La philosophie de M. Bergson
«Nous avions raison de dire, au début de ce livre, que la distinction du corps et de l'esprit ne doit pas s'établir en fonction de l'espace, mais du temps. Le tort du dualisme vulgaire est de se placer au point de vue de l'espace, de mettre d'un côté la matière avec ses modifications dans l'espace, de l'autre des sensations inextensives dans la conscience. De là l'impossibilité de comprendre comment l'esprit agit sur le corps et le corps sur l'esprit. De là les hypothèses qui ne sont et ne peuvent être que des constatations déguisées du fait, l'idée d'un parallélisme ou celle d'une harmonie préétablie. Mais de là aussi l'impossibilité d'établir, soit une psychologie de la mémoire, soit une métaphysique de la matière....»[149]
Or, nous avons réussi à constituer l'une et l'autre. «La matière, à mesure qu'on en continue plus loin l'analyse, tend de plus en plus à n'être qu'une succession de moments (?) infiniment rapides qui se déduisent les uns des autres et par là s'équivalent. L'esprit, étant déjà mémoire dans la perception, s'affirme de plus en plus comme un prolongement du passé dans le présent, un progrès, une évolution véritable.»
C'est donc l'esprit qui, par la mémoire, relie entre eux et pour ainsi dire «solidifie» l'écoulement continu des choses; c'est par là qu'il a prise sur le corps, en liant les moments successifs de sa durée.
«Mais la relation du corps à l'esprit en devient-elle plus claire? A une distinction spatiale nous substituons une distinction temporelle: les deux termes en sont-ils plus capables de s'unir?»—A cette objection facile à prévoir, M. Bergson répond aussitôt: «Il faut remarquer que la première distinction (celle de l'étendu et de l'inétendu) ne comporte pas de degrés: la matière est dans l'espace, l'esprit est hors de l'espace; il n'y a pas de transition possible entre eux. Au contraire, si le rôle le plus humble de l'esprit (mémoire) est de lier les moments successifs de la durée des choses, si c'est dans cette opération qu'il prend contact (?) avec la matière, et par elle aussi qu'il s'en distingue d'abord, on conçoit une infinité de degrés entre la matière et l'esprit (la mémoire) pleinement développé.»
«...Ainsi, entre la matière brute et l'esprit le plus capable de réflexion, il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté (?). Dans la première hypothèse, celle qui exprime la distinction de l'esprit et du corps en termes d'espace, corps et esprit sont comme deux voies ferrées qui se couperaient à angle droit; dans la seconde, les rails se raccordent selon une courbe, de sorte que l'on passe insensiblement d'une voie sur l'autre.»[150]
Telle est la réponse de M. Bergson à l'objection ci-dessus. Avouons qu'elle est vraiment bien faible, pour ne pas dire nulle. C'est une affirmation sans preuve, se déguisant mal sous une image étrangère à la question. Si le corps et l'âme, l'étendu et l'inétendu, ne peuvent s'unir dans l'espace, comment s'uniront-ils mieux dans le temps?—On nous répond que le rôle le plus humble de l'esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, que c'est dans cette opération qu'il prend contact avec la matière. Mais n'est-ce pas précisément ce qu'il faut expliquer? Comment l'esprit peut-il prendre contact avec la matière dans le temps, sans prendre contact aussi dans l'espace? Comment le contact dans le temps pourrait-il servir de préparation ou d'intermédiaire au même contact dans l'espace? Le premier serait-il donc antérieur au second? Et qui pourra jamais comprendre des subtilités si nuageuses qui laissent loin derrière elles toutes les chimères des entités scolastiques!
Ajouter à cette mauvaise réponse qu'on peut admettre «toutes les intensités possibles de la mémoire» et en imaginer une d'un degré infiniment petit n'atténue en rien la difficulté de «greffer l'un sur l'autre» les deux termes du problème, l'étendu et l'inétendu. L'esprit le plus inférieur demeurera toujours esprit inétendu, en présence du corps étendu—malgré le prétendu intermédiaire du temps,—et le problème en restera toujours au même point. Les deux voies ferrées seront toujours coupées à angle droit, et l'élégante courbe qui devait les relier restera dans le pays des rêves.
La solution «géniale» qu'on nous annonçait n'est donc, à l'examiner de près, qu'une solution purement verbale: voces et verba, prætereaque nihil!
Il faut bien que M. Bergson ait eu quelque intuition de sa faiblesse pour avoir cherché une autre solution au redoutable problème, car il va nous en proposer une autre, et même deux.
D'abord, rappelons-nous la triple antithèse qu'il a admise entre le corps et l'esprit. «L'opposition des deux principes, a-t-il écrit, dans le dualisme en général, se résout en la triple opposition de l'inétendu à l'étendu, de la qualité à la quantité et de la liberté à la nécessité.»[151]
Or, il a l'intention «de lever ou d'atténuer ces trois oppositions» et de nous donner ainsi une solution que j'appellerai par l'identité des contraires. Au lieu de chercher à unir les termes opposés mais complémentaires dans un même sujet, comme l'a essayé la philosophie traditionelle, il va s'escrimer à les identifier en trouvant des termes moyens entre les deux extrêmes, qui réduiront ou sembleront réduire les oppositions de nature à de simples différences de degrés. Et c'est alors que les deux voies qui se coupaient à angle droit se trouveront reliées par d'élégantes courbes se fondant l'une dans l'autre. Nous jugerons bientôt de la valeur d'une telle méthode. Voyons-en d'abord les résultats.
La première antithèse, avons-nous dit, est celle qui oppose l'étendu à l'inétendu. M. Bergson, qui avait, un peu plus haut, jugé cette opposition absolument irréductible, va se raviser et finir, grâce à la souplesse de sa dialectique, par leur imaginer un moyen terme. Laissons-lui la parole. D'abord, il nous prévient contre une «illusion»: «Notre entendement, cédant à son illusion habituelle (?), pose ce dilemme qu'une chose est étendue ou ne l'est pas....»[152] Puis il nous indique comment il a échappé à cette «illusion».
«Si l'on imagine, d'un côté, une étendue réellement divisée en corpuscules, par exemple, de l'autre, une conscience avec des sensations par elles-mêmes inextensives qui viendraient se projeter dans l'espace, on ne trouvera évidemment rien de commun entre cette matière et cette conscience, entre le corps et l'esprit. Mais cette opposition de la perception et de la matière est l'œuvre artificielle d'un entendement qui décompose et recompose selon ses habitudes et ses lois: elle n'est pas donnée à l'intuition immédiate. Ce qui est donné, ce ne sont pas des sensations inextensives: comment iraient-elles rejoindre l'espace, y choisir un lieu, s'y coordonner enfin pour construire une expérience universelle? Ce qui est réel, ce n'est pas davantage une étendue divisée en parties indépendantes.... Ce qui est donné, ce qui est réel, c'est quelque chose d'intermédiaire entre l'étendue divisée et l'inétendu pur; c'est ce que nous avons appelé l'extensif.»[153]
Ainsi M. Bergson distingue l'étendue déjà divisée de l'étendue indivise, mais pourtant divisible, qu'il appelle l'extensif. Accordons-lui cette terminologie, quoiqu'elle ne soit pas exacte, car l'étendue déjà divisée forme plusieurs étendues, tandis que l'indivise est seule une étendue. Qu'en conclure? Le corps humain—comme tous les organismes vraiment doués d'unité—étant précisément une étendue indivise ou extensive, on n'a pas encore trouvé de moyen terme entre le corps et l'âme ni diminué le fossé qui les sépare. La distinction de M. Bergson reste à côté de la question et ne porte pas le coup qu'il en espérait.
Deuxième antinomie. L'obscurité du problème de l'union tiendrait, en second lieu, à l'antithèse que l'entendement établit entre la quantité et la qualité. La science, en effet, tend de plus en plus à assimiler les corps à des quantités et des mouvements homogènes, tandis que la conscience paraît essentiellement constituée d'états qualitatifs et hétérogènes. Mais tout rapprochement entre ces deux conceptions contraires ne paraît plus impossible dans la théorie bergsonienne, et le fossé serait de nouveau comblé si l'on pouvait les considérer comme les deux extrêmes d'un état moyen. Or, il en serait bien ainsi: la qualité hétérogène ne serait qu'un groupement et une condensation par la mémoire d'une multitude d'états homogènes. Ainsi, par exemple, la qualité rouge ne serait que la contraction par la conscience de plusieurs trillions de vibrations homogènes. Cet état moyen entre la quantité homogène et les qualités hétérogènes a pris le nom de tension dans la nouvelle école.
«L'analyse de la perception pure nous a laissé entrevoir dans l'idée; d'extension un rapprochement possible entre l'étendu et l'inétendu. Mais noire conception de la mémoire pure devrait nous conduire, par une voie parallèle, à atténuer la seconde opposition, celle de la qualité et de la quantité.... Où est au juste la différence entre les qualités hétérogènes qui se succèdent dans notre perception concrète et les changements homogènes que la science met derrière ces perceptions dans l'espace? Les premières sont discontinues et ne peuvent se déduire les unes des autres; les seconds, au contraire, se prêtent au calcul. Mais pour qu'ils s'y prêtent, point n'est besoin d'en faire des quantités pures: autant vaudrait les réduire au néant. Il suffit que leur hétérogénéité soit assez diluée, en quelque sorte, pour devenir, à notre point de vue, pratiquement négligeable. Or, si toute perception concrète, si courte qu'on la suppose, est déjà la synthèse, par la mémoire, d'une infinité de «perceptions pures» qui se succèdent, ne doit-on pas penser que l'hétérogénéité des qualités sensibles tient à leur contraction dans la mémoire, et l'homogénéité relative des changements objectifs à leur relâchement naturel? Et l'intervalle de la quantité à la qualité ne pourrait-il pas alors être diminué par des considérations de tension, comme par celles d'extension, la distance de l'étendu à l'inétendu?»[154]
Ainsi—nous n'avions pas mal compris ces distinctions subtiles,—la quantité et la qualité, l'homogène et l'hétérogène ne sont que des degrés dans la contraction ou le relâchement d'une même chose, la tension, de même que l'étendu et l'inétendu sont des degrés et comme les limites extrêmes d'un même état, l'extension.
En sera-t-il de même pour le nécessaire et le libre? Seront-ils une même et unique chose, plus ou moins «diluée»? C'est ce qu'on va nous dire.
Troisième antinomie. Désormais, «on aura moins de peine, ajoute M. Bergson, à comprendre la troisième et dernière opposition, celle de la liberté et de la nécessité. La nécessité absolue serait représentée par une équivalence parfaite des moments successifs de la durée les uns dans les autres. En est-il ainsi de la durée de l'univers matériel? Chacun de ses moments pourrait-il se déduire mathématiquement du précédent? Nous avons supposé dans tout ce travail, pour la commodité de l'étude, qu'il en était bien ainsi.... que la contingence du cours de la nature, si profondément étudiée dans une philosophie récente, doit équivaloir pratiquement pour nous à la nécessité.... La liberté n'est pas dans la nature un empire dans un empire.... Le progrès de la matière vivante consiste dans une différenciation des fonctions qui amène la formation d'abord, puis la complication graduelle d'un système nerveux capable de canaliser des excitations et d'organiser des actions: plus les centres supérieurs se développent, plus nombreuses deviendront les voies motrices entre lesquelles une même excitation proposera à l'action un choix. Une latitude de plus en plus grande est laissée au mouvement dans l'espace.... Elle devient de plus en plus capable de créer des actes dont l'indétermination interne, devant se répartir sur une multiplicité aussi grande qu'on voudra des moments de la matière, passera d'autant plus facilement à travers les mailles de la nécessité. Ainsi, qu'on l'envisage dans le temps ou dans l'espace, la liberté paraît toujours pousser dans la nécessité des racines profondes et s'organiser intimement avec elle»[155].
Et c'est ainsi que M. Bergson espère avoir levé ou atténué les trois oppositions qu'il a établies entre le corps et l'esprit!
Mais pourquoi s'arrêter sur cette pente rapide et vertigineuse des rapprochements par identification? Après avoir identifié l'étendu et l'inétendu, la quantité homogène et la qualité hétérogène, la nécessité et la liberté—où l'on ne veut plus voir que des degrés ou des états plus ou moins «dilués»,—n'est-il pas plus simple et plus logique d'aller jusqu'au fond de l'abîme, en identifiant la matière et l'esprit, le corps et l'âme? C'était même logiquement la première antinomie à laquelle il fallait s'attaquer.
S'il avait commencé par là, M. Bergson nous aurait du moins évité un très long et très pénible détour à travers la pénombre profonde de subtilités vraiment inextricables, et nous serions allés droit au but du monisme universel.
Avec un peu de patience, voici que nous y arrivons quand même, et quoique l'auteur—par une réserve qu'il ne gardera pas toujours—se soit contenté de nous laisser entrevoir sa pensée, elle nous paraît suffisamment claire: Intelligenti pauca.
Le lecteur va en juger lui-même par quelques citations choisies. Il verra si, après avoir poussé le dualisme de l'âme et du corps jusqu'à l'extrême, ces extrêmes n'ont pas fini de se rejoindre et s'identifier:
«Que toute réalité ait une parenté, une analogie, un rapport enfin avec la conscience, c'est ce que nous concédions à l'idéalisme, par cela même que nous appelions les choses des «images»[156].—«L'univers matériel, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles, s'équilibrant les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s'empêchent réciproquement de faire saillie.»[157]—«La matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s'équilibre, se compense et se neutralise.»[158]«Nous disions que cette nature pouvait être considérée comme une conscience neutralisée et par conséquent latente, une conscience dont les manifestations éventuelles se tiendraient réciproquement en échec et s'annuleraient au moment précis où elles veulent paraître. Les premières lueurs qu'y vient jeter une conscience individuelle ne l'éclairent donc pas d'une lumière inattendue.»[159]—«On conçoit une infinité de degrés entre la matière et l'esprit pleinement développé. Ainsi, entre la matière brute et l'esprit le plus capable de réflexion, il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté.»[160] Nous pourrions multiplier les passages où cette théorie est insinuée ou sous-entendue. Ceux-ci sont assez nets pour n'en pouvoir plus douter: La matière et l'esprit sont bien au fond de la même nature, ou, selon une formule célèbre que nous rencontrerons plus tard: le physique n'est que du psychique inverti.
Pour l'apprécier comme il convient, il nous suffira de nous demander si cette hypothèse finale est vraiment une solution du fameux problème, pris des mains de Descartes, sur l'union de la matière et de l'esprit, du corps et de l'âme. Il est clair que non. Ce n'est pas une solution, mais au contraire une négation du problème qu'on s'était proposé de résoudre. Si le corps et l'âme sont une même nature à des degrés divers, leur «point de jonction» ou leur «point de contact» n'est pas à rechercher. Le problème de leur union ne se pose même plus: il n'est qu'un pseudo-problème. C'est bien là la fin de non-recevoir commune à toutes les philosophies incapables de lui trouver une solution. C'est donc un aveu déguisé d'impuissance.
Or, cet échec provient d'une obstination aveugle dans une fausse méthode, issue de ce préjugé qu'on ne peut unir deux termes sans les identifier, alors que la plus élémentaire observation démontre le contraire.
Eh! pourquoi le même sujet ne serait-il pas à la fois doué de qualité et de quantité, de liberté et de nécessité, à des points de vue différents? Un corps, quoique passif et inerte, ne peut-il pas contenir de grandes énergies? La même personne n'est-elle pas nécessitée dans ses actes irréfléchis ou automatiques et libre dans ses actes réfléchis?
En vérité, c'est une opposition bien factice qu'on imagine entre des termes qui s'unissent si naturellement dans la nature, parce qu'ils se complètent grâce à leur diversité même, et la prétention «d'exaspérer» ainsi comme à plaisir la difficulté de l'union pour la mieux résoudre est purement illusoire.
Reste l'opposition classique entre l'étendu et l'inétendu. Mais, là non plus, il n'est pas nécessaire d'identifier les termes pour les unir. En approfondissant la notion d'étendue concrète, il est facile de découvrir, après Aristote et saint Thomas, que les parties multiples de l'étendue ne peuvent coexister sans un lien qui les unisse. Tout être est un, dit saint Thomas, et ne participe à l'être que dans une proportion même où il participe a l'unité[161]. Il faut donc que l'un réunisse le multiple, que l'inétendu centralise et enveloppe l'étendu. Et c'est précisément ce que nous constatons dans la nature où nous ne rencontrons jamais de matière sans une force animant ou unifiant cette matière. Du reste, que vaudrait la passivité et l'inertie de la matière sans un principe d'action surajouté? Etre, c'est pouvoir agir, et ce qui ne peut agir n'est pas un être complet. Or, un principe d'action, c'est encore un principe d'unité, qui vient compléter la matière, bien loin de s'opposer à elle comme incompatible.
De là est issue la célèbre théorie de la dualité de l'être matériel composé de matière et de forme, d'un principe extensif et passif et d'un coprincipe inextensif et actif. Elle unit les contraires sans avoir besoin de les identifier, comme on unit l'endroit et l'envers, l'actif et le passif, l'acte et la puissance sans avoir besoin de recourir à des identifications contradictoires et déraisonnables. Elle concilie ainsi, sans leur faire la moindre violence, les données de la raison avec celles de l'expérience, soit vulgaire, soit scientifique, comme nous l'avons montré ailleurs surabondamment[162]. Tandis que l'identité des contraires fait à la fois violence au bon sens et aux faits.
Cette théorie fameuse, qui pendant plus de vingt siècles a eu les faveurs des plus grands génies de l'humanité, d'Aristote jusqu'à Leibnitz, méritait bien au moins quelque mention dans un volume consacré à l'union de l'âme et du corps. Nous avons le regret de n'y voir mentionnés que des essais modernes, comme si l'esprit humain n'avait commencé à penser que depuis deux ou trois siècles, et nous avons constaté que ces nouveautés rajeunissaient, sans s'en douter, de très vieilles erreurs cent fois réfutées, telles que l'identité des contraires. Bien loin de les identifier, l'esprit humain n'a jamais réussi qu'à se dissimuler leur opposition; aussi a-t-on pu très justement définir le monisme: «un dualisme déguisé, où l'un des deux combattants est laissé dans l'ombre»[163].
Le problème de l'union de l'âme et du corps, loin d'être résolu par la philosophie nouvelle, en reste donc au même point, et ce nouvel échec, après tant d'autres, nous montre la stérilité des spéculations qui ont rompu de parti pris avec les traditions séculaires de l'esprit humain.
IV
LA PHILOSOPHIE DU DEVENIR PUR.
Paulo majora canamus! Le moment est venu d'appliquer aux prétentions de la Philosophie nouvelle l'orgueilleux vers du poète:
Jusqu'ici, la nouvelle notion du Temps ou de la Durée n'a encore enfanté que des hors d'œuvre et pas une œuvre maîtresse. Ses essais, pour raffermir sur ses bases la Liberté humaine ou pour expliquer l'union de rame et du corps, nous ont paru comme des constructions accessoires et bien fragiles, de véritables jeux d'esprit—et aussi de patience,—qu'il faut admirer de loin, en évitant de les toucher du bout de l'index pour ne pas leur faire perdre leur équilibre instable.
Or, voici que—par une espèce d'évolution brusque et imprévue—elle va enfanter tout un monde nouveau, bien différent et même au rebours de celui où nous avions coutume de vivre et de penser. Du coup, M. Bergson va se poser en adversaire, non seulement de Kant, mais de tous les penseurs de génie depuis le siècle de Périclès jusqu'à nos jours.
Ce monde nouveau, que la nouvelle notion portait en germe dans ses flancs ténébreux, semblait pourtant insoupçonné jusqu'ici, soit du lecteur, soit de l'auteur lui-même, qui a dû être surpris en lui donnant le jour. En effet, dans ses premiers ouvrages, M. Bergson parlait habituellement comme un partisan de la Philosophie de l'être et un défenseur de la raison à laquelle il fait sans cesse appel; et voici qu'il va devenir le fondateur de la Philosophie du non-être et de l'antiintellectualisme contemporains.
Comment a pu se produire un revirement si brusque? N'était-il qu'apparent? Nous ne le rechercherons pas. Aussi bien l'auteur lui-même semble-t-il nous l'interdire lorsqu'il soutient—sans doute, pour en avoir fait l'expérience—que les mouvements de la vie et de la pensée sont absolument «imprévisibles»: thèse curieuse que nous retrouverons en son lieu.
Il nous faut donc pénétrer, à sa suite, dans ce monde si inconnu du Devenir pur et de l'Antiintellectualisme pour en examiner au moins les lignes maîtresses et apprécier leur valeur.
Commençons par exposer le problème et les diverses solutions qui ont été proposées; nous ferons ensuite la critique de la solution bergsonienne, soit en elle-même, soit dans ses conséquences ruineuses.
Toute philosophie, qui se respecte assez pour vouloir s'appuyer sur les données de l'observation et ne pas être une vaine construction a priori bâtie sur les nuages, doit partir du fait universel qui domine la nature entière: le mouvement. «La nature, disait Aristote, c'est l'ensemble des choses qui se meuvent; c'est le principe du mouvement ou du changement.... Ignorer ce qu'il est, ce serait ignorer la nature entière.»[164]
C'est la vraie méthode, croyons-nous; la seule qui puisse enfin faire «descendre du ciel sur la terre» les théories des philosophes. M. Bergson l'a très bien vu, lorsqu'il écrit: «C'est du mouvement que la spéculation devrait partir.»[165] Nous devons aussi lui rendre cette justice qu'il a très bien compris que le mouvement dont il s'agit ici n'est pas seulement le mouvement de translation d'un lieu à un autre: mouvement «superficiel», dit-il fort justement, mais encore le mouvement de transformation «qui se produit en profondeur» et affecte la qualité même de l'être, tandis que le premier ne change que son lieu[166]. Le mouvement dont il s'agit ici n'est donc pas un phénomène purement local et restreint, mais un phénomène universel que toute observation, soit extérieure, soit intérieure et consciente, ne cesse de constater, celui du changement, soit dans le lieu, soit dans la qualité, soit dans la quantité, soit même dans la substance des choses qui se meuvent. Dans le sens large de ce mot, le mouvement signifiera désormais le devenir.
Mais il ne suffit pas au philosophe d'admettre ou de constater ce grand fait du mouvement, il faut surtout qu'il en trouve l'explication, qu'il nous en propose une théorie raisonnable.
Or, depuis que l'esprit humain s'y exerce, il n'a pu trouver que trois solutions possibles:
La première—celle de l'école d'Elée, dont le sophiste Zénon fut un des plus brillants interprètes—consiste à traiter ce fait d'impossible et d'illusoire, et à nier la réalité objective du mouvement. De tout temps, en effet, l'illusion a été, pour certains philosophes, l'explication commode des faits qu'ils ne parvenaient pas à comprendre. Mais cette explication paresseuse, cette fin de non-recevoir peu sincère se heurte ensuite à des difficultés autrement insolubles lorsqu'il leur faut expliquer l'illusion elle-même. Au lieu d'une énigme, alors ils en ont deux, et loin que la lumière ait commencé à poindre, ils n'ont réussi qu'à doubler les ténèbres en expliquant un mystère par un autre encore plus profond: obscurum per obscurius.
Après avoir pris la peine d'exposer très longuement les quatre fameux arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement et en avoir démontré victorieusement l'inanité sophistique[167], Aristote s'est surtout élevé avec force contre le procédé et la méthode a priori qui les avait inspirés. Il n'hésite pas à traiter de «raisonneurs insensés» ceux qui osent nier les faits les mieux constatés, sous prétexte qu'on ne peut les comprendre et qu'ils sont obscurs pour la raison. Ne se fier qu'au raisonnement, ajoute-t-il, et mépriser l'évidence des sens, loin d'être la marque d'un esprit fort, est le signe certain d'une faiblesse d'esprit, infirmitas quædam cogitationis est: άρρωστία τίς έστι διανοίας[168].
A ce trait, il est aisé de reconnaître l'adversaire irréductible des théories purement spéculatives et le fondateur de la méthode d'observation qui caractérise la philosophie péripatéticienne et scolastique.
La seconde solution, qui se pince aux antipodes de la première, est celle d'Héraclite. Tandis que Zénon nie la réalité du mouvement, celui-ci soutient qu'il est la seule réalité, toute la réalité. Zénon niait le témoignage des sens pour mieux rehausser celui de la raison; il niait le mouvant qui est un non-être en train de devenir, pour mieux affirmer ce qui est, l'être qui demeure sous le tourbillon des phénomènes qui passent. Héraclite suit la marche diamétralement opposée. Cet ancêtre de l'antiintellectualisme suspecte déjà le témoignage de la raison pour ne se fier qu'à l'observation positive des sens; il nie l'être qui demeure pour ne reconnaître que le mouvant qui passe. Pour lui, l'être n'est pas; le mouvement, le devenir—qui est un non-être en train de se faire et ne sera jamais fait—est la seule existence perpétuellement changeante et insaisissable. C'est la philosophie du non-être.
Entre ces deux solutions extrêmes, se place celle d'Aristote, qui vient les concilier dans une opinion moyenne. Pourquoi ne se fier qu'aux sens ou à la raison seulement au lieu de se fier aux deux à la fois, puisque la nature nous a également pourvus de ces deux instruments de connaissance? Pourquoi ne pas admettre en même temps le mouvement et l'être en mouvement?
Bien loin de s'exclure, les deux notions s'appellent et s'exigent mutuellement parce qu'elles se complètent. Une action sans un agent serait inintelligible, de même qu'une passion sans un patient, un mouvement sans un mobile, un changement sans un objet qui change, un attribut sans sujet, une manière d'être sans être. Le phénomène n'est donc que la manifestation de l'être; le dynamique ou le mouvant n'est que le rayonnement du statique et du stable; l'effet qui passe un produit de la cause qui subsiste.
L'être est donc conçu par Aristote dans deux états différents, soit dans son épanouissement dynamique, en acte, ἐντελέχεία, soit dans sa concentration en germe ou en puissance, δύναμις, et le passage de la puissance à l'acte s'appelle le mouvement ou changement, κίνησις: c'est le devenir en marche.
L'explication du mouvement est ainsi complète, puisqu'aucun des deux éléments du problème n'est omis. L'être qui se meut ou qui est mû était nié par Héraclite; son mouvement lui-même était nié par Zénon. Ici, les deux données sont également reconnues et réunies dans une raisonnable synthèse.
C'est le progrès où l'épanouissement de la puissance en acte, du germe en végétal ou animal, par exemple, qui constitue le mouvement évolutif; et ce fait n'est pas illusoire mais très réel, car il y a sans cesse du nouveau en ce monde, et non pas seulement des combinaisons nouvelles de parties anciennes; c'est un progrès véritable dans le développement de l'être que nous constatons[169].
Or, de ces trois solutions, quelle sera la préférée de M. Bergson? Ce n'est pas la première, assurément, celle de Zénon et des mécanistes cartésiens, pour lesquels «tout est donné» dès le commencement, du monde, puisqu'à leurs yeux il ne se produit rien de nouveau dans l'être, mais seulement des combinaisons nouvelles d'êtres entre eux. On ne saurait trop féliciter M. Bergson de l'énergie—je dirai presque de l'acharnement—qu'il met à tout propos pour combattre, sous toutes ses formes, une erreur si contraire à l'observation la plus élémentaire. Cette réfutation du mécanisme et des théories atomistiques sera sûrement la meilleure partie de ses travaux.
Ce n'est pas davantage la troisième solution qu'il accepte, celle d'Aristote, qu'il semble connaître bien peu, car il défigure; les notions d'acte et de puissance au point de les rendre grotesques. En cela, je ne parle pas seulement de l'Acte pur d'Aristote que M. Bergson compare faussement aux Idées platoniciennes «ramassées en boule»[170], mais encore de la Puissance qu'il confond avec la matière. La matière, l'ύλη des Péripatéticiens, ne désigne nullement le Devenir; ni le Devenir latent ou puissance, δύναμίς;, ni le Devenir en marche ou mouvement, κίνησις. Elle n'est que le sujet passif du Devenir, tandis que la forme en est le sujet actif. Nous avons déjà relevé chez d'autres auteurs contemporains[171] la même confusion qui, pour être répétée de confiance, n'en est pas moins une confusion regrettable.
A cette première méprise, M. Bergson en ajoute une seconde encore plus grave en imaginant que «la matière aristotélicienne est un zéro métaphysique qui, accolé à l'Idée comme le zéro arithmétique à l'unité, la multiplie dans l'espace et le temps.... C'est donc, dit-il, du négatif, ou tout au plus du zéro, qu'il faudra ajouter aux Idées pour obtenir le changement»[172].
Certes, cette explication du changement ou mouvement est grotesque et absurde, mais ce n'est ni celle de l'Ecole ni la nôtre. Et le passage de la puissance à l'acte, du germe à la plante, de l'œuf au poussin, ne ressemble en rien à la prétendue addition d'un zéro à une idée.
Si mal comprise, il n'est plus étonnant que la troisième solution n'ait pas eu les faveurs de M. Bergson. On ne peut préférer ce que l'on ignore: ignoti nulla cupido. S'il n'a pas trouvé l'occasion d'exposer ni de discuter, même brièvement, la grande théorie aristotélicienne du changement ou de l'évolution dans un gros volume tout consacré à l'évolution, nous ne pouvons l'attribuer à un oubli, encore moins à un dédain méprisant, mais à une simple lacune de son érudition philosophique[173].
Il ne restait donc plus au choix de M. Bergson que la deuxième solution, celle d'Héraclite, qui tient une si petite place dans l'histoire de la pensée humaine, puisqu'elle semblait éclipsée et disparue, sans aucun représentant notoire, depuis le siècle de Périclès jusqu'au jour où Hegel essaya, sans grand succès d'ailleurs, de la reprendre et de la restaurer. L'école bergsonienne sera-t-elle plus heureuse dans cette restauration? Le lecteur en jugera après l'exposé très succinct que nous allons lui faire des difficultés—disons même des impossibilités—où elle doit venir se heurter fatalement.
D'abord, que telle soit bien la pensée de M. Bergson et qu'il se soit rallié a la philosophie héraclitienne du devenir pur, cela ne saurait faire aucun doute. Tout son système est fondé sur la négation de la catégorie de chose ou d'être stable et permanent, qu'il remplace par un flux perpétuel et un devenir incessant.
«Matière ou esprit, écrit-il, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n'est jamais quelque chose de fait. Telle est l'intuition que nous avons de l'esprit quand nous écartons le voile qui s'interpose entre notre conscience et nous. Voilà aussi ce que l'intelligence et les sens eux-mêmes nous montreraient de la matière, s'ils en obtenaient une représentation immédiate et désintéressée.»[174]
Dès les premières pages de l'Evolution créatrice, l'auteur avait posé sa thèse encore plus nettement en se demandant «quel est le sens précis du mot exister». Il y répond qu'exister, c'est changer et changer sans cesse, en sorte que, par exemple, «si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler».—«La vérité, ajoute-t-il, est qu'on change sans cesse et que l'état lui-même est déjà du changement.»[175] De là ces expressions que l'on rencontre à chaque instant dans tout le cours de cet ouvrage: «la masse fluide de notre existence»;—«le flux perpétuel des choses»;—«la réalité est fluide»;—«elle se résout en un simple flux, une continuité d'écoulement, un devenir»;—«elle est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin»;—«elle est un flux plutôt qu'une chose»;—«elle est un lieu de passage»;—«elle est un mouvement»;—«il n'y a pas de chose, il n'y a que des actions»[176].
La thèse de M. Bergson est donc bien celle d'Héraclite: tout s'écoule et rien ne demeure, πάντα ᾿ρεῐ και μένει ούδεν[177]. C'est celle que les modernistes lui ont empruntée dans leur très irrévérencieuse Risposta à l'Encyclique Pascendi, où ils professent explicitement que «l'existence est mouvement»[178].
Les uns et les autres doivent admettre, par conséquent, l'exemple fameux du sophiste grec: on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve—ni même une seule fois,—puisque rien ne demeure dans ce perpétuel devenir et que tout change à chaque instant, soit dans le fleuve, soit dans le baigneur[179].
Si telle est bien la thèse de M. Bergson, le lecteur ne s'étonnera pas que nous en relevions l'exagération manifeste. Sans doute, tout est en mouvement, en ce sens que dans l'être en mouvement une partie change tandis que l'autre partie demeure. Et la partie qui change est, pour l'ordinaire, la plus accidentelle et la plus superficielle de l'être, bien loin d'être la plus profonde et la plus importante: par exemple, lorsqu'il ne fait que changer de figure ou de position dans l'espace. Mais dire que l'être tout entier change à la fois n'a plus de sens. Ce serait renouveler la merveille du fameux couteau à Jeannot, dont on avait changé la lame et puis le manche, tout en prétendant qu'il restait le même couteau. Ou bien ce serait remplacer la permanence des êtres par leur répétition. Leur durée, si rien en eux ne demeure identique, ne serait qu'un fantôme qui disparaîtrait en naissant pour renaître à l'instant suivant. Or, ces renaissances successives constitueraient des séries d'êtres nouveaux et nullement la durée ou la permanence des êtres anciens.
La dualité de l'être est donc la première condition pour que le changement soit intelligible; de là la célèbre théorie aristotélicienne de la matière et de la forme, sans laquelle nous croyons bien impossible d'expliquer le changement.
M. Barthélémy Saint-Hilaire, d'abord si étranger à cette théorie, avait fini par la comprendre et en proclamer la vérité: «Oui, sans doute, écrivait-il, si l'être est un, il ne peut avoir de mouvement: mais s'il a une partie qui change, et si à la matière s'ajoute la forme, dès lors le mouvement est possible, car la forme change puisqu'elle peut passer d'un contraire à l'autre.... L'unité de l'être est incompatible avec sa mobilité; mais du moment que l'être est multiple, il est susceptible de mouvement.»[180]
Mais laissons de côté, pour le moment, cette controverse, pour attaquer directement la thèse bergsonienne que tout s'écoule et que rien ne demeure. Nous soutenons, au contraire, que, sous l'écoulement, il y a quelque chose qui demeure, et ce quelque chose qui demeure, nous l'appelons l'être lui-même, par opposition à ses modalités ou à ses accidents qui changent.
Pour cette démonstration, nous ferons appel, soit à la raison, soit à l'expérience des faits les plus universels.
D'abord, aux yeux de la raison, la mobilité pure est une conception inintelligible et contradictoire. Le mouvement est une relation de passage entre des termes fixes, en sorte que supprimer ces termes serait supprimer le mouvement. Et quels sont ces termes ou éléments fixes? Il y en a au moins trois: un point de départ, un point d'arrivée et les principes ou les lois fixes qui président au passage de l'un à l'autre.
Tout ce qui devient n'est pas encore ce qu'il sera, sans doute, mais il est déjà ce qu'il est actuellement. Voilà le point de départ, l'être, qui n'est pas encore le mouvement. Par exemple, il est déjà un germe ou un œuf avant de devenir une plante ou un oiseau; il est déjà une puissance et va passer à l'acte. S'il n'était rien du tout, il ne pourrait pas se mouvoir; car le néant ne se meut pas et ne peut être mû. Donc, la conception de M. Bergson d'un mouvement sans rien qui se meut, d'une durée sans rien qui dure, est vide de sens.
Le point d'arrivée ou le but n'est pas moins indispensable. On ne se meut pas uniquement pour se mouvoir, mais pour arriver à quelque chose, pour aboutir. Changer uniquement pour changer serait inintelligible. L'être, en paraissant agir et faire quelque chose, ne ferait rien du tout. Son activité serait donc inaction et son travail un repos. Et telle est bien la conception bergsonienne du devenir pur où il n'y a jamais rien de fait, ni au point de départ ni au point d'arrivée, où tout s'efforce d'être sans jamais pouvoir être. Un tel devenir n'est même pas la montagne enfantant une souris, puisqu'elle n'enfante rien du tout. Que si elle accouchait d'un être quelconque, l'être serait au terme du devenir, comme à son point de départ, et le rêve du devenir pur se serait évanoui. Le devenir n'est donc intelligible que par l'être qui peut devenir et qui devient. Il est le devenir-être, car le devenir-rien est un non-sens. Tout n'est donc pas devenir, il y a du devenu; il y a de l'être et pas seulement une fuite éperdue à travers l'infini d'apparences perpétuellement naissantes et évanescentes. Bien plus, le mouvement n'est qu'un moyen pour produire l'être nouveau; il n'est donc pas l'essentiel ni le principal: l'être prime le non-être du devenir.
A ces deux termes extrêmes, le point de départ et le point d'arrivée du mouvement, qui ne sont pas du mouvement, mais des points de repère et des conditions essentielles du mouvement, nous avons ajouté des termes moyens qui le gouvernent ou le règlent.
Le mouvement, qui se distingue du hasard, n'est rien sans règle; mais la règle est fixe, et c'est ici ce qui nous importe. Or, la première règle du mouvement est d'avoir une direction.
Un mouvement qui n'aurait aucune direction n'aurait aucun sens. Plus de progrès concevable sans elle: impossible de dire où l'on va et même si l'on y va.
D'autre part, une direction est essentiellement quelque chose de fixe, au moins pendant un temps donné, jusqu'à ce que le but soit atteint. En sorte qu'une direction perpétuellement changeante ne serait plus une direction. L'introduction d'une direction quelconque dans le mobilisme universel serait donc une contradiction flagrante. Je sais bien que M. Bergson a tenté cependant ce tour de force de l'introduire sous le nom de tendance, qu'il définit: un changement de direction à l'état naissant; mais c'est là jouer sur les mots: un changement perpétuel de direction, même a l'état perpétuellement naissant, n'est plus une direction.
Nous retenons d'ailleurs cet essai de correction au mobilisme pur comme un aveu que, le mouvement seul ne se suffit pas. Il lui faut encore une direction fixe.
Il lui faut en outre des raisons d'être et des lois. Or, ces nouveaux termes sont encore fixes. Par exemple, les rapports mécaniques de deux ou plusieurs mouvements ne peuvent pas plus changer que les rapports géométriques ou algébriques dont ils sont la conséquence. Mon compas, en tournant sur une pointe, ne peut pas ne pas décrire un cercle, puisque tous les points de la circonférence qu'il trace sont a égale distance du centre et que telle est précisément la raison d'être du cercle. Donc les raisons d'être sont fixes.
Quant aux lois contingentes qui régissent les mouvements physico-chimiques ou biologiques, ne dites pas qu'elles sont variables et «à la merci d'un fait nouveau». C'est notre science humaine qui est à la merci d'un fait nouveau et qui partant est provisoire. Notre formulation des lois de la nature est toujours incomplète et provisoire, mais la loi elle-même ne l'est pas. Si elle semble parfois fléchir, c'est pour rentrer dans une loi plus haute où nous retrouverons encore la fixité. Comme l'a très bien dit M. Fouillée: «Tout serait-il mouvant sur cette terre, notre pensée s'élèverait au-dessus de l'écoulement universel, lâcherait de découvrir les lois et le rythme qui poussent les flots contre les flots, et au-dessus de ces lois fixes mais contingentes, elle atteindrait jusqu'aux principes éternels et nécessaires qui la dominent et la régissent.»[181]
Aux raisons d'être et aux lois physiques du mouvement, nous devrions enfin ajouter des causes. Le mouvement ou changement est, en effet, une absence d'identité dans le même être, ce qui ne peut s'expliquer sans l'intervention d'une cause étrangère, si l'on ne veut pas se laisser acculer à l'identité des contradictoires. M. Le Roy en fait l'aveu lorsqu'il écrit: «Qu'est-ce que le Devenir, sinon une fuite perpétuelle de contradictoires qui se fondent?»[182] Il faut donc au mouvement une cause motrice et, au-dessus de toutes les causes secondes et mobiles, un premier moteur immobile, c'est-à-dire mouvant tout sans être mû lui-même, parce que le mouvement suppose l'immuable, comme le contingent suppose le nécessaire, et le devenir imparfait suppose le parfait, l'Acte pur.
Mais c'est là une ascension que nous ne pouvons entreprendre en ce moment. Nous l'indiquons cependant, pour mettre en lumière la synthèse grandiose de notre doctrine: le mouvement s'appuie sur l'immobile comme sur le point d'appui qui le rend possible et fait toute sa force. Le mobilisme pur est donc un corps sans âme, un mécanisme sans ressort et sans contrepoids, un système métaphysique mort-né, sans raison d'être.
Telle est la réponse de la raison pure qu'il nous faut maintenant soumettre au contrôle de l'expérience et des faits.
D'abord, l'observation sensible à laquelle M. Bergson nous renvoie nous paraît avoir été faite bien incomplètement par ce philosophe. Parti du point de vue exclusivement psychologique, il a cru observer qu'au dedans de notre conscience tout change incessamment sans que rien y demeure—conclusion que nous examinerons bientôt,—et cette conclusion, il commence par la généraliser en l'étendant à la nature entière.
Or, dès ce premier pas, nous refusons de le suivre dans son affirmation que «l'existence est mouvement». Le monde de la matière ou des corps bruts, qui est beaucoup plus considérable que l'autre—car la vie serait plutôt une exception,—et qui d'ailleurs s'offre le premier à nos regards et à notre observation, nous donne, au contraire, un spectacle diamétralement opposé à celui d'un flux perpétuel. C'est le monde de la solidité, de la stabilité, de la permanence perpétuelle. Tout y est inerte, incapable par lui-même de changer, à ce point que la loi de l'inertie est devenue le principe fondamental de la mécanique, de l'astronomie et de toutes les sciences physiques. Pour changer, soit de figure, soit de qualité, soit même de position, toute masse, toute molécule doit attendre un choc et une impulsion extérieure. Son être est donc stable par lui-même et ne change qu'accidentellement.
Et non seulement l'être matériel nous apparaît ainsi comme de nature stable et permanente, mais les lois qui gouvernent ses changements accidentels et qui sont étudiées par la mécanique, la physique, la chimie, la cristallographie, etc., sont parfaitement fixes et stables, et, en ce sens, nécessaires, au témoignage unanime de tous les savants.
Parmi ces lois, il en est de fondamentales et de caractéristiques, telles que la loi de la conservation de l'énergie, la loi de la permanence des poids ou de la conservation de la matière à travers tous les changements physico-chimiques, qui nous montrent avec évidence qu'il y a du fixe et de l'immobile jusqu'au sein du mobile et du changement, et que sous le flux des changements on découvre un fonds stable et permanent.
Il est donc faux ou contraire à l'observation la plus élémentaire d'identifier l'existence avec le mouvement, l'être stable avec son mouvement passager. Prendre ainsi la partie pour le tout est une métaphore de rhétorique qui doit être exclue de la science positive et de la philosophie fondée sur la science.
En présence de ce spectacle du monde matériel qui dément si ouvertement la thèse bergsonienne que toute existence est du mouvement, on doit pressentir l'embarras de son auteur.
Il ne s'en tire qu'en fermant les yeux et en déclarant que tout ce spectacle de la nature n'est qu'une illusion[183]. L'illusion, nous l'avons déjà vu, est la réponse commode, paresseuse, qui esquive les difficultés qu'on ne peut résoudre.
«En résumé, écrit-il, les qualités (prétendues stables) de la matière sont autant de vues stables que nous prenons sur son instabilité.... Le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n'y a pas de forme, puisque la forme est de l'immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c'est le changement continuel de forme: la forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. Donc, ici encore, notre perception s'arrange pour solidifier en images discontinues la continuité fluide du réel. Quand les images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les considérons toutes comme l'accroissement et la diminution d'une seule image moyenne, ou comme la déformation de cette, image dans des sens différents. Et c'est à celle moyenne que nous pensons quand nous parlons de l'essence d'une chose ou de la chose même.»[184]
La stabilité constatée par les savants, comme par le vulgaire, dans les propriétés des métaux, par exemple, de l'or, de l'argent, du cuivre, etc., qui nous permet de décrire à l'avance les phénomènes physico-chimiques qu'ils produiront dans un cas donné, n'est donc qu'une illusion de nos sens qui «s'arrangent pour solidifier leur continuité fluide».
En vérité, cet «arrangement» produit par nos sens est le fait d'une habileté merveilleuse, d'autant plus merveilleuse qu'elle produit toujours et partout les mêmes «arrangements».
Demandez à tous les chimistes du monde entier quelles sont les propriétés connues de tels ou tels corps, solide, liquide ou gazeux, métal ou métalloïde, acide ou base, et de leurs composés chimiques, ils vous feront des réponses invariables, au fond identiques, et si vous êtes incrédules, ils vous en feront faire la vérification expérimentale.
Demandez à tous les physiciens les lois de la pesanteur, de l'optique, de l'acoustique..... ils vous indiqueront toujours les mêmes et répéteront cent fois sous vos yeux des expériences identiques. Mais cette adaptation permanente et universelle de tous les sens et de tous les esprits chez tous les hommes, pour produire toujours et partout les mêmes merveilleuses illusions de constance et de stabilité dans les êtres et les lois de la nature, n'est-elle pas elle-même un élément de fixité et de stabilité?... En sorte que le statique chassé—comme le naturel—nous revient au galop!...
Cependant, quel artifice invraisemblable de vouloir mettre seulement dans l'esprit ce statique que nous découvrons si clairement dans la matière elle-même et dans les lois naturelles qui la régissent! Un exercice d'équilibre sur cette pointe d'aiguille ne peut durer longtemps, et M. Bergson y renoncera bientôt en appelant la matière du «psychique inverti» ou «congelé, cristallisé»[185].
Le physique est-il du psychique, la matière est-elle de l'esprit déchu?—Nous l'examinerons plus tard. Pour le moment, nous prenons acte que c'est bien du «congelé», du «cristallisé» et partant du statique et de l'inerte. Ce n'est donc pas l'observation ingénue et loyale de la nature matérielle qui a pu suggérer le contraire à M. Bergson, c'est seulement son préjugé psychologique qui lui a fait voir du psychique et du fluent partout, jusqu'au sein de la nature morte et inerte. Ce mirage n'était qu'un rêve et nullement l'intuition d'un fait réel, car il contredirait trop audacieusement toutes les observations vulgaires ou scientifiques.
Du monde de la matière, passons maintenant au monde de l'esprit ou de la conscience pour examiner si, là encore, l'observation psychologique, d'ailleurs si pénétrante, de M. Bergson ne serait pas prise en défaut, comme gravement incomplète.
C'est dans le domaine de la vie, en effet, que le défenseur du devenir pur prend des airs de triomphe et de défi. Il semble être là chez lui, maître de la place, à l'abri de toute attaque sérieuse. Ecoutons sa brillante analyse du «courant de la vie» consciente:
«Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord. Je parle, en effet, de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant: de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révélerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment; si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour: la vision que j'en ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant.... La vérité est qu'on change sans cesse et que l'état lui-même est déjà du changement.... Où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu.... ce sont des coups de cymbales qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante, etc.»[186]
A cette description psychologique si fine et si nuancée, nous allons reprocher de manquer de nuance et de finesse. Lorsque le peintre fixe attentivement son modèle pendant plusieurs secondes, direz-vous que ce regard n'est plus le même de la première à la troisième seconde, uniquement parce qu'il a vieilli ou que le modèle lui-même a vieilli? Lorsque je fais un jugement en accouplant un second terme à un premier, ou bien un raisonnement en unissant trois propositions: majeure, mineure et conclusion, direz-vous que le jugement a changé parce que j'ai vieilli en passant d'un premier terme à un second, ou que mon raisonnement n'est plus le même arrivé à la conclusion, parce que je suis plus vieux qu'au moment où je posais les prémisses?
En vérité, ce n'est pas seulement le bon sens que choqueraient de pareilles subtilités, mais l'analyse psychologique elle-même. Une chose est toujours la même lorsqu'elle ne change qu'accidentellement, surtout lorsque ce changement accidentel est insensible ou infinitésimal. Est-ce que je change de personne parce que je marche ou que je me promène?
Il faut donc savoir distinguer, soit dans un être, soit même dans une manière d'être, ce qui est l'essence ou ce qui n'est qu'accidentel. Et c'est cette distinction—si élémentaire pourtant—que M. Bergson, malgré toute sa finesse, a oublié de faire.
Nous en concluons que sensations, sentiments, volitions, représentations peuvent se prolonger en demeurant les mêmes, lorsqu'ils ne subissent que des variations accidentelles, surtout des variations imperceptibles. Soutenir le contraire, soutenir que la moindre durée les change au point qu'ils ne sont plus les mêmes, ce serait rendre leur existence même impossible, car toute sensation exige un minima de temps, c'est-à-dire une certaine épaisseur de durée, une sensation absolument instantanée étant impossible, comme tous les psychologues en conviennent unanimement, sans en excepter M. Bergson.
Au demeurant, soyons plus généreux, et accordons que tous nos phénomènes de conscience, variant sans cesse, sont dans un perpétuel écoulement. Nous n'avons encore là qu'une moitié de l'observation psychologique. Oublier l'autre moitié serait une omission des plus graves. Nous sommes à la fois changeants et identiques à nous-mêmes: tel est le témoignage essentiel de nos consciences.
Oui, l'homme «passe», mais sans passer tout entier; et ce qui passe en nous n'est sûrement ni l'essentiel ni le plus important de nous-mêmes. D'abord, il y a une orientation stable de la vie qui ne passe pas. La tendance à l'être, au bien-être, au plus-être, au rayonnement et à la multiplication de l'être, est une loi universelle, et la biologie nous montre partout, à tous les degrés de la vie, la fixité invariable de cette loi.
Mais descendons au plus profond de nos consciences, nous y découvrirons la permanence de notre identité personnelle, à travers tous les âges et toutes les vicissitudes de notre vie. C'est là la contre-partie nécessaire du flux perpétuel des phénomènes. Le changement n'était qu'à la surface, le fond est demeuré le même.
Une analyse plus minutieuse de ce fait nous montre que dans la série des sentiments, pensées ou vouloirs, qui composent le «courant de la conscience», chaque partie est attachée aux autres parties par un élément commun à toutes, car toutes sont à moi et viennent de moi. Or, cet élément, puisqu'il est commun à tous les termes successifs de la série, est quelque chose de stable et de permanent. Nous l'appelons le moi-agent, dont l'unité produit à la fois l'unité et la multiplicité des opérations de nos consciences. Que si vous supprimez cette source permanente de multiplicité et d'unité, les parties de la série se désagrègent, retombent en poussière atomique, et le fait qu'elles se connaissent mutuellement, comme passées, présentes ou à venir, devient un paradoxe incompréhensible.
M. Bergson nous réplique que le passé, le présent et le futur se tiennent comme un tout indivisible, comparable à une mélodie; et il revient dans tous ses ouvrages sur cette comparaison.[187]
Mais cette métaphore est trompeuse. Jamais il n'y aurait unité de phrase musicale sans l'unité et la permanence de l'esprit qui la compose ou qui l'écoute, sans la mémoire qui en retient les notes et en fait la synthèse. La mélodie suppose donc la permanence et l'identité du moi-agent, bien loin de les remplacer.
Il y a donc sous les phénomènes passagers un noumène stable, sous le mouvant, un élément fixe et immobile, ce que les Grecs avaient appelé τὸ ὑποκείμενον, et les Latins sub-stantia, substance, qui est l'être proprement dit, parce qu'il est tandis que le phénomène devient, il dure tandis que tout le reste passe.
Or, M. Bergson rejette la substance; il est phénoméniste pur, et c'est sur ce point que son analyse psychologique nous paraît autrement, défectueuse et incomplète. La gravité même de cette lacune va nous demander une étude critique plus attentive. Jusqu'ici nous avons montré que, sous le mouvant, il y a un élément stable; il nous faut expliquer maintenant la nature et le rôle de cet élément foncier de l'être, qui est l'être lui-même, les phénomènes n'en étant que la manifestation et le rayonnement.
Ceux qui nient la substance—il s'en trouve même parmi les philosophes chrétiens—la nient parce qu'ils ne la comprennent pas. Aussi émettent-ils à son sujet les idées les plus fausses, parfois les plus grotesques. Avant de les réfuter, nous croyons utile de rappeler brièvement au lecteur la vraie notion classique de la substance, si oubliée de nos contemporains. Elle préparera utilement les voies à notre discussion, en écartant tous les malentendus qu'on accumule à son sujet.
Nous pourrions définir la substance: l'être ou la réalité qui soutient ses manières d'être et les produit. De là une double fonction de cet être par rapport à ses manières d'être: fonction statique et dynamique.
Dans le premier rôle, la substance est le sujet d'inhérence, le substratum, τὸ ύποκείμενον, des phénomènes ou accidents. Ainsi, la blancheur est inhérente à cette feuille de papier qui joue le rôle de substratum par rapport à la blancheur. Cette qualité, en effet, ne peut demeurer en l'air sans être soutenue par rien; elle a besoin d'un sujet d'inhérence, tandis que le papier subsiste sans aucun sujet d'inhérence. Tel est le sens de la formule classique: la substance subsiste en elle-même et non dans un autre; l'accident ne subsiste que dans un autre et non en lui-même, aussi est-il bien moins un être qu'une manière d'être, un être dérivé ens-entis.
Et ce que nous disons de la blancheur par rapport au papier se dit de tous les autres attributs par rapport à leur sujet, par exemple, de tous les états psychologiques par rapport au moi conscient.
Le second rôle de la substance, le plus important est d'être la source des accidents ou le principe producteur des phénomènes qui en émanent comme de leur cause efficiente. De l'aveu unanime de tous les péripatéticiens et scolastiques, les qualités d'un objet ne sont que le rayonnement et la manifestation de son être[188]. Le mode d'être vient de la nature de l'être, et celui-ci agit comme il est. Et c'est précisément ce rôle dynamique de la substance par rapport à ses phénomènes qui nous explique sa fonction statique.
Pourquoi, en effet, la substance doit-elle demeurer sous les phénomènes? Parce qu'elle les produit—d'une manière ou d'une autre,—et qu'il est bien impossible de ne pas supposer un agent sous l'action produite, une cause derrière l'effet qui en émane, un noumène sous sa manifestation phénoménale, en un mot, une source de chaleur ou de lumière sous leur rayonnement.
En outre, qu'est-ce qui fait le lien ou l'unité des multiples phénomènes dans le même être? C'est l'unité même de celle source profonde ou de cette cause essentielle d'où ils émanent dans chacun des êtres individuels. Sans l'unité et la permanence de cet agent qui subsiste en moi, par exemple, et qui n'est autre que moi-même, l'unité et la continuité de mon propre devenir seraient brisées. Je ne trouverais plus en ma conscience qu'une poussière de phénomènes disparates et sans lien: l'unité même de ma conscience se serait évanouie.
M. Bergson et tous les autres phénoménistes font donc preuve de réflexion insuffisante, lorsqu'ils traitent de vide ou d'inintelligible la notion de substance. Son rôle à l'égard de ses phénomènes est clairement indiqué dans le rapport de la cause à l'effet ou de la puissance à l'acte. C'est donc défigurer entièrement noire pensée de dire que la substance serait pour nous un fil artificiel par lequel nous unirions les phénomènes comme on enfile les perles d'un collier[189]. L'inintelligence est ici complète et le facile triomphe contre des chimères ainsi forgées de toutes pièces, bien peu glorieux.
Au surplus, ce n'est pas seulement la notion de substance que nous devons mettre en lumière, mais encore sa réalité et son existence. Nous avons dû sans doute l'expérimenter, d'une manière consciente ou inconsciente, puisque nous en avons l'idée, toutes nos idées venant par abstraction de l'expérience concrète. Or, celle expérience, soit interne, soit externe, il nous est facile de la reconstituer.
En effet, au dedans de nous-mêmes, il est facile de saisir très clairement la réalité du moi, c'est-à-dire d'une réalité jouissant, par rapport aux phénomènes, de la double fonction des substances, statique et dynamique.
a) Le moi conscient se perçoit d'abord lui-même comme un sujet un et permanent sous le flux continuel de ses pensées, de ses sentiments, de ses volitions. Il lui suffit pour cela de comparer les souvenirs qu'il conserve de ces faits multiples et transitoires avec ce principe d'unité et de permanence qu'il sent au dedans de lui-même. En effet, je ne coule pas avec mes pensées; sans m'en isoler, je me distingue d'elles; en les produisant, je ne me perds pas en elles. Elles sont des attributs passagers dont je suis le sujet permanent.
b) Le moi se perçoit en même temps comme le principe producteur de ces phénomènes, notamment lorsqu'il fait un effort d'attention ou de volonté libre. Et jamais il n'a conscience d'une pensée ou d'un acte de volonté séparé de l'agent qui pense ou qui veut en nous.
Prenons un exemple: Je suis déjà vieux, mais je me souviens fort bien d'avoir été petit enfant, jeune homme et homme fait. Or, sous ces trois groupes de changements, qui en résument une multitude, je sens et je comprends que je suis resté au fond le même individu, le même être ou la même personne, c'est-à-dire le même principe subsistant d'actions ou de passions auquel je rapporte tous les mérites et démérites, tous les événements actifs et passifs de ma vie entière.
Nier l'identité ou la persévérance inaltérable de notre moi dans sa source profonde nous conduirait d'ailleurs à l'absurde.
Comment, en effet, me souviendrai-je du passé, si le moi qui en fut l'acteur ou le témoin, au lieu de rester identique à lui-même pendant toute une vie, changeait d'être à chaque instant? D'où le dilemme suivant: ou mon être que j'appelle moi subsiste depuis ma naissance, ou je ne me souviens de rien!
Cependant, ce n'est pas seulement par des raisonnements, c'est par une intuition immédiate que nous saisissons, sous les phénomènes qui passent, le moi, l'être qui agit en nous et qui demeure un et le même sous tous les changements de surface.
Quoi qu'en disent nos contemporains, ce n'est pas seulement des phénomènes de vie et des sensations vitales que nous saisissons dans nos consciences, mais encore et surtout le vivant, le sujet qui pense et qui vit en nous. La cénestésie, ou le sens de la vie, n'épuise pas la conscience qui atteint jusqu'au sujet agissant et vivant.
En effet, par la conscience, je me saisis moi-même avec mon action, car l'action est inséparable de l'agent. Je me sens agir, penser, vouloir. Et c'est pour cela que je dis: ma pensée, mon action, au lieu de dire: votre pensée, votre action, ou bien encore, sous une forme impersonnelle: une pensée, une action. Voilà le fait de conscience. Aussitôt, dans ce fait sensible, mon intelligence a perçu l'être, mon être, ce principe qui, dans le sentiment de l'effort personnel, déploie si clairement son opération en passant de la puissance à l'acte.
Ainsi, du premier coup, ma conscience a pris contact avec l'être réel que je suis, avec le principe ou la cause vivante qui sent, pense et veut en moi.
Supposez, au contraire, qu'au lieu d'atteindre l'agent à travers son action, je ne puisse saisir que l'action elle-même sans comprendre la source d'où elle émane; supposez que je ne puisse atteindre que le phénomène de la pensée séparé de celui qui pense ou qui agit en moi. Désormais, je ne puis conclure avec Descartes: je pense, donc je suis un être: cogito ergo sum; je dois dire seulement: donc, je suis une pensée. Encore cette conclusion serait-elle excessive. Ne saisissant qu'une pensée sans voir la relation, désormais inconnue, avec l'agent qui produit la pensée, je ne puis plus dire JE pense, mais seulement ON pense, comme on dit impersonnellement: IL pleut ou IL neige! En sorte qu'il n'y aurait plus personne en moi!
Pour éviter une conclusion si absurde, il faut donc reconnaître que nous saisissons par la conscience, non seulement nos propres opérations, mais encore l'agent qui les produit et qui dit moi! C'est ce principe permanent que nous avons appelé la substance, notre âme, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature, matérielle ou spirituelle, que nous n'avons pas à étudier ici.
Ne pouvant nier directement le témoignage si clair de leur conscience ni étouffer sa voix, nos adversaires s'appliquent à contester sa valeur. Taine, par exemple, n'en parle qu'avec dédain et le traite d'illusion métaphysique.
«Le moi, écrit-il, n'est qu'une entité verbale et un fantôme métaphysique. Ce quelque chose d'intime ... on le voit s'évanouir et rentrer dans la région des mots.... Il ne reste de nous que nos événements, nos mots.... Il ne reste de nous que nos événements, sensations, images, souvenirs, idées: ce sont eux qui constituent notre être.»[190] Et il appelle notre moi «la FILE de nos événements» de conscience.
Voici la partie la plus célèbre de son argumentation. L'illusion de l'esprit, d'après M. Taine, «serait semblable à celle d'un homme qui, pour mieux connaître une longue planche, l'aurait divisée en triangles, en losanges, en carrés, tous marqués à la craie, et qui dirait en parcourant tour à tour les divisions de sa planche: cette planche est ici un carré, tout à l'heure elle éluit un losange, là-bas elle sera un triangle; j'ai beau avancer, reculer, me rappeler le passé, prévoir l'avenir, je trouve toujours la planche invariable, identique, unique, pendant que ses divisions varient; donc elle en diffère, elle est un être distinct et subsistant, c'est-à-dire une substance indépendante, dont les losanges, les triangles et les carrés ne sont que les états successifs. Par une illusion d'optique, cet homme crée une substance vide qui est la planche en soi. Par une illusion d'optique semblable, nous créons une substance vide qui est le moi pris en lui-même. De même que la planche n'est que la série continue de ses divisions successives, de même le moi n'est que la trame continue de ses événements successifs»[191].
Le lecteur un peu exercé n'aura pas de peine à découvrir le sophisme qui se cache sous ces images. La planche et ses divisions sont entre elles dans le rapport du tout à ses parties, tandis que le moi et ses opérations sont dans le rapport de cause à effets. S'il est clair que la collection des parties de la planche ne soit pas distincte du tout, il n'est pas moins évident que la collection des effets est distincte de leur cause.
La confusion de Taine est donc manifeste; son erreur est de vouloir faire des effets une partie de la cause, des opérations une partie de l'agent qui opère. Non, l'âme n'est pas la collection ou la file des phénomènes de conscience, mais la cause qui les produit en nous. Comme nous l'avons déjà dit, les phénomènes passent et leur cause demeure identique à elle-même; on ne saurait donc les confondre[192].
Cette confusion, du reste, nous conduirait aux conclusions les plus absurdes. Non seulement notre identité personnelle serait détruite à chaque instant, puisque à chaque instant nos pensées, nos sensations, nos volitions se succèdent et passent; non seulement notre mémoire—nous l'avons vu—serait rendue impossible, puisque le témoin du passé s'évanouirait à chaque instant; mais la file elle-même de nos événements s'arrêterait. En effet, supposons trois idées qui devraient se suivre dans la proposition suivante: l'homme est mortel. Ce n'est pas la première idée, homme, qui peut produire la seconde, est, ni la seconde qui peut produire la troisième, mortel; la file sera donc arrêtée si vous avez supprimé le moteur central de la pensée, l'âme. De même, supposez trois sentiments hétérogènes et successifs: amour, haine, espérance. Ce n'est pas l'amour qui produit la haine ni la haine qui peut produire l'espérance. Il faut donc rétablir le moteur central, l'âme, qui nous fera passer par ces trois phases du sentiment, si vous ne voulez pas que leur file soit rendue impossible.
Que diriez-vous d'un observateur assez superficiel pour définir une montre ou une horloge: la file des mouvements ou des tours d'aiguilles sur un cadran, sans faire aucune mention du ressort invisible qui les fait tourner? ou qui croirait naïvement que c'est le premier tour d'aiguille qui cause le second, le second qui cause le troisième, ainsi de suite, en sorte que la causalité d'un ressort intérieur serait à ses yeux «une hypothèse superflue»? Eh bien! ce rêveur ne serait pas plus aveugle ni plus systématique que nos phénoménistes ne voulant voir dans la conscience que la file des événements dont elle est le théâtre, et négligeant l'agent qui les produit.
Cet agent, nous l'appelons l'âme ou le moi. Le fait de son existence et de son opération incessante en nous est d'une évidence tellement primordiale que, pour ne pas vouloir le constater, il faudrait avoir bu à longs traits dans la coupe des utopies idéalistes et délirantes de la Germanie. Du fond de nos consciences s'élèvera toujours le cri du bon sens et de l'évidence: JE suis, JE pense, J'agis! Toutes les subtilités du phénoménisme s'évanouissent comme une ombre devant la splendeur de cette simple affirmation.
Il ne faut donc pas croire ceux qui répètent, après Kant, que l'être ou le noumène, comme ils disent, est situé en dehors et au delà du monde phénoménal. Il lui est présent, au contraire, et c'est dans le phénomène même que nous le découvrons, parce que l'action, toujours inséparable de l'agent, nous le manifeste, bien loin de nous le cacher. Si le phénomène est essentiellement ce qui apparaît, il faut bien que l'agent apparaisse avec son action, en elle et par elle: impossible de saisir l'un sans l'autre. Du reste, l'idée de moi-agent n'est pas innée; donc elle est expérimentale.
Voilà pourquoi les Docteurs de l'Ecole sont unanimes à faire de l'être concret et substantiel l'objet véritable du sens intime, quoique ce soit, per accidens, puisqu'il n'est saisi qu'à travers son action et par son action. Seule, la nature de l'être n'est découverte que par le raisonnement; mais son existence est objet d'une simple perception.
L'être concret est aussi l'objet de l'intelligence. Objet direct pour Scot et Suarez; objet indirect pour saint Thomas, d'après lequel l'intelligence saisirait d'abord l'abstrait et puis seulement le concret par un retour ou une réflexion sur la chose abstraite. Mais, dans les deux hypothèses, l'être concret est bien un objet d'intuition, soit pour les sens, soit pour l'intelligence, et non pas objet d'une foi aveugle, comme certains le répètent faussement.
Tel est l'exposé succinct de la doctrine traditionnelle sur la substance. Il sera curieux et instructif de mettre en parallèle celle de M. Bergson: espérons que du contraste jaillira la lumière.
D'abord, il n'hésite point à affirmer cette thèse inintelligible qu'il y a des actions sans agent, des mouvements sans chose mue, des attributs sans sujet, des manières d'être sans être[193]. «En vain, dit-il, on cherche ici, sous le changement, la chose qui change: c'est toujours provisoirement, et pour satisfaire notre imagination, que nous attachons le mouvement à un mobile. Le mobile fuit sans cesse sous le regard de la science, celle-ci n'a jamais affaire qu'à la mobilité.»[194] Et il répète à satiété dans tout son ouvrage: «Il n'y a pas de choses, il n'y a que des actions.»[195]
Quelle preuve donne-t-il d'une assertion si renversante pour le sens commun? Il n'en donne aucune. Il lui suffit d'un geste de mépris pour «ces choses énormes qui s'appellent la Substance, l'Attribut et le Mode»[196] Il faut donc le croire sur parole. Puisqu'il a posé en principe, avec Héraclite, que «tout s'écoule et que rien ne demeure», il faut bien conclure, malgré l'évidence contraire, que la substance qui demeure n'est qu'illusion, forgée pour «satisfaire notre imagination», alors que nous l'admettons, soit pour satisfaire aux exigences de notre raison qui se refuse obstinément à comprendre une action sans agent, soit aussi pour satisfaire au témoignage de notre conscience qui affirme si énergiquement l'identité et la permanence de notre moi agissant, sous le flot mobile de ses actions ou de ses passions.
Ce principe héraclitien du devenir pur ou de l'écoulement perpétuel de toute chose doit conduire encore plus loin M. Bergson: ce n'est pas seulement la substance qu'il doit nier, mais jusqu'à la permanence de ses qualités ou de ses états. Qualités d états ne seront pour lui que des vues instantanées prises sur le changement perpétuel, et que nous «solidifions» faussement en leur prêtant une durée quelconque.
«En réalité, le corps change de forme à tout instant—de même pour l'esprit;—ou plutôt il n'y a pas de forme, puisque la forme est de l'immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c'est le changement continuel de forme: la forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. Donc, ici encore, notre perception s'arrange (?) pour solidifier en images discontinues la continuité fluide du réel. Quand les images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les considérons toutes comme l'accroissement ou la diminution d'une seule image moyenne ou comme la déformation de cette image dans des sens différents. Et c'est à cette image moyenne que nous pensons quand nous parlons de l'essence d'une chose ou de la chose elle-même.»[197]
Mais une image moyenne peut-elle nous tenir lieu de la substance et la remplacer? Nullement, puisqu'elle ne saurait jouer le double rôle, statique et dynamique, de la substance.
Une image moyenne, en effet, n'est qu'une vue de l'esprit qui est bien incapable de servir de support ou de substrat aux autres images, je veux dire aux autres qualités ou états fluides dont nous prendrions des vues instantanées.
Encore moins peut-elle jouer le rôle d'agent relativement a ces diverses images. Elle est un effet produit, et nullement une cause productrice, une source d'où les phénomènes émaneraient.
En sorte que l'explication par une image moyenne n'explique rien puisqu'elle laisse toujours les attributs sans sujet et les actions sans agent.
Un exemple va faire saisir clairement notre pensée. Lorsque je dis que «tel enfant devient un homme», il est clair que je n'attribue nullement le qualificatif «homme» au sujet «enfant». Et l'absurdité ne serait nullement diminuée en attribuant «l'image moyenne» de l'homme à «l'image moyenne» de l'enfant. Ma phrase est donc ellyptique: elle sous-entend le véritable sujet: tel être humain, Pierre, qui était enfant, devient un homme. Or, cet être humain, qui a revêtu successivement deux figures, tout en demeurant au fond identique et le même, est précisément ce que nous avons appelé une substance ou un être dans la plénitude de ce mot: un être subsistant.
M. Bergson est allé au-devant de l'objection et dissimule mal l'embarras qu'elle lui cause. «Quand nous disons que «l'enfant devient homme», écrit-il, gardons-nous de trop approfondir le sens littéral de l'expression. Nous trouverions que, lorsque nous posons le sujet «enfant», l'attribut «homme» ne lui convient pas encore, et que, lorsque nous énonçons l'attribut «homme», il ne s'applique déjà plus au sujet «enfant». La réalité, qui est la transition de l'enfance à l'âge mûr, nous a glissé entre les doigts.... La vérité est que, si le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions pas: «l'enfant devient homme», mais «il y a devenir de l'enfant à l'homme.... «devenir» est un sujet. Il passe au premier plan. Il est la réalité même....»[198]
En vérité, voilà une explication originale, dont l'esprit humain ne s'était point encore avisé. Ce n'est plus «monsieur Pierre» qui d'enfant devient homme, mais «monsieur Devenir», puisqu'il est le sujet et la seule réalité. Et comme le «devenir» est impersonnel, n'appartenant à personne—ce que M. Bergson exprime fort bien en disant: «IL Y A devenir», comme on dit: IL pleut ou IL neige,—concluons que personne, dans ledit changement, n'a passé de l'enfance à l'âge mûr.
Conclusion si contraire à ce sens commun—auquel M. Bergson est le premier à rendre hommage—qu'elle suffit a réfuter une explication si excentrique.
Aussi bien ce philosopha lui-même va-t-il faire appel à une théorie beaucoup plus subtile et profonde, âme de toute la philosophie bergsonienne, la théorie du Temps ou de la Durée, pour tenter d'expliquer autrement ce grand fait psychologique de la permanence et de l'identité personnelle, que notre conscience pose si fermement comme une barrière infranchissable à tout phénoménisme négateur de la substance.
Nous avons déjà longuement décrit la notion bergsonienne du temps. Il nous suffit de rappeler ici au lecteur qu'après avoir confondu le temps—longueur ou mesure de durée—avec la conscience qui dure, c'est-à-dire confondu le contenant avec son contenu, et la mesure avec la chose mesurée, il avait été conduit à donner à cette chose elle-même, à la conscience qui dure, une définition tout à fait nouvelle.
Pour M. Bergson, la durée consciente fait «boule de neige». Le passé, loin d'être passé, est toujours présent. Et c'est ce grossissement perpétuel du présent par le passé, augmentant sans cesse en avançant dans l'avenir, qui va permettre au phénomène de faire fonction de substance, à la conscience présente de jouer le rôle de personne toujours identique à elle-même.
Ecoutons l'exposition de ce système par son inventeur lui-même. «La durée est l'étoffe même de la réalité ... la substance même des choses ... l'étoffe même de notre vie.»[199] «Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse (?); il fait pour ainsi dire boule de neige avec lui-même.... Notre durée n'est pas un instant qui remplace un instant: il n'y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l'actuel, pas d'évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant.... En réalité, le passé se conserve de lui-même automatiquement. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant: ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors.»[200]
«Son passé (de chaque être) se prolonge tout entier dans son présent, y demeure actuel et agissant. Comprendrait-on autrement qu'il traversât des phases bien réglées, qu'il changeât d'âge, enfin qu'il eût une histoire?»[201]
«Nous traînons derrière nous, sans nous en apercevoir, la totalité de notre passé; mais la mémoire ne verse dans le présent que les deux ou trois souvenirs qui compléteront par quelque côté notre situation actuelle.... C'est dans la durée pure que nous nous replongeons, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d'un présent absolument nouveau.... Que l'action grossisse en avançant, qu'elle crée au fur et à mesure de son progrès, c'est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir.»[202]
Inutile de prolonger encore ces citations. Elles suffisent à montrer que nous n'avons pas trahi la pensée de l'auteur. Et puisqu'il vient de fuire appel à notre expérience, c'est sur ce terrain de l'observation que nous porterons le débat.
Certes, tout n'est pas faux dans les descriptions précédentes. Il est bien vrai, par exemple, que notre durée n'est pas un instant qui remplace un autre instant. Nous ne sommes pas à chaque instant anéantis et de nouveau créés, car notre identité personnelle, loin d'être détruite et remplacée à chaque instant, demeure la même de notre naissance à notre mort, comme l'observation consciente la plus élémentaire nous l'atteste avec pleine évidence. Mais ce fait prouve précisément notre thèse: qu'il y a sous nos actions passagères un agent qui subsiste toujours identique à lui-même; un être subsistant sous nos manières d'être multiples et fugitives.
La deuxième observation portera sur un point de la plus haute importance dans la thèse bergsonienne et non moins facile à vérifier. Le passé, dit-on, se conserve.—Oui, métaphoriquement, mais sous quelle forme? Toute la question est là. Hier, j'ai visité Rome et admiré la basilique de Saint-Pierre. Aujourd'hui, loin de Rome, cette vision si émouvante demeure bien vive en mon esprit, mais sous une forme toute nouvelle. Ce n'est plus du réel que mes yeux contemplent, mais une image mentale gravée dans mon esprit et dans mon cœur que je perçois. En un mot, ce n'est plus une intuition, mais le souvenir d'une intuition disparue. Or, cette image mentale, quoiqu'elle rappelle le passé, est vraiment actuelle et présente. C'est donc du présent, et non du passé, qui s'ajoute au présent.
Autre exemple: ma jeunesse s'est donc, elle aussi, conservée? dira le vieillard. Mais quelle amère ironie, alors qu'il ne peut même plus découvrir en lui l'ombre de sa jeunesse!
Ce qui se conserve n'est donc pas le passé, mais un souvenir du passé. Cependant, le passé peut laisser des effets qui demeurent plus ou moins de temps, par exemple, une empreinte, ou encore une accumulation de matériaux. Ainsi l'animal, en grandissant, conserve plus ou moins la figure qu'il a reçue et les réserves de matière qui sont un legs du passé. Nouvelle preuve que tout ne passe pas et qu'il y a aussi du stable sous le mouvant. Mais un héritage du passé n'est pas le passé lui-même. Après avoir longtemps grandi et grossi, l'animal finit avec l'âge par diminuer de poids et de taille: il maigrit, il se rabougrit, l'homme «redevient en enfance». Après avoir longtemps enroulé son fil et grossi son peloton, voici que le peloton se déroule. Direz-vous que c'est le Temps qui revient sur ses pas et remonte à son point de départ? Il est clair que non, le Temps étant irréversible. Donc, le «peloton» ou la «boule de neige», ce n'était pas du temps accumulé, du passé mis en conserve, c'était tout autre chose: un legs matériel du passé.
Le passé, comme tel, n'est donc plus—quoique ses effets puissent demeurer matériellement et son souvenir être toujours conservé présent à mon esprit ou à mon cœur,—et partant, le passé qui n'est plus est incapable de s'ajouter, au présent, de gonfler le présent ou de faire avec lui boule de neige, pour jouer le rôle de substance. Ce sont là des métaphores créées pour l'équivoque, des bulles de savon brillantes et qu'un simple coup d'épingle suffit à dégonfler.
Ce coup d'épingle—nous l'avons déjà vu—a été donné d'une manière spirituelle et décisive par M. Fouillée: «Ce sera, dit-il, l'originalité des bergsoniens d'avoir inventé un nouveau sophisme du chauve. Les cheveux de l'homme chauve existent encore, puisqu'il en a l'idée et que cette idée opère pour l'inciter à faire sur son crâne des lotions régénératrices; donc, le chauve n'est pas chauve.»[203]
Sous prétexte qu'il y a continuation du passé au présent, on confond le passé avec le présent. Mais alors le principe de continuité universelle nous permettrait de tout confondre.
M. Bergson ajoute—et ce sera l'objet de notre troisième observation—que, non seulement le passé se conserve, mais qu'il se conserve tout entier, automatiquement. Certes, ce n'est pas l'expérience qui a pu lui inspirer cette théorie. Nous ne saisissons qu'un trop grand nombre de lacunes et d'oublis dans la trame de notre passé, surtout le plus lointain; et l'effort si pénible qui nous est imposé pour retenir ou apprendre par cœur ce que nous avons lu ou entendu est tout l'opposé d'une facilité spontanée ou automatique.
Ces deux traits sont d'une invraisemblance manifeste, mais l'auteur en a besoin pour compléter sa notion a priori. Si le passé se conserve dans le présent, en faisant boule de neige, aucune parcelle de ce passé ne saurait être exceptée, puisqu'il lui suffit d'avoir été pour être encore. D'autre part, puisque la mémoire n'est plus une faculté ni un effort de nos puissances, l'enregistrement du passé dans le présent ne peut se faire qu'automatiquement et sans que notre liberté s'en mêle. Nous devrions retenir, comme nous devenons vieux, par le seul écoulement du temps, et malgré nous.
Mais ce n'est pas seulement les faits d'expérience les mieux établis que contredit la théorie bergsonienne; elle se contredit elle-même. D'une part, en effet, elle a posé en thèse fondamentale, avec Héraclite, que tout passe et rien ne demeure; d'autre part, par sa théorie du temps «boule de neige», elle soutient que tout demeure et que rien ne passe, puisque le passé demeure et qu'il s'accroît même sans cesse.
Il faudrait pourtant choisir entre ces deux conceptions opposées et contradictoires. Que si M. Bergson refuse de choisir et d'en sacrifier aucune, c'est un aveu manifeste qu'il est indispensable d'ajouter à l'élément phénoménal qui passe un élément statique qui demeure, si l'on veut expliquer à la fois la mobilité des phénomènes de conscience et l'identité permanente du sujet conscient. C'est le triomphe de notre thèse.
Pour nous, l'élément stable est la source causale d'où rayonnent tous l'os phénomènes, et l'accord des deux éléments ont ainsi compris comme un simple rapport de la cause une et permanente à ses effets multiples et passagers.
Pour M. Bergson, au contraire, c'est le passé qui demeure et s'enroule avec le présent, c'est donc le passé qui est présent, le mouvant qui est stable: et la contradiction la plus flagrante est par là même introduite au sein du système.
Pour la dissimuler au regard des lecteurs moins attentifs, il suffira de ne jamais mettre en présence les deux thèses contradictoires, mais de s'en servir tour à tour, suivant les besoins du moment. Veut-on expliquer la mémoire et la permanence du moi toujours identique à lui-même, on fera paraître la «boule de neige» et la prétendue persistance du passé dans le présent. Veut-on expliquer le fond de la réalité elle-même, soit matérielle, soit spirituelle, aussitôt l'on enfourche l'autre grand cheval de bataille: tout est fluide et mouvant.
Janus avait aussi deux faces opposées. Celle que nous montre habituellement le bergsonisme et qui le caractérisera dans l'histoire, c'est la seconde, celle de la fluidité et de la mobilité essentielle et universelle de toute existence: il n'y a pas de choses, il n'y a que des actions sans agent. Voyons-en les conséquences à un nouveau point de vue, celui de la critériologie ou de la distinction du vrai et du faux.
Après avoir fait évanouir l'être dans un perpétuel et insaisissable devenir, la philosophie bergsonienne doit, par une conséquence fatale, ruiner par la base toute science de l'être.
Certes, l'intention de l'auteur n'est pas de ruiner la Vérité. Loin de là, il la recherche sincèrement, avidement, et nous l'avons entendu s'écrier: «Et il n'y a pourtant qu'une vérité!»[204] exclamation qui n'est pas d'un sceptique. Mais les bonnes intentions ne suffisent pas à enrayer la logique d'un système. Or, nous croyons qu'un système où le sujet et l'objet de la connaissance sont soumis à un devenir radical, à un changement total et perpétuel, aboutit, bon gré, mal gré, à la ruine de toute science et de toute vérité.
La Vérité, c'est ce qui est; la science est la connaissance de ce qui est. Mais si ce qui est est essentiellement fuyant et insaisissable, fuyante et pareillement insaisissable sera la Vérité. Suivant une comparaison célèbre, «rechercher la vérité ne sera désormais que poursuivre des oiseaux qui s'envolent». C'est la ruine de toute science humaine. Cette conséquence inadmissible avait été dénoncée par les premiers penseurs de la Grèce. Voici en quels termes saisissants Platon faisait déjà dialoguer sur ce sujet Socrate et Cratyle.
«Si l'être passait incessamment, serait-il possible de dire qu'il existe et ce qu'il est? Tandis que nous parlons, ne serait-il pas déjà autre, et n'aurait-il pas perdu sa première forme?—(Cratyle) Nécessairement. —(Socrate) Or, comment une chose pourrait-elle être, qui ne fut jamais de la même manière? Car s'il n'y a un moment où elle demeure semblable à elle-même, il est clair que dans ce moment-là elle ne passe point.... En outre, une pareille chose ne pourrait être connue par personne. Car, tandis qu'on s'approcherait pour la connaître, elle deviendrait autre; de sorte qu'il serait impossible de savoir ce qu'elle est et comment elle est. Il ne saurait y avoir connaissance d'un objet qui n'a pas de manière d'être déterminée..... On ne peut pas même dire qu'il puisse y avoir une connaissance quelconque, si tout change sans cesse et si rien ne subsiste. Car si cette chose même que nous nommons la connaissance ne cesse pas d'être la connaissance, la connaissance subsiste et il y a connaissance. Mais si la forme même de la connaissance vient à changer, elle se change en une autre forme qui n'est pas celle de la connaissance, et il n'y a plus connaissance; et si elle change toujours, il n'y aura jamais de connaissance. Mais si ce qui connaît subsiste, si ce qui est connu subsiste aussi ... cela ne ressemble guère à cette mobilité et à ce flux universel dont nous parlions tout à l'heure.»[205]
Dans le Sophiste, Platon revient encore sur cette démonstration capitale pour conclure: «Certes, il faut combattre avec toutes les armes du raisonnement celui qui (par le mobilisme universel), détruisant la science, la pensée, l'intelligence, prétend encore pouvoir affirmer quelque chose de quoi que ce soit.»[206]
C'est donc à la négation de la pensée elle-même que nous conduit la négation de l'être. Et comme la pensée humaine manifeste son savoir principalement de deux manières, par la définition et par la preuve—la définition qui indique l'essence d'un objet, la preuve qui démontre son existence,—nous allons montrer combien gravement sont atteintes et ruinées ces deux manifestations de la vérité ou de la science.
D'abord, comment donner une définition de ce qui change sans cesse et qui est le changement par essence? Il est clair que c'est tout à fait impossible. A peine aurez-vous ouvert la bouche pour essayer une définition, vous devriez vous arrêter et vous taire, puisque l'objet à définir aurait déjà changé et ne serait plus le même. En affirmant que le mouvement est la seule réalité ou que tout est mouvement, la philosophie nouvelle a donc rendu toute définition impossible.
Cette conséquence s'impose si clairement que M. Bergson, bien loin de la nier, doit en faire l'aveu. Parlant de la vie, il admet qu'une définition exacte n'en saurait être formulée, et la raison qu'il en donne est celle que nous venons d'alléguer nous-mêmes: «Une définition parfaite ne s'applique qu'à une réalité faite; or, les propriétés vitales ne sont jamais entièrement réalisées, mais toujours en voie de réalisation: ce sont moins des états que des tendances.»[207] «Ni l'intelligence ni l'instinct ne se prêtent à des définitions rigides; ce sont des tendances et non pas des choses faites.... C'est pourquoi, ajoute-t-il, on ne devra voir dans tout ce qui va suivre qu'un dessin schématique, où les contours respectifs de l'intelligence et de l'instinct seront plus accusés qu'il ne le faut et où nous aurons négligé l'estompage qui vient tout à la fois de l'indécision de chacun d'eux et de leur empiétement réciproque l'un sur l'autre.... Il sera toujours aisé de rendre ensuite les formes plus floues, de corriger ce que le dessin aurait de trop géométrique, enfin de substituer à la raideur d'un schéma la souplesse de la vie.»[208]
Tel est le secret de la préoccupation constante qu'affecte M. Bergson d'atténuer ou d'exténuer toutes ses affirmations ou négations, d'estomper ou de rendre flou tout ce qui aurait le défaut d'être clair et net, surtout en ce qui concerne le monde vivant. On croirait qu'il a adopté la maxime célèbre: «Rien n'est vrai que le vague.» Jamais on ne saura, par exemple, si, à ses yeux, le vivant, même le plus parfait, tel que l'homme, est un ou multiple. L'un et le multiple, dit-il, sont des catégories qui ne s'appliquent pas aux vivants, ou du moins qu'il s'avoue incapable de leur appliquer[209].
Mais on aurait grand tort d'en conclure que cette impossibilité de rien définir nettement est propre au monde de la vie. Elle doit s'appliquer aussi à la matière brute, et pour la même raison. Déjà n'avons-nous pas entendu M. Bergson nous dire: «Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n'est jamais quelque chose de fait.»[210]
Puisqu'il n'y a en elle jamais rien de fait, mais un perpétuel et insaisissable devenir, il n'y a donc là encore rien de définissable.
Par exemple, la matière est-elle étendue ou inétendue? Elle n'est ni l'un ni l'autre ou les deux à la fois, car «elle s'étend dans l'espace sans y être absolument étendue». «Elle est l'extra-spatial se dégradant en spatialité.» «Ainsi, quoiqu'elle se déploie dans le sens de l'espace, la matière n'y aboutit pas tout à fait.»[211]
Même réponse pour savoir si la matière est ou n'est pas esprit, si elle est une ou multiple, finie ou infinie, si elle dure ou ne dure pas, etc.[212].
A cette difficulté extrême—disons impossibilité—pour l'intelligence de rien définir s'en ajoute une nouvelle du côté de l'intuition. Cette faculté, dont nous parlerons plus tard, inventée par M. Bergson pour suppléer aux lacunes de l'intelligence, est censée voir le fond même des choses, à l'intérieur desquelles elle peut pénétrer. Elle voit donc des réalités que l'intelligence ne voit pas, mais, ne pouvant les exprimer qu'avec les catégories de l'intelligence qui ne leur sont plus applicables—puisqu'elle «transcende toutes les catégories»,—elle reste muette et sans voix, malgré sa clairvoyance. Elle ne peut donc rien définir, au moins en langage intelligible, et son témoignage ne peut qu'ajouter à la nébulosité vague des nouvelles définitions.
Un exemple typique nous est fourni par la fameuse notion bergsonienne du Temps, déjà rencontrée sur notre chemin. A la notion intellectuelle de Temps-longueur de durée, comprise de tous, savants et ignorants, M. Bergson oppose celle de Temps-invention, que l'intuition, dit-il, lui a révélée et qu'il définit tour à tour, comme une force active, psychique, comme une vie, un courant de vie, un élan vital, un effort, une conscience, une supra-conscience, une liberté, un vouloir, un choix, une intuition, un progrès, une croissance perpétuelle, une continuité de changements, une invention de nouveautés toujours imprévisibles, une création incessante, une exigence perpétuelle de création;—ou bien encore comme l'étoffe dont toute chose est faite, comme la substance et la réalité même des choses;—enfin, comme un accroissement progressif de l'Absolu, une mémoire, une prolongation du passé dans le présent, etc., etc.[213].
Il est clair que cet amoncellement de notions incompatibles, soit entre elles, soit avec ce que tout le monde appelle le Temps, transcende complètement toutes nos catégories intellectuelles; c'est de l'inintelligible et partant du verbalisme pur: verba et voces! Molière eût appelé cela, très irrévérencieusement, un triple galimatias, ou l'eût comparé au chapeau d'Arlequin, susceptible des formes les plus variées et les plus étranges.
Après ces explications, nous ne mettrons plus en doute que la philosophie du non-être ou du devenir pur a ruiné toute possibilité de rien définir. Il est même impossible de définir ce devenir par sa direction—comme M. Bergson le suppose[214],—car s'il n'y a plus rien de fixe et de stable, on ne saurait plus parler, sans se contredire, de direction fixe et définissable. Tout au plus pourrait-on parler d'une direction de la direction elle-même, et l'on pressent dans quelle imprécision vague et désespérante nous retombons. C'est la dissolution de toute netteté dans la pensée, et de la pensée elle-même qui ne vit que de précision et de clarté.
Si les hommes, disait Leibnitz, s'entendaient pour définir avec précision ce dont ils parlent, presque toutes leurs discussions cesseraient.
Aux antipodes de cette maxime si profonde se place une philosophie qui, par principe, déclare ne pouvoir rien définir exactement et ne se mouvoir que dans le vague et l'équivoque. Dès lors, dans la bataille des idées, on ne sait même plus pour qui ni pourquoi l'on se bat; et ce serait pourtant si nécessaire de le savoir!
A la ruine de la définition va s'ajouter celle de la preuve. Toute preuve ou démonstration rationnelle, en effet, s'appuie sur des principes nécessaires. Ainsi, par exemple, je démontre un théorème de géométrie par ce principe que deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles. Eh bien! voyons ce que deviennent dans la philosophie nouvelle ces éléments fondamentaux de la démonstration: les premiers principes.
Tout d'abord, les principes nécessaires et absolus d'identité, de contradiction, de causalité s'évanouissent fatalement dans un système où rien n'est fixe et permanent, où, au contraire, tout est changement perpétuel et fluidité insaisissable.
«Y a-t-il des vérités éternelles et nécessaires? On en peut douter», écrivait un des plus brillants disciples de la nouvelle école; et il ajoutait: «Axiomes et catégories, formes de l'entendement ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l'esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes désirs.»[215]
Sans doute, ces messieurs daignent encore retenir pour leur usage les principes les plus pratiques, tels que 2 + 2 = 4, mais uniquement comme des formules commodes, sans aucune valeur intellectuelle. Comme si le principe 2 + 2 = 4 pouvait avoir une valeur pratique pour régler avec mon créancier, sans aucune valeur théorique, alors que toute son utilité vient de sa vérité!
Reconnaissons volontiers que nous n'avons pas encore rencontré sous la plume de M. Bergson lui-même des assertions si audacieuses et d'une crudité si révoltante. Nous avons déjà vu le soin qu'il prenait à «estomper» et à «rendre flou». Ajoutons même que, dans ses précédents ouvragées, il avait nettement maintenu le caractère absolu du principe d'identité ou de contradiction. «Le principe d'identité est la loi absolue de notre conscience, écrivait-il; il affirme que ce qui est pensé est pensé au moment où on le pense; et ce qui fait l'absolue nécessité de ce principe, c'est qu'il ne lie pas l'avenir au présent, mais seulement le présent au présent: il exprime la confiance inébranlable que la conscience se sent en elle-même, tant que, fidèle à son rôle, elle se borne à constater l'état actuel apparent de l'âme.»[216]
Mais ces lignes étaient écrites il y a plus de vingt-deux ans, vers 1889, et longtemps avant l'apparition de la philosophie du devenir. Leur auteur les écrirait-il de nouveau aujourd'hui sans les «estomper» et les «neutraliser»? Nous ne le croyons pas. Son monisme le lui interdit. Quoi qu'il en soit, elles ne cadrent plus avec cette philosophie nouvelle où tout s'écoule et où rien ne peut demeurer fixe et le même.
Si l'être existe, il est nécessairement identique à lui-même: A = A. C'est la première vérité qui saute aux yeux de celui qui, après avoir saisi l'être, le compare avec lui-même. Partant, il ne peut être identique à la négation de lui-même. L'être ne peut, être identique au non-être. C'est le principe de contradiction: Idem non potest esse et non esse. Impossible d'affirmer et de nier en même temps, car aucun homme sincère ne saurait croire à l'identité de l'affirmation et de la négation.
Que si, au contraire, l'être n'est plus qu'une illusion, s'il n'y a jamais rien de fait ni de saisissable dans le réel, vous ne pouvez plus le dire identique à lui-même. Dans la même phrase, vous ne pouvez plus unir un sujet à un attribut, puisque entre ces deux instants du devenir le sujet a déjà changé nécessairement et par définition.
Bien plus, dans le même instant, s'il n'y a plus d'être stable sous le changement, s'il n'y a que du changement pur, vous ne pouvez plus l'arrêter au passage, le fixer, le «congeler» pour dire ce qu'il est, car toute son essence est de changer et de n'être jamais identique à lui-même[217].
M. Le Roy nous accorderait toutefois que si le principe de contradiction n'est plus la loi du réel, il demeure «la loi suprême du discours». Mais cette concession nous paraît bien vaine. Toute la valeur du discours étant dans sa conformité avec le réel, on ne peut plus exclure la contradiction dans le discours après l'avoir admise dans le réel. S' «il y a de la contradiction dans le monde», comme l'affirme M. Le Roy[218], il faut bien admettre qu'il y en ait aussi dans le discours et la pensée qui doivent représenter ce réel.
En brisant le principe d'identité ou de contradiction, on brise donc les ressorts essentiels de la raison humaine, on identifie les contraires et l'on verse dans tous les délires du monisme panthéistique[219].
Aristote avait bien saisi toute la gravité de ces conséquences logiques du principe héraclitien et les avait déjà vigoureusement dénoncées.
«Si les contradictoires étaient également vraies, relativement à la même chose, écrivait-il, dès lors tout serait confondu avec tout. Ce serait une seule et même chose qu'une galère, un mur et un homme, si l'on peut indifféremment tout affirmer ou tout nier.... Un homme n'est évidemment pas une galère, mais il l'est ainsi dans le panthéisme d'Anaxagore, pour lequel toutes choses sont confondues les unes avec les autres, et par là même il n'y a plus rien qui soit réellement existant.... Car s'il est vrai que tel être soit homme et en même temps non-homme, indifféremment, il n'y a plus réellement ni homme ni non-homme.»[220]
Cette réfutation par l'absurde du monisme d'Héraclite et d'Anaxagore n'est pas moins décisive contre celui de M. Bergson. Celui-ci ne fait que rajeunir l'exemple de la galère, du mur et de l'homme lorsqu'il nous répète avec une insistance inquiétante que, pour lui, «un verre d'eau, l'eau, le sucre et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions».[221] Pour le monisme contemporain, en effet, comme pour le monisme antique, toute distinction réelle des êtres est une illusion, le fond de leur être étant le même.
Voilà où nous conduit l'identité des contraires. Et, comme la contradiction systématique finit par se détruire elle-même, voici la dernière conséquence également dénoncée par Aristote.
«Prétendre que l'être et le non-être sont identiques, c'est admettre l'éternel repos des choses et non leur éternel devenir. Il n'y a rien, en effet, dans ce système en quoi puissent se transformer les êtres, puisque tout est identique à tout»[222] Si tout est identique, assurément, changer serait demeurer identique, et le changement lui-même n'a plus de sens.
Voici donc qu'en soutenant que le mouvement seul existe, on a rendu impossible le mouvement lui-même, justifiant ainsi la critique finale d'Aristote: «Le malheur commun de toutes ces belles théories, c'est, comme on l'a répété cent fois, de se réfuter elles-mêmes.»[223]
Elles détruisent en même temps toute science philosophique. La vérité devenant insaisissable et inaccessible à l'esprit humain, on ne peut plus prétendre à la poursuivre sérieusement[224]. La philosophie cesse d'être une science pour devenir un art. Son objet n'est plus la recherche de ce qui est, mais de ce qui plaît. Tel est le nouveau critère. Un tableau du système du monde tracé a priori, enlevé de chic, revêtu de couleurs étranges, originales et séduisantes—qu'il soit ou non conforme, au monde réel,—s'il peut plaire, sera tenu pour vrai, d'autant plus vrai qu'il plaira davantage par sa hardiesse surtout et sa nouveauté.
Un exemple des plus remarquables va nous en être offert par M. Bergson lui-même. Il va dérouler sous nos yeux, comme dans une vision fantastique, toute la préhistoire et la généalogie des êtres animés et inanimés qui ont peuplé tous les mondes. Après avoir plaisanté l'Ontologie des anciens avec son ambition insensée de connaître les essences des choses, lui-même va les dépasser d'audace en nous découvrant les secrets préhistoriques de la genèse des corps et des esprits et de l'intelligence elle-même: «Le moment est venu, paraît-il, de tenter une genèse de l'intelligence en même temps qu'une genèse des corps.»[225]
V
L'ÉVOLUTION DES MONDES.
1. Exposé.—La réfutation de tous les systèmes évolutionnistes tentés jusqu'à ce jour est une des parties les plus intéressantes et les plus solides de l'Evolution créatrice, dont nous entreprenons l'analyse et la critique. M. Bergson s'y montre juste, mais impitoyable pour ses prédécesseurs.
Herbert Spencer est assez malmené. Dès les premières pages de sa préface, l'auteur se hâte de s'attaquer «au faux évolutionnisme de Spencer, qui consiste à découper la réalité actuelle, déjà évoluée, en petits morceaux non moins évolués, puis à la recomposer avec ces fragments et à se donner ainsi, par avance, tout ce qu'il s'agit d'expliquer»[226]. Plus tard, il comparera ironiquement sa méthode au jeu de cet enfant qui colle une image toute faite sur un carton, le découpe en petits morceaux, juxtapose ensuite ces fragments et finit par croire que l'image totale ainsi obtenue a été produite par lui, comme s'il en avait produit le dessin et la couleur. L'évolution vraie des choses ne peut donc ressembler en rien à la juxtaposition, si habile qu'elle soit, des fragments de l'évolué[227].
La théorie de Fichte[228], quoique un peu moins «dénuée de sens philosophique» que celle de Spencer, ne le conduit guère plus loin. Celui-ci était parti de l'inorganique et prétendait, en le compliquant avec lui-même, reconstituer la vie et la pensée. Celui-là, par un decrescendo habilement ménagé, part de l'intelligence et de la vie pour redescendre peu à peu jusqu'à la matière brute. L'un compose et complique avec des éléments donnés, l'autre décompose et dégrade, mais toujours avec des éléments donnés dont on n'indique pas la genèse, alors que l'évolution a précisément pour but de l'expliquer. Le grand tort des uns et des autres est aussi de ne pas voir «la coupure» entre l'inorganisé et l'organisé et de prétendre les tirer l'un de l'autre.
Cette illusion fondamentale étant commune à tous les systèmes d'évolution par simple mécanisme, M. Bergson ne cesse à tout propos de la démasquer et de la confondre.
Le darwinisme n'y échappe point. N'a-t-il pas, lui aussi, la prétention d'expliquer l'évolution par de simples causes accidentelles et extérieures? L'adaptation aux milieux ambiants, la lutte pour la vie, la sélection par le hasard des batailles, la transmission héréditaire des caractères acquis fortuitement ... tout cela sent encore trop le mécanisme, puisque la cause intérieure de l'évolution, l'élan vital originel et sa direction privilégiée en sont rigoureusement exclus.
Le néo-darwinisme[229] est un peu plus heureux quand il recourt, pour expliquer les variations, à des différences inhérentes au germe dont l'individu est porteur, et non pas aux démarches accidentelles de cet individu au cours de sa carrière. Mais ce que M. Bergson ne peut admettre, c'est que ces différences inhérentes au germe soient purement accidentelles et individuelles, alors que tout concourt à prouver qu'elles sont le développement d'une impulsion générale et originelle qui passe de germe en germe à travers les individus et leur imprime sa marque, soit dans la même ligne, soit dans des branches latérales si divergentes que nous sommes tout surpris d'y voir réapparaître certains traits originels que l'on croyait disparus. Ainsi, par exemple, nous retrouvons de grandes similitude dans la structure de l'œil chez des espèces très éloignées et qui n'ont pas du tout la même histoire. Les vertébrés et tel mollusque, l'homme et le Peigne, ont une même rétine. C'est donc là une empreinte d'une même tendance originelle[230].
D'ailleurs, la théorie nouvelle des mutations brusques de M. de Vries est venue modifier profondément le darwinisme sur ce point. La tendance à changer brusquement au bout de certaines périodes ne peut plus être dite accidentelle et individuelle. Malheureusement, cette théorie est encore trop jeune pour qu'elle soit vérifiée. M. de Vries n'apporte qu'un seul fait, d'ailleurs contestable, dans le règne végétal et aucun dans le règne animal[231].
Lamarck et les néo-lamarckiens[232] sont mieux inspirés lorsqu'ils reconnaissent pour cause essentielle des changements une force, un effort intérieur, ou encore un besoin, puisque leur maxime est que le besoin crée l'organe. Mais ils ont grand tort de considérer cet effort comme individuel. L'effort par lequel une espèce modifie ses organes ou ses instincts doit être une chose bien plus profonde et qui ne dépend pas uniquement des circonstances ni des individus, quoique les individus y collaborent, et il n'est pas purement accidentel, quoique l'accident y tienne une large place.
A ces critiques générales des divers systèmes évolutionnistes, M. Bergson en ajoute de particulières, dont nous relèverons les deux plus intéressantes sur l'insuffisance de l'adaptation aux milieux ambiants et l'insuffisance de l'hérédité.
Voici la première: «Il est bien évident qu'une espèce disparaît quand elle ne se plie pas aux conditions d'existence qui lui sont faites. Mais autre chose est de reconnaître que les circonstances extérieures sont des forces avec lesquelles l'évolution doit compter, autre chose soutenir qu'elles sont les causes directrices de l'évolution. Cette dernière thèse est celle du mécanisme. Elle exclut absolument l'hypothèse d'un élan originel, je veux dire d'une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes. Cet élan est pourtant visible.... La vérité est que l'adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui même. La route qui mène à la ville, est bien obliger de monter les côtes et de descendre les pentes, clic s'adapte aux accidents du terrain; mais les accidents de terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus imprimé sa direction.»[233]
L'on ne saurait mieux dire; c'est décisif. La seconde critique ne l'est pas moins.
D'abord les faits nous montrent, d'une manière irréfragable, que la transmission héréditaire des caractères acquis est l'exception et non la règle. Cette simple remarque suffirait à renverser tous les systèmes déjà critiqués. Mais il y a plus, l'exception même devient inexplicable:
«Comment attendre d'elle (de l'hérédité) qu'elle développe (peu à peu) un organe tel que l'œil? Quand on pense au nombre énorme de variations, toutes dirigées dans le même sens, qu'il faut supposer accumulées les unes sur les autres pour passer de la tache pigmentaire de l'Infusoire à l'œil du Mollusque ou du Vertébré, on se demande comment l'hérédité, telle que nous l'observons, aurait jamais déterminé cet amoncellement de différences, à supposer que des efforts individuels eussent pu produire chacune d'elles en particulier.»[234]
Des efforts accidentels et individuels ne suffisent donc pas à expliquer cette «marche à la vision» vers le plus parfait des organes visuels, tel que l'œil du vertébré. Au-dessus des individus, incapables de se concerter entre eux pour un tel but, au-dessus des circonstances accidentelles et fortuites, il faut placer une force supérieure qui les domine et les dirige. Elle seule peut empêcher l'évolution d'être un écoulement aveugle et chaotique, comme l'eau qui déborde, tantôt bienfaisante et tantôt destructrice. Il faut une direction. C'est dire qu'aucun des systèmes évolutionnistes imaginés jusqu'à ce jour n'est capable de résoudre le problème de l'évolution.
Voilà une critique, à nos yeux péremptoire, de l'évolutionnisme, et—quoiqu'il ne l'ait point inventée—nous devons savoir gré à M. Bergson de nous l'avoir si bien exposée. Reste à examiner ce qu'il va nous proposer de mettre à la place, car il ne suffit pas de détruire, il faut encore et surtout remplacer.
D'abord—et ce procédé par antithèse n'est plus pour nous surprendre, —M. Bergson maintient quand même, et malgré tous ses échecs successifs, le principe de l'évolution universelle, s'étendant à tous les êtres sans exception. Principe dont nous avons montré ailleurs[235] l'étendue exagérée, car si les faits peuvent nous suggérer d'admettre des évolutions partielles d'une multitude de types primitifs, animaux et végétaux, aucun fait n'autorise la négation de ces types primitifs, aucun ne favorise l'hypothèse de l'évolution universelle s'étendant de la molécule inorganique jusqu'à l'homme et à l'intelligence humaine. Bien loin de là, tous les faits scientifiques, non moins que les impossibilités rationelles qu'elle implique, la contredisent ouvertement.
Cependant, M. Bergson s'obstine à retenir le principe, et la raison de cette obstination, commune à un si grand nombre de penseurs contemporains, nous la trouvons clairement formulée dans cet aveu d'un de ses collègues en Sorbonne, professeur d'anatomie comparée, et qui n'est nullement suspect d'attaches religieuses: «Je suis absolument convaincu, écrivait-il, qu'on est ou qu'on n'est pas transformiste, non pour des raisons tirées de l'histoire naturelle, mais en raison de ses opinions philosophiques. S'il existait une hypothèse scientifique autre que le transformisme pour expliquer l'origine des espèces (sans recourir à Dieu), nombre de transformistes actuels abandonneraient leur opinion actuelle comme insuffisamment démontrée.»[236]
L'hypothèse de l'évolution universelle et absolue est donc comme la «carte forcée» pour tous ceux qui veulent masquer leur prétention irrationnelle de se passer de Dieu, et cela nous explique la vraie portée des paroles suivantes:
«En soumettant ainsi les diverses formes actuelles de l'évolutionnisme à une commune épreuve, en montrant qu'elles viennent toutes se heurter à une même insurmontable difficulté, nous n'avons nullement l'intention de les renvoyer dos à dos....»[237], mais seulement de les transformer et de les remplacer par une hypothèse nouvelle qui évitera les écueils où toutes les autres sont venues se heurter et se briser.
Le premier de ces écueils, c'était, nous semble-t-il, le souci de faire concorder la théorie avec les faits. Or, ce but est impossible à atteindre, attendu que «les documents nous manquent pour reconstituer cette histoire de l'évolution»[238]. Il vaut donc bien mieux, d'après M. Bergson, s'en tenir à des généralités, d'autant que la philosophie «n'est pas tenue aux mêmes précisions que les sciences»[239]. La philosophie, que l'on avait fait descendre du ciel sur la terre, va donc remonter un instant dans les nuages pour s'y mouvoir plus à son aise.
Le deuxième écueil était la préoccupation constante d'accorder la théorie avec les premiers principes de la raison, notamment avec le principe de causalité. On supposait toujours qu'en évoluant un être ne pouvait produire que ce qu'il contenait déjà en puissance. Tout était donc donné, à l'origine de l'évolution, au moins à l'état virtuel ou de puissance. Ainsi, par exemple, deux espèces voisines, comme le singe et l'homme, étaient supposées descendre d'un ancêtre commun, à caractères encore indécis, ni homme ni singe, mais pouvant évoluer dans l'un ou l'autre sens, le genre contenant virtuellement les espèces.
C'était encore là un but chimérique, impossible à atteindre, au moins dans l'état actuel de la science. Aussi «les généalogies qu'on nous propose pour les diverses espèces sont le plus souvent problématiques. Elles varient avec les auteurs, avec les vues théoriques dont elles s'inspirent, et soulèvent des débats que l'état actuel de la science ne permet pas de trancher»[240].
Il est donc beaucoup plus simple de s'en passer et de supposer que l'évolution, au lieu de dérouler peu à peu les germes qu'elle portait dans ses flancs, a créé de toute pièce tout ce qu'elle a produit. L'évolution ne sera plus une simple évolution novatrice, mais une création qui se poursuit sans fin en vertu d'un mouvement initial[241]. De là le nom assez contradictoire, mais significatif d'Evolution créatrice. Dès lors, plus n'est besoin de trouver des ancêtres communs, des types génériques d'où sortiraient des espèces: tout peut sortir de tout, grâce à l'hypothèse d'une création perpétuelle[242].
Débarrassé de la sorte de tous ces vains scrupules, d'accord avec les premiers principes de la raison ou de concordance avec les faits, on devine combien notre auteur va se mouvoir à son aise dans la description qu'il va nous faire de l'évolution des êtres organisés ou inorganisés, soit sur notre terre, soit «sur d'autres planètes, dans d'autres systèmes solaires»[243]. Et c'est l'intuition grandiose de ce poète ou de ce voyant que nous avons hâte d'analyser, après avoir prié le lecteur de vouloir bien se rappeler la fameuse notion bergsonienne du Temps, véritable inspiratrice des théories nouvelles.
Au commencement était le Temps, et le Temps était un principe psychique, doué d'activité, car «un temps dépourvu d'efficace, du moment qu'il ne fait rien, n'est rien»[244]. Comment le définir? C'est bien impossible, car, étant un produit de l'intuition, il ne rentre dans aucune des catégories de l'intelligence. Cependant, «faute d'un meilleur mot»[245], nous avons déjà vu qu'il l'appelle conscience ou superconscience, mais plus souvent vie, élan vital, courant de vie, création incessante, ou exigence de création, invention, choix, liberté, intuition, vouloir, progrès, etc.
Cette puissance cosmique n'est pourtant pas infinie, mais strictement limitée et imparfaite, car «il ne faut pas oublier, dit-il, que la force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée qui toujours cherche à se dépasser elle-même et toujours reste inadéquate à l'œuvre qu'elle tend à poursuivie»[246]. Or, voici comment l'évolution de cette force originelle s'est tout à coup produite sans aucune cause assignable. «A un certain moment, en certains points de l'espace, un courant bien visible a pris naissance: ce courant de vie, traversant les corps qu'il a organisés tour à tour, passant de génération en génération, s'est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus, sans rien perdre de sa force, s'intensifiant plutôt à mesure qu'il avançait.»[247]
Toutefois, cette marche de l'évolution n'est pas chose si simple, car, au lieu de ne prendre qu'une seule direction et de décrire une trajectoire unique, comme celle d'un boulet de canon, elle s'est fragmentée en un nombre considérable de directions. «Nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d'obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps....
Quand l'obus éclate, sa fragmentation particulière s'explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu'il renferme et par la résistance que le métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes: la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive—due à un équilibre instable de tendances—que la vie porte en elle.»
«La résistance de la matière brute est l'obstacle qu'il fallut tourner d'abord. La vie semble y avoir réussi à force d'humilité (!) en se faisant très petite et très insinuante, biaisant avec les forces physiques et chimiques, consentant même à faire avec elles une partie du chemin, comme l'aiguille de la voie ferrée quand elle adopte pendant quelque temps la direction du rail dont elle veut se détacher.» Voilà pourquoi les premières formes de la vie furent d'une simplicité extrême, se distinguant à peine des formes inorganiques. Elles devaient être comparables à celles de nos Amibes, mais avec, en plus, «la formidable poussée intérieure qui devait les hausser jusqu'aux formes supérieures de la vie»[248].
«Mais les causes vraies et profondes de division étaient celles que la vie portait en elle. Car la vie est une tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son clan.»[249]
L'histoire de l'évolution consistera donc à démêler le nombre de ces directions divergentes, à en apprécier l'importance relative, à en faire le dosage pour mettre en relief les directions principales. Or, l'on voit, du premier coup d'œil, que les «bifurcations, au cours du trajet, ont été nombreuses, mais il y a eu beaucoup d'impasses à côté de deux ou trois grandes routes; et de ces routes elles-mêmes, une seule, celle qui monte le long des vertébrés jusqu'à l'homme, a été assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie.»[250]
D'abord, l'élan originel, quoique simple et unique, s'est partagé entre deux grandes lignes d'évolution divergentes: le végétal d l'animal. La preuve que c'est bien le même élan vital qui s'est ainsi divisé, c'est que quelque chose du tout subsiste encore dans les parties, comme une empreinte originelle. Ainsi nous retrouvons dans les organismes les plus différents des organes semblables ou analogues, «comme des camarades séparés depuis longtemps gardent les mêmes souvenirs d'enfance»[251]. C'est donc bien le même élan primitif qui se continue dans les voies les plus diverses.
Comme exemple de ces «analogies profondes», M. Bergson cite «la génération sexuée: elle n'est peut-être qu'un luxe pour la plante, mais il fallait que l'animal y vînt, et la plante a dû y être portée par le même élan qui y poussait l'animal, élan primitif, originel, antérieur au dédoublement des deux règnes. Nous en dirons autant de la tendance du végétal à une complexité croissante. Cette tendance est essentielle au règne animal, que travaille le besoin d'une action de plus en plus étendue, de plus en plus efficace. Mais les végétaux, qui se sont condamnés (!) à l'insensibilité et à l'immobilité, ne présentent la même tendance que parce qu'ils ont reçu au début la même impulsion»[252].
Quoi qu'il en soit de la force ou de la faiblesse de tels arguments, examinons la division prétendue de l'élan vital originel entre les deux règnes, végétal et animal.
Pour la comprendre, il faudrait tout d'abord connaître les ressemblances et surtout les différences caractéristiques de la plante avec l'animal. Malheureusement, aux yeux de M. Bergson, aucun caractère précis ne les distingue, et toute définition, jusqu'à ce jour, a échoué. Tout au plus pourra-t-on les distinguer par leur tendance à accentuer trois caractères plus remarquables[253].
1° Leur mode d'alimentation. Les végétaux tirent leur nourriture, en particulier le carbone et l'azote, directement des substances minérales; l'animal, des substances végétales et déjà élaborées par la vie. Mais cette loi souffre des exceptions: ainsi les champignons s'alimentent comme les animaux, et l'on connaît des plantes insectivores, telles que le Droséra, la Dionée, la Pinguicula, etc. Il n'en est pas moins vrai que les végétaux se distinguent des animaux, pris en bloc, par leur pouvoir de créer de la matière organique aux dépens de l'inorganique.
2° La tendance des végétaux à l'immobilité et des animaux à la mobilité est une conséquence de leur mode d'alimentation. La plante n'a pas besoin de se déranger pour se nourrir. Trouvant tout ce qu'il lui faut autour d'elle dans la terre imbibée de sucs, elle y reste fixée. L'animal, au contraire, est obligé de chercher sa nourriture, et partant de se mouvoir pour la trouver. Voilà pourquoi la cellule végétale s'entoure d'une membrane de cellulose qui la condamne à l'immobilité, tandis que les animaux supérieurs ont des organes sensoriels pour reconnaître leur proie, des organes locomoteurs pour la saisir, et les animaux inférieurs, tels que les Amibes, ont au moins des pseudopodes qu'ils lancent de divers côtés pour saisir les matières organiques éparses dans une goutte d'eau. Les exceptions à cette seconde loi, pas plus qu'à la première, n'empêchent leur généralité caractéristique.
Mais ces tendances à la fixité ou à la mobilité ne sont encore que des signes superficiels d'une autre tendance encore plus profonde, la tendance au réveil ou à l'atrophie de la conscience.
3° Entre la mobilité et la conscience, en effet, il y a un rapport évident. La conscience est-elle cause ou effet de la mobilité? L'un et l'autre sont vrais. C'est la conscience qui fait mouvoir, mais le mouvement, à son tour, stimule et développe la conscience, comme l'absence de mouvement tend à l'atrophier. De ce point de vue, dit M. Bergson, «nous définirons l'animal par la sensibilité et la conscience éveillée, le végétal par la conscience endormie et l'insensibilité»[254].
Et que l'on n'objecte pas que la sensibilité et la mobilité ont pour condition nécessaire un système nerveux. Autant vaudrait dire qu'un être vivant qui n'a pas d'estomac est incapable de se nourrir. La vérité est que le système nerveux est né, comme les autres systèmes, d'une division du travail. Il ne crée pas la fonction, il la développe seulement en la portant à son maximum d'intensité et de précision. «C'est dire que le plus humble organisme est conscient dans la mesure où il se meut librement.»[255] Et voilà pourquoi la plante, qui s'est fixée au sol, n'a pu se développer dans le sens de l'activité consciente. Mais sa conscience n'est pas nulle pour cela, elle est seulement endormie. Et, de même qu'elle peut se réveiller chez certains végétaux qui ont reconquis leur mobilité et leur liberté—tels que les zoospores des Algues,—ainsi elle peut s'atrophier et s'endormir chez des animaux dégénérés en parasites immobiles. Conscience et inconscience n'en marquent pas moins les deux directions générales et opposées de l'animal et du végétal[256].
—Inutile d'interrompre ici cette analyse de l'hypothèse bergsonienne pour en montrer au lecteur le caractère tout a priori. Attribuer aux plantes une conscience—inconsciente—dont elles n'ont jamais donné aucun signe, ce n'est pas s'appuyer sur des faits, mais sur un système en l'air et sans aucune base expérimentale. Quant aux prétendus végétaux mobiles et conscients, il n'y a aucune raison sérieuse de ne pas les classer parmi les animaux. Aristote a créé pour eux le nom caractéristique de zoophytes, qui leur est resté.
Après cette parenthèse, poursuivons notre exposé de l'évolution bergsonienne.
L'élan vital s'est donc partagé en un double courant: l'un évolue dans le sens de l'activité locomotrice et par conséquent d'une conscience de plus en plus intense, laissant l'autre courant suivre la marche inverse. Celui-ci crée le monde des plantes; celui-là le monde animal. Mais la raison de ce partage? Pourquoi cette division en plusieurs règnes, et même cette division en une multitude d'individus dans chaque règne?
M. Bergson ne peut répondre par l'utilité, la beauté et la grandeur de ce plan de la création, puisqu'il n'admet pas de plan prévu et voulu. Sa réponse n'en sera que plus curieuse et plus instructive.
«A la rigueur, dit-il, rien n'empêcherait d'imaginer un individu unique en lequel, par suite de transformations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l'évolution de la vie. Ou encore, à défaut d'un individu unique, on pourrait supposer une pluralité d'individus se succédant en une série unilinéaire.»[257] Pourquoi donc l'évolution s'est-elle faite sur des lignes divergentes et par l'intermédiaire de millions d'individus?—C'est que l'élan originel a acquis peu à peu une multitude de tendances diverses qui ne pouvaient croître sans devenir incompatibles entre elles et tendre à se séparer en des voies différentes[258]. Or, parmi ces tendances, il y en avait deux fondamentales et opposées: l'une vers l'activité, l'autre vers le repos; l'une vers le «travail», l'autre vers la «paresse». La première a produit le monde animal, la seconde, le monde végétal.
«Les deux tendances, qui s'impliquaient réciproquement sous une forme rudimentaire, se sont dissociées en grandissant. De là, le monde des plantes avec sa fixité et son insensibilité; de là, les animaux avec leur mobilité et leur conscience. Point n'est besoin, d'ailleurs, pour expliquer ce dédoublement, de faire intervenir une force mystérieuse. Il suffit de remarquer que l'être vivant appuie naturellement vers ce qui lui est le plus commode, et que végétaux et animaux ont opté (?), chacun de leur côté, pour deux genres différents de commodité dans la manière de se procurer le carbone et l'azote dont ils avaient besoin.... Ce sont deux manières différentes de comprendre le travail, ou, si l'on aime mieux, la paresse.... Le même élan qui a porté l'animal à se donner des nerfs et des centres nerveux a dû aboutir, dans la plante, à la fonction chlorophyllienne.»[259]
Que cette explication soit ingénieuse, je le veux bien. Mais qu'elle soit vraiment satisfaisante pour l'esprit, j'en doute fort. Nous dire que les végétaux et animaux ont opté, chacun de leur côté, pour les formes les plus commodes, c'est les supposer déjà existants au lieu de nous expliquer leur genèse. Ajouter que la forme animale est plus commode aux besoins de l'animal, et la forme végétale aux besoins du végétal, c'est contradictoire à l'hypothèse où il n'y a encore ni animal ni végétal, et où les besoins sont les mêmes dans l'Elan vital originel.
Que si l'on veut parler de leurs besoins futurs, lorsqu'ils seront devenus plantes ou animaux, cette prévision du futur et cette merveilleuse adaptation des organes à des besoins futurs prouvent au contraire la conception d'un plan et la réalisation de ce plan, dont M. Bergson ne voudrait à aucun prix, et qui pourtant s'impose à celui qui analyse ce fait d'une évolution sagement prévoyante et adaptant à l'avance les organismes à leurs besoins futurs.
Allons plus loin, et disons que ces deux tendances à l'action et au repos s'allient fort bien dans le même être et ne sont pas une cause suffisante de dédoublement et de divorce. Ce sont deux moitiés du même programme tour à tour applicables. Et «l'oubli, par chaque règne—animal et végétal,—d'une des deux moitiés du programme»[260]—que M. Bergson, sans l'adopter, ne juge pas impossible,—nous paraît au contraire absolument invraisemblable. Tous les êtres vivants de la nature agissent et sommeillent tour à tour, et le sommeil des plantes elles-mêmes, surtout dans leurs périodes d'hibernation, sont des faits élémentaires. L'explication proposée est donc beaucoup trop raffinée, car elle devient purement verbale: verba et voces.
Il est tellement arbitraire de vouloir caractériser l'animalité par la tendance à une mobilité de plus en plus haute, et la vie végétative par une tendance contraire à une fixité et une somnolence de plus en plus grandes, que les faits et les lois biologiques se montrent réfractaires à une telle explication. Nous constatons, par exemple, que chaque espèce bien caractérisée, soit animale, soit végétale, a une tendance invincible à se conserver, et nullement à varier sans cesse. Si la main de l'homme leur fait violence par des accouplements contre nature, elles sont infécondes ou leurs produits hybrides font bien vite retour au type primitif. Cette loi fondamentale du «retour» révèle bien leur tendance à la fixité plutôt qu'au perpétuel changement.
Les changements eux-mêmes, lorsqu'ils se produisent accidentellement, tels que les adaptations au milieu ambiant, ne démontrent pas moins leur tendance à se conserver les mêmes au prix de quelques légères concessions de détail. S'ils changent un peu leur forme, c'est pour conserver leur être et assurer leur durée.
Ce contraste entre la permanence ou la fixité des types et la prétendue mobilité perpétuelle de l'élan vital qui les porte est difficilement expliqué par M. Bergson. «On pourrait dire, réplique-t-il, que la vie tend à agir le plus possible, mais que chaque espèce préfère (?) donner la plus petite somme possible d'effort.... La vie est une action toujours grandissante. Mais chacune des espèces à travers lesquelles la vie passe ne vise qu'à sa commodité. Elle va à ce qui demande le moins de peine. S'absorbant dans la forme qu'elle va prendre, elle entre dans un demi-sommeil, où elle ignore à peu près tout le reste de la vie.... Ce sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s'y prolonger sans se distraire (?) de sa direction, comme il arriverait à un sauteur, qui, pour franchir l'obstacle, serait obligé d'en détourner les yeux et de se regarder lui-même.»[261] Ainsi la vie tend au changement, et le vivant tend à la permanence; cependant, la seconde tendance n'est qu'un prolongement de la première, qui n'a pu ainsi se prolonger sans se distraire, et cette «distraction» l'a changée en tendance contraire. Comprenne qui pourra!... Pour nous, nous conclurons qu'il y a contradiction flagrante, non pas au sein de la nature, mais au sein de l'hypothèse bergsonienne. Et ce n'est pas l'image du «sauteur» et de sa «distraction» qui nous convaincra du contraire.
Pour cadrer avec les faits biologiques ou ne pas les heurter trop ouvertement, ce n'est pas seulement des «distractions» accidentelles que M. Bergson va attribuer à son Elan vital, mais encore des accidents plus fâcheux, tels que des cas de paralysie, d'hypnose, de maladresse, d'aliénation, etc. Ecoutons-le: «De bas en haut du monde organisé, c'est toujours un seul grand effort; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires (?), tantôt distrait de ce qu'il doit faire par ce qu'il fait, absorbé par la forme qu'il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu'il paraît avoir triomphé des résistances extérieures (?) et aussi de la sienne propre (?), il est à la merci de la matérialité qu'il a dû se donner.»[262]
En vérité, toute cette «imagerie» nous laisse rêveur, sans nous éclairer même un peu. On se demande quelles sont ces «résistances extérieures» qui ont pu occasionner tant d'accidents à l'Elan vital, puisqu'il est seul au monde; comment il peut se dédoubler lui-même pour avoir à lutter contre sa «résistance propre», comment il peut «se donner une matérialité» hostile pour se combattre ainsi lui-même. Autant d'affirmations, autant de mystères!
Nous cherchons avec avidité quelque lumière à la page suivante, et nous y lisons que tout s'explique facilement par une «différence de rythme». Voici le procédé:
«La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même; les manifestations particulières de la vie n'acceptent cette mobilité qu'à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là va toujours de l'avant, celles-ci voudraient piétiner sur place. L'évolution en général se ferait autant que possible en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables et contrefont si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leurs formes n'est que le dessin d'un mouvement.»[263]
C'est donc toujours ici lu même «imagerie». La lanterne magique y remplace le raisonnement. Encore n'est-elle pas très bien éclairée.
La vie «en général» et la vie «individuelle et concrète» sont entre elles comme l'ombre et la réalité. Or, on ne comprend pas que l'ombre ne suive plus la réalité et puisse avancer ou retarder sur elle. C'est là une «différence de rythme» invraisemblable. Quant à opposer la vie «abstraite» et la vie «concrète» pour se donner le spectacle de les voir aux prises, luttant ensemble, comme deux athlètes différents, c'est réaliser des abstractions à un degré où l'abus des «entités scolastiques» n'avait jamais encore atteint.
Quoi qu'il en soit de ces subtilités vertigineuses, il semble que l'Elan vital, ne luttant que contre lui-même, aurait dû être toujours vainqueur, comme ces joueurs timorés qui ne jouent ou ne parient qu'avec eux-mêmes et ne peuvent ainsi jamais perdre. Mais il n'en est rien.
«Chacune des espèces successives que décrivent la paléontologie et la zoologie fut un succès remporté par la vie.» Et ces succès furent rares: «L'insuccès apparaît comme la règle, le succès comme exceptionnel et toujours imparfait. Nous allons voir que des quatre grandes directions où s'est engagée la vie animale, deux ont conduit à des impasses.»[264]
En effet, dès que végétaux et animaux se furent séparés de leur souche commune, le végétal s'endormant dans l'immobilité, l'animal, au contraire, s'éveillant dans une mobilité de plus en plus parfaite, et pour cela marchant à la conquête d'un système nerveux, le premier effort du règne animal dut sans doute aboutir à créer des organismes très simples, semblables à certains de nos vers, et qui furent la souche commune des Echinodermes, des Mollusques, des Arthropodes et des Vertébrés.
Mais un danger les guettait, un obstacle faillit arrêter l'essor de toute la vie animale. Ces premières espèces s'emprisonnèrent dans une enveloppe plus ou moins dure qui gênait ou paralysait leurs mouvements. Les Mollusques s'enfermèrent dans une coquille, les Echinodermes dans une peau dure et calcaire, les Arthropodes dans une carapace; certains poissons dans une enveloppe osseuse, et cela dans un but de défense pour se rendre indévorables. Mais cette cuirasse, derrière laquelle l'animal se mettait à l'abri, le gênait dans ses mouvements et parfois l'immobilisait, le condamnant pour ainsi dire à un demi-sommeil. C'est dans cette torpeur que vivent encore nos Mollusques et nos Echinodermes. Heureusement que les Arthropodes et les Vertébrés ont su échapper à ce péril, grâce à une «circonstance heureuse» que M. Bergson ne nous indique pas. C'est à cette «circonstance heureuse» que tient l'épanouissement actuel des formes les plus hautes de la vie.
Dans ces deux directions, en effet, nous voyons la poussée de la vie vers le mouvement reprendre le dessus. Les Poissons échangent leur cuirasse ganoïde pour des écailles qui permettent leur mobilité. Les insectes se débarrassent de la cuirasse, qui protégeait leurs ancêtres. C'est leur agilité même qui leur permettra aujourd'hui d'échapper à leurs ennemis et, au besoin, de prendre l'offensive et d'attaquer pour se mieux défendre.
Mais l'intérêt particulier ou la plus grande commodité n'est encore qu'une explication superficielle de la transformation des espèces. La cause profonde est l'impulsion qui lança la vie dans le monde, et qui, dans le monde animal menacé de s'assoupir, obtint, sur quelques points tout au moins, qu'on se réveillât et qu'on allât de l'avant.
Sur les deux voies où s'élevaient les Vertébrés et les Arthropodes, le développement a consisté dans le progrès du système nerveux sensori-moteur, qui facilite de plus en plus la variété des mouvements. Mais cette marche à la conquête d'un système nerveux s'est faite dans deux directions divergentes. Il suffit d'un coup d'œil jeté sur le système nerveux des Arthropodes et celui des Vertébrés pour s'en convaincre[265].
Malgré cette dualité de plan, le progrès consistera toujours à compliquer les mécanismes du système nerveux, c'est-à-dire à multiplier les carrefours où s'entre-croisent les voies sensorielles et les voies motrices pour augmenter avec le nombre des directions possibles du mouvement la latitude de choix de l'animal; en un mot, à accroître sa mobilité pour accroître parallèlement son degré de conscience[266].
En effet, «l'être vivant est un centre d'action», et sa perfection ne peut consister que dans la perfection de son activité motrice, soit automatique, soit volontaire, à laquelle toutes les autres facultés sont subordonnées. Voilà pourquoi «l'indépendance des mouvements devient complète chez l'homme, dont la main peut exécuter n'importe quel travail»[267].
Mais ce n'est pas là tout le progrès. Derrière le développement organique et visible de cette activité motrice on devine, un développement parallèle des deux puissances invisibles d'abord confondues au sein de l'Elan vital: l'instinct et l'intelligence.
Comment définir ces deux nouvelles puissances? M. Bergson nous a déjà annoncé que toute définition en était impossible. Pour y suppléer, il va s'appliquer à nous décrire le sens de leur direction.
Il semble bien que l'une et l'autre soient des modes de connaissance, mais tellement opposées qu'elles sont deux natures irréductibles, bien loin d'être des degrés, supérieur ou inférieur, de la même connaissance.
«L'évolution du règne animal s'est accomplie sur deux voies divergentes dont l'une allait à l'instinct et l'autre à l'intelligence.... La différence entre elles n'est pas une différence d'intensité ni plus généralement de degré, mais de nature.»[268]
Ici, nous sommes heureux de nous trouver d'accord avec M. Bergson et lui savons gré d'avoir insisté sur ce point capital, malgré toutes les réserves que nous aurions à faire sur les développements qu'il va nous donner de sa thèse fondamentale.
Si tant de philosophes ont été tentés de voir dans l'intelligence et l'instinct des activités de même ordre dont la première serait d'un degré supérieur à la seconde, alors que ce sont des natures différentes, c'est que les deux activités, après s'être entre-pénétrées dans l'Elan vital originel, se retrouvent l'une et l'autre, à la fois, quoique à des degrés divers, chez tous les animaux. De même qu'on retrouve quelques degrés bien diminués d'instinct chez l'homme intelligent, on retrouve aussi quelques faibles degrés d'intelligence dans la brute. Seule, la proportion diffère.
—Inutile d'ouvrir ici une parenthèse pour montrer l'équivoque de ce mot intelligence appliqué à la brute. Nous l'avons expliqué ailleurs[269] et démontré assez longuement. Le lecteur est édifié. Poursuivons notre analyse:
Il n'y a pas d'intelligence où l'on ne découvre, à côté, des traces d'instinct; pas d'instinct qui ne soit entouré d'une frange d'intelligence[270]. Et c'est cette frange d'intelligence ou d'instinct qui a causé tant de méprises. De leur union, on a conclu faussement à leur identité. En réalité, ils ne s'accompagnent que parce qu'ils se complètent; et ils ne se complètent que parce qu'ils sont différents.
La vie étant un effort pour obtenir certaines choses de la matière brute, on ne peut s'étonner que l'instinct et l'intelligence soient deux méthodes variées et même opposées pour agir sur la matière inerte. Ce sont deux méthodes de fabrication. L'intelligence est la faculté de fabriquer des objets artificiels (inorganiques), en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication.—Au contraire, l'instinct est une faculté d'utiliser et même de construire des instruments organisés[271]. Voici les avantages et les inconvénients de ces deux modes d'activité. L'instinct, trouvant à sa portée des instruments organiques merveilleux qui se fabriquent et se réparent eux-mêmes, fait tout de suite, sans apprentissage, avec une perfection souvent admirable, ce qu'il est appelé à faire. En revanche, il est nécessairement spécialisé et limité à un objet déterminé.
Au contraire, l'intelligence n'emploie que des instruments imparfaits et fabriqués par elle au prix d'un grand effort, mais le champ de son action est illimité, grâce aux formes infiniment variées qu'elle sait donner à ses instruments. Chacune de ses inventions crée un besoin nouveau; en sorte qu'au lieu de fermer, comme l'instinct, le cercle d'action où il se meut automatiquement, elle élargit de plus en plus ce cercle et étend de plus en plus loin sa sphère d'activité.
Mais cette supériorité de l'intelligence sur l'instinct n'apparaît que tard, lorsqu'elle fabrique des machines à fabriquer.
Au début, les avantages et les inconvénients se balancent si bien qu'il est difficile de dire lequel des deux assurera à l'être vivant un plus grand empire sur la nature[272]. L'intelligence a encore plus besoin de l'instinct que l'instinct de l'intelligence. Celle-ci ne devient maîtresse et indépendante que chez l'homme; c'est alors le congé définitif que l'instinct reçoit de l'intelligence. Il n'en est pas moins vrai que la nature a dû hésiter entre ces deux modes d'activité: l'un assuré du succès, mais limité dans ses effets; l'autre aléatoire, mais indéfini dans ses conquêtes. De son côté était le plus gros risque, mais aussi les plus grands succès.
En résumé: instinct et intelligence représentent deux solutions divergentes, également élégantes, d'un seul et même problème[273].
Toutefois, l'activité qui fabrique a besoin pour s'exercer d'une direction. Si elle est intelligente et consciente, elle se dirigera elle-même; mais si elle est inconsciente et automatique, son mécanisme psychique aura dû être préalablement agencé et monté par un constructeur intelligent. Telle est du moins notre conclusion et celle de tous les philosophes spiritualistes jusqu'à ce jour, pour lesquels l'instinct est une espèce de mémoire ou de sentiment innés provoquant et dirigeant les opérations de l'animal.
M. Bergson ne contredira point complètement cette théorie; il l'étendra même à l'excès jusqu'aux plantes et aux fonctions de la vie végétative. Il dira sans hésiter: «la plante a des instincts: il est douteux, ajoute-t-il, que ces instincts s'accompagnent chez elle de sentiments»[274]. Mais l'opinion lui paraît au moins probable puisqu'il nous parle de l' «amour maternel, si frappant, si touchant, chez la plupart des animaux et observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine», et se plaît à nous décrire «chaque génération penchée sur celle qui suivra»[275].
Quoi qu'il en soit de cette poétique prosopopée, il tient à nous bien montrer que la prétendue inconscience de l'instinct n'est pas encore une inconscience véritable. Ce n'est pas une conscience nulle, dit-il, mais seulement annulée passagèrement par le travail qu'elle commande et dirige: la représentation est alors bouchée par l'action[276]. Mais c'est bien la représentation inconsciente qui a déclanché toute la série des mouvements automatiques de l'instinct.
De là on peut conclure que l'instinct sera orienté vers l'inconscience et l'intelligence vers la conscience. La représentation sera plutôt jouée et inconsciente dans le cas de l'instinct, plutôt pensée et consciente dans le cas de l'intelligence[277].
Les exemples remarquables d'instinct que M. Bergson développe avec une certaine complaisance sont bien connus du lecteur. C'est l'Œstre du cheval qui dépose ses œufs sur les jambes ou les épaules de l'animal, comme s'il savait que sa larve doit, se développer dans l'estomac du cheval et que celui ci, en se léchant, l'y transportera sûrement. C'est le Sphex paralyseur qui sait frapper sa victime à l'endroit précis des centres nerveux de manière à l'immobiliser sans la tuer, et à conserver ainsi une nourriture toujours fraîche, etc.
Ce qui est moins connu du lecteur, c'est l'explication monistique que notre auteur a essayé de nous en donner[278]. Ne pouvant attribuer au Sphex la science d'un entomologiste consommé ni l'art du plus habile chirurgien; d'autre part, ne voulant pas recourir à la Science suprême et à l'art infini de Celui qui a organisé le Sphex, il aime mieux supposer entre le Sphex et sa victime une sympathie (au sens étymologique du mot), comme on l'observe entre deux organes du même individu, qui leur permettrait de communiquer par le fond de leur être, de se saisir mutuellement par le dedans et non plus seulement du dehors par les sens internes, et d'avoir une intuition mutuelle (vécue plutôt que représentée) de ce qui les intéresse l'un l'autre. C'est ce que M. Bergson a nommé une sympathie divinatrice[279].
Il est vrai qu'une telle explication—outre son caractère monistique—a deux autres graves défauts. Elle n'a rien de scientifique, puisqu'elle n'est fondée sur aucun fait, mais seulement sur des a priori. De plus, elle n'est pas intelligible. Et M. Bergson a beau nous répliquer: «Pourquoi l'instinct se résoudrait-il en éléments intelligents? Pourquoi même en termes tout à fait intelligibles?»[280] nous répondrons qu'aux yeux de ce sens commun, si souvent invoqué, une explication qui n'est pas intelligible est purement verbale: verba et voces.
Nous devons ajouter que cette explication se détruit elle-même. Car si tous les êtres ne font qu'un, leur intime compénétration ne devrait pas leur donner seulement une connaissance mutuelle de quelques rares détails—comme pour le Sphex qui ne devine que la vulnérabilité de certains ganglions de la Chenille,—mais la connaissance totale de tout leur être. D'autre part, la Chenille, à son tour, aurait l'intuition des intentions hostiles du Sphex, et la science égale des deux adversaires les neutraliserait. Ainsi l'hypothèse, par son propre excès, se rend insoutenable.
L'évolution bergsonienne n'explique donc pas l'instinct animal pris en général, encore moins la diversité merveilleuse des instincts propres à chaque espèce d'animaux; examinons si elle explique mieux l'intelligence et l'apparition de l'homme sur notre terre.
Il faut rendre cette justice à M. Bergson qu'il a profondément senti la différence radicale, le hiatus infranchissable qui sépare l'homme de la bête. Je dis «senti» plutôt que démontré avec exactitude: ce n'en est pas moins très louable.
Il oppose d'abord le cerveau de l'homme à celui du singe le plus perfectionné. Après avoir rappelé que «la conscience ne jaillit pas du cerveau»[281], mais lui est seulement associée, il ajoute que le cerveau humain est fait—comme tout cerveau—pour monter des mécanismes moteurs, mais qu'il diffère des autres en ce que le nombre des mécanismes qu'il peut monter et, par conséquent, le nombre des déclics entre lesquels il nous donne le choix est indéfini, tandis que les autres sont strictement limités. Or, du limité à l'illimité, il y a, dit-il, toute la distance du fermé à l'ouvert. Ce qui n'est pas une différence de degré, mais de nature.
Radicale aussi, par conséquent, est la différence entre la connaissance de l'animal et l'intelligence de l'homme. Encore la distance du fini à l'infini. Voilà pourquoi «l'invention chez l'animal n'est jamais qu'une variation sur le thème de la routine. Les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes; en tirant sur sa chaîne, il ne réussit qu'à l'allonger. Avec l'homme, au contraire, la conscience libre brise sa chaîne. Chez l'homme, et chez l'homme seulement, elle se libère».
Toute l'histoire de la vie, jusque-là, se résumait dans un grand effort de la conscience pour soulever la matière, suivi d'un écrasement plus ou moins complet de la conscience par la matière qui retombait sur elle. L'entreprise de se libérer était paradoxale. Mais l'homme était le mieux armé, par la supériorité de son cerveau, par la puissance de la parole et celle de la vie sociale. Ces trois pouvoirs «disent, chacun à sa manière, le succès unique, exceptionnel, que la vie a remporté à un moment donné de son évolution. Ils traduisent la différence de nature, et non pas seulement de degré, qui sépare l'homme du reste de l'animalité. Ils nous laissent deviner que si, au bout du large tremplin sur lequel la vie avait pris son élan, tous les autres sont descendus, trouvant la corde tendue trop haute, l'homme seul a sauté l'obstacle»[282].
Ce beau mouvement oratoire—que nous avons tenu à reproduire—vient fort à propos masquer ou couvrir de fleurs un raisonnement qui nous paraît un peu faible. Sans doute, si nous supposons l'homme déjà façonné complètement et armé de pied en cap de ces trois puissances: un cerveau humain, la parole humaine, la vie sociale, on conçoit sans peine qu'il ait pu «sauter la corde» et conquérir la liberté. Nous aurions été beaucoup plus curieux de savoir comment l'évolution avait pu orner l'homme de tous ces dons qui impliquent déjà la liberté. Les supposer déjà donnés—on ne sait comment,—c'est une pétition de principes; c'est esquiver le problème au lieu de le résoudre, car il reste toujours à nous expliquer comment l'animalité a pu se transformer en humanité. Après avoir admis entre l'homme et la bête un «hiatus infranchissable», on se demande avec plus d'angoisse que jamais comment il a pu être franchi. Le silence de M. Bergson sur un point si important n'en est que plus significatif. Le lecteur ne l'oubliera pas: c'est un aveu d'impuissance.
Hâtons-nous de passer à la formation de l'intelligence humaine—dont on nous a encore si peu parlé,—sans doute parce qu'elle n'est qu'un accessoire aux yeux de nos philosophes antiintellectualistes.
Quel que soit, en effet, le rôle de l'action et de la liberté dans la vie humaine, si important qu'on le suppose, il faut bien finir par constater le fait de l'intelligence et nous expliquer son apparition.
L'explication n'en sera pas très lumineuse. Avertissons-en d'avance nos lecteurs. Elle se résumera à peu près dans cette formule si souvent répétée: L'intelligence a été déposée en cours de route par l'évolution[283]. Et, sans doute, déposée en cours de route, avec un certain dédain, au moment où elle commençait à décliner[284].
L'intelligence n'est nullement un instinct perfectionné, mais une connaissance de nature bien différente. Tandis que l'instinct «reste intérieur à lui-même» et connaît les choses par leur intérieur—d'une manière, il est vrai, plus ou moins inconsciente,—l'intelligence «s'extériorise» et les connaît par l'extérieur, d'une manière consciente. Cette tendance à s'extérioriser explique pourquoi «elle s'absorbe dans la connaissance et l'utilisation de la matière brute»[285]. Elle est tournée vers l'inorganique et le solide, tandis que l'instinct est tourné vers le mouvant et la vie. «Elle répugne au fluent et solidifie tout ce qu'elle louche.»[286]
Malgré cette opposition de nature, M. Bergson en fait «deux développements divergents du même principe», de l'Elan vital, et considère l'intelligence comme un «rétrécissement par condensation d'une puissance plus vaste»[287]. Cette condensation a fait de l'intelligence comme un «noyau lumineux» qui se détache sur «la frange indécise et floue» de l'instinct «qui va se perdre dans la nuit».
Le lecteur va s'écrier sans doute que cette explication n'est pas très claire.... Mais M. Bergson est le premier à en convenir. Il reconnaît que cette puissance plus vaste d'où émane l'intelligence paraît alors «insaisissable.»[288]. Mais il prétend qu'on n'a pas le droit de s'en étonner, que «ce qu'il y a d'essentiel dans l'instinct ne saurait s'exprimer en termes intellectuels ni par conséquent s'analyser»[289]. N'en demandez pas davantage.
Il nous suffit de savoir que l'intelligence—bien loin d'avoir pour objet les formes abstraites de la matière, c'est-à-dire l'être, le vrai, le bien, le beau, etc., comme le soutiennent unanimement tous les spiritualistes—a, au contraire, pour objet la matière, le solide géométrique, et que l'intellectualité et matérialité se sont constituées, dans le détail, par une adaptation réciproque, l'une et l'autre dérivant d'une forme d'existence plus vaste et plus haute»[290]. Mais, en se détachant de cette réalité plus vaste, elle n'a produit aucune coupure nette entre les deux, comme en témoigne la frange indistincte qui en rappelle l'origine[291].
Et c'est ainsi que l'intelligence a été «déposée en cours de route par l'évolution», comme une simple annexe de la faculté d'agir, et que l'homme a conquis la liberté, but suprême de l'Elan originel.
«En résumé, conclut noire auteur, si l'on voulait s'exprimer en termes de finalité, il faudrait dire que la conscience (l'Elan vital), après avoir été obligée, pour se libérer elle-même, de scinder l'organisme en deux parties complémentaires, végétaux, d'une part, et animaux, de l'autre, a cherché une issue dans la double direction de l'instinct et de l'intelligence: elle ne l'a pas trouvée avec l'instinct, et elle ne l'a obtenue du côté de l'intelligence que par un saut brusque de l'animal à l'homme. De sorte que, en dernière analyse, l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète. Mais ce ne serait là qu'une manière de parler. Il n'y a en réalité qu'un certain courant d'existence et le courant antagoniste (sans aucun plan préconçu); de là, toute l'évolution de la vie.»[292]
Le lecteur imaginera peut-être que l'exposé de l'Evolution créatrice se termine ici. Mais il n'en est rien. Le double courant auquel nous avons abouti: courant de vie, d'une part; courant antagoniste de matière, d'autre part, nous laisse dans un dualisme inexpliqué, et qu'un moniste opiniâtre comme M. Bergson va faire la gageure de ramener à l'unité.
Pour cela, il ne supprimera—au moins en apparence—aucun des deux termes opposés: ni l'objectivité de la matière, comme l'ont essayé les idéalistes, ni la réalité de l'esprit, comme les matérialistes de tous les temps l'ont déjà fait. Mais il les identifiera résolument, tout en les distinguant, grâce à une souplesse et une subtilité d'esprit peu commune. Le physique ne sera que du «psychique inverti»[293].
Avant d'exposer cette thèse paradoxale, avertissons le lecteur que le chef de la nouvelle école n'a pas su convaincre tous ses disciples; les plus enthousiastes eux-mêmes ont refusé, croyons-nous, de le suivre jusqu'à ces excès de brillante sophistique.
Au moment de nous engager dans ces voies nouvelles, lui-même nous avertit loyalement que, «par là, nous pénétrons aussi dans les plus obscures régions de la métaphysique»[294]. Tenons-nous donc sur nos guides, car les demi-clartés de la nuit sont favorables aux surprises.
Il s'agit de serrer de plus près l'opposition des deux courants antagonistes: celui de la vie, celui de la matière, et de leur découvrir une source commune. En voici la description que nous emprunterons mot à mot à l'inventeur, car elle défie toute analyse. Nous nous permettrons seulement de souligner quelques mots essentiels à l'intelligence du texte.
«L'esprit peut marcher dans deux sens opposés. Tantôt il suit sa direction naturelle (instinct et intelligence): c'est alors le progrès sous forme de tension, la création continue, l'activité libre. Tantôt il l'invertit, et cette inversion, poussée jusqu'au bout, mènerait à l'extension, a la détermination réciproque nécessaire des éléments extériorisés les uns par rapport aux autres, enfin au mécanisme géométrique.»[295]
«Cette puissance de création une fois posée (et elle existe, puisque nous en prenons conscience en nous, tout au moins quand nous agissons librement), elle n'a qu'à se distraire (?) d'elle-même pour se détendre, à se détendre pour s'étendre, à s'étendre pour que l'ordre mathématique qui préside à la disposition des éléments ainsi distingués, et le déterminisme inflexible qui les lie, manifestent l'interruption de l'acte créateur; ils ne font qu'un, d'ailleurs, avec cette interruption même.... La matière est un relâchement de l'inextensif en extensif, et, par là, de la liberté en nécessité.»[296]
Ainsi, d'après M. Bergson, l'esprit n'a qu'à se détendre pour s'étendre et devenir matière!... Et pour que le lecteur ne soit pas tenté de ne voir là qu'un jeu de mots, un calembour échappé à un moment d'humour—alors que c'est le fond même du système bergsonien,—nous allons prolonger nos citations. Il verra que si distraction il y a, elle ne nous est pas imputable.
«Cette longue analyse (des idées d'ordre et de désordre) était nécessaire pour montrer combien le réel pourrait passer de la tension à l'extension et de la liberté à la nécessité mécanique par voie d'inversion.... Quel est donc le principe qui n'a qu'à se détendre pour s'étendre, l'interruption de la cause équivalant ici à un renversement de l'effet? Faute d'un meilleur mot, nous l'avons appelé conscience. Mais il ne s'agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous. Notre conscience à nous est la conscience d'un certain être vivant, placé en un certain point de l'espace; et, si elle va bien dans la même direction que son principe (la conscience universelle?), elle est sans cesse tirée en sens inverse, obligée, quoiqu'elle marche en avant, de regarder en arrière.»[297]
Un peu plus loin, le même auteur, après avoir déclaré que, contrairement à l'opinion des sciences physiques, il fallait chercher l'origine de la matière «dans un processus extra-spatial», ajoute encore plus clairement:
«Considère-t-on in abstracto l'étendue en général? L'extension apparaît seulement comme une tension qui s'interrompt. S'attache-t-on à la réalité concrète qui remplit cette étendue? L'ordre qui y règne, et qui se manifeste par les lois de la nature, est un ordre qui doit naître de lui-même quand l'ordre inverse est supprimé: une détente du vouloir produirait précisément cette suppression. Enfin, voici que le sens où marche cette réalité nous suggère maintenant l'idée d'une chose qui se défait; là est, sans aucun doute, un des traits essentiels de la matérialité. Que conclure de là, sinon que le processus par lequel cette chose se fait est dirigé en sens contraire des processus physiques et qu'il est dès lors, par définition même, immatériel? Notre vision du monde matériel est celle d'un poids qui retombe; aucune image tirée de la matière proprement dite ne nous donnera une idée du poids qui s'élève.... La vie est un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là, elle nous laisse entrevoir la possibilité, la nécessité même d'un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption.»[298]
D'où les conclusions monistiques que M. Bergson répète à profusion: «Un processus identique a dû tailler en même temps matière et intelligence dans une étoffe qui les contenait toutes deux.»—«Les deux termes sont de même essence ... et le physique est simplement du psychique inverti.»—«Intellectualité et matérialité, étant de même nature, se produisent de la même manière.»—C'est «la progression ou plutôt la régression de l'extra-spatial se dégradant en spatialité».—«La matière est définie par une espèce de descente, cette descente par une interruption de montée»[299], mais ces deux sens dans le mouvement n'empêchent pas «l'unité de l'élan» originel, de l'Elan vital, du Flux universel.
Le monisme bergsonien a donc relié ensemble—ou plutôt confondu—toutes les parties de la création: l'esprit et la matière, l'organique et l'inorganique, l'homme et l'animal, grâce à un savant dosage de contradictions, diluées jusqu'à leur donner quelque apparence lointaine de continuité. Désormais, il peut prendre des airs de triomphe et emboucher la trompette. Ecoutez plutôt: «Une telle doctrine ne facilite pas seulement la spéculation (?). Elle nous donne aussi plus de force (?) pour agir et pour vivre. Car, avec elle, nous ne nous sentons plus isolés (!) dans l'humanité, l'humanité ne nous semble pas non plus isolée dans la nature qu'elle domine. Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matérialité même, ainsi tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu'au temps où nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière, et, en elle-même, indivisible. Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée. L'animal prend son point, d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante, capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort!»[300]
Après un si beau mouvement d'éloquence, nous aurions quelque scrupule d'atténuer l'admiration du lecteur par certaines réserves. Aussi bien les croyons nous inutiles. Nous nous contenterons de poser une ou deux questions, peut-être indiscrètes, dont les réponses mettraient singulièrement au jour les points obscurs d'un système qui ne brille pas par ses lumières.
La première est celle-ci. Puisque l'esprit et la matière sont deux mouvements «antagonistes», en «sens inverse», comment peuvent-ils provenir d'une seule et même impulsion originelle? Comment le second peut-il «naître de lui-même» du premier; la «régression» naître spontanément de la «progression»; comment l'ascension et la descente peuvent-elles n'avoir qu'une seule et même cause?—On ne le comprend pas.
La deuxième question est encore plus importante. La descente étant postérieure à la montée, la création de la matière doit donc être postérieure à celle de l'esprit et de la vie. Or, la vie est impossible sans une matière préexistante. Voilà pourquoi M. Bergson nous a dépeint l'esprit et la vie comme «un courant lancé à travers la matière», comme une force qui élève sans cesse «un poids qui retombe», comme un «effort pour remonter la pente que la matière descend», etc. Il faut donc supposer données ou engendrées à la fois la matière et la vie au lieu de les faire dériver l'une de l'autre, et le physique ne peut être du «psychique inverti», puisque le psychique ne peut exister sans le physique.
Il y a donc, au fond de l'opinion qui essaye d'identifier l'esprit et la matière en faisant de celle-ci un «relâchement» ou une chute de celui-là, une contradiction foncière qui a besoin de se dissimuler dans une obscurité profonde: celle d'un système qui prétend avoir le droit de s'exprimer en notions «peu ou point intelligibles», et transcendantes à toute intelligence humaine.
II. Critique.—Jusqu'ici nous n'avons pu examiner et critiquer en passant que des détails secondaires à mesure que l'hypothèse de l'évolution bergsonienne se déroulait sous nos yeux. Il est temps de s'élever à une vue synthétique et d'en faire une critique d'ensemble, autrement importante qu'une critique de parties plus ou moins accessoires.
Or, nous avons vu que le nouveau système était une réaction—d'ailleurs juste et généreuse—contre tous les systèmes antérieurs d'évolution, qui se contentaient, pour expliquer le développement des êtres, d'invoquer les lois des combinaisons mécaniques, dirigées par des rencontres de hasard. Pour eux, «le tout est donné» dès l'origine et ne fait que se dérouler automatiquement. Pour M. Bergson, au contraire, à l'origine, «rien n'est donné» de ce qui sera plus tard. Tout va se créer, matière et forme, au fur et à mesure de l'écoulement du Temps, par des apparitions successives de choses «absolument nouvelles», c'est-à-dire «imprévisibles et irréductibles aux éléments antérieurs». De là l'épithète de créatrice donnée à l'évolution nouvelle qui est bien moins une évolution, ou passage à l'acte de ce qui était déjà en puissance, qu'une création perpétuelle à jets continus.
En sorte que l'idée de «création ex nihilo», abandonnée et comme périmée, surtout depuis Darwin et Lamarck, va, par un singulier retour des choses ici-bas, être remise en honneur et restaurée par M. Bergson[301]. L'intention est des plus louables, assurément; reste à savoir comment il la réalisera et si les espérances du spiritualisme ne seront pas finalement déçues encore une fois.
Pour le spiritualisme, en effet, aucune évolution des mondes—encore moins une évolution créatrice—n'est concevable sans un principe ou une force motrice qui la mette en branle ni sans une idée qui la dirige; ou, pour employer le langage technique, une cause motrice et une cause finale, sans lesquelles l'Evolution ne serait plus qu'un mot majestueux et trompeur dissimulant un non-sens.
Examinons comment M. Bergson a répondu à ces deux desiderata essentiels de l'esprit humain.
I. D'abord, une cause efficiente ou motrice est indispensable. Par lui-même, un être étant et demeurant identique à lui-même ne peut être ou devenir autre qu'il n'est. Il lui faut donc le concours ou la mise en branle d'un autre être pour devenir autre qu'il n'est, c'est-à-dire pour changer. Tel est le principe d'identité se développant en principe de causalité, comme nous l'avons exposé longuement dans un autre ouvrage[302].
Or, si tout changement exige une cause, à plus forte raison cette espèce de changement qui constitue un passage du moins au plus, c'est-à-dire un progrès, une ascension;—à plus forte raison encore si cette ascension est une création de toutes pièces, un passage de la possibilité pure à l'existence.
Or, tel est bien le cas de «l'évolution créatrice».
Dans les autres systèmes d'évolution, pour ramener deux espèces l'une à l'autre par voie de filiation, il fallait découvrir entre elles une certaine identité de nature, permettant de supposer leur fusion dans un genre supérieur d'où elles seraient issues. Il suffisait donc d'une cause occasionnelle pour faire dédoubler le genre en ses espèces qu'il contenait déjà virtuellement.
Dans le système bergsonien, la difficulté est autrement grande, puisque les natures les plus disparates—voire même l'esprit et la matière—peuvent être produites par le même antécédent grâce à l'évolution créatrice qui crée de toute pièce des formes «imprévisibles et irréductibles aux éléments antérieurs».
L'hypothèse est plus commode, assurément, au point de vue des généalogies à établir entre les êtres apparus, puisque «tout peut provenir de tout». L'invention de ces arbres généalogiques, si difficiles du reste à imaginer pour les savants les plus audacieux, devient ainsi un effort inutile, un casse-tête chinois à écarter.
Mais, d'autre part, c'est une force créatrice qu'il faudra supposer en action perpétuelle, au lieu de causes simplement occasionnelles. Les «heureux accidents» imaginés par Darwin ne seront plus de mise, n'auront plus aucun sens dans le système de l'Evolution créatrice.
Quelle est donc la Force créatrice admise par M. Bergson? Sûrement, ce problème n'a pas échappé à son esprit. Nous sommes même tentés de dire qu'il l'a tourmenté, après avoir lu cette phrase significative échappée à sa plume: «Dans le présent travail ... un Principe de création, enfin (!), a été mis au fond des choses.»[303] Encore une fois, quel est donc ce Principe (avec un grand P)?
Serait-ce le Créateur, le Dieu des spiritualistes? En ce cas, bien des difficultés seraient levées, et l'Evolution créatrice devenue toute-puissante pourrait fonctionner.
Mais nous n'osons espérer cette solution, après les critiques dédaigneuses du Dieu de Platon et d'Aristote, qui nous ont d'autant plus étonné qu'elles sont gravement inexactes et peu bienveillantes envers de si grands génies[304].
Encore moins l'espérons-nous après avoir lu que Dieu, ne saurait être une chose, c'est-à-dire une substance, un agent, une cause, mais seulement un «centre d'où les mondes jailliraient», c'est-à-dire une convergence de jaillissement se confondant avec le jaillissement lui-même, puisqu'il «n'a rien de tout fait» et progresse avec lui[305].
C'est d'ailleurs la conclusion fatale d'une théorie qui a supprimé l'être pour le remplacer par le devenir universel.
Or, tout cela ressemble trop à un monisme panthéistique et n'a rien de commun avec un vrai et sincère théisme, celui des plus grands philosophes dont s'honore l'histoire de la pensée humaine, sans en excepter les créateurs de l'évolutionnisme contemporain: Lamarck et Darwin lui-même, qui, sur ses vieux jours, en fit l'aveu.
Au lieu de Dieu, M. Bergson se contente de mettre «au fond des choses la DURÉE et le LIBRE CHOIX»[306], c'est-à-dire ce qu'il a déjà appelé le Temps ou le perpétuel Devenir. Son Principe sera le Dieu-Cronos de la mythologie grecque, rajeuni sans doute et modernisé, et s'il dévore encore ses enfants, ce ne sera plus par jalousie, mais uniquement pour «se gonfler» de leur substance et «faire boule de neige» avec eux dans une identité monistique Universelle. L'ancien Cronos n'était que l'allié de la puissance créatrice; le nouveau sera l'ombre de cette puissance divine, il sera le Devenir dans son perpétuel «jaillissement».
Le lecteur serait fort surpris de nous voir accepter sans protestation une conception si bizarre qui nous ramène à la mythologie et à l'enfance de l'humanité. Cependant, ce n'est ni sa bizarrerie ni son antiquité qui nous la font repousser, mais uniquement son opposition flagrante aux premiers principes de la raison.
Le Temps, la durée, l'élan vital—seraient-ils définis au sens de M. Bergson—ne peuvent être un principe de la production des choses, encore moins un principe premier et nécessaire.
1° Le Temps n'est ni un être ni un principe actif. En vain M. Bergson nous réplique que le Temps agit réellement, que «sa dent mord sur tous les êtres»[307]: ce sont là des métaphores. Ce qui use ma montre, c'est le frottement des rouages, la poussière, l'humidité, la rouille, ce n'est pas le Temps, qui est parfaitement inactif et indifférent à tous les changements qui se produisent dans le Temps.
A son tour, la durée est un effet produit et non une cause productrice; c'est donc une conséquence, non un principe. Si je suis aujourd'hui, ce n'est pas une raison suffisante pour que je sois demain, et si je vis et j'existe depuis cinquante ans, c'est parce que j'ai reçu le jour de mes parents, et qu'après avoir reçu d'eux l'être et la vie, je les ai entretenus constamment par la nourriture, les soins, les remèdes, les précautions contre les accidents ou les maladies, etc. Au contraire, dire que j'existe parce que je dure, c'est bien moins qu'une vérité de M. de La Palisse; c'est une pétition de principe et un renversement de l'ordre des facteurs—ύστερον πρότερον,—car l'effet ne peut être la cause, sa propre cause[308].
Ce raisonnement va paraître encore plus clair, mais sous une autre forme, si, au lieu de penser à la durée, nous pensons à l'élan vital, spontané et libre, que M. Bergson emploie si souvent comme synonyme de la durée. L'élan, c'est une action, et par conséquent l'action d'un agent; ce n'est donc pas l'action qui joue le rôle de principe, mais l'agent.
Il est vrai que dans le phénoménisme universel de M. Bergson il n'y a plus d'agent sous l'action, mais des actions toutes pures et sans agent. En conséquence, nous aboutissons à cette conception contradictoire «l'une évolution sans rien qui évolue ou qui fasse évoluer, et d'une perpétuelle création sans aucun créateur. C'est une auto-création se donnant incessamment à elle-même l'existence qu'elle n'a pas.
L'idée de commencement absolu et sans cause—si chère à Renouvier—est ainsi mise partout dans l'Univers: au commencement, au milieu, à la fin et poussée jusqu'à la plus éclatante absurdité! Nous refusons nettement de nous en contenter.
2º Supposerait-on, par impossible, que la durée des choses de ce monde ou leur évolution soit leur principe, il ne saurait être le principe premier de ces choses, parce qu'il n'est pas une cause nécessaire, mais contingente. En effet, l'évolution est un devenir qui se fait peu à peu; or, avoir besoin de devenir pour être est moins parfait qu'être déjà sans avoir besoin de devenir. L'être est donc plus parfait que le devenir; ou, suivant la formule classique, l'acte prime la puissance. Le devenir n'est donc pas un être premier, mais second et dérivé; donc, il est la contingence et l'imperfection même.
Telle est la thèse fondamentale de la philosophia perennis.
A son encontre, M. Bergson soutient le primat du devenir, la supériorité de la puissance sur l'acte, du non-être sur l'être, et toute la thèse bergsonienne repose sur cette contre-vérité.
«Il y a plus, nous dit-il, dans le mouvement que dans l'immobile; il y a plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile; plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour; plus dans l'évolution de la forme que dans les formes réalisées l'une après l'autre.»[309] Donc, le devenir est plus parfait.
Un des plus brillants disciples de la même école dit de même: «Pourquoi le parfait ne serait-il pas une ascension, une croissance, plutôt qu'une plénitude immobile?»[310]
Cette objection, à laquelle il nous faut répondre, renferme un aveu capital qu'il nous plaît d'abord de souligner. Elle reconnaît formellement ce principe premier, si familier à Aristote, que le parfait prime l'imparfait[311], et devant lequel s'inclinent nos penseurs contemporains les plus éminents, tels que M. Boutroux, lorsqu'il concluait: «Il reste donc vrai que l'imparfait n'existe et ne se détermine qu'en vue du plus parfait.»[312] L'imparfait, en effet, ne peut exister et évoluer tout seul vers le parfait, parce qu'il ne peut se donner à lui-même l'être qu'il n'a pas.
Ce principe une fois reconnu par nos adversaires, il nous reste à discuter avec eux si c'est la puissance qui est plus parfaite que l'acte; le devenir-être plus parfait que l'être achevé; le mouvement vers un but plus parfait que le repos et la jouissance dans le but atteint? Mais, par ce simple énoncé, qui ne voit que c'est précisément l'inverse? Si l'on ne se meut pas pour se mouvoir vainement, mais pour arriver, si le mouvement n'est pas une fin mais un moyen, n'est-il pas évident qu'il est plus parfait d'être arrivé au but que de le chercher, meilleur d'en jouir que d'y tendre laborieusement?
Si MM. Bergson et Le Roy ont paru en douter, s'ils ont préféré le mouvant à l'immobile, c'est qu'ils se sont fait une fausse idée de ce que nous appelons avec Aristote l'être immobile ou immuable. Ils ont cru que mettre l'immobilité dans l'être parfait, c'était le rendre inactif et infécond, et partant souverainement imparfait. Mais c'est là pure équivoque.
Autre chose est le mouvement de croissance pour grandir soi-même dans l'être et la perfection; autre chose le mouvement de vie ad intra pour jouir de sa béatitude, et celui de fécondité ad extra pour communiquer à d'autres de cette plénitude d'être et de perfection. Le premier mouvement, celui de croissance ou d'évolution, nous le nions de l'être souverainement parfait, puisqu'il suppose un besoin, une indigence à satisfaire. Il faut donc qu'il soit immobile sous ce rapport. Mais le second et le troisième, sans le premier, sont le privilège de l'être parfait, puisqu'ils ont pour fin, non d'acquérir ce qui lui manquerait, mais de jouir et de donner de sa plénitude.
Or, ces activités ad intra et ad extra sont parfaitement compatibles avec l'immobilité de croissance. Elles ne sont pas des devenir pour l'Etre parfait, soit qu'il jouisse de sa perfection dans une ineffable béatitude, soit qu'il opère la création d'êtres contingents sans s'appauvrir ni s'enrichir lui-même, soit enfin qu'il produise en eux des changements, sans en éprouver aucun. Ces activités ne sont pas des devenir, mais des actes et des actes purs, sans mélange de potentialité, suivant la formule géniale d'Aristote et de tous les Docteurs chrétiens.
Au contraire, le Devenir bergsonien est un mouvement de croissance, c'est une Puissance en voie de s'actuer, aussi est-il un signe essentiel d'indigence, d'imperfection et de contingence. Le Parfait n'est donc pas ce qui a besoin de devenir et qui devient peu à peu, mois ce qui est et qui fait devenir tout le reste. Ce n'est pas la Puissance, mais l'Acte; ce n'est pas le non-être, c'est l'être.
Voilà ce que proclame le bon sens, avec l'unanimité des Docteurs de l'Ecole à travers tous les siècles. En sorte que soutenir avec Renan que «le grand progrès de la critique contemporaine a été de substituer la catégorie du devenir a celle de l'être»[313], ou bien avec Hegel que «le non-être prime l'être», est un flagrant paradoxe et une injure au sens commun[314].
On voit par là comment notre Dieu est à la fois un Dieu immuable et un Dieu vivant. Immuable parce qu'étant de soi l'être parfait, il n'est nullement «en train de se faire» comme on ose le soutenir dans la Philosophie nouvelle[315]. Vivant aussi, parce qu'il est agissant ad intra et ad extra, mais d'une vie bien différente de la nôtre.
Noire vie pour durer a besoin du «tourbillon vital», de ce mouvement ininterrompu de va-et-vient entre la mort et la vie, qui nous verse la vie goutte à goutte dans un recommencement perpétuel. Mais bien loin d'être une vie parfaite, ce n'est là qu'une vie misérable, qui s'use et se détruit sans cesse, une perpétuelle «lutte contre la mort», suivant la célèbre définition de Bichat, ou mieux encore «une perpétuelle agonie», suivant l'heureuse expression de saint Grégoire le Grand. Attribuer à la vie parfaite de notre Dieu l'agitation inquiète et l'instabilité de la nôtre ne serait que de l'anthropomorphisme le plus grossier: reproche que nos adversaires nous adressent assez souvent pour qu'ils évitent de le mériter.
La vie parfaite n'est donc pas un perpétuel devenir, mais un acte pur sans aucun mélange d'imperfection ni de potentialité. Elle exclut donc tout mouvement, dans le sens imparfait de ce mot, c'est-à-dire tout passage de la puissance à l'acte ou de l'acte à la puissance. Elle est une plénitude indéfectible d'action et de béatitude.
«Mais quoi, s'écriait Platon, nous persuadera-t-on si facilement que, dans la réalité, le mouvement, la vie, l'âme, l'intelligence, ne conviennent pas à l'Etre absolu; que cet Etre ne vit ni ne pense et qu'il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l'auguste et sainte intelligence, σεμνόν και άγιον νοῠν!» De même, Aristote revendique pour l'Etre en soi la pensée, l'action, la vie, la béatitude, en des termes non moins admirables[316].
Par là même, nous avons répondu à cette étrange objection de M. Bergson nous reprochant «le dédain de notre métaphysique pour toute réalité qui dure»[317]. Ce n'est que la durée successive et reçue goutte à goutte, en un mot, le devenir, que nous estimons imparfaite et contingente, incompatible avec l'être nécessaire et parfait.
Mais la vraie durée éternelle et nécessaire du tota simul ou de l'acte pur, nous en faisons l'essence même de l'Etre parfait en lequel l'essence et l'existence s'identifient. Bien loin de la dédaigner, nous la divinisons, tandis que M. Bergson n'a divinisé que son ombre, pour ne pas dire sa caricature, le Temps, qui se fait et se défait, qui devient et qui passe. Son Cronos n'est même pas un demi-dieu. Il n'est qu'un avatar de la substance infinie de Spinosa, de l'idée absolue de Hegel ou de la volonté pure de Schopenhauer. Loin d'être un progrès, c'est plutôt, à bien des égards, un recul de la conception panthéistique.
II. Décapitée par la suppression de la Cause première, efficiente et motrice, l'Evolution bergsonienne va se trouver désorientée par l'absence de Cause finale.
Cependant, ce n'est pas une absence totale de cause finale que nous reprocherons à ce système. Un reproche si excessif serait une véritable injustice envers son auteur. S'il est quelqu'un parmi nos contemporains qui ait proclamé plus ouvertement la faillite du mécanisme sous toutes ses formes: cartésienne, spinosienne, leibnitzienne, spencérienne, kantienne, etc., c'est bien assurément M. Bergson. Il a écrit contre le hasard de tous les mécanismes des pages vengeresses qui resteront, car elles sont la meilleure partie de son œuvre.
Toutefois, après avoir vigoureusement rejeté le mécanisme qui voudrait expliquer les merveilles du cosmos par des combinaisons accidentelles et fortuites, il refuse d'adopter le finalisme. Ce ne sont là, dit-il, que «deux vêtements de confection» qui «ne vont ni l'un ni l'autre», et les deux éternels plaideurs vont être, suivant sa coutume, renvoyés par lui dos à dos, lorsqu'il se ravise et semble éprouver quelque regret en faveur de l'un des deux systèmes «qui pourrait, dit-il, être recoupé, recousu, et, sous une forme nouvelle, aller moins mal que l'autre»[318]. C'est le finalisme qui va bénéficier de ses indulgentes retouches. Taillé, coupé en deux, il va devenir un demi-finalisme. En voici les traits essentiels.
Nous avons vu que le Dieu ou demi-Dieu Cronos, Elan vital, Courant de vie ... était esprit, et même intelligence, au moins dans un sens très large, puisque l'instinct des animaux et l'intelligence de l'homme en sont issus pareillement. Bien plus—nous l'avons dit,—il est liberté, choix, exigence de création. De tous ces attributs, nous pouvons conclure que son évolution créatrice ne sera pas aveugle ni laissée au hasard. Sa méthode ou son processus seront donc psychiques et nullement mécaniques, libres et nullement asservis à la fatalité. M. Bergson ira même jusqu'à dire: «La science n'est donc pas une construction humaine. Elle est antérieure à notre intelligence, indépendante d'elle, véritablement génératrice des choses.»[319]
Orientée par de telles prémisses, on devine que l'évolution créatrice se rapprochera beaucoup du finalisme intégral. Nombreuses sont aussi les pages de ce volume qu'un finaliste convaincu n'hésiterait point à signer. Et nous ne parlons pas seulement des pages dirigées contre le mécanisme, où ce système est mis au défi, par exemple, d'expliquer les similitudes d'organes sur des lignes divergentes et depuis longtemps séparées, telles que la similitude complète d'un œil à rétine chez l'homme et chez un mollusque tel que le peigne[320]. Nous parlons aussi des pages qui nous montrent la marche de l'évolution clairement orientée par une direction supérieure aux individus, et partant par la finalité.
Voici d'abord comment l'auteur résume et conclut sa discussion sur révolution par variations lentes ou brusques. «En résumé, dit il, si les variations accidentelles qui déterminent l'évolution sont des variations insensibles, il faudra faire appel à un bon génie—le génie de l'espèce future—pour conserver et additionner ces innombrables variations, car ce n'est pas la sélection qui s'en chargera. Si, d'autre part, les variations accidentelles sont brusques, l'ancienne fonction ne continuera à s'exercer ou une fonction nouvelle ne la remplacera que si tous les changements survenus ensemble se complètent en vue de l'accomplissement d'un même acte: il faudra encore recourir au bon génie, cette fois pour obtenir la convergence des changements simultanés, comme tout à l'heure pour assurer la continuité de direction des variations successives.... Bon gré, mal gré, c'est à un principe interne de direction qu'il faudra faire appel pour obtenir cette convergence d'effets.»[321]
Ce principe interne de direction, dont tous les mécanismes ont vainement cherché à se passer, M. Bergson l'appelle quelquefois du nom d'effort, mais il prend bien soin de nous avertir de la différence profonde qui existe entre ce principe de direction et un effort au sens vulgaire. Celui-ci est personnel et n'aboutit qu'à des variations insignifiantes, par exemple, à développer un muscle; celui-là, au contraire, est au-dessus de l'individu et produit l'évolution des espèces. Il n'y a donc entre les deux sens qu'une analogie lointaine, mais suffisante pour nous faire comprendre comment un même effort, pour tirer parti des mêmes circonstances, peut aboutir aux mêmes résultats, résoudre identiquement les mêmes problèmes, surtout lorsque ces problèmes ne comportent qu'une même solution[322].
«Un changement héréditaire, écrit notre auteur, et de sens défini, qui va s'accumulant et se composant avec lui-même de manière à construire une machine de plus en plus compliquée, doit sans doute se rapporter à quelque espèce d'effort, mais à un effort autrement profond que l'effort individuel, autrement indépendant des circonstances, commun à la plupart des représentants d'une même espèce, inhérent aux germes qu'ils portent plutôt qu'à leur seule substance, assuré par là de se transmettre à leurs descendants. Nous revenons ainsi à l'idée d'où nous étions partis, celle d'un élan originel de la vie.»[323]
Un peu plus loin, revenant sur cette hypothèse d'un élan originel, c'est-à-dire d'une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes, il ajoute: «Cet élan est pourtant visible, et un simple coup d'œil jeté sur les espèces fossiles nous montre que la vie aurait pu se passer d'évoluer, ou n'évoluer que dans des limites très restreintes, si elle avait pris le parti, beaucoup plus commode pour elle, de s'ankyloser dans ses formes primitives. Certains Foraminifères, par exemple, n'ont pas varié depuis l'époque silurienne. Impassibles témoins des révolutions sans nombre qui ont bouleversé notre planète, les Lingules sont aujourd'hui ce qu'elles étaient aux temps les plus reculés de l'ère palézoïque.»[324]
L'existence de cet élan vital originel pour donner le branle et la direction à l'évolution ne nous gêne nullement. Après l'avoir accordé volontiers, nous demeurons encore en plein finalisme, puisque M. Bergson admet comme nous et avec tous les péripatéticiens que l'évolution elle-même ne peut s'expliquer sans une direction, à la fois intérieure et supérieure aux individus.
Jusqu'ici, l'accord est facile, mais voici où la divergence entre nous va commencer.
D'après M. Bergson, la direction de l'évolution se fait sans aucun plan général tracé d'avance, mais par la solution, au fur et à mesure qu'ils se présentent, de chaque problème particulier, qui est librement résolu par la création de formes absolument imprévisibles.
«L'évolution n'est pas davantage la réalisation d'un plan. Un plan est donné par avance. Il est représenté, ou tout au moins représentable, avant le détail de sa réalisation. L'exécution en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment: l'idée n'en est pas moins formulée, dès maintenant, en termes actuellement donnés. Au contraire, si l'évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l'exprimer. C'est-à-dire que son avenir déborde son présent et ne pourrait s'y dessiner en une idée. Là est la première erreur du finalisme.»[325]
Cette thèse antifinaliste repose sur deux arguments principaux.
Premier argument. Un plan tracé d'avance assimile trop le travail de la nature au travail de l'ouvrier qui fabrique en assemblant des pièces une à une. La nature, au contraire, construit ses organes vivants, non par des additions successives, mais par division de la cellule-mère qui se dédouble en cellules dérivées, lesquelles se dédoublent à leur tour jusqu'à la construction complète de l'organe[326].