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La philosophie de M. Bergson

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Nous répondons que l'opposition de ces deux modes de travail n'est pas si absolue. Il est vrai que l'ouvrier n'en a qu'un à son service; mais la nature a les deux, et si la cellule vivante procède par dédoublement, elle procède aussi par addition des éléments de choix qui doivent la nourrir et sans l'assimilation desquels elle ne se dédoublerait jamais. Il lui faut choisir du phosphore pour fabriquer le tissu nerveux, de la silice pour les fibres végétales, de la chaux pour les os, du fer pour enrichir le sang, etc. La nature procède donc par additions aussi bien que par dissociations et dédoublements.

Toutefois, ce n'est là qu'une différence secondaire. L'essentiel est que tous les éléments, associés ou dissociés, obéissent a une même idée qui commande à l'ensemble, et partant à un plan conçu d'avance, car l'idée est un plan, au moins partiel.

Deuxième argument. «Un plan est un terme assigné à un travail; il clôt l'avenir dont il dessine la forme. Devant l'évolution de la vie, au contraire, les portes de l'avenir restent grandes ouvertes. C'est une création (de formes imprévues et imprévisibles) qui se poursuit sans fin en vertu d'un mouvement initial.»[327]

Cet argument est sans valeur. L'avenir n'est nullement clos, parce que le Créateur réaliserait en ce moment un plan, le plan qui est sous nos yeux, et qu'il se réserverait de faire succéder au monde présent d'autres mondes et d'autres plans futurs, et même une série indéfinie de mondes et de plans. Les portes de l'avenir resteraient donc grandes ouvertes.

Elles seraient seulement fermées, pendant la durée d'exécution de tel ou tel plan, à l'intrusion anarchique de plans différents. Ce qui est une protection de l'ordre actuel et non un obstacle aux progrès futurs. Vouloir, au contraire, qu'à chaque instant puissent apparaître des formes nouvelles imprévues et imprévisibles, c'est introduire l'incohérence et le chaos dans l'Univers actuel. La suppression du plan ne serait donc que la suppression de l'ordre.

D'autre part, quelle nécessité voyez-vous à ce que les portes de l'avenir ne soient pas fermées ni son plan dessiné à l'avance? Nous avons beau chercher les raisons de cette prétendue nécessité, nous n'en trouvons aucune.

Loin de là, puisque l'éternité est un éternel présent, rien n'est passé ni futur, rien n'est caché au regard éternel, et, pour lui, l'imprévu ou l'imprévisible sont des non-sens. Autant dire que la volonté toute-puissante du Créateur ne sait plus ce qu'elle veut ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle crée.

Quant à l'hypothèse ajoutée par M. Bergson, que, sans avoir rien prévu, l'impulsion initiale suffît à mettre dans l'Univers un ordre imprévisible, au fur et à mesure des événements, c'est encore un non-sens philosophique, au témoignage, non seulement d'Aristote, mais des modernes eux-mêmes, tels que M. Hamelin, professeur en Sorbonne, qui, dans sa brillante thèse de doctorat, ne craignit pas de soutenir qu'une cause motrice est inintelligible sans une direction, et partant sans une finalité. «Une causalité non téléologique, écrivait-il, demeure frappée d'impuissance, disons d'impossibilité, et cela simplement parce qu'il lui manque une condition encore pour être quelque chose d'entièrement intelligible.»[328]

En d'autres termes: l'impulsion originelle qui doit mettre en branle l'évolution a déjà une direction ou elle n'en a pas. Si elle n'en a pas, elle ne peut rien mouvoir ni se mouvoir elle-même, car il n'y a pas de mouvement sans direction. Si elle a, au contraire, une direction, elle tend vers un but, vers la réalisation d'une idée, d'un plan, et nous revenons, bon gré, mal gré, à la finalité.


Après ces réponses aux deux principaux arguments de M. Bergson, ajoutons une réfutation plus directe de son système de finalité partielle. Démontrons son insuffisance.

C'est, nous dit-on, au fur et à mesure des circonstances que l'élan vital choisira ce qu'il doit faire; à chaque problème soulevé, il apportera sa solution, sans avoir besoin de faire à l'avance aucun plan général. De la sorte, on croit pouvoir concilier l'absence de tout plan préconçu avec la réalisation effective d'un plan. Et de même que M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, ainsi l'évolution créatrice déroulera un plan admirable et infiniment compliqué sans l'avoir prévu.

Eh bien! nous n'hésitons pas à déclarer que cette conception est incohérente et qu'elle ne tient pas debout. Pour le montrer, il nous suffira de nous en tenir aux données mêmes de M. Bergson.

En nous décrivant poétiquement la marche de l'évolution cosmique, il nous parle avec insistance de la marche à la vision, de la marche à la réflexion, à l'intelligence, à la liberté, à la vie sociale, etc.[329]. Prenons la première de ces données et attachons-nous à la comprendre.

Il s'agit de la marche ascensionnelle de l'organe le plus élémentaire et le plus grossier de la vision, tel que la simple tache pigmentaire de l'Infusoire, à l'organe le plus parfait, l'œil rétinien du vertébré, en passant par toutes les formes intermédiaires.

Or, cette marche ne peut se produire que par variations insensibles ou par changements brusques.

Si l'on suppose des variations insensibles, les premières variations ne gêneront pas trop le fonctionnement primitif de l'organe, puisqu'on les suppose insensibles, mais elles ne seront pas davantage utiles à ce fonctionnement, tant que les variations complémentaires ne se seront produites. Dès lors, ne pouvant encore fonctionner, elles s'atrophieront au lieu de se développer et ne se conserveront ni dans l'individu ni dans l'espèce.

Pour avoir une raison de les conserver, l'évolution doit les regarder comme des pierres d'attente, posées en vue d'une construction ultérieure, c'est-à-dire en vue d'un plan définitif. Il est évident qu'ici les parties sont commandées par le tout, comme le proclamait Aristote[330], elles obéissent à un élément futur qui n'existe pas encore; il y a donc un plan, et rien ne peut commencer utilement ou s'accroître qu'en prévision de ce but final.

En d'autres termes, il est impossible à l'Elan vital de résoudre utilement les divers problèmes au fur et à mesure qu'ils se posent le long du chemin de l'évolution, sans avoir déjà prévu le problème final, qui devient par avance l'élément essentiel des problèmes antérieurs. Impossible de construire peu à peu un organe tel que l'œil, surtout l'œil des vertébrés où des millards d'éléments sont constitués et coordonnés en vue d'une unique fonction, sans avoir prévu à l'avance le plan d'ensemble d'un œil à cristallin.

Ce raisonnement, dans l'hypothèse de l'évolution brusque, sera le même avec un grossissement d'évidence encore plus saisissant. Chaque pas en avant de l'évolution vers la formation d'un œil à rétine acquiert ici une importance encore plus grande. Pour être opportun et ne rien gâter, il doit prévoir tous les pas suivants, être orienté par une «idée directrice», selon l'expression de Claude Bernard, c'est-à-dire orienté par le plan final de l'œil à construire.

Bien plus, comme chaque pas en avant est ici, par hypothèse, un progrès notable d brusque sur un point particulier, il aura son contre-coup sur une multitude d'autres points, car un élément nouveau amène des changements corrélatifs dans tous les éléments anciens. Chaque remaniement partiel exige donc, sous peine de tout gâter, un remaniement complet de l'ensemble. Il est donc impossible à l'Elan vital de donner des solutions partielles à chaque détail infiniment compliqué du problème, sans donner en même temps des solutions d'ensemble, c'est-à-dire s'orienter par un plan final.

Enfin, comme il est impossible de construire utilement un œil à rétine, sans savoir l'endroit du corps animal où il sera placé, et sans l'adapter aux organes voisins, puisqu'il devra collaborer avec eux,—par exemple, avec le second œil, s'il doit y avoir vision binoculaire, avec le système sensori-moteur d'où il tirera la sensibilité et le mouvement, avec les organes de la circulation du sang, de la respiration, de la digestion, de la reproduction, etc.,—le plan de l'œil se trouve lui-même dépendant du plan spécifique de l'animal auquel on le destine. L'animal, à son tour, est une partie d'un plan plus général et doit obéir à ce plan d'ensemble total sous peine de tout gâter.

Ces corrélations des parties avec l'ensemble sont si manifestes que M. Bergson en fait l'aveu en vingt passages. «Chaque pièce nouvelle, écrit-il, exige, sous peine de tout gâter, un remaniement complet de l'ensemble. Comment attendre du hasard un pareil remaniement?... L'addition d'un élément nouveau amène le changement corrélatif de tous les éléments anciens. Personne ne soutiendra que le hasard puisse accomplir un pareil miracle.»[331]—«La machine qu'est l'œil est donc composée d'une infinité de machines, toutes d'une complexité extrême.... La plus légère distraction de la nature dans la construction de la machine infiniment compliquée eût rendu la vision impossible.»[332]

Impossible d'avouer plus clairement que la nature ou l'Elan vital ne peut se distraire un seul instant du but à atteindre et du plan à exécuter. Il y a donc un plan prévu et voulu.

Et cependant M. Bergson revient à sa thèse préférée qu'il n'y a aucun plan. Mais il n'y revient pas sans un certain embarras, trahi par des hésitations et des réserves peu intelligibles. Qu'on en juge par sa réplique.

«Mais en parlant d'une marche à la vision, ne revenons-nous pas à l'ancienne conception de la finalité? Il en serait ainsi, sans aucun doute, si cette marche exigeait la représentation, consciente ou inconsciente, d'un but à atteindre. Mais la vérité est qu'elle s'effectue en vertu de l'élan originel de la vie, qu'elle est impliquée dans ce mouvement même, et que c'est précisément pourquoi on la retrouve sur des lignes d'évolution indépendantes.»—Jusqu'ici nous sommes d'accord avec M. Bergson: «La représentation du but» n'est évidemment pas dans le germe ou l'embryon qui évolue, mais dans «l'élan originel» du Créateur, de même qu'il n'est pas dans le mécanisme de l'horloge qui marque l'heure, mais uniquement dans la pensée de l'horloger qui a monté ce mécanisme.

Mais poursuivons: «Que si maintenant on nous demandait pourquoi et comment elle (la marche à la vision) y est impliquée (dans l'élan originel), nous répondrons que la vie est, avant tout, une tendance à agir sur la matière brute. Le sens de cette action n'est sans doute pas prédéterminé (?): de là l'imprévisible variété des formes que la vie, en évoluant, sème sur son chemin. Mais cette action présente toujours, à un degré plus ou moins élevé, le caractère de la contingence: elle implique tout au moins un rudiment de choix. Or, un choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités d'action se dessinent, pour l'être vivant, avant l'action même. La perception visuelle n'est pas autre chose: les contours visibles des corps sont le dessein de notre action éventuelle sur eux. La vision se retrouvera donc, à des degrés différents, chez les animaux les plus divers, et elle se manifestera par la complexité de structure partout où elle aura atteint le même degré d'intensité.»[333]

Telle est la réplique intégrale de M. Bergson. Nous avons tenu à la citer en entier, au lieu de l'analyser, pour que ce petit chef-d'œuvre de clair-obscur ne nous fût pas imputable. Au fait, les dieux d'Homère, eux aussi, au plus fort du combat, disparaissaient parfois dans les nuages, et nous aurions mauvaise grâce de reprocher à de simples mortels de suivre un exemple venu de si haut.

Cependant, tout n'est pas insaisissable dans cette page, et nous y découvrons des réserves intéressantes qui atténuent énormément toute négation d'un plan prévu et visé. On nous accorde que la marche à la vision «implique toujours un rudiment de choix»—et partant, ajouterons-nous, au moins un rudiment de but, car on ne peut choisir sans but. On nous accorde aussi que le choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles,—et partant, pour choisir entre ces divers moyens, il faut les comparer au but à atteindre, il faut une représentation de ce but.

Après cette grave concession, comment soutenir encore que «la marche à la vision n'exige pas la représentation, consciente ou inconsciente, d'un but à atteindre»?—Il y a là une contradiction flagrante outre ces deux thèses du même paragraphe. Elle nous montre, mieux que tout raisonnement, qu'une demi-finalité est une hypothèse incohérente, se détruisant elle-même.

C'est très bien de répudier le mécanisme et le hasard comme une explication insuffisante de l'évolution; c'est très bien d'admettre qu'elle est poussée en avant par le choix d'une volonté libre; mais cette volonté libre ne peut pousser par derrière l'évolution des mondes, et ne peut être une vis a tergo[334] comme l'imagine M. Bergson, sans regarder en avant, sans avoir un but ou une série de buts successifs; en un mot, elle ne peut être cause motrice sans être cause finale. Si elle poussait sans savoir où clic va, elle pousserait aveuglément et nous reviendrions à ce hasard dont on a si justement proclamé la faillite.


Concluons que l'évolution créatrice sans créateur et sans but pêche à la fois contre les deux principes premiers de l'esprit humain, le principe de causalité et celui de finalité. Il lui manque les deux ressorts essentiels de tout mouvement, surtout du mouvement vital et libre dont elle se réclame.

Nous l'arrêtons donc à son point de départ, comme on arrête un voyageur qui n'a pas de quoi faire son voyage, comme la nature elle-même arrête un germe ou un embryon monstrueux qui n'est pas né viable. Le Dieu-Cronos n'est qu'un fantôme sans consistance, incapable de nous expliquer l'évolution. Il nous faut un Dieu vivant qui en soit le principe et la fin, qui soit l'alpha et l'oméga de l'évolution des mondes.

Et maintenant nous pouvons, en terminant, assister au brillant feu d'artifice de métaphores tiré par M. Bergson en l'honneur de l'évolution créatrice, sans aucun risque d'en être éblouis ou déconcertés.

«Imaginons, nous dit-il, un récipient plein de vapeur à une haute tension, et, çà et là, dans les parois du vase, une fissure par où la vapeur s'échappe en jet. La vapeur lancée en l'air se condense presque tout entière en gouttelettes qui retombent.... Ainsi, d'un immense réservoir de vie, doivent s'élancer sans cesse des jets, dont chacun, retombant, est un monde.»[335]

Cependant, «la création d'un monde est un acte libre, et la vie à l'intérieur du monde matériel participe de cette liberté. Pensons donc plutôt à un geste comme celui d'un bras qu'on lève; puis supposons que le bras, abandonné à lui-même, retombe, et que pourtant subsiste en lui, s'efforçant de le relever, quelque chose du vouloir qui l'anima: avec cette image d'un geste créateur qui se défait, nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière. Et nous verrons alors, dans l'activité vitale, ce qui subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle qui se défait»[336].

«Tout est obscur dans l'idée de création si l'on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d'habitude, comme l'entendement ne peut s'empêcher de le faire.... Il n'y a pas de choses, il n'y a que des actions.... J'exprime simplement cette similitude probable quand je parle d'un centre d'où les mondes jailliraient comme des fusées d'un immense bouquet, pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu ainsi défini [non comme une cause, mais une continuité de jaillissement sans cause] n'a rien de tout fait: il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue, n'est pas un mystère; nous l'expérimentons en nous dès que nous agissons librement.»[337]

«La vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse ... c'est une action qui se fait à travers une action du même genre qui se défait, quelque chose comme le chemin que se fraye la dernière fusée du feu d'artifice parmi les débris qui retombent des fusées éteintes.»[338]

«Essentielle aussi est la marche à la réflexion. Si nos analyses sont exactes, c'est la conscience, ou mieux la supra-conscience qui est à l'origine de la vie; conscience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière; conscience est encore ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes.»[339]

Voilà, certes, de brillantes images, dont la flamme produit encore plus de fumée que de lumière. N'importe, ces nuages de vapeur légère plaisent à certains spectateurs qui imaginent découvrir dans ces formes vagues et indécises tout ce qui leur agrée.

Eh bien! malgré tous les écarts possibles d'interprétations les plus fantaisistes, nous mettons tous les hommes de bon sens, sans exception, au défi d'imaginer que les fusées du bouquet, s'élevant en gerbe vers le ciel, sont parties toutes seules d'un «centre de jaillissement», d'un centre vide, d'où la main de l'artificier serait absente. Nous les mettons au défi d'imaginer un bras qui se lève ou qui retombe sans que ce bras n'appartienne à aucune personne qui le lève ou le baisse. Nous les mettons au défi d'imaginer des jets de vapeur sortis d'une chaudière vide où ne bouillonneraient point tumultueusement des litres d'eau surchauffée. Jamais ils n'admettront, pour plaire à M. Bergson, des actions sans agent, des effets sans cause, pas plus que des actions libres sans direction et sans but.

Voilà pourquoi nous répétons avec assurance, malgré tous les trompe-l'œil de ces métaphores, qu'une évolution créatrice sans aucun créateur et sans aucun but n'est pas une conception intelligible, mais qu'elle est un défi à la raison humaine, à moins qu'elle ne soit un simple jeu d'esprit ou une rêverie et un amusement d'artiste. Dans ce cas, nous la comparerions à cette très ingénieuse «maison à l'envers» de l'Exposition universelle qui eut un vrai succès de curiosité, mais qu'aucun homme sensé n'aurait jamais voulu habiter réellement.


VI

THÉORIE DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE.

Jusqu'ici nous avons étudié l'antiintellectualisme en action dans les diverses applications qu'en a faites l'école bergsonienne: il est temps d'en aborder la théorie elle-même.

Si quelque lecteur nous reprochait de l'aborder trop tard et de ne pas avoir commencé par exposer la théorie, avant de faire connaître ses applications, notre réponse ne serait point embarrassée.

De fait, cette théorie est née la dernière. Quoiqu'on ait dit et répété que la métaphysique tout entière dépendait de la théorie de la connaissance, c'est plutôt l'inverse qui est vrai: toujours la théorie de la connaissance a dû faire suite à la métaphysique que l'on avait adoptée. On aura beau chercher dans l'histoire de la philosophie, on ne trouvera pas une seule théorie de la connaissance qui ne postule ou ne sous-entende, tout au moins, des données métaphysiques.

La position même du problème de la connaissance en dépend tout entière. Ainsi, par exemple, tous les subjectivistes, qui s'accordent à nier la possibilité même de l'action dite transitive, le poseront de la sorte: étant donné que le sujet sentant et l'objet senti sont deux termes extérieurs l'un à l'autre, et partant impénétrables et sans aucune action commune entre eux, expliquer le mécanisme de la connaissance sensible. Il est clair que le problème ainsi posé ne comporte qu'une solution subjectiviste et plus ou moins idéaliste, écartant a priori tout essai de solution réaliste.

Autre exemple: l'école kantiste a supposé donné comme incontestable que «le signe même d'une donnée métaphysique, c'est de ne pouvoir se traduire dans l'esprit humain que par une proposition contradictoire»[340]. Ce formidable a priori des antinomies inévitables, qui suppose déjà résolus dans un certain sens tous les problèmes de la métaphysique, doit aboutir fatalement aux jugements synthétiques a priori et aux formes innées de l'esprit humain, suivant la formule du criticisme kantien.

Le système antiintellectualiste de M. Bergson ne fera pas exception à cette règle générale. La théorie de la connaissance ne sera guère qu'un corollaire de son évolution créatrice. Nous allons le montrer bientôt surabondamment. Ici, un seul trait suffira. Puisque l'intelligence humaine «a été déposée en cours de route par l'évolution», ne peut-elle pas, ne doit-elle pas être dépassée? Puisqu'on cours de route elle a perdu l'instinct et l'intuition, ne peut-elle pas, ne doit-elle pas les recouvrer?... La réponse affirmative à ces deux questions fera le fond de la théorie nouvelle.

Cette interprétation, du reste, nous paraît entièrement conforme à la pensée de M. Bergson. Dès son Introduction, il nous avertit que les deux théories de l'évolution et de la connaissance «sont inséparables l'une de l'autre»[341], et que c'est celle-ci qui doit accompagner et suivre celle-là.

Dans le corps de l'ouvrage, il y revient avec insistance pour nous dire que «le problème de la connaissance ne fait qu'un avec le problème métaphysique», que «chacune de ces recherches conduit à l'autre; elles font cercle, et le cercle ne peut avoir pour centre que l'étude empirique de l'évolution»[342].

Bien plus, il va jusqu'à nous dire que la philosophie elle-même «n'est pas seulement le retour de l'esprit sur lui-même», mais surtout un retour sur le principe d'où il émane, «une prise de contact avec l'effort créateur»[343]. Elle est donc suspendue tout entière à la théorie de l'évolution créatrice. Impossible de comprendre la valeur de l'intelligence humaine sans avoir déjà étudié et compris sa genèse.

On trouvera sans doute qu'une telle méthode est bien hardie et bien prétentieuse. L'auteur est le premier à le reconnaître. «La théorie de la connaissance devient ainsi une entreprise infiniment difficile et qui passe les forces de la pure intelligence. Il ne suffit plus, en effet, de déterminer par une analyse conduite avec prudence les catégories de la pensée, il s'agit de les engendrer. En ce qui concerne l'espace, il faudrait, par un effort sui generis de l'esprit, suivre la progression ou plutôt la régression de l'extra-spatial se dégradant en spatialité. En nous plaçant d'abord aussi haut que possible dans notre conscience, pour nous laisser ensuite peu à peu tomber, etc.»[344]

Nous ne nous sommes donc pas mépris sur le sens et l'exceptionnelle difficulté de la nouvelle méthode où l'auteur va s'engager. Plus l'exercice est difficile et périlleux, plus les spectateurs vont redoubler d'attention et d'effort pour le suivre en toutes ses évolutions, sans le perdre jamais de vue. Nous allons voir comment une intelligence humaine va essayer de se dépasser elle-même!

Pour mettre un peu d'ordre et de clarté dans l'analyse et la critique d'une théorie si difficile et si compliquée, nous étudierons successivement les thèses et hypothèses bergsoniennes sur la connaissance sensible, sur la connaissance intellectuelle, enfin sur cette nouvelle faculté de connaître qui a pris le nom, désormais célèbre, d'intuition. Mais chacune de ces trois recherches—vu son importance—fera l'objet d'un chapitre spécial.

Commençons par la connaissance sensible.


Disons de suite que, des trois parties de la théorie, celle-ci est de beaucoup la meilleure. Sans les préoccupations et les sous-entendus monistiques qui la déparent, elle serait pour nous à peu près acceptable, tant elle se rapproche de la conception péripatéticienne et scolastique.

Tout d'abord, M. Bergson prend nettement parti pour la thèse traditionnelle de la perception immédiate des sens externes, pour son objectivité foncière, et même pour l'objectivité des qualités sensibles, telles que les sons et les couleurs. On conviendra que cette attitude ne manque ni de netteté ni de courage, au milieu des préjugés tenaces qui règnent dans les esprits contemporains, depuis Descartes et Kant.

Et de même qu'il a réfuté le mécanisme avec une vigueur impitoyable, il va faire un réquisitoire écrasant contre tous les subjectivistes modernes, sans épargner ni Kant ni Taine, le fameux inventeur de «l'hallucination vraie».

Cette attitude de M. Bergson n'est pas récente. C'est, au contraire, croyons-nous, une de ses plus vieilles convictions. Aussi devrons-nous recourir à ses ouvragés antérieurs pour compléter notre tableau.

Dès les premières pages de Matière et Mémoire, il tient à protester contre le paradoxe idéaliste qui voudrait faire de ce monde une création subjective de notre cerveau ou de notre esprit. «Pour que ... l'ébranlement cérébral engendrât les images extérieures, écrit-il, il faudrait qu'il les contînt d'une manière ou d'une autre, et que la représentation de l'univers matériel tout entier fût impliquée dans celle de ce mouvement moléculaire. Or, il suffit d'énoncer une pareille proposition pour en découvrir l'absurdité. C'est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau.» Supprimez le monde matériel, vous anéantissez du même coup le cerveau et son image. Au contraire, supprimez le cerveau et son image, c'est-à-dire un détail insignifiant dans le tableau immense de l'univers, il est clair que le tableau reste et que l'univers subsiste quand même[345].

A ce premier argument de simple bon sens, il va ajouter des arguments scientifiques et rationnels tirés de l'impossibilité de tous les systèmes idéalistes à expliquer la prétendue illusion d'un monde extérieur, créé de toutes pièces par notre esprit.

Ma croyance à l'existence d'un monde extérieur, dit-il, ne peut venir que de son action sur moi et non de mon action sur un vide extérieur; elle est le produit des actions convergentes venues de la périphérie au centre que j'occupe, et non du centre à la périphérie. «Tout s'obscurcit, en effet, et les problèmes se multiplient, si l'on prétend aller, avec les théoriciens (de l'idéalisme), du centre à la périphérie. D'où vient donc alors cette idée d'un monde extérieur (et étendu) construit artificiellement, pièce à pièce, avec des sensations inextensives dont on ne comprend ni comment elles arriveraient à former une surface étendue, ni comment elles se projetteraient ensuite au dehors de notre corps?... Il y a, dans cette croyance au caractère d'abord inextensif de notre perception extérieure, tant d'illusions réunies, on trouverait dans cette idée que nous projetons hors de nous des états purement internes tant de malentendus, tant de réponses boiteuses à des questions mal posées, que nous ne saurions prétendre à faire la lumière tout d'un coup.»[346]

Ce n'est pas que l'auteur renonce à élucider pleinement un problème qui lui tient tant à cœur. Il le fera, au contraire, à satiété, dans tout le cours de son ouvrage, par des arguments péremptoires, mais qui n'étaient pour nous nullement nouveaux. Celui qu'il semble préférer, tant il lui paraît décisif, est la simple comparaison des deux explications idéaliste et réaliste.

«Dans la première, dit-il, des sensations inextensives de la vue se composeront avec des sensations inextensives du toucher et des autres sens pour donner, par leur synthèse, l'idée d'un objet matériel. Mais d'abord on ne voit pas comment ces sensations acquerront de l'extension ni surtout comment, une fois l'extension acquise en droit, s'expliquera la préférence de telle d'entre elles, en fait, pour tel point de l'espace. Et ensuite on peut se demander par quel heureux accord, en vertu de quelle harmonie préétablie, ces sensations d'espèces différentes vont se coordonner ensemble pour former un objet stable, désormais solidifié, commun à mon expérience et à celle des autres hommes, soumis, vis-à-vis des autres objets, à ces règles inflexibles qu'on appelle les lois de la nature.—Dans la seconde explication, au contraire (celle du réalisme), les «données de nos différents sens» sont des qualités des choses, perçues d'abord en elles plutôt qu'en nous: est-il étonnant qu'elles se rejoignent, alors que l'abstraction seule les a séparées?»[347]

Or, parmi ces «données des sens», en réalité extraites des objets et nullement du sujet, l'auteur ne comprend pas seulement des données quantitatives telles que l'étendue, la masse, la figure et le mouvement, mais encore des données qualitatives, ce que nous appelons les qualités sensibles des corps[348]. Au fond, le même raisonnement s'applique tout aussi bien aux unes et aux autres, et la raison de certaines exceptions, si à la mode soient-elles, ne s'impose nullement.

«On se plaît, écrit M. Bergson, à mettre les qualités, sous forme de sensations, dans la conscience, tandis que les mouvements s'exécutent indépendamment de nous dans l'espace. Ces mouvements, se composant entre eux, ne donneraient jamais que des mouvements; par un processus mystérieux, notre conscience, incapable de les toucher, les traduirait en sensations qui se projetteraient ensuite dans l'espace et viendraient recouvrir, on ne sait comment, les mouvements qu'elles traduisent. De là deux mondes différents, incapables de communiquer autrement que par un miracle: d'un côté celui des mouvements dans l'espace, de l'autre la conscience avec les sensations. Et, certes, la différence reste irréductible, comme nous l'avons montré nous-mêmes autrefois, entre la qualité, d'une part, et la quantité pure, de l'autre. Mais la question est justement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre eux que des différences de quantité, et s'ils ne seraient pas la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments.»[349]

Suit une explication des qualités sensibles des corps, fort ingénieuse, mais dont la discussion nous entraînerait trop loin de notre sujet[350]. Il suffit de constater ici que la théorie bergsonienne de la perception sensible est nettement hostile à tout idéalisme, même à ce demi-idéalisme cartésien, si en faveur de nos jours, qui, tout en admettant l'objectivité de l'étendue et de la quantité des corps, rejette celle de leurs qualités sensibles, pour en faire de pures modifications de la conscience.

La vraie raison de cette lutte sans merci contre tout idéalisme, même mitigé, M. Bergson ne s'en cache point, c'est son aversion profonde pour l'agnosticisme. Ecoutons ses déclarations à ce sujet, si instructives pour saisir le véritable esprit de sa philosophie.

«Dans la première hypothèse (celle de l'idéalisme), l'objet matériel n'est rien de tout ce que nous apercevons: on mettra d'un côté le principe conscient avec les qualités sensibles, de l'autre une matière dont on ne peut rien dire et qu'on définit par des négations parce qu'on l'a dépouillée tout d'abord de tout ce qui la révèle.—Dans la seconde (le réalisme), une connaissance de plus en plus approfondie de la matière est possible. Bien loin d'en retrancher quelque chose d'aperçu, nous devons au contraire rapprocher toutes les qualités sensibles, en retrouver la parenté, rétablir entre elles la continuité que nos besoins (d'analyse) ont rompue. Notre perception de la matière n'est plus alors relative ni subjective, du moins en principe et abstraction faite de l'affection et surtout de la mémoire.»

Un peu plus loin, il ajoute encore avec plus de force: pour l'idéalisme, la matière «ne peut rien être de ce que nous connaissons, rien de ce que nous imaginons; elle demeure à l'état d'entité mystérieuse»[351]. Et cet abîme insondable de l'agnosticisme, où l'idéalisme nous fait plisser, suffit à sa condamnation sans appel.

Mais ce n'est pas seulement dans les sciences du monde extérieur, dites sciences naturelles et physiques, que l'idéalisme a des conséquences ruineuses, c'est encore dans la science du monde intérieur, dans la Psychologie, où il jetterait une profonde confusion. M. Bergson l'a fort bien vu et ses analyses pénétrantes ont su le démontrer.

Si la perception externe, en effet, au lieu d'être une action ou image reçue du dehors, n'était plus qu'une image mentale, produite par l'esprit et projetée à l'extérieur, les deux phénomènes si différents et même si opposés de la perception et du souvenir se trouveraient confondus, comme des états forts ou faibles du même phénomène: la perception externe ne sérail plus qu'une hallucination vraie, suivant la paradoxale formule de Taine.

C'est cette fausse conception que M. Bergson va justement appeler une erreur capitale. «L'erreur capitale, dit il, l'erreur qui, remontant de la psychologie à la métaphysique, finit par nous masquer la connaissance du corps aussi bien que celle de l'esprit, est celle qui consiste à ne voir qu'une différence d'intensité au lieu d'une différence de nature, entre la perception pure et le souvenir.»

Sans doute, ajoute-t-il, nos perceptions sont d'ordinaire imprégnées de souvenirs, qui s'ajoutent à la perception pure pour l'interpréter et la compléter, mais l'union de ces deux actes n'est pas leur identité. «Le rôle du psychologue serait de les dissocier, de rendre à chacun d'eux, sa pureté naturelle: ainsi s'éclaireraient bon nombre de difficultés que soulève la psychologie, et peut-être aussi la métaphysique. Mais point du tout. On veut que ces états mixtes, tous composés, à doses inégales, de perception pure et de souvenir pur, soient des états simples. Par là, on se condamne à ignorer aussi bien le souvenir pur que la perception pure, à ne plus connaître qu'un seul genre de phénomènes, qu'on appellera tantôt souvenir et tantôt perception, selon que prédominera en lui l'un ou l'autre de ces deux aspects, et, par conséquent, à ne trouver entre la perception et le souvenir qu'une différence de degré, et non plus de nature. Cette erreur a pour premier effet, comme on le verra en détail, de vicier profondément la théorie de la mémoire; car en faisant du souvenir une perception plus faible, on méconnaît la différence essentielle qui sépare le passé du présent, on renonce à comprendre les phénomènes de la reconnaissance et plus généralement le mécanisme de l'inconscient. Mais inversement, et parce qu'on a fait du souvenir une perception plus faible, on ne pourra plus voir dans la perception qu'un souvenir plus intense. On raisonnera comme si elle nous était donnée, à la manière d'un souvenir, comme un état intérieur, comme une simple modification de notre personne. On méconnaîtra l'acte originel et fondamental de la perception, cet acte, constitutif de la perception pure, par lequel nous nous plaçons d'emblée dans les choses. Et la même erreur, qui s'exprime en psychologie par une impuissance radicale à expliquer le mécanisme de la mémoire, imprégnera profondément, en métaphysique, les conceptions idéaliste et réaliste de la matière.»[352]

Nous avons tenu à citer cette page où les conséquences «capitales» d'une erreur, si universellement acceptée de nos jours, sont mises dans un relief si saisissant. Sûrement, un disciple d'Aristote et de saint Thomas n'aurait pas été plus vigoureux contre nos modernes subjectivistes, et nous devons en savoir gré à M. Bergson.

Du reste, ce ne sont pas seulement les conséquences ruineuses de cette erreur qu'il a relevées, il a aussi montré combien elle était contraire aux faits les mieux observés. En effet, «l'observation pure et simple peut trancher (le litige). Comment le tranche-t-elle? Si le souvenir d'une perception n'était que cette perception affaiblie, il nous arriverait, par exemple, de prendre la perception d'un son léger pour le souvenir d'un bruit intense. Or, pareille confusion ne se produit jamais.... Jamais la conscience d'un souvenir ne commence par un état actuel plus faible que nous chercherions à rejeter dans le passé après avoir pris conscience de sa faiblesse....»[353] Jamais une douleur faible ne m'apparaîtra comme le souvenir d'une douleur intense. Le souvenir est donc tout autre chose que la perception.

Sans doute, l'auteur aurait pu multiplier les exemples de cette nature; il aurait pu surtout énumérer les oppositions et les contrastes révélés par l'observation scientifique, soit entre la vision imaginaire du souvenir ou du rêve et la vision de l'image consécutive ou hallucinatoire, soit entre celle-ci et la vision extérieure normale. Il aurait pu enfin étudier le double jeu de nos organes périphériques, par exemple, de l'œil humain dans la vision objective où l'œil reçoit l'image comme une chambre noire de photographe, et dans la vision subjective où l'œil joue le rôle inverse d'appareil à projection, pour conclure d'une manière encore plus éclatante à l'opposition radicale des deux phénomènes subjectif et objectif[354].

Si l'auteur n'a pas su exposer la théorie de ce double jeu de chaque organe périphérique, du moins semble-t-il en avoir eu quelque vague pressentiment dans plusieurs passages, notamment dans celui-ci: «Nous l'avons déjà dit, mais nous ne saurions trop le répéter: nos théories (subjectivistes) de la perception sont tout entières viciées par cette idée que si un certain dispositif (de l'organe) produit, à un moment donné, l'illusion d'une certaine perception, il a toujours pu suffire à produire cette perception même.»[355]

Donc, fallait-il ajouter, il y a deux dispositifs, deux jeux, différents et opposés, pour chaque organe, comme il y a deux jeux opposés pour le même appareil photographique, qui peut servir à recevoir et fixer une image venue de l'extérieur, ou au contraire à projeter au dehors une image interne, comme une lanterne magique. Il suffit de se servir à rebours du même instrument.

Eh bien! cette explication si simple et si lumineuse pour montrer que l'œil peut être tantôt un appareil de vision normale, tantôt de projection hallucinatoire, M. Bergson a oublié de nous la donner. Quelque incomplète qu'elle soit, son argumentation reste encore assez victorieuse pour lui donner le droit de conclure:

«Le germe de l'idéalisme anglais est là. Cet idéalisme consiste à ne voir qu'une différence de degré, et non pas de nature, entre la réalité de l'objet perçu et l'idéalité de l'objet conçu. Et l'idée que nous construisons la matière avec nos états intérieurs, que la perception n'est qu'une hallucination vraie, vient de là également. C'est cette idée que nous n'avons cessé de combattre quand nous avons traité de la matière. Ou bien donc notre conception de la matière est fausse, ou le souvenir se distingue radicalement de la perception.»[356]


Après avoir démoli les systèmes idéalistes et subjectivistes de la connaissance sensible—tâche relativement aisée,—il reste à reconstruire, et c'est ici que l'effort de la philosophie nouvelle va devenir laborieux, parce qu'elle a voulu ignorer, de parti pris, tous les essais de reconstruction déjà tentés au cours des siècles par l'esprit humain.

Pour préparer le lecteur à l'intelligence du système de la perception des sens, il faut d'abord rappeler que, pour M. Bergson—comme pour nous, d'ailleurs, et tous les néo-scolastiques,—la sensation a lieu là où elle paraît être, c'est-à-dire dans les organes périphériques, seuls capables de subir un contact immédiat avec les objets extérieurs, et nullement dans le cerveau[357].

Ces organes sentants de la périphérie sont du reste de véritables centres nerveux. L'œil, par exemple n'est qu'un centre nerveux détaché et transporté à la périphérie, comme on le constate dans le développement de l'embryon. On ne voit donc pas la raison qui les empêcherait de sentir tout aussi bien que le cerveau.

L'union des organes périphériques avec le cerveau n'est donc qu'une condition pour leur fonctionnement conscient, et aussi pour la centralisation de toutes leurs données dans un organe central qui les compare, les combine et les conserve à l'état de souvenirs.

M. Bergson va même plus loin que nous et ne considère le cerveau que comme une collection de centres moteurs, sans aucun centre imaginatif. Nous avons déjà vu et discuté cette opinion—à nos yeux excessive—à propos de la mémoire et des phénomènes d'aphasie: aussi croyons-nous inutile d'y revenir ici.

Il nous faut donc partir de cette donnée que ce n'est pas le cerveau qui voit, qui entend, qui touche et palpe ... mais uniquement les organes périphériques des cinq sens externes. Donnée éminemment d'accord avec le sens commun de tous les hommes, mais qui aurait eu besoin d'être expliquée et mise en lumière par une théorie de l'union substantielle de l'âme et du corps, théorie dont nous n'avons pu trouver la moindre trace dans les ouvrages que nous analysons.

Quoi qu'il en soit, étant donné, par exemple, que c'est l'organe du toucher qui palpe le relief résistant de tel objet—et tous les autres sens sont des espèces de toucher[358],—il reste à nous dire quel est le phénomène qui se produit, comment il se produit, enfin quelle est sa valeur critériologique.

La première question, qui est d'ordre purement expérimental et psychologique, nous paraît bien comprise d résolue par M. Bergson. «Nous saisissons dans notre perception, écrit-il, tout à lu fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous. Ce caractère mixte de notre perception immédiate, cette apparence de contradiction réalisée, est la principale raison théorique que nous ayons de croire à un monde extérieur....»[359]

Cette analyse, qui est la sincérité et l'évidence même pour tout observateur attentif, M. Bergson aurait pu la retrouver dans les ouvrages de l'école écossaise, d'Hamilton, par exemple, qui constatait, lui aussi, que «nous sommes conscients immédiatement, dans la perception, d'un moi et d'un non-moi, connus ensemble et connus en opposition mutuelle ... que nous avons conscience de deux existences par une même et indivisible intuition ... que la conscience donne, comme dernier fait, une dualité primitive, une antithèse originelle....»[360]

Il aurait pu aussi la retrouver dans tous les ouvrages de l'école péripatéticienne et thomiste, anciens et modernes, avec cette nuance, toutefois, que la perception du non-moi y est toujours notée comme antérieure à celle du moi, laquelle exige une certaine réflexion et un retour du sujet sentant sur lui-même. En sorte que la rencontre des deux éléments, moi et non-moi, quoique simultanée, a pour premier effet de mettre en relief celui-ci, en laissant celui-là momentanément dans l'ombre.

Analyse si fine et si saisissante de vérité, qu'elle arrachait cet aveu à Barthélémy Saint-Hilaire: «Il n'y a pas de psychologie moderne qui ait porté dans ses recherches plus de sagacité ni plus de science qu'Aristote. La psychologie écossaise n'a été ni plus fine ni plus exacte.»[361]

Après cette description, se trouvent illuminées toutes les formules, par elles-mêmes un peu concises et obscures, employées par M. Bergson pour désigner la perception des sens. Pour lui, c'est «une intuition immédiate»—qui «me place d'emblée dans le monde matériel»,—«par laquelle nous nous plaçons d'emblée dans les choses»,—qui «est dans les choses plutôt qu'en moi»,—«hors de nous plutôt qu'en nous», etc.[362]. Tous ces aphorismes étonnent de prime abord, mais ils ont moins besoin de correction que d'explication.


La deuxième question a pour objet d'expliquer le comment ou le processus de la perception immédiate par les organes périphériques.

La réponse est assez simple dans le système péripatéticien, qui a posé en principe la distinction de la substance et de l'accident, c'est-à-dire de l'agent et de son action. Si les substances sont entre elles impénétrables, elles si; laissent pénétrer par leurs actions mutuelles.

Bien plus, l'action est toujours commune à deux substances, agent, et patient, car elle est le résultat, non pas de deux activités, comme on l'entend dire si faussement, mais d'une activité et d'une passivité correspondante, ou, si l'on préfère, elle est le produit simultané de deux coprincipes, l'un actif et l'autre passif. L'action n'existant jamais en dehors d'une passion, l'agent et le patient sont ainsi compénétrés, ou informés, par une action commune, qui joue ainsi le rôle de trait d'union entre les substances.

D'où nous concluons que, dans la sensation externe, l'action de l'agent étant dans le patient, celui-ci n'a qu'à en prendre conscience pour percevoir en lui-même un élément étranger—un non-moi dans le moi,—c'est-à-dire qu'il perçoit, non pas une substance étrangère, mais une action étrangère qui est la manifestation même de cette substance.

La perception immédiate des sens est ainsi mise en lumière par la théorie générale de l'action et de la passion dont elle n'est plus qu'un cas particulier ou un simple corollaire[363].

Au contraire, dans l'hypothèse phénoméniste de M. Bergson, où les actions sont sans agent et les phénomènes sans substance, on devine l'embarras où va le jeter l'explication d'une compénétration et d'une perception immédiate entre deux phénomènes étrangers l'un à l'autre: sujet et objet.

Notre auteur s'en tirera de deux manières. La première consistera à oublier, pour un temps, son phénoménisme et à parler le langage substantialiste du sens commun.

En ce premier sens, les textes abondent: «Dans la perception pure, l'objet perçu est un objet présent, un corps qui modifie le nôtre. L'image en est donc actuellement donnée....»—«Conscience et matière, âme et corps entraient ainsi en contact dans la perception.»—«La perception est un contact de l'esprit avec l'objet présent»;—«l'action virtuelle des choses sur notre corps et de notre corps sur les choses est la perception même»;—«la perception ressemble à un simple contact.»[364]

Bien plus, nous pourrions citer une page entière, où, traitant ex professo de la perception des sens, il distingue et oppose les deux actions qui en forment le processus, la première qui vient de l'objet dans le sujet pour y produire son empreinte, la seconde qui part du sujet pour revenir à l'objet et pour ainsi dire lui restituer ce qu'il en a reçu. Cette seconde partie qu'il appelle la réflexion est la plus curieuse:

«Toute perception attentive suppose véritablement, au sens étymologique du mot, une réflexion, c'est-à-dire la projection extérieure d'une image activement créée, identique ou semblable à l'objet, et qui vient se mouler sur ses contours. Si, après avoir fixé un objet, nous détournons brusquement notre regard, nous en obtenons une image consécutive: ne devons-nous pas supposer que cette image se produisait déjà quand nous la regardions? La découverte récente de fibres perceptives centrifuges nous inclinerait à penser que les choses se passent régulièrement ainsi, et qu'à côté du processus afférent qui porte l'impression au centre, il y en a un autre inverse qui ramène l'image à la périphérie.... Ainsi notre perception distincte est véritablement comparable à un cercle fermé, où l'image-perception dirigée sur l'esprit et l'image-souvenir lancée dans l'espace courraient l'une derrière l'autre.»[365]

Ce passage est d'autant plus curieux qu'il traduit en langage moderne le double processus de l'espèce impresse et de l'espèce expresse des scolastiques: la première reçue passivement dans le sujet, la seconde produite activement par réaction et renvoyée vers l'objet d'où l'action était partie.

Impossible de rapprocher cette description des deux moments de la perception des sens externes avec celles qu'en ont essayé les néo-scolastiques contemporains, sans être frappé de leurs analogies profondes.

Telle est la première manière d'expliquer le processus de la perception; avec elle, nous pourrions facilement nous entendre. Mais il en est une autre qui ne recevra pas de nous les mêmes éloges.

La seconde manière d'expliquer le contact du sujet et de l'objet, de la conscience et de la matière, est de les identifier dans une unité monistique. Tous les êtres de l'univers ne formeraient qu'une seule et unique conscience.

«Alors la difficulté s'évanouit, dit-il. La matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s'équilibre, se compense et se neutralise. Elle offre véritablement l'indivisibilité de notre perception; de sorte qu'inversement nous pouvons, sans scrupule, attribuer à la perception quelque chose de l'étendue de la matière. Ces deux termes, perception et matière, marchent ainsi l'un vers l'autre.... la sensation reconquiert l'extension, l'étendue concrète reprend sa continuité et son indivisibilité naturelles. Et l'espace homogène, qui se dressait entre les deux termes comme une barrière insurmontable, n'a plus d'autre réalité que celle d'un schème ou d'un symbole.»[366]

Et notre auteur aime à revenir souvent à la contemplation d'un Univers matériel—au fond spirituel—qui serait «une espèce de conscience» universelle. C'est le rêve d'un monisme spiritualiste ou panpsychiste.

Malheureusement, ce n'est qu'un rêve, en contradiction flagrante avec le fait de conscience qu'il s'agit précisément d'expliquer: dans la perception, avons-nous dit, nous avons conscience de deux existences, le moi et le non-moi, connus ensemble mais en opposition mutuelle, et irréductibles l'un à l'autre.—Or, les réduire l'un à l'autre, identifier le moi et le non-moi dans une conscience unique, comme M. Bergson, vient de le faire, c'est précisément nier le problème au lieu de l'expliquer; c'est détruire ce qu'on prétendait édifier. C'est donc un aveu d'impuissance du système bergsonien et non pas une solution.

Ce préjugé moniale expliquera au lecteur un certain nombre de formules dont le sens paraîtrait énigmatique et indéchiffrable. Celles-ci, par exemple: «plus de différence essentielle, pas même de distinction véritable entre la perception et la chose perçue», entre le moi et le non-moi;—il y a entre «la perception et la réalité le rapport de la partie au tout»;—«la distinction de l'intérieur et de l'extérieur se ramène à celle de la partie et du tout»[367], et autres formules non moins paradoxales qui n'empêchent nullement noire auteur de se réclamer dès sa préface «des conclusions du sens commun»![368]


La troisième question que nous avons posée est celle de la valeur d'une perception immédiate ainsi comprise et expliquée, pour nous faire atteindre le réel, en un mot, sa portée objective ou critériologique. On peut l'examiner d'abord en dehors de toute hypothèse monistique—dont elle est par elle-même indépendante—et puis dans cette hypothèse monistique.

Indépendamment de tout préjugé de monisme, il est clair qu'une perception immédiate, une intuition du réel, est forcément objective. Pas d'erreur possible dans l'appréhension: on n'appréhende pas ce qui n'est pas. M. Bergson est le premier à le reconnaître et à le proclamer. «Nous touchons la réalité de l'objet, dit-il, dans une intuition immédiate.»[369] En droit, la perception pure «est absorbée, à l'exclusion de tout autre travail, dans la tâche de se mouler sur l'objet extérieur.... En fait, il n'y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens, nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée.... Mais nous espérons montrer que les accidents individuels sont greffés sur cette perception impersonnelle, que cette perception est la base même de notre connaissance des choses, et que c'est pour l'avoir méconnue, pour ne pas l'avoir distinguée de ce que la mémoire y ajoute ou en retranche, qu'on a fait de la perception tout entière une espèce de vision intérieure et subjective qui ne différerait du souvenir que par sa plus grande intensité».

Et il ajoute un peu plus loin: «Cette perception se distinguera radicalement du souvenir: la réalité des choses ne sera plus construite ou reconstruite, mais touchée, pénétrée, vécue; et le problème pendant entre le réalisme et l'idéalisme, au lieu de se perpétuer dans des discussions métaphysiques, devra être tranché par l'intuition.»[370]

Voilà qui est fort bien dit, et le plus fidèle disciple d'Aristote et, de saint Thomas ne dirait pas mieux. Il est incontestable qu'au fonds d'intuition impersonnelle et commune à tous les hommes contemplant un même objet s'ajoutent une multitude de souvenirs ou d'associations d'images, propres à chaque individu: c'est ce que les scolastiques avaient appelé l'objet accessoire ou accidentel, per accidens, de la connaissance, et qu'ils opposaient si justement à l'objet propre, per se, seul objet de la perception véritable.

Peut-être même—accordons-le—ce fonds d'intuition réelle est-il peu de chose par comparaison à tout ce que notre mémoire y ajoute dans la connaissance totale d'un même objet. Mais cela n'empêche point que, s'il y a dans notre perception quelque chose en plus de ce qui nous est donné présentement, il y a aussi ce donné réel, et que les éléments qui s'y ajoutent sont, eux aussi, des données antérieures. C'est donc la synthèse de notre connaissance globale qui sera sujette au contrôle et à la critique, et nullement chacun des éléments donnés.

C'est là une thèse importante pour l'objectivité de la perception sensible, que M. Bergson a fort bien comprise et qu'il résume ainsi: «Il y a dans la matière quelque chose en plus, mais non pas quelque chose de différent de ce qui est actuellement donné.»—«Un fonds impersonnel demeure où la perception coïncide avec l'objet perçu, et ce fonds est l'extériorité même.»—«La perception pure nous donne le tout ou au moins l'essentiel de la matière.»[371]

Au surplus, la totalité de ce donné réel, qui fait le fond de chaque perception des sens, n'est pas nécessairement soumise intégralement à notre attention ni toujours perçue sous tous ses aspects. Et c'est là encore une atténuation à l'objectivité parfaite et intégrale de nos sensations, que nous accordons volontiers à M. Bergson.

Dans toute perception, notre attention à une orientation particulière, correspondant à nos préoccupations actuelles. Nous ne sommes guère attentifs qu'à ce qui nous intéresse présentement. En ce sens, pouvons-nous accorder que notre perception est une sélection[372]. Elle ne crée rien, son rôle est, au contraire, d'éliminer de l'ensemble des images les parties qui n'ont pour nous aucun intérêt actuel. Mais ce qui reste, après cette élimination, n'en est pas moins du donné et du réel: cela suffit à l'objectivité fondamentale.

Toutefois, nous ne pouvons accorder que l'intérêt dont il s'agit ici, comme instrument de sélection, est toujours un intérêt pratique, utilitaire, et jamais un intérêt spéculatif. C'est là une exagération regrettable. La spéculation pure, qu'on appelle aussi «désintéressée», parce qu'elle est étrangère à notre intérêt privé, est étroitement liée à l'intérêt public, au progrès des sciences et des arts, qui peuvent nous toucher encore plus fortement que nos intérêts privés, et orienter notre attention.

Lorsque Newton vit tomber la fumeuse pomme dont la chute lui révéla la grande loi de l'attraction universelle, le détail qui attira son attention l'intéressait bien plus que tous les autres détails dont le vulgaire eût été frappé.

Il est donc exagéré de dire que notre perception «est toujours orientée vers l'action»;—qu'elle «mesure justement notre action virtuelle sur les choses»;—qu'elle n'est que «le miroir d'une action possible», —«une action naissante qui se dessine»[373].

Mais ces exagérations issues d'un certain utilitarisme pratique, dont nous aurons à nous occuper plus tard, ne nuisent en rien à la thèse de l'objectivité fondamentale qui seule nous occupe ici.

Il est clair que, par la perception immédiate ou l'intuition, nous avons atteint quelque chose de réel et d'absolu, et l'idéalisme, le subjectivisme, le relativisme sont ainsi confondus. «Ma connaissance de la matière n'est plus alors ni subjective, comme elle l'est pour l'idéalisme anglais, ni relative comme le veut l'idéalisme kantien. Elle n'est pas subjective, parce qu'elle est dans les choses plutôt qu'en moi. Elle n'est pas relative, parce qu'il n'y a pas entre le «phénomène» et la «chose» le rapport de l'apparence à la réalité, mais simplement celui de la partie au tout»[374], l'action qui me frappe étant une partie du réel, une manifestation de l'agent.

Après avoir ainsi touché par l'intuition au roc du réel ou de l'absolu, M. Bergson pourra conclure triomphalement: «Dans l'absolu nous sommes, nous circulons et nous vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C'est l'être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie.... La physique ... touche à l'absolu.»[375]

Paroles audacieuses, qu'il a répétées à satiété, comme un défi à tous nos contemporains, plus ou moins imbus de kantisme et de subjectivisme;—paroles pourtant fort justes, si on les prend à la lettre et sans aucun sous-entendu monistique, car l'union du sujet et de l'objet, sans leur identité, suffit à les justifier.

Malheureusement, ce sous-entendu est trop nettement formulé—au moins dans ses derniers ouvrages—pour qu'il soit possible de se méprendre sur la pensée actuelle de M. Bergson. C'est bien sur l'identité du sujet et de l'objet qu'il s'appuiera finalement pour les faire communiquer dans une conscience universelle.

Et voilà pourquoi il nous parle parfois «d'une intuition intemporelle» et «d'une connaissance par le dedans»[376] que les êtres auraient les uns des autres, et que nous ne saurions admettre. Pour nous, au contraire, c'est uniquement pur leurs actions extérieures que nous connaissons les substances qui agissent; et partant c'est par le dehors, par leurs manifestations au dehors, que nous les saisissons.

Le moi lui-même, l'agent intérieur, quoique beaucoup plus intime, n'échappe pas complètement à cette loi. Notre intuition consciente de ce principe d'opération ne se produit qu'au moment de son effort pour agir, pour passer de la puissance à l'acte, et partant nous n'en prenons conscience qu'au travers de son opération.

Il est donc bien exagéré de dire: «J'en perçois l'intérieur, le dedans»[377], alors que nous ne percevons que le jaillissement de ses opérations, dans l'espace et le temps. C'est assez, assurément, pour avoir l'intuition consciente de son existence, mais non celle de sa nature intérieure. Le raisonnement seul peut y atteindre, appuyé sur ce principe: on agit comme on est, l'action est la manifestation de l'agent: operari sequitur esse.

L'intuition des êtres par le dedans de leur être ou de leur essence est donc une prétention excessive, issue des préjugés monistiques, d'ailleurs démentie par l'expérience, dont la théorie de la perception ou intuition immédiate n'a nul besoin pour être viable et complète, et dont elle n'est nullement responsable.

Telle est pour M. Bergson la théorie de la connaissance par les sens; hâtons-nous de passer à la connaissance, autrement importante, par l'intelligence.


VII

THÉORIE DE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE.

Une théorie de la connaissance intellectuelle par un antiintellectualiste convaincu ne saurait être qu'intéressante et instructive. Aussi allons-nous essayer d'en faire part au lecteur. Nous lui exposerons d'abord la critique, puis la théorie de l'intelligence, telles que M. Bergson les a comprises.

I. La critique de l'intelligence ne ressemblera en rien à celle que Kant en a déjà faite. Sans doute, il faut varier et le public demande toujours du nouveau. Mais le point de vue de M. Bergson est tellement différent de celui de Kant qu'il leur était bien impossible de se rencontrer ici et de risquer de se répéter.

Aussi ne retrouvons-nous plus dans cette critique ce jeu célèbre, mais bien artificiel, des antinomies essentielles à toutes les notions intellectuelles de l'esprit humain. On ne nous redira plus que «le signe même d'une donnée métaphysique est de ne pouvoir se traduire dans l'intelligence humaine que par une proposition contradictoire». Cette thèse paradoxale, dont on nous a vanté l'efficacité destructive pendant plus d'un demi-siècle, commence à devenir «vieux jeu» et à céder la place à un jeu plus nouveau. Celui-ci consistera à soutenir seulement que l'intelligence est incapable de comprendre le mouvement, la vie, le continu, parce qu'elle ne peut concevoir que l'immobile, l'inerte, le discontinu.

On devine la portée d'une telle accusation dans une philosophie où tout le réel est mouvement vital ou psychique, et jaillissement continu de formes absolument imprévisibles sans aucune proportion avec leurs antécédents. Ce n'est pas seulement—comme on le prétend—limiter le domaine de l'intelligence en lui interdisant toute spéculation sur la vie; c'est encore, bon gré, mal gré, la condamner à ne plus pouvoir spéculer du tout; à n'être qu'une faculté d'illusion et d'erreur.

Une première réponse a déjà été faite par nous, lorsque nous avons démoli pièce par pièce l'audacieuse hypothèse du mobilisme universel en montrant, par les données de l'expérience et de la raison, que tout n'est pas mouvement, encore moins mouvement vital; il nous reste à compléter notre argument en prouvant que l'intelligence peut fort bien comprendre ce qu'est le mouvement, la vie, le continu. Bien plus, l'intelligence seule peut nous en donner, et nous en donne, de fait, des notions intelligibles et claires.


A) C'est tout d'abord le mouvement que l'intelligence humaine, paraît-il, ne saurait comprendre. Elle ne comprendrait que l'immobile, et c'est avec des points immobiles additionnés qu'elle essaye, vainement d'ailleurs, de recomposer le mouvant. Telle est la thèse qu'on rencontre si souvent dans les ouvrages de M. Bergson, qu'elle finit par produire l'effet d'une tentative d'obsession préméditée sur l'esprit du lecteur. Cependant, elle n'est guère qu'une idée fixe, et partant déraisonnable.

Citons au hasard, car nous n'avons que l'embarras du choix.

«L'intelligence n'est point faite pour penser l'évolution, au sens propre de ce mot, c'est-à-dire la continuité d'un changement qui serait la mobilité pure.... L'intelligence se représente le devenir comme une série d'états, dont chacun est homogène avec lui-même et par conséquent ne change pas. Notre attention est-elle appelée sur le changement interne d'un de ces états? Vite, nous le décomposons en une autre suite d'états qui constitueront, réunis, sa modification intérieure. Ces nouveaux états, eux, seront chacun invariables, ou bien alors leur changement interne, s'il nous frappe, se résout aussitôt en une série nouvelle d'états invariables, et ainsi de suite indéfiniment. Ici encore, penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c'est avec des éléments donnés, avec des éléments stables, par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir.»[378]

La raison de cette infirmité intellectuelle est intéressante à connaître, et quoique nous n'ayons pas l'intention d'en discuter ici le bien fondé—ce que nous ferons un peu plus loin,—nous croyons utile de la mentionner de suite, car elle nous éclairera sur la portée de l'accusation elle-même. Voici comment M. Bergson l'a formulée:

L'intelligence n'est pas faite pour la spéculation, mais pour l'action[379]. Si elle était faite pour la spéculation, elle s'attacherait au mouvement, seule réalité, pour en comprendre la nature. Au lieu de cela, elle ne s'attache qu'à des points fixes; par exemple: où est le mouvement, d'où il vient, où il va, quelle est sa forme, parce que cela seul intéresse l'action. Mais n'analysons pas; écoutons plutôt l'auteur lui-même, pour être plus sûrs de sa pensée.

«Les objets sur lesquels notre action s'exerce sont sans doute des objets mobiles. Mais ce qui nous importe, c'est de savoir où le mobile va, où il est à un moment quelconque de son trajet. En d'autres termes, nous nous attachons avant tout à ses positions actuelles ou futures, et non pas au progrès par lequel il passe d'une position à une autre, progrès qui est le mouvement même. Dans les actions que nous accomplissons, et qui sont des mouvements systématisés, c'est sur le but ou la signification du mouvement, sur son dessin d'ensemble, en un mot, sur le plan d'exécution immobile que nous fixons notre esprit. Ce qu'il y a de mouvant dans l'action ne nous intéresse que dans la mesure où le tout en pourrait être avancé, retardé ou empêché par tel ou tel incident survenu en route. De la mobilité même, notre intelligence se détourne, parce qu'elle n'a aucun intérêt à s'en occuper. Si elle était destinée à la théorie pure, c'est dans le mouvement qu'elle s'installerait, car le mouvement est sans doute la réalité même, et l'immobilité n'est jamais qu'apparente ou relative. Mais l'intelligence est destinée à tout autre chose. A moins de se faire violence à elle-même, elle suit la marche inverse: c'est de l'immobilité qu'elle part toujours, comme si c'était la réalité ultime ou l'élément; quand elle veut se représenter le mouvement, elle le reconstruit avec des immobilités qu'elle juxtapose. Cette opération, dont nous montrerons l'illégitimité et le danger dans l'ordre spéculatif (elle conduit à des impasses et crée artificiellement des problèmes philosophiques insolubles), se justifie sans peine quand on se rapporte à sa destination. L'intelligence, à l'état naturel, vise un but pratiquement utile. Quand elle substitue au mouvement des immobilités juxtaposées, elle ne prétend pas reconstruire le mouvement tel qu'il est; elle le remplace seulement par un équivalent pratique. Ce sont les philosophes qui se trompent quand ils transportent dans le domaine de la spéculation une méthode de penser qui est faite pour l'action.»[380]

Ces dernières paroles que nous venons de souligner sont un correctif nécessaire—nous pourrions dire une vraie réfutation—de la plaidoirie qui précède. Si ce sont «les philosophes qui se trompent»—et encore un petit groupe de philosophes,—comment attribuer cette erreur à l'intelligence humaine? Erreur vraiment trop grossière, puisqu'elle consisterait à vouloir composer le mobile avec des éléments immobiles, comme d'autres recomposaient l'étendue avec des points inétendus, ou bien des cercles avec des polygones à nombre infini de côtés!

Ce sont là des fictions géométriques qui peuvent simplifier les calculs des mathématiciens, mais qu'ils n'ont jamais pris pour l'expression exacte de la réalité. Jamais un géomètre n'a confondu un cercle avec un polygone, ni une ligne avec une suite de points, ni un mouvement continu avec une série de positions, ces positions, ces points, ces polygones seraient-ils supposés en nombre infini. Encore une fois, de telles fictions—utiles comme «équivalents pratiques»—n'ont jamais été confondues avec la réalité par aucun savant ni par aucun penseur digne de ce nom.

Il faut en revenir aux sophistes de l'école d'Elée, aux célèbres arguments de Zénon, pour découvrir une confusion si grossière, base de toutes leurs subtilités sophistiques.

Et si quelques philosophes, dans le cours des siècles, ne se sont pas suffisamment mis en garde contre de si énormes confusions, du moins les grandes écoles, surtout l'Ecole péripatéticienne et thomiste, sont complètement à l'abri d'un tel reproche. Aristote, le premier, a démasqué cette équivoque en réfutant Zénon, et tous ses disciples, jusqu'à nos jours, ont invariablement suivi sur ce point la saine doctrine du maître. Au besoin, nous mettrions M. Bergson au défi de retrouver chez nous cette grossière erreur, qui ne nous a jamais été imputable.

C'est donc calomnier l'intelligence humaine que d'oser conclure d'une manière générale: «Notre intelligence ne se représente clairement que l'immobilité.»[381]

Du reste, M. Bergson n'a-t-il pas la prétention contraire? N'a-t-il pas la prétention d'avoir compris lui-même, et peut-être révélé au monde qui l'ignorait, la vraie notion du mouvement?

Or, notre prétention, à nous, est de croire que la notion bergsonienne du mouvement est bien inférieure, en exactitude et en clarté, à celle que nous a léguée Aristote, et qui depuis plus de trois mille ans éclaire et oriente tous les penseurs qui n'ont pas complètement rompu avec la tradition péripatéticienne.

Aristote nous a enseigné que le mouvement était un changement ou un passage d'un état à un autre état. Il a même distingué dans le changement en général trois espèces: changement dans le lieu, dans la qualité ou dans la quantité,—observant bien longtemps avant M. Bergson que le changement local est le phénomène le plus superficiel et le moins profond des trois, quoiqu'il soit la condition ou le véhicule de tous les changements physiques.

Ensuite il a approfondi cette notion de passage d'un état à un autre état. «Quelque mystérieuse qu'elle soit, déclare-t-il, elle n'est point au-dessus de la puissance de l'intelligence humaine!»—Belle parole qui donne du cœur et du réconfort à tous les chercheurs désintéressés.

Puis il explique que ce passage n'est pas quelque chose de négatif, mais de très positif. Or, cet élément positif n'est pas une simple puissance d'agir, c'est donc un acte, mais c'est un acte incomplet, puisqu'il est en voie de réalisation, en voie d'arriver à son terme complet. Il est donc partie en acte, partie en puissance, à des points de vue différents. D'où la définition célèbre: le mouvement, c'est le passage de la puissance à l'acte, ou bien c'est l'acte de la puissance, comme telle, c'est-à-dire en tant qu'elle est encore en puissance passant à l'acte: Ἡ τοϋ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τόιύτον, κίνησίς ἐστιν[382].On traduirait peut-être encore plus clairement: c'est l'acte du devenir en tant que devenir, ἐντελέχεια τοϋ δυνατοϋ ᾗ δυνατόν[383]. C'est le devenir en marche.

Définition aussi large que profonde, qui, une fois bien comprise, rayonne de lumière et subjugue l'esprit, en lui arrachant ce cri d'admiration: «Elle est aussi juste que fine ... et il est impossible de pénétrer plus profondément que ne l'a fait ici Aristote dans la nature intime du mouvement.»[384]

A la place, que nous propose M. Bergson? Sans discuter ni daigner même rappeler la solution d'Aristote, il propose la sienne. D'abord, il nous dit que c'est un progrès[385]. Sans doute, le mouvement peut être un progrès, mais il peut être aussi un recul, car on se meut, soit en avançant, soit en reculant. La définition proposée est donc pour le moins incomplète.

En outre, elle est obscure, car on peut lui répondre: qu'est-ce qu'un progrès? Quel en est le genre prochain et la différence spécifique? Seul, Aristote a su répondre: son genre est d'être un acte et non pas une pure puissance; sa différence spécifique: d'être un acte incomplet, encore mêlé de puissance. Il est à la fois acte et puissance, être et non-être, mais à des points de vue différents. Il est constitué par la composition de ces deux éléments et non par leur identité. En cela, rien de contradictoire, rien qui ne soit intelligible.

Au contraire, le monisme bergsonien exige l'identité, l'homogénéité des deux éléments, acte et puissance, être et non-être; et c'est ce qu'il appelle la «mobilité pure». Il met donc la contradiction à la racine des choses, et parlant leur parfaite inintelligibilité.

Bien plus, le monisme supprime le mouvement au lieu de nous l'expliquer, car tant qu'il y avait dualité d'éléments: acte et puissance, être et non-être, on concevait aisément le passage de l'un à l'autre. On concevait, par exemple, que l'énergie actuelle pût grandir en proportion inverse de l'énergie potentielle, ou vice-versa. S'il n'y a plus au contraire qu'un seul élément, désormais plus de passage possible entre deux termes, plus de mouvement, et c'est en ce sens qu'Aristote a soutenu que le simple était, de soi, immobile: ce qui est homogène et sans partie ne change pas.

La notion bergsonienne et monistique du mouvement est donc, non seulement incomplète et obscure, mais encore pleinement contradictoire, au point de rendre impossible ce qu'il s'agissait de nous définir ou de nous expliquer.

Si M. Bergson a voulu viser sa propre notion du mouvement, en la déclarant inaccessible à l'intelligence humaine, il est clair qu'il a eu raison, puisque c'est une notion contradictoire et inintelligible; mais, de grâce, qu'il ne généralise pas en étendant cette inintelligibilité à toutes les autres notions, notamment à la notion péripatéticienne, nous protesterions, et tous les grands génies, tous les maîtres qui sont la gloire de notre Ecole protesteraient avec nous, qu'ils l'ont comprise, et partant qu'elle n'est pas inaccessible à l'intelligence humaine.


B) En second lieu, c'est la vie qui serait inaccessible à l'intelligence de l'homme. Puisqu'il est incapable de comprendre le mouvement des corps bruts, à plus forte raison celui des corps vivants. «L'intelligence, écrit M. Bergson, est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie.»[386] Et c'est sur cette incapacité radicale qu'il aime le plus à revenir.

Dès la première page de son Introduction, il nous signale cette infirmité native de notre intelligence «incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif.

«Créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur des choses déterminées, comment embrasserait-elle la vie, dont elle n'est qu'une émanation ou un aspect? Déposée, en cours de route par le mouvement évolutif, comment s'appliquerait-elle le long du mouvement évolutif lui-même? Autant vaudrait-il prétendre que la partie égale le tout....»[387]

Cette argumentation, vraiment, n'est pas bien forte, et, dès le début d'un ouvrage, ne donne pas une idée supérieure de la logique de son auteur. Il n'y aurait donc que le tout qui puisse connaître et comprendre une de ses parties? Il faudrait que notre intelligence individuelle égalât l'Univers entier pour en pouvoir connaître le moindre détail? En vérité, cette prétention est un peu excessive. Jusqu'ici, tous les philosophes avaient cru qu'il suffit à un être vivant d'avoir conscience de sa vie propre, pour expérimenter, connaître la vie et, s'il est intelligent, pour s'élever ensuite à la notion générale de la vie.

Dans le même ouvrage, après avoir esquissé sa théorie de l'Evolution créatrice et fait la genèse de l'intelligence, qui serait apparue en se détachant de l'animalité et de l'instinct animal, c'est-à-dire à ce tournant de l'histoire qui marque une descente de l'Elan vital vers la matière, il en conclut que l'intelligence a dû s'adapter à la matière et se limiter au domaine de la matière brute. «Progressivement, dit-il, l'intelligence et la matière se sont adaptées l'une à l'autre pour s'arrêter enfin à une forme commune. Cette adaptation se serait d'ailleurs effectuée tout naturellement, parce que c'est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l'intellectualité de l'esprit et la matérialité des choses[388]

Ainsi, l'intelligence devenue apte à penser la matière, le solide géométrique, serait désormais inapte à penser la vie. En abandonnant les animaux, ces «utiles compagnons de route», l'évolution de l'homme lui a fait perdre un «bien précieux», l'instinct, et acquérir l'intelligence. Or, instinct et intelligence représentent deux directions opposées du travail conscient: l'instinct marche dans le sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière.

De là vient que «l'intelligence humaine se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image des solides.

«De là vient en outre que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l'intelligence n'a qu'à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l'expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l'expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison»[389].

Ces remarques, d'ailleurs ingénieuses, ne sont point dépourvues d'exactitude expérimentale et de vérités. Il est sûr que l'esprit humain triomphe surtout dans les sciences où la part de l'indétermination et de la contingence est nulle on se rapproche de zéro, et que plus la part de l'indétermination ou de la contingence augmente, plus la difficulté de prévoir—et partant de savoir—augmente parallèlement.

Mais qui oserait nier aussi les triomphes de l'esprit humain dans les sciences de la vie: biologie, physiologie, médecine, etc., surtout depuis un siècle où l'école de Pasteur a brillé d'un si vif éclat? Qui oserait nier les progrès merveilleux et inattendus de la Psychologie elle-même, surtout de la Psychologie expérimentale?

C'est donc une exagération manifeste d'exalter uniquement l'aptitude de l'esprit humain pour les sciences mathématiques et physiques, et de proclamer son impuissance radicale en Biologie et dans tout le domaine de la vie.

Une telle négation ne découle nullement des faits sincèrement interrogés, mais seulement d'une hypothèse a priori sur l'évolution. Encore cette hypothèse—si contestable qu'elle soit en elle-même—ne nous semble nullement comporter une négation si tranchée.

Que l'intelligence se sente plus à son aise dans le monde géométrique, au milieu des solides, cela se comprend, car c'est l'objet le plus simple et le moins compliqué offert à son étude. Tout y est facile à prévoir et partant à connaître. Voilà pourquoi la Géométrie, parmi les sciences abstraites, et l'Astronomie, parmi les sciences naturelles, sont nées les premières, dès le berceau du genre humain.

Etant ainsi facilement accordée avec le solide et l'inerte, on peut admettre qu'elle aura une tendance marquée à transporter au domaine de la vie des méthodes si simples, qui lui réussissent si bien, et à traiter les vivants more geometrico. De là ces explications mécaniques de l'univers qui avaient la prétention de tout réduire au mouvement local, même la vie végétative et animale, la sensibilité et la pensée elle-même. Malgré leurs invraisemblances énormes, ces systèmes de mécanisme universel ont pu avoir un certain succès et exercer une grande influence, surtout auprès des amis des idées claires, que la clarté et la simplicité des explications ont toujours eu le don de fasciner.

Mais cette méconnaissance de la nature de la vie n'a été que l'erreur de quelques philosophes, et il serait injuste de l'imputer à l'intelligence humaine elle-même et à son incapacité radicale de penser la vie. De telles exagérations ne découlent pas forcément de l'hypothèse bergsonienne sur l'évolution.

Au surplus, nous estimons que toute cette controverse soulevée par M. Bergson—savoir si l'intelligence est naturellement capable ou incapable de spéculer, notamment sur la vie—ne doit pas, ne peut même pas se trancher a priori, mais uniquement par les faits de l'histoire.

D'abord, c'est l'histoire de la civilisation elle-même qu'il faudrait interroger pour lui demander s'il est vrai que l'esprit humain soit tout entier absorbé par ce qui est utile aux besoins de la vie matérielle, à ce point que penser ou spéculer ne soit pour lui qu'un artifice contre nature;—ou, pour employer l'expression bergsonienne, s'il est vrai que l'homme ne soit naturellement qu'un animal fabricant d'outils pour agir, homo faber, et nullement un animal raisonnable et spéculant sur la raison des choses, homo sapiens[390].

Mais dans l'acte le plus humble de l'homme primitif, celui de tailler—et souvent d'orner de sculptures—des silex ou des os de renne, pour en faire des armes telles qu'une flèche ou des outils tels que hache, marteau, poinçon, râcloir, etc., ne voyons-nous pas déjà percer la pensée spéculative? Pour fabriquer des armes ou des outils adaptés à des lins spéciales, ne faut-il pas tout d'abord réfléchir, comparer, calculer, raisonner pour prévoir, en un mot, spéculer sur les moyens et les fins, les causes et les effets?

«Le sauvage préhistorique de Cro-Magnon, dit fort bien M. Fouillée, a spéculé sur les qualités de la pierre, sur les lois élémentaires de la pesanteur et du mouvement; il a généralisé, il a universalisé; il a fait de la science en faisant de l'industrie, et n'a pu faire d'industrie qu'en faisant de la science. Admirons ces humbles savants des âges primitifs qui ont assez réfléchi et spéculé pour inventer l'arc et la flèche fendant l'air, le canot fendant la vague, le soc creusant la terre. On aura beau nous répéter que leur intelligence était faite exclusivement pour façonner la matière, et que la nôtre, au fond, est restée la même; nous continuerons d'en douter. L'artisan, l'homo faber, est déjà un artiste; l'artiste est déjà un penseur.»[391]

Un peu plus loin, le même auteur, s'appuyant sur les données de la linguistique, ajoute une seconde observation. Dans les langues sauvages, les verbes ont parmi tous les mots une place prépondérante. Or, qu'expriment les verbes? sinon l'action, le mouvement, la vie, le raisonnement, le sentiment, qui n'ont rien à voir avec les «solides» ni avec les «outils» à fabriquer? Tout cela exprime de la psychologie, non de la géométrie ou de la stéréométrie. Les langues primitives sont surtout riches en états d'âmes et très pauvres en état des corps. Les corps eux-mêmes sont peuplés d'âmes ou d'esprits bienveillants ou malveillants. Où est, en tout cela, la Géométrie?

Quand le petit sauvage s'éveille à l'intelligence, ce n'est pas pour mesurer ou compter des corps ni pour fabriquer des outils, c'est pour épier le sourire de sa mère, c'est pour jouer ou seul ou avec ses petits frères, et le voilà heureux. Il fera de la Psychologie avant de faire de la Géométrie. Ce qui l'intéresse, c'est le nouveau; c'est le pourquoi et le comment de ce nouveau, et lorsqu'il a compris la liaison et la raison des choses, il rit de plaisir.

Et M. Fouillée de conclure avec évidence: «Les besoins matériels sont loin d'absorber toute l'intelligence, même primitive. Nous ne saurions donc admettre que notre pauvre pensée soit toute d'essence utilitaire, tout attachée aux instruments matériels qui doivent satisfaire nos appétits, qu'elle soit servile de nature et non libérale.... La petite flamme de la pensée brille d'abord pour briller et pour se sentir briller. Il y a déjà du Pascal en germe jusque dans le dernier des enfants qui remplissaient les chars des Gaulois.»[392]

Cependant, cette première réponse de l'Histoire est encore trop générale. Demandons à l'histoire particulière de la Philosophie si l'esprit humain n'a pas su de tout temps spéculer sur lui-même et sur la nature de sa propre vie, aussi bien que sur la matière inerte.

Y a-t-il eu des philosophes adversaires résolus de toute conception matérialiste ou mécanistique de la vie, et nous ayant laissé de la nature du vivant une conception raisonnable, exacte, profonde et pouvant rivaliser avantageusement avec celle qu'a inventée M. Bergson?

Toute la question est là, car si l'on peut démontrer que, depuis plus de trois mille ans, les philosophes sont en possession d'une notion exacte de la vie, on ne pourra plus accuser l'incapacité foncière de la raison humaine. Il suffira d'un simple parallèle avec la notion traditionnelle de l'Ecole péripatéticienne et la notion «nouvelle» qu'on vient nous révéler.

Or, voici, d'après M. Bergson, la caractéristique de la vie: «La vie est avant tout une tendance à agir sur la matière ... un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute....»—De là, les expressions si fréquentes de: «courant de vie lancé dans la matière», etc.[393].

Eh bien! non! Dès ce début, nous arrêtons net une définition qui a déjà lourdement dévié. La vie se caractérise par activité «immanente», opposée à l'activité tout extérieure des corps bruts. Le vivant agit d'abord sur lui-même; il se meut lui-même, au moins pour se nourrir, se grandir, se guérir, etc., s'il n'est doué que de la vie végétative, et s'il est en plus doué de la vie sensible, il se meut par la connaissance et le désir pour se mettre en rapport avec le milieu ambiant. Le vivant est donc principe et terme de son propre mouvement, à la fois agent et patient: ce qui n'a jamais lieu pour les molécules inorganiques dont toute l'activité consiste à se mouvoir ou à s'influencer les unes les autres.

Ici, le sens commun est pleinement d'accord avec la théorie philosophique; et pour reconnaître si un corps est vivant ou mort, il pose toujours la question élémentaire: est-ce qu'il se remue? Sans doute, une paralysie locale pourrait l'empêcher de se mouvoir tout en le laissant vivant. Mais si la paralysie se généralise au point d'atteindre tous les organes essentiels à la vie, c'est la mort. La vie a cessé avec le mouvement immanent.

Le second signe caractéristique de la vie est la «spontanéité». Le vivant a le privilège de se mouvoir lui-même, c'est-à-dire de passer d'un premier acte à un second, puis à un troisième, et ainsi de suite, tant que sa vie dure. Spontanément, il se nourrit, se développe, se multiplie. Au contraire, le corps inorganisé est inerte, c'est-à-dire incapable de se modifier lui-même. Et c'est cette grande loi de l'inertie, universellement féconde en mécanique, qui permet la construction de nos machines avec des matériaux inertes et incapables de «jouer tout seuls». Car s'ils étaient capables de «jouer tout seuls», tous les plans du constructeur seraient déjoués, et son art de construire serait devenu impossible.

Or, cette «spontanéité» si bien analysée par les anciens philosophes va s'amplifier et se transfigurer étrangement dans la théorie bergsonienne. Elle va devenir une spontanéité «libre». Et, jouant de plus en plus au paradoxe, ce n'est pas seulement la liberté et le choix qu'on va faire entrer dans la définition de la vie, mais encore une puissance et une exigence de création, un jaillissement continu de formes imprévisibles sans aucune proportion avec les antécédents[394].

Nous aurions beau jeu de ramener ici notre auteur à l'étude et à l'observation sincère d'un brin d'herbe, d'une graine, d'une fleur, d'un insecte ou d'un animal quelconque. De lui montrer, par exemple, que les formes nouvelles qui jaillissent d'une graine ou d'un œuf ne sont nullement imprévisibles ni sans aucune proportion avec les causes d'où elles jaillissent. Et si quelques détails minuscules de ces plantes ou de ces animaux nouveau-nés sont variables et imprévus, qui pourrait se flatter d'avoir énuméré, sans rien omettre, tous les antécédents et toutes les circonstances infiniment complexes où la cause donnée a produit son effet?

Le principe que les mêmes causes dans les mêmes circonstances produisent toujours les mêmes effets est donc inattaquable et rien ne prouve qu'il ne s'applique pas aussi rigoureusement aux corps vivants qu'aux corps bruts. Seule la complexité infiniment croissante des circonstances, à mesure que nous nous élevons dans l'échelle des êtres, peut déjouer nos calculs, non pas sur les effets d'ensemble, mais sur quelques détails, d'ailleurs le plus souvent négligeables, de ces effets. Et la certitude dans les prévisions de la science demeure—au moins en principe—pour la biologie comme pour la physique.

Ce n'est donc pas l'observation sincère et désintéressée qui a pu conduire M. Bergson à une telle conception de la vie, mais uniquement son hypothèse panpsychique de l'évolution.

Il est clair que si tout est esprit et liberté, la vie végétative et la vie sensible sont du «psychique diminué», comme la matière elle-même est du «psychique inverti». Mais l'énormité de telles conséquences nous suffit pour reconnaître que le point de départ d'où elles découlent est gratuit. Le panpsychisme est un rêve d'artiste, non une conclusion scientifique d'observateur sincère.

Allons plus loin. Accordons un instant que—par impossible—l'activité spontanée de la vie végétative est capable de liberté et de choix, il ne serait pas permis d'en conclure qu'elle peut être un jaillissement continu de formes «absolument incommensurables» avec leurs antécédents.

C'est là une assertion qui choque le bon sens, parce qu'elle est la négation du principe de causalité. Si les effets ne sont plus proportionnés à leurs causes, ils sont littéralement des effets sans cause, car une cause non proportionnée n'est plus une cause.

Même pour la liberté humaine, l'effet produit n'est jamais supérieur à sa cause. Nous avons sans doute le choix entre plusieurs effets également proportionnés à nos forces: agir ou ne pas agir, me promener ou me reposer, résister à une tentation ou la vaincre.

Mais des effets au-dessus de nos forces, tel que porter une montagne sur nos épaules, ne peut être un effet de notre libre choix.

Nous retrouvons ici un écho d'une erreur de Kant définissant l'acte libre: un effet sans cause, un commencement absolu.... Rien de plus faux qu'une telle conception. La liberté ne nous met pas au-dessus du principe de causalité, pas plus que des autres premiers principes de la raison, nécessaires toujours et partout. Elle nous laisse seulement le choix entre plusieurs effets également proportionnés à nos forces individuelles, et cela suffit pour la liberté de notre choix et la responsabilité morale qui en découle.

Encore une fois, si les effets pouvaient être supérieurs à leur cause ou hors de toute proportion avec elle, la causalité serait violée, tout pourrait également sortir de tout. Et il ne serait plus absurde de dire, par exemple, que des souris peuvent naître d'un tas de vieux chiffons pilés dans un pot d'argile, comme la superstition populaire le racontait au moyen âge.

Enoncer aujourd'hui de telles absurdités suffît pour en faire justice et montrer aux yeux les plus prévenus qu'un effet produit par une cause, et cependant hors de proportion avec elle, est une contradiction dans les termes. Et que l'on ne dise pas que ce serait là seulement une création. Nullement, l'être créé est toujours un effet proportionné à la toute-puissance du Créateur; il ne saurait l'épuiser jamais, bien loin de la dépasser.

L'étiquette d'évolution créatrice qui sert à masquer de telles contradictions n'est donc qu'un trompe-l'œil. Nous ne serons pas dupes d'une métaphore.

Concluons, encore une fois, que c'est la notion bergsonienne de la vie—comme celle du mouvement—qui est inaccessible à l'intelligence humaine—et pour cause,—mais nullement la vie elle-même dont la philosophie s'est déjà formé depuis des siècles une conception aussi juste que profonde, en harmonie parfaite avec les faits observés.


C) En troisième lieu, on reproche à l'intelligence de ne se représenter que le discontinu et d'être incapable de concevoir le continu, sinon indirectement par une simple négation du discontinu.

La raison—ou le prétexte—de ce reproche, si étrange au premier abord, vient de l'importance capitale attachée au continu par la philosophie monistique où tout est un dans une continuité et même une interpénétration absolue. A ce point, que la multiplicité des individus distincts—si énergiquement proclamée par nos consciences—sera niée, traitée d'illusion, ou si bien obscurcie qu'elle s'évanouira dans l'unité du courant de vie qui traverse les individus.

On reproche donc, au fond, à l'intelligence humaine de ne pas vouloir pactiser avec de telles confusions monistiques et d'élever contre elles la voix de sa protestation indéfectible. C'est là ce qu'on appelle son impuissance à concevoir le continu, sinon indirectement comme une simple négation du discontinu.

Voici l'exposé de cette théorie captieuse: «A la possibilité de décomposer la matière autant qu'il nous plaît et comme il nous plaît[395], nous faisons allusion quand nous parlons de la continuité de l'étendue matérielle; mais cette continuité, comme on le voit, se réduit pour nous à la faculté que la matière nous laisse de choisir le mode de discontinuité que nous lui trouverons. C'est toujours, en somme, le mode de discontinuité une fois choisi qui nous apparaît comme effectivement réel et qui fixe notre attention, parce que c'est sur lui que se règle notre action présente. Ainsi la discontinuité est pensée pour elle-même, elle est pensable en elle-même, nous nous la représentons par un acte positif de notre esprit, tandis que la représentation intellectuelle de la continuité est plutôt négative, n'étant, au fond, que le refus de notre esprit, devant n'importe quel système de décomposition actuellement donné, de le tenir pour seul possible. L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu.»[396]

A ces subtilités nuageuses, nous pourrions d'abord répondre en déplaçant le terrain de la discussion ou en changeant l'exemple choisi. Au lieu du continu matériel, dont la continuité réelle ou apparente n'est pas toujours visible du premier coup, choisissons le continu si clair et si indiscutable du courant de la conscience ou du moi conscient. C'est le premier objet qui tombe sous le regard de la réflexion psychologique lorsque je me saisis moi-même pensant, voulant, agissant. Or, l'être vivant et conscient s'affirme ainsi à lui-même comme l'être parfaitement un et indivis, ens indivisum in se, en même temps que distinct de tout le reste que j'appelle le non-moi: ens divisum a quolibet alio. Jamais l'unité et l'indivisibilité d'un être continu n'apparaîtront plus brillantes au regard de mon esprit. C'est même ce continu-type que j'appliquerai plus tard par analogie aux individus et aux choses qui m'entourent. Or, ce continu-type, je l'ai perçu immédiatement sans penser au discontinu qui en est l'antithèse, et sans m'en aider comme d'un tremplin pour m'élever jusqu'à l'idée positive du continu.

Mais revenons à l'exemple du continu matériel, choisi par M. Bergson, pour ne pas avoir l'air de fuir son terrain favori. Les choses matérielles continues sont celles dont les extrémités ne font qu'un, quorum extrema unum sunt. C'est-à-dire que les parties en sont unies de telle sorte que la fin de l'une soit le commencement de l'autre. Ainsi la fin de la journée d'aujourd'hui sera le commencement de celle de demain: les jours se succédant en se prolongeant les uns dans les autres.

Au contraire, les parties contiguës ne sont que juxtaposées sans se confondre (quorum extrema sunt simul), telles sont deux billes en contact; et les parties discontinues ne sont ni unies ni juxtaposées, mais séparées par des intervalles, comme deux billes à distance[397].

Or, cette notion de continu est bien positive, nullement négative, et je la forme sans recourir en rien au discontinu. Il est donc faux que l'intelligence humaine ne puisse penser positivement le continu et soit réduite à en faire une pure négation du discontinu.

Ce sujet va nous conduire à la fameuse théorie «du morcelage» qui en sera le complément. Mais comme le «morcelage» du grand Tout est, d'après M. Bergson, une des premières et essentielles fonctions de l'intelligence, il nous faut passer de l'analyse de la critique de l'intelligence à l'analyse de sa théorie.

Nous avons vu jusqu'ici le réquisitoire en trois points contre l'intelligence—incapable de penser le mouvement, ni la vie, ni le continu,—voyons à présent la nouvelle conception qu'on nous en propose dans l'école bergsonienne.


II. La théorie de l'Intelligence ou du Concept, imaginée par l'auteur que nous étudions, est tellement dissemblable de tout ce que les philosophes ont jamais dit sur ce sujet, et partant tellement étrange, que le mépris affiché par la nouvelle école pour une intelligence ainsi entendue ne semble que trop justifié.

Il nous appartiendra de montrer que le tableau qu'on nous présente ne ressemble en rien à l'original, et que celui-ci n'est nullement touché par les critiques adressées à sa caricature. Il y a donc erreur de fait, erreur de personne.

Nous accorderons seulement que les critiques de M. Bergson visent et atteignent cette intelligence défigurée et mutilée des philosophes modernes;—soit l'intelligence toute passive des cartésiens et des sensualistes avec ses idées innées et ses images généralisées,—soit l'intelligence a priori des kantistes avec ses formes toutes faites et ses cadres vides où tout le réel doit se couler de force. Nous accorderons aussi que l'une et l'autre sont irrémédiablement mécanistes et sans vie. Mais ce sont là des pseudo-intelligences qui n'ont rien de commun avec l'intelligence active et toujours moulée sur le réel, telle que la tradition des siècles nous l'a transmise, la seule que nous défendons.

Dans la formation du concept, ses deux opérations essentielles—d'après nous—sont l'abstraction et la généralisation. L'abstraction distingue et pour ainsi dire sépare un des éléments, la forme indéfiniment imitable, et puis la généralise par comparaison avec d'autres formes possibles parfaitement semblables. Or, dans l'école nouvelle, on a travesti l'abstraction en simple morcelage et la généralisation en ce qu'ils appellent une solidification du fluent. A ces deux titres pittoresques et bizarres, on peut ramener, croyons-nous, tout l'ensemble de la nouvelle théorie, au moins dans ses parties essentielles et son esprit.

A) Théorie du «morcelage». Tout est un, d'après M. Bergson, et l'Univers n'est qu'une immense continuité, où l'intelligence humaine découpe des parties distinctes, comme vous et moi. Mais ce n'est là qu'un morcelage arbitraire que nous imposent, à cause de son utilité, les besoins de la vie pratique. «Nos ciseaux, en effet, suivent en quelque sorte le pointillé des lignes sur lesquelles l'action passerait.»[398] Ce n'en est pas moins une vue illusoire, contre laquelle les nouveaux philosophes s'élèvent avec force et non sans quelque dédain pour ce qu'ils ont appelé notre «postulat du morcelage».

Voici en quels termes M. Bergson a formulé et mis en vedette cette thèse, à ses yeux fondamentale: Toute division de la matière en corps indépendants, aux contours absolument déterminés, est une division artificielle[399].

En effet, dit-il, «notre toucher doit suivre la superficie des arêtes des objets, sans jamais rencontrer d'interruption véritable». Le vide n'est nulle part; donc le continu universel est un et ininterrompu.

Voici un des exemples les plus familiers à notre éminent professeur, répété deux fois dans le même ouvrage. Lorsqu'il prépare sur sa table un verre d'eau sucrée, il a, paraît-il, l'intuition et la certitude que «le verre d'eau, l'eau, le sucre et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions»[400]. Seul le grand Tout, dans lequel ces objets ont été découpés, existe et dure réellement.

Eh bien! de ces deux prétendus postulats, du pluralisme ou du monisme, lequel mérite réellement ce nom, plus ou moins dédaigneux, de «postulat»?

Le pluralisme, c'est-à-dire la distinction réelle des êtres cosmiques, par exemple, de vous et de moi, du père et du fils, ou des hommes et des animaux entre eux, ou bien des membres différents dans le même animal, est-ce vraiment un postulat, une supposition non évidente et gratuite? Ne serait-ce pas, au contraire, un fait, le plus universel et le plus indéniable des faits qu'aucun artifice ne saurait supprimer; une donnée première de l'expérience, laquelle pose à la fois le mouvement réciproque des êtres de ce monde et leur multiplicité?[401]

Au contraire, est-ce un fait sensible et évident, cette unité et continuité substantielle du grand Tout dont on nous parle? Qui a jamais pu la voir ou la constater, cette unité? Personne, assurément, parce que l'expérience ne saisit que la multitude des individus et la pluralité des existences, jamais une totalisation de l'ensemble qui nous échappe entièrement. Elle n'est donc qu'une hypothèse ou une abstraction.

En conséquence, le postulat du monisme ou de l'unité de toute substance, loin d'être une donnée première de l'expérience, en est une interprétation métaphysique; elle est une conception systématique et artificielle, qu'on ne saurait prendre pour point de départ de la philosophie ou de la critériologie, sans une énorme pétition de principe.

Là doit être le mirage trompeur, puisque cette unité abstraite, si tant est qu'elle existe, il nous est impossible de la constater. Au contraire, l'illusion ne peut se trouver à admettre la multiplicité des hommes et des choses, puisque c'est un des premiers faits dont l'évidence s'impose à tous. C'est ce que proclamait Aristote lorsqu'il disait que la pluralité est une notion expérimentale bien antérieure à celle de l'unité[402].

On nous réplique que cette multiplicité des choses pourrait bien n'être qu'une «idole de l'imagination pratique», ou bien «le produit artificiel d'une élaboration mentale opérée en vue de l'utilité pratique et du discours»—comme ils disent si élégamment.

En vérité, cette objection nous trouble peu. Quelle utilité pratique «la vie et le discours» pourraient trouver à une si grossière illusion, par exemple, à nous traiter vous et moi comme deux individus distincts, si en réalité nous ne faisions qu'un? Nous le cherchons vainement, et nous croyons qu'un si profond désaccord entre la pensée et le réel, bien loin d'être d'une utilité pratique, serait la source permanente des plus graves méprises. Ici encore, c'est la vérité qui est utile: nullement le mensonge et l'erreur.

«Il n'est pas vrai, réplique fort bien M. Fouillée, que le rôle de l'intelligence soit de morceler la réalité pour la rendre utilisable. Ce n'est nullement mon intelligence qui morcelle l'eau en hydrogène et en oxygène, ni qui donne sa forme et son poids à l'atome d'hydrogène, ni qui fixe les espèces chimiques; et ce n'est pas non plus pour utiliser ces espèces, si parfaitement déterminées indépendamment de mon utilité, que j'en découvre les propriétés objectives, soumises aux lois du poids, du nombre et de la mesure. Ce n'est pas non plus pour mon utilité que je découpe la vie en espèces animales, telles que le tigre ou le serpent. Ces découpages se font sans moi et parfois contre moi. La science n'est pas une discontinuité artificielle au sein de la nature continue. Voici, dans un bocal, de la soude, et dans un autre, de l'acide sulfurique. Malgré la continuité de l'univers, les deux substances n'agissent pas l'une sur l'autre d'une manière chimique; si, au contraire, je les mêle, il se produit du sulfate de soude. Dira-t-on que les concepts d'acide sulfurique, de soude et de sulfate de soude sont découpés artificiellement dans le grand Tout par une abstraction volontaire? Nous aurons beau vouloir que l'acide sulfurique et le sodium donnent du chlorure de potassium, ne comptons pas sur nos volontés pour modifier d'un iota le livre de la nature.»[403]

Cette réplique paraîtra irréfutable à tout homme de bon sens. C'est la réalité même qui impose à notre esprit ces «découpages» dont toute l'utilité pratique vient précisément de leur conformité avec le réel, puisque «notre action ne pourrait se mouvoir dans l'irréel», comme l'avoue M. Bergson.

Cependant, hâtons-nous de le dire, la théorie bergsonienne du continu universel, si elle est bien comprise, peut avoir un sens acceptable.

Il y a, en effet, un continu spatial universel que les sens perçoivent, sans aucune interruption, de droite à gauche, du haut en bas, en surface et en profondeur, mais qui ne préjuge en rien la question du continu substantiel, c'est-à-dire de l'unité des substances qui remplissent ce cadre immense.

N'ayant pas eu l'imprudence de faire évanouir la substance des êtres, comme M. Bergson, nous sommes bien à notre aise pour parler de ce continu spatial sans tomber dans le monisme; aussi l'admettons-nous volontiers, avec saint Thomas, ce continu bergsonien, au début de toute connaissance, comme le premier objet connu. La connaissance, en effet, soit sensible, soit intellectuelle, commence toujours par ce qui est le plus commun et le plus confus. Tam secundum sensum, dit saint Thomas, quam secundum intellectum, cognitio magis communis est prior quam cognitio minus communis[404].

Mais ce n'est là qu'un point de départ, une première vue générale et superficielle, encore indistincte et confuse. C'est celle du petit enfant qui vient de naître et qui voit tout ce qui l'entoure, comme un seul bloc, sans rien distinguer du tout. Ce n'est donc pas encore une connaissance véritable, une connaissance claire et distincte, celle à laquelle aspire tout esprit humain, car connaissance vraie et discernement ne font qu'un.

Celle-ci se produit peu a peu par l'attention progressive et la remarque de différences profondes entre les divers objets qui nous entourent et qui se distinguent eux-mêmes à nos regards en se mouvant l'un l'autre ou en se séparant, s'éloignant, se rapprochant, se croisant ou s'entre-choquant dans l'immensité continue de l'espace et du temps. Et, dans chaque objet, les principales parties se distinguent à leur tour par des figures, des couleurs ou des qualités si variées et si différentes qu'il nous est impossible de les confondre; ou bien encore par les morceaux ou les fragments que nous en détachons et dont la multiplicité saute aux yeux.

Ainsi, quelques moments après sa naissance, le petit enfant distingue déjà la flamme d'une bougie qu'on lui montre et la suit attentivement du regard dans les mouvements variés qu'on lui imprime. Il distingue bientôt les bruits et les sons des divers instruments et ne tardera pas longtemps à savoir distinguer la voix et le sourire de sa mère. Mais c'est surtout par le toucher qu'il distinguera les divers objets solides, à mesure qu'il pourra les palper, les manipuler, les séparer ou les rapprocher les uns des autres, ou les briser en morceaux.

Dès qu'il sera devenu capable de réflexion, sa conscience distinguera de plus en plus clairement le moi et le non-moi, son corps et les corps étrangers, et jamais il n'aura la tentation de les confondre ou de les fusionner en un seul, tel que le grand Tout bergsonien.

Cette tentation ne viendra pas non plus à l'esprit du savant, encore moins qu'à celui du vulgaire. Au contraire, la science ne fera que pousser cette distinction banale des choses vers une précision plus profonde et plus rigoureuse; elle la poursuivra jusque dans leurs parties invisibles ou microscopiques, tout en proclamant la solidarité de ces parties dans l'harmonie universelle.

La science, en effet, s'occupe avant tout d'établir des divisions, subdivisions et classifications naturelles. Toujours elle proscrit les divisions et classifications artificielles, ou ne les accepte que provisoirement.

Aussi le biologiste met-il toute son activité à observer la nature lorsqu'elle divise elle-même les êtres et les sépare en embranchements, genres, espèces et individus. Dans le même individu, il constate la multiplicité des organes et de leurs fonctions, toujours variées, souvent opposées. Puis il continue à observer avec le microscope les éléments des tissus organiques, et voit avec admiration la nature diviser et subdiviser sans trêve la cellule-mère ou le germe d'où sortent progressivement tous les détails de l'organisme le plus complexe.

Le chimiste fait de même, et après avoir divisé les espèces minérales par la classification de leurs propriétés essentielles, il tente de surprendre le morcelage naturel de la molécule en atomes, sous-atomes ou en électrons.

A son tour, le philosophe, encore plus ami de la distinction, dont il abuse parfois, sans que l'abus puisse en proscrire l'usage, procède à la connaissance métaphysique de l'être, objet propre de l'intelligence, par le double procédé de la définition et de la division. «Les êtres sont d'abord multiples par leur définition», dit Aristote[405], car la définition de l'homme et celle du végétal ou du minéral supposent des êtres essentiellement différents.

De même pour les qualités accidentelles que l'on reconnaît multiples par leurs définitions. «Ainsi, par exemple, la définition du blanc est autre que celle du musicien, bien que ces deux qualités puissent appartenir à un seul et même individu.» On a ainsi une nouvelle distinction très naturelle entre l'être et ses accidents.

«Les choses sont encore multiples par leur division, ajoute Aristote, comme le tout et ses parties naturelles.» Ainsi l'espèce et ses individus seront distincts, ou bien les individus entre eux, ou bien, dans le même individu, les membres entre eux, qui sont naturellement divisés, quoique unis.

Il y a toutefois cette différence que la distinction des individus entre eux sera toujours réelle et absolue, tandis que la division des parties sera plus ou moins naturelle, plus ou moins idéale, suivant les cas. Parfois même le philosophe, au lieu de distinguer des parties réelles de l'être, ne distinguera que des modes ou des points de vue de l'être, vraiment différents quoique inséparables, sinon par abstraction: tels sont le vrai, le bien, le beau dans le même être.

En construisant ainsi ses classifications ou ses «catégories», le vrai philosophe se fera une loi d'imiter la nature et de la copier exactement. Aussi, quelque part, Platon a-t-il comparé le bon métaphysicien à l'anatomiste habile ou à l'écuyer tranchant, qui savent découper la bête, sans lui briser les os, en suivant les articulations dessinées par la nature elle-même[406].

A son tour, Aristote proclame la légitimité de cette méthode appliquée avec mesure. «Lorsqu'on sépare par la pensée certains accidents, dit-il, et qu'on les considère à part, l'on n'est pas pour cela dans le faux.... L'erreur n'est jamais dans des propositions de ce genre, et la manière la plus parfaite de considérer les choses avec exactitude, c'est d'isoler ce qui n'est pas isolé, ainsi que le pratiquent les savants.»[407]

L'analyse scientifique, en effet, ne rend pas les choses discontinues—si elles ne le sont pas,—mais seulement discernables: ce qui est bien différent.

Voici, par exemple, l'homme. En tant qu'homme, il est un et indivisible, et cependant l'analyse anatomique ou physiologique de chaque organe est indispensable pour connaître son corps, de même que l'analyse psychologique de ses facultés pour connaître son âme.

Aussi Aristote répète-t-il si souvent qu'une telle abstraction n'est pas un mensonge: ούδὲ γίνεται ψεϋδος χωριζόντων[408]. Rien n'est intelligible pour nous qu'en fonction de l'être ainsi naturellement fragmenté par des concepts et des combinaisons de concepts: componendo et dividendo, comme le dit saint Thomas[409].

En même temps, rien n'est plus vrai, puisque chacun de ces fragments de l'être, si la division est faite suivant la nature, est bien du réel; en sorte que la connaissance humaine, quoique fragmentaire, n'en devient pas pour cela illusoire, mais seulement imparfaite, lente, progressive, analytique et bien inférieure à la connaissance synthétique des esprits supérieurs.

C'est donc une erreur de dire, avec les bergsoniens, que ce morcelage est opéré «en vue de l'utilité pratique et du discours», alors qu'il est de l'essence même de la connaissance et de la science humaines. Erreur encore plus grave de traiter d'illusion notre science de la multiplicité des êtres ou de leurs parties, alors qu'elle est copiée sur la nature même, dont elle est la donnée première et fondamentale.

Toutefois, après avoir commencé son étude par l'analyse, le philosophe doit la terminer par la synthèse. Or, cette synthèse n'est pas une simple addition, un amoncellement de concepts,—comme on nous le reproche faussement. C'est, au contraire, leur fusion hiérarchique dans un seul concept d'une unité supérieure. «La différence et le genre, dit saint Thomas, font un seul être, comme la matière et la forme, et comme c'est une seule et même nature que la matière et la forme constituent, ainsi la différence n'ajoute pas au genre une nature étrangère, mais détermine sa nature à lui....»[410]

Après la synthèse de chaque être ou catégorie d'êtres, on tâche de se hausser jusqu'à la synthèse de l'Univers entier. Par exemple, on reprend à ce point de vue l'étude de ce «continu» primitif de l'espace et du temps que l'enfant a déjà vaguement senti sans le comprendre. Le philosophe s'élève alors de la divisibilité de leurs parties à l'idée de leur totalité.

Mais quelle est la nature de l'espace ou du temps? quelle est la nature de ce grand Tout spatial ou temporel dont on nous parle? Comme elle échappe à toute observation, les hypothèses des métaphysiciens seront nombreuses: de là le conceptualisme, le nominalisme, le réalisme mitigé et le réalisme absolu.

Les conceptualistes ne voient dans l'Espace et le Temps que des produits ou des formes subjectives de notre esprit. Les nominalistes n'y découvrent qu'une somme, une totalisation artificielle de parties, qui, séparée des parties réelles, n'est plus qu'un mot vide de réalité. Pour les réalistes modérés, au contraire, une abstraction, une idée générale n'est pas un mot vide, puisqu'il désigne une essence commune à tous les individus. Ainsi l'espace et le temps désignent une essence commune à toutes les choses temporelles ou spatiales.

D'autres enfin réaliseront cette abstraction pour faire de l'Espace et du Temps «la substance même des choses», «l'étoffe où tous les êtres sont découpés», ou bien la substance «sous-jacente» où plongent «par leurs racines» tous les phénomènes de l'univers.

Quoi qu'il en soit de ces hypothèses—que nous n'avons pas à discuter ici,—nous retrouvons, au terme de la philosophie, le «continu» bergsonien, comme une hypothèse métaphysique et monistique nettement définie, après l'avoir saisi au réveil de la connaissance enfantine, comme un fait obscur, indépendant de toute hypothèse métaphysique. Il n'était alors qu'un simple fait de continuité spatiale, dans laquelle, comme dans un immense réceptacle, se meuvent et pullulent des milliards d'êtres bien différents, au moins en apparence, et sans aucune prétention à l'unité et à l'identité monistique.

Le divisible et le multiple restent donc comme le donné primitif, connu directement par l'observation, bien avant l'unité et la simplicité cosmique, qui sont le résultat des hypothèses et des spéculations les plus tardives. Conformément à ce fait, il est donc naturel que nos idées correspondantes soient pareillement multiples et distinctes.

D'ailleurs, qu'adviendrait-il s'il en était autrement? Ce serait la confusion universelle des idées, et les jugements ne seraient plus possibles, comme l'observait déjà Aristote: «Si l'on dit que tous les êtres peuvent être un ... on ne fait que reproduire l'opinion d'Héraclite. Désormais, tout se confond; le bien se confond avec le mal, ce qui est bon avec ce qui n'est pas bon; le bien et ce qui n'est pas bien sont identiques; l'homme et le cheval sont tout un. Mais alors ce n'est plus affirmer vraiment que tous les êtres sont un, c'est affirmer qu'ils ne sont rien et que la qualité et la quantité sont identiques.»[411]

On le voit clairement: impossible à l'homme de penser et de connaître sans des objets multiples et distincts, et partant sans les idées distinctes correspondantes. Impossible de s'en passer et de prononcer, par exemple, un jugement quelconque, affirmatif ou négatif, sans distinguer un sujet, un verbe, un attribut. Et la philosophie «nouvelle» qui se dit antiintellectualiste et se pose en ennemie de l'idée fragmentaire ou du «morcelage» est la première à s'en servir, à chaque ligne de ses expositions ou de ses discussions. Ne pouvant s'affranchir de la pensée ainsi morcelée, l'effort même qu'elle a tenté pour la combattre la pose encore et la contient comme un inévitable hommage.

Voyez, en effet, s'il leur a été possible de rester d'accord avec eux-mêmes.

Après avoir nié la distinction de la substance et de l'accident, ils ont fini par replacer sous les phénomènes un «noumène sous-jacent», une «étoffe dont les choses sont faites», qui, malgré son caractère panthéistique, est une véritable substance sous les accidents. Après avoir nié la causalité, ils ont reconnu que les phénomènes «plongeaient leurs racines» dans ce noumène sous-jacent, ce qui est rétablir la causalité niée, avec la distinction de la cause et de ses effets. Après avoir célébré «l'évolution créatrice» comme un pur devenir qui se pose lui-même, une auto-création se créant elle-même (ce qui d'ailleurs est inintelligible), ils ont laissé croire volontiers qu'elle est créée par «le noumène sous-jacent», par le «Principe mis enfin au fond des choses».

En sorte que, malgré eux, ils en reviennent au «postulat du morcelage», en se reprenant à distinguer ce qui crée et ce qui est créé, la substance et le phénomène, la cause et l'effet, l'immobile et le mobile, l'acte et la puissance..., en un mot, ils reviennent fatalement à ce «jeu des entités conceptuelles», pour lesquelles ils n'avaient pas assez de mépris. Quel hommage involontaire, mais décisif, rendu par nos antiintellectualistes à la philosophie intellectuelle, à la philosophie du sens commun!

Que s'ils sont obligés, comme nous, de se servir du «morcelage», quelle sera la différence entre eux et nous? La voici, ou, du moins, voici la principale:

Puisque nous avons reconnu que le morcelage est dans la nature elle-même, notre loi—nous l'avons déjà dit, après Platon—sera de la copier, de l'imiter aussi fidèlement que possible. Au contraire, après l'avoir déclarée contre-nature et artificielle, les bergsoniens ne peuvent plus avoir d'autre loi que le caprice et l'arbitraire de chaque penseur.

Et c'est ce qu'ils confessent ingénument: «La matière, dit M. Bergson, (est une) immense étoffe où nous pouvons tailler ce que nous voudrons, pour le recoudre comme il nous plaît.»[412]—«Tout isolement, tout morcelage, dit à son tour M. Le Roy, sont forcément relatifs à un point de vue choisi d'avance. Les faits sont taillés par l'esprit dans la matière amorphe du donné, par le même mécanisme qu'emploie le sens commun mais dans une autre intention: celle de préparer l'établissement d'un système rigoureux.»[413]—Critique décisive que la philosophie nouvelle fait naïvement d'elle-même, car si elle n'est plus qu'une interprétation arbitraire, imaginée dans l'intention de préparer un système choisi d'avance, elle n'a plus aucune valeur objective et impersonnelle. A quoi peut servir une intelligence qui décompose et recompose sans aucune loi et suivant sa fantaisie? Chacun peut se faire un système ou le défaire à son gré; la science n'est plus qu'un jeu d'esprit.

Résumons-nous. Poser le monisme biologique en postulat gratuit au début de la recherche philosophique ou critériologique est un point de départ inacceptable, et tel est le sophisme plus ou moins dissimulé dans la théorie bergsonienne du «morcelage»[414].

Par peur de ce fameux «morcelage», ne vouloir plus distinguer réellement le moi et le non-moi, le tien et le mien, l'homme et la bête, la plante et le minéral, c'est laisser tous les êtres et tous les modes d'être se perdre et se confondre dans un grand Tout, par définition même, inintelligible, puisqu'il est l'identité des contraires et la confusion absolue;—c'est en outre supprimer la pensée avec le principe de contradiction;—c'est enfin braver trop ouvertement, soit ce sens intime, que tous les philosophes admettent comme une donnée irréductible, soit ce sens commun ou ce bon sens, sans lequel toute pensée philosophique n'a plus de garde-fou.

Que s'il y a un «postulat» vraiment gratuit et—comme ils disent élégamment—une «idole de l'imagination» en délire, les voilà!


B) Théorie de la solidification du fluent. Si l'abstraction intellectuelle qui distingue et morcelle «n'est pas un mensonge», mais un procédé tout naturel et absolument indispensable à la connaissance humaine, en sera-t-il de même de la généralisation? Oui, nous n'en doutons pas; il suffit de la bien comprendre et surtout de ne pas la travestir, comme on le fait dans l'école nouvelle.

Remarquant que tous nos concepts généraux ont un caractère essentiel de fixité qui nous les fait paraître comme immuables, nécessaires et éternels, alors que tout est fluent et mobile autour de nous, nos antiintellectualistes ont soupçonné là un nouveau «mensonge», et d'un mot magique ils ont cru l'exterminer en proclamant que le concept ou l'idée était chose «cristallisée» et «morte», d'où la «vie s'est retirée».

Mais ce ne sont là que des métaphores et des jeux d'esprit qui recouvrent une grave confusion entre l'idée générale et l'image individuelle ou collective.

L'idée, elle-même, est l'acte vital par excellence de notre esprit. C'est l'idée qui nous hausse du fait sensible jusqu'à sa raison d'être, de la copie imparfaite jusqu'au type idéal et parfait, du contingent au nécessaire, du périssable à l'éternel. Or, cette ascension magnifique est l'acte d'une vie supérieure, la vie intellectuelle, privilège de l'animal raisonnable dont toute la dignité relève de sa pensée.

L'idée, bien loin d'être une chose «morte» ou un résidu «inerte», est une «fleur» ou un «fruit» de son activité vitale; elle est un produit de son enfantement laborieux, un verbe intérieur dictio verbi[415] dont la parole extérieure est l'écho. Elle est une action intérieure tendant à se prolonger en actions extérieures.

Bien loin d'avoir l'immobilité impuissante du cadavre, elle est donc la puissance et la fécondité même. Comme l'observait saint Thomas, nos idées se divisent ou s'accouplent et se fécondent entre elles, donc elles vivent. Une idée appelle d'autres idées; elles évoquent ensemble des sentiments et des mouvements associés, et tressaillent de vie intérieure en enfantant la Science, la Morale et les Arts. Quel magnifique déploiement de vie!

D'abord, l'idée est la mère de toutes les sciences, car «il n'y a de science véritable que du général», comme le répétait encore récemment M. Poincaré, après Aristote et saint Thomas. Pour eux, comme pour nous, «toute science est générale dans ses principes, quoiqu'elle soit particulière dans ses applications», comme la pensée a pour œuvre le général et pour objet le particulier[416].

Par exemple, ce sont les idées générales et les principes généraux qui permettent au savant de prévoir l'avenir avec assurance ou de reconstituer le passé disparu depuis des centaines de siècles; ce qui, de l'aveu unanime, est le plus beau triomphe du génie humain. Seules, les idées générales peuvent aussi faire l'accord entre les hommes et donner à la science sociale une base solide. Les images instables et fugitives sont trop individuelles et trop changeantes pour faire cet accord et rien fonder de durable.

On ne naît à la moralité que par la contemplation de l'idéal qui nous attire, parce qu'il est un idéal de vérité universelle, de perfection et d'amour pour tous les hommes et même pour tous les êtres. La pensée ne peut remonter plus loin ni aspirer plus haut, ni se sentir plus fortement ébranlée vers le bien, parce qu'elle poursuit l'universel et ne se repose que dans ce qui a une valeur pour tous les temps, tous les lieux, tous les hommes. Alors, l'esprit pensant universellement, peut agir universellement, vivre de la vie la moins égoïste et la plus sociale, c'est-à-dire la plus morale. Toute pensée générale devient ainsi de la moralité commencée, car—suivant la belle image de M. Fouillée—elle brise la prison étroite du moi pour y faire entrer un peu de ciel, une perspective sur le Vrai, le Bien, le Beau, vers l'Infini. Elle seule peut transformer le monde réel par l'idée d'un monde meilleur[417].

Non seulement l'idée crée la science et la morale, mais encore c'est elle qui enfante les beaux-arts. C'est l'idéal qui inspire le génie de l'artiste aussi bien que la conception du plus humble artisan. Point d'enthousiasme sans une idée qui nous soulève vers une beauté supérieure. Tout se dit, tout se fait à l'image de quelque idée et sous son impulsion. On ne peut s'en passer. Aussi nos antiintellectualistes, après avoir fulminé contre l'idée, soi-disant «morte» ou «cristallisée», sont-ils les premiers à s'en servir à chaque instant, à en remplir leurs ouvrages, alors même qu'ils affectent de la déguiser sous de brillantes images. Preuve évidente qu'on ne peut s'en dépouiller; elle est la vie de l'esprit, le guide de l'action, le moteur universel.

Mais ce moteur est lui-même immobile, c'est-à-dire qu'il préside à tous les changements sans en subir aucun. De même, que le soleil éclaire sans avoir besoin d'être lui-même éclairé, que le feu réchauffe sans être pour cela réchauffé, que le ressort pousse sans être poussé, que l'aimant attire sans être lui-même attiré, ainsi l'idée attire à elle ou pousse vers elle, sans subir aucun de ces mouvements. C'est ce qu'explique l'adage: tout premier moteur n'est jamais mû par le genre de mouvement qu'il communique: primum movens in quolibet genere non est motum in illo genere motus[418].

En ce sens, le premier mouvement vient toujours de l'immobile corrélatif, et nous avons vu comment M. Bergson, en supprimant tout élément fixe, rendait le mouvement lui-même impossible, soit à mesurer, soit à concevoir. On ne peut le mesurer sans une mesure fixe; on ne peut le concevoir sans un point fixe d'où il vient, un point fixe où il va, une direction fixe, un plan et une forme fixes qu'il réalise. Si tous ces éléments sont fluides, variables et incertains, le mouvement devient irréel et impensable, car il manque de l'essentiel.

Ne craignons donc pas cette fixité immobile et radieuse de l'idée. C'est cette fixité du phare qui guide les mouvements du pilote en pleine mer et l'empêche de s'égarer; c'est cette immobilité du point d'appui qui fait la force du levier de notre esprit, car le statique sera toujours le pivot du dynamique, aussi bien pour les mouvements de l'esprit que pour ceux du corps. Ainsi, par exemple, le raisonnement doit s'appuyer sur le principe et le principe sur l'idée pour qu'ils soient fondés et solides.

Il y a donc une méprise très grave dans la théorie de M. Bergson; au fond, elle provient de la confusion des sens et de la raison, de l'image et du concept.

L'image sensible peut être mouvante et représenter ainsi le mouvant encore plus fidèlement que si elle était fixe; l'idée ne le peut pas. Elle doit toujours être fixe, c'est-à-dire immuable, nécessaire et éternelle.

Pourquoi cette différence essentielle et ce contraste complet?

Si l'idée abstraite, par exemple l'idée de mouvement en général, n'est pas mouvante, mais fixe et invariable, ce n'est donc pas que nous soyons privés d'images mouvantes du mouvement et obligés de nous contenter d'instantanés fixes et immobiles, pris sur la réalité mobile, comme M. Bergson va nous le dire bientôt, mais uniquement parce que l'idée (ou le concept) ne représente nullement le même objet que l'image. L'image représente un fait instable: quod est; l'idée, au contraire, représente une raison d'être stable: quod quid est. Expliquons ces formules classiques.

Sous l'image sensible d'un mouvement quelconque, mon esprit découvre une possibilité éternelle réalisée, et c'est ce type possible que l'idée représente. Or, ce type d'un mouvement fugitif, temporel et contingent, est lui-même un type immobile, éternel et nécessaire. C'est l'archétype idéal, ou la forme nécessaire, ou l'εϊδος de Platon, d'Aristote.. de Descartes et de Leibnitz, de Kant lui-même et de l'humanité tout entière. C'est la vision de ce monde idéal des possibles—quelle qu'en soit d'ailleurs la nature[419],—et dont notre monde actuel est une réalisation imparfaite et fugitive.

L'idée n'est donc pas «une vue stable prise sur l'instabilité des choses», comme le croit M. Bergson[420], mais un point de vue pris sur la Pensée universelle, ou, si l'on préfère, une vue stable de la partie stable des choses. Toute chose, en effet, a deux aspects: l'un individuel et contingent, l'autre idéal et nécessaire; l'un mobile et fugitif, l'autre immobile et éternel qui nous donne la raison d'être du premier et nous le rend intelligible. Celui-là tombe sous les sens; celui-ci sous le regard de l'intelligence, qui seule lit au dedans des choses sensibles (intus-legere) quel est leur type possible, leur raison d'être, leur essence.

Sans doute, et nous l'accordons volontiers, il faut se garder des idées toutes faites comme des «vêtements de confection»—aussi avons-nous rejeté à la fois les idées innées de Descartes et les formes a priori de Kant. Bien au contraire, il faut faire nous-mêmes nos idées «sur mesure», en les façonnant peu à peu et en leur donnant une ressemblance de plus en plus rigoureuse et adéquate avec les réalités intuitivement perçues dans la nature:

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage;

Polissez-le sans cesse et le repolissez.

De telles idées, abstraites de la réalité et toujours maintenues en contact avec la réalité, quelque incomplètes qu'on les suppose, conservent toujours la valeur de leur origine. Elles sont le fruit de l'incessant commerce de l'esprit avec le monde, et nous n'avons aucun droit de les tenir en suspicion, sous prétexte qu'elles sont «cristallisées» et «mortes», alors qu'elles expriment une des faces de la réalité vivante.

Eh bien! osons le dire sincèrement, M. Bergson ne semble avoir rien compris à cette belle et lumineuse théorie[421].

Il n'a su rien voir dans l'idée que son caractère de fixité et d'immobilité, et comme il avait admis que tout est fluent et que le fluent seul existe, il a cru se tirer d'affaire en supposant qu'elle devait être une «vue instantanée» prise sur la réalité mouvante: la succession rapide de ces instantanés immobiles nous donnerait seule l'apparence de cette réalité mouvante.

De là la célèbre comparaison, dont il est l'inventeur, de l'intelligence humaine avec le merveilleux appareil du cinématographe qui produit l'illusion du mouvement par la succession très rapide de vues immobiles. Métaphore brillante qui recouvre de son éclat trompeur les plus graves erreurs. Enumérons les principales:

1° Une vue n'est jamais absolument instantanée, car elle suppose toujours une épaisseur de temps, et partant une quantité de mouvement. L'instantané est donc un mythe.

2° Serait-elle instantanée, cette vue serait toujours une image et non point une idée, puisque l'image représente le singulier, le périssable, le temporel; tandis que l'idée représente le général, l'éternel et le nécessaire. En effet, cette vue instantanée n'est qu'une tranche du concret, qui n'est pas encore transfigurée en idéal. Elle est donc une image, non une idée, et ne saurait être un substitut de l'idée puisque l'image et l'idée ont un contenu différent.

3° Si l'idée n'est qu'une image instantanée, elle n'a plus aucune raison d'être, car nous pouvons avoir bien mieux qu'une série discontinue d'instantanés: les sensations nous donnent en effet—quand il nous plaît—des images continues et fluentes de mouvements continus. D'autre part, les actes fluents de l'imagination et du langage nous permettent de les peindre ou de les exprimer dans leur fluidité. Le concept intellectuel serait donc bien inutile; les sens suffiraient à l'homme. L'idée est donc tout autre chose qu'une image instantanée, et l'accusation qu'on lui adresse de «solidifier» le fluent, de «reifier maladroitement» le mouvant, de «cristalliser» ou de «momifier» la vie est une accusation injuste qui ne tient pas debout. Répétons-le encore une fois, elle n'est pas «une vue stable prise sur l'instabilité des choses», mais une vue stable prise sur la partie stable des choses, qui est leur partie la plus importante, car cette partie n'est pas leur matière périssable, mais leur forme nécessaire et éternelle qui nous les rend intelligibles.


Ici se placerait une objection qu'on est tout étonné de rencontrer sous la plume d'éminents spiritualistes. Que si la connaissance, par le concept ne saisit qu'une partie de l'objet, à savoir sa forme sans sa matière, son essence sans son existence concrète, sa nature sans son sujet, elle est donc une connaissance incomplète. Le point de vue conceptuel n'est pas le point de vue total. On a même osé ajouter: c'est la tare irrémédiable de l'intelligence humaine![422]

Certes, voilà un bien gros mot, lâché bien légèrement! Serait-ce aussi la tare de la vue humaine de ne pas entendre; la tare de l'ouïe de ne pas savoir palper, etc.? Que si ce n'est point une tare pour chaque sens d'être limité par le domaine du voisin, ni la tare de la sensation de sentir sans comprendre la nature de ce qu'elle sent, ce ne peut être davantage la tare de l'intelligence de ne pas sentir.

Mais comme aucune de nos facultés n'est isolée dans l'âme, qu'elles s'aident et se secourent mutuellement, l'intelligence n'a qu'à se compléter par la sensation pour atteindre ce qui est hors de son domaine propre. C'est ce qu'exprime fort bien l'adage aristotélique: quod non potest fieri per unum, fiat aliqualiter per plura[423].

Au surplus, de l'aveu de tous les philosophes, l'intelligence, faculté de l'abstrait, perçoit aussi le concret sensible, soit directement et antérieurement à l'abstrait, suivant l'opinion de Scot et de Suarez, et dans ce cas l'être concret, le τὸ ὄν, serait l'objet de la première appréhension intellectuelle;—soit au moins indirectement par un retour réfléchi sur son acte d'abstraction, suivant l'opinion plus probable d'Aristote et de saint Thomas.

Après avoir saisi directement l'abstrait dans le concret qui l'exprime, elle saisit les deux à la fois, contenant et contenu, abstrait et concret. Elle voit, par exemple, l'homme dans cet homme, le cercle dans ce cercle, et prononce le jugement: cet homme est un homme; ce cercle est un cercle. Or, ce jugement, qui affirme l'union dans le même être des deux éléments (nature et sujet, essence et existence), serait déraisonnable et impossible si ces deux éléments n'étaient pas vus l'un dans l'autre, inséparablement unis, comme l'acte et la puissance.

La connaissance devient ainsi complète: le sujet est senti, sa nature pensée, et, par réflexion, les deux objets ou parties du même objet fusionnent dans une synthèse finale.

Et voilà comment, sans aucun art magique, se trouve parfaitement guérie «la tare inguérissable!»

D'ailleurs, ce «reste inextinguible» qu'admettent nos adversaires, ce caput mortuum irréductible aux formes de la connaissance, cette irrationabilité fondamentale de l'être, échappant aux principes d'identité et de contradiction et ne pouvant être dit ni ceci, ni cela, ni qualité, ni quantité, ni cause, ni effet, ni possible, ni impossible, existant ou n'existant pas—soit en acte, soit au moins en puissance,—serait de l'inintelligible pur et un pur néant[424]. C'est donc un rêve. Pour nous, la matière elle-même est connue par la forme, la puissance par l'acte, comme le germe par la plante qui en sort: ce qui suffit à nous les rendre intelligibles et raisonnables.


Une autre objection contre le concept est qu'il ne peut exprimer une propriété spéciale sans la généraliser, c'est-à-dire sans la rendre commune à une infinité d'autres sujets semblables. «Il la déforme donc toujours plus ou moins par l'extension qu'il lui donne. Replacée dans l'objet qui la possède, une propriété coïncide avec lui, se moule au moins sur lui, adopte les mêmes contours. Extraite de l'objet et représentée en un concept, elle s'élargit indéfiniment, elle dépasse l'objet puisqu'elle doit désormais le contenir avec d'autres.»[425]

Mais cette seconde «tare» de l'intelligence ne nous est pas mieux prouvée que la première. Pour lui donner quelque apparence de fondement, on a eu recours à des métaphores trompeuses. Une substance élastique ne peut, en effet, «s'élargir indéfiniment», lorsqu'on l'étire, qu'en déformant plus ou moins gravement sa première figure. Au contraire, l'extension idéale d'une même essence à plusieurs individus et même à tous les individus possibles, indéfiniment, ne défigure en rien la nature ou la compréhension de cette essence. Il suffit de se rappeler la nature logique de l'extension et de la compréhension des idées et des propositions. Sans entrer dans tous ces détails techniques, un exemple très simple suffira à nous en bien convaincre.

Quelle est l'essence d'une circonférence? C'est d'être une ligne courbe tracée sur un plan de manière que tous ses points soient à égale distance du centre. Telle est sa nature ou sa compréhension. Or, de l'aveu de tous, elle reste la même, absolument, sans la plus légère déformation, qu'on l'étende à un petit nombre ou à des milliards de circonférences, et même à toutes les circonférences possibles, indéfiniment. On en dirait autant de l'essence du triangle, ou du solide, ou du minéral, ou de l'homme, en un mot, de toutes les autres essences connues.

Toutes ces extensions physiques dont on nous parle et qui déforment les objets élastiques ne sont donc qu'un jeu trompeur de métaphores, sans la moindre analogie avec l'extension et la compréhension logique des idées. Aristote eût classé un tel argument parmi les sophismes de mots ou de figure. C'est une homonymie.


Une dernière objection contre la valeur de l'idée générale est de prétendre qu'elle est vide de toute réalité; elle ne serait qu'un mot, un signe pratique nous rappelant toute la série des choses individuelles déjà expérimentées dans le passé ou à expérimenter dans l'avenir. On reconnaît là l'erreur du Nominalisme. Elle est le fond même de la théorie bergsonienne[426] et suffirait à annuler toutes les objections précédentes.

Si le concept, en effet, ne correspond à aucun objet réel, s'il est vide, c'est le néant, et l'on ne peut—comme on vient de le faire—reprocher au néant d'être un objet solidifié ou cristallisé, encore moins un objet déformé par son rétrécissement contre nature ou son extension artificielle. Ces premiers assauts contre le concept révèlent une marche incohérente de l'adversaire, trahissent ses hésitations et ses incertitudes. Il n'ose dire du premier coup: le concept n'est qu'un vain mot!—Mais c'est là que nous l'attendions.

La célèbre dispute des Universaux, qui semblait périmée avec le moyen âge, et dont nos modernes ne daignaient plus parler que sur un ton plaisant, revient donc fatalement à l'ordre du jour, comme tous les problèmes cruciaux de l'esprit humain, dont on a oublié les solutions véritables, parce qu'ils ne peuvent rester sans être résolus. Impossible de philosopher sans avoir pris parti, explicitement ou au moins implicitement, pour ou contre le Nominalisme, le Réalisme et le Conceptualisme.

Ou bien nos idées générales—telles que le cercle, l'humanité—sont des mots vides qui ne représentent rien de réel, ou bien elles traduisent quelque chose de réel, ou bien enfin ne sont que des conceptions ou des formes illusoires de notre esprit.

M. Bergson a opté pour le nominalisme d'Epicure et de Taine, contre le conceptualisme de Kant et le réalisme de Platon.

Nous croyons qu'il a eu tort. Il est vrai que les deux autres doctrines placent le principe d'intelligibilité des choses, l'essence universelle, hors les choses individuelles, et en cela elles sont insoutenables. L'intelligibilité d'une chose n'est pas une autre chose à côté de la première! On ne peut donc la placer, avec Platon, dans un monde idéal à part, ni avec Kant, dans les formes a priori de l'esprit humain. Mais c'est une erreur encore plus grave de l'exclure aussi des choses existantes, avec les Nominalistes. Exclure du réel toute idéalité, c'est le rendre inintelligible et partant irréel.

En outre, ce n'est pas expliquer pourquoi et comment, au-dessus ou au dedans des images contingentes, nous percevons des types nécessaires; pourquoi au-dessus ou au dedans du fluent et du temporel nous découvrons de l'immuable et de l'éternel. La solution nominaliste esquive ou nie ce problème au lieu de le résoudre.

Quelle sera donc la solution? Si les essences ne sont pas hors des choses ni dans l'esprit seul, il faut bien qu'elles soient réalisées dans les choses elles-mêmes. Leur intelligibilité ne peut venir du dehors, donc elle vient du dedans.

Ce sera la gloire d'Aristote et de saint Thomas d'avoir su retrouver le général dans le particulier, le type universel dans l'individu qui l'exprime et le concrétise, et d'avoir formulé le principe de l'immanence de l'idéal intelligible dans le réel sensible.

De là cette thèse célèbre où se résume la pensée de l'Ecole entière: L'universel direct[427] existe dans les individus, mais non de la manière abstraite dont l'esprit le conçoit; l'universel réflexe existe formellement dans l'intellect, avec un fondement réel dans les choses.

Ainsi l'universel direct, tel que le cercle, existe dans ce cercle, l'homme dans cet homme; sinon, on ne pourrait dire que cette figure est un cercle et cet individu un homme. Mais ces essences sont concrètes dans les individus, tandis que dans notre esprit elles sont abstraites de tout élément individuel.

D'autre part, l'universel réflexe—c'est-à-dire étendu par la réflexion et la comparaison à tous les individus existants ou possibles,—l'intelligible pur, tel que l'humanité, existe formellement dans l'intellect seul, mais avec un fondement réel dans les choses, puisqu'il exprime quelque chose de vraiment réel dans les individus.

Les universaux n'existent donc pas, comme tels, et formellement, en dehors de mon esprit, mais ils existent fondamentalement dans les réalités individuelles; ce qui suffit pour assurer leur valeur objective. Inutile, par exemple, que l'humanité subsiste en dehors des hommes, pour que je puisse me fier à ce concept: il suffit qu'elle se trouve réalisée dans tous les êtres humains existants ou possibles.

Et c'est ainsi—par une simple distinction aussi naturelle que profonde—qu'a été résolu par les plus puissants génies de l'humanité un problème qui a fait le tourment des siècles. Les généralités sont des formes abstraites du réel et partant objectives. D'autre part, ce ne sont pas des réalités séparées des choses, mais les éléments intelligibles des choses elles-mêmes.

Et pour les abstraire, l'intelligence n'a pas à sortir des phénomènes pour se perdre dans un monde supérieur. Les essences ne sont rien en dehors des phénomènes; elles sont les phénomènes eux-mêmes considérés dans leur forme et leur généralité. Le phénomène est sensible; sa forme ou son essence intelligible. Or, les deux points de vue se complètent comme l'être et sa raison d'être, le fait et son explication.

On le voit donc clairement: c'est la brèche faite dans le réel par le fameux «morcelage» de l'abstraction qui nous a permis d'entrer dans la place et d'y surprendre la partie intime des choses, l'essence même qui nous les fait comprendre. Aussitôt la généralisation a achevé l'œuvre intellectuelle de l'abstraction: l'idée générale a été conçue; le concept nous est né, et sa lumière, en rendant les choses intelligibles, illumine le monde sensible.

Sans cette lumière intellectuelle, pourrait-on encore penser et surtout philosopher? La nouvelle école antiintellectualiste le soutient hardiment, et nous allons voir la tentative désespérée qu'elle a essayée pour s'en passer.


VIII

THÉORIE DE L'INTUITION.

D'après la nouvelle école, l'intelligence est donc radicalement impuissante à penser le mouvement, la vie, le continu; elle est incapable de toute véritable spéculation sur le fluent. Tout au plus peut-elle nous en fournir quelque connaissance symbolique dont les figures seront empruntées par une analogie lointaine à l'immobile, à l'inerte, au discontinu, seul objet propre et adéquat de sa puissance toute orientée vers l'action.

Elle est bien moins, en effet, une puissance de connaître qu'une puissance d'agir. C'est une «annexe de la faculté d'agir», tout entière «coulée dans le moule de l'action»; elle ne peut donc en rien nous faire connaître le réel, nous livrer l'absolu, dans ce domaine.

Telle est la pauvre faculté que l'évolution, lorsqu'elle était sur son déclin, «a déposée en cours de route»[428], sans doute comme un bagage plutôt encombrant qu'utile, et désormais l'on peut se moquer agréablement des philosophes qui l'avaient prise pour un «Soleil qui illuminerait le monde», alors qu'elle n'est en réalité qu' «une lanterne manœuvrée au fond d'un souterrain»[429].

Cependant, M. Bergson ne se résigne pas à fléchir le genou, les yeux fermés, devant l'Inconnaissable. Ce serait là un «excès d'humilité», nous dit-il, et, à l'exemple des plus célèbres disciples de Kant, Fichte, Schelling, Hegel, il bravera audacieusement la consigne du maître; au lieu de s'abstenir de spéculer, il se livrera comme eux à ce qu'on a pu appeler une véritable «débauche de spéculation». Le procédé pour briser et franchir la barrière kantienne artificiellement élevée entre le réel et l'esprit sera seul différent et d'une originalité incontestable.

Ces trois philosophes, en effet, s'étaient contentés d'identifier les deux termes—sujet et objet—qu'ils ne savaient plus comment unir. Ils les identifièrent avec un troisième terme, soit de nature psychologique, le mot, comme le voulait Fichte;—soit de nature ontologique, l'absolu, comme l'imaginait Schelling;—soit de nature purement idéale et logique, l'idée, comme le rêvait Hegel. Bergson, lui, va inventer une nouvelle faculté, distincte de l'intelligence désormais mise au rebut, qui sera capable de lire directement dans le réel et dans l'absolu, à savoir l'intuition[430], dont le processus sous-entendra, encore et toujours, l'identité des termes, sujet et objet, confondus dans l'identité universelle.

Pour légitimer sa recherche d'une faculté nouvelle,[431] notre auteur allègue une raison profonde qui serait bien près de nous convaincre. Notre intelligence, dit-il, est faite pour l'action; or, «l'action ne saurait se mouvoir dans l'irréel. D'un esprit né pour spéculer ou pour rêver, ajoute-t-il, je pourrais admettre qu'il reste extérieur à la réalité, qu'il la déforme ou la transforme, peut-être même qu'il la crée, comme nous créons les figures d'hommes et d'animaux que notre imagination découpe dans le nuage qui passe. Mais une intelligence tendue vers l'action qui s'accomplira et vers la réaction qui s'ensuivra, palpant son objet pour en recevoir à chaque instant l'impression mobile, est une intelligence qui touche à quelque chose de l'absolu»[432].

—Fort bien! répliquerons-nous: il nous faut pour agir sur le réel une faculté capable d'atteindre et de connaître le réel, car «l'action ne peut se mouvoir dans l'irréel». Mais n'est-ce pas là précisément le fait nouveau qui devrait vous forcer à reviser le procès de l'intelligence si légèrement, si injustement condamnée?

Vous n'avez cessé de proclamer, à l'excès, que l'intelligence est faite pour l'action, tout entière orientée vers l'action[433]; donc elle est orientée vers le réel, auriez-vous dû conclure. Donc la connaissance et l'action, la théorie et la pratique, au lieu de se combattre, s'entr'aident et se complètent[434].

Il est donc injuste de les opposer, en traitant d'illusoire la connaissance pratique, «utilitaire». Injuste, par exemple, d'admettre le fluent et le continu, en niant le stable et le multiple, alors que mon action se meut à la fois dans l'un et dans l'autre. L'unité doit se faire dans la variété et la hiérarchie, non dans l'identité et la confusion des termes. Si l'intelligence et l'action s'opposaient, l'homme doué de facultés si contradictoires ne serait-il pas une monstruosité dans la création?

Pourquoi donc rêver des facultés nouvelles, au lieu d'utiliser celles que nous avons? N'est-ce pas lâcher la proie pour l'ombre? Si la nature nous avait donné des ailes comme à l'oiseau, ne serait-ce pas folie de les arracher pour en construire d'artificielles sur un plan que nous croirions plus ingénieux?

Vaines remontrances! L'appel en révision de procès ne sera pas entendu de nos antiintellectualistes: leur siège est fait. C'est bien la condamnation de l'intelligence qui est tenue pour définitive, et c'est vers la recherche d'une faculté nouvelle qu'ils sont orientés. Ils croient même l'avoir découverte, nous l'avons dit, et lui ont donné le nom mystérieux ou mystique d'intuition.


I. Exposé.—Qu'est-ce donc que cette faculté nouvelle, l'intuition bergsonienne?

S'il ne s'agissait que de l'intuition produite par la perception immédiate des objets extérieurs ou du moi intime, dont nous avons déjà parlé, la réponse serait facile. Mais non, il s'agit de tout autre chose, car les sens externes et le sens intime lui-même ne perçoivent leur objet que par leurs opérations, et partant du dehors de leur être. Ici, il s'agit d'une perception et d'une connaissance par le dedans et dans l'intérieur même de leur être, en dehors ou «au-dessous de l'espace et du temps»[435]. Ce qui est complètement nouveau et inédit; croyons-nous, dans l'histoire de la philosophie. Qu'est-ce donc que cette nouvelle sorte d'intuition?

Certes, du premier coup d'œil, on ne le voit guère, son inventeur ayant pris soin de ne la définir jamais, se contentant de descriptions nuageuses qui semblent plutôt cacher soigneusement que découvrir son mystérieux secret. Il faut longtemps pour que les yeux du lecteur s'accoutument à cette pénombre, si voisine de l'ombre totale.

Toutefois, avec de la patience et un effort qui n'est pas sans mérite, on finit par voir se dessiner vaguement dans la nuit la forme de la divinité nouvelle, qui se cachait dans la «frange», dans la «nébulosité» qui entoure le «noyau lumineux» de l'intelligence et dont cette intelligence a été tirée par voie de «condensation d'une puissance plus vaste», à savoir l'instinct, l'intuition.

Citons plutôt notre auteur, pour ne pas être soupçonné de le traduire mal. «Le sentiment que nous avons (?) de notre évolution et de l'évolution de toutes choses dans la pure durée est là, dessinant autour de la représentation intellectuelle proprement dite une frange indécise qui va se perdre dans la nuit. Mécanisme et finalisme s'accordent à ne tenir compte que du noyau lumineux (l'intelligence) qui brille au centre. Ils oublient que ce noyau s'est formé aux dépens du reste par voie de condensation, et qu'il faudrait se servir du tout, du fluide autant et plus que du condensé, pour ressaisir le mouvement intérieur de la vie.

«A vrai dire, si la frange existe, même indistincte et floue, elle doit avoir plus d'importance encore pour le philosophe que le noyau lumineux qu'elle entoure. Car c'est sa présence qui nous permet d'affirmer que le noyau est un noyau, que l'intelligence toute pure est un rétrécissement, par condensation d'une puissance plus vaste.»[436]

Vraiment, M. Bergson n'est pas toujours heureux dans le choix de ses métaphores. En nous invitant à détourner les yeux du noyau lumineux—l'intelligence trompeuse,—pour contempler surtout et de préférence cette pénombre indécise et floue qui se perd si bien dans la nuit, que le lecteur ne l'aura sans doute jamais vue ni soupçonnée, ne semble-t-il pas avoir fait la gageure de remplacer la célèbre méthode des «idées claires» par une méthode nouvelle, celle des «idées obscures»?

N'est-ce pas précisément dans ces nuages que nous pourrons découper à notre gré toutes les silhouettes fantastiques qu'il nous plaira de rêver? Et ne risque-t-on pas de remplacer ainsi l'observation et l'étude sincère de la nature réelle par le rêve et la fantaisie de l'artiste? Hélas! notre crainte n'est pas chimérique, et le lecteur répondra si la nouvelle école ne l'a pas conduit jusqu'ici à travers le pays des rêves et des fantômes.

Au demeurant, cette métaphore n'est point une image hasardée, échappée à l'improvisation. C'est une image réfléchie, répétée à satiété, à laquelle l'auteur a attaché une importance capitale, au point de résumer toute sa pensée, tout l'essentiel de son invention.

C'est à l'étude de cette «frange» qu'il fait sans cesse appel pour penser le mouvement, la vie, le continu, en un mot toute sa métaphysique. «Nous y serons aidés, dit-il, par la frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle. Que peut être cette frange inutile (?), en effet, sinon la partie du principe évoluant qui ne s'est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande? C'est donc là que nous devons aller chercher des indications pour dilater la forme intellectuelle de notre pensée; c'est là que nous puiserons l'élan nécessaire pour nous hausser au-dessus de nous-même.»[437]

Une objection se présente aussitôt à l'esprit du lecteur. Cette frange, cette bordure, serait-elle existante et nullement imaginaire, comment l'étudier, sinon avec notre intelligence? comment reconnaître si elle «a passé en contrebande», sinon par la critique de notre intelligence? Impossible de sortir hors de nous-même, de voir sans nos yeux, de penser ou de juger sans notre esprit! Vouloir donc renoncer à notre intelligence pour penser sans elle, et pour étudier sans elle la fameuse «frange», n'est qu'une méthode contradictoire et chimérique. Bon gré, mal gré, c'est à elle que vous recourez.

L'objection est tellement évidente que M. Bergson ne pouvait pas ne pas la prévoir ni la passer sous silence. Sa réponse n'en sera pour nous que plus curieuse à entendre.

«Cette méthode—il le confesse—a contre elle les habitudes (!) les plus invétérées de l'esprit. Elle suggère tout de suite l'idée d'un cercle vicieux. En vain, nous dira-t-on, vous prétendez aller plus loin que votre intelligence; comment le ferez-vous, sinon avec l'intelligence même? Tout ce qu'il y a d'éclairé dans votre conscience est intelligence. Vous êtes intérieur à votre pensée, vous ne sortirez pas d'elle....

L'objection se présente naturellement à l'esprit. Mais on prouverait aussi bien, avec un pareil raisonnement, l'impossibilité d'acquérir n'importe quelle habitude nouvelle. Il est de l'essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l'action brise le cercle. Si vous n'aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l'eau, et par conséquent savoir déjà nager. Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l'eau sans avoir peur, je me soutiendrai d'abord sur l'eau tant bien que mal en me débattant contre elle, et peu à peu je m'adapterai à ce nouveau milieu, j'apprendrai à nager. Ainsi, en théorie, il y a une espèce d'absurdité à vouloir connaître autrement que par l'intelligence; mais si l'on accepte franchement le risque, l'action tranchera peut-être le nœud que le raisonnement a noué et qu'il ne dénouera pas.... Celui qui se jette à l'eau, n'ayant jamais connu que la résistance de la terre ferme, se noierait tout de suite s'il ne se débattait pas contre la fluidité du nouveau milieu: force lui est de se cramponner à ce que l'eau lui présente encore, pour ainsi dire, de solidité. A cette condition seulement, on finit par s'accommoder au fluide dans ce qu'il a d'inconsistant. Ainsi pour notre pensée, quand elle s'est décidée à faire le saut. Mais il faut qu'elle saule, c'est-à-dire qu'elle sorte de son milieu.... Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l'intelligence hors de chez elle. Le cercle vicieux n'est donc qu'apparent.»[438]

Eh bien! non, le cercle vicieux demeure en dépit de la lumière trouble et douteuse des nouvelles images. On use encore de l'intelligence pour tenter de la dépasser. Celui qui se jette dans l'eau pour apprendre à nager—méthode assez périlleuse qu'on ne saurait conseiller à personne—ne commence pas par se priver de l'usage de ses bras et de ses jambes; il continue à en user librement; bien plus, il en use selon les mêmes principes généraux, puisqu'il se «cramponne à ce que l'eau lui présente encore, pour ainsi dire, de solidité», comme il s'appuyait sur la résistance de la terre ferme. L'application des forces seule varie, tandis que les forces et leur principe d'application demeurent les mêmes.

L'intelligence, en sautant dans la nébulosité de frange—si tant est qu'elle existe,—continuera donc à user de ses propres forces et à rechercher avidement le reste de clarté que cette pénombre peut receler; son principe d'orientation comme d'action demeurant identique jusque dans un milieu nouveau.

C'est donc l'intelligence qui continuera à penser selon ses propres forces; et comment voulez-vous qu'elle puisse se dépasser elle-même, voir plus loin que sa portée native? Le cercle vicieux est là, manifeste, défiant tous les coups de force. Le sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas vient se briser pitoyablement devant l'absurde!

Cependant, M. Bergson tient en réserve un autre argument, meilleur ou moins mauvais. Au lieu de dire: «Poussez l'intelligence hors de chez elle» pour qu'elle y voie plus clair, il dirait: poussez-la hors de chez elle pour qu'une autre faculté plus clairvoyante prenne sa place et nous fasse voir mieux et plus loin[439]. Cette faculté, c'est l'intuition, l'instinct. Et nous revenons à la question déjà posée et si peu clairement résolue: Qu'est-ce que cette faculté nouvelle, qu'est-ce que l'intuition?

Instinct et intuition ne sont pas des mots complètement synonymes dans la langue bergsonienne, quoi-qu'ils soient souvent pris l'un pour l'autre. L'intuition est cet Elan vital originel qui a graduellement évolué en instinct animal, puis en intelligence, mais qui s'est bien mieux exprimé dans l'instinct que dans l'intelligence, celle-ci, comme nous l'avons vu, étant due à un «saut brusque» de l'animal à l'homme et différant de l'instinct, «non en degré, mais en nature».

Il faut donc interroger l'instinct pour connaître l'intuition originelle; or, voici ce qu'est l'instinct. «C'est sur la forme même de la vie, au contraire, qu'est moulé l'instinct. Tandis que l'intelligence traite toutes choses mécaniquement, l'instinct procède, si l'on peut parler ainsi, organiquement. Si la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s'il s'intériorisait en connaissance au lieu de s'extérioriser en action, si nous savions l'interroger et s'il pouvait répondre (!!), il nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie.»[440]

En; un mot, l'instinct n'est que «l'intuition rétrécis», c'est-à-dire réduite à n'embrasser que telle ou telle portion de la vie, intéressant l'organisation spéciale de l'individu[441]. On peut donc l'interroger librement pour connaître ce qu'est l'intuition, à la condition toutefois que sa «conscience endormie» veuille bien se réveiller pour s'étudier elle-même, qu'au lien de «jouer sa connaissance, sans la penser», comme elle fait d'habitude, elle veuille bien la «penser» sans la «jouer»; puis qu'elle s'analyse elle-même, et enfin qu'elle nous réponde, si elle peut parler, car jusqu'ici l'instinct n'a jamais eu la parole, pas même le verbe intérieur dont le verbe extérieur est l'expression.

Certes, voilà bien des conditions requises!... On serait tenté de croire qu'en les posant, l'auteur est le jouet de cette intelligence expulsée qui les lui dicte, à moins qu'il ne soit tout simplement victime de sa propre imagination! Cependant, ne nous rebutons pas pour ces difficultés, si énormes qu'elles soient, et continuons notre étude. Interrogeons donc l'instinct animal.

Nous avons déjà vu comment il fonctionne d'après la théorie nouvelle: ce n'est point une habitude innée, un mécanisme psychique monté à l'avance—au moins pour l'essentiel—par l'Auteur de la nature. Non, c'est un produit de la sympathie universelle (au sens étymologique du mot). Tous les êtres se confondant ou se compénétrant dans l'unité monistique, il s'ensuit que «tout retentit dans tout», et grâce à cette sympathie divinatrice, tous les êtres se pressentent, se comprennent à distance—car il n'y a plus de vraie distance—et s'adaptent mutuellement les uns aux autres, encore plus sûrement qu'ils pourraient le faire avec les sens externes, puisque c'est une science interne, une vue par le dedans, qui les unit comme des membres multiples en un seul être total[442].

Notre auteur nous a donné l'exemple du Sphex et de sa victime qu'il sait si bien paralyser en la blessant en des ganglions choisis très habilement. Ce sera l'effet de cette science intérieure, bien supérieure à toute science par le dehors, de cette sympathie divinatrice.

Telle est donc l'intuition elle-même, cette précieuse faculté que l'homme a perdue en se détachant de l'animalité, et qu'il s'agit de reconquérir pour philosopher.

«En fait, dans l'humanité dont nous faisons partie, l'intuition est à peu près complètement sacrifiée à l'intelligence. Il semble qu'à conquérir la matière et à se conquérir elle-même, la conscience ait dû épuiser le meilleur de sa force. Cette conquête, dans les conditions particulières où elle s'est faite, exigeait que la conscience s'adaptât aux habitudes de la matière et concentrât toute son attention sur elles, enfin se déterminât plus spécialement en intelligence. L'intuition est là cependant, mais vague et surtout discontinue. C'est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. Mais elle se ranime, en somme, là où un intérêt vital est en jeu. Sur notre personnalité, sur notre liberté, sur la place que nous occupons dans l'ensemble de la nature, sur notre origine et peut-être aussi sur notre destinée (?), elle projette une lumière vacillante et faible, mais qui n'en perce pas moins l'obscurité de la nuit où nous laisse l'intelligence [qu'on vient d'appeler le noyau lumineux!].

«De ces intuitions évanouissantes et qui n'éclairent leur objet que de distance en distance, la philosophie doit s'emparer, d'abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater (?) et les raccorder ainsi entre elles. Plus elle avance dans ce travail, plus elle s'aperçoit que l'intuition est l'esprit même et, en un certain sens, la vie même.»[443]

De ces textes, et de bien d'autres, il résulte que l'intuition et l'intelligence sont deux facultés distinctes et même opposées. Mais ce n'est là, pour le monisme bergsonien, qu'une concession apparente qu'il va reprendre à la première occasion, perdant ainsi tout le bénéfice d'une moindre inintelligibilité que nous avions escompté trop tôt.

Ce n'est plus l'intuition qui aura mission de remplacer l'intelligence, c'est l'intelligence même que l'on va faire rentrer, de gré ou de force, dans l'intuition d'où elle était sortie, pour s'y confondre et s'y perdre de nouveau. On va lui demander de faire effort pour «se fondre à nouveau dans le tout», pour «se résorber dans son principe et revivre à rebours sa propre genèse»[444]. Effort que M. Bergson reconnaîtra «douloureux», car il déforme et pervertit notre manière naturelle de penser, et que nous appelons tout simplement extra-naturel et chimérique.

«Pour que notre conscience (notre intelligence) coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu'elle se détachât du tout fait et s'attachât au se faisant. Il faudrait que, se retournant et se tordant sur elle-même (!), la faculté de voir ne fît plus qu'un avec l'acte de vouloir (?). Effort douloureux, que nous pouvons donner brusquement en violentant la nature, mais non pas soutenir au delà de quelques instants.»[445]

D'où la célèbre définition de cette faculté nouvelle, rentrée dans son principe, par un effort violent fait au rebours de sa direction et de sa genèse: c'est une «faculté de voir, immanente à la faculté d'agir (?) et qui jaillit, en quelque sorte, de la torsion du vouloir sur lui-même (??)» [446].—Comprenne qui pourra!...

Une telle philosophie, fondée sur des intuitions si obscures et si évanouissantes, ne saurait être l'œuvre d'un seul jour ni d'une seule génération. Aussi M. Bergson fait-il appel à la bonne volonté et à la perspicacité de tous ceux qui, après lui, voudront bien essayer de tordre leur esprit sur lui-même, au risque d'en fausser complètement les ressorts.

«Mais l'entreprise ne pourra plus s'achever tout d'un coup; elle sera nécessairement collective et progressive. Elle consistera dans un échange d'impressions (!) qui, se corrigeant entre elles et se superposant aussi les unes les autres, finiront par dilater en nous l'humanité et par obtenir qu'elle se transcende elle-même ...»[447] à moins qu'elles ne finissent par compléter la confusion et le chaos de la pensée contemporaine, dont nous sommes tous les spectateurs alarmés!

En attendant ces magnifiques découvertes par les générations futures, voici un premier coin du voile mystérieux soulevé par M. Bergson lui-même dans une de ses visions intuitives et essentiellement «évanescentes» de l'unique réalité, la Durée pure ou le Temps.

Après avoir prévenu ses auditeurs du Congrès de Bologne que «tout se ramène à un point unique», l'intuition immédiate de la Durée pure, et que ce point est quelque chose de «si simple, de si extraordinairement simple», qu'il est vraiment ineffable et impossible à traduire, en sorte que le voyant passera toute sa vie à le balbutier sans arriver jamais à se faire comprendre, il essaye pourtant de décrire pour nous sa vision d'un monde nouveau, entièrement différent de celui que nous sommes habitués à contempler avec les yeux du corps ou de l'intelligence naturelle. Ecoutons-le:

«Tout est devenir ... le devenir étant substantiel n'a pas besoin d'un support. Plus d'étuis inertes, plus de choses mortes; rien que la mobilité dont est faite la stabilité de la vie.... Une vision de ce genre, où la réalité apparaît comme continue et indivisible est sur le chemin qui mène à l'intuition.... Le temps où nous restons naturellement placés, le changement dont nous nous donnons ordinairement le spectacle sont un temps et un changement que nos sons et notre conscience ont réduits en poussière pour faciliter notre action sur les choses. Défaisons ce qu'ils ont fait, ramenons notre perception à ses origines, et nous aurons une connaissance d'un nouveau genre.... Le monde où nos sens et notre conscience nous introduisent habituellement n'est plus que l'ombre de lui-même, et il est froid comme la mort. Tout y est arrangé pour notre plus grande commodité, mais tout y est dans un présent qui semble recommencer sans cesse; et nous-mêmes, artificiellement façonnés à l'image d'un univers non artificiel, nous nous apercevons dans l'instantané, nous parlons du passé comme de l'aboli.... Ressaisissons-nous, au contraire, tels que nous sommes, dans un présent épais et, de plus, élastique, que nous pouvons dilater indéfiniment vers l'arrière, en reculant de plus en plus loin l'écran qui nous masque à nous-mêmes; ressaisissons le monde extérieur tel qu'il est, non seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui le presse et qui lui imprime son élan; habituons-nous, en un mot, à voir toute chose sub specie durationis; aussitôt le raidi se détend, l'assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre perception galvanisée, etc.»[448]

Le lecteur estimera peut-être que cette «vision» n'est pas bien claire, mais M. Bergson, prévoyant l'objection, a eu soin de prévenir son auditoire qu'elle était «plutôt un contact qu'une vision»[449], de là sans doute une obscurité bien naturelle.

Il termine en nous promettant que cette vision nous donnera la joie, mais cette promesse paraîtra bien téméraire à ceux qui préfèrent voir le monde à l'endroit qu'à l'envers. L'univers ne serait-il donc qu'une série bien ordonnée d'illusions «que la pensée traverse pour aboutir à en proclamer la vanité»?—Si c'était vrai, par impossible, nous ne le trouverions pas très gai!...


II. Critique.—Après avoir exposé de notre mieux et essayé de faire comprendre au lecteur un procédé de connaissance supra-intellectuelle si obscur et si difficile à saisir clairement, il nous faut encore en examiner la valeur et rechercher tout d'abord s'il échappe aux reproches adressés à l'intelligence par MM. les bergsoniens. Car si, par hasard, il retombait dans les mêmes errements ou dans des défauts encore plus graves, ce ne serait vraiment pas la peine de changer et de troquer l'intelligence contre l'intuition.

Premièrement, l'intuition évite-t-elle ce fameux «morcelage» du grand Tout, si amèrement reproché à l'intelligence?[450] Nous ne le voyons point. En se posant elle-même comme la rivale et l'antagoniste de l'intelligence, l'intuition fait déjà une brèche irrémédiable à l'unité universelle. Elle oppose comme irréductibles deux facultés ou tout au moins deux ordres de phénomènes vitaux, l'intuition et la pensée. La vie mentale est ainsi coupée en deux; ce qu'on prétendait indivisible est divisé; ce qui se compénétrait et se fondait l'un dans l'autre est séparé. A notre tour de leur reprocher de «défaire à coups de ciseaux la trame inextricable des choses, de les défigurer en les morcelant!»

Et ce n'est pas seulement le sujet connaissant que l'intuition morcelle, c'est encore et surtout l'objet connu. J'ai beau approfondir et scruter ma conscience, j'y cherche en vain l'intuition simultanée du grand Tout. Je n'aperçois que des fragments épars, tels que le moi et le non-moi; quant au lien qui les unit ou au principe commun où ils entrent en fusion, je n'en vois point.

Sans doute, nous avons le sentiment de saisir en nous un écoulement continu, mais chaque être a son écoulement propre, distinct des autres; chacun vit pour son compte.

Bien plus, dans cet écoulement des choses, nous ne saisissons par l'intuition seule que des instantanés ou des tranches d'une «épaisseur de temps» infiniment mince. C'est la mémoire et l'intelligence qui nous permettent de coudre ensemble tous ces instants et de nous donner l'illusion cinématographique de la continuité pure. Il n'est donné à personne de saisir d'un seul regard intuitif la totalité de son existence; à plus forte raison, celle de l'existence universelle.

Supprimez la mémoire, l'intelligence et aussi les conclusions du raisonnement; aussitôt, malgré l'intuition, notre vie tombe en poussière ou se vaporise en fumée. Pour rendre l'unité à l'intuition sans cesse évanouissante et lui donner une durée, il faut toujours faire rentrer en scène la mémoire, la conscience et l'intelligence qui seule en peut comprendre l'unité. Le «morcelage» s'impose donc à l'intuition comme à l'intelligence.

Deuxièmement, l'intuition évite-t-elle le reproche adressé à l'intelligence de ne pas être née pour spéculer, mais uniquement pour les besoins pratiques de l'action?—On ne peut plus le prétendre, lorsqu'on a fait de l'intuition un retour à l'instinct animal primitif, lorsqu'on a assimilé sa «sympathie divinatrice» à ce sentiment obscur et aveugle, essentiellement pratique, par lequel le Sphex sait reconnaître les ganglions de la chenille et le point précis où il doit les blesser pour les paralyser sans les tuer.

Bien au contraire, si quelque faculté s'est développée dans l'animal en vue des besoins pratiques de la vie à conserver, à développer, à défendre ou à multiplier, c'est précisément l'instinct. Si la spéculation est inutile à quelque fonction animale, c'est évidemment à l'instinct. Pour sécréter le suc nécessaire à la digestion, les glandes stomacales n'ont nul besoin de la connaissance de ce qu'elles font ni des moyens chimiques qu'elles utilisent si bien sans le savoir, encore moins des raisons d'être de leur merveilleux mécanisme. Elles agissent sans y penser, et bien mieux que par les tâtonnements de la pensée.

Ainsi donc, après avoir identifié l'intuition à l'instinct, on ne peut plus lui attribuer de connaissances spéculatives; tout au plus, un savoir inconscient se bornant à la pratique, utile seulement aux fins de l'individu et de l'espèce.

L'instinct est donc bien plus utilitaire que l'intelligence, et l'objection se retourne entièrement contre ceux qui nous l'ont adressée.

Ce n'est pas à dire que tous nos instincts soient inutiles à la spéculation: ce serait là une exagération démentie par les faits. Aussi saint Thomas a longuement appuyé sur l'importance de ces habitudes innées de l'intellect qu'il appelait l'habitude des premiers principes et que nous appelons nos instincts métaphysiques et moraux. Ils sont une espèce de science infuse qui nous ouvre spontanément des perspectives sur les sciences spéculatives et morales. Mais ces espèces d'instinct sont déjà de l'intelligence en germe: elles sont la direction même de la pensée intellectuelle et l'apanage exclusif de l'animal raisonnable.

Troisièmement, l'intuition pure peut-elle nous faire éviter toute promiscuité avec les concepts et leurs «tares» inguérissables? Hélas! non. Kant l'a dit quelque part, et le mot a été souvent redit après lui: «L'intuition sans le concept est aveugle.»[451]

Si vous vous bornez à l'intuition immédiate de la conscience ou du courant de la conscience, comme ils disent, du stream of consciousness, que percevrez-vous, sinon que vous êtes, que vous évoluez, que vous devenez? Mais pouvez-vous dire: je suis, je vis, j'évolue, je deviens, sans aussitôt catégoriser et vous servir des concepts d'être ou d'existence, de vie, d'évolution, de devenir? Il est clair que non. Que si vous ajoutez, avec M. Bergson: «Je suis un esprit, je change librement; ma liberté est créatrice d'effets toujours imprévus et incommensurables avec leurs antécédents», n'est-ce pas catégoriser davantage encore et vous servir de plus en plus de ces fameux concepts de spiritualité, de liberté, de causalité, de création, voire même de création ex nihilo ou de commencements absolus, qui sont les concepts les plus relevés de la métaphysique? Vous jouez donc avec les concepts, comme M. Jourdain avec la prose ... sans vous en douter, peut-être, mais très réellement.

Je ne vous en blâme pas, sans doute, car vous ne pouvez faire autrement. L'intuition se traduira toujours en idées ou en concepts, parce qu'en dehors de l'idée, rien n'est intelligible ni exprimable. Vouloir parler sans idée, à plus forte raison vouloir philosopher sans idée, n'a plus aucun sens, mais il faudrait le confesser loyalement, au lieu de vouloir l'ignorer.

«L'espoir de nous présenter une réalité purgée de tout concept et de toute idée—écrit M. Fouillée—ne serait-il pas d'ailleurs chez un philosophe une involontaire contradiction? Il n'y a qu'un moyen de philosopher sans concept, c'est de «se laisser vivre», sans même se regarder vivre et partant ne pas philosopher du tout.

«A ce compte, l'enfant serait le plus grand des sages, lui qui vit sans altérer du regard la limpidité ou plutôt la trouble obscurité du cours de sa vie. Aussi M. William James nous conseille-t-il, à la façon évangélique, de redevenir comme les petits enfants. Qu'est-ce pourtant que spéculer, sinon réfléchir sur la vie même, sans se dissimuler qu'une parfaite adéquation de nos idées aux choses est impossible?»[452]

Pour philosopher, il faut donc réfléchir sur l'objet même de l'intuition, par exemple sur ce «courant de vie», qu'il nous dévoile, ou sur ce sentiment si vif d'un «flot montant de vie intérieure». Il faut en rechercher la nature, l'essence, la raison d'être, les causes, le but ou la fin, etc. Or, tout ce travail s'élabore par la précision de plus en plus rigoureuse de nos concepts «taillés sur mesure» et par le double jeu des concepts: l'analyse et la synthèse, l'induction et la déduction.

Sans ce travail méthodique de la pensée, l'intuition ne nous aurait fourni qu'une matière informe, qu'un incompréhensible et insaisissable devenir, s'évanouissant entre nos doigts, comme la fumée qui passe et que le petit enfant tente vainement de retenir dans sa main.

L'opération intellectuelle n'est donc pas, comme on le répète, «un pis-aller» pour remplacer, tant bien que mal, l'intuition absente[453], mais au contraire un moyen indispensable pour rendre l'intuition comprise et utile. Insistons sur ce point important qu'on a défiguré. On a dit que l'intelligence était une faculté «preneuse» ou «capteuse d'être». Cela est vrai, mais incomplètement vrai.

Toute connaissance, même celle des sens, est aussi «capteuse» de son objet, auquel elle s'assimile en le devenant, d'une certaine façon, dans une vivante intimité. Le toucher saisit la figure, la résistance; l'œil saisit sa couleur, etc. Et le sens central ou commun saisit la totalité de l'objet individuel. Quelle est donc la différence capitale? La voici. Le sens ne fait que voir son objet, le saisir, le prendre; l'intelligence peut, en outre, le comprendre dans sa nature, sa quiddité, en un mot, elle peut se rendre compte de ce qu'elle a pris, parce que, seule, elle peut le connaître par ses causes ou ses raisons d'être, cognitio per causas.

Or, pour connaître ainsi par les causes, il y a trois procédés: divin, angélique et humain. La science de Dieu est intuitive, car il voit tout dans son Verbe, dont la pensée est créatrice de toute chose, suivant l'adage: Scientia Dei est factiva rerum. La science des anges est aussi intuitive. Grâce à leurs idées infuses, ces purs esprits voient tout le créé dans une lumière supérieure, reflet du Verbe, raison et cause de tout ce qui est. Pour eux, l'être créé est tout diaphane: aussi leur intuition et leur compréhension coïncident et s'identifient[454].

Aux antipodes de cette intuition synthétique a priori se place la connaissance humaine, toute a posteriori et discursive. Elle n'éclaire son objet que peu à peu, en remontant des effets à leurs causes, de l'être à sa raison d'être, par l'analyse et la synthèse, dividendo et componendo. Et c'est seulement par ce travail qu'elle peut finir par comprendre ce qu'elle a pris. Sans lui, au contraire, le livre de la nature demeurerait fermé et incompris.

C'est donc—par une étrange confusion—attribuer à l'homme une connaissance au-dessus de ses moyens présents—puisque les données angéliques nous manquent,—de lui supposer une intuition synthétique des choses qui lui permettrait de comprendre l'être, rien qu'en le prenant ou en le surprenant dans l'existence. Cette confusion tendrait à faire de nous des Anges, alors que l'homme—comme on le sait—ne doit faire ni l'ange ni la bête. Une telle intuition n'existe donc pas pour nous sur la terre, où notre œil—suivant la belle comparaison d'Aristote—ressemble plutôt à celui de l'oiseau de nuit en face du plein soleil. Il est pour ainsi dire forcé d'analyser péniblement chaque rayon, l'un après l'autre, car il serait ébloui par leur synthèse.

L'intuition bergsonienne n'est donc qu'un rêve ici-bas ou une anticipation chimérique sur la vision béatifique du ciel.

Si telle est l'insuffisance de l'intuition pour nous saisir et nous comprendre nous-mêmes, tels que notre conscience nous révèle, à plus forte raison pour saisir et pour comprendre les autres que nous, c'est-à-dire l'immensité de l'univers. On a beau faire appel à la «sympathie» intuitive qui relierait entre eux tous les êtres de la création et nous fusionnerait nous-mêmes avec eux, ce n'est là qu'un vain mirage, de brillantes métaphores qui s'éteignent brusquement devant la réalité des faits les plus simples et les plus faciles à contrôler.

Jamais la sympathie pour une autre personne, si intime soit-elle, ne sera la conscience d'autrui. Si nous devinons parfois ses sentiments intimes, ses préoccupations ou ses projets, c'est par un processus d'inductions et de déductions qui n'a rien à voir avec l'intuition, serait-il rapide comme l'éclair.

C'est toujours par l'observation extérieure que nous pénétrons ou que nous semblons pénétrer dans l'intérieur des autres êtres; aussi le psychologue, le naturaliste ou le physicien n'ont-ils pas d'autre procédé à leur disposition que l'observation extérieure. Et ce simple fait suffit à réfuter la prétendue existence en nous d'une «espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable»[455]. Ce rêve brillant n'est assurément qu'un rêve.

Il aura du moins pour nous une utile leçon, celle de nous mettre en garde contre les prétendues intuitions bergsoniennes, sur les «données» soi-disant «immédiates de la conscience».

Rien de plus subjectif, en effet, ni de plus illusoire que ce prétendu regard intuitif jeté dans l'intérieur des choses. W. James lui-même a avoué que les intuitions sourdes ne sont le plus souvent que le reflet d'un caractère variable avec chaque penseur. Le motif s'en devine aisément. Libéré des entraves de la raison et de ses premiers principes, l'esprit intuitif y découvre facilement tout ce qu'il veut.

M. Bergson prétend y saisir «l'essence de la vie aussi bien que de la matière», aussi fait-il du sentiment immédiat de la vie le fond de sa métaphysique; M. Blondel y perçoit une manifestation concrète et progressive de l'Infini; M. Le Roy y a entrevu, avec le sens du divin, la présence même de Dieu; avant eux, Schelling et Ravaison y avaient découvert la stabilité de la vie éternelle; contrairement à tous les disciples d'Héraclite qui n'y trouvent que la mobilité du devenir pur.

Eh! Qui pourrait prévoir toutes les découvertes futures que cette «sympathie divinatrice» réserve à nos fervents adeptes de l'intuitionisme et du mysticisme! Qu'est-ce qui ne devient pas croyable, quand on ne croit plus qu'au sentiment et au flair de l'instinct individuel?

Pour nous restreindre à la découverte de M. Bergson, elle se résume—comme nous l'avons déjà exposée longuement—dans l'idée de Temps, étoffe ou substance des choses et principe de la vie, non moins que de ce «psychique inverti» qui est la matière.

Or, cette idée générale est non seulement un concept, mais le plus compliqué et le plus raffiné de tous, car il suppose une élaboration très complexe d'une multitude de concepts, de sentiments et d'imaginations amalgamés dans une conception prodigieusement étrange et systématique.

En cela, rien ne ressemble moins à une intuition pure et simple: c'est au contraire la création de toute pièce d'une vaste et brillante chimère, baptisée après coup de contact supra-intellectuel avec la réalité absolue, l'Evolution créatrice ... ce que M. Fouillée appelle ironiquement l'Imagination créatrice.

«Ce n'est là, ajoute-t-il justement, qu'une création de la pensée, non une manière immédiate de fouiller les entrailles des choses. L'imagination philosophique ou scientifique est simplement une synthèse rapide d'analyses antérieures ou une construction de synthèses hypothétiques, qui n'ont de valeur qu'en s'appuyant sur les analyses. Les prétendues intuitions sont alors de la logique ailée, prompte comme l'oiseau, ramassant les syllogismes en enthymèmes, les enthymèmes en jugements, les jugements en idées saisies d'un regard de la pensée.»[456]

L'intuition, loin d'être un procédé privilégié, se résout donc en ces jeux d'entités conceptuelles pour lesquels on professait tant de mépris. Qu'ils soient lents ou rapides comme un trait de lumière, leur procédé reste toujours le même.

Nous voilà donc bien loin de cette intuition des choses «par le dedans», de cette connaissance «parfaite et infaillible»—parce qu'elle serait la «coïncidence avec l'acte générateur de la réalité»,—que l'on nous avait si pompeusement annoncée. L'intuition, dans un vol pareil en audace a celui de Prométhée, devait nous ravir tous les secrets du ciel et de la terre. Elle ne nous parlait que de perception pure, de souvenir pur, de durée pure, d'hétérogénéité pure, de liberté pure, de mobilité pure, de vie et de création à l'état pur, comme de données immédiates de la conscience intuitive. Or, tous ces espoirs sont vains; de fait, la vie ne se saisit pas à l'état pur; rien ne se laisse ainsi saisir, soustrait à toutes ses relations naturelles. Les notions pures qu'on nous proposait sont donc des «entités» imaginées de toute pièce et mises bien indûment au rang des réalités vécues. Suivant le mot de Tacite: ils fabriquent des idoles et y croient: fingunt atque credunt!

N'importe, les «entités conceptuelles» n'auraient pu prétendre à l'honneur d'une telle réhabilitation. On en rencontre partout dans les œuvres de la nouvelle école; elles sont devenues la trame essentielle de toute la philosophie intuitionniste.

Si l'on retranchait, par exemple, de «l'Evolution créatrice», tout ce qu'elle contient de notions générales et d'inférences rationnelles par induction ou déduction—ces procédés si suspects,—il n'en resterait pas grand'chose, car elle est plus chargée de métaphysique syllogisante que d'observation pure. Sans cet appel incessant aux données conceptuelles de l'intelligence et au raisonnement—si souvent calomniées par l'auteur,—que deviendraient ses belles réfutations du matérialisme, du mécanisme et de l'idéalisme anglais? Elles ne tiendraient plus debout. Que si parfois il déraisonne lui-même, c'est encore en raisonnant à outrance. Donc, son brillant aérostat est tout gonflé d'intellectualisme.

Le fait est si évident que M. Bergson a dû prendre la peine de s'en excuser. Il nous a répondu que les concepts dont il se sert sont des «concepts souples, mobiles, fluides, bien différents de ceux que nous manions d'habitude ... des concepts appropriés à un seul objet ... concepts dont on peut dire à peine que c'est encore un concept, puisqu'il ne s'applique qu'à une seule chose»[457].

Le lecteur jugera de la valeur de cette échappatoire. Comme si l'on pouvait discuter sur un objet dont le concept serait «fluide», avec des définitions «mobiles» et perpétuellement changeantes! Ou comme si nos jugements et nos raisonnements, pour être valides, pouvaient se passer de termes généraux! Si M. Bergson ne s'était servi que de tels pseudo-concepts, tous ses beaux raisonnements seraient caducs, d'après les règles les plus élémentaires de la Logique.

Concluons, encore une fois, que l'intuition, pure de tout concept, telle que les bergsoniens la conçoivent, ne peut être qu'un rêve.

Aurait-elle toutes les qualités de la fumeuse jument de Rolland, elle en aurait surtout le grave défaut, celui de ne point exister.

L'intuition, sans les idées correspondantes aux objets perçus, serait une faculté aveugle plongée dans un trou noir où elle ne pourrait rien discerner ni se discerner elle-même. Seule l'idée éclaire les objets et nous permet de les discerner, soit dans l'analyse de leurs détails, soit dans leur unité synthétique.

Mais si la valeur de l'idée générale ou du concept et des premiers principes qui l'accompagnent a déjà été mise en doute ou niée par une métaphysique nominaliste, ce vice essentiel rejaillit sur l'intuition elle-même. Aussitôt, l'intuition s'écroule, avec l'intelligence, dans le gouffre du scepticisme universel. Gouffre sans fond et sans espoir de remède, car les négations nominalistes, en sapant par la base toute connaissance intellectuelle, permettent à l'antiintellectualiste de ne tenir aucun compte des objections qu'on lui adresse au nom du bon sens et de la raison, facultés désormais «périmées».

La tentative de M. Bergson d'élever une intuition philosophique sur les ruines de l'intelligence—alors que leur sort est essentiellement lié—n'était donc qu'un essai chimérique, condamné à un avortement certain. La philosophie sera intellectualiste ou elle ne sera pas! Non, sans doute, qu'elle doive revenir à un intellectualisme a priori, irrévocablement condamné, mais à ce sage intellectualisme expérimental si bien appelé par M. Rabier un empirisme intelligent: celui d'Aristote et de saint Thomas, si peu connu des modernes.


III. Remarques.—Il s'en faut cependant que cet appel à l'intuition ne réponde point à un besoin raisonnable de la pensée contemporaine et soit à rejeter sans aucune réserve. Et cette âme de vérité, nous voudrions, en terminant, la dégager des scories et de la gangue épaisse dont on l'a enveloppée et obscurcie.

On a vraiment trop abusé, surtout depuis Descartes et Kant, des constructions a priori. Il était temps de renoncer à une telle méthode si périlleuse et si stérile, en prenant contact avec les réalités de la nature, et de subir le contrôle des expériences vulgaires et scientifiques. Il était temps de revenir à «une vue directe des choses».

«Que la pensée du XIXe siècle ait réclamé une philosophie de ce genre, soustraite à l'arbitraire, capable de descendre au détail des faits particuliers, cela n'est pas douteux.»[458] M. Bergson le reconnaît, mais on l'avait reconnu avant lui, et c'était là précisément la principale raison d'être de la renaissance au cours de ce siècle du péripatétisme, qui a pour méthode de tirer ses idées abstraites des faits concrets et d'édifier la métaphysique sur la physique, en sorte que pour elle il n'y a jamais ni intuition pure ou vide de toute idée, ni idée pure ou a priori sans aucune intuition profonde du réel.

On connaît, au contraire, la manière tout a prioristique dont Descartes a usé, par exemple, pour formuler les lois du mouvement des corps, en les déduisant de l'idée de Dieu, de son immutabilité ou de quelque autre «idée claire». On sait que s'il a fait appel à l'expérience, c'est pour lui faire jouer un rôle très secondaire et subordonné, celui de confirmer ou de compléter nos «idées claires», entièrement innées et indépendantes de l'expérience[459]. Ne considérer celle-ci que comme la très humble servante de la «ratiocination» nous paraît aujourd'hui un abus invraisemblable.

Quant aux formes a priori de Kant, elles tombent sous la même réprobation, et M. Bergson n'a cessé de les cribler des traits de sa critique vengeresse. Bien des pages seraient à citer; en voici une prise au hasard qui n'est pas la moins vigoureuse: «Un des principaux artifices de la critique kantienne a consisté à prendre au mot le métaphysicien et le savant (qui spéculaient a priori), à pousser la métaphysique et la science jusqu'à la limite extrême du symbolisme où elles pourraient aller, et où d'ailleurs elles s'acheminaient d'elles-mêmes, dès que l'entendement revendique une indépendance (des faits) pleine de périls. Une fois méconnues les attaches de la science et de la métaphysique avec l'intuition intellectuelle (des faits), Kant n'a pas de peine à montrer que notre science est toute relative et notre métaphysique tout artificielle. Comme il a exaspéré l'indépendance de l'entendement dans un cas comme dans l'autre, comme il a allégé la métaphysique et la science de l'intuition intellectuelle qui les lestait intérieurement, la science ne lui présente plus, avec ses relations, qu'une pellicule de forme, et la métaphysique, avec ses choses, qu'une pellicule de matière. Est-il étonnant que la première ne lui montre alors que des cadres emboîtés dans des cadres, et la seconde des fantômes qui courent après des fantômes?

«... Il a porté à notre science et à notre métaphysique des coups si rudes qu'elles ne sont pas encore tout à fait revenues de leur étourdissement.»

Et après une critique vigoureuse de ce grand rêve de la «mathématique universelle» que Kant a eu le grand tort de prendre pour une réalité, et de ces formes a priori où tout le réel doit entrer de gré ou de force, il conclut ainsi:

«Bref, toute la Critique de la Raison pure aboutit à établir que le Platonisme, illégitime si les idées sont des choses (des substances), devient légitime si les idées sont des rapports (des formes), et que l'idée toute faite, une fois ainsi ramenée du ciel sur la terre, est bien, comme l'avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature. Mais toute la Critique de la Raison pure repose aussi sur ce postulat que notre intelligence est incapable d'autre chose que de platoniser, c'est-à-dire de couler toute expérience dans des moules préexistants.»[460]

Voilà qui est fort bien raisonné; c'est l'idée qu'il faut mouler sur le réel et non pas le réel sur l'idée a priori. Et c'est là, précisément, nous l'avons déjà dit, la grande supériorité de l'aristotélisme sur le platonisme, de la philosophie traditionnelle sur toutes les philosophies modernes[461].

Mais comment réaliser ce progrès, comment passer de la pensée à la nature, du sujet à l'objet? N'est-ce pas là précisément l'abîme que depuis Descartes et Kant on ne savait plus comment franchir, tous les ponts paraissant irrémédiablement coupés entre les deux rives distantes à l'infini?

Toute la philosophie moderne, plus ou moins imbue de subjectivisme, s'était donc enfermée dans l'étude du sujet pensant—sans en pouvoir sortir,—comme «dans un trou où l'on étouffe». La philosophie traditionnelle, depuis Aristote, avait bien découvert et publié la théorie célèbre de la communication des êtres entre eux, mais le secret s'était perdu et l'on ne tentait même plus aucun effort pour le retrouver, parce qu'on le disait impossible.

Ce préjugé est si tenace que l'on voit encore des penseurs de talent écrire sans la moindre hésitation des paradoxes comme celui-ci: «Un dehors et un au delà de la pensée est, par définition, chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection.... La pensée, en se cherchant un objet absolu, ne trouve jamais qu'elle-même; le réel conçu comme chose purement donnée fuit sans cesse devant la critique.»[462]

C'est donc, pour tous nos modernes, la pensée qui se contemple et se saisit elle-même, en croyant saisir et contempler un objet étranger au moi! Pour nous, au contraire, c'est l'illusion étrange et fantastique de ce solipsisme qui est contradictoire et impensable!

Nous avons vu comment M. Bergson, loin d'accepter cette défense de communiquer avec le dehors, avait hardiment brisé et franchi la barrière imaginaire en posant en principe l'intuition immédiate du monde extérieur.

C'était là, aux yeux de ses contemporains—et même de ses plus éminents disciples qui ont refusé de le suivre,—une audace révolutionnaire. A nos yeux, c'est un acte de courage louable; mais c'est surtout un acte de simple bon sens. S'il eût été soutenu par une analyse psychologique et métaphysique plus profonde, se rapprochant de la fameuse théorie péripatéticienne sur la communication de l'agent et du patient—qu'il semble ignorer totalement,—son acte de bon sens se fût doublé d'un acte philosophique d'une plus haute portée.

Quoi qu'il en soit, l'intuition du réel est enfin reintégrée dans la philosophie positive, à une place d'autant plus honorable que son exil avait été plus long et plus immérité.

Après l'intuition immédiate du monde extérieur par les sens externes, il fallait aussi réintégrer l'intuition immédiate du moi-agent par le sens intime. Ici, M. Bergson, quoique en avance sur ses contemporains, nous paraît encore bien incomplet.

«Si cette intuition existe, écrit-il, une prise de possession de l'esprit par lui-même est possible et non plus seulement une connaissance extérieure et phénoménale.»[463] Après une affirmation si nette, on s'attend à voir apparaître le moi-agent et l'on est déçu.

Sans doute, il nous a bien dit que le moi était perçu dans ses profondeurs et non à sa surface: «J'en perçois l'intérieur, le dedans, par des sensations que j'appelle affectives, au lieu d'en connaître seulement la pellicule superficielle.»[464] Mais cette analyse psychologique est encore bien insuffisante.

S'il avait étudié, comme Maine de Biran, le sentiment de l'effort actuel, où, sous l'action, apparaît si clairement l'existence d'un agent qui s'efforce pour passer de la puissance à l'acte, M. Bergson aurait conclu à la perception immédiate de l'existence—je ne dis pas de la nature que le raisonnement seul peut atteindre—de cet agent qui n'a rien de mystérieux puisqu'il s'appelle moi, et qu'il se proclame maître de son action, en disant: ma pensée, mon vouloir, mon choix, au lieu de dire votre pensée, votre vouloir, voire choix.

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