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La philosophie zoologique avant Darwin

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The Project Gutenberg eBook of La philosophie zoologique avant Darwin

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Title: La philosophie zoologique avant Darwin

Author: Edmond Perrier

Release date: May 8, 2010 [eBook #32297]
Most recently updated: June 25, 2020

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE AVANT DARWIN ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE AVANT DARWIN

PAR
EDMOND PERRIER

Professeur au Muséum d'histoire naturelle

PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

1884

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

CHAPITRE PREMIER.—Introduction.

Idées premières sur la place des animaux dans la nature.—Les mythologies et les philosophies de l'antiquité.

CHAPITRE II.—Aristote.

Premières notions sur les analogies et les homologies des organes.—Formes corrélatives.—Divisions établies parmi les animaux.—Idée de l'espèce.—Principe de continuité.—Degrés de perfection organique.—Possibilité d'une transformation des formes animales.

CHAPITRE III.—La période romaine.

Lucrèce: la formation des premiers organismes; la lutte pour la vie.—Pline: attributs merveilleux des animaux; nature et mode de formation des monstres marins; notions d'anatomie.—Elien; Oppien.—Galien: progrès de l'anatomie; corrélation entre la forme extérieure des animaux, leur organisation et leurs mœurs.

CHAPITRE IV.—Le moyen âge et la renaissance.

Les médecins arabes.—Les alchimistes.—Albert le Grand.—Premiers grands voyages.—Renaissance de l'anatomie.—Belon, Rondelet.—François Bacon.—Progrès de la physiologie et de l'anatomie.—Les premiers micrographes.—Préjugés encore régnant au XVIe siècle.

CHAPITRE V.—Évolution de l'idée de l'espèce.

Les grands travaux descriptifs: Wotton, Gessner, Aldrovande.—Ray: définition de l'espèce.—Premiers essais de nomenclature.—Linné: la fixité des espèces; la nomenclature binaire.

CHAPITRE VI.—Les philosophes du XVIIIe siècle.

E. Bonnet: la chaîne des êtres; les révolutions du globe; l'état passé et l'état futur les plantes, des animaux et de l'homme; l'emboîtement des germes.—Robinet: ses idées sur l'évolution.—De Maillet: les fossiles.—Erasme Darwin: le transformisme fondé sur l'épigénèse.—Transformation des animaux sous l'influence des habitudes; analogie avec Lamarck et Charles Darwin.—Maupertuis: la sensibilité de la matière et le transformisme.—Diderot: la vie de l'espèce et la vie de l'individu.

CHAPITRE VII.—Buffon.

Opposition de Buffon aux classifications; elles conduisent nécessairement au transformisme.—Utilité des systèmes artificiels.—Distribution géographique des animaux.—Probabilité de modifications dans les espèces.—Espèces éteintes; lutte pour la vie.—Opposition à la doctrine des causes finales.—Principe de continuité.

CHAPITRE VIII.—Lamarck.

Importance attribuée aux animaux inférieurs.—Génération spontanée.—Perfectionnement graduel des organismes; influence des besoins, des habitudes.—L'hérédité et l'adaptation.—Transformation des espèces appartenant aux périodes géologiques antérieures.—Opposition à la théorie des cataclysmes généraux.—Importance des causes actuelles.—Généalogie du règne animal.—Origine de l'homme.

CHAPITRE IX.—Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.

Opposition des deux doctrines de la fixité et de la variabilité des espèces.—L'unité de plan de composition.—Importance des organes rudimentaires.—Balancement des organes.—Théorie des analogues; principe des connexions.—Analogie des animaux inférieurs et des embryons des animaux supérieurs.—Arrêts de développement.—Les monstres et la tératologie.—Idées de Geoffroy sur la variabilité des espèces; les transformations brusques; l'influence du milieu.—Extension de l'unité de plan de composition aux animaux articulés; retournement du vertébré; idées d'Ampère.—Lien généalogique entre les espèces fossiles et les espèces vivantes.

CHAPITRE X.—Georges Cuvier.

Affinités avec Linné; influence des débuts de Cuvier sur son œuvre scientifique; les révolutions du globe; théories des créations successives et des migrations.—Création de la paléontologie.—Caractère des inductions de Cuvier.—Ordre d'apparition des animaux; création spéciale des principaux groupes.—La classification naturelle; adhésion au principe des causes finales; principe des conditions d'existence; loi de la corrélation des formes; loi de la subordination des caractères.—Les quatre embranchements du règne animal.

CHAPITRE XI.—Discussion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.

Essai d'extension aux mollusques de la théorie de l'unité de plan de composition.—Opposition de Cuvier; que doit-on entendre par unité de plan?—Les connexions éclairées par l'embryogénie et l'épigénèse.—Adhésion de Cuvier à l'hypothèse de la préexistence des germes.—Von Baër et les quatre types de développement.—L'école des idées et l'école des faits.—Influence respective de Geoffroy Saint-Hilaire, de Cuvier et de Lamarck.

CHAPITRE XII.—Gœthe.

Idées de Gœthe sur l'unité des types organiques.—La métamorphose des plantes; la structure des végétaux, le végétal idéal.—Travaux d'anatomie comparée; recherche du type idéal du squelette.—Transformisme de Gœthe.

CHAPITRE XIII.—Dugès.

Essai de conciliation des idées de Cuvier et de Geoffroy.—La conformité organique dans l'échelle animale.—Moquin-Tandon et la théorie du zoonite.—Généralisation de cette théorie par Dugès.—Théorie de la constitution des organismes; loi de multiplicité ou de répétition des parties; loi de disposition, loi de modification et de complication; loi de coalescence.—Idées de Dugès sur les types organiques.

CHAPITRE XIV.—Les philosophes de la nature.

Idées de Schelling.—Oken: les polarités et la genèse de l'univers.—Le mucus primitif.—Génération équivoque des infusoires; les éléments anatomiques.—Loi de répétition déduite de la philosophie de la nature.—L'homme et le microcosme.—Les degrés d'organisation.—Théorie de la vertèbre; constitution vertébrale du crâne.—Spix: application de la loi de répétition à l'anatomie comparée.—Carus: extension de la théorie de la vertèbre.

CHAPITRE XV.—La théorie des types organiques et ses conséquences.

Richard Owen: le squelette archétype.—Analogie, homologie, homotypie.—Théorie du segment vertébral.—Le vertébré idéal et l'existence de Dieu.—Transformisme de R. Owen.—Savigny: l'unité de composition de la bouche des insectes.—Audouin: unité de composition du squelette des animaux articulés.—H. Milne Edwards: le type articulé; identité fondamentale des zoonites; signification des régions du corps; loi de la division du travail physiologique, son importance générale.—L'accroissement du corps et la reproduction agame chez les articulés; identité des deux phénomènes; signification des zoonites; parallèle entre les lois de la constitution des animaux et les lois de l'économie politique.—Suite des recherches sur les animaux inférieurs: MM. de Quatrefages, Blanchard, de Lacaze-Duthiers.

CHAPITRE XVI.—Louis Agassiz.

Conséquences philosophiques de l'hypothèse de la fixité des espèces.—La possibilité d'une classification démontre l'existence de Dieu.—L'existence d'un plan de la création et la doctrine du transformisme.—Arguments en faveur de la fixité des espèces.—Faiblesse de ces arguments.—Nature des caractères des divisions zoologiques des divers degrés.—Définition nouvelle des espèces. Désaccord de cette définition avec les faits.—Réalité de l'espèce.—Causes de l'isolement physiologique des espèces.

CHAPITRE XVII.—Les animaux inférieurs.

Progrès successifs des découvertes relatives aux animaux inférieurs.—Trembley: l'Hydre d'eau douce.—Peyssonnel: le Corail.—Cuvier: la Pennatule.—Lesueur: les Siphonophores.—De Chamisso: la génération alternante des Salpes.—Sars: la génération alternante des Hydroméduses.—Steenstrup: théorie de la génération alternante.—Van Beneden: la digénèse.—Leuckart: le polymorphisme.—Owen: la parthénogenèse et la métagénèse.—Théorie de la reproduction, par M. H. Milne Edwards.—Théorie générale de la reproduction agame.

CHAPITRE XVIII.—La théorie cellulaire et la constitution de l'individu.

Pinel: les membranes.—Bichat: les tissus, leurs propriétés générales.—Dujardin: le sarcode.—Schleiden: les cellules végétales.—Schwann: extension aux animaux de la théorie cellulaire.—Prévost et Dumas: la segmentation du vitellus de l'œuf.—Recherches relatives à l'origine des cellules, ou éléments anatomiques de l'organisme; signification de l'œuf.—Définition de la cellule; le protoplasme et les plastides.—Constitution des individus les plus simples.—Colonies animales; nombreuses transitions entre les colonies et les individus d'ordre supérieur.—Isidore Geoffroy Saint-Hilaire: la vie coloniale, signe d'infériorité.—M. de Lacaze-Duthiers: opposition entre les invertébrés et les vertébrés.—Théorie générale de l'individualité animale.

CHAPITRE XIX.—L'embryogénie.

L'épigénèse et l'embryogénie.—Harvey: Influence de la théorie cellulaire.—L'œuf considéré comme cellule.—Théorie des feuillets blastodermiques.—Généralisation exagérée des résultats obtenus par l'étude des vertébrés.—L'embryogénie au point de vue de l'histogenèse et l'organogénèse.—Serres et l'anatomie transcendante.—L'embryogénie considérée comme une anatomie comparée transitoire.—Arguments à l'appui de cette théorie.—Classifications embryogéniques; causes de leur insuffisance.—L'embryogénie d'un organisme en est la généalogie abrégée.—Accélération embryogénique; phénomènes perturbateurs qui en résultent.—Liens réels entre l'embryogénie, la morphologie générale et la paléontologie.

CHAPITRE XX.—L'espèce et ses modifications.

Revue rapide des idées relatives à l'espèce.—Position véritable du problème de l'espèce; manières directes de résoudre ce problème.—Essais de solution indirecte.—Opposition de la race et de l'espèce.—Prétendus critérium de l'espèce: fécondité limitée; instabilité des formes hybrides.—Théorie de Godron.—Expériences et théorie de M. Ch. Naudin.—Identité de la race et de l'espèce.—Isidore Geoffroy Saint-Hilaire: théorie de la variabilité limitée.—Comparaison des doctrines d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et de Charles Darwin.—Conclusion.

NOTES

PRÉFACE

L'évolution des idées est assez semblable à celle des êtres vivants. Elles naissent ordinairement humbles et cachées parmi les idées plus anciennes, grandissent plus ou moins confondues avec leurs aînées, au milieu desquelles il est souvent difficile de les distinguer, se différencient peu à peu, atteignent un certain degré de puissance, se transforment et meurent, après avoir engendré d'autres idées qui auront un sort semblable.

La même destinée n'attend pas toutes celles qui appartiennent à une même famille; les unes s'éteignent sans avoir joué aucun rôle, exercé aucune influence, provoqué aucun mouvement; d'autres, qui leur ressemblaient d'abord presque entièrement, deviennent, pour un temps, les grandes directrices de l'esprit humain. Chacun croit alors les reconnaître, s'imagine les avoir vues toutes petites et s'en avouerait volontiers le père. C'est pourquoi il est presque impossible d'écrire une histoire des idées que tout le monde s'accorde à déclarer impartiale; c'est pourquoi tout homme qui croit apporter une idée neuve au trésor de l'humanité se voit aussitôt assailli par les réclamations d'une foule de soi-disant précurseurs à qui il n'a manqué pour assurer le règne de leur pensée que le talent de la faire vivre.

C'est aussi pourquoi, en écrivant ce petit livre, dont nos auditeurs au Jardin des Plantes connaissent déjà quelques chapitres, nous n'avons jamais eu l'intention de présenter un exposé complet des conceptions diverses auxquelles l'étude des animaux a conduit les zoologistes. L'historien laisse aux chroniqueurs les menus faits, aux biographes les détails relatifs à l'enfance des grands hommes. De même, nous avons négligé les aperçus nuageux, les idées mal nées, infirmes, toutes celles qui n'ont laissé aucune postérité, pour nous attacher surtout à celles qui, fortes et vigoureuses, ont contribué, pour une part plus ou moins grande, à l'établissement de la Philosophie zoologique actuelle; nous avons pris ces idées dans la période où elles ont accompli la partie durable de leur œuvre, au moment où elles ont remué et fécondé les intelligences.

C'était, pensons-nous, le seul moyen d'écrire un livre clair, précis, utile et court.

Avec la complicité de quelques Français mal inspirés, on a beaucoup trop médit de la science française, beaucoup trop rabaissé le rôle qu'elle a joué dans l'épanouissement de cette splendide science biologique qui rayonne aujourd'hui, même sur les conceptions des hommes politiques. La France n'est pas, Dieu merci! demeurée aussi étrangère qu'on a bien voulu le dire à la constitution de la Philosophie zoologique. Peu de pays ont fourni autant de savants ayant eu au même degré le souci des idées générales, ayant exposé leurs idées avec plus de clarté et de mesure. Nous avons eu l'agréable devoir de le constater, et nous osons espérer l'avoir fait avec la plus grande impartialité, autant vis-à-vis des savants étrangers que vis-à-vis de ceux de nos contemporains dont nous avons eu à discuter les doctrines.

Traitant de la Philosophie zoologique avant Darwin, nous avons dû préciser cependant en quoi les idées actuelles sont en progrès sur celles qui les ont précédées et dont elles procèdent en grande partie; nous avons dû conserver les tendances de la biologie moderne, le but qu'elle poursuit, la méthode à laquelle elle doit s'astreindre pour y parvenir. Cette méthode, elle est à peine arrivée aujourd'hui à s'en rendre maîtresse.

Si l'adoption du transformisme est en voie d'accomplir une révolution profonde dans la direction des travaux des naturalistes, dans leur façon de raisonner, dans leur manière d'exposer les faits et de les enchaîner entre eux, cette révolution est loin d'être faite. La vieille méthode, que les physiciens appelaient un peu dédaigneusement jadis la méthode des naturalistes, intervient trop souvent encore pour établir un désaccord entre la conception maîtresse et les conceptions secondaires qu'on cherche à y rattacher. On demeure frappé en étudiant les écrits des plus grands naturalistes de voir combien leur méthode diffère de la méthode des physiciens, et la différence réside beaucoup moins dans l'opposition entre l'observation et l'expérimentation proprement dite que dans l'effort constant du physicien pour remonter du simple au composé, pour rattacher les effets à leur cause.

Longtemps les naturalistes se sont bornés à comparer, tandis que les physiciens s'efforçaient d'expliquer. Aujourd'hui, les naturalistes cherchent eux aussi à expliquer, à leur tour, les phénomènes qu'ils observent; ils renoncent à faire incessamment appel à la métaphysique dans cette science de la nature qu'ils cultivent et qui, par une étrange fortune, a cédé son vrai nom à d'autres sciences qui lui auront au moins rendu le service de créer la méthode dont elle n'aurait jamais dû se départir. Mais, jusqu'à la période contemporaine, c'est malheureusement toujours à la métaphysique que demeure la parole lorsqu'il s'agit de s'élever à quelque conception un peu générale des rapports des êtres vivants. Quand Aristote introduit dans la science le principe des causes finales, dont Cuvier fait encore le pivot de l'histoire naturelle, il ne fait en somme que chercher la raison de tout ce qui existe dans une harmonie établie par une volonté extérieure au monde qu'il étudie. Le principe de continuité de Leibnitz ne suppose dans l'esprit de ses disciples Linné et Bonnet aucune relation de cause à effet entre les phénomènes qu'il doit relier entre eux; la continuité des phénomènes, les gradations que présentent les organismes, l'échelle des êtres en un mot, ne sont autre chose que le reflet de la continuité qui existe dans la pensée de l'intelligence directe de l'univers. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ne peut donner à son tour—et Cuvier ne s'y méprend pas—d'autre raison de l'unité de plan de composition qu'il admet dans le règne animal qu'une sorte de rapport mystérieux entre les êtres vivants et leur Créateur. En proclamant l'existence de quatre plans distincts suivant lesquels les animaux seraient construits, Cuvier ne s'écarte pas davantage de ces errements; aussi se trouve-t-il ramené, dès qu'il veut remonter tant soit peu au delà des faits, au principe des causes finales ou à l'hypothèse de la préexistence de l'animal dans son germe. Les disciples les plus immédiats de Cuvier, Richard Owen, en exposant sa théorie des archétypes, Louis Agassiz, en développant la série de ses idées sur l'espèce et sur la classification, ne font d'ailleurs nullement mystère de leurs tendances: l'histoire naturelle n'est en somme pour eux qu'une série de tableaux présentant sous ses divers aspects la pensée de Dieu. Il est d'ailleurs bien difficile d'arriver à une autre conception du monde vivant dès qu'on se range à cette hypothèse, toute métaphysique elle aussi, de la fixité des espèces, née à une époque où l'on savait bien peu de choses du règne animal et que les connaissances acquises ont depuis si bien battue en brèche que l'espèce fixe supposée ne peut plus recevoir de définition satisfaisante. Comme il n'y a plus, dans cette hypothèse, de relation nécessaire ni entre les formes vivantes, ni entre les formes et le milieu dans lequel elles sont placées, ce que les naturalistes considèrent comme des explications sont tantôt de simples généralisations, comme la loi de conformité organique de Dugès, la loi des générations alternantes de Steenstrup, tantôt la constatation des moyens employés par la nature pour perfectionner ses œuvres, comme cette loi, division du travail physiologique, dont M. H. Milne Edwards a tiré un si brillant parti, mais qui ne cesse d'être un moyen de la nature pour devenir un procédé réel que si l'on admet pour les êtres vivants la possibilité de se compliquer graduellement et par conséquent de se transformer.

En vain les naturalistes de la première moitié de ce siècle espèrent-ils échapper à ce reproche de se laisser induire en métaphysique en évoquant à chacune des plus belles pages de leurs écrits un être indéfini qu'ils décorent du nom de Nature, et auquel ils consacrent des articles spéciaux dans leurs encyclopédies et leurs dictionnaires. La Nature, c'est l'Univers, c'est Dieu, et, si ce n'est pas cela, ce n'est rien. De toutes façons, partout où la Nature intervient, il ne saurait y avoir explication, au sens où les physiciens entendent ce mot.

Expliquer un ensemble de phénomènes, c'est découvrir un élément simple qui leur est commun, en déterminer exactement les propriétés et démontrer que les divers phénomènes considérés résultent des modifications diverses que subit cet élément sous l'action de causes, elles-mêmes connues. C'est assez dire qu'en zoologie toute méthode d'exposition qui prend l'homme ou les vertébrés comme point de départ pour descendre ensuite aux autres organismes ne saurait comporter d'explication; c'est assez dire que chercher à «expliquer» les groupes inférieurs du règne animal au moyen de conceptions résultant de l'étude des seuls vertébrés, c'est prendre le contre-pied du procédé qu'emploient toutes les sciences expérimentales. Toutes les difficultés que l'on éprouve encore à définir l'individu, à définir l'espèce sont des difficultés en quelque sorte artificielles, en ce sens que nous les avons créées nous-mêmes; elles résultent des conceptions trop étroites suggérées jadis par une étude trop exclusive des animaux supérieurs, et dont nous n'avons pas encore su nous dégager suffisamment.

Aujourd'hui que, grâce au perfectionnement de nos moyens d'investigation, il a été possible de réduire les êtres vivants en des éléments qui leur sont communs, et qui ont eux-mêmes en commun tout un ensemble de substances ayant des propriétés fondamentales identiques, les protoplasmes, aujourd'hui qu'il a été possible d'établir une chaîne continue entre les êtres formés d'un seul de ces éléments et ceux qui en contiennent des milliards, à une époque où l'embryogénie démontre que même les plus compliqués de ces derniers résultent de la multiplication d'un élément d'abord unique, l'œuf, les véritables explications, les explications telles que les conçoivent les physiciens et les chimistes, paraissent prochaines. Il n'est plus téméraire d'espérer que l'histoire des êtres vivants pourra être présentée sous la forme didactique, propre aux sciences expérimentales, et nous avons fait un premier essai dans ce sens en écrivant notre livre: Les colonies animales et la formation des organismes. Mais, pour atteindre ce résultat, il faut avant tout demeurer persuadé que les êtres vivants, en tant qu'organismes naturels, doivent trouver dans la nature actuelle leur explication, s'efforcer de rechercher et de mettre en évidence les liens de causalité qui unissent les phénomènes complexes à ceux d'un degré moindre de complexité, former ainsi des ensembles de plus en plus étendus, et ne pas s'illusionner sur la portée d'un système de critiques, actuellement fort en vogue dans les sciences naturelles, et dans lequel on s'imagine avoir établi la vanité des explications, en choisissant habilement un point inexpliqué ou dont l'explication délicate n'a pas été comprise pour l'opposer à l'ensemble des faits expliqués.

Puissions-nous, en écrivant l'histoire des anciens systèmes, avoir contribué à montrer dans quel sens se trouve la voie véritable!

Edmond Perrier.

LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE AVANT DARWIN

CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION

Idées premières sur la place des animaux dans la nature.—Les mythologies et les philosophies de l'antiquité.

De tout temps, l'homme a essayé de pénétrer l'origine des êtres vivants qui l'entourent, de se donner une explication, si grossière fût-elle, des liens qui les rattachent entre eux, des rapports qui les unissent à lui. Dès l'éveil de son intelligence, il a examiné d'un œil particulièrement curieux les animaux qui, sans cesse agités, venaient indiscrètement mêler leur existence à la sienne. Ne pouvant comprendre la raison d'être de ces muets qui n'avaient pour lui que des secrets, tour à tour étonné de leurs merveilleux instincts, effrayé de leur force redoutable, charmé de l'éclat de leurs couleurs, de la grâce de leurs mouvements, de l'élégance de leurs formes, il a commencé par en faire les messagers des puissances invisibles qui régissent l'univers et souvent même des dieux. Dans toutes les mythologies primitives, les animaux jouent un rôle considérable. Obligé à un combat sans trêve par les animaux qui lui disputaient ses moyens d'existence, l'homme, avant de se donner la place d'honneur dans le monde, avait commencé par l'offrir modestement à ses rivaux; les Hindous et beaucoup de peuplades sauvages la leur conservent encore.

Toute l'antiquité, tout le moyen âge demeurent imprégnés de cette idée que les animaux touchent de près au surnaturel. L'imagination païenne en invente de plus terribles encore que tous ceux qui existent: et la renommée de ses Sphynx, de ses Tritons, de ses Centaures, se conserve longtemps dans les contes et dans les fables des peuples chrétiens. Un livre, le Physiologus, qui, malgré l'anathème qui l'accueillit d'abord, est demeuré pendant près de mille ans le seul livre d'histoire naturelle de l'Église, n'est autre chose qu'une sorte de «morale en action» des animaux. Chacun d'eux est l'incarnation d'une vertu, que le vrai chrétien doit imiter ou d'un vice qu'il doit fuir. Le moyen âge conserve du reste la croyance antique que les animaux jouissent d'une puissance occulte particulière, qui n'est pas sans analogie avec celle des sorcières. Roger Bacon croit encore que le regard du basilic est mortel, que le loup peut enrouer un homme s'il le voit le premier, que l'ombre de l'hyène empêche les chiens d'aboyer. À un homme admettant sans difficulté que l'oie bernache naît des glands d'une espèce de chêne, rien ne devait sembler impossible. Cette crédulité est moins étonnante encore que celle de Pierre Rommel affirmant en 1680, il y a deux cents ans à peine, avoir vu à Fribourg un chat qui avait été conçu dans l'estomac d'une femme et avoir connu une autre femme qui avait donné naissance à une oie vivante.

Plus de semblables assertions nous paraissent aujourd'hui burlesques, plus elles sont intéressantes à rappeler, car elles nous montrent combien était encore confuse il y a peu de temps cette notion de l'espèce animale devenue aujourd'hui si vulgaire. On allait souvent plus loin; on n'admettait pas seulement que, sous des influences mystérieuses, un animal pût donner naissance à des animaux tout différents, ou se transformer lui-même à la façon des loups-garous; on douait aussi la matière inerte de la faculté de s'organiser spontanément: les grenouilles pouvaient naître de la vase des étangs; de vieux chiffons, enfermés dans un coffre avec un peu de blé, pouvaient se transformer en souris; les vers intestinaux n'étaient qu'une métamorphose des humeurs de notre organisme, et cette opinion a compté, même de nos jours, quelques partisans.

Ce n'est d'ailleurs pas sans peine que la notion même de la vie arrive à se dégager, que la démarcation s'établit entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas. Pour les anciens philosophes, la vie, c'est, avant tout, le mouvement, la force. Tout ce qui se meut est plus ou moins considéré comme vivant.

Thalès de Milet appelle âme tout ce qui est cause de mouvement. L'aimant a une âme comme l'homme; le monde a une âme, qui est Dieu, et il peut y avoir des âmes sans corps, des démons. C'est Dieu qui a fait toutes choses en employant une matière première unique, l'eau.

Au-dessous du Dieu créateur, Anaximandre conçoit des dieux mortels, qui sont les astres.

Anaximène considère l'air, capable de se mouvoir plus aisément encore que l'eau, comme l'origine de toutes choses. L'air est l'âme du monde; il est Dieu; il tient le monde en vie, comme l'âme tient en vie notre corps.

Anaxagore n'admet plus qu'un Dieu coordonnateur de toutes choses dont il se fait une idée très élevée; il considère les végétaux comme ayant toutes les facultés des animaux et voit dans les êtres vivants les enfants de la Terre et du Soleil, astres qu'il suppose par conséquent vivants, mais auxquels il refuse la qualité de dieux. Les âmes des hommes passent après leur mort dans le corps des animaux.

Ainsi, pour la plupart des philosophes de l'antiquité, la conception même de l'être organisé est confuse. Il existe dans l'univers une cause de mouvement, qui est Dieu; tout ce qui se meut possède en soi la vie et est capable de la donner. Les animaux et les végétaux, entre lesquels des points de ressemblance sont entrevus, sont engendrés par l'eau suivant quelques-uns, par l'air suivant d'autres, par les astres suivant d'autres encore. On cherche en même temps à rattacher tout ce qui existe à une cause commune ou à un ensemble de causes communes. Pour Thalès et Anaximandre, tout a été tiré de l'eau; Anaximène et Diogène préfèrent tout faire sortir de l'air. Empédocle met à son tour la terre au rang des causes primordiales; Leucippe et Démocrite admettent une substance primitive, l'éther, en qui Anaxagore voyait déjà la cause de la foudre. Les transformations diverses de l'éther auraient produit tout ce qui est. Pour Héraclite, le principe commun de toutes choses n'est autre que le feu. Ainsi se constitue pièce à pièce cette hypothèse des quatre éléments: la terre, l'eau, l'air et le feu, qui se retrouve jusqu'aux temps modernes au fond de toutes les conceptions scientifiques.

Il n'y avait place dans toute cette philosophie que pour l'observation la plus superficielle. En général, on considère les animaux et les végétaux en bloc. L'imagination tient la place première dans les systèmes; les sciences n'existent pas à proprement parler; les observations justes sont trop peu nombreuses et mêlées de trop de fables pour qu'on en puisse constituer un corps de doctrine; il n'y a pas de zoologie, et il ne saurait être question par conséquent de philosophie zoologique.

Quelques essais d'explication plus précise méritent d'être cités. Telle est cette idée d'Anaxagore que tous les corps sont formés de parties semblables entre elles, ayant existé de toute éternité et que Dieu n'a fait que coordonner. Le mélange de toutes ces parties est ce qu'il appelle le chaos. Dans ce chaos existent des os, des viscères, des muscles, mais avec des dimensions si petites que toutes ces parties sont invisibles; elles ne sont devenues visibles qu'en s'unissant à des parties semblables. Elles ont alors constitué les os, les viscères, les muscles des animaux. Quand un animal meurt, toutes ses parties constitutives se dissolvent, se résolvent en leurs éléments invisibles. Ces éléments divers se mélangent entre eux jusqu'à ce qu'ils redeviennent parties intégrantes de quelque autre organisme. Ainsi les animaux et les plantes sont formés d'éléments permanents et éternels, qui s'associent temporairement pour constituer des organismes, puis se séparent, pour entrer dans des organismes nouveaux. Les éléments propres à entrer dans la constitution des organismes sont en quantité constante; mais ils circulent pour ainsi dire perpétuellement, passant d'un être vivant à un autre et s'associant de toutes les manières possibles.

Les éléments des êtres vivants, comme ceux de tous les autres corps, ayant existé de toute éternité et étant indestructibles, rien d'essentiel ne paraît distinguer la matière vivante de la matière inerte, dans la conception d'Anaxagore, qui n'est pas sans intérêt, car on pourrait lui trouver plus d'un trait de ressemblance avec la célèbre doctrine de l'emboîtement des germes que nous rencontrerons plus tard, avec l'hypothèse des molécules vivantes de Buffon, celle de l'attraction du soi pour soi de Geoffroy Saint-Hilaire et même avec la fameuse théorie de la panspermie de Darwin.

Ces rapports entre les doctrines des philosophes anciens et les doctrines qui ont apparu plus récemment sous d'autres formes se rencontrent plus d'une fois. Pythagore et les pythagoriciens admettaient par exemple, à côté des nombres régulateurs de la nature, divers principes contraires deux à deux et desquels tout résultait: le fini et l'infini, l'impur et le pur, l'unité et la dualité ou la pluralité, la droite et la gauche, le masculin et le féminin, le repos et le mouvement, le droit et le courbe, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, Dieu et le démon, l'esprit et la matière, etc. Ils étaient en cela les précurseurs de Schelling et des philosophes de la nature; ils avaient vu le monde sous le même point de vue des oppositions et n'ont fait que développer d'une manière appropriée aux connaissances acquises de leur temps la cause première, les liens et les conséquences de ces oppositions. Cette idée des oppositions avait conduit Pythagore à admettre l'existence des antipodes. Héraclite pensait également, comme les philosophes de la nature, que notre âme n'est qu'une émanation de l'âme du monde qui est Dieu. Démocrite croit comme eux que nous avons deux manières d'acquérir des connaissances: par les sens et par la pensée. Les sens peuvent nous tromper, mais la pensée ne nous donne que des connaissances précises; Héraclite et Démocrite eussent été, de notre temps, rangés parmi les membres de «l'école des idées». Cependant pour eux, comme pour les matérialistes modernes, rien n'existe en dehors des atomes et du vide. Les apparences diverses que présente le monde extérieur sont le résultat du mouvement: nous ne percevons que des changements, des oppositions, et non des objets réels.

À côté de ces doctrines générales, de ces tentatives de divination de la nature des choses, si, comme nous le disions tout à l'heure, l'observation tient peu de place, le besoin d'observer a été cependant reconnu. Alcméon de Crotone (520 av. J.-C.) a disséqué des animaux; il compare le blanc de l'œuf des oiseaux au lait des mammifères; mais il croit que les chèvres respirent par les oreilles. Anaxagore considère le cerveau comme le siège de la pensée; il se rend compte de la façon dont se nourrissent les fœtus; mais il prétend que les fouines enfantent par la bouche et que les ibis et les corneilles s'accouplent par le bec. Ces deux philosophes et plus tard Polybe ont fait quelques recherches d'embryogénie. Mais on voit combien leurs affirmations sont encore sujettes à caution.

Démocrite fait plus de progrès que ses prédécesseurs dans la connaissance des organes des animaux et des fonctions qu'ils remplissent; Hippocrate s'applique surtout à la connaissance de l'anatomie humaine; il arrive à définir un certain nombre de maladies et à en reconnaître la marche; mais l'art d'observer comme l'art même de raisonner sont encore dans l'enfance; partout, nous venons de le voir, les erreurs les plus grossières se mêlent aux observations justes et viennent déparer les plus nobles efforts des intelligences qui cherchent à créer une voie dans les régions encore inexplorées de la science. La science demeurant inséparable de la philosophie, chaque progrès des philosophes dans l'art de manier la pensée est suivi d'un progrès dans l'art d'arriver à la connaissance. Peu à peu, l'imagination tient une place moins exclusive dans les spéculations, et l'on apprend à établir entre les idées des distinctions plus rigoureuses. Socrate les enchaîne le premier dans des définitions suffisamment précises et perfectionne la méthode inductive au point qu'on peut lui attribuer l'honneur de sa création. Platon montre tout le parti que l'on peut tirer de la méthode qui s'élève du particulier au général en passant à travers toute une hiérarchie d'idées de plus en plus étendues. Mais sa méthode, il l'applique surtout aux idées et rend ainsi nécessaire une réaction, grâce à laquelle un accord plus rigoureux puisse s'établir entre les faits et les idées. On comprend peu à peu que les faits bien observés sont les véritables générateurs des idées; mais il fallait un génie puissant pour faire redescendre les philosophes aux méthodes ordinaires dont le sens commun ne s'était pas écarté. Ce génie, duquel date la fondation des sciences et de la méthode scientifique, fut Aristote.

Quelques critiques ont dit que la science d'Aristote venait en grande partie de ses devanciers et surtout de Démocrite; qu'il a fait de nombreux emprunts à ses prédécesseurs, sans les citer. De tout temps on a si amèrement reproché à ceux qui ont essayé quelques nouveautés, d'avoir puisé leurs idées dans Aristote ou ailleurs, qu'il est assez piquant de voir accuser, à son tour, de plagiat celui qu'on se plaît d'ordinaire à appeler le père de la philosophie. Aristote s'est-il aidé des travaux de ses devanciers? Cela est possible, probable même; il est incontestable que son érudition était considérable, et l'on peut croire qu'il en a tiré parti. Le nombre des faits qu'il annonce dans ses livres est tel qu'il dépasse, sensiblement, peut-être, ce qu'il lui avait été donné d'acquérir par son expérience personnelle. Doit-on pour cela l'accuser d'avoir cherché à s'approprier le bien d'autrui? De telles insinuations ne sont fâcheuses que pour ceux qui les émettent complaisamment. L'idée est ce qu'il y a de plus personnel à l'homme et surtout à l'homme de science: c'est pourquoi le génie est si admiré; c'est pourquoi tout effort d'une intelligence qui la rapproche du génie est si impatiemment supporté par celles qui s'en reconnaissent incapables; c'est pourquoi tout homme qui possède ou développe une idée doit s'attendre à voir s'élever, parmi tous les obstacles qu'on lui oppose, cette accusation, de tout temps renouvelée, qu'il n'a rien fait de nouveau. En somme, peu importe à l'humanité le degré plus ou moins grand de nouveauté des faits ou des idées; ils ne sont rien pour elle tant qu'ils n'ont pas été embrassés par quelque puissant esprit qui sache lui en montrer la portée et lui dire: «Voici les conquêtes qui ont été faites, voici le parti qu'on en peut tirer.» Tel fut au moins le mérite d'Aristote, qui résuma dans ses œuvres tout ce que savait l'antiquité, sut faire un départ presque toujours judicieux entre le bon et le mauvais, le vrai et le faux, accrut considérablement les limites du savoir humain, indiqua la voie à suivre pour arriver avec plus de certitude à la conquête de la vérité et légua au moyen âge une somme telle de connaissances, que sans lui la science eût été tout entière à recommencer.

CHAPITRE II

ARISTOTE

Premières notions sur les analogies et les homologies des organes.—Formes corrélatives.—Divisions établies parmi les animaux.—Idée de l'espèce.—Principe de continuité.—Degrés de perfection organique.—Possibilité d'une transformation des formes animales.

On a tant écrit sur Aristote, on a tant cité, commenté, interprété les œuvres de ce grand homme, que plus d'un lecteur sera sans doute tenté de nous reprocher de revenir, à notre tour, sur un sujet qui semble épuisé. C'est cependant jusqu'à l'illustre précepteur d'Alexandre qu'il faut faire remonter les origines de la philosophie zoologique. Lui seul, dans l'antiquité, sut allier une observation incessante et presque toujours rigoureuse des faits avec l'art de grouper les connaissances acquises de manière à en faire ressortir toutes les conséquences générales. Plus d'un passage de son Histoire des animaux pourrait être signé Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire. Ce sont les principes mêmes de l'anatomie comparée, telle qu'on l'entend de nos jours, que développe Aristote lorsqu'il écrit dès les premières pages de l'œuvre mémorable que nous venons de citer les lignes suivantes:

«Il y a des animaux tels que toutes les parties des uns sont semblables aux parties correspondantes des autres; il y en a entre lesquels cette ressemblance ne se trouve pas. Les parties peuvent se ressembler, comme étant de la même forme; par exemple, le nez, l'œil, la chair, les os d'un homme ressemblent au nez, à l'œil, à la chair, aux os d'un autre homme; et ainsi des chevaux et des autres animaux que nous disons être de même espèce… Une autre sorte de ressemblance est celle des animaux qui sont de même genre et qui diffèrent par excès ou par défaut: les oiseaux, les poissons sont des genres dont chacun comprend un grand nombre d'espèces.

«Dans un même genre, les parties ne sont communément distinguées que par des qualités différentes, telles que la couleur et la figure…

«Il y a d'autres animaux dont on ne peut pas dire que les parties soient de même figure ni qu'elles diffèrent entre elles du plus au moins; on peut seulement établir une analogie entre les unes et les autres; c'est ainsi que, la plume étant à l'oiseau ce que l'écaille est au poisson, on peut comparer les plumes et les écailles, et de même les os et les arêtes, les ongles et la corne, la main et la pince de l'écrevisse. Voilà de quelle manière les parties qui composent les individus sont les mêmes et sont différentes. Il faut encore remarquer leur position. Plusieurs animaux ont les mêmes parties, mais ne les ont pas semblablement placées. Aussi les mamelles peuvent être placées sur la poitrine ou dans la région inguinale.»

Et l'on trouve plus loin:

«En général, entre les animaux de genre différent, la plupart des parties ont une forme différente: les unes n'ont entre elles qu'une ressemblance de rapport et d'usage et sont, au fond, de nature différente; d'autres sont de même nature, mais de forme différente; beaucoup se trouvent dans certains animaux et ne se trouvent pas dans d'autres.»

Ainsi ces diverses sortes de ressemblance des animaux que Geoffroy Saint-Hilaire et ses successeurs devaient désigner sous le nom d'analogies et d'homologies sont déjà en partie distinguées et définies par Aristote. Le philosophe de Stagyre n'est pas davantage étranger à ce que Cuvier devait plus tard appeler la corrélation des formes; il cite un grand nombre de ces corrélations qui sont depuis définitivement demeurées dans la science et sont encore employées dans la définition des groupes zoologiques. Voici les plus importantes:

«Tous les animaux ont du sang ou un liquide qui en tient lieu, la lymphe. Les animaux sans pieds, à deux pieds ou à quatre pieds ont du sang[1]. Tous ceux qui ont plus de quatre pieds[2] ont de la lymphe. Les animaux à sang sont plus grands que les animaux à lymphe, car ces derniers grandissent avec le climat.

«Les animaux pourvus de poils, les cétacés, les sélaciens, sont vivipares; ces derniers seuls ont des ouïes; ils produisent d'abord un œuf au dedans d'eux-mêmes.»

Le mode de viviparité des sélaciens, qui sont des poissons, est nettement distingué de celui des «animaux couverts de poils» et des cétacés, qui constituent notre classe des mammifères.

Plus loin, les animaux volants sont répartis en trois catégories, ceux qui ont des ailes garnies de plumes, ceux qui ont des ailes constituées par un repli de la peau, des ailes dermiques, ceux enfin qui ont des ailes sèches, minces, membraneuses. Les ailes dermiques et les ailes à plumes sont propres aux animaux qui ont du sang, et les ailes membraneuses sèches aux insectes. Les insectes peuvent avoir quatre ailes ou deux ailes. Les insectes coléoptères (le mot est dans Aristote), dont les ailes antérieures ont la forme d'étuis, n'ont pas d'aiguillon. Les insectes à quatre ailes ont un aiguillon en arrière: ce sont nos hyménoptères; les insectes à deux ailes ont un aiguillon en avant. Aristote ne se méprend d'ailleurs nullement sur la nature différente de ce qu'il appelle l'aiguillon chez les insectes à quatre ailes et chez les insectes à deux ailes, car il écrit en parlant de ces derniers: «La langue remplace l'aiguillon chez les diptères,» et il remarque que les insectes qui ont une langue n'ont point de mâchoires, comme s'il devinait dans la langue, que nous appelons aujourd'hui une trompe, le résultat d'une transformation des mâchoires.

Voilà donc, dans un seul groupe, celui des insectes, toute une série de corrélations nettement définies. Le mode de constitution de ces animaux est aussi bien saisi; ils sont représentés comme formés de parties, d'anneaux, de segments, paraissant avoir chacun leur vie propre; ces parties, ces segments sont ce qu'on a appelé depuis des régions du corps, des zoonites.

Aristote ne se montre pas moins perspicace lorsqu'il parle des mammifères. Après avoir placé parmi les animaux vivipares tous les animaux couverts de poils, il semble craindre qu'une confusion ne s'établisse entre ces derniers et les lézards, qui sont quadrupèdes comme eux, et fait observer que seuls les quadrupèdes couverts de poils sont vivipares. Les mammifères sont de la sorte nettement distingués des lézards, dont Aristote met d'ailleurs en évidence la ressemblance avec les serpents dépourvus de pieds. Un seul mot à inventer, et le groupe des reptiles se trouverait constitué.

Parmi les quadrupèdes vivipares, d'autres relations non moins remarquables sont établies. Ces quadrupèdes peuvent avoir des cornes ou en être dépourvus. Ceux dont la dentition forme une sorte de scie n'ont jamais de cornes; les cornes manquent encore aux quadrupèdes pourvus de défenses; tous les quadrupèdes cornus manquent d'incisives à la mâchoire supérieure. Tous les quadrupèdes vivipares, cornus, dépourvus d'incisives supérieures, possèdent quatre estomacs et jouissent de la faculté de ruminer. Rien ne manque, à cette caractéristique de l'ordre des ruminants, et la corrélation, si remarquable chez ces animaux, entre l'absence de cornes et la présence de canines, est même exprimée d'une façon précise; elle n'a été expliquée que de nos jours.

Bien qu'Aristote connût un assez grand nombre d'animaux, l'idée de les grouper dans un ordre déterminé, permettant d'exprimer leur degré plus ou moins grand de ressemblance ne paraît pas s'être présentée à son esprit. Il n'a donc pas tenté ce que nous appelons une classification. Il compare de toutes les façons possibles les animaux les uns aux autres et cherche à réduire en propositions générales le résultat de ses comparaisons. Il arrive ainsi à indiquer des rapprochements parfaitement naturels, qui peuvent encore aujourd'hui, prendre place dans nos méthodes; mais, tout à côté, des comparaisons d'un autre ordre le conduisent à de nouveaux rapprochements de moindre importance cette fois, et qui paraissent cependant avoir pour lui autant de valeur que les premiers, à des caractères qui auraient pu être utilisés, à leur tour, si l'idée d'une certaine hiérarchie dans ces rapprochements secondaires s'était dégagée, si les comparaisons, au lieu de s'étendre à l'ensemble des animaux, n'avaient été faites qu'entre organismes présentant la même structure anatomique, entre organismes «de même genre», comme il aurait dit lui-même.

Plus loin notre philosophe ayant épuisé l'étude des ressemblances se préoccupe seulement de rechercher les différences que les animaux présentent entre eux. Ces différences, «relatives à leur manière de vivre, leurs actions, leur caractère, leurs parties,» sont également toutes mises sur le même plan.

Ainsi Aristote distingue des animaux aquatiques et des animaux terrestres, des animaux sociaux et des animaux solitaires, des animaux migrateurs et des animaux sédentaires, des animaux diurnes et des animaux nocturnes, des animaux privés et des animaux sauvages. Les mêmes animaux peuvent se retrouver bien entendu dans ces diverses catégories; relativement aux deux dernières, Aristote fait d'ailleurs remarquer qu'une espèce donnée peut appartenir à toutes deux à la fois.

Il ne s'agit donc point ici de groupes naturels fondés sur des ressemblances que l'on puisse considérer comme fondamentales; aussi bien Aristote ne se propose-t-il pas pour but de faire connaître et de distinguer les différentes sortes d'animaux; son livre est tout à la fois une anatomie et une physiologie comparées plutôt qu'une zoologie, et il ne définit que les divisions qui sont nécessaires à ses comparaisons. Il traite séparément des animaux qui ont du sang et de ceux qui n'en ont pas et divise ces deux groupes principaux en groupes secondaires et remarquablement naturels, dont quelques-uns ont déjà été dénommés dans le langage vulgaire; c'est ce qu'il appelle les grands genres γενη μεγεστα των ζωων: tels sont les oiseaux, les poissons, les coquillages, les mollusques qui sont nos céphalopodes, ou encore les insectes. Pour ces derniers Aristote a créé le nom nouveau d'εντoμα; c'est là une hardiesse qu'il se permet rarement. Il se sert, en effet, des mots de la langue usuelle, et, quand il n'existe pas de mots correspondant aux groupes qu'il définit, il se borne à le regretter. Il signale ainsi l'absence d'une dénomination commune pour les mollusques à coquille, qu'il qualifie, en formant un mot composé, d'Ostracodermes, pour les langoustes, les crabes et les écrevisses qu'il réunit sous le nom, également composé, de Malacostracés. Cette insuffisance de la langue vulgaire l'embarrasse d'ailleurs visiblement. Il a nettement conçu un grand «genre» des mammifères; mais le peuple est en retard sur lui et confond les mammifères avec les autres quadrupèdes, tels que les lézards. Ce mot de quadrupèdes ne saurait être le nom d'un groupe naturel, car il y a des quadrupèdes vivipares et d'autres ovipares; Aristote, après cette remarque, l'abandonne donc sans le remplacer. Parmi les quadrupèdes vivipares, il aperçoit de même des groupes naturels, mais constate qu'ils n'ont pas reçu de nom, sauf un seul, celui des λoφοuροi, correspondant à nos solipèdes, caractérisés par le bouquet de crins qu'ils portent au bout de la queue.

Il semble que cette pénurie de mots ait été le principal obstacle qui ait empêché Aristote d'arriver à une définition claire de l'espèce telle que nous l'entendons aujourd'hui, et d'instituer un système coordonné de divisions zoologiques. La langue usuelle ne fournit, en effet, que deux mots pour exprimer les différents degrés de ressemblance: εiδος, qui veut dire forme ou espèce, et γενος que l'on traduit par genre. Les genres contiennent, en général, un assez grand nombre d'espèces; il y en a de grands γενη μεγαλα et de très grands γενη μεγιστα; mais, les espèces contenues dans ces genres peuvent se subdiviser aussi en espèces d'ordre inférieur et deviennent alors des genres. Quand il considère l'espèce d'une façon absolue sans la rapporter à un groupe plus étendu, Aristote la désigne d'ailleurs, constamment, sous le nom de γενος. On voit quelle confusion doit produire, dans un échafaudage quelque peu compliqué de divisions n'ayant pas la même valeur, l'emploi perpétuel de deux mots dont la signification change suivant le point de vue d'où l'on considère chaque division. Cependant s'il n'a pas pu définir et surtout dénommer l'espèce, Aristote en a bien vu le caractère essentiel, le même que nous employons comme criterium et qui est tiré de la reproduction. Après avoir défini le genre des Lophures λοφουροι, il y place, en effet, le cheval, l'âne, le mulet, le bidet et le bardeau et il ajoute: «Joignez-y les hémiones (demi-ânes) de Syrie qui ne portent ce nom qu'à raison de leur apparence, car ils constituent une espèce distincte puisqu'ils s'accouplent entre eux et que leur accouplement est fécond.» Il est certain, d'autre part, qu'Aristote n'a considéré comme de même espèce que les animaux descendus de parents communs, car il désigne aussi sous le nom d'homophyles les animaux de forme semblable. Voilà donc l'espèce définie par l'accouplement et la fécondité, absolument comme elle l'est de nos jours. Malheureusement Aristote ne tire pas tout le parti qu'il devrait de cette notion évidemment vulgaire; aussi bien, son opinion doit-elle être troublée par sa confiance dans les récits mensongers qui lui ont été faits des mœurs des animaux exotiques. Il admet, par exemple, qu'en Lybie les formes sauvages sont plus sujettes à varier et il ajoute: «En Lybie, où il ne pleut point, les animaux se rencontrent dans le petit nombre d'endroits où il y a de l'eau. Là, les mâles s'accouplent avec les femelles d'espèces différentes μv δμωφυλα, et ces familles nouvelles font souche si la taille des deux individus n'est pas trop différente et la durée de la gestation trop inégale dans les deux espèces.» Un peu plus bas, il accueille la tradition qui fait descendre les chiens de l'Inde d'une chienne et d'un tigre. Quand il s'agit d'animaux habitant les pays lointains, l'attrait du merveilleux a évidemment obscurci, dans l'esprit d'Aristote, l'idée de l'espèce telle qu'elle résulte de l'observation journalière. Quoi d'étonnant à ce que les choses ne se passent exactement comme en Grèce dans cette Lybie qui a la réputation «de produire toujours quelque monstre nouveau». Lorsqu'il se produit, en Grèce, des phénomènes plus ou moins analogues à ces merveilles qu'il signale en d'autres points du globe, Aristote en dit seulement qu'on les considère comme des présages.

Les connaissances d'Aristote relativement aux différents modes de reproduction des animaux sont trop incomplètes pour lui permettre aucune généralisation relativement à l'espèce. En ce qui concerne les animaux inférieurs, malgré des observations précises, il ne réussit pas à s'affranchir complètement des opinions qui ont cours de son temps. Ainsi, il connaît les œufs des papillons, des poux, des mouches, les capsules nidamentaires des pourpres, des murex, etc., et cependant il déclare que ces œufs demeurent stériles. Les ostracodermes, en général, les orties de mer, les éponges naissent des matières demi putréfiées qui forment le fond de la mer et sont différentes suivant la nature de ce fond; les papillons naissent des chenilles, et celles-ci sont formées par les feuilles vertes; il se produit de même, dans le bois, les excréments des animaux, et dans d'autres conditions, des vers qui plus tard se changent en insectes. N'est-il pas étonnant que les métamorphoses des insectes ayant été bien observées, ainsi que leur accouplement et leur ponte, le cycle n'ait pu être fermé, et qu'un observateur aussi patient soit demeuré dans le doute relativement à la véritable origine des vers qui ne sont que le jeune âge, les larves d'animaux qu'il connaissait si bien? Aristote admet d'ailleurs que des animaux qui sont ordinairement produits par des œufs peuvent aussi se former spontanément dans la vase de certains marais.

Ces idées ne laissent pas que d'être parfaitement d'accord avec la doctrine de la continuité des œuvres de la nature, continuité qu'ont toujours plus ou moins cherchée les philosophes de tous les temps et qu'Aristote considère comme une loi fondamentale.

«Dans la nature, dit-il (liv. VIII), le passage des êtres inanimés aux animaux se fait peu à peu et d'une façon tellement insensible qu'il est impossible de tracer une limite entre ces deux classes. Après les êtres inanimés viennent les plantes, qui diffèrent entre elles par l'inégalité de la quantité de vie qu'elles possèdent. Comparées aux corps bruts, les plantes paraissent douées de vie; elles paraissent inanimées comparativement aux animaux. Des plantes aux animaux le passage n'est point subit et brusque; on trouve dans la mer des êtres dont on douterait si ce sont des animaux ou des plantes; ils sont adhérents aux autres corps, et beaucoup ne peuvent être détachés sans périr des corps auxquels ils sont attachés.» Les pinnes, le solens et beaucoup d'autres ostracodermes, les ascidies, les anémones ou orties de mer, mais surtout les éponges sont énumérés parmi ces êtres ambigus, animaux par certains caractères, végétaux par leur apparente inertie.

La recherche des animaux intermédiaires entre les animaux aquatiques et les animaux terrestres conduit Aristote à se demander en quoi ces animaux diffèrent essentiellement les uns des autres; c'est pour lui l'occasion de considérations philosophiques, auxquelles les zoologistes modernes doivent toute leur admiration. Les animaux qui vivent dans l'eau recherchent ce milieu pour différentes raisons: il en est qui ne peuvent respirer que dans cet élément; d'autres qui respirent l'air libre, mais ne trouvent leur nourriture que dans l'eau; d'autres enfin qui ont besoin d'eau pour respirer, mais vont chercher leur nourriture à terre.

«Dans les animaux de ces deux dernières catégories, dit Aristote, la nature est contrariée, si l'on peut parler ainsi. On voit ainsi des mâles qui ont l'air féminin et des femelles qui ont l'air mâle. Une différence réelle dans de petites parties suffit à faire paraître des différences aussi considérables dans l'ensemble du corps de l'animal. L'effet de la castration en est une preuve. On ne retranche par cette opération qu'une petite partie du corps de l'animal; néanmoins ce retranchement change sa nature et fait qu'elle se rapproche de celle de l'autre sexe. Ainsi il est sensible qu'au moment de la formation première un rien dont la grandeur varie dans une des parties qui constituent le principe des corps fera de l'animal un mâle ou une femelle. C'est donc de la disposition de petites parties que résulte la différence d'animal terrestre et d'animal aquatique, dans les deux sens que j'ai distingués.»

Aristote pense donc que les animaux terrestres ont pu devenir aquatiques ou inversement, et il attribue ce changement de mœurs à quelques accidents survenus durant le développement embryogénique des animaux qui l'ont présenté. D'illustres naturalistes de notre temps ont de même admis qu'on pouvait attribuer aux monstruosités accidentelles une part importante dans la diversification des espèces. D'après ce passage, Aristote pourrait être considéré comme transformiste; mais la question du transformisme ne pouvait évidemment être posée à une époque où l'on n'avait pas encore songé à se demander s'il existait des espèces.

Considérant les animaux à tous les points de vue que lui suggère son esprit éminemment philosophique, Aristote effleure bien d'autres idées importantes, sans en tirer cependant toutes les conséquences qu'elles ont fournies quand nos connaissances relatives aux animaux ont été plus étendues. C'est ainsi qu'on peut voir, avec M. Jules Geoffroy, comme une intuition de la loi de la division du travail physiologique, développée seulement en 1827 par M. H. Milne Edwards, dans cette phrase du livre IV des Parties des animaux: «La nature emploie toujours, si rien ne l'en empêche, deux organes spéciaux pour deux fonctions différentes; mais, quand cela ne se peut, elle se sert du même instrument pour plusieurs usages; cependant il est mieux qu'un même organe ne serve pas à plusieurs fonctions.» D'autre part, la «lutte pour l'existence» que se livrent une foule d'animaux ne lui a pas échappé. «Les animaux, dit-il au livre IX, sont en guerre les uns contre les autres quand ils habitent les mêmes lieux et qu'ils usent de la même nourriture. Si la nourriture n'est pas assez abondante, ils se battent, fussent-ils de la même espèce.» Aristote n'a pas vu cependant que de cette lutte pouvait résulter l'extinction d'une ou plusieurs formes vivantes. Il est, au contraire, comme presque tous les philosophes de l'antiquité, pénétré de l'idée que le monde est immuable et que les ressources de la nature sont assez grandes pour rendre impossible la destruction d'une de ses œuvres. D'ailleurs tous les animaux ne sont pas en lutte; il en est qui sont amis, et ce n'est pas un des livres les moins brillants de l'Histoire des animaux que celui où le grand philosophe décrit les mœurs des êtres qu'il a étudiés et se montre aussi patient observateur que nous l'avons vu jusqu'ici habile anatomiste.

En résumé, l'œuvre immense dont nous venons d'esquisser les traits généraux est avant tout de celles auxquelles peut s'appliquer le plus justement le titre de «Philosophie zoologique». Aristote n'y accumule les faits que pour arriver à des lois, et son esprit pénétrant discerne avec un rare bonheur les rapports généraux. Plusieurs de ceux qui sont exprimés dans l'Histoire des animaux sont définitivement entrés dans la science tels qu'Aristote les avait formulés; d'autres ne sont qu'entrevus; mais ce qui est plus merveilleux peut-être, c'est qu'Aristote avait saisi du premier coup les différents points de vue auxquels le règne animal pouvait et devait être étudié. L'anatomie comparée, la physiologie, l'embryogénie, les mœurs des animaux, leur répartition géographique, les relations qui existent entre eux font également l'objet de ses études et ses recherches forment le plus riche trésor de connaissances que l'esprit d'un homme ait jamais possédé.

CHAPITRE III

LA PÉRIODE ROMAINE

Lucrèce: la formation des premiers organismes; la lutte pour la vie.—Pline: attributs merveilleux des animaux; nature et mode de formation des monstres marins; notions d'anatomie.—Élien; Oppien.—Galien: progrès de l'anatomie; corrélation entre la forme extérieure des animaux, leur organisation et leurs mœurs.

Il semblerait qu'après Aristote la science, mise par lui dans sa voie véritable, n'avait plus qu'à marcher. On voudrait voir un merveilleux épanouissement scientifique suivre de près l'apparition de ce grand homme; malheureusement les divisions politiques, les guerres, les invasions, ne permettent pas de continuer, en Orient, l'œuvre commencée. Aristote ne tarde pas à être oublié, et, chose étonnante, quand il reparaît, loin de susciter une renaissance scientifique, il devient un obstacle aux progrès. Son œuvre gigantesque inspire une telle admiration qu'on s'incline devant elle sans chercher toujours à la comprendre. Les opinions du maître deviennent autant de dogmes; on discute sur le sens littéral qu'il faut attribuer à chacune de ses phrases, mais on oublie le grand exemple qu'il a donné, et l'on ne songe pas un seul instant, quand une difficulté se présente, à interroger, comme lui, la nature, seule capable de mettre un terme aux argumentations sans fin qu'elle provoque et qui ont alimenté la scolastique au moyen âge. Durant cette singulière époque, on se représente Aristote comme une sorte de Moïse payen, dont la parole est aussi infaillible que celle des Livres saints; un violent effort est nécessaire avant que la science puisse recouvrer sa libre et indépendante allure.

Rome aurait pu, à la fin de l'antiquité, reprendre le rôle de la Grèce et transmettre à l'Occident un écho des brillants essais philosophiques de ce pays privilégié; mais Rome était trop agitée par la vie du forum, trop préoccupée de multiplier et d'étendre ses conquêtes pour que ses philosophes pussent trouver le loisir d'observer la nature. Parmi eux cependant se trouvèrent quelques esprits d'une étonnante pénétration: tel fut Lucrèce; son magnifique poème contient plus d'une vue prophétique à qui la science moderne est venue apporter une confirmation imprévue. La terre est pour Lucrèce la mère de tous les êtres vivants. Comme tous les organismes, elle a eu une période de fécondité, durant laquelle elle a produit la plupart des animaux et des végétaux; elle arrive aujourd'hui à une période de stérilité relative.

«D'abord la terre revêtit les collines d'une fraîche parure, uniquement formée par les herbes, et, dans toutes les campagnes, les prairies verdoyantes s'émaillèrent de fleurs. Puis s'établit entre les arbres variés une lutte magnifique, chacun s'efforçant de porter plus haut ses rameaux dans les airs. De même que le duvet, le poil et les soies naissent d'abord sur les membres des quadrupèdes et le corps des oiseaux, ainsi la jeune terre se couvrit d'abord d'herbes et d'arbrisseaux; elle créa plus tard, par des procédés divers, l'innombrable cohorte des êtres mortels, car les animaux ne peuvent être tombés du ciel et les plantes ne purent sortir des abîmes de la mer. Laissons donc à la terre ce nom de mère, qu'elle mérite si bien, puisque tout a été tiré de son sein. Aujourd'hui encore, beaucoup d'êtres vivants se forment dans la terre à l'aide des pluies et de la chaleur du soleil… Dans les premiers siècles, beaucoup de races d'animaux ont nécessairement dû disparaître, sans pouvoir se reproduire et se perpétuer. Car tous ceux que nous voyons vivre autour de nous ne sont protégés contre la destruction que par la ruse, la force ou l'agilité qu'ils ont reçues en naissant. Beaucoup qui se recommandent par leur utilité pour nous, ne persistent qu'en raison de la défense que nous leur accordons. La race cruelle des lions et les autres espèces de bêtes féroces sont protégées par leur force, le renard par sa ruse, le cerf par la rapidité de sa course. La gent fidèle et vigilante des chiens, toute la progéniture des bêtes de somme, les troupeaux producteurs de laine et les bêtes à cornes ont été confiés à la protection des hommes… Mais pourquoi aurions-nous protégé les animaux inutiles, que la nature n'avait pas doués des qualités nécessaires pour mener une existence indépendante? Enchaînés par les liens de la fatalité, ces êtres ont servi de proie à leurs rivaux, jusqu'à ce que la nature ait entièrement détruit leurs espèces[3].»

Ce passage n'est-il pas une brillante exposition de la doctrine de la lutte pour la vie, de l'extinction des espèces insuffisamment douées et de la sélection naturelle qui en est la conséquence? Lucrèce croyait à une production naturelle des êtres vivants; il pensait que les plus simples avaient paru les premiers, que tous ceux qui étaient imparfaits étaient destinés à disparaître, que des êtres nouveaux apparaissaient sans cesse. N'est-il pas étonnant qu'il se soit arrêté dans cette voie et qu'il n'ait pas songé à faire naître des espèces plus simples des premiers temps, les espèces plus compliquées qui les ont suivies? Mais le poète ne connaissait pas la véritable nature des fossiles; il ne s'était pas rendu compte de l'activité puissante de cet agent de destruction: la lutte pour la vie; il pensait que ses effets avaient dû se produire rapidement, porter principalement sur des êtres monstrueux, produits par la terre dans l'exubérante fécondité de sa jeunesse et presque aussitôt disparus, et qu'elle n'avait pu intervenir de nos jours. Bien qu'il emploie pour désigner les espèces des termes impliquant une série d'êtres continue, tels que les mots corda ou sæcla, il ne lui semble pas qu'aucun intermédiaire ait été nécessaire entre la mère commune et ses premiers enfants. En somme, les formes actuellement vivantes lui paraissent immuables; il n'a pas eu, comme Aristote, l'intuition de leur variabilité.

Lucrèce ne descend pas, du reste, dans le détail des faits. Tout autre est Pline, en qui l'on se plaît à voir ordinairement le plus grand naturaliste de l'antiquité après Aristote. Les premiers philosophes avaient imaginé de toutes pièces des systèmes d'explication du monde. Pour nous servir d'une expression que Buffon s'appliquait à lui-même, Aristote rassemblait des faits pour en tirer des idées; Pline se borne à rassembler des faits. Il les prend partout où il les trouve, excepté peut-être dans la nature, et produit ainsi une vaste compilation où toutes les fables de la période mythologique et de son temps se trouvent mêlées, presque sans critique, aux observations justes de ses prédécesseurs.

L'idée que les animaux sont intimement liés aux ressorts les plus cachés de la nature se trouve à chacune des pages de l'Histoire naturelle: ils connaissent une foule de médicaments, savent observer le ciel[4], pronostiquer les vents, les pluies et les tempêtes, et fournissent toutes sortes de présages; quand une maison menace ruine, les rats s'en vont et les araignées tombent avec leur toile; les oiseaux annoncent les moindres événements de la vie humaine; le renard est pour les Thraces un excellent conseiller; l'hyène est une véritable magicienne; la chair des ours continue à pousser après la cuisson; il y a des juments qui peuvent être fécondées par le vent. Ce dernier trait n'a rien de bien étonnant pour Pline, car il admet que les germes de toutes choses tombent du haut du ciel, et c'est ainsi qu'il explique pourquoi la mer nourrit les animaux les plus grands et les monstres les plus étonnants. Les germes s'accumulant dans son immensité, fournissent une nourriture abondante aux habitants de ses eaux; se mêlant sans règle et de toute façon, ils donnent naissance à toutes sortes d'êtres qui simulent les animaux ou les objets inanimés qu'on observe sur la terre, ou présentent les assemblages les plus incohérents; c'est ainsi que d'infimes coquilles, les hippocampes, possèdent une tête de cheval.

À côté de cette singulière doctrine sont développées de fort justes remarques, telles que celles-ci: Beaucoup d'auteurs refusent aux poissons la faculté de respirer, parce qu'ils n'ont pas de poumons; mais, dit Pline, «je ne dissimule pas que je ne puis accepter leur opinion, parce que certains animaux peuvent avoir, si la nature le veut, d'autres organes respiratoires que des poumons, de même que chez beaucoup d'animaux une humeur particulière remplace le sang. Qui peut s'étonner d'ailleurs que l'air respirable puisse pénétrer dans l'eau quand on l'en voit sortir?»

Parmi les animaux marins, Pline ne s'arrête pas seulement aux poissons; il décrit aussi les poulpes et divers mollusques, insiste sur le commensalisme des moules et des pinnothères, déjà signalé par Aristote, et se demande si les orties de mer ou méduses et les éponges ne participent pas à la fois de la nature des plantes et de celle des animaux. Moins perspicace qu'Aristote, il range les baleines parmi les poissons, et les chauves-souris parmi les oiseaux, montrant ainsi qu'il est surtout frappé non des ressemblances et des dissemblances de structure des animaux, mais des analogies et des différences qu'ils présentent dans leur manière de vivre.

Les insectes décrits par Pline sont assez nombreux; les abeilles tiennent parmi eux la place d'honneur. Viennent ensuite les guêpes, les frelons, les bourdons, les araignées, les scorpions, les cigales, les scarabées ou coléoptères d'Aristote, les sauterelles, les fourmis et, au milieu de tous ces animaux articulés, les geckos, qui sont des reptiles. Bien entendu, Pline admet la génération spontanée de beaucoup de ces êtres: les gouttes de rosée, se condensant sur les feuilles de chou en une gouttelette grosse comme un grain de mil, produisent une chenille, qui devient ensuite chrysalide, puis papillon; les teignes naissent de la poussière, et des mouches, les pyrales, sont produites par le feu.

La coutume de sacrifier des victimes pour en tirer des présages avait donné aux Romains une connaissance assez précise de l'organisation des animaux. Pline consacre une partie importante de son Histoire des animaux à décrire les principaux viscères et signale en même temps leurs fonctions. Quelques-unes de ses notions physiologiques sont assez exactes; mais mélangées d'une foule de fables. Il cite, à propos des présages, des oiseaux qui ont deux cœurs, d'autres qui n'en ont pas du tout; chez les rats, le nombre des lobes du foie varie de manière à être constamment égal au nombre de jours de la lune. Au delà des viscères, les connaissances anatomiques disparaissent: les veines, les artères, les nerfs, les tendons, quoique distingués en gros, sont à chaque instant confondus les uns avec les autres, et Pline ne sait rien de leurs fonctions: les oiseaux n'ont ni veines ni artères; les ongles sont les extrémités des nerfs, etc.

Malgré toutes ces imperfections, Pline est le seul auteur latin à qui l'on puisse avec quelque raison donner la qualité de naturaliste. Élien est, plus que lui encore, un simple compilateur, et, si les ouvrages d'Oppien démontrent que les Romains possédaient des renseignements intéressants sur les mœurs des animaux, les titres de ses poèmes: les Cynégétiques, les Halieutiques, les Ixeutiques, montrent assez dans quel but ils avaient été composés.

Une seule grande figure apparaît avant la décadence définitive de l'empire romain, celle de Galien (131—200 ap. J.-C). Galien est surtout un médecin; mais il montre un remarquable esprit philosophique, trace un véritable programme d'éducation scientifique et réalise ce programme en écrivant une série de traités qui conduisent graduellement de l'art de parler à l'art de raisonner et enfin à la médecine. Il ne cesse de recommander l'alliance étroite de l'observation et du raisonnement; donnant lui-même l'exemple, il ne perd aucune occasion d'observer.

Ne pouvant disséquer de cadavres humains, il étudie les singes et notamment le magot. Il indique à ses lecteurs les moyens d'observer, sans s'exposer aux rigueurs des lois, le squelette, qu'il désigne le premier sous ce nom; il leur conseille d'explorer les vieux tombeaux écroulés, les vallées où l'on peut trouver des cadavres desséchés de brigands, et finalement d'aller à Alexandrie, où des squelettes sont livrés à l'étude. Il veut qu'on étudie successivement les os, les muscles, les artères, les veines, les nerfs et enfin les viscères. On lui doit d'avoir distingué les nerfs des tendons, d'avoir montré que les premiers viennent tous du cerveau ou de la moelle épinière et d'en avoir établi les fonctions par de véritables expériences; il voit dans l'existence des nerfs le caractère essentiellement distinctif de l'animal et de la plante; il sait que les artères et les veines contiennent également du sang, et donne sur l'usage des organes des renseignements qui constituent un incontestable progrès sur ce que l'on enseignait avant lui.

L'obligation où il se trouve d'étudier les animaux, par suite de l'impossibilité de disséquer méthodiquement le corps humain, le conduit à d'intéressantes comparaisons; il arrive même à constater chez tous les êtres qu'il a étudiés une remarquable uniformité de structure. «Ce que nous avons à dire ici, dit-il à propos des organes de nutrition, semblera incroyable; mais, dès que vous l'aurez étudié, vous n'en douterez pas davantage, et vous admirerez comment ces parties démontrent qu'un seul artiste a construit tous les animaux et a voulu que tous leurs organes fussent appropriés à leurs usages.» Galien voit donc lui aussi l'unité dans la diversité.

Il est naturellement partisan des causes finales, mais il conclut du rapport qui existe entre l'organe et la fonction à un rapport entre la forme extérieure et l'organisation interne, entre les mœurs des animaux et leur structure: «Les parties qui remplissent une fonction semblable, et qui ont la même forme extérieure, doivent nécessairement présenter la même structure interne; aussi tous les animaux qui accomplissent les mêmes actions et qui ont les mêmes formes extérieures possèdent la même organisation. La nature, en effet, a donné à chaque animal un corps en rapport avec les facultés de son âme, et c'est pourquoi chacun, dès sa naissance, se sert de ses organes comme s'il avait été instruit par un maître. Je n'ai jamais disséqué de petits animaux, tels que les fourmis, les cousins, les puces; mais j'ai disséqué ceux qui se traînent, comme les belettes, les rats, et ceux qui rampent, comme les serpents, et en outre un grand nombre d'espèces d'oiseaux et de poissons, et je suis arrivé de la sorte à la conviction qu'une même intelligence les produit tous et que dans tous le corps est en conformité avec les mœurs. Par une semblable étude, en examinant un animal pour la première fois, on peut, sans dissection, deviner sa structure intérieure, et cela sera bien plus facile encore si l'on peut le suivre dans l'accomplissement de ses fonctions.

C'est, à peu de chose près, le principe des conditions d'existence que Cuvier exposera plus tard presque dans les mêmes termes, qu'il combinera, comme Galien, avec le principe des causes finales, dont il se servira pour établir les règles de corrélation que Galien aperçoit nettement entre la forme extérieure d'un animal et sa structure. Ce sont ces règles étendues par Cuvier aux rapports réciproques des organes qui lui serviront ensuite à reconstruire entièrement les animaux fossiles d'après la considération de quelques-unes de leurs parties. Ainsi les érudits qui ont attribué l'œuvre d'Aristote à ses prédécesseurs pourraient avec autant de raison reporter à Galien l'honneur des travaux de Cuvier. Ils pourraient même faire remonter jusqu'à lui, nous venons de le voir, l'honneur d'avoir inspiré à Geoffroy Saint-Hilaire, le principe de l'unité de plan de composition.

CHAPITRE IV

LE MOYEN ÂGE ET LA RENAISSANCE

Les médecins arabes.—Les alchimistes.—Albert-le-Grand.—Premiers grands voyages.—Renaissance de l'anatomie.—Belon, Rondelet.—François Bacon.—Progrès de la physiologie et de l'anatomie.—Les premiers micrographes.—Préjugés encore régnants au XVIe siècle.

Galien est la dernière grande intelligence, le dernier philosophe qui jette quelque éclat au milieu de la décadence générale de l'empire. Bientôt les barbares surgissant de toutes parts ruinent la civilisation romaine; le paganisme s'écroule; l'établissement du christianisme absorbe les efforts intellectuels de tous ceux à qui la guerre laisse des loisirs. Toute culture scientifique s'efface dans l'Occident, et ce sont les hommes de l'extrême Orient qui conservent à l'humanité, dans la mesure où il répond aux besoins de leur race, le trésor de connaissances amassé durant l'antiquité. Durant tout le moyen âge, les Arabes conservent la prépondérance scientifique. À partir du IXe siècle, on voit les sciences médicales prendre chez eux un épanouissement remarquable. Hippocrate, Aristote sont traduits en langue vulgaire. El Kindi (860), El Dchâdidh, auteur d'une histoire des animaux, Abou Hanifa, savant botaniste, Ibn Wahchjid sont les plus célèbres de cette période étonnante, où la magie se trouve sans cesse alliée à la science et à la métaphysique. Rhazès (850—923), Avicenne, Avenzoar (1070—1161), Averrhoès (1120—1198), son élève, ont laissé la réputation de médecins fort habiles et fort savants; néanmoins ils s'abandonnent beaucoup plus à la spéculation qu'à l'observation véritable; le philosophe domine ordinairement en eux le savant, et, s'ils ont largement contribué à nous conserver la tradition scientifique des anciens, il faut reconnaître qu'ils n'ont fait faire à l'anatomie, à la physiologie et au diagnostic de maladies que peu de progrès réels. Ils avaient cependant une connaissance approfondie des propriétés des plantes, et on leur doit l'introduction dans la thérapeutique d'un assez grand nombre de médicaments. Kazwyny (1283), Ibn el Doreihim, El Demiri, qui vivaient au XIVe siècle, El Calcachendi (1418), El Schebi et El Sojuti (1445) ont composé sur l'histoire des animaux des traités remarquables. El Demiri en particulier a écrit une sorte de dictionnaire d'histoire naturelle qui comprend la description de 931 animaux.

C'est aux Arabes que les lettrés européens du moyen âge empruntèrent leurs premières connaissances scientifiques; c'est à leur influence en grande partie qu'il faut attribuer le mélange singulier, que l'on observe constamment à cette époque, de l'astrologie et de l'alchimie avec la science véritable, mélange dont les plus grandes intelligences ne surent pas toujours se garder et qui eut pour résultat d'amener dans l'esprit du vulgaire une confusion complète entre les savants et les sorciers. Roger Bacon (1214-1292) lui-même, quoique protestant de la nullité de la magie, sacrifia largement à l'alchimie. C'était un vaste esprit, un chercheur ingénieux, et un expérimentateur habile. À lire certains passages de son Opus majus, on croirait qu'il a deviné les plus belles inventions modernes; il paraît même avoir connu l'art de fabriquer des poudres explosibles. Il compte parmi les hommes qui contribuèrent le plus à ramener les savants à l'observation de la nature. Les investigateurs de cette époque cultivaient d'ailleurs simultanément toutes les sciences: ils unissaient étroitement la pratique de la médecine, les discussions philosophiques ou même théologiques à la recherche de la pierre philosophale et de la transmutation des métaux. La plupart, en histoire naturelle, se bornent à faire sur le texte d'Aristote des commentaires théologiques, et s'ils ajoutent quelques observations de leur cru, elles témoignent d'ordinaire d'une telle conception de la nature, à qui tout semble possible, d'une telle inhabileté à démêler les premières apparences de la réalité, qu'on regrette presque que ces laborieux écrivains ne s'en soient pas tenus aux textes de l'antiquité. Tels sont, malgré la réputation que leur valurent leurs ouvrages et leurs travaux dans d'autres directions, les alchimistes Arnaud de Villeneuve (1238-1314), qui découvrit l'alcool, Raymond Lulle (1235-1315), à qui nous devons l'acide azotique ou eau-forte, Albert le Grand (1153-1280), dominicain, puis évêque de Ratisbonne, dignité qu'il abandonna pour se livrer exclusivement à la culture et à l'enseignement des sciences. Albert le Grand exerce cependant une réelle influence par ses nombreux ouvrages d'alchimie et d'histoire naturelle qui constituent une sorte d'encyclopédie où domine le point de vue théologique. On compte parmi ses disciples le fameux saint Thomas d'Aquin (1227-1274), à qui Pic de La Mirandole attribue un ouvrage d'alchimie et que l'Église catholique place encore au rang le plus élevé parmi ses hommes de science.

Durant le XIIIe siècle, quelques voyages, tels que ceux de Guillaume Rubruquis et de Marco Polo, firent connaître l'Asie orientale; Marco Polo est le premier qui ait pénétré en Chine et au Japon; mais le récit de ses voyages, qui ne cadrait pas toujours avec les affirmations d'Aristote, fut longtemps considéré comme une œuvre d'imagination.

Malgré l'invention de l'imprimerie (1431), malgré les grands voyages de Christophe Colomb et la découverte de l'Amérique (1492), le XVe siècle poursuit encore longtemps les errements scientifiques du XIIIe et du XIVe siècle; mais au XVIe siècle la lumière commence à se faire dans les esprits et d'importantes recherches scientifiques sont entreprises. André Vésale (1514-1564) régénère l'anatomie; Fallope, Eustache, Spiegel, Ingrassias, Botal, Varole ont tous attaché leur nom à la découverte de quelque organe ou de quelque particularité de structure du corps humain. Les recherches de Fabrizio d'Aquapendente (1537-1619), celles de Colombo et de Césalpin, qui fut aussi un botaniste remarquable, préparent la découverte de la circulation; Césalpin en donne même une description générale fort exacte, tandis que la circulation pulmonaire est nettement entrevue par le malheureux Michel Servet (1509-1555), qui fut brûlé à Genève, comme hérétique, par Calvin. À cette époque vécut aussi le célèbre chirurgien de Henri II, Ambroise Paré (1517-1590), qui, en dehors de son mérite comme praticien, songea le premier à comparer le squelette des oiseaux à celui des mammifères. À côté de cette renaissance de l'anatomie se manifeste aussi une renaissance évidente de la botanique et de la zoologie. Jean et Gaspard Bauhin, morts le premier en 1613, le second en 1624, publient, tout en s'occupant de médecine, d'importants ouvrages sur les plantes; Pierre Belon né en 1518, assassiné au bois de Boulogne en 1564, écrivit une Histoire naturelle des animaux marins et une Histoire des oiseaux; il compara entre eux les organes des divers animaux qui avaient fait l'objet de ses études, ouvrit ainsi la voie à l'anatomie comparée, et figurant en tête de son Ornithologie un squelette d'oiseau et un squelette humain, désigna par les mêmes lettres les parties qui lui semblaient se correspondre dans ces deux squelettes. À la même époque, Rondelet (1507-1566) dota l'histoire naturelle d'une fort belle Histoire universelle des poissons, où l'on trouve un véritable essai de classification naturelle. Mais les naturalistes de ce siècle les plus remarquables par leur savoir furent Conrad Gessner (1516-1565) et Aldrovande (1527-1605). Gessner publia, outre divers travaux philosophiques et scientifiques, une Histoire des animaux en 4 volumes in-folio et divers écrits de botanique dans lesquels il établit, sur les organes de fructification, la première classification scientifique des végétaux; il traite aussi des cristaux et dit que les fossiles pourraient bien être les dépouilles d'êtres vivants. Aldrovande est l'auteur d'une vaste histoire naturelle dans laquelle il traite des trois règnes de la nature, et qui fut imprimée, en partie, sous les auspices du sénat de Bologne.

Ce fut aussi un des titres de gloire du grand artiste Bernard de Palissy (1500-1589) d'avoir énergiquement soutenu que les fossiles étaient des restes d'animaux pour la plupart marins, et qu'en conséquence les mers avaient autrefois couvert une vaste étendue des continents, opinion déjà émise au commencement du siècle par Léonard de Vinci. La foi dans l'observation, dans l'expérience, dans la raison, se substitue ainsi peu à peu à la foi dans l'autorité et aux discussions sans fin sur les opinions des maîtres dont la philosophie scolastique nous offre le triste tableau. Résultat nécessairement impuissant de la direction imprimée aux esprits par le christianisme et de la forte constitution que s'était donnée le clergé, gardien des dogmes, la scolastique commence à inspirer un mépris mal déguisé; on comprend enfin combien sont stériles ses vaines disputes; et l'on prêche le retour vers l'observation de la nature qu'Aristote ne contient évidemment pas tout entière. Tandis que de nombreux investigateurs prêchent d'exemple et ajoutent à nos connaissances dans toutes les directions, sans trop de souci de l'autorité, quelques hommes hardis, comme Argentier, proclament leur confiance exclusive dans la raison et préparent ainsi l'avènement de François Bacon (1561-1626), dont l'Instauratio magna rétablit, pour la première fois, depuis Aristote, les vrais principes de la philosophie et de la méthode scientifique.

Bacon déclare que l'homme de science doit avant tout appuyer ce qu'il affirme sur l'expérience, et il étend même la méthode expérimentale à la recherche de l'origine des êtres. Dans sa Nova Atlantis, sorte de projet d'un établissement uniquement consacré au progrès des sciences naturelles, comme l'est notre Muséum d'histoire naturelle, il recommande de tenter les métamorphoses des organes et de rechercher, en faisant varier les espèces, comment elles se sont multipliées et diversifiées. C'est la première expression scientifique de l'idée que les formes des plantes et des animaux ne sont pas immuables et en nombre fini, que le monde vivant n'est parvenu à son état actuel que par une série de lentes et graduelles modifications. L'illustre philosophe put connaître avant de mourir l'une des plus belles découvertes dues à la méthode expérimentale, celle de la circulation du sang, annoncée dès 1619 par Harwey, médecin de Jacques Ier et de Charles Ier et élève de Fabrizio d'Aquapendente, qu'il avait assisté dans ses recherches sur les valvules des veines. Cette découverte donna un nouvel élan aux recherches anatomiques. Aselli retrouve les vaisseaux chylifères. Pecquet montre qu'ils sont destinés à puiser dans les entrailles les matières assimilables et qu'ils les transportent dans le canal thoracique, par lequel elles sont versées dans la circulation. Rudbeck et Bartholin se disputent la découverte des vaisseaux lymphatiques; Wirsung fait connaître le canal pancréatique; Bartholin et Sténon complètent l'étude des glandes salivaires. Wepfer, Schneider, Willis, Vieussens étendent les connaissances acquises sur le cerveau, dont ils précisent le rôle; enfin Ruysch, par l'application aux recherches anatomiques du procédé qui consiste à injecter des liquides colorés dans les vaisseaux et les cavités, fait faire de grands progrès à l'histoire de l'appareil vasculaire.

Vers la même époque, l'application à l'étude des organismes d'une autre méthode d'investigation fut encore plus féconde. Presque en même temps, Malpighi, professeur de médecine à Bologne (1628-1694), Leuwenhoek (1632-1723), de Delft, et Swammerdamm (1637-1680) introduisent l'emploi des verres grossissants dans les recherches d'histoire naturelle; ils sont aussitôt récompensés par de magnifiques découvertes. Malpighi fait connaître un grand nombre de particularités de structure des organes humains, découvre les trachées des insectes et étudie le développement du poulet; on doit à Leuwenhoek d'avoir révélé aux naturalistes l'existence des infusoires et d'avoir coopéré à la découverte des spermatozoïdes; il paraît aussi avoir connu la reproduction des pucerons sans le secours de l'accouplement, dont la réalité fut mise hors de doute, bien plus tard, par Bonnet, de Genève, et il fit sur la génération des polypes par bourgeonnement des observations qui devaient demeurer oubliées jusqu'aux recherches de Trembley. Swammerdamm, qui publia une grande partie de ses travaux sous le titre de Biblia naturæ, est surtout célèbre par ses recherches sur les métamorphoses des insectes.

Dès cette époque se posent les grandes questions qui ont depuis agité le monde savant: Rédi (1626-1698) combat par des expériences d'une réelle précision l'hypothèse, aujourd'hui ramenée à un problème de chimie, des générations spontanées. Il continue cependant à admettre la possibilité de ce mode de génération pour les vers que l'on trouve à l'intérieur des fruits et pour ceux qui vivent dans les viscères de l'homme et des animaux, mais c'est sous l'influence des forces vitales elles-mêmes, d'âmes embryons, d'âmes végétatives, que ces vers sont engendrés. Newton signale déjà à la fin de son Optique cette uniformité de structure des animaux, à la démonstration de laquelle Geoffroy Saint-Hilaire devait consacrer sa vie scientifique, et Pascal, dépassant Bacon, croit que les êtres animés n'étaient à leur début que des individus informes et ambigus, dont les circonstances permanentes au milieu desquelles ils vivaient ont décidé originairement la constitution[5]; Sylvius Leboë, de Leyde, soutient que tous les phénomènes qui se produisent dans les viscères sont analogues aux réactions qu'on voit s'accomplir dans les cornues des laboratoires de chimie; tandis que Vallisneri cherche à expliquer la génération, par la doctrine de l'emboîtement des germes dont Cuvier sera l'un des derniers partisans. Swammerdamm établit les bases de la doctrine du développement des animaux par formation successive des parties, par épigénèse. Mais les esprits sont loin d'être préparés à comprendre la portée de ces découvertes. En 1595, Frey, pasteur à Schweinfurth, considère encore les animaux comme des «précepteurs», qui nous auraient été donnés par Dieu; Wolfgang Franz, en 1612, dans son Histoire sacrée des animaux, qui eut plusieurs éditions et contient une assez ingénieuse classification des animaux, décrit les dragons naturels, qui ont trois rangées de dents à chaque mâchoire, et il ajoute avec une ineffable sérénité: «Le principal dragon est le diable;» le P. Kircher, physicien distingué cependant, recherche quels animaux Noé fit entrer dans l'arche; il figure parmi eux des sirènes et des griffons, et nous sommes en 1675! Il s'agit, à la vérité, d'écrivains religieux plutôt que de savants; mais quel monde de préjugés devait à une pareille époque affronter la moindre découverte!

CHAPITRE V

ÉVOLUTION DE L'IDÉE D'ESPÈCE

Les grands travaux descriptifs: Wotton, Gessner, Aldrovande.—Ray: définition de l'espèce.—Premiers essais de nomenclature.—Linné: la fixité de l'espèce; la nomenclature binaire.

Cependant la zoologie descriptive avait fait de réels progrès. Wotton avait tiré, en 1552, des œuvres d'Aristote un premier essai de disposition systématique des animaux. La même année, Conrad Gessner avait réuni, dans son Histoire des animaux, tout ce que l'on savait de son temps sur ces êtres vivants, et en avait rendu facile l'étude comparative, en adoptant pour ses descriptions un plan méthodique; à partir de 1599, Aldrovande avait publié sur les animaux une série d'ouvrages importants, et les matériaux s'étaient déjà tellement accrus qu'il avait fallu de toute nécessité recourir, pour mener cette œuvre à bonne fin, à une classification rigoureuse, en partie empruntée à Wotton et en partie nouvelle; des animaux fabuleux, des harpies, des griffons, se trouvent encore mêlés aux animaux réels; l'histoire de l'oie qui naît des glands d'un chêne est encore racontée; mais le progrès n'en est pas moins accusé. Jonston compose, à son tour, après d'autres ouvrages d'histoire naturelle qui en étaient la préparation, son Théâtre universel des animaux; partout la méthode est la même: Les animaux sont décrits d'après leur habitat ordinaire, leur genre de nourriture, leurs mœurs.

Mais les formes animales connues sont de plus en plus nombreuses; il devient de plus en plus difficile de les reconnaître dans les longues et confuses descriptions qu'on en fait. Sperling a le premier l'idée de les définir au moyen de courtes diagnoses qu'il nomme des préceptes (1661). Toutefois les groupes d'individus auxquels correspondent ces diagnoses, bien que nettement définis dans l'esprit des zoologistes, n'ont pas encore reçu de dénomination particulière. Comme le faisait jadis Aristote, on emploie indifféremment les mots genre et espèce pour désigner des groupes d'étendue variable. On dit ainsi: l'espèce des oiseaux en comprend un grand nombre d'autres; l'espèce des mammifères se divise en plusieurs genres; on n'a pas non plus beaucoup réfléchi sur les caractères de ce que nous nommerions aujourd'hui une espèce. On admet sans trop de peine, malgré les efforts de Redi pour démontrer l'inanité de la génération spontanée des insectes, que des animaux peuvent exceptionnellement engendrer d'autres animaux tout différents et que beaucoup peuvent naître de la rosée, de la pourriture ou du limon. Cependant le besoin de plus de précision se fait graduellement sentir. Ray entre enfin hardiment dans la voie que nous suivons aujourd'hui, en déterminant d'une manière définitive la signification qu'il faut donner au mot espèce et en fixant ainsi pour tous une idée qui jusque-là était demeurée quelque peu flottante. L'espèce, c'est désormais le plus restreint des groupes auxquels on appliquait jusque-là ce mot; toute réunion d'espèces ayant quelques caractères communs portera le nom de genre. Le genre pourra donc se diviser en espèces, mais l'espèce est maintenant une unité indivisible. Sa définition est tout entière basée sur la généralisation d'un fait d'observation journalière. Les animaux et les plantes que nous connaissons le mieux tirent tous leur origine d'animaux et de plantes semblables à eux; ces animaux et ces plantes ainsi liés généalogiquement sont ce qu'on appellera des espèces. L'idée était déjà dans Aristote, mais le mot n'y était pas, et l'idée même était moins précise, car Aristote n'en parle guère qu'incidemment, à propos des difficultés que soulève l'origine de certains animaux; Ray dit, au contraire, expressément: «Les formes spécifiquement différentes conservent toujours la même apparence; jamais une espèce ne naît de la semence d'une autre, ni réciproquement.» Il semble que Ray détermine non seulement de la façon la plus nette le critérium de l'espèce, mais qu'il affirme de plus la fixité absolue des formes spécifiques: il ne va cependant pas jusque-là. Il remarque d'abord qu'il existe entre les animaux de même espèce des différences sexuelles qui peuvent être assez considérables, et il ajoute que son «caractère de l'espèce n'est pas absolument infaillible. Les expérience montrent, en effet, que quelques semences peuvent dégénérer, que des plantes d'espèce différente peuvent, dans des cas exceptionnels, naître de la semence d'une plante d'espèce donnée et donner lieu, par conséquent, à une transmutation des espèces.» Ces réserves devront bientôt disparaître.

Ray embrassait dans le cercle de ses études la botanique et presque toutes les branches de la zoologie qu'il avait étudiées soit seul, soit avec le concours de son ami Willoughby, mort prématurément et dont il publia les travaux. Peu à peu, l'accroissement considérable du nombre des animaux recueillis dans toutes les parties du monde obligea les naturalistes à se restreindre à l'étude de collections particulières qui étaient minutieusement décrites, comme on décrit de nos jours des cabinets de curiosités. Ce fut l'origine de livres tels que le Thésaurus de Seba, l'ouvrage de Rumphius sur les raretés d'Amboine (1705), le Gazophylacium naturæ et artis de Pétiver (1711) et autres publications analogues.

On pouvait aussi borner ses études, en décrivant des animaux d'une certaine catégorie ayant entre eux quelque ressemblance; former ces catégories, c'était déjà reconnaître l'existence de groupes naturels; c'est ainsi que Martin Lister s'occupa des coquilles, Breyn des oursins, Linck des étoiles de mer, etc. Ces divers travaux monographiques ne pouvaient conduire à des idées bien générales; mais ils demandaient une étude suivie des formes vivantes; ces formes étaient nettement définies, parfois soigneusement figurées, comme dans l'ouvrage de Linck sur les étoiles de mer, qui date de 1733. Parmi elles, celles qui se ressemblent le plus sont groupées en genres qui apparaissent ainsi comme des divisions secondaires des groupes plus étendus dont l'auteur se fait l'historien, groupes auxquels on n'a pas encore songé à attribuer de dénomination marquant leur degré de généralité. Dans les ouvrages de Breyn et de Linck, chaque genre reçoit un nom particulier, chaque espèce est distinguée de celles du même genre par une ou deux épithètes accolées au nom générique, de telle façon qu'un système de dénomination semblable à celui qui est en usage dans notre état civil tend de plus en plus à s'introduire dans la langue zoologique. D'abord l'usage de cette nomenclature est en quelque sorte accidentel; souvent on emploie plusieurs prénoms pour désigner une même espèce. Linné comprend enfin la nécessité de formuler les règles de la langue du naturaliste. Après s'être servi accidentellement en 1749, pour désigner les espèces communes en Scandinavie, d'un nom et d'un unique prénom dans un discours inaugural devenu célèbre sous le nom de Pan suecica, il montra en 1751, dans sa Philosophie botanique, les avantages de ce mode de dénomination; en fit en 1753 une première application aux plantes, dans son Species plantarum, et l'étendit à l'ensemble des espèces des deux règnes dans la 12e édition de son Systema naturæ, qui date de 1766. Cette façon de désigner les espèces, adoptée depuis par tous les naturalistes, est ce qu'on a appelé la nomenclature binaire.

Par un phénomène inverse de celui qui avait empêché Aristote d'atteindre à la notion de l'espèce, les groupes spécifiques nettement définis, et désignés chacun désormais par un nom particulier, facile à retenir, ne devaient pas tarder à être pris pour autant de réalités malgré ce que leur détermination présentait d'évidemment artificiel. Dans la période qui s'ouvre on voit, en effet, les naturalistes oublier peu à peu que les espèces ont été constituées par eux-mêmes à l'aide de groupes d'individus, pour ne plus voir que la forme abstraite à laquelle se rattachent tous les individus d'un même groupe. On s'applique à dénombrer ces formes, devenues autant d'êtres quasi réels; connaître toutes les formes vivantes, en donner un catalogue aussi complet que possible paraît à de nombreux zoologistes le but définitif de la science. On peut citer Klein comme le représentant le plus accompli de cette doctrine; ses travaux ont uniquement pour but de dresser un catalogue des animaux commode à consulter, et l'on doit y parvenir, suivant lui, au moyen d'un système de classification empruntant exclusivement ses caractères à l'extérieur de l'animal. Il est certain que, si l'on se propose seulement de dresser un inventaire du règne animal et d'arriver le plus rapidement possible à déterminer à quel chapitre de cet inventaire se rattache un animal donné, les caractères qui sont le plus apparents, le plus faciles à constater ont quelque droit à avoir la préférence; non seulement la nature des caractères employés, mais encore les façons dont ils sont mis en œuvre, ce qu'on pourrait appeler les procédés de classification, prennent une importance considérable. C'est ainsi que l'on est amené à considérer comme des inventions éminemment utiles des artifices, tels que ces tables dichotomiques des botanistes, qui permettent d'abréger le temps à dépenser pour trouver un nom. En soutenant qu'on ne devait pas obliger les naturalistes qui veulent trouver le nom d'un animal, à en ouvrir la bouche pour compter combien il possède de dents, Klein devait avoir pour lui tous les naturalistes descripteurs, et l'on en voit encore de nos jours regretter que toutes nos méthodes de classification n'aient pas été basées sur de tels principes.

Ce fut Linné qui eut l'honneur de limiter l'influence de Klein et d'affirmer que l'histoire naturelle devait atteindre un but plus élevé que celui auquel menaçaient de la restreindre les simples nomenclateurs. Pour son esprit poétique, il devait exister dans la nature une harmonie dont le naturaliste digne de ce nom devait être l'interprète. Que les conditions particulières à une science en voie de formation imposassent la nécessité d'avoir recours à des procédés plus ou moins artificiels pour parvenir à dresser un inventaire des êtres vivants, inventaire au moyen duquel on pût déterminer facilement les formes déjà connues et dans lequel il fût aisé d'assigner une place aux formes nouvelles, il ne le contestait pas; il dut lui-même, en partie, sa brillante réputation à l'invention et à l'emploi général de procédés de ce genre, particulièrement ingénieux, il est vrai; mais ces procédés, qu'il nommait des systèmes, n'étaient pour lui qu'une concession faite momentanément aux besoins de la nomenclature et ne représentaient nullement la science elle-même. Tout dans la nature lui paraissait rigoureusement ordonné; il était persuadé que, de même que nos pensées forment une chaîne ininterrompue, tous les êtres devaient se relier les uns aux autres d'une façon déterminée. Aussi s'était-il approprié cet aphorisme de Leibnitz: Natura non facit saltum: La nature ne fait point de saut. Dans la longue série des formes vivantes, chaque espèce devait être exactement intermédiaire entre deux autres. La science ne devait s'arrêter qu'après avoir permis de les disposer toutes dans un ordre tel que cette condition fût réalisée; seulement alors elle pourrait se considérer comme possédant un système de classification définitif; ce système définitif était nécessairement unique; c'est à lui qu'il fallait réserver le nom de méthode naturelle, et Linné pensait qu'on parviendrait à le réaliser en imaginant une suite de systèmes, destinés à être sans cesse perfectionnés par des retouches successives, de manière à se rapprocher de plus en plus du système définitif. Ainsi chacun de ces systèmes devait être comme nos théories, qui ne fournissent que des explications approximatives des phénomènes qu'elles se proposent de relier entre eux, jusqu'à ce que des perfectionnements progressifs, portant sur des points de détail, leur aient donné une inaltérable cohésion.

Cette méthode, image de la nature, traduction fidèle de la pensée du créateur, devait tenir compte de tous les faits que peut présenter l'histoire des animaux: non seulement leurs caractères extérieurs, mais leur structure anatomique, leurs facultés, leur genre de vie, devaient être pris en considération pour arriver à rapprocher les espèces suivant leur ordre naturel, et Linné, tout en se bornant à constituer ce qu'il appelle un système de la nature, introduit, autant que cela est possible de son temps, la notion de la structure dans ses divisions du règne animal; il ouvre de la sorte une voie nouvelle, que Cuvier poursuivra plus tard.

L'illustre Suédois a rendu à la philosophie zoologique un service plus important encore.

La première condition pour se rapprocher autant que possible d'un but aussi élevé que celui qu'il devait atteindre, était d'introduire dans la science une précision qui lui avait manqué jusque-là. Aussi le voyons-nous prendre le plus grand soin de définir tout ce dont il a à parler. Il semble qu'il soit inutile de dire ce que peuvent être les minéraux, les végétaux et les plantes; depuis longtemps, l'observation vulgaire a donné à chacun une notion précise de là signification de ces termes. Linné insiste cependant:

     Mineralia crescunt.
     Vegetalia crescunt et vivunt.
     Animalia crescunt, vivunt et sentiunt.

Les trois règnes sont ainsi caractérisés, et leurs caractères présentent une séduisante gradation. Les formes à classer ne sont pas définies avec moins de netteté:

«Nous comptons, dit Linné, autant d'espèces qu'il est sorti de couples des mains du Créateur.»

Ici, la définition pèche même par trop de précision, car elle juge, dans sa forme concise, une foule de questions qu'il eût été peut-être prudent de ne pas résoudre aussi vite. Linné paraît savoir, en effet, que les animaux sont sortis par couples des mains divines; que tous les animaux de même espèce que nous observons aujourd'hui sont descendus de ces couples, auxquels les relient une série ininterrompue de générations; qu'aucune des familles naturelles ainsi constituées ne s'est éteinte; qu'aucune n'a subi de mélange; qu'aucune ne s'est perfectionnée, dégradée ou même modifiée. Ce savoir, il ne pouvait le tenir ni de l'observation, ni de l'expérience; il se place donc, par cette définition de l'espèce, hors du terrain scientifique. C'est évidemment du récit de la création fait par la Genèse qu'il s'inspire; nous nous trouvons en présence non plus d'un fait rigoureusement déterminé, mais d'une croyance religieuse, d'un dogme. Et c'est bien un dogme en effet, que Linné vient d'introduire dans la science. S'il n'y attache pas lui-même une importance excessive, s'il entreprend des recherches propres à déterminer de quelles variations les êtres vivants sont susceptibles, s'il suppose plus tard que les espèces primitives de plantes ont été peu nombreuses et que leur nombre s'est accrue par suite de croisements entre les espèces fondamentales, si l'on peut croire, en un mot, qu'en définissant l'espèce comme il l'a fait, Linné a surtout cédé au besoin de donner une forme saisissante à la notion de l'espèce, encore vague pour le plus grand nombre de ses lecteurs, il n'en sera plus de même de ses successeurs et de ses élèves, qui prendront ce qu'il y a de plus absolu dans cette définition, et feront du principe, plus théologique que scientifique, de l'invariabilité des espèces la pierre angulaire de la zoologie. Linné avait dit: «toute espèce est exactement intermédiaire entre deux autres;» il avait dit aussi: «la nature ne fait point de saut» et ces deux propositions impliquaient, chez lui, un sentiment profond de la continuité du règne animal comme du règne végétal, qui tempérait la rigueur de ses définitions; ses successeurs affirmeront exclusivement la discontinuité.

On a souvent accusé l'école de Linné d'avoir enrayé toutes les études qui pouvaient nous éclairer relativement à l'origine et aux modifications possibles des êtres vivants. Ce reproche n'est pas absolument fondé. Les observations précises, quel que soit l'esprit dans lequel elles sont faites, finissent toujours, par cela seul qu'elles sont précises, par conduire à la vérité. Or Linné dotait l'histoire naturelle d'une précision inconnue jusqu'à lui. S'il était vrai que les formes vivantes étaient invariables et en nombre limité, l'accord devait rapidement se faire entre les naturalistes sur le nombre et les caractères de ces formes nettement séparées les unes des autres; si ces formes étaient au contraire variables, le zèle mis par chacun à décrire de prétendues espèces nouvelles devait augmenter indéfiniment le nombre des espèces, établir peu à peu entre les formes les plus différentes les transitions les plus graduées, soit par l'intermédiaire de formes actuellement existantes, soit par l'intermédiaire de formes ayant vécu, mais aujourd'hui disparues. Est-il besoin de dire ce qui est arrivé? Le nombre des espèces décrites depuis Linné s'est si rapidement augmenté, que les descripteurs, effrayés de leur œuvre, ont fini par se renvoyer réciproquement l'accusation de constituer des espèces de fantaisie, les uns multipliant à l'infini les dénominations différentes, les autres désignant au contraire sous un même nom des formes que l'on trouverait, sans aucun doute, fort disparates si l'on ne connaissait les formes intermédiaires qui les unissent. De par les divergences mêmes de ceux qui la prétendaient fixe, l'espèce est devenue un groupe aux limites flottantes, toutes conventionnelles, d'individus plus ou moins semblables entre eux. On n'a pu manquer d'être frappé de tout ce qu'avait d'arbitraire la délimitation de ces groupes; mais, quand on a voulu en fixer nettement les limites, on s'est heurté à de telles difficultés que chacun a donné de l'espèce une définition différente et qu'il a fallu avoir recours, pour trouver un terrain de conciliation, non à des caractères extérieurs, tels que ceux dont Klein demandait l'usage exclusif, non pas même à des caractères anatomiques, tels que ceux dont Linné commençait à faire usage, mais à un caractère exclusivement physiologique, nécessitant, pour être déterminé, des expériences souvent impraticables, le caractère même que le bon sens populaire, bien plus que son observation personnelle, avait dicté à Aristote: la fécondité ou l'infécondité des unions entre les individus dont l'identité spécifique était douteuse.

En serrant de plus près qu'on ne l'avait fait avant lui la notion de l'espèce, en conduisant ses élèves à adopter nettement une manière de voir déterminée, en donnant un corps à une conception vaporeuse jusque-là, Linné forçait l'attention des hommes de science à se porter sur des phénomènes qu'ils auraient sans doute longtemps encore négligés, à chercher la solution de problèmes difficiles à résoudre et qu'on eût peut-être éludés au lieu de les envisager de front. La multiplication même des prétendues formes spécifiques, dont on a accusé les naturalistes linnéens d'avoir encombré les sciences, est donc demeurée un bien, car plus ces formes devenaient nombreuses, plus il était nécessaire de les décrire avec précision, pour les distinguer les unes des autres, et plus devaient s'étendre nos connaissances relatives aux modifications diverses dont sont respectivement susceptibles les individus de même espèce.

* * * * *

Les prédécesseurs de Linné réunissaient dans des groupes plus ou moins étendus, qu'ils désignaient sous le nom de genre ou auxquels ils ne donnaient pas du tout de nom, les espèces qui, tout en étant distinctes, présentaient quelques similitudes. Linné définit le premier les différents degrés de ressemblance: dans ses ouvrages, les espèces les plus voisines furent constamment groupées en genres; les genres entre lesquels il existait des caractères communs furent réunis en ordres, les ordres en classes. Les rapports réciproques de ces diverses divisions furent établis par le tableau suivant, indiquant plusieurs sortes de hiérarchie et dans lequel les termes correspondants sont placés sur une même ligne verticale:

+——————+——————+————————————+————-+————-+ |Classe. |Genre. |Ordre. |Espèce. |Variété. | +——————+——————+————————————+————-+————-+ |Genre le |Genre moyen.|Genre le plus restreint.|Espèce. |Individu.| |plus étendu.| | | | | +——————+——————+————————————+————-+————-+ |Province. |Département.|Commune. |Bourg. |Maison. | +——————+——————+————————————+————-+————-+ |Régiment. |Bataillon. |Compagnie. |Escouade.|Soldat. | +——————+——————+————————————+————-+————-+

La dernière édition du Systema naturæ est de 1766; plus tard, en 1780, entre l'ordre et le genre, Batsch introduisit une division nouvelle, dont l'importance est presque devenue prédominante, la famille. Il est évident que cette gradation des ressemblances présentées par les animaux devait rapidement éveiller l'idée d'un degré plus ou moins grand de parenté entre eux. Déjà Linné avait emprunté à l'état civil le système de la nomenclature binaire, désignant par un même nom les êtres de même genre, qu'il comparait par conséquent implicitement aux membres d'une même lignée; le mot de famille, choisi par Batsch, implique que la même comparaison est dans son esprit, et le mot tribu, qu'on emploiera également plus tard, précise encore cette assimilation. Mais ces comparaisons sont, pour ainsi dire, inconscientes; elles sont suscitées par la nature même de phénomènes qu'il s'agit de faire comprendre; on constate des ressemblances de divers degrés entre les animaux; on a constaté de même des ressemblances décroissantes entre les membres d'une même famille humaine à mesure qu'ils s'éloignent de leur souche commune: on rapproche ces deux faits; mais on demande si peu au second l'explication du premier qu'au lieu de se représenter la classification comme un arbre généalogique aux rameaux multiples, on en cherche l'image, soit comme Linné, dans les rapports que présentent entre elles les bourgades, les villes et les provinces inscrites sur une carte géographique, soit même, comme Bonnet, dans les rapports que présentent les anneaux d'une chaîne, les degrés d'une échelle. Cette doctrine de l'échelle des êtres, issue de la philosophie de Leibnitz, a vivement frappé l'esprit des philosophes; elle s'est conservée, sous des formes diverses, pendant de longues années; il est nécessaire de montrer comment la présentait celui qui en fut le plus ardent promoteur, Charles Bonnet.

CHAPITRE VI

LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

C. Bonnet: la chaîne des êtres; les révolutions du globe; l'état passé et l'état futur des plantes, des animaux et de l'homme; l'emboitement des germes.—Robinet: ses idées sur l'évolution.—De Maillet: les fossiles.—Erasme Darwin: le transformisme fondé sur l'épigénèse.—Transformation des animaux sous l'influence de l'habitude; analogie avec Lamarck et Charles Darwin.—Maupertuis: la sensibilité de la matière et le transformisme.—Diderot: la vie de l'espèce et la vie de l'individu.

Linné était avant tout un savant; s'il avait de brillantes échappées vers la philosophie, il faisait hautement profession de borner son ambition à la connaissance et à la contemplation des œuvres de la nature; Charles Bonnet est avant tout un philosophe qui interroge la nature pour y trouver des problèmes à résoudre, qui expérimente et observe, pour s'élever aussitôt des faits qu'il découvre aux plus hautes spéculations métaphysiques. Comme philosophe, Bonnet est un fervent disciple de Leibnitz: tous ses efforts tendent à démontrer la possibilité d'appliquer aux corps matériels et même aux êtres immatériels dont il admet l'existence, cette loi de continuité que nous avons déjà vue acceptée par Linné. Pour lui, tous les êtres forment une chaîne continue en dehors de laquelle il n'y a que Dieu. Graduellement, les minéraux passent aux êtres organisés et ceux-ci sont reliés entre eux par une foule d'insensibles transitions. Les diverses divisions de nos systèmes et de nos méthodes, les espèces mêmes n'ont qu'en apparence des limites fixes. En réalité, grâce aux innombrables variations que les individus peuvent présenter, les espèces sont étroitement reliées les unes aux autres: «Les intelligences qui nous sont supérieures découvrent peut-être entre deux individus que nous rangeons dans la même espèce plus de variétés que nous n'en découvrons entre deux individus de genres éloignés. Ainsi ces intelligences voient dans l'échelle de notre monde autant d'échelons qu'il y a d'individus. Il en est de même de l'échelle de chaque monde, et toutes ne composent qu'une seule suite, qui a pour premier terme l'atome et pour dernier terme le plus élevé des chérubins[6].» Comme conséquence de ces idées, Bonnet accepte l'opinion qu'il existe plusieurs mondes habités, que ces mondes présentent au point de vue de leur perfection une véritable gradation, qu'il en est d'inférieurs au nôtre et aussi de supérieurs.

«Les êtres terrestres viennent se ranger naturellement sous quatre classes générales: 1° les êtres bruts ou inorganisés; 2° les êtres organisés et inanimés; 3° les êtres organisés et animés; 4° les êtres organisés, animés et raisonnables[7]… L'assortiment d'êtres qui est propre à notre globe ne se rencontre vraisemblablement dans aucun autre. Chaque globe a son économie particulière, ses lois, ses productions. Il est peut-être des mondes si imparfaits relativement au nôtre qu'il ne s'y trouve que des êtres de la première ou de la seconde classe. D'autres mondes peuvent être au contraire si parfaits, qu'il n'y ait que des êtres propres aux classes supérieures. Dans ces derniers mondes, les rochers sont organisés, les plantes sentent, les animaux raisonnent, les hommes sont des anges.

«Quelle est donc l'excellence de la Jérusalem céleste, où l'ange est le moindre des êtres intelligents[8]?»

Bonnet passe, comme on voit, de la science à la théologie, des êtres matériels aux esprits. Ses tentatives de constituer par les inductions que lui inspire la loi de continuité une sorte d'histoire naturelle des créatures célestes peuvent paraître aujourd'hui bien naïves. Mais, si l'application d'un principe tiré de l'étude du monde tangible à un monde qui échappe totalement à nos sens conduit à des conclusions que rien ne saurait distinguer des rêves de notre imagination, l'application de ce même principe à la détermination des rapports réciproques des êtres organisés est, au contraire, féconde en conséquences intéressantes. C'est ainsi que Bonnet, après une comparaison longuement développée de la plante et de l'animal, arrive à cette conclusion, si éloquemment mise en lumière par Claude Bernard dans les dernières années de sa vie, qu'il n'existe entre les deux grands règnes organiques aucun caractère distinctif absolu: «Dites au vulgaire que les philosophes ont de la peine à distinguer un chat d'un rosier; il rira des philosophes et demandera s'il est rien dans le monde qui soit plus facile à distinguer? C'est que le vulgaire, qui ignore l'art d'abstraire, juge sur des idées particulières et que les philosophes jugent sur des idées générales. Retranchez de la notion du chat et de celle du rosier toutes les propriétés qui constituent, dans l'une et dans l'autre, l'espèce, le genre, la classe, pour ne retenir que les propriétés les plus générales qui caractérisent l'animal ou la plante, et il ne vous restera aucune marque distinctive entre le chat et le rosier[9]… Les plantes et les animaux ne sont que des modifications de la matière organisée. Ils participent tous à une même essence, et l'attribut distinctif nous est inconnu[10].»

La plante est donc une sorte d'animal inférieur; on passe par degrés de l'homme à l'animal, de l'animal à la plante, de la plante au minéral. Beaucoup de ces degrés sont encore à découvrir; ceux d'entre eux qui paraissent connus sont résumés par Bonnet dans cette échelle fameuse que nous reproduisons textuellement ci-dessous:

L'homme.
Orang-outang.
Singe.

Quadrupèdes.
Écureuil volant.
Chauve-souris.
Autruche.

Oiseaux.
Oiseaux aquatiques.
Oiseaux amphibies.
Poissons volants.

Poissons.
Poissons rampants.
Anguilles.
Serpents d'eau.

Serpents.
Limaces.
Limaçons.

Coquillages.
Vers à tuyaux.
Teignes.

Insectes.
Gallinsectes.
Tænia ou solitaire.
Polypes.
Orties de mer.
Sensitives.

Plantes.
Lichens.
Moisissures.
Champignons, agarics.
Truffes.
Coraux et coralloïdes.
Lithophytes.
Amiante.
Talcs, gypses, sélénites.
Ardoises.

Pierres.
Pierres figurées.
Cristallisations.

Sels.
Vitriols.

Métaux.
Demi-métaux.

Soufres.
Bitumes.

Terres.
Terre pure.

Eau.

Air.

Feu.
Matières plus subtiles.

Certes, dans cette longue énumération d'êtres entre lesquels sont établies des liaisons basées sur les ressemblances les plus superficielles, on aurait peine à reconnaître l'œuvre de l'ingénieux et sagace observateur, qui sut parfois égaler Réaumur et Trembley, de l'expérimentateur précis auquel la science est redevable d'avoir nettement déterminé les conditions de la parthénogenèse des pucerons, d'avoir découvert et étudié la reproduction des naïs par division et la restauration des parties mutilées chez les vers de terre, d'avoir observé les phénomènes de la reproduction chez les bryozoaires d'eau douce, les vorticelles et les stentors; Bonnet était évidemment peu pénétré de la nécessité de fonder sur la structure anatomique les rapprochements à établir entre les êtres vivants; aussi bien ne s'embarrasse-t-il pas de pénétrer dans le détail des classifications; il prend le règne animal en bloc, et, sans rechercher quels liens pourraient unir entre eux les groupes secondaires, il se pose d'emblée et discute longuement une question que Linné considère comme résolue a priori: Les êtres qui forment la population actuelle de notre globe ont-ils toujours été ce que nous les voyons? demeureront-ils éternellement ce qu'ils sont[11]? Avec une remarquable indépendance d'esprit, le philosophe de Genève se dégage des liens que la lettre de la Genèse avait imposés à Linné. Le globe a été, suivant lui, le théâtre de révolutions dont nous ignorons le nombre et qui peuvent encore se renouveler; le chaos décrit par Moïse est le résultat de la dernière de ces révolutions; la création dont il nous fait le récit n'est autre chose, comme l'avait déjà dit Whiston, que la résurrection des animaux qu'elle a détruits. De même que le monde qui précéda la période de la Genèse était très différent du monde actuel, les animaux anciens ne ressemblaient pas à ceux qui vivent de nos jours; ceux qui habiteront notre planète, lorsque la nouvelle révolution prédite par la Bible se sera accomplie, différeront aussi des animaux des deux périodes précédentes. Les êtres vivants subissent donc à chaque révolution du globe des transformations profondes. À la fin de chaque période, les formes vivantes sont anéanties; des formes différentes leur succèdent; il n'y a pas cependant, à proprement parler, de création nouvelle: les animaux nouveaux procèdent des germes contenus dans les animaux anciens, et ce sont ces germes, supposés indestructibles, qui établissent un lien entre la faune et la flore de chaque période et celles de la période suivante. Que sont eux-mêmes ces germes? En quoi consistent les modifications des formes vivantes? Quel est l'agent de ces modifications? C'est ce que nous avons maintenant à examiner.

Le transformisme de Bonnet, il faut se hâter de le dire, ne ressemble en rien au transformisme moderne. S'il est dit au chapitre IV de la Palingénésie philosophique que lorsque, dans l'œuf, «le poulet commence à devenir visible, il apparaît sous la forme d'un très petit ver;» que, «si l'imperfection de notre vue et de nos instruments nous permettait de remonter plus haut dans l'origine du poulet, nous le trouverions, sans doute, bien plus déguisé encore;» que «les différentes, phases sous lesquelles il se montre à nous successivement peuvent nous faire juger des diverses révolutions que les corps organisés ont eu à subir pour parvenir à cette dernière forme sous laquelle ils nous sont connus,» et qu'enfin «tout ceci nous aide à concevoir les nouvelles formes que les animaux revêtiront dans leur état futur»; si ces phrases rapprochées témoignent que Bonnet songeait déjà à une sorte de parallélisme entre les transformations embryogéniques de l'individu et les transformations subies par l'espèce à laquelle il appartient, l'idée que se fait notre philosophe du développement des êtres vivants est telle qu'elle ne peut apporter aucun éclaircissement sur l'origine des êtres organisés. Il existe entre les diverses parties d'un même animal une si complète harmonie, ces parties «conspirent si évidemment vers un même but général: la formation de cette unité qu'on nomme un animal, de ce tout organisé qui vit, croît, sent, se meut, se conserve, se reproduit,» qu'on demeure convaincu, écrit Bonnet, «qu'un tout si prodigieusement composé et pourtant si harmonique n'a pu être formé, comme une montre, de pièces de rapport ou de l'engrainement d'une infinité de molécules diverses réunies par apposition successive; un pareil tout porte l'empreinte indélébile d'un ouvrage fait d'un seul coup[12].» Bonnet se prononce donc contre tout essai d'explication mécanique des animaux; il se déclare adversaire résolu de l'épigénèse et admet qu'à tout être vivant préexistait un germe organisé. C'est le procédé de raisonnement au moyen duquel on a souvent tenté de démontrer l'impossibilité de l'évolution, en s'appuyant sur l'adaptation parfois si complète des animaux et des plantes à leurs conditions particulières d'existence. Il semble impossible, en effet, quand on se contente de porter à ces questions une attention superficielle, quand on les examine avec des idées préconçues, quand on est décidé à ne tenir compte d'aucune des propriétés fondamentales des animaux et des plantes, que l'admirable harmonie dans laquelle s'écoule leur existence, n'ait pas été soigneusement méditée et organisée, jusque dans ses détails les plus minutieux, par une intelligence d'une profondeur infinie et d'une prévoyance bien propre à confondre notre imagination.

L'hypothèse de la préexistence des germes conduit Bonnet à nier avec raison les générations équivoques; il s'étonne que Rédi ait pu admettre ce mode de génération pour les vers que l'on trouve dans les fruits et pour les helminthes, alors qu'on peut expliquer de bien des façons plus naturelles leur présence dans le lieu où on les observe, et qu'en particulier nombre de faits semblent parler «en faveur des transmigrations du Tænia[13]». Les vers intestinaux, comme tous les autres êtres vivants, sont issus d'un germe, et Bonnet entend par germe «toute préordination, toute préformation de parties, capable par elle-même de déterminer l'existence d'une plante ou d'un animal.» Les œufs, malgré l'extrême simplicité de composition que nous leur connaissons aujourd'hui, rentrent parfaitement dans cette définition[14], d'autant plus que Bonnet ajoute qu'on ne doit pas s'imaginer que «toutes les parties d'un corps organisé sont en petit dans le germe, précisément comme elles paraissent en grand dans le tout développé[15].» Mais ce sont là des concessions faites aux observations nombreuses déjà, qui ont porté sur les métamorphoses des insectes. Au fond, Bonnet voit dans le germe un être organisé fort complexe, et il est manifestement heureux toutes les fois qu'il peut montrer qu'on a découvert dans un œuf ou dans un embryon quelques parties qu'on n'y soupçonnait pas d'abord.

Les germes, étant presque aussi compliqués que les animaux adultes, ne sauraient avoir été formés, comme eux, que d'un seul coup et par un acte de création. Bonnet admet qu'ils ont été créés tous ensemble et enfermés dans des corps vivants, au sein desquels ils sont emboîtés les uns dans les autres, comme Vallisneri l'avait le premier supposé, attendant que leur tour arrive de croître et de se développer.

À proprement parler, il n'y a jamais génération, c'est-à-dire production d'un être vivant nouveau; il n'y a jamais qu'évolution d'un germe préexistant. La nécessité de supposer que les germes des êtres vivants sont, au moins dans un grand nombre de cas, enfermés les uns dans les autres, conduit à supposer aux derniers d'entre eux une petitesse hors de proportion avec tout ce que nous pouvons imaginer. Mais cela n'a rien qui puisse effrayer la raison, et Bonnet supprime d'avance toutes les objections qu'on lui opposera en déclarant que la doctrine de l'emboîtement lui paraît «une des plus belles victoires que l'entendement pur ait remporté sur les sens. J'ai montré, ajoute-t-il, combien il est absurde d'opposer à cette hypothèse des calculs qui n'effrayent que l'imagination et qu'une raison éclairée réduit facilement à leur juste valeur… Il ne faut pas que l'imagination, qui veut tout peindre et tout palper, entreprenne de juger des choses qui sont uniquement du ressort de la raison et qui ne peuvent être aperçues que par un œil philosophique[16].»

Une fois admise cette distinction entre l'œil organique et l'œil philosophique, entre les sens qui peuvent tromper et la raison qui ne saurait nous égarer, les faits n'ont plus rien de bien embarrassant. L'image la plus saisissante de l'épigenèse est celle que nous offrent les Végétaux, avec leurs branches, leurs rameaux, leurs feuilles, véritables individus indépendants, que notre œil organique voit pousser les uns sur les autres. Bonnet ne se fait pas du végétal une autre idée que nous. «Un arbre, dit-il, n'est pas un tout unique; il est réellement composé d'autant d'arbres et d'arbrisseaux qu'il a de branches et de rameaux. Tous ces arbres et tous ces arbrisseaux sont, pour ainsi dire, greffés les uns sur les autres et tiennent ainsi à l'arbre principal par une infinité de communications. Chaque arbre secondaire, chaque arbrisseau, chaque sous-arbrisseau a ses organes et sa vie propre; il est en lui-même un petit tout individuel qui représente plus ou moins en raccourci le grand tout dont il fait partie[17].» Les polypes, dont le bourgeonnement a été si bien étudié par Trembley, le ténia, composé d'anneaux semblables entre eux, les nais, les tubifex, les vers de terre, dont Bonnet a si bien étudié les modes de reproduction et de segmentation, se rapprochent des plantes, à cet égard; ce sont de vrais «zoophytes». La même explication suffit pour ramener les phénomènes de reproduction des zoophytes et des plantes à la théorie de l'emboîtement: des germes sont répandus dans toutes les parties de leur corps, qui est ainsi transformé en une sorte «d'ovaire universel». Dans un végétal qui pousse, dans un polype qui bourgeonne, ces germes se développent spontanément en individus qui peuvent demeurer unis ou se séparer; il faut un accident pour amener leur évolution chez les vers, dont les parties ne deviennent de nouveaux individus qu'après avoir été séparées les unes des autres. Ainsi, grâce à l'hypothèse des germes invisibles, les faits d'épigénèse les plus évidents sont tournés au profit de l'évolution.

On peut douer des corps invisibles, de toutes les propriétés qu'on voudra, sans crainte d'être contredit par les sens. Bonnet suppose donc que ses germes invisibles sont également indestructibles. Quand un corps vivant, fût-ce même un œuf, se détruit, les germes indestructibles qu'il contient sont mis en liberté et se logent où ils peuvent. «Des germes indestructibles peuvent être dispersés sans inconvénient dans tous les corps particuliers qui nous environnent. Ils peuvent séjourner dans tel ou tel corps jusqu'au moment de sa décomposition, passer ensuite sans la moindre altération dans un autre corps, de celui-ci dans un troisième, etc. Je conçois avec la plus grande facilité que le germe d'un éléphant peut loger d'abord dans une molécule de terre, passer de là dans le bouton d'un fruit, de celui-ci dans la cuisse d'une mite, etc.[18]» Ces germes, créés dès l'origine de notre monde, «bravent donc les efforts de tous les éléments, de tous les siècles.» Rien ne s'oppose à ce que «la puissance absolue ait pu renfermer dans le premier germe de chaque être organisé la suite des germes correspondant aux dernières révolutions que notre planète était appelée à subir.» De même que Leibnitz admettait une harmonie préétablie entre les pensées de notre âme et les mouvements de notre corps, de manière que les mouvements de l'un correspondissent en tout temps aux pensées de l'autre, de même Bonnet admet un parallélisme parfait entre le système astronomique et le système organique, entre les divers états de la terre considérée comme planète ou comme monde et les divers états des êtres qui devaient peupler sa surface. Les germes créés pour chaque période attendent, cachés dans les organismes qui les abritent, que l'avènement de ces périodes amène les conditions nécessaires à leur développement. De la sorte, les êtres propres à chaque période sont à la fois reliés à ceux de la période précédente qui ont abrité leurs germes, et ils en sont indépendants puisque tous les germes ont été créés en même temps; grâce à l'harmonie établie entre l'évolution des germes organiques et les révolutions de notre planète, des faunes et des flores nouvelles apparaissent sans qu'il soit besoin d'une création nouvelle.

Malgré sa hardiesse ordinaire, Bonnet croit d'ailleurs devoir se borner à considérer trois périodes dans l'histoire de notre globe, celle qui a précédé la révolution décrite dans la Genèse, celle qui suivra la fin du monde, produite par le feu, qu'ont annoncée les prophètes, et il est important d'ajouter qu'il se fait une étrange idée de l'état futur des animaux. Les germes d'où ils naîtront n'échapperaient pas à la destruction s'ils n'étaient formés d'une matière plus subtile que la matière ordinaire, d'une sorte d'éther; «si nous partons de la supposition du petit corps éthéré qui renferme en petit tous les organes de l'animal futur, nous conjecturerons que le corps des animaux dans leur nouvel état sera composé, d'une matière dont la rareté et l'organisation le mettent à l'abri des altérations qui surviennent aux corps grossiers et qui tendent continuellement à le détruire de tant de manières différentes. Le nouveau corps n'exigera pas sans doute les mêmes réparations que le corps actuel exige. Il aura une mécanique bien supérieure à celle que nous admirons dans ce dernier. Il n'y a pas d'apparence que les animaux propagent dans leur état futur.»

Nous arrivons ainsi dans le monde des esprits et de l'immortalité; nous sommes en pleine fantaisie. Une alliance singulière d'un raisonnement rigoureux, s'appuyant sur des faits mal connus, trop peu nombreux, avec les affirmations bibliques prises au pied de la lettre, conduit un des esprits les plus ingénieux d'une époque où le génie était commun, un observateur éminent, à des rêveries dans lesquelles son imagination ne connaît plus d'obstacle, où non seulement le contrôle expérimental des idées n'est plus possible, mais où les témoignages des sens sont d'avance récusés quand ils sont en désaccord avec les conceptions que le penseur attribue à sa raison.

* * * * *

Bonnet n'est pas le seul philosophe qui se soit engagé dans cette voie. L'origine des animaux, celle de l'homme préoccupaient à juste titre les hommes de science, les philosophes et même les simples rêveurs de son temps.

Robinet, dans ses livres De la nature (1766) et Considérations philosophiques sur la gradation naturelle des formes de l'être (1768), émet des idées qui, bien qu'elles aient été ridiculisées par Cuvier, ne sont pas très éloignées de celles de Bonnet. Son point de départ est aussi la loi de continuité de Leibnitz. Poussant de suite ce principe à l'extrême, il admet que toute la matière est vivante; que les étoiles, le soleil, la terre, les planètes sont des animaux; que tous les êtres forment une chaîne continue; qu'il n'y a ni classes, ni ordres, ni genres, ni espèces, mais seulement des individus que l'imperfection seule de nos sens nous conduit à considérer comme spécifiquement identiques. Les individus naissent de germes qui se développent successivement; ils sont directement formés par la nature. Le monde matériel est gouverné par un monde invisible, composé de forces. La nature ne se répète jamais, et il pourra y avoir un temps auquel il n'y ait pas un seul être conformé comme nous sommes aujourd'hui; les formes vivantes se sont constituées par un perfectionnement progressif, allant du simple au composé; il pourrait y avoir au-dessus de l'homme des créatures immatérielles; mais l'homme se rattache par une infinité de formes présentant une infinité de différences graduelles à un prototype simple. Toutes ces formes intermédiaires sont des œuvres séparées de la nature s'essayant à faire l'homme, son œuvre actuellement la plus parfaite; cette œuvre pourra être perfectionnée dans l'avenir si l'homme, devenant hermaphrodite, réunit les beautés de Vénus à celles d'Apollon. Au demeurant, ce perfectionnement de l'humanité n'est pas beaucoup plus étrange que celui rêvé pour elle par Bonnet.

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De Maillet, plus connu sous le pseudonyme choisi par lui de Telliamed, avait cherché, comme Bonnet et comme Robinet, dans la création d'une infinité de germes l'explication de l'origine des êtres vivants; mais il avait fait de la mer le réservoir commun de tous ces germes. Tous les animaux, les hommes même avaient donc été primitivement marins. La mer avait eu d'ailleurs autrefois une beaucoup plus vaste extension, et de Maillet en donnait pour preuve l'énorme quantité de coquilles marines que l'on trouve enfouies dans le sol, jusque sur les plus hautes montagnes. À mesure que les continents s'étaient accrus, un certain nombre d'animaux marins avaient été accidentellement entraînés hors de l'eau, sur des rivages gardant encore une certaine humidité, et de là sur la terre ferme. Les individus ainsi dépaysés s'habituèrent au nouveau genre de vie qui leur était imposé par les circonstances et transmirent à leurs descendants les habitudes et les organes nouveaux qu'ils avaient acquis. Il est inutile d'insister sur les arguments bizarres qu'emploie de Maillet pour soutenir son hypothèse; mais on doit lui laisser le mérite d'avoir reconnu la véritable nature des fossiles et d'en avoir saisi la signification, à une époque où de nombreux savants refusaient encore d'y voir les restes d'êtres ayant jadis vécu; d'avoir pensé que les organismes vivants susceptibles de se modifier, étaient capables de transmettre leurs modifications à leur descendance, et d'avoir compris, par conséquent, l'importance des phénomènes si connus, mais si négligés, de l'hérédité.

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En admettant la possibilité de changements héréditaires dans la structure des êtres vivants, de Maillet réalise un progrès sur Bonnet et sur Robinet, qui ne voient dans les modifications présentées par la population de la terre qu'une continuation du miracle primitif de la création. Le Dr Erasme Darwin, grand-père de l'illustre réformateur du transformisme, va, à son tour, plus loin que de Maillet. Il a exposé dans sa Zoonomia un système où l'on trouve soutenues, à l'aide d'arguments qui témoignent d'une grande perspicacité, quelques idées peu différentes de celles que développera plus tard Lamarck. Pour rendre son système intelligible, Erasme Darwin, par une inspiration heureuse, recherche d'abord comment s'accomplit le développement embryogénique de l'individu et suppose que l'espèce à laquelle il appartient a subi, dans la série des temps, une évolution analogue, mais de beaucoup plus longue durée. Il rejette la doctrine de l'emboîtement des germes, qui conduit à supposer l'existence de corps vivants infiniment plus petits «que les diables qui tentèrent saint Antoine et dont 20 000 pouvaient, sans se gêner aucunement, danser une sarabande échevelée sur la pointe de la plus fine aiguille.» L'embryon est, pour lui, un filament constitué probablement par l'extrémité d'une fibre nerveuse motrice. Ce filament est doué de certaines propriétés: les unes lui sont personnelles; les autres lui ont été transmises par ses parents, dont il n'est en réalité qu'une branche, une élongation, puisqu'il a fait, à un certain moment, partie de leur substance. Le filament embryonnaire est doué d'irritabilité, de sensibilité, de volonté; il possède aussi la faculté de se nourrir, et on le voit grandir, se compliquer, se perfectionner par l'addition de parties nouvelles, résultant de ce qu'une quantité plus ou moins grande de matière vivante est venue s'ajouter à la sienne. Cette addition de matière vivante a lieu d'abord sous l'influence des propriétés primitives des filaments embryonnaires; mais, à mesure qu'elle se produit des organes nouveaux apparaissent et avec eux des facultés nouvelles. Ces facultés créent des besoins, ces besoins des façons de vivre, des habitudes qui interviennent, pour une certaine part, dans les transformations que subit chaque individu au cours de son existence.

Telle a été aussi la marche de l'évolution des espèces: les organismes vivants ont été créés sous des formes extrêmement simples, rappelant celle des filaments vivants, qui sont encore la forme première de chaque individu. Ces filaments étaient très peu nombreux en espèces, et, de même que chaque corps chimique est doué d'affinités particulières qui déterminent la nature des composés qu'il produira dans les diverses circonstances où il sera placé, de même les filaments vivants primitifs étaient doués de facultés différentes, qui ont déterminé, dans une large mesure, la marche de leur évolution ultérieure. Étant données les ressemblances manifestes que présentent tous les animaux à sang chaud, il est probable que tous ces animaux descendent d'une même sorte de filament primitif; peut-être les mêmes filaments ont-ils aussi donné naissance aux autres animaux à sang rouge, mais froid. Les habitudes spéciales des poissons semblent autoriser à leur attribuer une origine particulière; mais les intermédiaires qui les unissent aux animaux à sang chaud plaident cependant en faveur de leur parenté avec ces derniers.

«Les insectes sans ailes, de l'araignée au scorpion ou de la puce au homard, les insectes ailés, du moustique ou de la fourmi à la guêpe ou à la libellule, diffèrent, au contraire, si complètement les uns des autres et sont si éloignés des animaux à sang rouge, aussi bien sous le rapport de la forme du corps que sous celui du genre de vie, qu'on ne peut guère admettre qu'ils proviennent d'un filament vivant de même sorte que celui qui a produit les classes diverses d'animaux à sang rouge… Il y a encore une autre classe d'animaux, que Linné a désignés sous le nom de vers, qui présentent une structure plus simple que ceux déjà mentionnés. La simplicité de leur structure n'apporte cependant aucun argument contre l'hypothèse qu'ils aient été produits par un seul filament vivant.» En d'autres termes Erasme Darwin considère les vertébrés, les articulés et les vers comme trois types organiques qui se sont développés simultanément et parallèlement et qui sont, tous les trois, partis de formes organiques également simples, mais douées de propriétés différentes.

Si les trois lignées admises par le savant anglais ne correspondent pas à ce que nous connaissons aujourd'hui des rapports des organismes, l'idée première que plusieurs types organiques se sont constitués et développés d'une façon indépendante doit être encore, de nos jours, considérée comme la seule forme du transformisme qui soit d'accord avec les données de la paléontologie. La réduction de toutes les formes animales à trois lignées distinctes témoigne que, dès 1794, plusieurs années par conséquent avant la publication des premiers travaux de Cuvier, Erasme Darwin avait déjà saisi l'intime parenté des animaux composant les quatre premières classes de Linné et les différences considérables qui les séparent de ceux de la cinquième classe; mais le philosophe anglais laissait la sixième dans le chaos d'où Cuvier devait peu d'années après la tirer.

Chacun des filaments vivants qui est devenu la souche des trois grandes lignées animales avait en lui une sorte de devenir résultant de propriétés dont il avait été originairement doué; mais son évolution, dans chaque cas particulier, a été réglée, en partie, par les sensations éprouvées par l'animal parvenu à un stade déterminé, par la peine ou le plaisir qu'il a éprouvé, les efforts qu'il a faits pour prolonger son bonheur ou se soustraire à ses souffrances. L'eau et l'air étant fournis aux animaux à profusion, trois ordres de besoins ont surtout excité les convoitises des animaux et par conséquent contribué à changer leurs formes: le besoin de se reproduire, le besoin de se nourrir, le besoin de vivre en sûreté. Ils ont acquis les armes nécessaires pour défendre contre leurs rivaux les compagnes, la nourriture, les retraites qu'ils avaient conquises. Erasme Darwin, décrivant cette évolution, s'élève presque à la conception de la lutte par la vie et de la sélection naturelle car il finit par dire: «Le but de ces batailles entre les mâles paraît être d'assurer la conservation de l'espèce par le moyen des individus les plus forts et les plus actifs[19].» Au lieu de dire le but, Charles Darwin aurait dit la conséquence; cette différence doit être signalée. Sur la réalité de la sélection naturelle, le grand-père et le petit-fils sont d'accord; mais le point de vue philosophique auquel ils se placent est fort différent: pour Erasme Darwin, comme pour Lamarck, les animaux acquièrent des organes en vue de la satisfaction de tel ou tel besoin; pour Charles Darwin, ces organes apparaissent accidentellement; la sélection naturelle conserve et perfectionne ceux qui sont utiles et laisse s'éteindre ceux qui ne le sont pas. Ainsi les animaux et les végétaux s'adaptent à des conditions d'existence déterminées sans que ces conditions agissent sur les individus pour les modifier, sans que ces individus eux-mêmes soient soumis à la nécessité de chercher à se mettre en harmonie avec elles.

Si ingénieuses qu'elles soient, les hypothèses d'Erasme Darwin nous laissent profondément ignorants sur la cause première de l'apparition des organismes. Elles nous font remonter jusqu'à la création des filaments vivants primitifs et s'arrêtent là. Une telle solution devait paraître insuffisante à bien des penseurs du XVIIIe siècle. Déjà, au XVIIe, Descartes avait cherché, sans grand succès, il est vrai, à expliquer par la seule étendue et le seul mouvement la formation des animaux et de l'homme. Maupertuis[20] constate cet échec; mais, en dehors de là il n'y a plus pour lui que deux systèmes: douer la matière de propriétés spéciales qui, venant s'ajouter à celles qu'on lui accorde déjà, l'auront rendue capable de produire spontanément les formes vivantes avec toutes leurs facultés y compris les facultés intellectuelles; ou bien admettre que tous les animaux, toutes les plantes sont aussi anciennes que le monde, et que tout ce que nous prenons, dans ce genre, pour des productions nouvelles, résulte simplement du développement et de l'accroissement de parties que leur petitesse avait tenue jusque-là cachées. C'est le système de l'emboîtement des germes adopté par Vallisneri, Leibnitz et Bonnet.

«Par ce système d'une formation simultanée, qui ne demandait plus que le développement successif et l'accroissement des parties d'individus tout formés et contenus les uns dans les autres, on crut s'être mis en état de résoudre toutes les difficultés; on ne fut plus en peine que de savoir où placer ces magasins inépuisables d'individus. Les uns les placèrent dans un sexe, les autres dans l'autre; et chacun pendant longtemps fut content de ses idées.

«Cependant si l'on examine avec plus d'attention ce système, on voit qu'au fond il n'explique rien; que supposer tous les individus formés par le Créateur dans un même jour de la création est plutôt raconter un miracle que donner une explication physique; qu'on ne gagne rien par cette simultanéité, puisque ce qui nous paraît successif est toujours pour Dieu simultané.»

La doctrine de l'emboîtement des germes étant ainsi repoussée, Maupertuis se range à la doctrine du transformisme, entendue, il est vrai, d'une façon assez particulière. Par un procédé familier aux théoriciens mais qui est plutôt un moyen de se mettre l'esprit en repos qu'une véritable explication, il transporte aux particules matérielles invisibles les propriétés intellectuelles les plus importantes des corps vivants: le désir, l'aversion, la mémoire, l'habitude, etc., et il déduit, de ces propriétés gratuitement attribuées à toutes les particules matérielles, tout un système d'évolution:

«Les éléments propres à former le fœtus nagent dans les semences des animaux père et mère; mais chacun, extrait de la partie semblable à celle qu'il doit former, conserve une espèce de souvenir de son ancienne situation et l'ira reprendre toutes les fois qu'il le pourra pour former dans le fœtus la même partie. De là, dans l'ordre ordinaire, la conservation des espèces et la ressemblance aux parents.»

C'est, à bien peu de chose près, l'hypothèse que Charles Darwin a développée de nouveau, sous le nom de pangénèse, dans son livre sur les Variations des animaux et des plantes sous l'action de la domestication.

«Si quelques éléments manquent dans les semences, ou qu'ils ne puissent s'unir, ajoute Maupertuis, il naît de ces monstres auxquels il manque quelque partie. Si les éléments se trouvent en trop grande quantité, ou qu'après leur union ordinaire quelque partie restée découverte permette à une autre de venir s'y appliquer, il naît un monstre à parties superflues.

«Si les éléments partent d'animaux de différentes espèces, dans lesquelles il reste encore assez de rapport entre les éléments, les uns plus attachés à la forme du père, les autres à la forme de la mère, ces éléments par leur union feront des métis…

«C'est une chose assez ordinaire de voir un enfant ressembler plus à quelqu'un de ses aïeux qu'à ses plus proches parents. Les éléments qui forment quelques-uns de ses traits peuvent avoir mieux conservé l'habitude de leur situation dans l'aïeul que dans le père, soit parce qu'ils auront été dans l'un plus longtemps unis qu'ils ne l'auront été dans l'autre, soit par quelque degré de force de plus pour s'unir, et alors ils se seront placés dans le fœtus comme ils l'étaient dans l'aïeul.»

Voilà encore des explications de l'hérédité, de l'atavisme, des caractères des métis, peu différentes de celles auxquelles, de nos jours, s'arrêtera provisoirement Charles Darwin. Mais Maupertuis demande, en outre, à son hypothèse l'explication de l'origine des espèces nouvelles.

«Ne pourrait-on pas expliquer, dit-il, comment de deux seuls individus la multiplication des espèces dissemblables aurait pu s'ensuivre? Elles n'auraient dû leur première origine qu'à quelques productions fortuites, dans lesquelles les parties élémentaires n'auraient pas retenu l'ordre qu'elles tenaient dans les animaux pères et mères; chaque degré d'erreur aurait fait une nouvelle espèce; et à force d'écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd'hui, diversité qui s'accroîtra peut-être encore avec le temps, mais à laquelle peut-être la suite des siècles n'apporte que des accroissements imperceptibles.»

C'est la théorie de la descendance nettement exposée. Maupertuis a même cherché à expliquer par une sorte d'incompatibilité née d'habitudes différentes cette singulière stérilité des métis, qui maintient séparées les espèces et empêche les formes animales de varier au delà de certaines limites. Il ne nous enseigne pas, à la vérité, comment ces habitudes différentes ont été acquises, et la démonstration de cette conséquence, à peine entrevue jusque-là de la sélection naturelle, demeure la grande nouveauté contenue dans l'œuvre de Charles Darwin.

Maupertuis considère d'ailleurs le mode de développement des animaux et des plantes comme ne différant pas essentiellement, dans le fond, de celui que nous montrent les cristaux. Ainsi le monde vivant et le monde minéral sont étroitement unis, ce qui devait être, du moment qu'on supposait à la matière une sensibilité, une mémoire, des affections et des haines, toutes facultés ordinairement considérées comme appartenant en propre aux plus élevés des êtres vivants.

* * * * *

C'est une dissertation de Maupertuis, publiée en 1751 sous le nom du docteur Baumann d'Erlang, que Diderot[21] discute dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature. Il ne se prononce pas sur la question de savoir si la matière est inerte ou vivante, et si la matière inerte peut spontanément devenir vivante; mais il pense qu'il suffit, pour expliquer l'animal, de douer les molécules organiques d'une sorte de sensibilité rudimentaire qui les pousse à rechercher sans cesse la situation qui est, pour elles, la plus commode de toutes. L'animal est alors «un système de différentes molécules organiques, qui, par l'impulsion d'une sensation semblable à un toucher obtus et sourd, que celui qui a créé la matière en général leur a donné, se sont combinées jusqu'à ce que chacune ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et à son repos[22].» Cette place, la plus convenable de toutes, peut changer avec les modifications sans nombre qu'apportent dans les relations des molécules la course incessante de celles qui ne sont pas parvenues à conquérir le repos. Aussi Diderot se demande-t-il «si les plantes ont toujours été et seront toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont toujours été et seront toujours tels qu'ils sont, et il ajoute:

«De même que, dans les règnes animal et végétal, un individu commence pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe, n'en serait-il pas de même des espèces entières? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du créateur tels que nous les voyons, et s'il était permis d'avoir le moindre doute sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe, abandonné à ses conjectures, ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la masse de la matière; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela se fît; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements; qu'il a eu par succession du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements; qu'il a peut-être encore d'autres développements à prendre et d'autres accroissements à subir qui nous sont inconnus; qu'il a eu ou qu'il aura un état stationnaire; qu'il s'éloigne ou qu'il s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées; qu'il disparaîtra peut-être de la nature ou plutôt qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée?»

À côté de Linné, naturaliste et observateur, voilà donc presque de son temps le problème de la transformation graduelle des espèces nettement posé par les philosophes du XVIIIe siècle. Aucun d'eux ne réussit à découvrir la voie qu'il fallait parcourir pour la résoudre. Mais un autre naturaliste, aussi puissamment doué que Linné, quoique d'un génie bien différent, libre d'ailleurs de toute attache dogmatique, assez fort pour se dégager de toute idée préconçue, s'engage dans une direction où le suivront bientôt une succession ininterrompue de brillants disciples. Cet homme, c'est Buffon. Avec lui s'ouvre pour la philosophie zoologique une ère nouvelle. Tout va désormais se préciser, et le progrès se précipitera à ce point qu'un demi-siècle fera plus pour la conquête de la vérité que tous les siècles écoulés depuis Aristote.

CHAPITRE VII

BUFFON

Opposition de Buffon aux classifications; elles conduisent nécessairement au transformisme.—Utilité des systèmes artificiels.—Distribution géographique des animaux.—Probabilité de modifications dans les espèces.—Espèces éteintes: lutte pour la vie.—Opposition à la doctrine des causes finales.—Principe de la continuité.

L'œuvre de Buffon est inspirée par une conception de la zoologie tout autre que celle dont l'œuvre de Linné représente le plus complet développement. Pour Linné, la classification résume, pour ainsi dire, toute la philosophie zoologique. La recherche de la méthode naturelle est, pour lui, le but suprême vers lequel doivent tendre tous les efforts; il conçoit la nature immuable, il n'y a donc rien à expliquer; le naturaliste doit simplement chercher à comprendre le dessein de la création et tâcher d'en reproduire le plan dans ses systèmes. Buffon laisse entièrement de côté tout l'appareil de divisions et de subdivisions plus ou moins symétriquement ordonnées dans lequel les élèves de Linné tendent déjà à enfermer la science; il étudie chaque espèce animale en elle-même, et, au lieu de fermer, comme l'illustre Suédois, la question de l'espèce par une définition dogmatique, il laisse, au contraire, la porte toute grande ouverte aux études et aux interprétations, en se demandant tout d'abord si l'espèce est variable, pourquoi elle varie et dans quelles limites peuvent être comprises ses variations.

On a donné diverses explications de l'aversion de Buffon pour les systèmes. Le président Lamoignon de Malesherbes l'accuse de les rejeter, parce qu'il ne les connaît pas; Daubenton le représente comme n'ayant pas bien entendu la méthode de Linné; Plourens accepte tous ces reproches et laisse entrevoir qu'il soupçonne Buffon d'une jalousie quelque peu haineuse à l'égard du grand naturaliste suédois. Malgré l'autorité qui s'attache à ces trois noms, dont deux appartiennent à des hommes éminents, amis et collaborateurs de Buffon, on regretterait d'être obligé de croire à leurs assertions. Reprocher à un homme du savoir et de la haute intelligence de Buffon de repousser les systèmes parce qu'il ne les connaît pas, paraîtra bien étonnant, si l'on considère que le système de la nature était loin d'être aussi compliqué du temps de Linné que de nos jours. Il eût suffi de quelques semaines à Buffon pour se mettre entièrement au courant de tout ce qui touche les mammifères, et peut-on croire qu'il n'aurait pas consenti, en commençant son Histoire naturelle, à consacrer quelques semaines à ce travail, s'il l'avait jugé nécessaire à la perfection de son œuvre? D'autre part, quand on voit Buffon se corriger sans cesse, chercher à rendre toujours plus claires et plus précises ses idées, abandonner celles qui ne lui paraissent plus exactes, reprendre celles qu'il avait d'abord repoussées, mettre sans fausse honte ses nombreux lecteurs au courant de tout le travail intime de sa pensée, peut-on admettre qu'une simple question d'amour-propre lui aurait fait condamner les méthodes s'il avait vu en elles l'expression vraie de la science? Quant au reproche de jalousie, en quoi le comte de Buffon, riche, comblé d'honneurs et de gloire, considéré par tous comme un savant de premier ordre, comme un littérateur de génie, habitant la plus belle capitale, admis à la cour la plus brillante de l'Europe, pouvait-il envier un professeur de l'université d'Upsal, illustre sans doute, mais d'une illustration bien modeste par rapport au bruyant renom du noble académicien, surintendant du jardin du roi et du cabinet d'histoire naturelle de Paris? Faut-il enfin penser, avec Daubenton, que Buffon n'ait pas entendu la méthode de Linné, lorsqu'il écrit: «Classer l'homme avec le singe, le lion avec le chat, dire que le lion est un chat à crinière et à queue longue, c'est dégrader, défigurer la nature, au lieu de la décrire et de la dénommer?»

«Buffon, dit Daubenton, veut jeter du ridicule sur les naturalistes qui ont mis le chat et le lion sous un même genre. Il fait dire à Linné que le lion est chat à crinière et à longue queue. Certainement le chat n'est pas un lion, et ce n'est pas ce que Linné a voulu dire. L'auteur qui le critique n'a pas bien entendu la méthode de Linné; s'il avait seulement parcouru les espèces rapportées sous le genre appelé felis, chat, il y aurait trouvé l'espèce du lion et celle du chat… Cette équivoque est venue de la manière de dénommer les genres, en leur donnant le nom de l'une des espèces qu'ils comprennent.» L'avenir a montré que Buffon avait beaucoup mieux compris que ne le suppose Daubenton les conséquences nécessaires du système de Linné et des classifications en général; peut-être même Buffon avait-il mieux vu que Linné lui-même dans quelle direction les nomenclateurs devaient entraîner la zoologie; ce sont ces conséquences, c'est cette direction que Buffon redoute, au moins momentanément; il le dit en termes exprès et qui montrent que les raisons de son opposition à Linné sont d'un ordre incomparablement plus relevé que celles indiquées par Lamoignon de Malesherbes et Flourens.

Avant d'aborder l'histoire des animaux, Buffon a écrit, avec une largeur de vues inconnue jusqu'à lui, l'histoire naturelle de l'homme. Il l'avait placé si haut dans la nature qu'il en faisait presque un dieu. L'une des premières conséquences des classifications était de faire rentrer l'homme dans le règne animal. L'homme, pour Linné, n'était que le représentant le plus élevé de l'ordre des Primates, dans lequel il se trouvait rapproché des singes. D'autre part, voulant exprimer les degrés divers de ressemblances des animaux, les élèves de Linné avaient comparé les êtres vivants à une grande famille et, afin de rendre plus sensible à l'esprit la similitude d'organisation des animaux d'un même groupe, employé pour dénommer les différentes divisions du règne animal les termes mêmes qui, dans le langage ordinaire, désignent un ensemble d'hommes ayant entre eux un certain degré de parenté, tels que les mots famille et tribu. Le mot genre lui-même ne saurait s'appliquer, si on le prend à la lettre, qu'à des animaux ayant un progéniteur commun. Il n'y a là bien certainement, dans l'esprit de Linné et de ses disciples, que de simples comparaisons, des métaphores destinées à rendre plus facilement intelligible l'économie de l'arrangement méthodique des animaux; à cela Linné qui, «compte autant d'espèces qu'il est sorti de couples des mains du Créateur», Linné, qui admet comme un axiome l'immuabilité de la nature, ne saurait voir aucun danger. Beaucoup moins biblique, habitué déjà par ses études sur la terre, par ses études sur l'homme à compter avec les modifications graduelles et de notre globe et de notre espèce, Buffon pressent que les choses ne se sont pas passées aussi simplement que le veut Linné; il craint que des esprits trop aventureux, cédant à un entraînement qu'il commence déjà à éprouver lui-même, ne veuillent scruter l'origine même des êtres vivants, qu'ils ne prennent dans leur sens absolu les termes imagés de Linné, qu'ils ne considèrent comme réellement unis par les liens du sang les animaux rapprochés dans une même famille par les nomenclateurs; dès lors, l'homme sera pour le moins un cousin des singes, et Buffon recule devant l'énormité de cette conclusion. Tout cela, il le dit lui-même et il est assez étonnant qu'on ait accepté les diverses explications qui ont été données de son oppositions aux classifications linéennes, sans s'arrêter à la sienne qui est cependant la seule conforme à son génie. Le passage où le grand naturaliste exprime sa façon de penser, à cet égard, mérite d'être cité en entier; il se trouve presque au début de l'histoire naturelle des Quadrupèdes; c'est l'exorde d'un chapitre, remarquable de tout point, consacré à l'un des plus humbles de nos animaux domestiques, l'âne.

«À considérer cet animal, dit Buffon, même avec des yeux attentifs et dans un assez grand détail, il paraît n'être qu'un cheval dégénéré… On pourrait attribuer les légères différences qui se trouvent entre ces deux animaux à l'influence très ancienne du climat, de la nourriture et à la succession fortuite de plusieurs générations de petits chevaux sauvages à demi dégénérés, qui peu à peu auraient dégénéré davantage, se seraient ensuite dégradés autant qu'il est possible, et auraient à la fin produit à nos yeux une espèce nouvelle et constante, ou plutôt une succession d'individus semblables, tous constamment viciés de la même façon, et assez différents des chevaux pour pouvoir être regardés comme formant une autre espèce. Ce qui paraît favoriser cette idée, c'est que les chevaux varient beaucoup plus que les ânes par la couleur de leur poil, qu'ils sont par conséquent plus anciennement domestiqués, puisque tous les animaux domestiques varient par la couleur beaucoup plus que les animaux sauvages de la même espèce… D'autre côté, si l'on considère la différence du tempérament, du naturel, des mœurs, du résultat, en un mot de l'organisation de ces deux animaux et surtout l'impossibilité de les mêler pour en faire une espèce commune ou même une espèce intermédiaire qui puisse se renouveler, on paraît encore mieux fondé à croire que ces deux animaux sont chacun d'une espèce aussi ancienne que l'autre et originairement aussi essentiellement différents qu'ils le sont aujourd'hui… L'âne et le cheval viennent-ils donc originairement de la même souche? Sont-ils, comme le disent les nomenclateurs, de la même famille? ou n'ont-ils pas toujours été des animaux différents?

«Cette question, dont les physiciens sentiront bien la généralité, les difficultés, les conséquences, et que nous avons cru devoir traiter dans cet article, parce qu'elle se présente pour la première fois, tient à la production des êtres de plus près qu'aucune autre et demande, pour être éclaircie, que nous considérions la nature sous un point de vue nouveau. Si, dans l'immense variété que nous présentent tous les êtres animés qui peuplent l'univers, nous choisissons un animal, ou même le corps de l'homme, pour servir de base à nos connaissances, nous trouverons que, quoique tous ces êtres existent solitairement et que tous varient par des différences graduées à l'infini, il existe en même temps un dessein primitif et général qu'on peut suivre très loin et dont les dégradations sont bien plus lentes que celles des figures et des autres rapports apparents, car, sans parler des organes de la digestion, de la circulation et de la génération, qui appartiennent à tous les animaux et sans lesquels l'animal cesserait d'être animal et ne pourrait ni subsister ni se reproduire, il y a, dans les parties mêmes qui contribuent le plus à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance qui nous rappelle nécessairement l'idée d'un premier dessein, sur lequel tout semble avoir été conçu… Que l'on considère séparément quelques parties essentielles à la forme, les côtes, par exemple; on les trouvera dans tous les quadrupèdes, dans les oiseaux, dans les poissons, et on en suivra les vestiges jusque dans la tortue; que l'on considère, comme l'a remarqué M. Daubenton, que le pied d'un cheval, en apparence si différent de la main de l'homme, est cependant composé des mêmes os, et l'on jugera si cette ressemblance cachée n'est pas plus merveilleuse que les différences apparentes, si cette conformité constante et ce dessein suivi de l'homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc., dans lesquels les parties essentielles, comme le cœur, les intestins, l'épine du dos, les sens, etc., se trouvent toujours, ne semblent pas indiquer qu'en créant les animaux l'Être suprême n'a voulu employer qu'une seule idée et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l'homme pût admirer également et la magnificence de l'exécution et la simplicité du dessein.

«Dans ce point de vue, non seulement l'âne et le cheval, mais même l'homme, le singe, les quadrupèdes et tous les animaux pourraient être considérés comme ne formant qu'une seule et même famille; mais en doit-on conclure que, dans cette grande et nombreuse famille que Dieu seul a conçue et tirée du néant, il y ait d'autres petites familles projetées par la nature et produites par le temps, dont les unes ne seraient composées que de deux individus, comme le cheval et l'âne; d'autres de plusieurs individus, comme celle de la belette, de la martre, du furet, de la fouine, etc., et de même que, dans les végétaux, il y ait des familles de dix, vingt, trente, etc., plantes? Si ces familles existaient, en effet, elles n'auraient pu se former que par le mélange, la variation et la dégénération des espèces originaires. Si l'on admet une fois qu'il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, que l'âne soit de la famille du cheval, et qu'il n'en diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme dégénéré, que l'homme et le singe ont une origine commune, comme le cheval et l'âne; que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n'a eu qu'une seule souche; et même que tous les animaux ne sont venus que d'un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en se perfectionnant et en dégénérant, toutes les races des autres animaux.

«Les naturalistes qui établissent si légèrement des familles dans les animaux et dans les végétaux ne paraissent pas avoir senti toute l'étendue de ces conséquences, qui réduisaient le produit de la création à un nombre d'individus aussi petit qu'on voudra… Mais non; il est certain, par la révélation, que tous les animaux ont également participé à la grâce de la création; que les deux premiers de chaque espèce, et de toutes les espèces, sont sortis tout formés des mains du Créateur; et l'on doit croire qu'ils étaient tels à peu près qu'ils nous sont aujourd'hui représentés par leurs descendants.»

Ce passage est important à plus d'un titre: on y voit d'abord nettement et complètement exposée la théorie de l'unité de plan de composition du règne animal, que Geoffroy Saint-Hilaire devait plus tard pousser jusqu'à ses dernières conséquences; la fixité des espèces, que Buffon rejettera plus tard, s'y trouve affirmée sans réserves et presque dans les mêmes termes que par Linné; enfin, ce que Buffon condamne, ce n'est pas tant, en définitive, les classifications en elles-mêmes que la tendance des classificateurs à représenter leurs systèmes comme l'image fidèle de la nature; ce qu'il repousse surtout, ce sont les familles dites naturelles et il repousse ces familles parce qu'on les prétend naturelles; on ne peut les comprendre que comme résultant de modifications subies par l'une des espèces qu'elles contiennent, et alors «il n'y aurait plus de bornes à la puissance de la nature, et l'on n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés.»

Buffon est d'ailleurs bien loin de nier l'utilité des systèmes. «Il faut de plus considérer, dit-il, que, quoique la marche de la nature se fasse par nuances et par degrés souvent imperceptibles, les intervalles de ces nuances et de ces degrés ne sont pas égaux à beaucoup près; que plus les espèces sont élevées, moins elles sont nombreuses, et plus les intervalles des nuances qui les séparent y sont grands; que les petites espèces, au contraire, sont très nombreuses et en même temps plus voisines les unes des autres, en sorte qu'on est d'autant plus tenté de les confondre ensemble dans une même famille, qu'elles nous embarrassent et nous fatiguent davantage par leur multitude et par leurs petites différences, dont nous sommes obligés de nous charger la mémoire. Mais il ne faut pas oublier que ces familles sont notre ouvrage, que nous ne les avons faites que pour le soulagement de notre esprit; que, s'il ne peut comprendre la suite réelle de tous les êtres, c'est notre faute et non pas celle de la nature, qui ne connaît point les prétendues familles et ne contient, en effet, que des individus.»

Voilà nettement tracée la marche suivie par Buffon dans l'Histoire naturelle des animaux. Si l'on n'admet pas que les êtres vivants descendent d'un ancêtre primitif unique, si l'on n'admet pas, comme nous dirions maintenant, le transformisme, les classifications ne sont que des artifices de notre esprit; elles sont inutiles là où nous pouvons embrasser le détail des faits, et comme leurs auteurs, on ne l'a que trop vu depuis, prétendent les substituer à la vraie science, elles sont dangereuses; Buffon n'en fait que peu d'usage tant qu'il traite des gros mammifères: il rapproche cependant les animaux voisins, le cheval et l'âne, le bœuf et le mouton, les diverses espèces de cochons; le cerf, le daim et le chevreuil; le loup et le renard; la loutre, la saricovienne, les fouines, les martres, le putois, le furet, le touan, l'hermine et le grison, les diverses espèces de rongeurs, etc. Les séries naturelles sont parfaitement saisies; mais Buffon les rompt de propos délibéré, par les raisons qu'il a lui-même exposées. Il n'y revient à peu près complètement que lorsqu'il s'agit des oiseaux, dont la multiplicité est telle qu'on risquerait de s'égarer à chaque instant, si leur histoire n'était pas faite avec ordre et méthode. C'est le moment d'avoir recours à l'instrument imaginé par les nomenclateurs, et Buffon en a si bien compris le mécanisme que la plupart de ses groupes naturels n'ont été modifiés que dans le détail.

La détermination de Buffon de ne pas s'astreindre à suivre une méthode de classification a eu d'ailleurs d'heureuses conséquences. Il faut bien adopter dans l'exposition un ordre quelconque. Buffon décrit d'abord les animaux domestiques, puis les animaux sauvages d'Europe, les animaux sauvages de l'ancien continent et enfin ceux du nouveau continent. En d'autres termes, quand il n'a pas de motifs de faire autrement, il procède par faunes; son attention est ainsi appelée sur les caractères généraux que présentent ces faunes, sur la distribution géographique des animaux et les causes qui l'ont déterminée; là, Buffon a mérité d'être considéré comme le fondateur de la géographie zoologique; mais ces études successives l'ont amené à modifier profondément ses idées sur l'origine des espèces. En comparant les faunes des deux continents, il est conduit à croire à la variabilité des espèces, contre laquelle il s'était d'abord élevé; il devient transformiste. De même, un siècle plus tard, Darwin, durant son célèbre voyage autour du monde, concevra la doctrine qui devait immortaliser son nom, en voyant se succéder sous ses yeux les faunes à la fois diverses et intimement unies des grandes régions du globe.

Après avoir montré que les animaux communs à l'Europe et à l'Amérique sont peu nombreux, Buffon fait remarquer que la plupart des animaux européens n'en ont pas moins leurs analogues en Amérique, mais que les animaux du nouveau monde sont toujours plus petits que ceux qui leur correspondent dans l'ancien, et il se résume en disant:

«En tirant des conséquences générales de tout ce que nous avons dit, nous trouverons que l'homme est le seul des êtres vivants dont la nature soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister, se multiplier partout et se prêter aux influences de tous les climats de la terre; nous verrons évidemment qu'aucun des animaux n'a obtenu ce grand privilège; que, loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornés et confinés dans de certains climats et même dans des contrées particulières. L'homme est en tout l'ouvrage du ciel; les animaux ne sont à beaucoup d'égards que des productions de la terre; ceux d'un continent ne se trouvent pas dans l'autre; ceux qui s'y trouvent sont altérés, rapetisses, changés au point d'être méconnaissables. En faut-il plus pour être convaincu que l'empreinte de leur forme n'est pas inaltérable? que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l'homme, peut varier et même se changer absolument avec le temps; que, par la même raison, les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront avec le temps? Leur état, leur vie, leur être dépendent de la forme que l'homme donne ou laisse à la surface de la terre.»

Une évolution considérable s'est donc faite dans les idées de Buffon: l'espèce est maintenant variable; son état dépend de celui du milieu où elle vit, et, si une part trop grande est encore attribuée à l'influence de l'homme, ce grand fait de la disparition spontanée des espèces les moins bien douées par rapport au milieu où elles vivent, ce grand phénomène, de la sélection naturelle est déjà entrevu: «Le prodigieux mammouth n'existe plus nulle part. Cette espèce était certainement la première, la plus grande, la plus forte de tous les quadrupèdes; puisqu'elle a disparu, combien d'autres, plus petites, plus faibles et moins remarquables, ont dû périr sans nous avoir laissé ni témoignages, ni renseignements sur leur existence passée! Combien d'autres espèces s'étant dénaturées, c'est-à-dire perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes de la terre et des eaux, par l'abandon ou la culture de la nature, par la longue influence d'un climat devenu contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu'elles étaient autrefois!»

Non seulement des espèces disparaissent, mais il en apparaît aussi de nouvelles: Buffon, qui l'avait d'abord énergiquement nié, l'admet aujourd'hui, puisque tous les animaux d'Amérique se sont formés récemment: «Il ne serait donc pas impossible que, même sans intervertir l'ordre de la nature, tous les animaux du nouveau monde ne fussent, en définitive, les mêmes que ceux de l'ancien, desquels ils auraient autrefois tiré leur origine; on pourrait dire que, en ayant été séparés dans la suite par des mers immenses ou des terres impraticables, ils auront avec le temps reçu toutes les impressions, subi tous les effets d'un climat devenu nouveau lui-même et qui aurait aussi changé de qualité par les causes qui ont produit la séparation; que, par conséquent, ils se seront avec le temps rapetissés, dénaturés. Mais cela ne doit pas nous empêcher de les regarder aujourd'hui comme des animaux d'espèces différentes: de quelque cause que vienne cette différence, qu'elle ait été produite par le temps, le climat et la terre ou qu'elle soit de même date que la création, elle n'en est pas moins réelle. La nature, je l'avoue, est dans un mouvement de flux continuel; mais c'est assez pour l'homme de la saisir dans l'instant de son siècle et de jeter quelques regards en arrière et en avant pour tâcher d'entrevoir ce que jadis elle pouvait être et ce que dans la suite elle pourra devenir[23].»

Dans ce discours, Buffon s'élève encore contre les classifications; mais cette fois c'est surtout à cause de l'abus qu'en font les nomenclateurs, qui, au lieu de rechercher les modifications dont chaque forme spécifique est susceptible, multiplient indéfiniment les espèces pour le vain plaisir d'accoler leur nom à ces futiles découvertes; Buffon n'en est pas moins sur le chemin de la conversion. D'abord partisan de la fixité des espèces, et, pour cette raison, opposé aux classifications, il est devenu transformiste; l'évolution qui s'est faite dans ses idées est d'autant plus complète qu'il a pris soin lui-même de montrer, nous l'avons vu, qu'on ne saurait être transformiste à demi; dès lors, son opposition à une distribution méthodique des animaux n'a plus de raison d'être, et il écrit[24]:

«En comparant ainsi tous les animaux et en les rapportant chacun à leur genre, nous trouverons que les deux cents espèces dont nous avons donné l'histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou souches principales desquelles il n'est pas impossible que toutes les autres soient issues.

«Et, pour mettre de l'ordre dans cette réduction, nous séparerons d'abord les animaux des deux continents et nous observerons qu'on peut réduire à quinze genres et à neuf espèces isolées non seulement tous les animaux qui sont communs aux deux continents, mais encore tous ceux qui sont propres et particuliers à l'ancien.»

Onze de ces genres correspondent exactement à nos groupes des solipèdes, des ruminants à cornes creuses, des ruminants à cornes pleines, des porcins, des chiens, des viverridés, des mustélidés, des rongeurs, des édentés, des quadrumanes, des cheiroptères; les quatre autres sont moins heureux: Buffon isole, en effet, complètement les bœufs, réunit les porcs-épics et les hérissons, considère comme des amphibies de même nature les loutres, les castors et les phoques. Mais, à part cela, ses groupes sont aussi bien délimités que ceux des autres nomenclateurs; en fait, c'est une véritable classification des mammifères que Buffon propose là, mais une classification généalogique, car l'auteur du chapitre sur l'âne n'a pas oublié que les espèces composant une même famille peuvent être considérées comme issues d'une souche commune, et il revient sur l'idée que plusieurs espèces du Nouveau-Monde descendent de celles de l'Ancien. Dans cette généalogie, il devient intéressant de connaître le degré de parenté des espèces. Buffon a recours, pour le déterminer, aux croisements, et quel programme il trace aux naturalistes de l'avenir: «Comment pourra-t-on connaître autrement que par les résultats de l'union mille et mille fois tentée des animaux d'espèces différentes leur degré de parenté? L'âne est-il plus proche parent du cheval que du zèbre? Le loup est-il plus près du chien que le renard ou le chacal? À quelle distance de l'homme mettrons-nous les grands singes qui lui ressemblent si parfaitement par la conformation du corps? Toutes les espèces animales étaient-elles autrefois ce qu'elles sont aujourd'hui? Leur nombre n'a-t-il pas augmenté ou plutôt diminué? Les espèces faibles n'ont-elles pas été détruites par les plus fortes ou plutôt par la tyrannie de l'homme, dont le nombre est devenu mille fois plus grand que celui d'aucune autre espèce d'animaux puissants? Quel rapport pourrions-nous établir entre cette parenté des espèces et une autre plus connue, qui est celle de différentes races de la même espèce? La race, en général, ne provient-elle pas, comme l'espèce mixte, d'une disconvenance à l'espèce pure dans les individus qui ont formé la première souche de la race?… Combien d'autres questions à faire sur cette seule matière, et qu'il y en a peu que nous soyons en état de résoudre!» Qui ne reconnaît, dans ces questions de Buffon, les questions mêmes qui sont aujourd'hui si passionnément agitées dans le monde savant? Pour Linné, que des doutes sérieux venaient cependant assaillir parfois, il n'y avait pas, pour ainsi dire, de question de l'espèce; pour Buffon, l'espèce est au contraire aujourd'hui la grande énigme que pose la nature à l'intelligence humaine, et il s'efforce de la résoudre. Ces mêmes questions seront bientôt reprises et traitées plus complètement; à Buffon revient l'honneur de les avoir soulevées et hardiment abordées; il a été de la sorte l'heureux précurseur de Lamarck, son élève enthousiaste, et d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.

L'idée d'une filiation des êtres vivants, qui implique la variabilité des espèces, était d'ailleurs bien plus conforme que toute autre à la philosophie générale de Buffon. Si dans son Premier discours sur la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle il n'est pas encore dégagé de toutes les idées qui ont cours de son temps dans ce que nous appelons le «grand public», il se montre déjà bien différent de lui-même dans ses études sur la génération des animaux. La continuité lui apparaît partout dans la nature; il n'admet pas même la démarcation entre les animaux et végétaux:

«Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles que nous nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d'objets dans le même point de vue; et elles ont, comme les méthodes artificielles dont nous avons parlé, le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre; elles sont de même opposées à la marche de la nature, qui se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement, en sorte que c'est pour vouloir comprendre un trop grand nombre d'idées particulières dans un seul mot que nous n'avons plus une idée claire de ce que ce mot signifie, parce que, ce mot étant reçu, on s'imagine que ce mot est une ligne qu'on peut tirer entre les productions de la nature, que tout ce qui est au-dessus de cette ligne est en effet animal, et que tout ce qui est au-dessous ne peut être que végétal, autre mot aussi général que le premier, qu'on emploie de même comme une ligne de séparation entre les corps organisés et les corps bruts. Mais, comme nous l'avons déjà dit plus d'une fois, ces lignes de séparation n'existent point dans la nature; il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux, et qu'on tenterait en vain de rapporter aux uns ou aux autres… Nous avons dit que la marche de la nature se fait par degrés nuancés et souvent imperceptibles; aussi passe-t-elle par des nuances insensibles de l'animal au végétal; mais, du végétal au minéral, le passage est brusque[25].»

De ce dernier fait, Buffon conclut qu'on trouvera des intermédiaires aux êtres organisés et aux minéraux; quant aux intermédiaires entre les animaux et les végétaux, il en signale déjà un: c'est cette hydre d'eau douce, ce polype de la lentille d'eau, qui fut l'objet des immortelles expériences de Trembley.

Admettre dans le règne animal un plan général auquel sont conformes toutes les productions naturelles, admettre que ces productions passent de l'une à l'autre par des transitions insensibles, ne saurait que difficilement se concilier avec l'idée que tout, dans ce monde, a un but. Aussi Buffon s'élève-t-il énergiquement contre la doctrine des causes finales, qui domine la science depuis Aristote. C'est un sujet bien modeste, l'organisation de la patte du cochon, qui lui fournit l'occasion de combattre la tyrannie de cette doctrine: il remarque que, des quatre doigts qui terminent cette patte, deux seulement sont utilisés par l'animal, et il écrit: «La nature est donc bien éloignée de s'assujettir à des causes finales dans la composition des êtres; pourquoi n'y mettrait-elle pas quelquefois des parties surabondantes, puisqu'elle manque si souvent d'y mettre des parties essentielles?… Pourquoi veut-on que dans chaque individu toute partie soit utile aux autres et nécessaire au tout? Ne suffit-il pas, pour qu'elles se trouvent ensemble, qu'elles ne se nuisent pas, qu'elles puissent croître sans obstacles et se développer sans s'oblitérer mutuellement? Tout ce qui ne se nuit point assez pour se détruire, tout ce qui peut subsister ensemble, subsiste… Mais, comme nous voulons tout rapporter à un certain but, lorsque les parties n'ont pas des usages apparents, nous leur supposons des usages cachés; nous imaginons des rapports qui n'ont aucun fondement, qui n'existent pas dans la nature des choses, qui ne servent qu'à l'obscurcir. Nous ne faisons pas attention que nous altérons la philosophie, que nous en dénaturons l'objet, qui est de connaître le comment des choses, la manière dont la nature agit, et que nous substituons à cet objet réel une idée vaine, en cherchant à deviner le pourquoi des faits, la fin qu'elle se propose.»

Ainsi surgissent, posés par Buffon lui-même, ce partisan d'abord si résolu de la fixité des espèces, tous les problèmes dont la solution aura été sans aucun doute la pensée dominante de la seconde moitié de ce siècle: l'unité d'origine de tous les êtres vivants, animaux ou végétaux; l'unité d'origine des animaux de même type; le peuplement par migration des continents; la disparition des espèces anciennes, vaincues dans ce que Darwin appellera plus tard la lutte pour la vie; l'apparition d'espèces nouvelles par dégénérescence ou perfectionnement des espèces déjà existantes; l'évolution graduelle de l'espèce humaine; voilà ce qu'entrevoit Buffon à la fin de sa carrière. Et toutes ces grandes idées que Buffon devine en quelque sorte, vers lesquelles il est invinciblement entraîné par la puissante et rigoureuse logique de son génie, sont précisément celles qui commencent aujourd'hui, appuyées sur un ensemble imposant de recherches, à triompher de tous les scrupules.

Nous sommes à l'époque où l'insuffisance des moyens d'observation force les naturalistes à demander malgré eux à des hypothèses plus ou moins plausibles une explication provisoire des phénomènes les plus intimes de la vie et du mystère de la reproduction. Il était impossible, dans cette voie, d'innover beaucoup après tout ce qu'avaient tenté les anciens. En imaginant l'existence de molécules organiques, indestructibles, qui s'associent temporairement pour former les individus végétaux ou animaux, se dissocient par la mort de chaque individu et entrent ensuite dans la constitution d'autres organismes, Buffon se rapproche beaucoup d'Anaxagore. Les molécules organiques n'ont rien de commun avec les molécules des corps bruts. Il y a deux catégories de matières, la matière morte et la matière vivante, qui sont incapables de passer l'une à l'autre; mais les molécules vivantes sont répandues partout, et, quand l'animal se nourrit, il se borne à prendre là où elles se trouvent des molécules organiques semblables à celles qui le constituent et propres à remplacer celles qu'il peut avoir perdues.

«Un être organisé, dit-il[26], est un tout composé de parties organiques semblables, aussi bien que nous supposons qu'un cube est composé d'autres cubes: nous n'avons pour en juger d'autre règle que l'expérience; de la même façon que nous voyons qu'un cube de sel marin est composé d'autres cubes, nous voyons aussi qu'un orme est composé d'autres petits ormes, puisqu'en prenant un bout de branche, ou un bout de racine, ou un morceau de bois séparé du tronc, ou la graine, il envient également un orme; il en est de même des polypes et de quelques autres espèces d'animaux qu'on peut couper et séparer dans tous les sens en différentes parties pour les multiplier; et, puisque c'est nôtre règle pour juger, pourquoi jugerions-nous différemment?

«Il me paraît donc très vraisemblable, par les raisonnements que nous venons de faire, qu'il existe réellement dans la nature une infinité de petits êtres organisés, semblables en tout aux grands êtres organiques qui figurent dans le monde; que ces petits êtres organisés sont composés de parties organiques vivantes qui sont communes aux animaux et aux végétaux; que ces parties organiques sont des parties primitives et incorruptibles; que l'assemblage de ces parties forme à nos yeux des êtres organisés, et que par conséquent la reproduction ou la génération n'est qu'un changement de forme qui s'opère par la seule addition de ces parties semblables, comme la destruction de l'être organisé se fait par la division de ces mêmes parties… Si nous réfléchissons sur la manière dont les arbres croissent, et si nous examinons comment d'une quantité qui est si petite ils arrivent à un volume si considérable, nous trouverons que c'est par la simple addition de petits êtres organisés semblables entre eux et au tout. La graine produit d'abord un petit arbre qu'elle contenait en raccourci; au sommet de ce petit arbre, il se forme un bouton qui contient le petit arbre de l'année suivante, et le bouton est une partie organique semblable au petit arbre de la première année; au sommet du petit arbre de la seconde année, il se forme de même un bouton qui contient le petit arbre de la troisième année; et ainsi de suite tant que l'arbre croît en hauteur, et même, tant qu'il végète, il se forme à l'extrémité de toutes les branches des boutons qui contiennent en raccourci de petits arbres semblables à celui de la première année.»

L'idée que Buffon se fait du végétal ne diffère pas de l'idée que s'en fait Bonnet; tous deux expriment cette idée presque dans les mêmes termes. Mais Buffon proteste tout aussitôt contre l'opinion qui voudrait que tous les petits arbres qui sont assemblés pour en faire un grand étaient contenus dans la graine et que l'ordre de leur développement y était tracé. Expliquer la génération par l'hypothèse de l'emboîtement des germes, c'est répondre à la question par la question même. «Lorsque nous demandons, dit Buffon, comment on peut, concevoir que se fait la reproduction des êtres, et qu'on nous répond que dans le premier être cette reproduction était toute faite, c'est non seulement avouer qu'on ignore comment elle se fait, mais encore renoncer à la volonté de le concevoir.» Il dit exactement la même chose de l'hypothèse de la fixité des espèces. Dire à ceux qui cherchent comment les espèces se sont produites, qu'elles ont toujours été ce qu'elles sont, c'est renoncer à la volonté de découvrir leur origine, et, au point de vue scientifique, n'importe quelle opinion est préférable à cette décourageante doctrine.

Buffon repousse de même, à l'égard de la génération, toutes les hypothèses qui supposent la chose faite; il repousse encore, toutes celles qui ont pour objet les causes finales, parce que ces hypothèses, au lieu de rouler sur les causes physiques de l'effet qu'on cherche à expliquer, ne portent que sur des rapports arbitraires et sur des convenances morales, et il s'arrête finalement à cette fameuse hypothèse du moule intérieur, dans laquelle il suppose que la nature peut faire des moules par lesquels elle donne aux êtres vivants non seulement leur figure extérieure, mais aussi leur forme intérieure.

Ces mots de «moule intérieur» paraissent, au premier abord, peu faits pour aller ensemble, attendu qu'un moule est habituellement destiné à reproduire une surface et non les particularités de structure d'une substance massive; mais Buffon déclare employer ces mots faute de mieux. Pour lui, tout être vivant est donc un moule intérieur, dans lequel des forces spéciales font pénétrer les molécules organiques de sorte que chacune des parties du corps s'accroisse en dimension et en poids, sans changer ni de formes ni de structure. C'est grâce à cette pénétration des molécules organiques dans le moule intérieur, grâce à cette «susception» que l'être vivant se développe; mais la force qui produit le développement est aussi celle qui détermine la génération.

Il suffit, en effet, qu'il y ait dans un être vivant quelque partie semblable au tout pour que cette partie, convenablement nourrie, soit capable, si elle est détachée, de produire un tout indépendant identique à celui dont elle faisait primitivement partie.

«Ainsi, dans les saules et dans les polypes, comme il y a plus de parties organiques semblables au tout que d'autres parties, chaque morceau de saule ou de polype qu'on retranche du corps entier devient un saule ou un polype.

«Or, ajoute Buffon, un corps organisé dont toutes les parties seraient semblables à lui-même, comme ceux que nous venons de citer, est un corps dont l'organisation est la plus simple de toutes, car ce n'est que la répétition de la même forme et une composition de figures semblables toutes organisées de même; et c'est par cette raison que les corps les plus simples, les espèces les plus imparfaites sont celles qui se reproduisent, au lieu que, si un corps organisé ne contient que quelques parties semblables à lui-même, la reproduction ne sera ni aussi facile ni aussi abondante dans ces espèces qu'elle l'est dans celles dont toutes les parties sont semblables au tout; mais aussi l'organisation de ces corps sera plus composée que celle des corps dont toutes les parties sont semblables, parce que le corps entier sera composé de parties, à la vérité toutes organiques, mais différemment organisées; et plus il y aura dans le corps organisé de parties différentes du tout et différentes entre elles, plus l'organisation de ce corps sera parfaite, et plus la reproduction sera difficile.»

Nous retrouvons ici les mêmes idées sur la perfection organique que nous avons déjà trouvées dans Aristote et qui conduisent plus tard M. Milne Edwards à concevoir la théorie de la division du travail physiologique. Par la nutrition, l'être vivant ajoute sans cesse à lui-même de nouvelles molécules, de nouvelles parties organiques; il arrive un moment où ces nouvelles parties sont surabondantes; alors elles se rendent de toutes les régions du corps, de tous les organes dans les testicules du mâle, dans les ovaires de la femelle, et y forment des liqueurs dont le mélange préalable est nécessaire à la production d'un nouvel être vivant. Dans l'être vivant primitif, une force inconnue faisait pénétrer dans les organes les molécules organiques les plus propres à le grossir, celles qui ressemblaient le plus aux molécules dont il était déjà constitué; des molécules organiques représentant les divers organes de l'individu vont, en conséquence, se trouver réunies dans sa semence; la même force qui les faisait pénétrer dans les organes qui leur correspondent les agencera dans le même ordre que dans l'individu primitif. Cette théorie de la génération fut publiée par Buffon en 1746; Maupertuis, en 1751, n'avait fait que la reproduire, mais les facultés intellectuelles dont il dotait toutes les particules matérielles indistinctement lui permettaient de supprimer la force coordinatrice de Buffon.

Dans sa théorie de la génération, Buffon n'avait pas épargné les hypothèses; mais le grand écrivain ne se borne pas à raisonner. S'il a des idées, c'est que les faits les lui ont suggérées. «Cherchons des faits, dit-il, pour nous donner des idées.» Les faits, il les demande non seulement à l'observation, mais aussi à l'expérimentation. Directeur du Jardin des Plantes, il y rassemble des collections d'animaux de toutes les parties du monde et les observe, toutes les fois qu'il le peut, à l'état vivant. Entre les espèces, l'infécondité des croisements établit une barrière incontestable; dans quelle mesure est-il possible de franchir cette barrière? Quelle part les croisements ont-ils pu prendre à la formation d'espèces nouvelles? Quelles sont les espèces sauvages que l'on peut considérer comme ayant fourni à l'homme ses espèces domestiques? Toutes ces questions, Buffon les attaque par l'expérimentation. Le temps lui paraît un élément indispensable pour les résoudre, et il conçoit le plan d'un établissement modèle où ces études séculaires pourraient être poursuivies. Cet établissement, réalisé depuis et qui, dès son origine, répand un vif éclat dans le domaine scientifique, c'est le Muséum d'histoire naturelle.

Trois grands hommes y vont poursuivre, par des voies diverses, l'œuvre de Buffon: Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier.

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