le prétend. S'il a paru tel à M. Bergson, c'est qu'il a supposé «que cette ligne symbolise, non pas le temps qui s'écoule, mais le temps écoulé»[95], et partant déjà fixé, cristallisé par le souvenir et incapable de symboliser le mouvement et le progrès du temps[96]. Mais ce point de vue est vraiment trop exclusif. Remplacez ces lignes toutes faites par des lignes en voie d'être tracées, ou par des points en mouvement dans la direction indiquée par ces lignes, et ce graphique reprenant, par la pensée, le mouvement et la durée, sera capable de les symboliser plus exactement.
Sans doute, il ne prouvera ni pour ni contre la liberté, suivant l'axiome bien connu: comparaison n'est pas raison. Mais il en expliquera fort bien le processus, si, une fois arrivé à l'instant présent, figuré par le point O, on suppose que le moi peut se diriger vers l'un des deux partis possibles, X ou Y, et accomplir l'action O X plutôt que l'action O Y. Et ce déroulement de l'action sur une ligne en formation ou sur un point en mouvement est bien un déroulement dans le continu successif et non dans le continu simultané, dans le temps et non dans l'espace.
M. Bergson en conclut: «La question revient toujours à celle-ci: le temps est-il de l'espace?» Nous sommes du même avis. Et la confusion qu'il a déjà faite de ces deux notions est précisément le point de départ de toutes ses vaines disputes et de toutes ses inintelligences de la question présente.
Passons à la troisième «réfutation». Partisans et adversaires de la Liberté humaine ont pareillement défini l'acte libre: «celui qu'on ne saurait prévoir, même quand on en connaîtrait à l'avance toutes les conditions.» Or, cette définition étant encore «vide de sens», leur querelle doit se prolonger jusqu'à la fin du monde. Ce n'est donc là que l'objet d'un «pseudo-problème».
Pour le montrer, M. Bergson distingue d'abord deux espèces de prévisions du futur. L'une est la prévision probable ou conjecturale, l'autre la prévision certaine ou infaillible.
«Dire qu'un certain ami, dans certaines circonstances, agira très probablement d'une certaine manière, ce n'est pas tant prédire la conduite future de notre ami que porter un jugement sur son caractère présent, c'est-à-dire, en définitive, sur son passé....
Tous les philosophes s'accordent sur ce point.... Mais le déterministe va beaucoup plus loin: il affirme que la contingence de notre solution tient à ce que nous ne connaissons jamais toutes les conditions du problème ... et qu'une connaissance complète, parfaite, de tous les antécédents, sans exception aucune, rendrait la prévision infailliblement vraie.»[97]
M. Bergson leur répond que prévoir ainsi est impossible, parce que prévoir, ce serait déjà voir ou agir soi-même: «il n'y a pas de différence sensible entre prévoir, voir et agir»[98].
L'essai de démonstration d'un tel paradoxe ne dure pas moins de douze pages, où l'embarras de l'auteur, d'ordinaire si à son aise, fatigue péniblement l'esprit, sans parvenir à l'éclairer, encore moins à le convaincre. Nous recommandons ce passage aux amateurs de clair-obscur qui se plaisent dans les nuages[99]. En voici le plus clair:
«Pour que Paul (prédise ou) se représente adéquatement l'état de Pierre à un moment quelconque de son histoire, il faudra de deux choses l'une: ou que, semblable à un romancier qui sait où il conduit ses personnages, Paul connaisse déjà l'acte final de Pierre ... ou qu'il se résigne à passer lui-même par ces états divers, non plus en imagination, mais en réalité. La première de ces hypothèses doit être écartée, puisqu'il s'agit précisément de savoir si, les antécédents seuls étant donnés, Paul pourra prévoir l'acte final. Nous voici donc obligés de modifier profondément l'idée que nous nous faisions de Paul: ce n'est pas, comme nous l'avions pensé d'abord, un spectateur dont le regard plonge dans l'avenir, mais un acteur qui joue par avance le rôle de Pierre.... Mais si Pierre et Paul ont éprouvé dans le même ordre les mêmes sentiments, si leurs deux âmes ont la même histoire, comment les distinguerez-vous l'une de l'autre?... Il faut donc maintenant que vous en preniez votre parti: Pierre et Paul sont une seule et même personne, que vous appelez Pierre quand elle agit, et Paul quand vous récapitulez son histoire (pour la prédire).... C'est donc une question vide de sens que celle-ci: l'acte pouvait-il ou ne pouvait-il pas être prévu, étant donné l'ensemble complet de ses antécédents? Car il y a (seulement) deux manières de s'assimiler ces antécédents, l'une dynamique, l'autre statique. Dans le premier cas, on sera amené par des transitions insensibles à coïncider avec la personne dont on s'occupe, à passer par la même série d'états, et ... il ne pourra plus être question de prévoir. Dans le second cas, on présuppose déjà l'acte final....»[100]
Les graphiques qui suivent ce beau raisonnement peuvent l'illustrer, mais sûrement ils ne l'éclairent pas, et leur aspect scientifique provoque aussitôt l'objection que les savants prédisent fort bien les conjonctions des astres, les éclipses de soleil ou de lune et les autres phénomènes astronomiques, sans avoir besoin de «coïncider avec eux», ou de «passer eux-mêmes par les mêmes états», ni en imagination, ni en réalité. Il y aurait donc quelque autre mode de prévoir.
M. Bergson, qui ne pouvait pas ne pas prévoir une objection si simple et si naturelle, essaye de s'en tirer par la fameuse distinction—déjà exposée au lecteur—entre le temps astronomique et le temps psychologique. Le temps des savants n'est qu'un temps bâtard, qui a pour essence de ne pas durer, aussi est-il accessible au nombre, à la mesure et à la prévision, tandis que le temps vrai, celui de la conscience, qui seul a une durée, est un progrès et non une chose, et partant qualité pure, dont la simplicité parfaite exclut tout nombre, toute analyse, tout calcul et par suite toute prévision.
Voici comment il formule cette conclusion: «Lors donc qu'on demande si une action future pourrait être prévue, on identifie inconsciemment le temps dont il est question dans les sciences exactes, et qui se réduit à un nombre, avec la durée réelle, dont l'apparente quantité est véritablement une qualité.... La question de savoir si l'acte pouvait ou ne pouvait pas être prévu revient toujours à celle-ci: le temps est-il de l'espace?»[101]
Inutile de revenir encore une fois sur cette équivoque. Le temps n'est nullement de l'espace, parce qu'il se déroule, non dans le continu simultané de l'espace, mais dans le continu successif de la durée, et c'est ce déroulement continu qui permet de nombrer ses moments, d'en faire la base de nos calculs et de nos prévisions.
Non, ce ne sont pas les savants qui ont confondu le temps avec de l'espace, mais c'est M. Bergson qui a confondu l'espace avec le temps, de l'avis des penseurs, savants ou philosophes de toutes les écoles et de tous les siècles: car M. Bergson est ici seul contre tous: etiamsi omnes, ego non! Le geste, du moins, serait-il beau? Nullement, car, suivant la parole du poète: «Rien n'est beau que le vrai.»
Une quatrième et dernière «réfutation» nous reste à examiner. Elle a trait au principe de causalité. Partisans et adversaires de la liberté l'entendent en ce sens que l'acte libre ne serait pas nécessairement déterminé par sa cause. Mais cette introduction de la causalité dans les phénomènes de conscience paraît une conception inadmissible à nos nouveaux philosophes. Encore une question «vide de sens», une «pseudo- question» qu'on ne doit plus poser!
En effet, le principe de causalité proclame que «les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, produisent toujours les mêmes effets». Appliquer ce principe aux phénomènes psychiques serait donc supposer que les antécédents psychiques d'un acte libre sont susceptibles de se reproduire à nouveau, ce qui n'a jamais lieu, car le même état de conscience, par cela seul qu'il se répète, devient un état tout nouveau, et partant n'est déjà plus la simple répétition du premier. Laissons la parole à M. Bergson:
«Dire que les mêmes causes internes produisent les mêmes effets, c'est supposer que la même cause peut se présenter à plusieurs reprises sur le théâtre de la conscience. Or, notre conception de la durée ne tend à rien moins qu'à affirmer l'hétérogénéité radicale des faits psychologiques profonds (?), et l'impossibilité pour deux d'entre eux de se ressembler tout à fait, puisqu'ils constituent deux moments différents d'une histoire.... L'on ne saurait parler ici de conditions identiques, parce que le même moment ne se présente pas deux fois.... Une cause interne profonde (P) donne son effet une fois et ne se reproduira jamais plus[102].»
Tel est, en effet, le corollaire de la notion bergsonienne de la durée où le passé «s'emboîte» dans le présent, comme pour faire «boule de neige». En avançant ainsi vers l'avenir, le moi se grossit d'un passé toujours plus riche, il change donc incessamment et n'est jamais le même. «Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé.»[103]
Cette théorie, assurément, n'est pas totalement fausse, car il est sûr qu'à chaque instant nous mûrissons ou nous vieillissons, et que, en un certain sens, nous ne sommes plus les mêmes, étant entraînés malgré nous dans un perpétuel changement. L'important est de savoir si ce changement n'est qu'accidentel ou s'il est essentiel; si c'est le fond de notre être, notre personnalité même qui change, ou seulement le flot accidentel et mouvant des phénomènes actifs et passifs dont notre moi est le théâtre.
Or, notre conscience a répondu par l'affirmation catégorique de notre identité permanente à travers tous les changements de surface, et elle proteste avec évidence chaque fois qu'on ose la mettre en doute. En sorte que, s'il y a «une donnée immédiate de la conscience» claire et indiscutable, c'est bien celle-ci qui tient le premier rang et qui s'impose le plus fermement. Nous y reviendrons plus tard, car nous aurons occasion de réfuter les bergsoniens qui ne veulent voir au dedans de nous que du mouvement, alors qu'il y a aussi et surtout du stable et du permanent.
Que s'il y a du stable et du permanent dans les activités de notre conscience, la nouveauté des circonstances où elles opèrent pour une dixième, vingtième ou centième fois peut n'introduire que des variations insignifiantes et négligeables; en sorte que les mêmes causes devront encore reproduire substantiellement les mêmes effets, dans des circonstances suffisamment identiques.
Ainsi, par exemple, une poule ne pond jamais le même œuf, et cependant tous ses œufs sont semblables par les caractères de l'espèce, de la race, voire même par des traits accidentels. De même, nous constatons que notre âme produit habituellement, dans des circonstances données, les mêmes pensées, les mêmes désirs, les mêmes sentiments de sympathie ou d'antipathie. Et si chacun de ces effets se colore presque toujours de quelque nuance accidentelle qui l'individualise, leur ressemblance fondamentale n'en est pas moins évidente. Pareilles aux feuilles du même arbre qui se ressemblent toutes, malgré leur distinction individuelle, nos actions nous offrent souvent entre elles ce caractère de ressemblance frappante.
Il n'est donc ni faux ni inutile d'appliquer à la causalité des êtres vivants le principe général: les mêmes causes dans les mêmes circonstances produisent toujours les mêmes effets.
Accordons toutefois à M. Bergson que, dans le domaine psychologique, il soit encore plus difficile de constater si les causes sont les mêmes et les circonstances suffisamment identiques. Accordons-lui, en outre—dato, non concesso,—qu'une même action ne se répète jamais deux fois, le principe de causalité sera-t-il par là mis en échec? Nullement.
Cette première formule du dit principe n'est en effet ni la seule formule ni la plus importante, car ce principe régit tout aussi bien les causes qui n'agiraient qu'une fois, sans pouvoir jamais se répéter[104], que celles qui pourraient multiplier indéfiniment les mêmes actions dans les mêmes circonstances.
En effet, le principe de causalité proclame tout d'abord deux choses: 1° tout effet doit avoir une cause; 2° tout effet est proportionné à sa cause, car l'être ne peut agir que comme il est. L'action n'est, en effet, qu'un rayonnement, une manifestation de la cause, et voilà pourquoi nous pouvons remonter de la nature de l'effet produit à la nature de sa cause. Impossible, par exemple, qu'une action libre soit produite par une cause; nécessitée, et réciproquement, ou bien qu'une action spirituelle soit l'effet d'une cause matérielle.
Sous cette forme, le principe de causalité s'applique donc fort bien au monde de la conscience. Et s'il est incapable, à lui seul, de résoudre le problème de savoir si nous sommes libres ou nécessités, on ne peut toutefois soutenir qu'il n'est plus applicable à ce nouveau domaine où il serait hors de chez lui.
Telle est pourtant la thèse de M. Bergson.
«Pour le physicien, écrit-il, la même cause produit toujours le même effet; pour un psychologue qui ne se laisse point égarer par d'apparentes analogies, une cause interne donne son effet une fois et ne le produira jamais plus. Et si, maintenant, on allègue que cet effet était indissolublement lié à cette cause, une pareille affirmation signifiera de deux choses l'une ... également vides de sens, et impliquant, elles aussi, une conception vicieuse de la durée.... Le principe de la détermination universelle perd toute espèce de signification dans le monde interne des faits de conscience.»[105] Ce monde échappe donc au principe de causalité.
Toutefois, pour un principe nécessaire et universel, ce serait là une «incompréhensible exception». Aussi le même auteur se décide-t-il finalement à en nier la nécessité et à opposer en cela les deux principes d'identité et celui de causalité.
«Le principe d'identité, dit-il, est la loi absolue de notre conscience ...[106], et ce qui fait l'absolue nécessité de ce principe, c'est qu'il ne lie pas l'avenir au présent, mais seulement le présent au présent. Mais le principe de causalité, en tant qu'il lierait l'avenir au présent, ne prendrait jamais la forme d'un principe nécessaire; car les moments successifs du temps réel ne sont pas solidaires les uns des autres, et aucun effort logique n'aboutira à prouver que ce qui a été sera ou continuera d'être, que les mêmes antécédents appelleront toujours des conséquences identiques.»[107]
Voilà qui est plus franc et paraît plus logique que d'admettre le principe de causalité pour le monde physique et le rejeter pour le monde psychologique. Mais alors nous aboutissons à la négation de la causalité elle-même, car s'il y a des causes véritables, il faut bien qu'elles agissent comme elles sont. Que s'il n'y a plus de causalité, au contraire, mais de pures successions de phénomènes, régies par le hasard ou le caprice, on comprend sans peine que n'importe quel phénomène puisse succéder à un autre, et qu'aucun lien entre eux ne soit absolument nécessaire.
Ce serait là une question de fait ou de coutume, non plus une question de droit. Il se pourrait donc absolument que la combinaison de l'hydrogène et de l'oxygène, HO2, produisît autre chose que de l'eau, et que des œufs de poules vissent éclore tout autre volatile que des poulets. Conclusions rigoureuses et que l'expérience, malheureusement, ne semble pas confirmer.
Toutes ces difficultés où s'embourbe lu marche de noire auteur viennent—comme il nous le confesse—de ce qu'il n'a pas compris «la préformation de l'avenir dans le présent» et qu'il la rejette pour n'avoir pu la comprendre. Il n'a pu la concevoir, dit-il, que «sous forme mathématique», comme les conclusions d'un théorème de géométrie sont contenues dans leurs principes. Mais il n'y a nullement là un exemple de «préformation de l'avenir dans le présent», car les principes mathématiques et leurs conséquences sont également nécessaires et éternels, et leur déroulement logique n'a rien de commun avec le mouvement et la causalité dans le temps.
Aristote ne cesse de nous mettre en garde contre une si grossière confusion du logique et du réel. La causalité, dit-il, n'existe que dans la nature physique ou psychique, parce qu'elle se déroule dans le temps; jamais dans la Logique pure, qui ne s'occupe que du simultané et de l'éternel. La causalité se meut dans la sphère de la contingence, la Logique dans celle de la nécessité.
Pour saisir dans nos consciences une «préformation de l'avenir dans le présent», il faut donc recourir à d'autres exemples, tel que l'effort pour penser, vouloir, agir, qui nous fait passer de la puissance à l'acte. Mais cette «préformation», M. Bergson le reconnaît lui-même, est fort imparfaite, puisque l'action à venir que va produire l'effort n'était nullement contenue dans sa cause sous sa forme future. Et pourtant elle y était contenue de quelque manière, qu'Aristote a appelée virtuelle ou en puissance, et dont la réalité, quelque mystérieuse qu'elle soit, ne saurait être nié.
Le poulet était-il contenu dans l'œuf? Assurément, puisqu'il en sort.—Y était-il contenu à l'état des préformations, si microscopique ou infinitésimale qu'on le voudra? Nullement. Et la théorie de l'épigénèse ayant définitivement triomphé, dans les sciences biologiques, des hypothèses de «préformation» ou «d'emboîtement des germes», c'est l'état réel de puissance préexistante qui s'impose, et c'est ainsi que l'effet sera donné dans sa cause.
D'ailleurs, si la «préformation» dans l'œuf avait un sens pour les formes plastiques des vivants, elle n'en a plus aucun pour la «préformation» dans l'esprit de pensées ou de vouloirs qui n'ont aucune figure, et l'état réel de puissance s'impose une seconde fois.
Confondre cet état réel avec celui de possibilité pure, comme a l'air de le faire M. Bergson[108], c'est tout simplement supprimer la causalité et laisser les effets en l'air, sans raison d'être.
Que s'il y a dans le monde de la conscience une causalité véritable, comme l'effort suffirait à en témoigner, la question si grave de sa coexistence avec la liberté—également posée par les déterministes de tous les temps et tous leurs adversaires—n'est donc plus une «pseudo-question», et c'est la fin de non-recevoir de M. Bergson qui devient une pseudo-réponse, où la solution du redoutable problème ne se trouvera même pas en germe.
Poursuivons cependant notre étude, car il serait curieux de voir si, dans la notion finale que M. Bergson va nous donner de la Liberté humaine, il ne va pas supprimer la causalité libre, en y supprimant toute causalité, comme son système l'exige.
Jusqu'ici, nous avons vu que M. Bergson a également reproché aux déterministes et à leurs adversaires de mal poser le problème, en donnant de la Liberté des définitions vicieuses.
Vous définissez l'acte libre, leur a-t-il dit, comme le fruit du libre choix entre plusieurs partis ou plusieurs motifs; mais cela n'a pas de sens, car cette multiplicité est illusoire et transformerait le temps en espace.
Vous le définissez: «Celui qu'on ne saurait prévoir, même quand on connaît d'avance toutes les conditions?»—Mais concevoir toutes ces conditions données, ce n'est plus prévoir, c'est voir et se placer au moment où l'acte s'accomplit. Ou bien, si l'on prévoit à la manière des physiciens, c'est admettre que la durée psychique peut se représenter symboliquement à l'avance, ce qui revient à confondre le temps avec l'espace.
Vous le définissez encore, en disant qu'il n'est pas nécessairement déterminé par sa cause?—Mais alors vous admettez que les antécédents psychiques d'un tel acte sont susceptibles de se reproduire à nouveau, que la liberté se déploie dans une durée dont les moments se ressemblent, et que le temps est un milieu homogène comme l'espace.
Toutes ces définitions une fois écartées, on attend avec anxiété celle que M. Bergson va leur substituer. Malheureusement, il aime mieux ne nous en donner aucune, sous prétexte que la Liberté est «indéfinissable », et que «toute définition donnerait raison au déterminisme.... La définir serait la nier»[109].
Ecoutez plutôt la manière élégante et subtile avec laquelle il nous échappe au moment même où nous pensions le saisir:
«Nous pouvons maintenant formuler noire conception de la liberté. On appelle liberté le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une chose, mais non pas un progrès; on décompose de l'étendue, mais non pas de la durée. Ou bien, si l'on s'obstine à analyser quand même, on transforme inconsciemment le progrès en chose, et la durée en étendue. Par cela seul qu'on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les moments dans l'espace homogène; à la place du fait s'accomplissant, on met le fait accompli; et comme on a commencé par figer en quelque sorte l'activité du moi, on voit la spontanéité se résoudre en inertie, et la liberté en nécessité.—C'est pourquoi toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme.»[110]
Telle est la manière—assez vague et peu compromettante—par laquelle M. Bergson prétend avoir «formulé sa conception de la liberté». S'il avait voulu ne pas la formuler du tout, il n'aurait pas mieux dit. S'il n'avait pu en donner une formule—faute d'en avoir,—il n'aurait su l'insinuer en termes plus heureux.
Cependant, M. Bergson n'a pas toujours eu ce scrupule si excessif de ne pas vouloir toucher la liberté du bout de l'index par une définition, de crainte de la faire tomber en poussière.
J'ouvre le même ouvrage, quelques pages plus haut, et j'y rencontre, non sans quelque étonnement, des descriptions et des définitions de la Liberté, autrement compromettantes.
Citons les textes eux-mêmes, où il résume le mieux sa pensée. «C'est une psychologie grossière, dupe du langage, dit-il, que celle qui nous montre l'âme déterminée par une sympathie, une aversion ou une haine, comme par autant de forces qui pèsent sur elle. Ces sentiments, pourvu qu'ils aient atteint une profondeur suffisante, représentent chacun l'âme entière, en ce sens que tout le contenu de l'âme se reflète en chacun d'eux. Dire que l'âme se détermine sous l'influence de l'un quelconque de ces sentiments, c'est donc reconnaître qu'elle se détermine elle-même.... C'est de l'âme entière que la décision libre émane ... σὁν ὅλη τἦ ψυχἦ, selon l'expression de Platon.»[111]
«Bref, conclut-il, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste. En vain on alléguera que nous cédons alors à l'influence toute-puissante de notre caractère. Notre caractère, c'est encore nous; et parce qu'on s'est plu à scinder la personne en deux parties pour considérer tour à tour, par un effort d'abstraction, le moi qui pense et le moi qui agit, il y aurait quelque puérilité à conclure que l'un des deux moi pèse sur l'autre.... En un mot, si l'on convient d'appeler libre tout acte qui émane du moi, et du moi seulement, l'acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité.»[112]
Cette notion de la liberté nous paraît à la fois trop étroite et trop large. D'abord trop étroite, car elle n'embrasse pas une quantité d'actes libres—peut-être les plus nombreux,—où, sans avoir besoin de faire vibrer toute la lyre des sentiments et des puissances de l'âme tout entière, nous agissons pourtant en pleine liberté, comme notre conscience en témoigne clairement. Ainsi, j'écris en ce moment, je lis, je parle ou je me repose, fort librement, alors que ma «personnalité tout entière»[113] devrait pour ainsi dire vibrer, d'après M. Bergson, pour faire un acte libre. C'est donc une exagération d'ajouter que «les actes libres sont rares, même de la part de ceux qui ont le plus coutume de s'observer eux-mêmes et de raisonner sur ce qu'ils font».[114]
D'autre part, cette définition de la liberté est beaucoup trop large, car elle risque d'embrasser des actes qui ne sont point libres. Par exemple, le désir du bonheur en général, qui est le plus profond de notre nature et remue notre âme tout entière, précisément parce qu'il est le fond de notre instinct naturel, vient au monde avec nous, et nous ne pouvons pas plus y renoncer qu'à notre nature raisonnable. Que si nous sommes libres de placer notre bonheur ici ou là, dans tel ou tel moyen particulier, la fin elle-même, qui est d'être heureux, s'impose tellement à nous que nous ne pouvons pas ne pas la vouloir. La résultante de toutes les puissances de notre âme n'est donc pas toujours un acte de liberté.
Accordons-le, pour un instant, à M. Bergson. Et demandons-lui d'où pourrait venir qu'une telle résultante fût libre. Les animaux, eux aussi, peuvent agir suivant la résultante de toutes leurs facultés, ils n'en sont pas moins incapables de liberté.
Si M. Bergson n'était pas antiintellectualiste, il nous répondrait en nous montrant dans l'intelligence de l'homme la racine de sa liberté. C'est l'idéal conçu par l'intelligence qui nous découvre par comparaison les imperfections de tous les biens créés, nous fournissant ainsi des motifs suffisants pour les refuser, en désirant et cherchant toujours mieux. C'est cette poussée idéale vers l'infini qui nous permet de choisir librement parmi les biens finis.
Mais après avoir fait fi de l'intelligence, que peut bien nous répondre un antiintellectualiste? Comment va-t-il s'y prendre pour fonder la liberté sur les ruines de la raison? Jugez de son embarras. Il revient à la résultante des forces psychiques, et l'acte libre ne sera plus que leur produit spontané, s'en détachant comme un fruit mûr. «En réalité, dit-il, il n'y a pas (dans nos âmes) deux tendances ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et se développe par l'effet de ses hésitations mêmes, jusqu'à ce que l'action libre s'en détache à la manière d'un fruit trop mûr.»[115]
Cette conception bergsonienne est grosse de conséquences extrêmement graves. Si l'intelligence n'est plus pour rien dans la liberté, pourquoi ne pas l'attribuer aussi aux êtres inintelligents? Si l'acte libre n'est qu'un produit qui se détache comme un fruit mûr, s'il n'est que la résultante de nos forces psychiques, pourquoi ne serait-il pas également la résultante des forces psychiques des animaux inférieurs à l'homme, et même de toutes les autres forces de la nature conçues sur le modèle des nôtres plus ou moins dégradées?—Cette conclusion, parfaitement logique, M. Bergson la fera sienne. Non seulement dans son dernier volume, où il nous montrera une liberté fondamentale dans cet «élan vital» de l'Evolution créatrice qui pousse en avant tous les êtres de la nature, mais, dès maintenant, il prélude nettement à sa théorie future, en confondant ensemble les idées de force, de causalité, de spontanéité et de liberté. «L'idée de force, écrit-il, exclut en réalité celle de détermination nécessaire.... Nous percevons la force, à tort ou à raison, comme une libre spontanéité.... Toute conception claire de la causalité, où l'on s'entend avec soi même (?), conduit a l'idée de la liberté humaine comme à une conséquence naturelle....»[116]
Que si toute force, toute spontanéité, toute causalité est libre, il n'y a plus de place pour les forces, les spontanéités, les causalités nécessaires; il n'y a plus de distinction entre la liberté et la nécessité, c'est-à-dire que le déterminisme universel a triomphé, en sacrifiant son enseigne et en appelant la nécessité du nom de liberté.
Et c'est ainsi que le grand sabre de M. Prudhomme, qui devait si vaillamment défendre la cause sacrée de la Liberté, a réussi à la combattre et à assurer sa défaite, tout en proclamant sa victoire.
Avions-nous raison, en commençant, de nous défier des mots et du verbalisme sonore de la Philosophie «nouvelle»? Le lecteur en jugera.
Parvenu à la fin de ce premier volume, on se sent vraiment humilié et comme dupé d'avoir été obligé de faire la lecture—et la réfutation—de 182 pages in-8° de subtilités vertigineuses sur le temps et l'espace pour en arriver à une conclusion si inattendue. M. Bergson aurait bien mieux fait de nous éviter cette fatigue inutile en nous avouant clairement sa pensée dès le début. Il eût été si simple de la déclarer de suite aux belligérants—déterministes et leurs adversaires—qu'il voulait renvoyer dos à dos, et de leur dire: votre discussion n'a pas d'objet; liberté et nécessité, c'est au fond la même chose, sous deux noms différents! Du moins, les plaideurs eussent compris de suite de qui l'on prétendait se moquer au nom des soi-disant «données immédiates» de la conscience.
III
L'UNION DE L'ÂME ET DU CORPS.
La nouvelle notion du Temps n'a pas seulement la prétention de nous donner la clé du problème de la Liberté, mais encore celle de l'union de l'âme et du corps. C'est l'objet du second volume de M. Bergson.
Son titre: Matière et Mémoire est l'équivalent de Matière et Esprit, puisque, dans le nouveau système—comme nous le verrons,—la mémoire, c'est l'esprit ou la manifestation la plus indiscutable de l'esprit. Du reste, le sous-titre: Essai sur la relation du Corps et de l'Esprit nous en avertit déjà, et nous n'en saurions douter: il s'agit bien de l'union de l'âme et du corps.
Ce problème «crucial» de la philosophie, dont on ne s'occupait plus dans les chaires universitaires de France, depuis l'invasion du kantisme où il était traité de pseudo-problème, M. Bergson a le courage, non sans mérite, de le reprendre des mains de Descartes, en passant irrespectueusement par-dessus le veto de Kant. Il a le courage, malgré les clameurs universelles des positivistes, kantistes et néo-kantistes, de soutenir que la nature de l'âme et du corps n'est plus inconnaissable et de se proclamer spiritualiste.
«Nous avons répudié le matérialisme, écrit-il, qui prétend faire dériver le premier terme du second (l'esprit de la matière); et nous n'acceptons pas davantage l'idéalisme qui veut que le second soit une simple construction du premier. Nous soutenons contre le matérialisme que la perception dépasse infiniment l'état cérébral; et nous avons essayé d'établir contre l'idéalisme que la matière déborde de tous côtés la représentation que nous avons d'elle, représentation que l'esprit y a pour ainsi dire cueillie par un choix intelligent. De ces deux doctrines opposées, l'une attribue au corps et l'autre à l'esprit un don de création véritable, la première voulant que notre cerveau engendre la représentation, et la seconde que notre entendement dessine le plan de la nature.»[117]
A la page précédente, l'auteur avait déjà précisé la question à résoudre: «Ce problème n'est rien moins que celui de l'union de l'âme et du corps. Il se pose à nous sous une forme aiguë, parce que nous distinguons profondément la matière et l'esprit. Et nous ne pouvons le tenir pour insoluble, parce que nous définissons esprit et matière par des caractères positifs, non par des négations.»[118]
Cette profession de foi spiritualiste, chez M. Bergson, n'est pas accidentelle ni intermittente. Il ne laisse guère échapper une occasion de combattre le matérialisme sous toutes ses formes, et, au besoin, de le cribler de ses traits acérés, par exemple, lorsqu'il réfute la célèbre théorie de la conscience-épiphénomène qu'il qualifie «d'inintelligible épiphénomène», de vrai «miracle» ou de Deus ex machina[119].
Quant à son spiritualisme, il aime à le «pousser à l'extrême»; et, de fait, nous y trouverons des exagérations inutiles où il nous sera impossible de le suivre. «Le corps, dit-il, ne saurait engendrer ni occasionner (?)un état intellectuel.... Les états cérébraux qui accompagnent la perception n'en sont ni la cause ni le duplicat....»[120] Il aime ainsi à se jouer en «paraissant creuser entre le corps et l'âme un abîme infranchissable»[121], pour se donner ensuite la joie et la surprise de les avoir encore mieux unis.
Cette aversion intransigeante pour le matérialisme et cette foi robuste, excessive même, en la puissance du spiritualisme, ont contribué beaucoup—comme on le devine—à la réputation et au succès de M. Bergson dans certains milieux religieux et même parmi des catholiques, dont on ne peut s'expliquer autrement l'étrange engouement. Avant de prendre feu si vite, ces admirateurs eussent été bien plus sages de se dire: attendons la fin!...
Avec M. Bergson, en effet, on n'est jamais parfaitement sûr de l'exacte signification des mots ni du sens de ses professions de foi les plus sincères. Corps et âme, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire pour un coryphée du phénoménisme et du monisme universel? Question anticipée. Ici, je n'en sais rien ou n'en veux rien savoir, et prie le lecteur de vouloir bien, lui aussi, attendre la fin.
Pour le moment, la position du bergsonisme, dédaigneuse de Kant et de ses vétos périmés, agressive contre le matérialisme et l'idéalisme, vengeresse du spiritualisme, n'est que digne de nos éloges les plus sincères.
L'union de l'âme et du corps est donc bien le sujet principal de ce second volume. Il est bon de le souligner et d'en avertir le lecteur, qui ne s'en douterait guère après l'avoir lu en entier, tellement est exiguë la place qui lui est consacrée. La thèse principale y est tellement noyée dans les thèses accessoires qui la précèdent ou l'accompagnent qu'elle risque de devenir à peu près insaisissable à l'observateur qui ne serait point averti.
Mais passons l'éponge sur ce reproche—pourtant si grave du manque presque absolu de composition,—et voyons le fond de la doctrine nouvelle sur cet unique sujet de l'union de l'âme et du corps, nous réservant de reprendre en temps et lieu la critique des autres sujets accessoires.
D'abord, la méthode positive qu'on nous annonce et qui doit faire reposer la solution métaphysique sur des bases expérimentales et psychologiques n'a rien pour nous déplaire. Au contraire, l'avons-nous nous-mêmes prônée depuis longtemps comme excellente et comme la seule vraiment sérieuse. Le seul point difficile est de bien interpréter les faits observés à la lumière des données intellectuelles sans jamais les fausser ni les outrepasser. Si les faits observés n'étaient que l'occasion ou le prétexte de rêveries philosophiques, il est clair que nous retomberions dans tous les inconvénients des constructions systématiques a priori.
Sur le principe de la méthode, nous voilà d'accord avec M. Bergson: «La même observation psychologique, dit-il, qui nous à révélé la distinction de la matière et de l'esprit, nous fait assister à leur union.»[122]
Ce point de départ étant reconnu vrai, examinons la marche des idées et leur déroulement vers le but annoncé.
Avant d'expliquer l'union des deux termes: corps et âme, il est indispensable de nous en donner quelque notion, au moins très sommaire, et nous comprenons la réserve de M. Bergson qui se refuse à approfondir ici toute la métaphysique de la matière et de l'esprit.
«Il ne peut être question ici de construire une théorie de la matière ... ni de l'esprit. Nous n'avons pas à explorer ce domaine.»[123]
Il nous faut donc tenir compte à l'auteur de cette réserve expresse et lui faire crédit, jusqu'au jour où il voudra bien nous révéler ou nous laisser entrevoir, sur ce sujet capital, le fond de sa pensée.
Qu'est-ce que le corps?—Dès la première page de son ouvrage, il se hâte de répondre à cette question, et sa réponse métaphorique est tellement déconcertante, au premier abord, qu'elle a besoin d'être expliquée pour ne pas scandaliser le lecteur: Les corps sont des images. Et cette métaphore paradoxale, il la répète, il la reprend sans cesse, nous en sature, sans prendre la peine de nous l'expliquer clairement. Ce n'est qu'à la cinquantième page qu'on finit par en deviner le sens. On découvre alors que cette «image» est vraiment du «réel», et que si l'expression est idéaliste en plein, la pensée n'en est pas moins absolument réaliste.
On saisit ici sur le vif la manière de M. Bergson. Non seulement il veut piquer la curiosité, mais il cherche comme à plaisir à jouer au paradoxe et à éblouir les esprits par les clairs-obscurs de ses feux d'artifice. Les amis passionnés de la vérité, de Platon ou d'Aristote jusqu'à Descartes et Leibnitz, n'ont jamais procédé ainsi. Nous osons dire qu'ils n'ont même pas soupçonné qu'une telle manière de philosopher fût la vraie. En voici quelques échantillons.
«Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissons rien des théories de la matière et des théories de l'esprit, rien des discussions sur la réalité ou l'idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence d'images, au sens le plus vague où l'on puisse prendre ce mot, images perçues quand j'ouvre mes sens, inaperçus quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires, selon les lois constantes que j'appelle les lois de la nature.... Il en est une (image) qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections: c'est mon corps....»[124]—«Les nerfs afférents sont des images, le cerveau est une image, les ébranlements transmis par les nerfs sensitifs et propagés dans le cerveau sont des images encore....»[125]
«Tout se passe comme si, dans cet, ensemble d'images que j'appelle l'univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l'intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m'est fourni par mon corps.»[126]—«J'appelle matière l'ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l'action possible d'une certaine image déterminée, mon corps.»[127]
De temps en temps, cependant, mais rarement, l'auteur consent à appeler ces «images» d'un autre nom. Il permet qu'on les appelle des «objets matériels», des «centres de rayonnement»[128], indiquant par là qu'elles ont une réalité indépendante de notre représentation. Il l'affirmera même expressément: «Il est vrai, dira-t-il, qu'une image peut être sans être perçue.»[129]—«Quand nous disons que l'image existe en dehors de nous, nous entendons par là qu'elle est extérieure à notre corps.... Et c'est pourquoi nous affirmons que la totalité des images perçues subsiste, même si notre corps s'évanouit, tandis que nous ne pouvons supprimer notre corps sans faire évanouir nos sensations. »[130]
Nous voilà donc enfin rassurés sur la réalité objective des images bergsoniennes; elles sont indépendantes de nos images mentales et n'ont rien de commun avec ces fantômes de l'idéalisme dont toute la réalité consiste à être perçue: esse est percipi.
Mais pourquoi ne pas nous avoir rassurés plus tôt? Pourquoi ne pas nous avoir montré, dès le début, dans ce mot d'image, le synonyme de «phénomène», pris dans son sens étymologique et rigoureux? Le phénomène, en effet, c'est l'être lui-même en tant qu'il apparaît au dehors et se manifeste; c'est l'être en tant qu'il agit et rayonne autour de lui. Or, l'action, c'est l'expression même de l'agent, et partant son image; car on agit comme on est, agere sequitur esse. Voilà pourquoi cette action, lorsqu'elle est reçue passivement ou imprimée dans un organe sentant, prend le nom de species impressa, selon le vocabulaire si clair et si rigoureusement précis de la philosophie scolastique. Avant d'être reçue dans l'organe, elle était déjà species, image physique; elle devient alors physico-psychique, c'est-à-dire sentie ou consciente.
Le mot d'images matérielles appliqué aux corps peut donc revêtir un sens très exact et aussi très profond, celui que lui a donné la philosophie traditionnelle. En l'employant, malgré tous les usages reçus, M. Bergson ne soupçonnait probablement pas qu'il parlait la vieille langue des scolastiques et qu'il se rapprochait de leur doctrine.
Après avoir défini le premier terme du problème, le corps, il faudrait essayer de définir le second, l'âme, et répondre à cette nouvelle question: qu'est-ce que l'âme? Malheureusement, nous n'avons pu découvrir aucune réponse claire ni même aucun essai de réponse. On comprend, d'ailleurs, qu'après avoir défini le corps en termes psychiques, on soit embarrassé, car la définition de l'âme en termes psychiques serait une tautologie.
Aussi bien l'auteur, au lieu de définir l'âme, va s'en remettre à l'observation psychologique pour nous faire expérimenter l'esprit dans son opposition irréductible à la matière, en même temps que dans son union avec elle.
Et où nous propose-t-il de saisir l'esprit? Serait-ce dans la perception des sens, dans la mémoire ou bien dans les opérations intellectuelles? Ces dernières sont écartées par un silence qui, loin d'être «respectueux», paraît plutôt dédaigneux. Il fallait s'y attendre de la part d'un antiintellectualiste intransigeant comme M. Bergson. L'intelligence, qui distingue l'homme de l'animal, qui est la source du jugement, du raisonnement, du choix et de la liberté humaine, et partant la grande et féconde preuve, d'une inépuisable richesse, de la spiritualité de l'âme, est laissée dans l'oubli. Et l'on croira plus solide et plus fort de prouver cette spiritualité de l'âme par la spiritualité de la mémoire!
Voici donc la thèse de la philosophie nouvelle: La perception pure annonce déjà et prépare l'esprit, mais c'est la mémoire qui manifeste l'esprit. Donnons quelques développements à chacune de ces deux propositions.
D'abord, nous dit M. Bergson, «tant que nous en restons à la sensation et à la perception pure, on peut à peine dire que nous ayons affaire à l'esprit. Sans doute nous établissons, contre la théorie de la conscience-épiphénomène, qu'aucun état cérébral n'est l'équivalent d'une perception. Sans doute, la sélection des perceptions parmi les images en général est l'effet d'un discernement qui annonce déjà l'esprit.... »[131] Mais ce n'est pas encore l'esprit.
Quelle en est la raison? C'est que la perception pure noms place d'emblée dans la matière. Assurément, dit-il, «nous soutenons contre le matérialisme que la perception dépasse infiniment l'état cérébral »[132], mais il n'en est pas moins vrai que dans la perception des sens l'esprit «coïncide» avec son objet matériel et ne s'en dégage pas encore. «Dans la perception visuelle d'un objet, le cerveau, les nerfs, la rétine et l'objet lui-même forment un tout solidaire, un processus continu»[133]; si bien que la perception de l'objet extérieur semble plutôt hors de moi qu'en moi, plutôt extensive et matérielle que simple et spirituelle.
En effet, «sa tâche est de se mouler sur l'objet extérieur....», bien loin de n'être qu'une «espèce de vision intérieure et subjective, qui ne différerait du souvenir que par sa plus grande intensité»[134]; «nos perceptions se disposent en continuité rigoureuse dans l'espace»[135]. C'est donc une grave erreur de les prendre pour des états de conscience inextensifs. La perception objective, comme les sensations subjectives qui l'accompagnent, sont des états psychiques également extensifs, par essence et non par accident, dès le début de leur formation et non pas seulement à la fin[136]. Vérité capitale, fondée sur l'observation la plus élémentaire de notre conscience, et sur laquelle M. Bergson ne cesse de revenir pour la faire bien pénétrer dans les esprits, malgré les préjugés contraires de nos contemporains. En cela, M. Bergson rejoint la Scolastique.
Ecoutons avec quelle vigueur il défend sa cause: «Profitant de ce que la sensation—à cause de l'effort confus qu'elle enveloppe—n'est (parfois) que vaguement localisée, le psychologue la déclare tout de suite inextensive, et il fait dès lors de la sensation en général l'élément simple avec lequel nous obtenons par voie de composition les images extérieures. La vérité est que l'affection n'est pas la matière première dont la perception est faite; elle est bien plutôt l'impureté qui s'y mêle.... L'affection elle-même possède, dès le début, une certaine détermination extensive....»[137]—«De là l'illusion qui consiste à voir dans la sensation un état flottant et inextensif, lequel n'acquerrait l'extension et ne se consoliderait dans le corps que par accident: illusion qui vicie profondément, comme nous l'avons vu, la théorie de la perception extérieure et soulève bon nombre de questions pendantes entre les diverses métaphysiques de la matière. Il faut en prendre son parti: la sensation est, par essence, extensive et localisée.»[138]
Sur ce terrain solide, il y aurait plaisir à suivre M. Bergson dans sa campagne vigoureuse contre l'idéalisme anglais qui s'épuise en vains efforts pour construire la matière extensive avec des états intérieurs inextensifs, et pour expliquer la perception des sens par une «hallucination vraie», suivant la fameuse formule de Taine, dont le paradoxe seul a pu faire l'étonnant succès.
Mais cela nous éloignerait beaucoup trop de notre sujet présent, et nous aimons mieux ajourner ces développements au chapitre que nous consacrerons à la théorie bergsonienne de la connaissance sensible.
Pour le moment, il nous suffit de conclure que perceptions et sensations se déroulant dans l'espace, ce sont là des facultés organiques, et qu'il nous faut chercher ailleurs l'esprit pur ou sans mélange avec le corps.
Or, M. Bergson, avons-nous dit, prétend l'avoir trouvé dans la mémoire[139], et comme cette assertion a de quoi surprendre à la fois physiologistes et psychologues, il se hâte de distinguer deux espèces de mémoires: la mémoire motrice et la mémoire proprement dite[140].
«Il y a deux mémoires profondément distinctes: l'une, fixée dans l'organisme, n'est point autre chose que l'ensemble des mécanismes intelligemment montés (dans le cerveau et la moelle) qui assurent une réplique convenable aux diverses interpellations possibles. Elle fait que nous nous adaptons à la situation présente, et que les actions subies par nous se prolongent d'elles-mêmes en réactions tantôt accomplies, tantôt simplement naissantes, mais toujours plus ou moins appropriées. Habitude plutôt que mémoire, elle joue notre expérience passée, mais n'en évoque pas l'image. L'autre est la mémoire vraie. Coextensive à la conscience, elle retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu'ils se produisent, laissant à chaque fait sa place et par conséquent lui marquant sa date, se mouvant bien réellement dans le passé définitif et non pas, comme la première, dans un présent qui recommence sans cesse.»[141]
Cependant, ces deux mémoires, loin d'être séparées, se prêtent un mutuel appui. La mémoire du passé présente aux mécanismes sensori-moteurs tous les souvenirs-images capables de les guider dans leur tâche et de diriger utilement leurs réactions motrices. De là naissent les associations d'images et de mouvements, soit par contiguïté, soit par similitude. D'autre part, les appareils sensori-moteurs, grâce à leurs habitudes, peuvent réveiller les souvenirs-images endormis ou inconscients, leur donnant ainsi le moyen de prendre corps, de se matérialiser en redevenant présents et actifs. C'est à la solidité plus ou moins bien établie de cet accord entre les images et les mouvements et à sa précision plus ou moins parfaite que nous reconnaissons les esprits équilibrés ou déséquilibrés et impulsifs[142].
A son tour, la mémoire proprement dite se subdivise en souvenir-image et en souvenir pur. Le souvenir-image, comme son nom l'indique, emmagasine et reproduit les images; le souvenir pur les reconnaît.
En effet, M. Bergson l'a fort bien dit: «Imaginer n'est pas se souvenir. Sans doute, un souvenir, à mesure qu'il s'actualise, tend à vivre en image; mais la réciproque n'est pas vraie, et l'image pure et simple ne me reportera au passé que si c'est en effet dans le passé que je suis allé la chercher.»[143]
Or, pour M. Bergson, ces deux espèces de souvenir sont également inorganiques et constituent l'esprit pur[144]. La seule différence qui existerait entre eux, c'est que le souvenir-image «tend à se matérialiser» en actions motrices dont nous avons indiqué le mécanisme, tandis que le souvenir pur ne le peut par lui-même et sans s'être exprimé dans une image. De là découle une gradation insensible entre trois termes: 1° Le souvenir pur qui tend à s'exprimer en image; 2° le souvenir-image qui tend à s'associer à une perception présente pour la compléter; 3° la perception elle-même qui tend a se matérialiser en mouvements[145].
Nous n'hésiterons pas à accorder à l'auteur la distinction qu'il demande entre le souvenir pur et le souvenir-image. C'est une de nos thèses fondamentales en philosophie scolastique qu'au-dessus de la mémoire des images il y a une mémoire pure et inorganique, celle des idées, jugements, raisonnements et des sentiments purement spirituels. Mais nous croyons que la mémoire des images, loin d'être inorganique et purement spirituelle, comme il le soutient, est vraiment organique et localisée dans des organes. Ici, M. Bergson va contre l'opinion universellement admise par tous les physiologistes et psychologues contemporains, et nous n'avons aucune raison de le suivre dans un des excès les plus reprochés au spiritualisme cartésien.
Je sais bien qu'il s'en défend et qu'il a construit tout un long plaidoyer pour montrer que sa thèse ultra-spiritualiste n'était point entamée par les plus récentes expériences sur les localisations cérébrales, notamment par les recherches si curieuses sur les cas pathologiques de l'aphasie.
Mais sa défense, si ingénieuse qu'elle soit, ne nous a point convaincu, et nous persistons à penser que la vieille thèse sur le caractère organique de toutes nos sensations, et partant des images sensibles du souvenir, est bien plus conforme et même la seule conforme aux faits observés.
Comment explique-t-il, en effet, les cas pathologiques où nous constatons qu'à certaines lésions localisées de l'écorce cérébrale correspondent toujours des troubles de la mémoire imaginative et de la reconnaissance, soit de la reconnaissance visuelle ou auditive (cécité ou surdité psychique), soit de la reconnaissance des mots (cécité verbale, surdité verbale), etc.?
Il répond que ces troubles des images et du souvenir pourraient bien provenir indirectement de ce que les mécanismes moteurs du cerveau seraient lésés sans que les images elles-mêmes soient atteintes. Ces images ne seraient donc pas localisées dans le cerveau.
Ces lésions des images, dit-il, ne viennent pas du tout de ce qu'elles occupaient la région lésée. Elles tiennent à deux autres causes: «Tantôt à ce que notre corps ne peut plus prendre automatiquement l'attitude précise par l'intermédiaire de laquelle s'opérait une sélection entre nos souvenirs, tantôt à ce que les souvenirs ne trouvent plus dans le corps un point d'application, un moyen de se prolonger en action.» Dans le premier cas, la lésion portera sur les mécanismes qui fixent l'attention et préparent les souvenirs; dans le second, sur les centres qu'on appelle, à tort ou à raison, des centres imaginatifs, et qui préparent les mouvements. «Dans un cas comme dans l'autre, ce sont des mouvements actuels qui seront lésés ou des mouvements à venir qui cesseront d'être préparés: il n'y aura pas eu destruction de souvenirs.»[146]
Admettons, pour un instant, cette explication. Elle n'évitera qu'en partie la localisation des images. Pourquoi, dans le second cas, «les mouvements à venir cessent-ils d'être préparés»? sinon parce que «les centres qu'on appelle, à tort ou à raison, des centres imaginatifs» sont lésés et que les images lésées ou détruites ne peuvent plus faire leur fonction habituelle d'éclairer et de coordonner les mouvements. Donc, les images sont bien lésées, et ce n'est pas à tort, mais à raison, qu'on parle de «centres imaginatifs».
Ce qui achève de rendre plus vraisemblable cette explication, c'est le cas très fréquent où, par suite de lésions cérébrales, les mécanismes moteurs paraissent intacts, alors que les images seules font défaut. Tels sont les cas de cécité ou de surdité verbale, où le malade n'est ni aveugle ni sourd, car il voit et il entend fort bien, mais il ne peut plus comprendre les mots qu'il entend ou qu'il lit, parce qu'il ne sait plus traduire ces signes matériels en images intelligibles. Et cependant, il n'est nullement idiot, car il reconnaît son infirmité et en gémit. Bien plus, si le dialogue le déroute, le monologue peut lui être encore permis. Parfois même, il pourra dialoguer encore, mais seulement par écrit. Que lui manque-t-il donc? Ce n'est pas le mécanisme moteur, mais seulement les images par lesquelles il avait coutume de traduire les sons articulés perçus par son oreille ou les signes graphiques que ses yeux perçoivent encore. Or, les sièges de ces images ou centres imaginatifs paraissent aujourd'hui très nettement déterminés.
Ce ne sont donc pas les faits de psycho-physiologie nettement observés qui ont conduit M. Bergson à son interprétation systématique, mais l'idée préconçue que le cerveau ne pouvait être un magasin d'images. «Nous ne voyons pas, dit-il, comment la mémoire se logerait dans la matière.»[147] En sorte que s'il nie les faits observés, c'est sous le prétexte qu'ils sont impossibles à comprendre. Toujours la méthode a priori!
Pour nous, si nous accordons qu'il peut y avoir des conceptions grossières de la localisation des images, par exemple celle qui voudrait assimiler le cerveau à «un grenier de théâtre ou à un entrepôt de tableaux», nous soutenons qu'il doit y avoir des conceptions moins grossières et plus intelligentes. Et les exemples si curieux de l'enregistrement d'un discours ou d'un concert de musique dans la cire molle d'un phonographe nous engagent à espérer que le mode de leur enregistrement, dans le cerveau se découvrira tôt ou tard et nous révélera une nouvelle merveille de l'Intelligence créatrice, insoupçonnée du génie humain.
En attendant le jour, plus ou moins éloigné, d'une révélation si instructive, nous inclinons à croire que ces images, vestiges microscopiques de la perception des sens, sont conservées, non pas en acte, mais en puissance virtuelle dans les cellules cérébrales où elles sommeillent. C'est la conscience qui les réveille et qui, en elles et par elles, déroule sa puissance d'imagination et de ressouvenir.
Nous reconnaissons donc là des opérations organiques de l'âme qu'elle exerce dans le corps et par le corps et qui participent à la nature de ces deux coprincipes, matière et esprit.
Quoi qu'il en soit, accordons à M. Bergson que la nature du souvenir-image peut encore prêter à controverses; accordons-lui même qu'il soit inorganique et spirituel, à l'égal du souvenir pur, et examinons comment il va nous expliquer l'union de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps.
C'est, en effet, le grand problème dont la solution, avons-nous dit, est l'objet de ce volume, et qui nous tient en éveil à travers tous ces longs préliminaires sur la nature de la matière et de l'esprit. Nous entrons ici au cœur même du sujet, au point le plus subtil qui réclamera tout notre effort d'application.
Le problème de l'union de l'âme et du corps a été mal posé jusqu'à ce jour, d'après M. Bergson. Il a été posé en fonction de l'espace, alors qu'il doit se poser désormais en fonction du temps.
Descartes, en effet, ayant défini le corps par l'étendue et l'âme par la pensée inétendue, avait rendu impossible toute union et même tout rapprochement entre eux. La distinction de l'étendu et de l'inétendu étant radicale, ne comporte pas de degré, pas d'intermédiaire qui puisse les réunir. Si la matière est dans l'espace et l'esprit hors de l'espace, il n'y a pas de transition possible entre eux et tout rapprochement devient contradictoire et chimérique.
Ne pouvant plus unir les deux termes, il ne reste plus qu'à les supposer parallèles, comme deux horloges parfaitement réglées qui marchent d'accord sans s'influencer mutuellement, et à verser avec les cartésiens dans les systèmes si artificiels de l'harmonie préétablie ou de l'occasionnalisme.
Or, M. Bergson rejette avec raison tous ces systèmes qui esquivent la difficulté au lieu de la résoudre; il démontre que l'hypothèse du parallélisme repose sur un «paralogisme» et même sur un véritable «enchevêtrement de paralogismes». Non seulement l'hypothèse est «arbitraire», dit-il, mais elle n'explique pas la réussite de la science qui demeure «un mystère»[148].
D'autre part, il accorde à Descartes que l'opposition entre le corps et l'esprit est bien celle de l'étendu et de l'inétendu. Bien plus, il la renforce et la complique de deux nouvelles antithèses: 1° opposition de la quantité homogène qui caractérise les corps et des qualités hétérogènes qui distinguent les phénomènes psychiques; 2° opposition de la nécessité qui détermine la matière et de la liberté qui distingue l'esprit. Triple antithèse au lieu d'une seule!
Ayant ainsi creusé plus à fond que jamais le fossé infranchissable entre la matière et l'esprit, et pour ainsi dire exaspéré comme à plaisir la difficulté du problème, M. Bergson va faire jaillir la solution d'une innovation due à son génie. Il suffira, nous l'avons dit, de poser autrement le problème: en fonction du temps, et non plus en fonction de l'espace!
Solution vraiment originale mais si étonnante qu'elle ne peut manquer de laisser quelque peu sceptique et rêveur un vieux professeur de métaphysique!... Consentons toutefois de bonne grâce à écouter l'explication du secret magique, et ne le jugeons qu'après l'avoir entendu. La voici fidèlement reproduite: