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La philosophie zoologique avant Darwin

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CHAPITRE XIV

LES PHILOSOPHES DE LA NATURE

Idées de Schelling.—Oken: Les polarités et la genèse de l'univers.—Le Mucus primitif.—Génération équivoque des infusoires les éléments anatomiques.—Loi de répétition déduite de la philosophie de la nature.—L'homme et le microcosme.—Les degrés d'organisation.—Théorie de la vertèbre; constitution vertébrale du crâne.—Spix: application de la loi de répétition à l'anatomie comparée.—Carus: Extension de la théorie de la vertèbre.

La grande école qui commence à Buffon et que continuent Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Dugès en France, Gœthe et Kielmeyer en Allemagne, rassemble des faits et, par une série d'inductions, cherche à s'élever de ces faits à une conception générale des rapports qui unissent entre eux les êtres vivants, conception à l'aide de laquelle elle s'efforce ensuite de découvrir des faits et des rapports nouveaux. C'est là, en définitive, la méthode commune à tous les hommes de science; ils ne diffèrent, à cet égard, que par le plus ou moins grand nombre de faits entre lesquels leur esprit aperçoit des rapports, par la généralité plus ou moins grande des idées que leur suggèrent ces rapports. Les philosophes procèdent volontiers autrement: une idée a priori, aussi élevée, aussi abstraite que possible, leur sert de point de départ; ils en déduisent ensuite les faits par le raisonnement pur. C'est ce qu'essaya en Allemagne, au commencement de ce siècle, l'école dite des philosophes de la nature.

Il semble, au premier abord, qu'une pareille façon de faire soit nécessairement stérile; il n'en est cependant pas toujours ainsi. En effet, quelle que soit la forme sous laquelle on les exprime, les idées sont, en définitive, puisées dans les faits; elles contiennent donc toujours une part de réalité; d'un autre côté, en déroulant leurs conséquences, le philosophe ne perd jamais de vue les groupes de faits qu'il se propose d'expliquer; son esprit n'est en repos que lorsque, par un artifice quelconque de langage, il est parvenu à rattacher plus ou moins adroitement les faits à l'idée principale; mais, à chaque fois qu'il a recours à ce procédé, il transforme fatalement la signification de l'idée première; il y introduit une part plus grande de réalité; ce ne sont plus des rapprochements entre des abstractions, ce sont des rapprochements entre des faits réellement analogues qu'il aperçoit, et de ces rapprochements jaillissent nécessairement des conséquences exactes, qui frappent d'autant plus l'esprit que le point de départ avait paru plus paradoxal. C'est là l'histoire de l'école des philosophes de la nature, le secret de l'enthousiasme que cette école a un moment suscité, de l'influence que, pendant près d'un demi-siècle, elle a exercée en Allemagne; c'est la raison des découvertes auxquelles elle a conduit, des succès réels qu'elle a obtenus.

Le premier des philosophes de la nature fut Schelling, qui avait suivi les leçons de Kielmeyer, et trouva moyen d'intercaler dans son système toutes les idées de son illustre maître[75]. Le point de départ de tout le système de Schelling est l'existence souvent hypothétique, dans la nature, de certaines forces, de certains êtres qui semblent se neutraliser par leur union: ainsi l'électricité négative et l'électricité positive, actives toutes les deux, produisent, en s'unissant, l'électricité pure et simple, l'électricité absolue, dont l'existence ne se manifeste par aucun phénomène; les deux fluides magnétiques, le fluide boréal et le fluide austral, se neutralisent de même par leur union; les deux sexes des animaux et des plantes, isolément susceptibles de varier, déterminent par leur union la production de quelque chose de fixe, l'espèce, qui est une pure abstraction. Schelling arrive donc à concevoir que cette opposition apparente ou réelle est la loi générale par excellence, et que c'est d'elle que tout dérive. De toutes les oppositions, la plus générale est celle du moi et du non-moi, de l'unité et de la pluralité, de l'esprit et du monde matériel; ces oppositions ne sont, comme les deux électricités, que des manifestations différentes d'un principe universel que Schelling appelle l'absolu. Inertes s'ils étaient unis, et constituant dès lors le néant, le moi et le non-moi, par cela seul qu'ils sont opposés l'un à l'autre, deviennent actifs comme les deux électricités et tendent sans cesse à s'unir. Dans leur course l'un vers l'autre, ces deux éléments subissent des arrêts, et ce sont ces arrêts qui constituent toutes les apparences du monde, tous les êtres. Ainsi un courant électrique dont rien ne révèle l'existence se traduit par des phénomènes sensibles dès qu'il rencontre une résistance, dès qu'il subit un arrêt. Le moi et le non-moi, l'esprit et le monde matériel étant deux parties adéquates d'un même tout, on peut dire, en certain sens, que l'esprit crée le monde et qu'il n'a qu'à regarder en lui-même pour en trouver toutes les parties; de là cet aphorisme célèbre: «Philosopher sur la nature, c'est créer la nature.»

Les êtres n'étant que des arrêts successifs d'une même activité, les plus élevés doivent traverser, dans leur évolution, comme le soutient Kielmeyer, les formes auxquelles s'arrêtent les plus simples; leurs organes doivent naître de ceux des êtres inférieurs, ce qui justifie la doctrine de l'épigénèse, à laquelle s'était arrêté Buffon. Les êtres organisés, les êtres inorganiques n'étant tous que des manifestations d'une même activité, tous sont également vivants; l'univers tout entier n'est qu'un immense organisme, dont le moi, dont l'esprit, dont l'âme est l'être absolu, c'est-à-dire Dieu, qui serait le néant si le monde n'existait pas.

Schelling, en développant son système, se tient volontiers dans les généralités; Oken se charge de le faire pénétrer dans le menu détail des phénomènes; il lui donne en même temps des dehors plus rigoureux: les mathématiques, les sciences physiques, la biologie, viennent à point nommé fournir des arguments, des comparaisons, des apparences de démonstration. Toute sa philosophie repose sur cette identité:

+ A - A = 0,

qui est une généralisation arithmétique des oppositions ou polarisations de Schelling. Cette identité mathématique contient à la fois l'univers matériel représenté par le terme + A, et l'esprit représenté par le terme - A; l'union intime de ces deux termes, c'est le divin, c'est l'absolu, c'est le zéro, c'est le néant d'où tout est sorti. L'univers matériel, le fini, l'espace, le temps, c'est l'absolu passif; l'idéal, l'infini, l'éternel, c'est l'absolu actif. L'absolu, s'opposant ainsi à lui-même, de manière à devenir à la fois actif et passif, fait acte de création. L'absolu actif ou le posant, l'absolu passif ou le posé se confondent dans l'unissant, comme le plus et le moins se confondent dans le zéro; ces trois formes de l'absolu sont les trois personnes de la Trinité qui est Dieu. Oken trouvera de même le moyen d'expliquer beaucoup d'autres mystères. Mais il ne reste pas sur ces sublimes hauteurs; il en descend d'abord pour établir un principe assez semblable au principe mécanique de l'action et de la réaction; d'après lui, toute force est double et composée d'une force négative et d'une force positive; le mouvement résulte de cette polarisation de la force, dont les deux termes tendent sans cesse à se neutraliser sans y arriver jamais. Plus les termes de sens contraire qui composent une même force seront nombreux et différents, plus le mouvement qu'ils déterminent sera actif. Mais le mouvement, c'est la vie; la vie sera d'autant plus intense que les êtres qui la possèdent contiendront plus de diversité. Or l'être le plus vivant, c'est l'homme: il contient toutes les diversités; chacune de ces diversités est une des formes possibles de la vie, un être. L'homme contient donc en lui le monde tout entier. Tout animal n'est qu'une réduction de l'homme, un organe isolé, ou un assemblage d'un certain nombre des organes qui se trouvent dans l'homme. C'est là, on le comprend, le point de départ de tout un système de zoologie que nous développerons tout à l'heure.

Mais comment ont pu se former les êtres vivants? Il faut, pour arriver à l'expliquer, pénétrer tout le système de Oken, dont les diverses parties sont reliées entre elles avec autant de soin que les théorèmes successifs de la géométrie.

L'absolu, en s'opposant à lui-même, crée la matière; celle-ci, n'étant que l'absolu passif, est une: c'est l'éther. L'absolu non polarisé, correspondant au zéro, est représenté par le point; l'absolu polarisé s'écarte de lui-même: c'est le point étendu, la sphère. L'éther est donc sphérique; il tend à rentrer dans l'absolu, à tomber vers son centre, il est donc pesant et toujours en mouvement; mais il ne peut s'unir à l'absolu, il tourne donc autour de lui. L'absolu, c'est le point, le centre; toute sphère tourne donc autour de son centre.

L'éther est double, comme l'absolu lui-même; il doit donc, comme lui, se polariser. Il ne peut le faire qu'en se divisant, comme l'absolu, en sphères tournant sur elles-mêmes, les unes actives, les autres passives. L'éther ainsi polarisé donne naissance aux astres: les sphères actives sont les soleils, les sphères passives sont les planètes qui tendent à rejoindre le soleil pour rentrer dans leur absolu, et tournent, par conséquent, autour d'eux. La tension qui sépare les soleils des planètes est ce que nous appelons la lumière; cette tension est la cause de la polarisation de l'éther en soleils et planètes, elle se produit aux dépens de l'éther, la matière des physiciens: il n'y a donc pas de matière sans lumière. De la lutte de la lumière contre l'éther non polarisé naît la chaleur; la lumière et la chaleur produisent ensemble le feu.

Les planètes sont comme les soleils une trinité, un absolu dont les éléments actifs et passifs, les liquides et les solides, sont séparés par une tension, constituant l'air; l'ensemble de ces trois parties, le solide, le liquide, l'aérien, est désigné par Oken sous le nom de galvanisme. Les minéraux, l'un des produits de cette polarisation, doivent leur solidité à une force nouvelle, le magnétisme; leur polarisation se traduit par la forme cristalline. La chaleur électrise les cristaux; une autre force, qui est le chimisme, tire de l'indifférenciation les deux électricités, et cette force dissociante tend à produire la liquéfaction.

Le chimisme transforme les minéraux et les amène à un dernier degré de modification qui est le carbone. Le carbone ayant subi les trois actions particulières de solidification, de liquéfaction et d'aérification ou d'oxydation, qui constituent le galvanisme général, tout à la fois solide, liquide et élastique, devient une sorte de mucus, la gelée primitive, le Urschleim. La gelée primitive et le sel, uniformément répandus dans la mer, sont les produits d'une polarisation particulière, due à la lumière. La mer est organisée comme le mucus répandu partout dans sa masse; c'est d'elle qu'est sorti tout ce qui a vie. La vie n'est qu'une forme du galvanisme; la gelée primitive doit donc avoir les trois pouvoirs de solidification, de liquéfaction et d'oxydation: ces trois pouvoirs correspondent aux trois fonctions d'assimilation, de digestion et de respiration. La gelée primitive ainsi douée s'organise, comme l'éther primitif. Ne pouvant former une sphère unique, sans quoi elle reconstituerait la planète, elle se divise en une infinité de sphères; ces sphères sont les infusoires, qui naissent ainsi directement de la gelée par génération univoque. Les animaux et les plantes ne sont que des agglomérations d'infusoires; en se dissociant, ils se résolvent effectivement en une infinité d'infusoires qui apparaissent ainsi par génération équivoque.

C'est l'action de la lumière qui a déterminé la transformation des infusoires en animaux et en plantes. Les végétaux retenus en partie dans la terre, n'ayant pas suffisamment éprouvé l'action de la lumière, s'élancent du sol pour la chercher et produisent les fleurs quand ils ont été suffisamment ennoblis par son contact; mais ils tiennent encore à la terre comme la terre au soleil; ils représentent donc, dans cette trinité qui est le monde vivant, l'élément planétaire; tandis que les animaux, libres comme le soleil qui ne tient à rien, en sont l'élément solaire. Les végétaux ne contiennent que les représentations des trois éléments planétaires, le solide, l'humide, l'élastique; les animaux contiennent, en outre, la représentation d'un élément solaire, la lumière. Cet élément est déjà représenté dans la partie la plus noble de la plante, dans la fleur, ramenée par son évolution à l'origine de tout, au point, représenté par les grains de pollen. L'animal est une fleur sans tige; il commence par où la plante finit; il n'est d'abord qu'une sorte de semence animée par la lumière, un «utérus sensible»; c'est le cas des infusoires. Toutes les parties de la plante sont représentées dans l'animal, mais ennoblies par la lumière; l'animal lui-même est un système analogue au système cosmique; il a sa partie planétaire représentée par les os, sa partie solaire représentée par le système nerveux, formé de points semblables aux grains de pollen, mais unis entre eux. Une partie moyenne, participant de l'os et du nerf, est la chair.

En appliquant indéfiniment le même système, en imaginant que chaque terme de l'évolution du monde est obtenu par le dédoublement d'un terme préexistant en deux parties unies par une troisième à l'état de tension, en combinant ensemble les différents termes déjà obtenus, Oken arrive ainsi de proche en proche à se représenter tous les phénomènes jusque dans le moindre détail. Chaque chose, chaque phénomène étant tiré d'une chose, d'un phénomène préexistants et pouvant donner, naissance, par la répétition d'un procédé toujours le même, à des choses, à des phénomènes nouveaux, il est évident que chacun des termes d'une série d'évolutions est représenté dans tous les autres; de là cet aphorisme célèbre: «Tout est dans tout», dont la loi de la répétition des parties dans l'organisme n'est qu'une conséquence particulière.

Cette répétition des parties n'est, comme nous l'avons montré ailleurs[76], qu'une conséquence d'un phénomène plus général, essentiellement réel, le phénomène même de la reproduction; la constitution cellulaire des organismes, les phénomènes d'épigénèse, la division du corps des animaux articulés ou rayonnés en segments équivalents entre eux, la division en vertèbres de la partie fondamentale du squelette, sont le résultat d'une répétition continuelle des processus, faciles à observer, de la reproduction. Un système basé, comme celui d'Oken, sur la répétition indéfinie des mêmes actes, des mêmes phénomènes, devait se montrer d'accord avec la nature toutes les fois que la nature présentait de réelles répétitions; or c'est précisément le cas pour les plantes et pour les animaux, comme Gœthe l'avait justement conclu de l'observation. Il devait également se trouver d'accord avec la nature dans tous les cas où un phénomène résulte du conflit de deux causes, dont les influences contraires se neutralisent en partie. C'est ainsi que l'observation a confirmé certains a priori de Oken, tels que ceux-ci:

«La fixité des espèces est en grande partie due à la reproduction sexuée.

«Les animaux et les plantes sont composés d'élément originairement semblables entre eux, analogues à des infusoires, les cellules.

«Tous les êtres vivants se développent par épigénèse.

«Les organismes élevés résultent de la réunion de parties semblables qui se répètent, en se disposant de façons diverses.

«Beaucoup d'organismes inférieurs peuvent être considérés comme résultant de l'association d'un certain nombre d'organes ou de parties qui ne se trouvent au complet que dans les organismes plus élevés.»

Il est vrai que quelques-unes de ces vérités avaient déjà été trouvées en dehors de lui et par une toute autre voie. D'ailleurs Oken ne fait, en quelque sorte, que traverser le monde réel que son esprit rencontre par hasard dans sa course rapide. Il se laisse à peine retarder par le choc, et bientôt, reprenant sa libre allure, il se lance avec une vitesse nouvelle dans le champ infini des spéculations.

Étudiant les animaux, il se préoccupe de retrouver dans leur ensemble la représentation de chacune de leurs parties, dans chaque partie la représentation du tout. L'animal n'est, comme les infusoires qui composent son corps, qu'une simple vésicule limitée par la peau; c'était d'abord une vésicule fermée réduite à la peau; le tube digestif n'est qu'une portion de la peau de cette vésicule primitive, refoulée au dedans et privée de l'action de la lumière; la peau produit, sous l'action de l'air, les branchies; les poumons ne sont que des branchies retournées et rentrées à l'intérieur du corps; l'aorte est une répétition de la trachée-artère; il en est de même du canal thoracique; le foie est un cerveau auquel se rendent les vaisseaux intestinaux et pulmonaires, comme les nerfs au cerveau proprement dit; la vésicule biliaire répète l'intestin dans le système dont les poumons représentent la peau; ce système s'étant développé à l'abri de la lumière, comme le fœtus, le fœtus tout entier n'est d'abord qu'un foie. Le système osseux dérive du foie à la suite d'un commencement d'action de la lumière sur cet organe; il abrite le système nerveux et sert de soutien au système musculaire. Le ventre et le dos de l'animal se représentent respectivement; mais le dos est la partie solaire de l'animal, le ventre sa partie planétaire: de là leur orientation réciproque. Le ventre, étant incomplètement soumis à l'action de la lumière, n'a qu'une colonne vertébrale incomplète, le sternum; il représente dans l'animal une partie demeurée végétale. Le squelette a aussi sa partie animale et sa partie végétale; les disques des vertèbres et les côtes sont les parties végétales, les membres les parties animales; les membres ne sont que des côtes plus animalisées et soudées entre elles; une main résulte de la soudure de cinq côtes représentées par les doigts.

La tête est la partie essentiellement animale de l'animal; le tronc, qui est déjà polarisé en dos animal et ventre végétal, demeure de nature plus végétale: il équivaut à la partie la plus élevée de la plante et représente un animal sexuel opposé à l'animal cérébral. Mais la tête reproduit le tronc; elle a donc une colonne vertébrale, le crâne, qui doit se décomposer en vertèbres; des bras, les mâchoires; des doigts, les dents; un thorax, le nez; un poumon, l'ethmoïde; un estomac, la bouche; un diaphragme, le voile du palais; des jambes, les bras.

Bien plus, la peau, l'intestin, le poumon, la chair, le système nerveux sont autant d'êtres complets se représentant réciproquement. Chacun d'eux est un organisme, et son épanouissement complet aboutit à la production de l'un des organes des sens, qui en est comme la fleur. La fleur étant un animal, chaque organe des sens est un animal parasite, dans lequel l'animal entier est représenté. Le plus parfait de tous est l'œil, véritable cerveau qui va au devant de la peau.

L'animal sexuel reproduit à son tour l'animal cérébral; de là la ressemblance entre les membres antérieurs et les membres postérieurs: le bassin est le thorax de l'animal sexuel; l'ilion, son omoplate; l'ischion, sa clavicule; le fémur, son humérus, etc.

Il était impossible que dans cette ardente recherche des répétitions organiques, où les plus fugitives ressemblances servent à justifier les plus étranges assimilations, quelques-unes des similitudes réelles des diverses parties du corps ne fussent pas mises en relief. Oken se rencontra avec Vicq-d'Azyr pour soutenir l'homologie des membres antérieurs et postérieurs, avec Gœthe pour établir la constitution vertébrale du crâne; bien souvent d'ailleurs, il saisit au vif le caractère essentiel d'un organe; tout à coup, parmi ses métaphores, jaillit une phrase incisive qui signale un rapport inattendu et le grave désormais dans l'esprit; combien de ces phrases, de ces expressions sont tombées dans le vocabulaire courant des naturalistes!

Si chacune des parties de l'homme n'est que la répétition de l'homme tout entier, le règne animal, nous l'avons dit, ne fait aussi que répéter l'homme; les animaux ne sont que les organes contenus dans l'homme, isolés ou diversement unis. Les animaux peuvent donc être classés d'après leur degré de complication, et Oken désigne chaque groupe par le nom du système qui lui paraît prédominant chez lui. Voici le tableau du règne animal auquel il s'est arrêté:

1er Degré.—Animaux intestins, animaux corps, animaux tact: Invertébrés.

1er Cycle.—Animaux digestion: Rayonnés.
      Cl. 1.—Animaux estomac: Infusoires.
      Cl. 2.—Animaux intestin: Polypes.
      Cl. 3.-Animaux chylifères: Acalèphes.

2e Cycle.—Animaux circulation: Mollusques.
      Cl. 4.—Acéphales.
      Cl. 5.—Gastéropodes.
      Cl. 6.—Céphalopodes.

3e Cycle.—Animaux respiration: Articulés.
      Cl. 7.—Animaux peau: Vers.
      Cl. 8.—Animaux branchies: Crustacés.
      Cl. 9.—Animaux trachées: Insectes.

2e Degré.—Animaux chair, animaux tête: Vertébrés.

4e Cycle.—Animaux charnels.
      Cl. 10.—Animaux os: Poissons.
      Cl. 11.—Animaux muscles: Reptiles.
      Cl. 12.—Animaux nerfs: Oiseaux.

5e Cycle.—Animaux sensuels.
      Cl. 13.—Animaux sens: Mammifères.

Naturellement, dans chaque division, le même système est poursuivi avec une implacable rigueur. Seulement l'a priori n'existe plus que dans les dénominations des divisions; la délimitation des coupes est celle que viennent indiquer les découvertes qui se succèdent dans le monde zoologique; Oken ne fait que plier ces découvertes aux exigences de son système. Il est loin d'ailleurs de demeurer étranger aux recherches positives. Directeur d'un journal dont l'indépendance égale la renommée, l'Isis, il y enregistre tous les progrès des sciences naturelles; lui-même se livre à des recherches approfondies d'ostéologie et d'embryogénie. Par ses travaux, par son enseignement, par son journal, par l'originalité même de ses idées, par l'étrangeté de son langage, il acquiert rapidement une immense influence, provoque un mouvement scientifique des plus remarquables et mérite d'autant plus d'être placé au nombre de ceux qui ont rendu de réels services aux sciences naturelles que, si l'idée la plus générale de son système s'effondre, un grand nombre d'idées justes, de rapprochements nouveaux, de faits bien observés qu'il a rencontrés en route demeurent définitivement acquis au trésor des connaissances positives de l'esprit humain. Le retentissement de ses idées s'étend même jusqu'à notre époque; l'université d'Iéna, dont il fut l'un des professeurs éminents, a gardé le privilège d'être une université d'avant-garde, et l'on retrouve parfois dans la parole d'Hæckel, son successeur, une sorte d'écho lointain de sa voix.

Comme Oken, Hæckel fait jouer au carbone un rôle prépondérant dans la production des corps organisés; il a espéré et pense encore avoir trouvé dans le fameux Bathybius, extrait du fond de l'Atlantique par le Porcupine, la gelée primitive, le Urschleim; les théories bien connues et vraies, en grande partie, de la Planula et de la Gastrula, représentent assez bien les phases successives du développement des animaux telles que les devinait Oken. Comme Oken, Hæckel admet que certains animaux peuvent s'arrêter dans leur évolution à l'état d'organe isolé, et n'y a-t-il pas quelque analogie entre ce procédé unique à l'aide duquel le fondateur de l'Isis crée le monde, et le monisme, base de la philosophie hæckélienne?

* * * * *

Il était difficile d'exagérer les idées de Oken; contrairement à ce qui arrive d'ordinaire, ses élèves s'appliquèrent à en restreindre la portée, à les rapprocher davantage de la réalité, à chercher la signification vraie des faits sur lesquels le maître avait jeté le manteau bizarre de sa fantaisie.

Spix (1781-1826) se borne à dire que la nature se développe par degré et que chaque degré n'est que le perfectionnement du degré immédiatement inférieur: la terre devient eau, l'eau devient air, l'air devient lumière. On demeure quelque peu confondu de voir des hommes d'ailleurs éminents parler de semblables transformations plus de trente ans après la mort de Lavoisier, à une époque où la chimie est depuis longtemps assise sur des bases inébranlables. Ce développement successif des parties est plus manifeste dans la nature organique que dans la nature inorganique; il aboutit à la fleur chez les végétaux; chez les animaux, il aboutit à la formation d'une tête. Les animaux les plus simples (zoophytes et vers) sont, pour ainsi dire, réduits à un abdomen; chez les poissons, la tête commence à devenir distincte; elle est nettement réalisée chez les reptiles et les oiseaux, mais n'atteint tout son développement que chez les mammifères. Le bassin, squelette de l'abdomen, le thorax, squelette de la poitrine, ne sont que des essais de réalisation du squelette céphalique. On trouve dans la tête la représentation de toutes les parties du corps, mais pour retrouver cette représentation, Spix, comme Geoffroy Saint-Hilaire, comme Gœthe, comme Autenrieth, comme Oken, s'adresse aux embryons. Il étaye ses idées de belles et précises recherches d'ostéologie et d'embryogénie comparées, qui sont autant d'acquis pour la science. Nous sommes loin, il est vrai, de la méthode rigoureuse de détermination de Geoffroy Saint-Hilaire; mais il s'agit de problèmes tout autres que ceux dont s'occupait le savant français. Les philosophes de la nature ne comparent pas seulement les animaux entre eux; comme l'avait fait le premier Vicq-d'Azyr, indépendamment de toute théorie, ils comparent l'animal à lui-même et cherchent dans chacune de ses parties l'équivalent des autres.

Cependant les recherches accomplies en Allemagne et en France ne sont pas sans s'influencer réciproquement. Geoffroy, lui aussi, s'occupe de déterminer, en 1824, la composition vertébrale du crâne, et, par une définition ingénieuse de la vertèbre, il écarte la plupart des difficultés que faisaient naître les conceptions métaphysiques des philosophes de la nature. Inversement, Carus reprend, en 1828, l'idée de Geoffroy, qui fait vivre les animaux articulés dans leur colonne vertébrale: il considère trois sortes de vertèbres: une vertèbre primitive, qui protège les parois du corps; une vertèbre secondaire, qui protège le système nerveux; une vertèbre tertiaire, qui sépare ce système du reste du corps. Les animaux articulés ne possèdent que la première des vertèbres; les vertébrés présentent au contraire trois vertèbres enfermées l'une dans l'autre; pour Carus, comme pour Oken, tout est vertèbre; les os mêmes des membres sont des vertèbres rayonnantes. Carus ne se borne pas d'ailleurs à faire de l'anatomie comparée; il a tout un système philosophique qui n'est qu'une modification de celui d'Oken. Lui aussi attribue tous les phénomènes vitaux à une sorte de polarisation, et, comme cette polarisation se répète indéfiniment, il en conclut, assez justement, que l'organisme, en se développant, ne fait que se répéter; ainsi les anneaux d'une annélide ne sont que la répétition du premier d'entre eux, idée à laquelle Moquin-Tandon était conduit, de son côté, par l'anatomie comparée et dont nous avons vu Dugès faire trois ans après un si brillant usage.

Que l'on supprime d'ailleurs, dans l'anatomie comparée de Carus, ce mot de vertèbre, qu'emploient pour toute partie solide les disciples d'Oken, que l'on écarte les assimilations métaphysiques qu'il suppose, il reste des idées morphologiques qui ont pu être avantageusement utilisées depuis. Il est certain, en particulier, que l'on doit rattacher à plusieurs systèmes les pièces osseuses que l'on trouve chez les vertébrés. Les plus anciens de ces animaux possédaient un squelette dermique très développé, dont les écailles des poissons, les plaques osseuses de la peau des crocodiles et les carapaces des tortues sont des modifications diverses; la colonne vertébrale développée au-dessous du système nerveux, les côtes et le squelette des membres appartiennent à un tout autre système; mais ces deux systèmes peuvent se confondre plus ou moins, comme on le voit chez les tortues, et, pour rendre compte de toutes les particularités que présentent les diverses formes de squelette, un anatomiste éminent, Gegenbaur, était récemment encore obligé de faire intervenir tout à la fois des os provenant du squelette extérieur et des os du squelette intérieur. Carus explique l'existence de ces divers ordres de squelette par la nécessité où se trouve l'animal primitif, l'embryon, de se limiter par rapport au monde extérieur; une partie de la substance vivante se consacre à la production de cette limite; mais en même temps elle cesse de vivre et devient alors terreuse. L'animal se limite d'abord extérieurement, produisant une sorte de coque; ceux qui demeurent à cet état sont des animaux-œufs. Mais l'animal a besoin d'une cavité digestive par laquelle il se trouve encore en rapport avec le monde extérieur; il doit aussi se limiter de ce côté; de là les pièces solides diverses dont l'estomac de tant d'animaux inférieurs est armé. Chez les animaux qui ne présentent ainsi que deux limites, le système nerveux se trouve naturellement enfermé dans la cavité du corps avec les viscères: ce sont les animaux-troncs; mais le système nerveux, qui a la direction de tout l'organisme, se sépare à son tour; un squelette se forme autour de lui pour le protéger, et les animaux-tête sont réalisés.

Les animaux-troncs se divisent eux-mêmes en animaux-neutres, tels que les mollusques, et en animaux-poitrines, tels que les articulés. On retrouve des divisions analogues parmi les vertébrés.

On remarquera l'importance que Carus attache au système nerveux; c'est presque, pour lui, un animal dans l'animal. Oken ne s'en faisait pas une moindre idée, et l'on peut se demander si Cuvier lui-même, qui était demeuré en rapport avec Kielmeyer et ses élèves, n'avait pas puisé dans cette école l'idée, tardive chez lui, de faire jouer dans la classification un rôle prépondérant à ce système. Quoi qu'il en soit, il y a dans Carus un fait parfaitement saisi: c'est l'existence d'un certain rapport entre le degré de développement du système nerveux et le degré de développement du squelette; c'est en effet par le développement exceptionnel de leur système nerveux que les vertébrés se distinguent de tous les autres animaux, et ce développement a rendu nécessaire l'apparition d'une pièce particulière de soutien, la corde dorsale, qui est devenue le point de départ de la colonne vertébrale, à laquelle se sont plus tard ajoutées d'autres pièces secondaires, formées d'ailleurs d'une manière indépendante.

* * * * *

Les recherches anatomiques et embryogéniques suscitées par l'école des philosophes de la nature elle-même ou poursuivies en dehors d'elle, devaient fatalement amener une réaction contre ses exagérations. Son influence s'éteint peu à peu, même en Allemagne. Ehrenberg, vouant sa vie entière à l'observation des animaux microscopiques, témoigna qu'il avait su complètement échapper à l'influence des doctrines qui passionnèrent un moment ses compatriotes. Par ses découvertes relatives au degré de complications des animalcules, par les exagérations même auxquelles il se laissa entraîner, le savant historien des Infusoires porta un coup terrible à la théorie de la gelée primitive et, par suite, à toute la doctrine; mais les faits et les rapports réels à la découverte desquels celle-ci a conduit, la méthode philosophique d'interprétation qu'elle a poussée à l'extrême, le besoin d'une explication des phénomènes observés, restent désormais comme pour donner une confirmation nouvelle de cet axiome: C'est à travers l'erreur que l'humanité marche à la conquête de la vérité; ce sont ses fautes mêmes qui la font progresser.

D'ailleurs l'influence de la philosophie de la nature ne s'était fait sentir que faiblement en dehors de l'Allemagne. En France, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire avaient tracé à la science une voie bien différente; chacun d'eux conserve ses partisans exclusifs, mais il se fait aussi des alliances entre les deux écoles. Si l'hypothèse de l'unité de plan de composition, telle que l'avait connue Geoffroy Saint-Hilaire, tombe devant les faits, le principe des connexions demeure debout et l'on en fait d'heureuses applications dans la comparaison des animaux que Cuvier plaçait dans le même embranchement. On oublie un peu les questions d'origine pour concentrer toute son attention sur la détermination des rapports naturels des êtres vivants; on cherche à tirer des idées combinées de Cuvier et de Geoffroy tout ce qu'elles contiennent; à en épuiser, en quelque sorte, les conséquences; à fixer, autant que possible, les bases de la science.

On reconnaît que, chez les animaux d'un même embranchement, le mode d'organisation, le type, pour nous servir d'une expression qui va devenir chaque jour plus usitée, est assez variable. On cherche à déterminer les limites de ses variations, à construire le modèle commun dont les animaux d'un même embranchement ne seraient que des modifications secondaires. On se préoccupe de découvrir la signification philosophique, de ces types, et l'on prépare ainsi la voie aux naturalistes qui se demanderont bientôt quelle est l'origine et la raison d'être de ces espèces de patrons d'après lesquels tant d'animaux semblent modelés. C'est l'œuvre que nous devons maintenant étudier.

CHAPITRE XV

LA THÉORIE DES TYPES ORGANIQUES ET SES CONSÉQUENCES

Richard Owen: le squelette archétype.—Analogie, homologie, homotypie.—Théorie du segment vertébral.—Le vertébré idéal et l'existence de Dieu.—Transformisme de R. Owen.—Savigny: l'unité de composition de la bouche des Insectes.—Audouin: unité de composition du squelette des animaux articulés.—H. Milne-Edwards: le type articulé; identité fondamentale des zoonites; signification des régions du corps; loi de la division du travail physiologique, son importance générale.—L'accroissement du corps et la reproduction agame chez les articulés; identité de ces deux phénomènes; signification des zoonites.—Parallèle entre les lois de la constitution des animaux et les lois de l'économie politique.—Suite des recherches sur les animaux inférieurs: MM. de Quatrefages, Blanchard, de Lacaze-Duthiers.

Les recherches de Geoffroy Saint-Hilaire, les brillantes inspirations de Gœthe, les spéculations même des philosophes de la nature avaient définitivement fixé l'attention sur les divers ordres de ressemblance que présentaient les animaux vertébrés. En raison des facilités qu'offre son étude, et peut-être aussi de quelque idée mystique relative à l'origine du squelette, l'ostéologie, objet d'une prédilection toute particulière, avait rapidement acquis l'importance d'une véritable science; il semblait que les os, solides, invariables, en apparence, dans leurs formes et dans leur position, fussent les points fixes autour desquels gravitaient tous les systèmes organiques, qu'ils en eussent déterminé l'arrangement, et que, si les vertébrés présentaient réellement quelque plan déterminé de composition, ce fût dans l'étude du squelette qu'on dût en trouver la démonstration. Aussi Gœthe recommandait-il instamment de poursuivre méthodiquement et sans relâche cette étude jusqu'au moment où il serait possible d'en dégager le type général dont les squelettes des divers animaux ne devaient être que des modifications secondaires. C'est le problème que Richard Owen se propose de résoudre: il appelle archétype, ce squelette primordial dont il espère pouvoir déduire tous les autres[77].

On ne peut y parvenir qu'au moyen de plusieurs séries de comparaisons qu'il est tout d'abord essentiel de définir.

La première série de comparaisons, celle qui se présente le plus naturellement à l'esprit, celle que pratiquait avant tout Geoffroy Saint-Hilaire, consiste à rapprocher les uns des autres les vertébrés des diverses espèces. La conséquence la plus immédiate de ce rapprochement paraît être que la plupart ont les mêmes grandes fonctions à accomplir; tous possèdent, en conséquence, des organes aptes à remplir ces fonctions: Owen qualifie d'analogues, les organes qui, chez deux animaux d'espèce différente, remplissent la même fonction: tels sont les yeux, les oreilles, la bouche, le tube digestif, les pattes chez les vertébrés qui marchent, les ailes chez ceux qui volent, les nageoires chez ceux qui nagent. Le mot analogues n'a donc pas pour Owen la même signification que pour Geoffroy Saint-Hilaire, qui appelle analogues des organes occupant, chez deux animaux d'espèce différente, une position identique, ayant les mêmes rapports, la même composition anatomique, la même origine embryogénique, mais pouvant remplir les fonctions les plus diverses. Ces organes, qui, dans toute langue anatomique bien faite, doivent porter le même nom, sont désignés par Richard Owen sous le nom d'homologues. Pour bien faire saisir la différence qui existe entre les organes analogues et les organes homologues, le savant anatomiste cite le petit dragon volant, reptile remarquable qui possède à la fois des pattes et des ailes. Ces ailes lui servent à se soutenir plus ou moins bien dans l'air; elles ont donc la même fonction que celles des oiseaux et en sont les analogues; mais elles ont une tout autre composition anatomique, de tout autres connexions; elles n'en sont donc pas les homologues. Au contraire, les pattes antérieures du même dragon ont une structure et des rapports évidemment semblables à la structure et aux rapports des ailes des oiseaux; ces organes, quoique remplissant des fonctions différentes, puisque les uns servent à la marche, les autres au vol, n'en sont pas moins des organes homologues. Comme Geoffroy, c'est surtout au moyen de leurs connexions qu'Owen détermine les organes homologues.

Ces organes homologues sont évidemment les seuls que l'on doive rapprocher pour arriver à la détermination du type commun des vertébrés, et le premier soin du morphologiste doit être de les distinguer soigneusement des organes simplement analogues, dont la forme et les rapports intéressent surtout le physiologiste.

Au lieu de comparer entre eux des animaux d'espèce différente, on peut, comme, depuis Galien, l'avait fait le premier Vicq-d'Azyr, comparer entre eux différents organes d'un même animal; il résulte de cette étude la preuve évidente qu'il existe entre les diverses parties de notre corps des ressemblances, plus intimes, plus complètes encore que celles de nos bras et de nos jambes. C'est à la recherche de ces ressemblances que s'était particulièrement vouée l'école d'Oken, et c'est parce qu'elles existent réellement que le principe de la répétition a pu donner entre les mains des philosophes de la nature d'utiles résultats. Les membres, les vertèbres, sont les parties du squelette pour lesquelles on observe particulièrement une semblable répétition; cette répétition même fait que les organes qui se ressemblent sont disposés en série; ils doivent aussi porter le même nom, et le nouveau genre d'homologie qui en résulte est ce que Owen appelle l'homologie sériale ou encore l'homotypie.

La connaissance des organes homotypes simplifie singulièrement la recherche du plan commun de structure du squelette; ses pièces si multiples viennent désormais se grouper en segments semblables entre eux, et il suffit de bien connaître un de ces segments pour être en possession de la règle qui domine le mode de constitution de tous les autres. Owen attribue donc une grande importance à la détermination des pièces essentielles qui composent le segment vertébral, segment auquel il rattache toutes les autres parties du squelette, au moyen duquel il arrive à un mode nouveau d'énumération des vertèbres crâniennes, et qui lui permet, en outre, d'éliminer du nombre des pièces vertébrales un certain nombre d'autres pièces qui n'ont été introduites qu'accidentellement, en quelque sorte, dans la composition du squelette interne. De ces pièces, les unes sont, comme Carus l'avait déjà exposé, des dépendances de la peau, tandis que d'autres font partie de l'appareil protecteur spécial à certains viscères.

Mais ces comparaisons ne sont que la préface du travail à accomplir pour parvenir à la conception de l'archétype. Aucun être ne réalise cet archétype d'une façon complète; au milieu des innombrables variations de forme des parties, de leurs changements apparents de position, de leurs réductions et de leurs accroissements anormaux, de leurs avortements et de leurs soudures, il faut discerner ce qui est accidentel et ce qui est essentiel. L'essentiel seul doit entrer dans l'archétype, qui permet d'embrasser dans une loi commune toutes les formes, sans en représenter cependant aucune d'une façon plus particulière.

L'archétype une fois établi, l'ostéologiste n'a plus qu'à rechercher, dans les types qu'il examine, les parties qui correspondent aux parties définies une fois pour toutes de cet archétype, et, s'il compare deux types l'un avec l'autre, on conçoit que, après avoir déterminé dans chacun d'eux les parties homologues, il lui faudra ensuite rapporter ces mêmes parties à leurs homologues dans l'archétype. Il y a donc lieu de concevoir deux sortes d'homologies: celles qui existent entre les organes d'êtres réalisés sont dites homologies spéciales; celles qui existent entre les organes réels et les organes fictifs de l'archétype, dont ils sont des modifications diverses, sont dites homologies générales.

Ainsi les nageoires d'un marsouin présentent avec les nageoires pectorales des poissons, avec les ailes des oiseaux, des rapports d'homologie spéciale; mais, quand on dit que ces membres représentent «les appendices divergents des pleurapophyses de l'archétype», on énonce leurs rapports d'homologie générale.

* * * * *

On peut concevoir un archétype pour chacun des embranchements du règne animal. Déjà en 1820, nous l'avons indiqué précédemment, Audouin avait tenté, par une méthode analogue à celle qu'employa plus tard l'illustre savant anglais, de déterminer le type général d'où l'on pouvait faire dériver tous les animaux articulés. Les résultats obtenus par Audouin, en ce qui concerne le squelette tégumentaire des animaux arthropodes, ceux obtenus par Owen, en ce qui concerne le squelette interne des vertébrés, pourraient, dans ce qu'ils ont de fondamental, être énoncés dans les mêmes termes: même division du squelette en segments fondamentalement identiques entre eux; même division des segments en parties centrales et appendices; même répétition de ces segments en série linéaire; même tendance, de leur part, à se grouper en régions plus ou moins distinctes. Le rapprochement de ces deux archétypes confirme une partie des idées de Geoffroy et montre, en même temps, dans quelles limites elles sont conformes à la réalité. Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner que Dugès ait cherché, comme Geoffroy, à combiner les ressemblances que peuvent présenter le vertébré idéal et l'articulé idéal pour arriver à un type théorique plus élevé, dont le vertébré et l'articulé ne seraient eux-mêmes que des modifications. Évidemment rien n'empêche d'appliquer aux archétypes la méthode de comparaison et d'abstraction employée par Gœthe, Audouin et Dugès pour l'étude des types organiques et de s'élever ainsi à des types de plus en plus généraux, jusqu'au moment où toutes les ressemblances disparaissent entre les termes que l'on met en présence. L'idée mère des tentatives de Geoffroy et de Dugès pour déterminer ce qu'on pourrait appeler un archétype du règne animal est donc pleinement justifiée, au point de vue théorique, par le succès apparent des recherches d'Audouin et d'Owen.

Mais quelle peut être la signification de ces archétypes, auxquels il semble, au premier abord, qu'une importance considérable doive s'attacher? L'examen de la méthode employée pour les déterminer permet de s'en faire une idée précise. Étant donné que tous les vertébrés, tous les articulés présentent respectivement une certaine ressemblance générale, on compare une à une toutes les parties similaires de ces animaux, on suit de proche en proche toutes les modifications qu'elles peuvent présenter, et l'on détermine ainsi les extrêmes de ces modifications; entre ces modifications, extrêmes, on conçoit une sorte de moyenne; c'est, en définitive, cette moyenne que l'on représente sous le nom d'archétype. Une semblable moyenne existera évidemment toutes les fois que l'on s'adressera à un groupe zoologique relativement isolé des autres, comme le sont plusieurs groupes supérieurs du règne animal; cet archétype sera lui-même d'autant plus près des formes réelles que l'on s'adressera à des groupes plus limités. On pourra ainsi facilement établir un archétype du mammifère, de l'oiseau, du reptile, du batracien, du poisson osseux et déduire de la comparaison de ces formes un archétype du vertébré; mais déjà, lorsqu'on arrive aux poissons cartilagineux, l'archétype du squelette est notablement infidèle, et il faut finalement admettre que tous ses éléments ont disparu, si l'on veut y ramener l'Amphioxus, ou même les lamproies, à qui l'on ne peut cependant refuser la qualité de vertébrés. Or un archétype dont il faut supprimer simultanément toutes les parties pour en rendre l'application possible suppose évidemment que le point de vue où l'on s'est placé pour l'établir n'embrasse pas un horizon assez étendu; il ne correspond qu'à une partie de la réalité, et, s'il est avantageux pour coordonner un certain nombre de faits, il est insuffisant pour les relier tous utilement.

Reprenons les faits, et admettons, comme semble l'indiquer l'Amphioxus, que le squelette des vertébrés ait d'abord été réduit à une corde dorsale à laquelle sont venues successivement s'adjoindre diverses pièces osseuses auxquelles les générations successives auront ajouté sans en rien retrancher, évidemment, dès que le squelette sera parvenu à acquérir un état tel qu'il aura pu suffire à toutes les modifications ultérieures, sans changement dans le nombre et les rapports essentiels de ses parties, toutes ces formes pourront être déduites d'un certain archétype auquel n'échapperont que les formes antérieures à l'état que nous supposons. Si l'on néglige ces formes, comme on est porté à le faire en raison de leur infériorité, on en conclura qu'il existe dans le groupe des vertébrés une stabilité absolue des pièces osseuses; c'est la conclusion à laquelle s'est arrêté Owen, méconnaissant ainsi que cette stabilité n'apparaissait qu'en raison de la convention, faite involontairement par lui, de négliger tout ce qui était de nature à la détruire. Aussi ne peut-on voir malheureusement qu'une série de pétitions de principes dans les réflexions si élevées que lui suggère la découverte de l'archétype des vertébrés:

«L'unité du dessein nous conduit à l'unité de l'intelligence qui l'a conçu. L'ignorance ou la négation de cette vérité jetterait sur la philosophie humaine un voile qu'il ne serait jamais permis de lever.

«Les disciples de Démocrite et d'Épicure raisonnaient ainsi:—Si le monde a été fait par un esprit ou une intelligence préexistante, c'est-à-dire par un Dieu, il faut qu'il y ait eu une Idée et un Exemplaire de l'univers avant qu'il fût créé, et conséquemment connaissance, dans l'ordre du temps aussi bien que dans l'ordre de la nature, avant l'existence des choses.

«De là les sectateurs de ces anciens philosophes… n'ayant découvert aucun indice d'un archétype idéal dans quelqu'une de ses parties, concluaient qu'il ne pouvait y avoir eu aucune connaissance ni intelligence, avant le commencement du monde, comme sa cause. Aujourd'hui, néanmoins, la reconnaissance d'un exemplaire idéal comme base de l'organisation des animaux vertébrés prouve que la connaissance d'un être tel que l'homme a existé avant que l'homme fit son apparition: car l'intelligence divine, en formant l'archétype, avait la prescience de toutes ses modifications.

«L'idée de l'archétype se manifesta dans les organismes sous diverses modifications, à la surface de notre planète, longtemps avant l'existence des espèces animales, chez lesquelles nous la voyons aujourd'hui développée.

«Sous quelles lois naturelles ou causes secondaires la succession des espèces vient-elle se ranger? Voilà une question dont nous n'avons pas encore trouvé la solution. Mais, si nous pouvons concevoir l'existence de telles causes comme les ministres de la toute-puissance divine et les personnifier sous le terme de Nature, l'histoire du passé de notre globe nous enseigne qu'elle a avancé à pas lents et majestueux, guidée par la lumière de l'archétype, au milieu des ruines des mondes antérieurs, depuis l'époque où l'idée vertébrale s'est manifestée sous sa vieille dépouille ichthyique, jusqu'au moment où elle s'est montrée sous le vêtement glorieux de la forme humaine[78].»

Voulut-on écarter le vice fondamental qui entache déjà, nous l'avons vu, la conception de l'archétype, on ne peut s'empêcher de remarquer tout ce qu'a de dangereux l'emploi d'une pareille argumentation; il existe en effet, de l'aveu même d'Owen, plusieurs archétypes dans le règne animal; on pourrait en conclure aussi rigoureusement que chacun d'eux est la manifestation d'une divinité distincte; et, si l'on veut que chacun d'eux représente seulement une pensée distincte d'un créateur unique, on peut s'étonner que le peuplement de la terre n'ait donné lieu qu'à un aussi petit nombre de pensées; mais il y a également des groupes qui n'ont pas du tout d'archétype défini, à moins d'appeler ainsi la forme la plus simple sous laquelle ces groupes sont réalisés: quel est par exemple l'archétype spongiaire, ou l'archétype cœlentéré, ou l'archétype ver? Dans ces types zoologiques, on assiste manifestement au passage graduel de formes simples n'ayant, pour ainsi dire, d'autre figure que la figure d'équilibre d'une masse visqueuse, à des formes compliquées, composées de parties disposées suivant un ordre rigoureusement déterminé, constituant des êtres qui semblent évidemment construits sur le même plan; on peut suivre la marche des phénomènes qui ont conduit pas à pas à ces types définis et d'apparence immuable, à travers une infinité de formes flottantes et indécises; supprimez ces formés primitives, il reste des êtres qu'on peut déduire d'un certain archétype tout aussi bien que les vertébrés ou les articulés: là cependant on a la démonstration évidente que le prétendu archétype n'est pas une conception première, réalisée d'un seul coup sous certaines formes variées ensuite à l'infini, mais bien un résultat, lentement obtenu, à la suite d'une longue évolution de formes primitivement simples. On ne peut davantage considérer comme des lois primitives les homologies de divers ordres si nettement exprimés par le savant professeur du collège des chirurgiens; ces homologies sont, au contraire, autant de problèmes posés au naturaliste et dont il doit rechercher la solution.

* * * * *

Comme Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Owen admet, on vient de le voir, que les espèces animales sont variables; cette variation s'effectue pour Geoffroy sous l'action toute-puissante des milieux extérieurs; Owen déclare que nous sommes encore à cet égard dans une complète ignorance; mais sa conception des archétypes introduit entre Geoffroy et lui une différence plus profonde encore. Geoffroy n'admettant dans le règne animal qu'un seul plan de composition, toutes les formes vivantes ont pu dériver, à la rigueur, d'une forme primitive unique; du moment qu'on admet plusieurs archétypes indépendants, il ne saurait plus en être ainsi; la variabilité ne peut dépasser l'étendue des modifications possibles de l'archétype, elle est donc nécessairement limitée. Cette variabilité limitée est le compromis qu'on espère avoir trouvé entre la variabilité indéfinie des formes vivantes, telle que l'admettent Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Owen, mais qui paraît trop hardie à nombre d'esprits, et la fixité absolue, que défendent les disciples de Cuvier, mais contre laquelle protestent les faits que l'on peut tous les jours observer et les documents de plus en plus nombreux qu'apporte la paléontologie. Cette variabilité limitée, que Richard Owen se borne à indiquer implicitement, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire s'en fait, presque au même moment, le théoricien dans un ouvrage ou brillent à la fois une grande érudition, une rigoureuse logique, une haute impartialité, et où le vif désir de dégager la vérité s'allie à une prudence qu'on peut aujourd'hui trouver excessive, mais qui s'imposait à tout esprit sincère au moment où parut l'Histoire naturelle générale des règnes organiques (1854-1862).

* * * * *

Avant que Richard Owen eût cherché à établir l'archétype des vertébrés, avant que le mot archétype ait été imaginé, des travaux analogues à ceux de Richard Owen avaient été tentés, nous l'avons vu, sur les animaux articulés. Sous l'inspiration évidente des idées de Geoffroy Saint-Hilaire sur l'unité de plan de composition, Savigny, son compagnon de voyage en Égypte, avait démontré l'identité de toutes les pièces qui constituent la bouche des insectes dans tous les ordres, et la fixité de leur nombre; en 1820, Audouin, faisant aux crustacés une heureuse application de la théorie des métamorphoses que l'étude des végétaux avait inspirée à Wolf et à Gœthe, énonçait ces propositions hardies pour l'époque:

«1° Les différents anneaux des animaux articulés sont toujours composés des mêmes parties.

«2° C'est de l'accroissement semblable ou dissemblable des segments, de la réunion ou de la division des pièces qui les composent, du maximum de développement des uns, de l'état rudimentaire des autres, que dépendent toutes les différences qui se remarquent dans la série des animaux articulés.»

C'était tout à la fois démontrer l'unité de plan de composition des animaux articulés, au sens précis où Geoffroy Saint-Hilaire l'entendait pour les animaux vertébrés, et prouver que le corps des premiers de ces êtres résulte de la répétition des parties fondamentalement semblables entre elles; c'était aussi bien constituer leur archétype, au sens où l'aurait entendu Owen; mais ici cet archétype se dégageait avec une particulière clarté et nous devons en faire une étude plus approfondie.

Les crustacés possèdent un grand nombre de membres, dont la forme et les fonctions sont extrêmement variables; ce sont, par exemple, chez l'écrevisse, une paire de pédoncules portant les yeux, deux paires d'antennes, une paire de mandibules, deux paires de mâchoires, trois paires de pattes-mâchoires, cinq paires de pattes locomotrices, six paires de pattes abdominales, dont la dernière est transformée en nageoires aplaties. Audouin était parvenu à prouver que toutes ces parties sont construites de la même façon, peuvent être ramenées à une forme typique, de la même manière que les anneaux du corps, en sorte que les pédoncules des yeux, les antennes, les mandibules et les mâchoires peuvent être considérés comme des pattes modifiées, conclusion immédiatement étendue par Latreille aux antennes et à l'appareil masticateur des insectes. Audouin désigne cet ensemble de parties sous le nom d'appendices. L'identité fondamentale de tous ces appendices, déjà démontrée par l'anatomie comparée, est bientôt établie par l'embryogénie, grâce aux importantes recherches de Rathke[79]. Il résulte des observations de ce dernier naturaliste sur l'Ecrevisse que tous les appendices de cet animal se montrent d'abord avec la même forme, occupent la même position par rapport aux diverses parties du segment sur lequel ils se constituent et ne revêtent que peu à peu leur forme définitive, en même temps qu'ils se spécialisent dans une fonction déterminée; les pédoncules des yeux, les antennes se forment, comme les autres parties, à la face inférieure du segment qui leur correspond et prennent seulement par la suite la place que, chez l'animal adulte, ils occupent au-dessus de la bouche, et qui masque, au premier abord, leur véritable origine. D'ailleurs tous les appendices ne se montrent pas simultanément: les pédoncules oculaires, les deux paires d'antennes et les mandibules, c'est-à-dire les premiers appendices de la tête, se forment d'abord, les autres ensuite et successivement. De même, la tête et le dernier anneau de l'abdomen apparaissent en premier lieu; tous les autres naissent entre ces deux-là; les derniers venus apparaissent toujours entre le dernier et l'avant-dernier anneau du corps. Enfin Rathke constate un autre fait important: c'est que les parties formées les premières chez l'écrevisse sont les mêmes qui se forment tout d'abord chez les vertébrés; seulement ces parties occupent la future face ventrale chez l'écrevisse, la face dorsale chez les vertébrés; l'embryogénie confirme donc l'hypothèse de Geoffroy Saint-Hilaire et d'Ampère que les vertébrés diffèrent des articulés, parce qu'ils se tiennent, par rapport au sol, dans une position exactement inverse.

Les recherches de Jurine, Thompson, Nordmann, celles de M. Henri Milne Edwards viennent successivement ajouter de nouvelles données à ces importantes découvertes. Ces observateurs habiles montrent que nombre de crustacés, surtout dans les groupes inférieurs, subissent après être sortis de l'œuf de singulières métamorphoses; tandis que la plupart des crustacés supérieurs éclosent, comme l'écrevisse, pourvue de tous leurs anneaux, et n'ont plus à subir que des modifications dans la forme de ces anneaux ou de leurs appendices, d'autres ont encore à produire des anneaux nouveaux, avant d'arriver à l'état adulte. M. H. Milne Edwards constate que, dans ce cas, les diverses régions du corps, tête, thorax, abdomen, peuvent être également incomplètes et s'accroître, chacune en ce qui la concerne, comme l'animal tout entier, par l'adjonction de nouveaux anneaux à sa partie postérieure[80]. Fréquemment, le jeune crustacé, quelle que doive être sa forme définitive, ne possède, au moment de sa naissance, que trois paires de pattes, servant momentanément à la natation, mais qui représentent les trois premières paires d'appendices céphaliques, de sorte que les antennes et les mandibules (et il en est de même des mâchoires et des pattes-mâchoires) ont été réellement des pattes locomotrices à un certain moment de l'existence de l'animal. On peut dire d'elles, sans aucune métaphore, sans aucun sous-entendu, que ce sont des pattes modifiées.

En 1834, toutes ces modifications dans la forme, toutes ces métamorphoses, toutes ces différences dans le mode de développement, sont rapprochées, comparées, interprétées par M. H. Milne Edwards, en quelques lignes qui montrent combien ce savant illustre avait, dès cette époque, un sentiment profond des rapports qui unissent entre elles les formes vivantes et de la direction dans laquelle s'accompliraient les progrès ultérieurs de la Zoologie, qu'il a si puissamment contribué à provoquer en France.

«Au premier abord, dit M. Milne Edwards, ces diverses modifications ne paraissent dépendre d'aucune tendance constante de l'organisme, et l'on pourrait croire que le développement de chacun de ces animaux se fait d'après des lois différentes; mais il n'en est pas ainsi, car, en étudiant avec attention ces changements, on voit qu'ils peuvent se classer tous de manière à satisfaire l'esprit et se rapporter, malgré leur diversité, à un petit nombre de principes régulateurs, principes qui, du reste, se révèlent aussi dans les espèces de métamorphoses dont nous venons d'être témoin chez l'embryon de ces animaux.

«Les changements que les jeunes crustacés éprouvent après leur sortie de l'œuf peuvent être considérés comme étant le complément des métamorphoses de l'embryon; tantôt ces métamorphoses ont lieu presque entièrement avant que le jeune ait quitté les membranes de l'œuf; mais d'autres fois il naît en quelque sorte avant terme, et continue après sa naissance à présenter des changements de structure analogues à ceux que les premiers éprouvent pendant leur vie embryonnaire.

«Ces modifications sont de deux ordres: les unes consistent dans l'apparition d'un ou plusieurs anneaux de leur corps et des membres qui en dépendent; les autres, dans des changements qui s'opèrent dans la forme et les proportions de parties qui existent déjà avant l'époque de la naissance et qui persistent pendant toute la durée de la vie ou disparaissent plus ou moins complètement.

«Les Décapodes paraissent tous naître avec la série complète de leurs anneaux et de leurs membres[81]. Il en est de même pour certains Edriophthalmes, les Amphithoés et les Phronymes, par exemple; mais d'autres animaux du même groupe ne présentent à la sortie de l'œuf que six paires de pattes ambulatoires au lieu de sept: c'est le cas pour les Cymotlioés, les Anilocres, etc. Dans le groupe des Entomostraces, les jeunes sont bien moins avancés dans leur développement; en général, on n'y distingue encore que les membres céphaliques, et, sous ce rapport, ils ressemblent à l'embryon de l'écrevisse vers le commencement de la seconde période d'incubation; les anneaux thoraciques et abdominaux, ainsi que les membres qui en dépendent, n'apparaissent que successivement, et ce n'est qu'après avoir changé plusieurs fois de peau que ces animaux parviennent à l'état parfait[82].»

Et plus loin:

«Les changements de forme que les jeunes Crustacés éprouvent dans les parties déjà existantes lors de la naissance varient suivant les espèces, mais ont cela de commun qu'elles tendent presque toujours à éloigner de plus en plus l'animal du type normal du groupe auquel il appartient et à l'individualiser davantage; aussi, au moment de la naissance, ces animaux se ressemblent-ils bien plus entre eux qu'à l'état, adulte, et, en général, plus ils présentent d'anomalies étant à l'état parfait, plus ils éprouvent de modifications pendant les premiers temps de leur vie.»

C'est là une théorie presque complète de la métamorphose des Crustacés. Après cinquante ans révolus, il y a à peine d'autres modifications à lui faire subir que de donner plus de relief à quelques-unes des propositions qu'elle contient. On peut formuler, par exemple, les principales de ces propositions de la manière suivante:

«Tous les Crustacés revêtent au début, soit dans l'œuf, soit hors de l'œuf, une forme larvaire commune, la forme de Nauplius. Ils n'ont alors que trois paires de membres qui deviennent autant d'appendices céphaliques, généralement des antennes et des mandibules.

«Le Nauplius représente donc seulement la tête ou une portion de la tête du Crustacé adulte; les autres segments du corps naissent un à un à sa partie postérieure.

«Ces segments peuvent se former soit dans l'œuf, soit seulement après l'éclosion.

«Enfin, dans chaque groupe important, presque toutes les espèces traversent un certain nombre de formes communes, et leurs métamorphoses sont d'autant plus compliquées que la forme adulte est plus éloignée des formes normales de son groupe.»

La doctrine de la descendance a donné depuis la raison d'être de toutes ces lois déduites de l'observation. En les annonçant, sous leur première forme, M. Milne Edwards voyait surtout en elles la confirmation de l'existence d'une unité de plan de structure chez les Crustacés et non pas la conséquence d'une complication graduelle de l'organisme de ces animaux résultant de ce que des parties nouvelles se seraient successivement ajoutées au nauplius primitif, puis diversement modifiées. À ce moment, il conçoit, en effet, le Crustacé comme formé d'un nombre invariable de segments. «On peut poser, en principe, dit-il, que le nombre normal des segments dont le corps des Crustacés se compose est de vingt et un[83].» Ces segments peuvent tous se ramener à un même type idéal dont ils ne sont que des modifications. Il s'ensuit que toutes les formes qui se succèdent durant la métamorphose sont équivalentes entre elles, représentent toujours virtuellement le Crustacé à vingt et un segments, qu'elles tendent à produire; que les formes constituées d'un nombre moindre de segments sont des anomalies; que le nauplius et tous les stades intermédiaires qui le séparent de la forme adulte sont essentiellement transitoires, et qu'un Crustacé qui s'arrêterait à l'un de ces stades serait hors du plan caractéristique de son groupe. En un mot, le Crustacé à vingt et un segments est, pour M. Milne Edwards, une unité indécomposable dont chaque segment n'est qu'une fraction.

Il semble au contraire aujourd'hui[84] que la véritable unité soit le segment, le zoonite, et que le Crustacé soit une pluralité, dans laquelle le nombre des parties composantes est indifférent. Dans l'hypothèse de l'unité de plan, où se place M. Milne Edwards, en 1834, un Crustacé qui éclôt avant d'avoir réalisé ses vingt et un segments est un Crustacé «qui naît, en quelque sorte avant terme»; dans l'hypothèse de la descendance, le nombre des segments d'un crustacé peut être quelconque; l'éclosion normale doit avoir lieu après la constitution du Nauplius (on pourrait même le concevoir plus précoce); les segments doivent ensuite se former un à un, après l'éclosion; s'il en est autrement, c'est que l'éclosion a été retardée, en même temps que les phénomènes de développement qui devaient aboutir à la constitution du Crustacé à vingt et un segments ont été accélérés. De telles nuances sont délicates, sans doute; mais elles sont un excellent exemple de la faible importance des retouches qu'il suffit de donner à une idée qui, à un certain moment, est d'accord avec les faits, pour la maintenir sans cesse au courant de la science et la faire rentrer dans les théories plus générales que les progrès de nos connaissances rendent nécessaires. Si l'on admet la théorie exposée en 1834 par M. Milne Edwards, on se trouve ramené à la théorie de l'archétype, et, si les phénomènes embryogéniques qu'offrent les crustacés peuvent être exposés au moyen d'un petit nombre de lois, ils n'en échappent pas moins à toute explication. Nous verrons au contraire que, en acceptant la seconde interprétation, les phénomènes si variés du développement des Crustacés s'expliquent simplement, comme ceux que l'on observe chez tous les animaux supérieurs, par une simple accélération de phénomènes qui ne diffèrent en rien de ceux de la reproduction par bourgeonnement.

En 1845, M. Milne Edwards donne déjà un complément important à sa théorie des crustacés, complément qui supprime au moins d'une façon implicite la condition de nombre et qui donne une signification nouvelle aux diverses régions du corps. À la suite des découvertes de M. de Quatrefages sur la reproduction par division de remarquables petites Annélides marines, les Syllis, et des siennes propres sur le singulier bourgeonnement d'autres Annélides, les Myrianides, il montre[85] que les lois de l'accroissement des Annélides sont les mêmes que celles de l'accroissement des Crustacés; il insiste sur le fait que, dans les deux groupes, les segments se forment successivement, et que c'est toujours l'avant-dernier segment du corps ou le dernier de chaque région qui donne naissance aux segments nouveaux, et il poursuit:

«Lorsque le développement devient plus actif, comme dans le cas de la multiplication par bourgeonnement, dont les Syllis et nos Myrianides offrent des exemples, on voit même un anneau donner directement naissance à deux ou plusieurs zoonites, qui, en se reproduisant à la manière ordinaire, constituent une ou plusieurs séries intercalaires; l'ensemble des produits segmentaires représente alors une série de groupes de zoonites, dont chacun s'allonge par sa partie postérieure, comme le faisait la série unique dans le cas précédent… Ce phénomène, qui, dans la classe des annélides ne se manifeste que lors de la production de nouveaux individus par voie de bourgeonnement…, se voit ailleurs dans le développement de l'embryon… Chez les Crustacés, par exemple, il paraît y avoir trois de ces systèmes, ou séries de systèmes génésiques, dont l'allongement peut se continuer après la formation du premier anneau de la série suivante, et il est à noter que ces trois groupes correspondent précisément aux trois grandes régions du corps de ces animaux, la tête, le thorax et l'abdomen.»

M. Edwards montrera lui-même un peu plus tard que les régions du corps de diverses annélides sédentaires se comportent, à cet égard, comme les régions du corps des crustacés; mais il établit d'ores et déjà que l'accroissement du nombre des segments du corps, l'accroissement proprement dit des annélides et leur reproduction agame, ne sont que deux formes à peine différentes d'un même phénomène; que les diverses régions du corps des crustacés correspondent aux nouveaux individus qui se séparent pour mener une vie indépendante chez les annélides, et peuvent être, en conséquence, considérées comme autant d'individualités distinctes.

Comme les Crustacés, les Annélides des types les plus divers se ressemblent pendant les premières périodes de leur développement; cette remarquable coïncidence dans la marche des phénomènes génésiques chez deux types aussi différents inspire à M. Edwards les réflexions suivantes:

«Les affinités zoologiques sont proportionnelles à la durée d'un certain parallélisme dans la marche des phénomènes génésiques chez les divers animaux; de sorte que les êtres en voie de formation cesseraient de se ressembler d'autant plus tôt qu'ils appartiennent à des groupes distinctifs d'un rang plus élevé dans le système de nos classifications naturelles, et que les caractères essentiels, dominateurs, de chacune de ces divisions résideraient, non pas dans quelques particularités de formes organiques permanentes chez les adultes, mais dans l'existence plus ou moins prolongée d'une constitution primitive commune, du moins en apparence[86].»

Nous voilà bien loin des principes de Cuvier, qui exigeait que tous les caractères employés dans les classifications fussent des caractères définitifs; le rôle de l'embryogénie dans les classifications est désormais tracé; les animaux qui présentent les mêmes formes larvaires sont désormais reconnus comme parents, et, si cette parenté est encore considérée comme une parenté idéale, il est évident qu'il n'y aura rien à changer à la formule qui vient d'être trouvée le jour où il faudra reconnaître que la parenté doit être entendue dans le sens véritable du mot. Serres, en France, et les philosophes de la nature, en Allemagne, avaient énoncé une proposition analogue lorsqu'ils disaient: «Tous les animaux supérieurs traversent, lorsqu'ils se développent, des formes analogues à celles qui demeurent permanentes chez les animaux inférieurs.» La formule nouvelle est plus large et plus exacte, et le progrès dans la science ne consiste-t-il pas presque toujours à substituer à une idée partiellement vraie une idée plus générale qui l'explique et la comprend? La formule des philosophes de la nature supposait un type unique de développement; celle de M. Milne Edwards comprend tout aussi bien la proposition des savants allemands que celle de Von Baër, qui avait établi l'existence de plusieurs types de développement; M. Milne Edwards a sur Von Baër l'avantage de ne pas limiter le nombre des types de développement et de permettre l'intervention des caractères embryogéniques à tous les degrés de la classification, comme on a plusieurs fois tenté de le faire depuis peu.

Déjà, du reste, l'embryogénie avait rendu à la classification d'importants services; grâce à elle, Thompson venait de démontrer que les cirrhipèdes, classés par Cuvier parmi les mollusques, par Latreille parmi les annélides, institués en groupe spécial par de Blainville, étaient de véritables crustacés[87], et Nordmann avait prouvé que les lernées, universellement considérés comme des vers, appartenaient aussi à ce même groupe des crustacés[88]. Bien souvent, les phases du développement ont depuis révélé une parenté inattendue entre des êtres fort différents à l'état adulte, et les naturalistes ont pris dans les indications de ce genre une telle confiance que le danger est maintenant de prendre d'apparentes similitudes pour une réelle identité dans les formes larvaires.

En résumé, malgré ces modifications successives de l'idée qu'on peut se faire d'un crustacé, la théorie définitive de M. Milne Edwards peut s'énoncer ainsi: tous les crustacés sont construits sur un type commun; leur corps est composé d'anneaux en même nombre, formés eux-mêmes de parties identiques; les divers crustacés ne diffèrent entre eux que par des modifications de forme des anneaux de leur corps ou des parties qui les composent; en général, dans l'individu, ces modifications n'apparaissent qu'à une période plus ou moins avancée du développement embryogénique, de sorte que la plupart des crustacés, notamment ceux qui appartiennent à un même groupe, commencent par se ressembler et diffèrent ensuite de plus en plus à mesure qu'avance leur développement. Les anneaux du corps se forment successivement; mais cette formation peut être lente ou plus ou moins rapide et l'éclosion avoir lieu à une période quelconque de cette formation. Chacune des régions du corps se comporte, au point de vue de la multiplication des anneaux, comme un organisme indépendant.

Ces propositions pourraient s'étendre à tous les animaux articulés; il semble donc y avoir un archétype des arthropodes, comme il y a un archétype des vertébrés, mais ces archétypes sont différents, et l'existence de plusieurs types organiques, proclamée par Cuvier, semble confirmée. Cependant, comme le fait remarquer M. Milne Edwards, les propositions si simples qui permettent de définir l'archétype des arthropodes sont, pour la plupart, le fruit d'une heureuse application à l'étude des crustacés de la méthode employée par Geoffroy Saint-Hilaire pour l'étude des vertébrés. «La théorie des analogues, dit-il[89], devenue célèbre par les travaux de son auteur, M. Geoffroy Saint-Hilaire, et par la tendance nouvelle qu'elle a imprimée à l'anatomie comparée, aplanit, comme on le voit, la plupart des difficultés qu'avait présentées jusqu'ici l'étude du squelette tégumentaire des crustacés; et si l'utilité de l'application à l'entomologie des vues philosophiques formant la base de cette doctrine n'était déjà démontrée par les recherches de MM. Savigny, Audouin, etc., on pourrait en donner comme preuve la simplicité des corollaires qui résument les causes des différences innombrables offertes par le squelette tégumentaire des crustacés.»

* * * * *

L'hypothèse de l'unité de plan de composition restreinte à l'étendue de chacun des embranchements du règne animal permettait de rattacher d'une manière assez satisfaisante à une cause commune les ressemblances qu'on observe entre les animaux; n'était-il pas possible de rattacher de même à un principe unique les différences innombrables qu'ils présentent? Dès 1827, M. H. Milne Edwards en avait indiqué le moyen dans ses articles du Dictionnaire classique d'histoire naturelle. Non seulement il formulait alors une loi dont les applications sont devenues depuis chaque jour plus importantes, mais il indiquait le premier, d'une façon précise, une assimilation imprévue entre les lois de l'économie politique et celles de la physiologie générale; il ouvrait ainsi une voie qui est justement celle où s'est engagée depuis Darwin, et qui devait conduire à des résultats inespérés. La causé de la diversité des animaux, c'est, pour M. Milne Edwards, la division du travail physiologique entre leurs éléments constituants; pour Darwin l'origine des espèces doit être cherchée dans la concurrence que crée l'accroissement de la population animale et dans le succès des mieux outillés, dans la sélection naturelle qui en est la conséquence; or les économistes considèrent précisément la division du travail le moyen le plus sûr de soutenir la concurrence; aussi, loin de perdre sa valeur par l'avènement de la doctrine de Darwin, peut-on dire que la doctrine de M. Milne Edwards n'a fait qu'en recevoir une force et une portée plus grandes. D'autre part, la division du travail suppose l'association, principe dont nous avons vu Dugès faire, à son tour, l'application incomplète au règne animal, en 1831, et dont nous avons essayé, dans notre livre Les colonies animales et la formation des organismes, de faire ressortir toute l'importance, au point de vue de l'évolution et de la complication graduelle des êtres vivants, de la détermination des lois qui ont présidé à la formation des types organiques, de l'explication des phénomènes embryogéniques, et de la formation même de ce que nous nommons l'individualité. Ainsi le parallèle se poursuit, et, chaque fois qu'une application nouvelle des lois de l'économie politique est faite à la morphologie, elle se montre féconde en résultats. Il est évident que tout le côté de la question qui touche à la façon dont se sont réalisés les quatre grands modes de distribution des parties caractéristiques, des quatre types organiques de Cuvier, côté que nous avons plus particulièrement traité dans Les colonies animales, ne pouvait exister, si l'on se plaçait dans l'hypothèse de types organiques réalisés d'emblée et modifiés seulement dans le détail: or c'est là le point de vue de Dugès et de M. Milne Edwards. Sans doute l'un et l'autre de ces savants ont déjà entre les mains, en partie découverts par eux-mêmes, un certain nombre de faits pouvant permettre d'établir une théorie du mode de formation des types organiques; ils acceptent néanmoins, comme Cuvier, comme Geoffroy Saint-Hilaire, comme le fera plus tard Richard Owen, l'hypothèse que les types organiques sont l'œuvre immédiate du Créateur, et c'est seulement à ces types déjà réalisés qu'ils commencent à appliquer la théorie de la division du travail physiologique; voici dans quels termes:

«Dans certains animaux, dit en 1827 M. Milne Edwards[90], le corps présente partout des caractères identiques et ne paraît renfermer aucun organe distinct… Les polypes d'eau douce présentent une structure de ce genre… Le corps de ces animaux peut être comparé à un atelier où chaque ouvrier serait employé à l'exécution de travaux semblables et où par conséquent leur nombre influerait sur la somme, mais non sur la nature du résultat. Aussi l'expérience a-t-elle démontré qu'en divisant un de ces êtres on ne change pas sa manière d'agir; chaque fragment continue de vivre comme auparavant et peut former un nouvel animal… Lorsqu'au contraire la vie commence à se manifester par des phénomènes plus compliqués et que le résultat final produit par le jeu des différentes parties du corps devient plus parfait, certains organes offrent un mode de structure particulier et cessent alors d'agir à la manière du tout. La vie de l'individu, au lieu d'être la somme d'un nombre plus ou moins grand d'éléments de même nature, résulte de l'ensemble d'actes essentiellement différents et produits par des organes distincts. Les diverses parties de l'économie animale concourent toutes au même but, mais chacune d'une manière qui lui est propre, et plus les facultés de l'être sont nombreuses et développées, plus la diversité de structure et la division du travail qui en est la suite sont poussées loin.»

Et M. Milne Edwards précise plus tard sa pensée en écrivant[91]:

«Le principe suivi par la nature dans le perfectionnement des êtres est le même que celui si bien développé par les économistes modernes, et, dans ses œuvres aussi bien que dans les produits de l'art, on voit les avantages immenses de la division du travail.»

Ces principes de la division du travail, M. Milne Edwards les applique successivement aux différents systèmes d'organes et tout d'abord aux téguments.

«La surface extérieure du corps, de même que les parties situées plus profondément, présentent une série de modifications dont la clef nous est donnée par le principe dont nous venons de parler. Ainsi que nous l'avons déjà dit, elle est d'abord semblable au reste du parenchyme, mais bientôt elle acquiert des propriétés différentes et constitue une membrane distincte dont la face interne donne attache à tous les organes actifs de la locomotion et dont la superficie est le siège des sens, de la respiration et de plusieurs autres fonctions.

«Dans les classes plus élevées, la faculté de percevoir la lumière se localise davantage et devient en même temps plus parfaite; il en est de même des sens de l'ouïe et de l'odorat; mais l'enveloppe générale sert encore comme organe du mouvement et du tact, en même temps qu'elle détermine la forme du corps et protège les organes internes de l'influence nuisible des agents extérieurs. Enfin, vers le sommet de la série des animaux, cette division du travail est portée encore plus loin; un système particulier, destiné spécialement à la défense des parties molles aussi bien qu'aux fonctions locomotrices, se montre dans l'économie, et la membrane tégumentaire, au lieu de servir à des usages si divers, n'est plus appelée qu'à agir comme organe du tact, à s'opposer à l'évaporation des liquides renfermés dans le corps et à remplir un petit nombre d'autres fonctions.»

Dans ce passage, le principe de la division du travail est appliqué non pas à des individualités distinctes, d'abord indépendantes et identiques entre elles, qui se partagent les rôles, mais à des masses homogènes, sans individualité propre, qui se décomposent en parties hétérogènes, aptes chacune à un ouvrage particulier. Il n'y a aucune filiation, aucune relation entre les cas où la division du travail est peu avancée et ceux où elle l'est davantage, car il n'est évidemment pas dans l'esprit de l'auteur d'établir une relation généalogique quelconque entre le squelette intérieur des vertébrés dont il est question, en dernier lieu, et le squelette extérieur des articulés. Le principe de la division du travail est donc ici plutôt la constatation d'un ensemble de faits, une sorte de loi métaphysique, que l'indication d'un procédé réellement employé, d'un acte vraiment effectué pour passer d'un état simple à un état plus complexe.

Dans l'emploi qu'en fait par la suite M. Milne Edwards, ce caractère ne saurait disparaître, car une division du travail s'effectuant, sous l'action de causes extérieures déterminables, entre des individus d'abord identiques et indépendants, se modifiant et se solidarisant sous l'empire de ces causes, impliquerait nécessairement une transformation graduelle des formes vivantes; toutefois ses propositions énoncées dans un sens métaphorique peuvent être de plus en plus facilement prises dans un sens absolu. Telles sont celles qui concernent le système nerveux[92]: «En étudiant dans la longue série des animaux articulés les parties au moyen desquelles ces êtres perçoivent les impressions, on y remarque une suite de modifications analogues à celles que nous avons déjà signalées en traitant de l'appareil tégumentaire et des organes de la vie organique. Le système nerveux se présente d'abord sous la forme d'un cordon qui s'étend dans toute la longueur du corps; chacune de ses parties agit alors à la manière du tout, et, lorsqu'on divise l'animal en plusieurs tronçons, chacun d'eux continue à sentir et à se mouvoir comme il le faisait lorsque le corps était entier. Un degré de plus dans la division du travail amène la localisation de la faculté de percevoir la sensation, et de plusieurs autres actes, dans des parties déterminées de ce système, dont l'existence devient alors nécessaire à l'intégrité des fonctions auxquelles l'appareil en entier préside. Enfin, chez des animaux plus parfaits, la sensibilité devient plus particulièrement l'apanage de certaines fibres médullaires; la faculté de produire les mouvements sous l'empire de la volonté se concentre en quelque sorte dans d'autres fibres du même système; celle d'exciter l'action de ces diverses parties se localise également dans certains points de l'appareil nerveux, et celle de coordonner les mouvements est exercée par d'autres instruments. En un mot, toutes les parties de l'appareil sensitif finissent par concourir d'une manière différente à la production des phénomènes dont l'ensemble résultait d'abord de l'action de chacune d'elles.»

C'est encore le même point de vue que lorsqu'il s'agissait des téguments; mais les applications morphologiques apparaissent, quoique implicitement, lorsque, après avoir étudié les modifications diverses du système nerveux des crustacés, M. Edwards les résume toutes dans cette loi conforme à la loi de centralisation, par laquelle Serres représentait les modifications successives que subit le système nerveux des insectes, pendant leur développement[93].

«Le système nerveux des crustacés se compose toujours de noyaux médullaires dont le nombre normal est égal à celui des membres, et toutes les modifications qu'on y rencontre, soit à des époques diverses de l'incubation, soit dans différentes espèces de la série, dépendent principalement des rapprochements plus ou moins complets de ces noyaux, agglomérations qui s'opèrent des côtés vers la ligne médiane, en même temps que dans la direction longitudinale, mais peuvent tenir aussi en partie à un arrêt de développement dans un certain nombre de ces noyaux.»

Le rapprochement entre les faits révélés par l'anatomie comparée et ceux que fournit l'embryogénie d'un individu donné implique déjà la possibilité que les divers états du système nerveux aient pu être tirés d'un état primitif où tous les ganglions étaient identiques entre eux, et c'est bien l'idée qui se dégage lorsque, cessant de considérer des tissus ou des organes, M. Edwards arrive à dire des segments des corps eux-mêmes[94]:

«D'après ce que nous avons dit, au commencement de ce chapitre, relativement à la marche suivie par la nature dans le perfectionnement des êtres, on pourrait s'attendre à trouver, à l'extrémité inférieure de la série formée par les animaux dont nous nous occupons ici, des espèces dont tous les anneaux constituants du corps seraient identiques entre eux tant par leur forme et leur structure que par leurs fonctions, puis à les voir devenir de plus en plus disparates et servir chacun à des usages particuliers. C'est, en effet, ce que l'on remarque lorsqu'on compare entre eux les divers crustacés; mais ces animaux ne nous offrent d'exemple, ni de cette extrême uniformité, ni de ce maximum de complication.»

La division du travail peut donc porter sur les segments tout entiers comme sur les organes et les tissus; elle est alors nécessairement suivie d'une sorte de consécration morphologique résultant de modifications plus ou moins étendues dans la forme de ces segments. Mais, pour M. Edwards, ces segments ne sont pas, comme pour Dugès, des individualités distinctes; ce sont, on s'en souvient, de simples parties du corps dont un nombre déterminé et constant est nécessaire pour constituer le crustacé; malgré la segmentation de son corps, le crustacé est indivisible comme le vertébré. C'est encore l'idée que se font des animaux segmentés un grand nombre de naturalistes, et, au point de vue du transformisme, cette idée suffit, nous l'avons vu, pour supprimer le problème de l'origine des types organiques et obliger d'avoir recours, afin d'expliquer chacun d'eux, à un acte créateur spécial.

* * * * *

Dans les travaux relatifs aux articulés comme dans ceux relatifs aux vertébrés, nous avons déjà fait remarquer que la méthode d'investigation de Geoffroy Saint-Hilaire est employée à définir d'une manière plus rigoureuse, plus exacte, plus complète, les grands embranchements de Cuvier, à déterminer les limites des modifications dont ils sont susceptibles et à chercher la loi de ces modifications. Le principe des connexions est jusqu'ici appliqué surtout aux pièces solides et permet de ramener leur disposition à un même type; il est tout aussi fécond lorsqu'on veut en faire application aux organes internes, aux parties molles.

Cuvier avait fait du système nerveux la base de la distribution méthodique des animaux; M. Émile Blanchard s'attache à déterminer toutes les modifications dont il est susceptible dans un même embranchement et à préciser l'importance des caractères qu'il peut fournir à la classification. Il démontre que chez les insectes il est construit sur un type constant; que durant la métamorphose il éprouve, en général, une concentration plus ou moins considérable; que cette concentration s'effectue suivant des lois déterminées, de sorte qu'on peut trouver «dans le degré de centralisation des noyaux médullaires des caractères de famille ayant une persistance des plus remarquables[95]».

Ses recherches sur les connexions du système nerveux l'amènent à de remarquables déterminations d'organes; il démontre, par exemple, que les antennes, absentes, en apparence, chez les Arachnides, sont en réalité représentées chez ces animaux par les petites pinces des scorpions et les crochets à venin des araignées, seuls appendices qui reçoivent leurs nerfs du cerveau, comme les antennes des insectes et des crustacés. Par des études sur la bouche des insectes diptères, M. Blanchard avait déjà complété les travaux de Savigny; tandis que M. de Lacaze-Duthiers, se livrant à l'étude des appendices compliqués qui se trouvent à l'extrémité postérieure de l'abdomen de ces animaux, arrivait à démontrer que chez tous ces animaux l'armure génitale femelle était, tout aussi bien que la bouche, construite sur un plan unique[96]; que les pièces multiples qui les composent résultaient uniquement du développement et des modifications de forme des parties solides d'un zoonite.

Ainsi, chez les arthropodes adultes, et notamment chez les plus élevés, de nombreux travaux permettent de ramener à un même plan les aspects si divers de l'organisation. Dans la classe entière des insectes, le nombre des segments du corps reste constant; il en est de même du nombre des régions du corps et des appendices affectés à une fonction déterminée. Chez les arachnides, le nombre total des segments du corps est déjà moins fixe; il est très variable chez les myriapodes, dont la tête présente cependant une composition constante; enfin, s'il présente une certaine fixité chez les crustacés supérieurs, on constate chez ces derniers une grande variabilité dans la constitution des diverses régions du corps et le nombre des appendices servant à des usages analogues; d'autre part, les segments du corps ne poussent pas toujours simultanément, et cela seul suffirait à jeter quelque doute sur la prétendue immobilité du type, pour faire supposer que, si cette immuabilité existe réellement dans certains groupes, elle a été acquise et doit encore être considérée comme un résultat et non comme un fait primordial.

* * * * *

L'étude des vers annelés, si bien faite par Savigny, M. Audouin, Milne Edwards et M. de Quatrefages, peut déjà servir à montrer que, chez ces animaux, il n'y a de constant que l'organisation du segment, le nombre de ceux-ci pouvant varier dans les plus larges proportions, de sorte qu'on ne saurait ici concevoir rien de semblable à un archétype, et, lorsqu'on descend des vers annelés à ceux où la structure segmentaire est indistincte, c'est bien autre chose: il résulte des patientes et habiles recherches de M. Blanchard sur les vers intestinaux, de celles de M. de Quatrefages sur les Planaires, que les traits essentiels attribués par Cuvier à l'animal articulé s'effacent et disparaissent; cependant l'idée de type est tellement tenace qu'on fait l'impossible pour faire rentrer ces animaux dans une règle à laquelle ils échappent de toutes façons.

* * * * *

L'embranchement des mollusques avait été moins rigoureusement défini par Cuvier que ceux des vertébrés et des arthropodes. Les recherches de M. Milne Edwards sur la circulation de ces animaux révèlent dans la constitution de leur appareil circulatoire une imperfection commune à laquelle on était loin de s'attendre; diverses recherches portant sur leur système nerveux, notamment celles de Duvernoy et de M. Blanchard sur le système nerveux des acéphales, celles de M. de Quatrefages et surtout de M. de Lacaze-Duthiers sur les gastéropodes, permettent de concevoir un type mollusque nettement défini et dans lequel M. de Lacaze-Duthiers démontre qu'il existe, entre les parties, des connexions aussi fixes que dans les autres groupes. Malheureusement ce type une fois bien connu, au lieu de le limiter aux Céphalopodes, Gastéropodes, Solénoconques et Lamellibranches, qui seuls sont de vrais Mollusques, on s'efforce d'en rapprocher, comme on l'avait fait pour les Vers, tout ce qui présentait avec lui de plus ou moins vagues analogies. C'est ainsi qu'on cherche avec passion les traits caractéristiques des mollusques chez les brachiopodes, chez les tuniciers, chez les bryozoaires, sans prendre garde qu'un type qu'il faut transformer complètement pour y ramener certains organismes perd toute importance, si c'est un type théorique tel qu'on l'entend dans l'hypothèse de la fixité des espèces, et qu'il n'y a aucun intérêt, dans l'hypothèse de la descendance, à essayer d'y rattacher des êtres qu'on ne peut en faire dériver que par des transformations tout autres que celles dont l'embryogénie et l'anatomie comparée nous démontrent clairement la possibilité.

Les difficultés de la théorie des embranchements de Cuvier avaient déjà été relevées, en 1822, par de Blainville, qui, tout en admettant la fixité absolue des espèces, considérait les animaux comme se rattachant à un certain nombre de types présentant entre eux une certaine gradation, comparable à l'échelle admise par Bonnet, et supposait que dans chacun de ces types l'organisation pouvait éprouver des dégradations successives capables d'en rendre méconnaissables les caractères, sans que cependant la série fût nullement rompue entre les formes dégradées et les formes élevées de chaque type. La foi dans le génie de Cuvier est telle cependant que ces difficultés n'arrêtent nullement certains esprits: l'un des plus éminents disciples du maître, Louis Agassiz, s'est fait le théoricien de la doctrine des types, et le moment est venu de montrer quelle idée peut se faire de la philosophie zoologique un esprit élevé résolument partisan de la fixité absolue des formes vivantes.

CHAPITRE XVI

LOUIS AGASSIZ

Conséquences philosophiques de l'hypothèse de la fixité des espèces.—La possibilité d'une classification démontre l'existence de Dieu.—L'existence d'un plan de la création est contraire à la doctrine du transformisme.—Arguments en faveur de la fixité des espèces.—Faiblesse de ces arguments.—Nature des caractères des divisions zoologiques des divers degrés.—Définition nouvelle de l'espèce.—Désaccord de cette définition avec les faits.—Réalité de l'espèce.—Causes de l'isolement physiologique des espèces.

Louis Agassiz[97] transporte à toutes les divisions de la méthode dite naturelle une idée analogue à celle de l'archétype de Owen: chacune de nos espèces, chacun de nos genres, chaque famille, chaque type représente une conception distincte du Créateur, et tous ces groupes d'individus ont, par conséquent, une égale réalité. La classification, loin d'être une «partie de l'art», comme le croit Lamarck, partie susceptible de varier avec l'artiste, est un édifice immuable, comme le Créateur; c'était du reste l'opinion de Cuvier et des naturalistes qui faisaient, comme lui, de la recherche de la méthode naturelle le but suprême de la science. Les divers groupes zoologiques, avec leur savante subordination, «ont été institués par l'intelligence divine comme les catégories de sa pensée[98].» Richard Owen, rejetant les causes finales, avait déduit de l'existence de l'archétype des vertébrés la preuve de l'existence de Dieu; Louis Agassiz généralise ce procédé de démonstration. L'existence d'une série de plans suivant lesquels les êtres vivants sont modelés nécessite l'existence d'une intelligence capable de concevoir ces plans; «toute liaison intelligente et intelligible entre les phénomènes est une preuve directe de l'existence d'un Dieu qui pense, aussi sûrement que l'homme manifeste la faculté de penser quand il reconnaît cette liaison naturelle des choses[99].» Au fond, comme c'est notre intelligence qui arrive à pénétrer cet ordre de la nature duquel Louis Agassiz conclut à l'existence de Dieu, c'est de l'existence de notre propre intelligence que la preuve de l'existence de Dieu est tirée, et le savant neufchâtelois n'est pas éloigné de dire: «Je pense, donc Dieu est.»

Louis Agassiz admet une harmonie préétablie entre notre intelligence et l'univers: «L'esprit humain est à l'unisson de la nature, et bien des choses semblent le résultat des efforts de notre intelligence qui sont seulement l'expression naturelle de cette harmonie préétablie[100].» Telle est la classification naturelle: «Ces systèmes désignés par nous sous le nom des grands maîtres de la science qui, les premiers, les proposèrent, ne sont, en réalité, que la traduction dans la langue de l'homme des pensées du Créateur. Si vraiment il en est ainsi, cette faculté qu'a l'intelligence humaine de s'adapter aux faits de la création, et en vertu de laquelle elle parvient instinctivement, sans en avoir conscience, à interpréter les pensées de Dieu, n'est-elle pas la preuve la plus concluante de notre affinité avec le divin esprit? Ce rapport spirituel et intellectuel avec la toute-puissance ne doit-il pas nous faire profondément réfléchir? S'il y a quelque vérité dans la croyance que l'homme est fait à l'image de Dieu, rien n'est plus opportun pour le philosophe que de s'efforcer, par l'étude des opérations de son propre esprit, à se rapprocher des œuvres de la raison divine. Qu'il apprenne, en pénétrant la nature de sa propre intelligence, à mieux comprendre l'intelligence infinie dont la sienne n'est qu'une émanation! Une semblable recommandation peut, à première vue, paraître irrespectueuse. Mais lequel est véritablement humble? Celui qui, après avoir pénétré les secrets de la création, les classe suivant une formule qu'il appelle orgueilleusement son système scientifique, ou celui qui, arrivé au même but, proclame sa glorieuse affinité avec le Créateur et, plein d'une reconnaissance ineffable pour un don aussi sublime, s'efforce d'être l'interprète complet de l'Intelligence divine, avec laquelle il lui est permis, bien plus, il lui est, de par les lois de son être, ordonné d'entrer en communion[101]?»

Ce passage est d'un haut intérêt; c'est l'épanouissement le plus complet d'une philosophie de la nature dont la filiation peut se suivre de Linné à Cuvier, de Cuvier à de Blainville et à Agassiz, mais qui n'avait jamais été aussi nettement formulée. L. Agassiz ne prend pas pour point de départ, comme Schelling, l'identité de l'esprit humain avec l'esprit de Dieu; il n'argue pas de cette identité pour dire: «Philosopher sur la nature, c'est créer la nature;» loin de supprimer l'étude des faits, comme le philosophe allemand, il étudie au contraire les faits, constate leurs rapports, conclut, de ce que nous avons une intelligence qui conçoit ces rapports, à l'identité de notre intelligence avec celle de Dieu, et attribue à l'intelligence divine la création directe de tous les rapports que nous aurons à constater. Ce n'est plus l'étude des faits qui disparaît, c'est celle des forces naturelles et de leur action sur les êtres vivants. Nous n'avons plus à rechercher les causes qui ont amené les êtres vivants à leur état actuel; il n'y a qu'une cause, Dieu, qui agit sans intermédiaire. Nous n'avons plus même à rechercher le but des particularités organiques que nous dévoile notre scalpel: «il y a des organes qui n'ont pas de fonctions… Ces organes n'ont été conservés que pour maintenir une certaine uniformité dans la structure fondamentale… Leur présence n'a pas pour but l'accomplissement de la fonction, mais l'observation d'un plan déterminé. Elle fait songer à telle disposition fréquente dans nos édifices, où l'architecte, par exemple, reproduit extérieurement les mêmes combinaisons en vue de la symétrie et de l'harmonie des proportions, mais sans aucun but pratique[102].» Il n'y a donc pas dans l'univers de cause finale, ou plutôt l'univers n'a qu'une fin, comme il n'a qu'une cause: le développement de la pensée du Créateur. Le rôle du naturaliste est uniquement de rassembler les faits, expression de cette pensée, et de les coordonner dans des systèmes qui sont notre façon à nous d'exprimer la pensée de Dieu. Louis Agassiz expose hardiment ici une doctrine qui a été plus d'une fois la cause secrète des hostilités qu'ont rencontrées les tentatives les plus sincères et les plus légitimes, faites en vue d'arriver à une connaissance approximative de l'origine des êtres vivants et des lois de leur évolution. Il s'agit bien, du reste, dans l'esprit de ce savant si éminent, de couper court à ces tentatives: «S'il est une fois prouvé que l'homme n'a pas inventé, mais seulement reproduit l'arrangement systématique de la nature; que ces rapports, ces proportions existant dans toutes les parties du monde organique ont leur lien intellectuel et idéal dans l'esprit du Créateur; que ce plan de la création, devant lequel s'abîme notre sagesse la plus haute, n'est pas issu de l'action nécessaire des lois physiques, mais au contraire a été librement conçu par l'intelligence toute-puissante et mûri dans sa pensée avant d'être manifesté sous des formes extérieures tangibles; si, enfin, il est démontré que la préméditation a précédé l'acte de la création, nous en aurons fini, une fois pour toutes, avec les théories désolantes qui nous renvoient aux lois de la matière pour avoir l'explication de toutes les merveilles de l'univers et, bannissant Dieu, nous laissent en présence de l'action monotone, invariable des forces physiques, assujettissant toute chose à une inévitable destinée[103].» Cette inévitable destinée, cette fatalité que semble impliquer le transformisme, voilà, sans doute, ce qui effraie bien des esprits; on défend la liberté de Dieu, pensant ainsi sauvegarder la sienne. Toutes les argumentations de la philosophie, toutes les aspirations de l'esprit et du cœur, sont impuissantes cependant à rien changer ni à ce que nous sommes, ni aux rapports qui peuvent nous unir soit au monde, soit à Dieu. Et qu'importe au demeurant, pour notre dignité, que notre actuelle perfection relative ait été obtenue d'une façon ou d'une autre? Avons-nous un intérêt quelconque à nous tromper volontairement à cet égard? N'est-il pas sage, au contraire, de chercher à pénétrer, par tous les moyens en notre pouvoir, le secret de notre origine, les lois de notre développement progressif, afin d'avoir une conscience plus nette du but que chacun de nous peut raisonnablement proposer à son existence, de la destinée que doit rêver la société humaine tout entière, des moyens propres à en réaliser l'accomplissement et de la part que chacun de nous est appelé à prendre à l'évolution de notre espèce? N'est-ce pas ainsi que nous pourrons parvenir à une connaissance intime de cet être collectif qui s'appelle l'humanité, à une détermination rigoureuse, indépendante de toutes les croyances, des droits et des devoirs communs à tous les individus qui le composent, à l'établissement de cette morale définitive qu'à travers tant d'erreurs et de préjugés, de violents cataclysmes ou de lentes et pacifiques évolutions, l'esprit de l'homme éperdu n'a cessé de poursuivre dans les ténèbres d'une ignorance qui commence à peine à se dissiper?

Louis Agassiz est un esprit trop scientifique pour admettre d'emblée l'incapacité des forces physiques à créer ou à modifier les êtres vivants; il lui faut une démonstration, et il essaye de la faire aussi complète que possible. Les arguments qu'il développe peuvent se résumer ainsi:

1° Nous trouvons aujourd'hui, vivant dans des conditions identiques, les animaux les plus divers; admettre qu'ils doivent leurs caractères à l'action des milieux, c'est donc admettre qu'une même cause peut produire les effets les plus différents.

2° Les mêmes types peuvent se rencontrer dans les conditions d'existence les plus variées, ce qui démontre l'indépendance où sont les êtres organisés vis-à-vis des agents physiques.

3° D'un pôle à l'autre, sous tous les méridiens, les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons révèlent un seul et même plan de structure; d'autres plans non moins merveilleux se découvrent dans les articulés, les mollusques, les rayonnés et les divers types de plantes; cette infinie variété dans l'unité ne saurait être le résultat de forces à qui n'appartiennent ni la moindre parcelle d'intelligence, ni la faculté de penser, ni le pouvoir de combiner, ni la notion de l'espace et du temps.

4° Tous les animaux sont manifestement le développement de quatre idées créatrices, liées entre elles par le fait que toutes quatre commencent par s'incorporer dans un œuf, où se produisent, indépendamment des forces physiques et malgré l'apparente identité du début, les manifestations les plus diverses.

5° Le même genre, la même famille, la même classe, le même embranchement peuvent être représentés dans les climats les plus différents par des espèces, des genres, des familles variées, de telle sorte que, malgré cette variété, des rapports analogues existent entre les animaux de tous les pays, bien qu'il n'existe actuellement aucune parenté généalogique entre les espèces d'un même genre, les genres d'une même famille, les familles d'une même classe, les classes d'un même embranchement. Les liens qui unissent les divisions d'un certain ordre ne peuvent être considérés comme le fait des forces physiques, reproduisant le même type sous des formes diverses suivant les pays.

6° Les quatre grands embranchements du règne animal ont apparu simultanément avec leurs caractères distinctifs, malgré l'identité des conditions primitives d'existence, et dès le début on distingue nettement dans chacun d'eux des classes, des familles, des genres, des espèces.

7° Il est difficile d'établir, au point de vue de la complication organique, une gradation entre les embranchements ou même les classes; mais, dans chaque classe, cette gradation est manifeste entre les ordres et concorde avec la date de leur apparition dans les périodes géologiques. «Là encore se découvre une nouvelle et accablante preuve de l'ordre et de la gradation admirables qui ont été établis à l'origine et maintenus, à travers les âges, dans les degrés divers de complication que révèle la structure des êtres animés[104].»

8° Des espèces, des genres, des ordres, même voisins, peuvent être, les uns cosmopolites, les autres avoir une aire de répartition géographique des plus restreintes, ce que ne saurait expliquer l'action des milieux.

9° Des régions présentant un climat analogue peuvent avoir une faune et une flore identiques ou, au contraire, très différentes et ayant occupé dès le jour de leur apparition les espaces qu'elles occupent aujourd'hui: ce qui est absolument contraire à l'idée que les animaux et les plantes auraient d'abord apparu par couples accidentels destinés à se répandre ensuite. D'autres fois, au milieu d'une faune et d'une flore peu différentes, du reste, de celles d'une autre région, se trouvent des types tout à fait spéciaux, tels que les marsupiaux en Australie, circonstance qui ne peut dépendre de l'action des milieux, puisque ceux-ci auraient dû modifier également toutes les parties de la faune et de la flore.

10° Les différents types d'une même série de formes se trouvent souvent dans des contrées tellement éloignées les unes des autres ou dans un ordre paléontologique tel qu'on ne peut supposer entre eux aucun lien de parenté. Ces séries sont du reste capricieusement composées, impliquant ainsi un libre choix de combinaisons employées et non l'action continue de forces aveugles, et le fait que les termes qui les composent sont disséminés sur la surface entière du globe suppose que l'intelligence qui a créé les séries était simultanément présente partout.

11° Malgré la diversité des conditions d'existence auxquelles sont soumises les espèces, les espèces d'une même famille présentent une taille assez uniforme, ce qui exclut l'intervention des milieux dans la limitation de la taille.

12° Parmi les espèces, les seules qui aient varié n'ont varié que sous l'action d'une puissance intelligente, l'homme: ce qui démontre l'intervention d'une intelligence autrement puissante dans les modifications des faunes et des flores.

13° Les manifestations intellectuelles des animaux sont essentiellement de même nature que celles de l'homme, d'où il suit que tous sont le siège d'un principe immatériel, qui ne peut tenir son origine des forces physiques et témoigne de l'existence d'une intelligence universelle.

14° Cette intelligence se manifeste hautement dans la précision avec laquelle sont réglés les rapports entre les individus de même espèce, entre les diverses espèces animales et le milieu ambiant, entre les espèces animales ou végétales qui habitent un même canton, et notamment entre les parasites et les hôtes qui doivent les héberger.

15° Les divers phénomènes embryogéniques, les métamorphoses et les phénomènes singuliers de reproduction asexuée que nous étudierons plus tard témoignent hautement que les forces physico-chimiques n'ont que faire dans le développement si minutieusement réglé de l'individu.

16° Il existe de remarquables rapports entre les types organiques qui se succèdent dans les séries paléontologiques: certains types, les types synthétiques, réunissent en eux des caractères qu'on ne trouvera plus tard que séparés les uns des autres dans des types différents; d'autres, les types prophétiques, présentent des organes qui, sous une forme imparfaite, semblent annoncer l'apparition de types nouveaux ayant des organes et des fonctions qui manquaient jusque-là aux animaux: ainsi les ptérodactyles, ces lézards volants, semblent prophétiser la venue prochaine des oiseaux; d'autres types enfin, les types embryonnaires, montrent à l'état permanent des caractères qui ne seront que transitoires chez leurs successeurs. L'existence de semblables types dans les terrains anciens témoigne que l'évolution paléontologique est l'œuvre d'une intelligence presciente et prévoyante. Les combinaisons préexistent dans sa pensée avant de revêtir une forme vivante.

17° Il existe un parallélisme entre l'ordre de succession des animaux et des plantes, dans les temps géologiques et la gradation offerte par les êtres organisés actuels. On y reconnaît un esprit de suite qui surveille tout le développement de la nature, du commencement à la fin, qui laisse lentement se produire un progrès graduel et finit par l'introduction de l'homme, couronnement de la création animale. Un parallélisme semblable existe entre l'ordre d'apparition des animaux et les phases du développement embryonnaire chez leurs représentants actuels; c'est, dans l'une et l'autre série, la répétition d'une même suite de pensées.

Louis Agassiz conclut donc:

«Loin de devoir leur origine à l'action continue de causes physiques, tous les êtres ont successivement fait apparition sur la terre en vertu de l'action immédiate du Créateur.

«Les produits de ce qu'on appelle communément les agents physiques sont partout les mêmes, sur toute la surface du globe, et ont toujours été les mêmes durant toutes les périodes géologiques. Au contraire, les êtres organisés sont partout différents et ont toujours différé à tous les âges. Entre deux séries de phénomènes ainsi caractérisés, il ne peut y avoir ni lien de causalité, ni lien de filiation.

«La combinaison dans le temps et dans l'espace de toutes ces conceptions profondes non seulement manifesté de l'intelligence, mais de plus elle prouve la préméditation, la puissance, la sagesse, la grandeur, la prescience, l'omniscience, la providence. En un mot, tous ces faits et leur naturel enchaînement proclament le seul Dieu que l'homme puisse connaître, adorer et aimer. L'histoire naturelle deviendra, un jour, l'analyse des pensées du Créateur de l'univers, manifestée dans le règne animal et le règne végétal, comme elles l'ont été dans le monde inorganique[105].»

Richard Owen admettait que l'archétype était une émanation directe de la pensée divine, mais que des modifications secondaires dues à l'action des milieux avaient pu le modifier de mille manières. L. Agassiz étend, comme on voit, autant qu'il est possible, cette intervention divine qui apparaît dans le plus simple phénomène. C'est la conséquence directe de l'hypothèse de la fixité des espèces. Personne n'a aussi complètement développé cette conséquence; aucun naturaliste n'a réuni, pour la soutenir, un nombre plus considérable d'arguments; mais les arguments présentés par l'illustre professeur de Cambridge ont-ils nécessairement la signification qu'il leur attribue? Il n'est pas un des phénomènes invoqués par L. Agassiz qui n'ait reçu, depuis son écrit, une explication naturelle. Le mélange d'animaux divers, vivant, en apparence au moins, dans des conditions identiques, la persistance de formes semblables dans des conditions d'existence variées, la superposition des caractères de types aux caractères secondaires de famille, de genre et d'espèce sont des conséquences immédiates de la loi d'hérédité de Lamarck; dans un ouvrage récent[106], nous avons rattaché à des causes déterminées la formation des grands types organiques, et montré que ces types avaient dû apparaître et se développer simultanément: le mélange constant de formes organiques différentes qu'on observe à toutes les époques géologiques est une conséquence de ce premier fait; tous les faits connus de répartition géographique sont devenus des arguments en faveur de la théorie de la descendance. Comme Agassiz le pressentait lui-même, les divers rapports qui existent entre chaque espèce animale, le monde extérieur et les êtres vivants avec qui elle se trouve en contact sont de simples phénomènes d'adaptation, conséquences forcées de la sélection naturelle. On est d'accord aujourd'hui pour reconnaître qu'aucune espèce ne demeure absolument immuable quand on la soumet à des actions modificatrices suffisamment énergiques, et pour reconnaître que les variations des animaux domestiques ne sont pas d'une autre nature que celles des animaux sauvages. L'instinct et l'intelligence s'expliquent l'un par l'autre. Le parallélisme entre l'évolution paléontologique et l'évolution embryogénique est devenu l'une des propositions les plus fécondes de la théorie de la descendance. En un mot, toute cette savante argumentation se tourne au profit de la doctrine de l'évolution qu'elle prétendait combattre: il apparaît nettement que l'activité créatrice n'intervient de nos jours que par l'intermédiaire du conflit des propriétés inhérentes à la substance vivante et des conditions dans lesquelles chaque individu organisé est appelé à vivre, et rien n'indique qu'elle soit jamais intervenue autrement. On ne voit pas que la conception nouvelle du monde organisé soit de nature, dans l'ignorance où nous sommes des causes premières, à diminuer la majesté de l'intelligence organisatrice de l'univers. D'autre part, pénétrer les idées réalisées du Créateur, ou pénétrer les procédés à l'aide desquels il les a mises en œuvre, sont choses aussi dignes l'une que l'autre de l'intelligence humaine.

Quoi qu'il en soit, admettons que les diverses divisions du règne animal soient, en quelque sorte, d'institution divine, correspondent à des catégories spéciales de la pensée créatrice, chaque division devra, dans cette hypothèse, avoir sa signification particulière. L. Agassiz cherche donc en quoi consistent, dans le règne animal tout entier, les caractères de l'embranchement, de la classe, de l'ordre, de la famille, du genre, de l'espèce.

Il trouve les caractères de l'embranchement dans le plan d'organisation, abstraction faite de la façon plus ou moins simple dont ce plan a été réalisé. La façon dont le plan est réalisé ou, si l'on veut, la nature des matériaux qui ont servi à le réaliser fournit les caractères de la classe, qui doivent être, avant tout, tirés de la structure anatomique. Un plan réalisé à l'aide des mêmes matériaux comporte encore un degré plus ou moins grand de complication; c'est dans ce degré de complication qu'il faut chercher les caractères de l'ordre, entre lesquels il existe par conséquent une gradation déterminée. Les modifications générales que, sans changement dans le plan de structure, peut subir la forme extérieure, deviennent les caractères de la famille; on peut considérer non seulement les modifications générales de la forme extérieure, mais encore les modifications de forme des parties du corps; ces modifications donnent les caractères des genres; il ne reste plus à définir que l'espèce.

Là, Agassiz se sépare complètement des naturalistes qui fondent la notion de l'espèce sur l'aptitude qu'auraient les individus de même espèce à engendrer, lorsqu'ils s'unissent entre eux, des produits aussi féconds qu'eux-mêmes.

«Tant qu'on n'aura pas prouvé, dit-il[107], pour toutes nos variétés de chiens, pour toutes celles de nos animaux domestiques et de nos plantes cultivées, qu'elles sont respectivement dérivées d'une espèce unique, pure et sans mélange; tant qu'un doute pourra être conservé sur la communauté d'origine et la descendance unique de toutes nos races humaines, il sera illogique d'admettre que le rapprochement sexuel, même donnant lieu à un produit fécond, soit un témoignage irrécusable de l'identité spécifique.

«Pour justifier cette assertion, je demanderai s'il est un naturaliste sans préjugés qui, de nos jours, ose soutenir:

«1° Qu'il est prouvé que toutes les variétés domestiques de moutons, de porcs, de bœufs, de lamas, de chevaux, de chiens, de volailles, etc., sont respectivement dérivées d'un tronc commun;

«2° Que considérer ces variétés comme le résultat d'un mélange de plusieurs espèces primitives est une hypothèse inadmissible;

«3° Que des variétés importées des contrées lointaines et entre lesquelles il n'y a jamais eu accointance auparavant, comme les poules de Shanghaï et nos poules communes, par exemple, ne se mêlent pas complètement?

«Où est le physiologiste qui pourrait affirmer en conscience que les limites de la fécondité entre espèces distinctes sont connues avec une suffisante rigueur pour en faire la pierre de touche de l'identité spécifique? Qui pourrait dire que les caractères distinctifs des hybrides féconds et ceux des produits de sang non mêlé sont tellement évidents, qu'on puisse retracer les traits primitifs de tous nos animaux domestiques, ou bien ceux de toutes nos plantes cultivées?»

Ici, Agassiz est évidemment sur une pente dangereuse pour la théorie de la fixité de l'espèce. Si des espèces primitives peuvent se mêler au point d'avoir pu fournir ce que nous appelons nos espèces domestiques, alors même que l'intelligence humaine serait le seul auteur de ce résultat, il est acquis que l'espèce est variable. On peut, à la vérité, supprimer la difficulté en disant que nous avons tort de considérer nos chiens, nos bœufs, nos pigeons comme ne formant qu'une seule espèce, attendu que le fait qu'ils peuvent se mélanger n'importe comment ne prouve plus rien. Dieu dit, en effet, le savant fondateur du Musée de Cambridge, n'a pas créé les espèces autrement qu'il n'a créé les genres, les familles et les autres catégories d'êtres entre lesquels le naturaliste constate des ressemblances; il n'existe aucun lien génésique entre les individus de même genre, de même famille, de même ordre; il n'y a pas davantage de lien génésique nécessaire entre les individus de même espèce. Les premiers individus de qui ils descendent ont été créés séparément, en grand nombre; l'espèce était, au moment de la création de ces individus réciproquement indépendants, aussi limitée que de nos jours; c'est donc à des caractères reconnaissables dans la structure et la forme extérieure des individus qu'il faut demander le signe distinctif de l'espèce et non pas dans quelque phénomène de reproduction, simple conséquence de la ressemblance que présentent entre eux les individus.

Louis Agassiz pousse jusqu'au bout, on le voit, les conséquences logiques de son système. En acceptant comme un fait la fixité des espèces, il est conduit à donner à la notion de l'espèce une base tout à fait hypothétique, à la faire dépendre uniquement d'une idée créatrice. Le naturaliste reconnaît cette idée à ce que les individus de même espèce, limités à une période géologique déterminée, entretiennent les mêmes rapports soit entre eux, soit avec le monde ambiant, à ce que la proportion des parties de leur corps, la façon dont il est ornementé sont les mêmes chez tous, à ce que, soumis aux mêmes influences, ils varient tous de la même façon, de sorte que la définition d'une espèce exige la connaissance de tous les détails de l'organisation et du mode d'existence des êtres, qui la composent.

L. Agassiz aurait pu simplifier cette définition en admettant l'hypothèse de Linné: «Nous comptons autant d'espèces qu'il est sorti de couples des mains du Créateur.» Mais il aurait alors fallu reconnaître à l'espèce une réalité d'une autre sorte que celle des divisions plus étendues de nos méthodes; il aurait fallu admettre qu'il existe une parenté réelle, une véritable consanguinité entre tous les animaux de même espèce, alors que cette parenté n'existe plus entre les animaux du même genre, créés indépendamment les uns des autres; c'eût été rompre l'harmonie du système: la logique devait donc conduire le théoricien de la fixité des espèces à faire un choix que Cuvier n'avait pas voulu faire lorsqu'il disait: «L'espèce est l'ensemble des individus nés de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux.»

L'hypothèse de la fixité des espèces, en introduisant la fixité partout dans la nature, donne aux classifications zoologiques une apparente précision, séduisante pour bien des esprits; mais la nature, dans son incessante mobilité, fait en quelque sorte éclater de toutes parts les liens dans lesquels on essaye de l'enchaîner. L. Agassiz n'a pu définir les divisions systématiques des divers degrés qu'en donnant à ses définitions une élasticité qui les rend illusoires quand on veut les appliquer aux faits, ou en employant des comparaisons difficiles à justifier: toute définition de l'espèce sombre même dans cette submersion générale des faits par la première théorie qui essaye de leur appliquer d'une façon quelque peu générale les procédés de raisonnement habituellement en usage dans l'école dite des faits.

Le fait, c'est qu'il existe des groupes d'individus qui peuvent se mélanger indéfiniment entre eux; dans ces groupes, on ne saurait établir aucune ligne de démarcation précise entre les formes que peuvent revêtir les individus. Le fait, c'est également que tout rapprochement entre ces individus et certains autres plus ou moins différents est constamment stérile; entre les individus du premier groupe et ceux du second, la démarcation est donc absolue; chaque groupe ainsi isolé constitue une espèce; mais, entre la fécondité absolue et l'infécondité complète des rapprochements, on trouve tous les passages. Le fait, c'est encore que les individus de même espèce présentent, en général, une identité presque complète de structure, tout en variant assez sous le rapport de la taille, des proportions, de la couleur, des habitudes, pour différer quelquefois entre eux plus qu'ils ne paraissent différer d'individus appartenant à une autre espèce. Le fait, c'est aussi que le plus grand nombre de ces différences peuvent être attribuées aux circonstances extérieures, tandis que les ressemblances fondamentales ne sont nullement en rapport avec l'action actuelle du milieu. Le fait, c'est que, si les différences entre individus de même espèce sont parfois tout individuelles, elles peuvent aussi se transmettre par la génération, de sorte que tous les individus nés les uns des autres, unis entre eux ou à d'autres qui leur ressemblent, présentent toujours un même ensemble de caractères permanents qui les distinguent dans leur espèce; ces séries d'individus forment des races presque aussi fixes que les espèces, quand l'union n'a lieu qu'entre individus semblables, mais qui peuvent s'altérer plus ou moins par des unions avec les individus de race différente. Le fait, c'est qu'il existe réellement entre les espèces animales des ressemblances de divers ordres, inexplicables par l'action actuelle des conditions ambiantes, ressemblances sur lesquelles est basé tout l'échafaudage de nos divisions zoologiques.

Sans doute, si cette action s'éteignait avec l'individu sur lequel elle se produit, le problème serait résolu, il faudrait déclarer le monde inexplicable autrement que par des causes surnaturelles. Mais cette action des milieux ne s'éteint pas ainsi; les modifications qu'elle a produites sont transmises, dans une certaine mesure, par l'individu qui les a subies, à sa progéniture; elles deviennent plus stables à mesure que des générations se succèdent dans des conditions favorables à leur conservation; elles se fixent, pour ainsi dire, avec les générations, et les individus en qui elles ont acquis une certaine stabilité peuvent alors être placés, sans perdre leurs caractères, dans les conditions d'existence les plus variées. Là encore, nous sommes en présence de faits qui font disparaître plusieurs des arguments invoqués par L. Agassiz en faveur de son système. Les problèmes se posent dès lors d'une façon nouvelle.

En somme, la fécondité d'un accouplement résulte simplement de ce que le spermatozoïde de l'individu fécondateur peut accomplir ses fonctions normales dans l'œuf de l'individu fécondé. De ces fonctions on ne connaît que le résultat; on ignore absolument et comment elles s'accomplissent et quelles conditions sont nécessaires pour leur accomplissement. On sait toutefois qu'une très légère modification dans les conditions où l'œuf se trouve placé suffit pour empêcher sa fécondation par les spermatozoïdes dont il reçoit ordinairement l'action. De nombreuses modifications dans la forme du corps peuvent se produire sans que l'aptitude de l'œuf à être fécondé en soit modifiée; d'autres, au contraire, amènent promptement cette incapacité; ne faut-il pas chercher là la cause de la séparation des races en espèces qui continuent à se ressembler tout en étant incapables de se mélanger? Les espèces résulteraient ainsi des mêmes causes que les races; elles ne différeraient des races ordinaires que parce que, dans ces dernières, les modifications portent sur des parties quelconques du corps, tandis que, lors de l'apparition d'une espèce nouvelle, la modification porterait sur les conditions biologiques qui permettent l'action du spermatozoïde sur l'œuf. Ces conditions sont très probablement déterminables, et le problème de leur détermination ne sort pas du cercle de ceux qu'aborde habituellement la physiologie expérimentale.

Si les espèces se constituent de la sorte, les ressemblances entre les espèces différentes s'expliquent toutes par l'hérédité des caractères; leur permanence résulte de la fécondation qui combat les unes par les autres les différences individuelles, et accroît à chaque génération la stabilité des ressemblances. La sélection naturelle explique l'isolement relatif des espèces, ainsi que leurs étroites adaptations aux conditions extérieures. On arrive donc à comprendre tout à la fois la fixité apparente des formes spécifiques et leur variabilité. Tout le problème zoologique consiste à déterminer les conditions qui ont pu, dans le passé, produire et conserver tel ou tel caractère.

En examinant avec soin les données sur lesquelles raisonnent jusqu'ici les zoologistes, on voit qu'elles sont presque exclusivement empruntées à l'étude des animaux relativement perfectionnés dont l'organisation relève d'un type nettement distinct; ce sont, en somme, les vertébrés, les arthropodes et les mollusques qui fournissent ses bases à la philosophie zoologique; mais pendant que nos connaissances sur ces animaux arrivent à un tel degré de perfection apparente qu'il semble possible de les résumer en quelques propositions générales, comparables aux lois des physiciens, l'étude d'animaux plus simples, longtemps négligés, presque tous confondus dans l'embranchement des zoophytes ou rayonnés par Cuvier, vient élargir singulièrement le cadre de la science, montrer que les questions que l'on croyait résolues sont à peine posées et ouvrir un nouveau champ aux spéculations. Il est indispensable, pour bien saisir la portée de ce mouvement, de revenir en arrière et de remonter jusqu'à son origine.

CHAPITRE XVII

LES ANIMAUX INFÉRIEURS

Progrès successifs des découvertes relatives aux animaux inférieurs.—Trembley: l'Hydre d'eau douce.—Peyssonnel: le Corail.—Cuvier: la Pennatule.—Lesueur: les Siphonophores.—de Chamisso: la génération alternante des Salpes.—Sars: la génération alternante des Hydroméduses.—Steenstrup: théorie de la génération alternante.—Van Beneden: la digénèse.—Leuckart: le polymorphisme.—Owen: la parthénogénèse et la métagénèse.—M. de Quatrefages: la généagénèse.—Théorie sur la reproduction de M. Milne Edwards.—Théorie générale des phénomènes de reproduction agame.

De tout temps, un certain nombre d'animaux sans vertèbres ont été connus de l'homme. Aristote, nous l'avons vu, en distingue déjà de diverses sortes qu'il groupe ensemble fort judicieusement. Il a même observé les mœurs et les métamorphoses de plusieurs insectes; ce qu'on sait de précis à leur égard durant tout le moyen âge vient presque entièrement de lui, mais il ne pouvait guère être compris. Les métamorphoses des insectes préparent d'ailleurs l'esprit à accepter sans contrôle les affirmations les plus bizarres. Quand on voit un papillon naître d'une chenille, peut-on trouver étonnant a priori que les chenilles naissent des feuilles vertes, comme le veut Aristote, ou que les vers se forment dans le limon qu'ils habitent et duquel la Genèse fait sortir l'homme lui-même sous le souffle de Dieu?

Il fallait, pour que des idées saines et claires pussent se dégager de cette histoire compliquée des animaux inférieurs, que l'homme apprît à observer et qu'il eût entre ses mains des instruments propres à augmenter la puissance de ses sens. C'est seulement au XVIIe siècle que l'emploi de verres grossissants fournit à Malpighi, à Swammerdam et à Leuwenhoek les moyens d'étudier la structure intime du corps et de reconnaître l'existence d'êtres que leur petitesse avait jusque-là soustraits aux regards de l'homme. Malpighi s'occupa surtout d'anatomie et d'embryogénie. Swammerdam s'appliqua à étudier les métamorphoses des insectes. Leuwenhoek soumit à ses verres grossissants les objets les plus variés: il est le premier qui ait signalé l'existence des infusoires et qui ait étudié cet animal, bourgeonnant comme une plante, que les recherches de Trembley devaient plus tard rendre célèbre, l'hydre d'eau douce; en même temps, un de ses élèves, de Hamm, découvrait les zoospermes.

Ces trois découvertes devaient avoir par la suite un retentissement considérable.

Les infusoires ont été le point de départ de longues spéculations; on a voulu voir en eux la matière, en train de s'organiser; on en a fait des atomes vivants; ils ont éternisé le débat sur les générations spontanées. Ils nous ont finalement appris en quoi consiste la vie des éléments constitutifs de notre corps.

L'hydre d'eau a été le premier exemple de ces organismes arborescents dont le corail est le type et a permis de comprendre ce que pouvaient être ces organismes singuliers.

Les spermatozoïdes, dans lesquels on crut reconnaître un moment l'animal rudimentaire, fournirent des arguments à la doctrine de l'emboîtement des germes tant que le développement des animaux par épigenèse ne fut pas rigoureusement démontré. Ils sont devenus le point de toutes nos idées sur les conditions premières du développement des êtres vivants.

Mais ce ne fut pas d'un seul coup que ces trois observations acquirent l'importance qu'elles devaient avoir. On ne pouvait, en effet, soupçonner le rôle des spermatozoïdes avant d'avoir constaté la généralité de l'existence de l'œuf et d'avoir déterminé en quoi consistent les phénomènes embryogéniques; or c'est seulement en 1824 que Prévost et Dumas constatèrent pour la première fois la segmentation du vitellus, et en 1827 que Von Baër découvrit l'œuf des mammifères. L'hydre d'eau douce fut à peu près complètement oubliée jusqu'en 1744, date de la publication des mémorables recherches de Trembley. Les infusoires enfin ne servirent qu'à donner une vaine apparence de fondement aux spéculations des philosophes de la nature, jusqu'à ce qu'Ehrenberg, reprenant l'œuvre d'Otto Frédéric Müller, en eût fait, en 1829, un des principaux arguments contre l'hypothèse de la gelée primitive.

Auprès de Malpighi, de Swammerdam, de Leuwenhoek, il faut faire une place à Redi, qui donna le premier coup à cette croyance, généralement répandue jusqu'à lui, qu'une foule de vers, d'insectes et de mollusques, voire même certains mammifères, tels que les rats, pouvaient prendre naissance par la transformation spontanée de substances inertes. Redi démontra notamment que les vers de la viande naissaient d'œufs pondus par des mouches; mais il s'arrêta devant les difficultés qu'opposait à ses recherches l'histoire des vers parasites; il supposa qu'ils étaient formés aux dépens de l'âme sensitive de leur hôte. Après lui, c'est en vain qu'Harvey formule le célèbre axiome: «Omne vivum ex ovo;» la plupart des naturalistes continuent à admettre la génération spontanée des helminthes; on se demande si les parasites d'Adam ont été créés en même temps que lui, et le temps n'est pas encore bien éloigné où la médecine a définitivement consenti à voir dans les ascarides et les ténias des animaux comme les autres.

Les études de Redi n'en ont pas moins été un premier acheminement vers la délimitation entre les êtres organiques et les corps inorganiques, entre la substance vivante et la matière inerte. Si cette délimitation devient de plus en plus nette, à mesure que nous nous rapprochons de la période moderne, il en est tout autrement de la délimitation entre les animaux et les végétaux, qu'un petit nombre de récits fabuleux avaient seuls momentanément obscurcie.

Au XVIIIe siècle, on a pu un moment considérer comme le dernier mot de la science l'aphorisme de Linné: «Mineralia crescunt, vegetalia crescunt, et vivunt; animalia crescunt, vivunt et sentiunt.» Cependant certaines productions de la mer ont déjà embarrassé les anciens. De ce nombre est le Corail. Si Théophraste, Dioscoride et Pline n'hésitent pas à en faire une plante, Orphée croit devoir attribuer à cette plante une origine héroïque; elle a été durcie et colorée par le sang de la Gorgone Méduse, et Ovide raconte que, molle et flexible sous l'eau, elle durcit seulement à l'air. Boccone démontre, en 1674, l'inexactitude de cette opinion; mais il fait du corail une pierre; Ferrante Imperato (1699), Tournefort (1700) le replacent parmi les plantes, et leur opinion paraît triompher définitivement, lorsque le comte de Marsigli annonce, en 1706, qu'il a vu fleurir des branches de corail placées dans de l'eau de mer fraîche. Cependant une troisième opinion s'est fait jour, car, en 1713, Rumphius, dans ses Amboinische Raritätkämmer, parle des polypes qui ressemblent à des plantes; cette opinion est enfin formellement exprimée en 1723 par un jeune médecin de Marseille, Peyssonnel, ami de Marsigli, qui a vu les prétendues fleurs du corail manger et se mouvoir, et les compare aux actinies ou anémones de mer, si communes sur nos côtes. Mais Réaumur fait le plus froid accueil à cette opinion nouvelle; pour lui, le corail est une plante qui produit une coquille interne, exactement comme les colimaçons produisent une coquille externe; l'écorce du corail seule est vivante; son axe pierreux est une concrétion morte: Réaumur ne peut concevoir qu'une concrétion rameuse telle que le corail puisse ne pas avoir une origine végétale (1727). Le pouvoir de bourgeonner, de pousser des branches, de se laisser diviser sans mourir est, de son temps, le caractère essentiel des végétaux; mais cette définition du végétal va bientôt recevoir une rude atteinte.

En 1740, Trembley retrouve le polype d'eau douce de Leuwenhoek, et, fort intrigué par cette étrange production, qu'il croit n'avoir jamais été observée avant lui, il entreprend d'en déterminer la nature. Les premiers individus qu'il observe sont de couleur verte; leur couleur, leurs ramifications qui ressemblent à des racines lui font d'abord penser que ce sont des plantes; mais il observe bientôt que ces plantes se meuvent, qu'elles mangent; un doute lui vient; il lui semble que, pour résoudre le problème, il lui suffira de chercher si les polypes sont capables de bourgeonner et de se reproduire par boutures; il entreprend alors la belle série d'expériences dans lesquelles des hydres coupées en morceaux, retournées comme un gant, continuent cependant à vivre et à reproduire les parties qui leur manquent. Il observe que ses polypes peuvent former par un bourgeonnement successif des associations d'une vingtaine d'individus; que, en les divisant longitudinalement en lanières, chaque lanière devient un polype nouveau, de sorte que le polype primitif possède maintenant plusieurs têtes et plusieurs bouches, tout comme l'hydre de la fable; de là le nom que portera désormais dans la science le Polype à bras en forme de cornes, de Trembley.

Toutes ces expériences établissent que les hydres possèdent en commun avec les végétaux le pouvoir de bourgeonner, de se reproduire par bouture; mais un être qui se meut, qui capture des proies et les dévore, qui change de place à volonté, sait marcher de diverses façons, un tel être ne saurait appartenir au règne végétal; c'est bien un animal; il peut donc y avoir des animaux ramifiés comme des plantes; le corail ne serait-il pas un animal de ce genre, et Peyssonnel n'avait-il pas raison? Réaumur, Bernard de Jussieu, Guettard s'empressent de saisir les occasions qui s'offrent à eux d'étudier les polypes marins; enfin l'opinion de Peyssonnel triomphe devant l'Académie des sciences de Paris; on reconnaît que le corail, les flustres et autres «tuyaux marins» sont des animaux agrégés, nés les uns sur les autres par bourgeonnement et vivant en société. On a cependant encore tant de peine à se faire à cette idée que Linné, dans la douzième édition de son Systema naturæ (1766), cherche de nouveau un compromis: les zoophytes sont pour lui des plantes qui végètent sous l'eau, mais produisent des fleurs animales. C'est une dernière et timide protestation contre l'évidence; il faut bien cependant que la portée du fait n'ait pas été tout d'abord comprise; car Gaspard Wolf, qui entreprend ses études d'embryogénie (1759) pour rechercher s'il n'y a pas dans le développement de l'animal quelque chose de comparable à ce qu'on observe chez les plantes, ne songe pas un seul instant aux polypes, et il en est de même de Gœthe, qui n'aurait pas manqué de voir dans ces sociétés d'animaux, qu'on nommera bientôt des colonies, l'exacte répétition de ce type de la plante qu'il était si fier d'avoir imaginé.

Les recherches de Trembley suscitent des recherches analogues de Bonnet (1741), son parent; mais ces dernières portent sur des animaux tout différents, des vers d'eau douce, très voisins des lombrics, quoique d'organisation plus simple, les Tubifex. Comme les hydres, les tubifex peuvent être coupés en morceaux, chaque morceau se complète et redevient un autre ver; un même tubifex a pu être partagé huit fois successivement, et la réparation se fait si vite qu'on pouvait obtenir en six mois, suivant Bonnet, 2 985 984 vers, à l'aide d'un seul; dans un cas, l'habile expérimentateur dit même avoir réussi à faire repousser une tête là où était primitivement la queue de l'animal et une queue du côté opposé, de manière à le retourner bout pour bout. Ces recherches confirment d'une manière absolue l'animalité des hydres puisqu'elles montrent chez des animaux bien authentiques des faits analogues à ceux qu'on observe chez des polypes. Plus tard, Gruithuisen et Otto-Frédéric Müller constatent que d'autres vers voisins de tubifex, les Naïs, se partagent spontanément en plusieurs individus, l'individu primitif pouvant se couper dans sa région moyenne en deux autres ou produire toute une chaîne de nouveaux individus à sa partie postérieure. Otto-Frédéric Müller ajoute, en 1788, un fait intéressant à ses premières observations: il découvre une annélide marine, la Nereis prolifera, depuis nommée Autolytus prolifer, qui se partage spontanément en deux, comme les Naïs; mais dans cette curieuse espèce, fait sur lequel Otto-Frédéric Müller ne s'était du reste pas arrêté, les deux individus résultant de ce partage ne se ressemblent pas.

En 1828 et 1830, Dugès[108] observe chez des vers inférieurs, les planaires, des phénomènes plus semblables encore à ceux que Trembley a constatés chez les hydres: il a vu, chez certaines espèces, un individu se diviser transversalement en plusieurs autres qui demeurent unis plus ou moins longtemps de manière à figurer une sorte de ver annelé; mais, dans ce ver, les anneaux ne tardent pas à se séparer les uns des autres, comme font les hydres, pour vivre isolément. Il n'est pas douteux que ce fait ait contribué à faire naître chez le savant de Montpellier les idées qu'il développe dans son Mémoire sur la conformité organique.

Le mode de groupement, les rapports réciproques des animaux vivant associés, comme le corail, réservent aux naturalistes qui n'ont connu jusque-là que les animaux supérieurs, bien d'autres étonnements.

En 1803, étudiant un organisme étrange, la pennatule, sorte de grande plume vivante qui enfonce sa tige dans la vase sous-marine et étale dans l'eau ses barbes en forme de larges disques, Cuvier avait reconnu que ces disques supportaient de nombreux polypes semblables à ceux du corail; la pennatule était donc une colonie de polypes; mais il faisait remarquer de plus que tous les polypes composant la pennatule sont soumis à une volonté unique, qu'ils accomplissent en commun toutes les fonctions de nutrition et que la pennatule devait, en conséquence, être considérée comme un animal composé; il étendait la même conclusion à toutes les colonies de polypes, dont chacun devenait pour lui un animal composé ou mieux encore un animal à plusieurs bouches et un seul corps.

L'illustre voyageur Lesueur, faisant connaître en 1813, dans le Journal de physique, quelques-uns des animaux remarquables qu'il avait rassemblés durant ses longues traversées, appelait l'attention sur les organismes gélatineux, aux formes variables et compliquées, qu'on désigne sous le nom de siphonophores; il voyait en eux des colonies flottantes de méduses, opinion adoptée par Lamarck et de Blainville.

En 1819, Adalbert de Chamisso, qui fut à la fois un voyageur hardi, un romancier plein de fantaisie, un brillant poète et un naturaliste exact, avait signalé des phénomènes tout à fait inattendus dans la reproduction des salpes, singuliers animaux nageurs de la classe des Tuniciers, transparents comme l'eau dans laquelle ils vivent, pareils à des manchons de gélatine, pourvus d'appendices diversement placés et nageant à l'aide des contractions de leur corps. On connaissait un certain nombre d'espèces de Salpes se rattachant à deux types généraux, les unes pouvant atteindre la grosseur du poing et vivant solitaires, les autres beaucoup plus petites et vivant toujours associées en longues chaînes, souvent phosphorescentes, ou en élégantes couronnes. Ces chaînes méritaient déjà l'intérêt par elles-mêmes, car tous les individus qui en font partie combinent leurs mouvements de natation avec tant de précision que la chaîne tout entière produit d'une manière absolue l'illusion d'un animal dirigé par une volonté unique. Les Salpes associées en chaîne, ou salpes agrégées, se distinguent toutes très nettement des Salpes solitaires tant par leurs caractères extérieurs que par certains traits d'organisation. Malgré toutes ces différences de forme, de taille et d'habitudes, Chamisso vint annoncer aux naturalistes que les Salpes agrégées étaient les filles des Salpes solitaires, qu'elles reproduisaient à leur tour; de sorte que, chez ces singuliers animaux, les filles ne ressemblent jamais à leur mère, mais bien à leur grand'mère, et que les individus qui se succèdent, produisent tour à tour un enfant unique ou une multitude d'enfants jumeaux destinés à vivre ensemble, unis par leurs membres. On crut à une invention de romancier, et von Baër lui-même, tout habitué qu'il fût aux transformations bizarres des embryons, n'osa pas ajouter foi aux affirmations du voyageur.

Les questions posées par les observations de Cuvier, de Lesueur et de Chamisso allaient bientôt s'élargir, se rattacher les unes aux autres et recevoir enfin une réponse commune. En 1828, Michael Sars, pasteur successivement à Kinn et à Mauger, en Norwège, découvrait une sorte de polype, ayant la forme extérieure d'une hydre, auquel il donnait le nom de scyphistome. En même temps, il décrivait un autre polype, le strobile, différant du premier par son corps cylindrique divisé en une série d'anneaux superposés, dont chacun ressemblait à une petite méduse. Quelques années après, en 1835, il reconnaissait que le scyphistome par les progrès de sa croissance se transformait en strobile, et que, de plus, chacun des anneaux du strobile se métamorphosait peu à peu, prenait l'aspect d'une petite méduse, finissait par se détacher des anneaux placés au-dessous de lui et nageait alors librement dans la mer. Sars donna à ces petites méduses le nom d'Ephyres, il en suivit les transformations ultérieures et obtint enfin, en 1837, ces grandes méduses connues sous les noms d'Aurélies et de Cyanées. Cuvier avait placé les polypes et les méduses dans deux classes bien distinctes de son embranchement des rayonnes: ces deux classes devaient être désormais confondues en une seule. On s'aperçut d'ailleurs bien vite qu'on se trouvait en présence d'une succession de phénomènes évidemment analogues à ceux qu'avait observés Chamisso, mais plus étranges encore. Il s'agissait d'en trouver l'explication ou tout au moins la loi; on se mit à l'œuvre.

Le professeur Lovén, de Stockholm, découvrit bientôt que les colonies arborescentes d'autres polypes hydraires, les campanulaires et les syncorynes, produisent aussi des méduses qui poussent sur elles comme des fleurs sur un végétal et se détachent ensuite[109]; Von Siebold, Dujardin, M. de Quatrefages, Desor, M. Van Beneden, Max Schultze, font à leur tour des observations analogues qu'étendent ensuite considérablement et coordonnent les magnifiques publications d'Allman. Le fait que des animaux de forme déterminée peuvent donner naissance à des animaux de forme absolument différente est désormais complètement établi.

On se souvient alors que l'histoire des helminthes ou vers parasites est pleine de faits singuliers et encore en grande partie inexpliqués. Swammerdamm[110], Bojanus[111], Von Baër[112], Carus[113] ont vu des vers inférieurs en forme de têtard, des cercaires ou même des helminthes bien connus, des distomes, se former à l'intérieur d'organismes vivants, eux-mêmes parasites. Fröhlich[114], Zeder[115], Von Siebold ont vu un embryon cilié tout différent de ses parents sortir de l'œuf des monostomes et des amphistomes, et cet embryon, suivant les observations de Siebold, contenait déjà un organisme en voie de formation ayant lui-même une forme toute particulière.

Dans la classe des cestoïdes ou vers solitaires, Pallas, Göze ont remarqué d'étonnantes ressemblances entre des vers courts pourvus d'une grosse vésicule à l'une de leurs extrémités, les cysticerques, et les véritables ténias. Bonnet[116] a pressenti en 1762 que les ténias ne devaient pas rester indéfiniment dans le même hôte. On se demande si la reproduction demeurée mystérieuse de ces animaux ne présente pas des phénomènes semblables à ceux qui ont été observés chez les salpes et polypes hydraires. Le moment est venu de coordonner tous ces faits merveilleux. Un jeune savant, alors lecteur à l'académie de Sorö, depuis professeur à l'université de Copenhague, Japetus Steenstrup, accomplit cette tâche en 1842 et s'efforça de ramener à une même loi les phénomènes en apparence de la reproduction des salpes, des méduses, des cestoïdes et des trématodes[117].

Le fait dominant dans la reproduction de tous ces animaux, c'est qu'un être sexué, de forme déterminée, donne naissance à des êtres asexués, qui ne lui ressemblent pas, mais qui produisent eux-mêmes, par une sorte de bourgeonnement ou par division de leur corps, de nouveaux êtres sexués semblables à ceux dont ils sont issus. Les formes sexuées et asexuées alternent donc régulièrement; aussi Steenstrup appelle-t-il les phénomènes qu'il s'agit d'expliquer phénomènes de génération alternante. Il détermine ensuite de la plus ingénieuse façon la signification des formes différentes qui se succèdent.

Sars et Lovén avaient vu dans le scyphistome un véritable polype d'une structure infiniment plus simple que celle de la méduse; dans leur opinion le polype était une larve dont la méduse était la forme parfaite; comme les insectes, les méduses n'arrivaient, suivant eux, à leur forme définitive qu'après avoir subi une métamorphose; seulement la métamorphose qui, chez les insectes, porte sur le même individu, était censée porter chez les méduses, sur deux ou plusieurs générations successives. Steenstrup établit au contraire que le scyphistome et la méduse sont deux êtres équivalents, l'un asexué, l'autre sexué. L'individu sexué produit les œufs, mais il meurt avant d'avoir pu mener à bien l'éducation des larves; cette éducation est confiée à l'individu asexué, au scyphistome. Le scyphistome n'est autre chose que l'aîné d'une génération dont il doit assurer le développement; c'est un être condamné au célibat dans l'intérêt de ses frères auxquels il se consacre entièrement; M. Steenstrup lui donne le nom de nourrice. De même, chez les abeilles, les fourmis, les termites, des œufs pondus par les femelles, un certain nombre seulement produisent des individus sexués, les autres ne produisent que des neutres chargés de l'élevage des jeunes et de tous les travaux qui assurent l'existence de la communauté. Chez ces insectes les neutres se distinguent des individus sexués, comme ceux-ci se distinguent entre eux; il n'est donc pas étonnant que le scyphistome, méduse neutre, diffère de l'aurélie, sa mère, qui est sexuée. Le même raisonnement peut être appliqué aux distomes et, avec plus de raison encore, aux salpes; il semble donc que les phénomènes singuliers de la génération alternante rentrent dans la loi commune, qu'ils soient dus à de simples différences dans la forme des individus, différences analogues aux différences sexuelles, et à un mode d'élevage des jeunes dont les insectes ont déjà offert des exemples.

La théorie de M. Steenstrup, basée sur des faits bien observés non seulement par lui, mais aussi par ses prédécesseurs, eut un vif succès; elle a été depuis contestée, modifiée, développée; il est hors de doute néanmoins qu'elle est absolument d'accord avec les résultats d'un certain nombre de recherches récentes. Chez les salpes, ce sont des œufs formés dans les salpes solitaires qui se développent dans les Salpes agrégées; chez les pucerons, M. Balbiani affirme que la formation et la fécondation des œufs précèdent l'apparition de l'individu qui semble les avoir engendrés; les conditions de la reproduction dans les colonies nous avaient conduit à affirmer en 1881[118] que l'œuf dans ces agrégations d'animaux est la propriété indivise de la colonie et non pas celle d'un individu déterminé; diverses observations, notamment celles, de M. Rouzaud, encore inédites, et celles récemment publiées, de M. de Varennes, ont conduit tout récemment à constater sur les colonies de polypes hydraires que l'œuf se produit dans les parties de la colonie que leur situation ne permet d'attribuer en propre à aucun polype, et c'est bien longtemps après l'apparition des œufs que se constituent les méduses dans lesquelles ils achèveront de mûrir et seront fécondés. Mais, comme toutes les explications basées sur la finalité des phénomènes, la théorie des générations alternantes telle qu'elle a été développée par l'illustre zoologiste danois ne s'applique qu'aux cas relativement rares où il s'est établi une adaptation, un accord entre deux catégories très générales de phénomènes d'ailleurs sans rapport immédiat: 1° la formation de l'œuf dans un animal ou dans une colonie; 2° la reproduction par bourgeonnement de cet animal, de cette colonie.

Effectivement, dans le même groupe zoologique, on trouve tous les intermédiaires entre les cas où le bourgeonnement est produit d'une façon tout à fait indépendante et celui où il est lié à la formation des œufs, entre les cas où les individus nés par bourgeonnement sont tous identiques à leurs parents, comme chez beaucoup de polypes hydraires et de vers annelés, et ceux où ils en diffèrent profondément. L'existence de deux modes de reproduction, la reproduction par œufs et la reproduction par bourgeons, est, pour M. Van Beneden, le phénomène général dont la génération alternante n'est qu'un cas particulier[119]; le savant professeur de Louvain désigne ce phénomène général, destitué de toute finalité, sous le nom de digénèse.

À cette notion importante de la digénèse, Leuckart, faisant à la génération alternante une application heureuse de la loi de la division du travail physiologique de M. Milne Edwards, ajoute la notion du polymorphisme[120]. Les individus qui produisent les œufs, ceux qui ne produisent que des bourgeons peuvent avoir des rôles divers à jouer, s'être adaptés à des conditions d'existence différentes; chacun doit prendre dès lors une apparence et des caractères conformes à sa fonction: la génération alternante n'est qu'un cas particulier de ces adaptations variées. Ainsi que Steenstrup l'admettait déjà, c'est bien un phénomène du même ordre que celui qui amène des différences de forme entre les mâles et les femelles, entre les individus sexués et les neutres des sociétés d'abeilles, de fourmis et de termites, entre les neutres même de ces dernières sociétés, lorsqu'ils ont des rôles différents à jouer. Les individus dissemblables nés les uns des autres ne se séparent pas nécessairement: ils peuvent demeurer unis entre eux et former ainsi des colonies dont les membres présentent une plus ou moins grande diversité de structure. M. Leuckart explique ainsi l'étonnante organisation des siphonophores, véritables colonies mixtes d'hydres et de méduses, et qui possèdent cependant une individualité propre; les siphonophores, à leur tour, font mieux comprendre les pennatules, colonies de polypes coralliaires, dont Cuvier faisait des animaux à plusieurs bouches, et le phénomène exceptionnel, en apparence, qui a produit la génération alternante, se trouve prendre dès lors une extension considérable: il peut intervenir même dans la constitution régulière d'organismes, dont les diverses parties ne sont que des individus adaptés à des fonctions particulières. C'est ainsi qu'un siphonophore comprend des individus nourriciers, des individus préhenseurs, des individus locomoteurs, des individus reproducteurs, qui tous sont des polypes ou des méduses modifiées conformément à leur fonction spéciale, ayant pris, suivant une comparaison vulgaire, la figure de leur emploi. Leuckart entre ainsi dans une voie féconde, qu'il ne poursuit pas, à la vérité, jusqu'au bout; mais on pressent déjà qu'un lien intime va s'établir entre la théorie de la constitution des siphonophores et des autres animaux composés, telle que la comprend Leuckart, et la théorie de la constitution des animaux articulés, telle que l'ont formulée Audouin et M. Henri Milne Edwards, ou plutôt ce lien a été établi d'avance par Dugès, alors qu'il n'était même pas question des générations alternantes: la loi du polymorphisme de Leuckart n'est, en définitive, qu'une application à quelques faits nouveaux ou mieux connus des principes développés dans le Mémoire sur la conformité organique dans l'échelle animale, publié vingt ans auparavant.

Avoir constaté que les animaux possèdent deux modes de reproduction différents, avoir montré que ces deux modes de reproduction déterminent l'apparition, dans la même espèce animale, de formes organiques dissemblables, n'est pas encore avoir expliqué comment l'ensemble de phénomènes qui dépendent de ces deux modes de reproduction se trouvent si fréquemment en rapport étroit. Richard Owen, suivant une voie qui lui est propre, se demande, de son côté, si la reproduction sexuée et la reproduction agame, à laquelle il donne le nom de métagenèse, ne peuvent pas être rattachées l'une à l'autre; il essaye d'obtenir ce résultat et d'expliquer du même coup la faculté si curieuse de se reproduire sans fécondation préalable que Leuwenhoek, puis Charles Bonnet avaient observée chez les femelles des pucerons. Ce phénomène de la reproduction sans fécondation ou, pour nous servir d'une autre expression d'Owen, de la parthénogenèse, reconnu depuis chez les abeilles, les guêpes, les cynips, plusieurs diptères et divers papillons, chez quelques crustacés, chez les rotifères, chez plusieurs vers inférieurs, ce phénomène, plus répandu qu'on ne l'avait cru d'abord, devient le point de départ de toute la théorie de l'illustre savant anglais[121]. La parthénogenèse n'est d'ailleurs qu'une apparence: en réalité, toute évolution, suivant Richard Owen, a pour point de départ l'union d'un élément mâle et d'un élément femelle. Après la fécondation, l'élément femelle, l'œuf, se divise, et tout être vivant n'est que l'assemblage des éléments provenant de cette division, répétée un nombre immense de fois, de l'élément primitif. Mais cette division des éléments constitutifs de l'être vivant n'est elle-même qu'une reproduction; elle se poursuit parce que chaque élément, en se divisant, lègue aux éléments qui le remplacent une part de l'activité que l'œuf a reçue de l'élément fécondateur, du spermatozoïde, et qu'il doit tout entière à ce dernier. Or le pouvoir fécondateur du spermatozoïde est limité: il ne peut provoquer qu'un nombre déterminé de divisions, ne s'étend qu'à un nombre fini d'éléments anatomiques. De là la limitation de la taille, la vieillesse et la mort, que l'on observe chez tous les êtres vivants. Dans certains cas, tous les éléments anatomiques nés de la division de l'œuf sont employés à la constitution d'un individu unique; c'est ce qui arrive chez les animaux supérieurs; dans d'autres cas, le pouvoir fécondateur du spermatozoïde n'est pas encore épuisé lorsque l'individu s'est déjà constitué; cet individu est alors toujours une femelle; il ne se produit d'individus mâles que lorsque le pouvoir fécondateur est sur le point d'atteindre sa limite. Jusque-là, le pouvoir reproducteur conservé par les individus femelles qui se succèdent peut se manifester chez eux de façons diverses; tantôt ces femelles produisent des œufs qui sont capables de se développer sans fécondation nouvelle: c'est ce qu'on observe chez les pucerons, les abeilles, les daphnies, etc.; tantôt elles produisent des bourgeons intérieurs qui s'organisent en nouveaux individus, comme on le voit chez les trématodes; tantôt elles poussent des bourgeons extérieurs qui peuvent se détacher et devenir autant d'êtres indépendants ou demeurer unis entre eux. Dans le premier, comme dans le second cas, les individus nouveaux peuvent revêtir, suivant leurs fonctions diverses, des caractères spéciaux; s'ils se séparent, on se trouve en présence du phénomène des générations alternantes; s'ils demeurent unis, il se produit des colonies telles que celles des polypes hydraires, des siphonophores, des coralliaires, des bryozoaires, des ascidies composées, des cestoïdes.

La théorie de la parthénogenèse, ainsi comprise, présente un caractère de grande généralité; elle relie entre eux une multitude de faits dont les rapports n'avaient même pas été entrevus. Le développement de l'individu, tel que nous le montrent les animaux supérieurs, se trouve notamment compris dans un ensemble de phénomènes dont la formation des colonies, la génération alternante et la parthénogenèse font également partie. Tous les phénomènes de la reproduction sont ramenés à un même type diversement modifié dans le détail et dont la fécondation est le point de départ. Malheureusement, comme l'ont fait remarquer Huxley, W. Carpenter et M. de Quatrefages, ce point de départ ne saurait être admis. Il est avéré que, dans des circonstances favorables, la faculté de produire sans fécondation peut être prolongée sinon indéfiniment, du moins très longtemps chez les femelles des pucerons; il en est de même de la faculté de bourgeonner chez les Hydres; il n'y a donc pas lieu d'attribuer au spermatozoïde un pouvoir fécondant limité; on connaît d'autre part un assez grand nombre d'êtres inférieurs, parmi lesquels peut-être tous les infusoires, dont la reproduction s'accomplit toujours sans fécondation, et souvent cet acte, borné à la fusion de deux protoplasmes d'apparence identique, se confond avec les phénomènes dits de conjugaison. La base de la théorie de la parthénogenèse disparaît donc; mais il ne s'ensuit pas que tout rapport s'évanouisse entre les faits rapprochés par Owen. Dans les phénomènes initiaux du développement chez la plupart des animaux, comme des végétaux, il y a deux choses: 1° la division de l'élément primitif de l'œuf, en un nombre de plus en plus grand d'éléments dérivés; 2° la fécondation. Entre ces deux phénomènes généralement concomitants, Richard Owen admet un rapport de cause à effet, et, pour lui, celui des deux phénomènes qui détermine l'autre, c'est la fécondation. Mais ce choix est arbitraire; la coïncidence habituelle des deux phénomènes peut très bien n'être qu'un phénomène d'adaptation; la fécondation peut être devenue nécessaire au développement dans des conditions déterminées, sans lui avoir toujours été indispensable, et dès lors le phénomène important, le phénomène dominateur, en quelque sorte, c'est le phénomène de segmentation de l'œuf que nous voyons être, en effet, le plus général. Ce phénomène se ramène lui-même à une propriété commune à tous les éléments vivants capables d'évolution, celle de se diviser dès que leur incessante nutrition les a amenés à une certaine taille. Cette propriété suffit[122] pour expliquer les uns par les autres et rattacher entre eux tous les phénomènes entre lesquels a cherché à établir un lien le savant illustre qu'on a justement appelé le Cuvier anglais.

Là encore, une modification légère, une retouche de peu d'importance suffit pour rendre toute sa valeur à une théorie qui semblait sur le point de succomber, et, qu'on le remarque, des théories successives qui ont été présentées jusqu'ici relativement aux phénomènes que nous étudions, aucune, quoi qu'il en semble, ne doit disparaître: toutes viennent se ranger comme des chapitres spéciaux, des corollaires importants d'une théorie plus générale qu'elles complètent et qui leur donne à son tour plus d'intérêt. Il est exact, en effet, que la nécessité où se trouvent non seulement les éléments anatomiques, mais encore les organismes qu'ils constituent, de se diviser en individualités distinctes lorsqu'ils ont acquis un certain développement, détermine l'existence de deux modes de reproduction, l'un qui exige la fécondation, l'autre qui ne l'exige pas. L'ensemble des phénomènes de reproduction qui sont les plus généraux et qui n'exigent pas la fécondation peut être désigné sous le nom choisi par M. Owen de métagenèse. Lorsque des espèces vivantes combinent à divers degrés ces deux modes de reproduction, qui peuvent être indépendants, il y a, comme le dit M. Van Beneden, digenèse. Si les individus qui se forment sans fécondation préalable ont pour point de départ un élément plus ou moins semblable à un œuf, il y a parthénogenèse au sens absolu de ce mot. Lorsque les divers individus issus d'un œuf fécondé ont à remplir des fonctions différentes, lorsqu'il y a entre eux une division du travail physiologique nécessaire à la conservation de l'espèce, ils revêtent des formes différentes; le polymorphisme accomplit, comme le veut M. Leuckart, son œuvre de complication, dont un cas particulier est ce qu'on a appelé la génération alternante. Il est également vrai, comme le pense M. Steenstrup, que la génération alternante peut avoir pour effet de constituer par voie agame des individus qui jouent le rôle de nourrices par rapport à ceux qui sont produits par voie sexuée et qui sont réellement leurs frères.

Mais la métagenèse peut encore avoir une autre conséquence importante sur laquelle M. de Quatrefages a particulièrement insisté[123]. Grâce à elle, un œuf unique ne produit pas un seul individu; il en produit un nombre plus ou moins grand, parfois illimité, et sa puissance prolifique se trouve ainsi multipliée dans une proportion considérable; l'œuf engendre non pas un organisme, mais toute une génération d'organismes; cet engendrement d'une génération tout entière est ce que le savant professeur du Muséum appelle une généagénèse. La généagénèse est particulièrement précieuse pour les animaux inférieurs, doués d'une faible résistance vitale, pour les parasites qui ont à courir mille dangers avant d'arriver à l'hôte dans lequel ils doivent vivre, et c'est, en effet, chez tout ce menu peuple du règne animal qu'elle se rencontre. Mais tout en montrant l'importance, en quelque sorte pratique, de la généagénèse, M. de Quatrefages ne la considère pas, tant s'en faut, comme un phénomène isolé, particulier seulement à certains organismes. Tout d'abord, la raison d'être de la généagénèse est la même que celle de la métamorphose, aussi ces deux phénomènes peuvent-ils venir se compliquer réciproquement et se pénétrer au point qu'il est impossible de dire où finit l'un et où commence l'autre. De même que la généagénèse, la métamorphose se rattache à une augmentation de la puissance prolifique de chaque individu; une telle augmentation peut, en effet, être obtenue soit en multipliant le nombre des organismes qu'un seul œuf peut produire, soit en multipliant le nombre des œufs que chaque femelle peut pondre. Mais, comme le corps des femelles ne peut grossir indéfiniment, un accroissement du nombre des œufs ne peut être obtenu qu'à la condition que le volume de ces œufs se réduise. Tout œuf contient deux catégories de matériaux, ceux à l'aide desquels l'embryon se constitue, ceux à l'aide desquels il se nourrit; ces derniers sont évidemment les moins importants, c'est sur ceux que portera la réduction. D'autre part, aucun animal n'arrive à son complet développement sans avoir subi un grand nombre de métamorphoses, qu'il accomplit, en général, dans l'œuf chez les animaux supérieurs; lorsque les matériaux nutritifs accumulés dans l'œuf ne sont plus en quantité suffisante pour amener l'embryon au terme de son évolution, l'embryon éclot avant d'avoir revêtu sa forme définitive; il recherche lui-même le supplément de nourriture qui lui est nécessaire pour assurer la suite de son évolution et continue hors de l'œuf les transformations qu'il aurait dû éprouver sous ses enveloppes. Les larves des insectes ne sont, en conséquence, que des embryons nés avant terme, devenus capables de subsister par eux-mêmes et continuant librement leur évolution. Chez les animaux supérieurs, l'accroissement du corps de l'animal et ses métamorphoses marchent de pair, ne sont pour ainsi dire que le même phénomène, au lieu de s'accomplir successivement comme chez les insectes et beaucoup d'autres animaux inférieurs; mais les métamorphoses n'en subsistent pas moins; le phénomène demeure le même chez les insectes et chez les vertébrés; la seule différence que l'on constate entre eux porte seulement sur l'époque de la vie où s'accomplissent les changements les plus apparents.

Ici se manifeste entre les métamorphoses et le généagénèse un lien nouveau, qui cette fois n'est plus téléologique, mais bien essentiellement morphologique. Maintes fois, dans ses travaux, M. de Quatrefages a eu à comparer le mode de croissance des vers annelés avec le mode de croissance des colonies de polypes hydraires; les nouveaux anneaux d'une annélide se forment exactement de la même façon que les nouveaux polypes dans une colonie d'hydraires. Il est manifeste que chez les annélides la formation des nouveaux anneaux fait essentiellement partie des phénomènes d'accroissement du corps de l'animal et que ces phénomènes sont, à leur tour, en partie comparables aux phénomènes de l'accroissement du corps chez les animaux supérieurs, tels que les mammifères. La formation des colonies de polypes est donc ramenée à un phénomène bien plus connu, tout à fait vulgaire, l'accroissement du corps; il n'y a de particulier à ces colonies que leur forme arborescente.

Mais, chez les annélides, la formation des nouveaux anneaux aboutit souvent à la constitution d'individus autonomes, qui ne sont eux-mêmes qu'un résultat de l'accroissement de l'organisme dont il se détache; la même chose a lieu dans les colonies de polypes et conduit à la formation de nouvelles colonies: c'est le phénomène de la digenèse. L'accroissement, chez les animaux supérieurs, se complique toujours de métamorphoses; il en est de même chez les vers annelés; aussi le nouvel individu qui se forme peut-il différer notablement de son parent; c'est le cas des autolytes et des syllis; c'est aussi exactement le cas des salpes agrégées par rapport aux salpes solitaires, de méduses par rapport aux hydres, et de tous les cas où il y a génération alternante.

«Ainsi, dit M. de Quatrefages[124], toute génération agame se rattache à l'accroissement proprement dit. Ce phénomène se manifeste tantôt par l'augmentation de volume des parties, tantôt par la multiplication de ces mêmes parties. Or, dans ce dernier cas, il arrive souvent que chaque partie surajoutée réunit un ensemble qui en fait presque un individu. Chez les Annélides, par exemple, dans la plus grande étendue du corps, chaque anneau possède son centre nerveux, son appareil locomoteur, son système vasculaire, sa grande poche digestive, ses organes reproducteurs, le tout semblable à ce qui existe dans l'anneau qui précède et dans celui qui suit. Un pas de plus, et chaque anneau pourra se suffire à lui-même. Il ne lui manque, à vrai dire, qu'une bouche et des organes de sens. Dans les syllis, les myrianes, les naïs, cette bouche s'ouvre, ces organes naissent sur un anneau spécial, il est vrai, mais qui se forme exactement comme les autres. Tous les anneaux placés en arrière de cette tête accidentelle lui obéissent. Une individualité nouvelle s'est formée, et cette individualité a son origine dans un ensemble de phénomènes qui ne diffèrent en rien de ceux de l'accroissement tels qu'on les observe dans la classe entière. Entre ces phénomènes et la gemmation de l'hydre, celle du strobile, telle que l'a observée M. Desor, ou la segmentation du même être telle que l'a décrite M. Sars, il n'y a évidemment aucune distinction fondamentale. La forme seule des espèces, les lois de leur accroissement individuel suffisent pour expliquer les différences apparentes. Ainsi l'on passe de la simple croissance des mammifères au bourgeonnement par des nuances insensibles; et tout nous ramène à cette importante conclusion que le bourgeonnement et par conséquent la reproduction agame ne sont, au fond, qu'un phénomène d'accroissement

Ainsi, pour M. de Quatrefages, le corps d'un mammifère, l'ensemble des individus qui sont issus de l'œuf d'une syllis, d'une myriane, d'une naïs, la réunion des polypes qui forment une colonie et des méduses qui s'en détachent sont choses équivalentes.

«Une fois placé à ce point de vue, poursuit-il, nous comprenons très bien pourquoi la génération agame ne saurait être indéfinie. Dans tout animal, l'accroissement a des limites fixées d'avance. Si le bourgeonnement n'est qu'une forme de l'accroissement, il doit forcément avoir un terme. Il ne peut donc suffire à perpétuer l'espèce. Dès lors, l'intervention d'un autre mode de génération devient une nécessité à laquelle ne saurait échapper aucune espèce animale.»

Ainsi se trouve justifié le retour périodique de la reproduction sexuée, ainsi se trouvent en même temps rapprochés, sans qu'il soit besoin d'aucune hypothèse, les faits qui avaient conduit Richard Owen à attribuer aux éléments spermatiques un pouvoir fécondateur limité. Comme Cuvier, comme Dugès, et par des motifs autrement puissants, M. de Quatrefages assimile les colonies que forment si fréquemment les animaux inférieurs à ce que nous nommons l'individu chez les animaux supérieurs; mais, de même que Dugès avait donné à l'idée de Cuvier une importance toute nouvelle en montrant ses applications à l'anatomie comparée, M. de Quatrefages donne à son tour une valeur inattendue à la théorie de Dugès par la féconde application qu'il en fait aux plus compliqués des phénomènes de reproduction.

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M. Henri Milne Edwards s'est proposé de constituer, comme Richard Owen, une théorie tout à fait générale des phénomènes de reproduction, dans laquelle il cherche à établir un parallélisme absolu entre les phénomènes de la génération alternante et les procédés ordinaires de la génération sexuée. Pour l'illustre doyen de la Faculté des sciences de Paris, les phénomènes que présentent, dans leur développement, les salpes et les méduses, loin d'être une exception, sont, au contraire, la règle générale. Tout animal commence par être une simple vésicule, ayant qualité d'être vivant et qu'on peut appeler le protoblaste. Le protoblaste est le plus souvent contenu dans l'œuf, c'est la vésicule germinative; il y termine généralement sa courte existence, mais il peut aussi mener une vie indépendante: tel est le cas de l'embryon cilié des distomes. Avant de mourir ou de disparaître, le protoblaste produit par bourgeonnement un organisme plus compliqué, le métazoaire: c'est le polype hydraire dans le cas des méduses, la salpe solitaire chez les tuniciers, le blastoderme chez les vertébrés; le métazoaire n'a, lui aussi, en général, qu'une existence temporaire: il disparaît ordinairement comme le protoblaste et comme lui produit, avant de mourir, l'animal définitif, l'animal chargé de perpétuer l'espèce, par voie de génération sexuée, le typozoaire. Les protoblastes peuvent se multiplier sous leur forme simple et produire, en conséquence, un ou plusieurs métazoaires; les métazoaires peuvent produire plusieurs typozoaires ou n'en produire qu'un seul avec lequel ils se confondent quelquefois; c'est dans cette aptitude plus ou moins grande à la reproduction présentée par les termes successifs de cette série, que sont dues les différences observées dans le développement des animaux. On cesse donc de s'étonner d'un phénomène qui est absolument général.

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En comparant entre elles les diverses théories que nous venons d'exposer et qui toutes ont pour but de donner une explication des mêmes phénomènes, on sera sans doute étonné de voir combien sont différentes les tendances de leurs auteurs. Pour un physicien, le point de départ de toute théorie est un phénomène simple, dont on a rigoureusement établi les conditions déterminantes et les lois, dont on poursuit les modifications diverses à travers des circonstances de plus en plus compliquées; sur ce point tous les physiciens sont d'accord, et nous pourrions ajouter que les physiciens sont eux-mêmes d'accord, sur le but poursuivi par toute théorie, avec les chimistes et les astronomes. En un mot, pour tous les savants qui cultivent les sciences physiques, expliquer un phénomène complexe, c'est montrer comment il se rattache à un autre phénomène très simple, connu dans tous ses détails, quand on le dégage des circonstances accessoires qui interviennent pour le modifier. Tous les phénomènes astronomiques sont ainsi rattachés au phénomène simple de l'attraction des corps, et l'astronomie tout entière n'est que le développement de cette loi: Les corps s'attirent proportionnellement au produit de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. Tous les phénomènes de l'acoustique et de l'optique sont ramenés de même au mouvement du pendule; l'optique et l'acoustique théoriques sont le développement des équations du mouvement vibratoire. Les transformations diverses de la chaleur sont toutes ramenées à un phénomène simple, réchauffement d'un corps en mouvement brusquement arrêté dans sa course, et la théorie mécanique de la chaleur est le développement de l'équation qui établit l'équivalence entre la quantité de mouvement disparu et la quantité de chaleur produite. Tous les phénomènes électrodynamiques se ramènent encore à l'attraction d'un élément de courant sur un élément de courant, et l'électrodynamique est le développement d'une équation aussi simple que les précédentes. Ainsi, nous ne saurions trop le répéter, dans toutes les branches des sciences physiques, les savants sont absolument d'accord sur la signification du mot expliquer; pour chaque catégorie de phénomènes, ils remontent de proche en proche à un phénomène simple, dont ils déterminent expérimentalement les lois, et ils cherchent comment ce phénomène se modifiera dans toutes les conditions précises que l'on pourra imaginer. C'est là la méthode des sciences expérimentales, et le plus beau titre de gloire des Bichat et des Claude Bernard est surtout d'avoir montré que cette méthode pouvait être appliquée dans toute sa rigueur à la physiologie, à la condition de remonter jusqu'aux propriétés fondamentales des éléments anatomiques.

Les naturalistes paraissent au contraire se faire les idées les plus diverses de ce qu'ils appellent une explication; ils semblent, lorsqu'ils établissent une théorie, poursuivre les buts les plus différents. Steenstrup, dans sa théorie des générations alternantes, M. de Quatrefages, dans une partie de sa théorie de la généagénèse, cherchent avant tout à déterminer la fin des phénomènes qu'ils exposent, et sont en cela les disciples de Cuvier qui n'admettait, en histoire naturelle, d'autres explications que celles qui résultent de l'application du principe des causes finales. Leuckart, en exposant sa théorie du polymorphisme, Van Beneden, en développant ses idées sur la digenèse, constatent simplement que des phénomènes que l'on croyait exceptionnels se retrouvent dans un beaucoup plus grand nombre de groupes organiques qu'on ne l'avait pensé; ils rattachent ces phénomènes à d'autres plus simples et plus généraux, mais qui sont cependant limités à une partie du règne animal et demeurent mystérieux; Richard Owen se borne à chercher une hypothèse qui pourrait relier entre eux deux catégories de phénomènes considérées comme distinctes; M. de Quatrefages, dans une autre partie de sa théorie, et M. Milne Edwards démontrent qu'un ensemble de phénomènes donnés comme propres à certains organismes se retrouvent plus ou moins modifiés dans le règne animal tout entier; mais ils prennent les phénomènes observés chez les vertébrés supérieurs comme des termes de comparaison et y ramènent ceux que présentent les organismes inférieurs: ce sont les phénomènes si complexes de la génération sexuée, les phénomènes plus complexes encore du développement embryogénique chez les animaux supérieurs qui leur servent de point de départ, et c'est avec eux qu'ils cherchent à comparer les phénomènes observés chez les animaux inférieurs; la marche suivie par les deux illustres naturalistes français est donc exactement inverse de celle que suivent les physiciens. Ces divergences sont une conséquence pour ainsi dire inévitable de ce fait qu'en histoire naturelle l'homme, se proposant d'apprendre à connaître des êtres plus ou moins semblables à lui, s'est pris lui-même comme le modèle le plus parfait des êtres organisés. Il a recherché chez les animaux des organes, des fonctions, des actes analogues aux siens et, croyant se connaître lui-même, s'attribuant d'ailleurs une origine divine, a été conduit à considérer comme des explications toutes les analogies qu'il apercevait entre lui-même et les êtres dont il faisait l'objet de ses études. Dans l'hypothèse de la fixité des espèces, cette façon de poser le problème de la nature était d'ailleurs peut-être la plus rationnelle.

Dans l'hypothèse de la descendance, le problème est au contraire renversé et la méthode d'explication ramenée à la méthode des sciences expérimentales. L'homme n'est plus le modèle sur lequel tout est construit, auquel tout doit être ramené; c'est au contraire l'être à expliquer, le dernier terme auquel la théorie doit aboutir, la plus compliquée des énigmes dont elle doit donner la solution. Les explications ne doivent plus être de simples comparaisons, de simples généralisations; elles doivent établir entre les divers phénomènes des relations de cause à effet. En ce qui concerne spécialement les phénomènes compris sous les noms de génération alternante, de digénèse, de généagénèse, de parthénogenèse, ils ne peuvent être vraiment expliqués qu'en partant des propriétés reproductrices des êtres les plus simples; leur explication étant une fois trouvée, se posera ensuite la question de savoir dans quelle mesure ils peuvent, à leur tour, servir à expliquer les phénomènes de développement qu'on observe chez les animaux supérieurs et chez l'homme.

Mais il n'était possible de remplir un tel programme qu'à la condition d'avoir au préalable réduit l'être vivant en ses éléments, d'avoir déterminé les caractères, les propriétés, les facultés des êtres vivants les plus simples, problème préliminaire, dont la théorie cellulaire que nous devons maintenant faire connaître a, sans aucun doute, beaucoup avancé la solution.

CHAPITRE XVIII

LA THÉORIE CELLULAIRE ET LA CONSTITUTION DE L'INDIVIDU

Pixel: les membranes.—Bichat: les tissus; leurs propriétés générales.—Dujardin: le sarcode.—Schleiden: les cellules végétales.—Schwann: extension aux animaux de la théorie cellulaire.—Prévost et Dumas: la segmentation du vitellus de l'œuf.—Recherches relatives à l'origine des cellules ou éléments anatomiques de l'organisme; signification de l'œuf.—Définition de la cellule; le protoplasme et les plastides.—Constitution des individus les plus simples.—Colonies animales; nombreuses transitions entre les colonies et les individus d'ordre supérieur.—Isidore Geoffroy-St-Hilaire: la vie coloniale signe d'infériorité.—M. de Lacaze-Duthiers: opposition entre les invertébrés et les vertébrés.—Théorie générale de l'individualité animale.

Dans les écrits des philosophes, des naturalistes et des médecins, on voit souvent revenir, jusqu'au commencement du XIXe siècle, les mots de substance vivante, de molécules organiques, de matière animée, d'organes, de tissus; mais nulle part ces expressions ne reçoivent de définition précise. Chez les animaux supérieurs, on distingue de la chair, de la graisse, des os, des nerfs, des tendons, des vaisseaux, des membranes; mais de quoi sont faits la chair, la graisse, les os, les nerfs, les tendons, les vaisseaux, les membranes? Les connaissances sur ce point ne vont pas au delà de la notion de la fibre avec laquelle les muscles et les nerfs ont familiarisé les anatomistes.

Un médecin éminent, Pinel, cherchant à appliquer aux maladies les méthodes de classification des naturalistes, fut conduit à rattacher les caractères et la marche des diverses sortes d'inflammation à la nature des membranes qui en étaient le siège et à mettre ainsi en relief l'intérêt qu'il y avait pour la médecine à connaître d'une façon précise le mode de constitution de ces membranes et, par extension, celle des diverses parties du corps. Ce fut le problème que chercha à résoudre Bichat dans sa Dissertation sur les membranes et leurs rapports généraux d'organisation (1798), dans son Traité des membranes (1800), et surtout dans son Anatomie générale (1801), qui parut un an seulement avant sa mort. Dans le premier de ces ouvrages, le jeune anatomiste précise les ressemblances et les différences qui existent entre les membranes que l'on observe dans les diverses parties du corps, montre plus nettement qu'on ne l'avait fait avant lui que des membranes de même nature peuvent se trouver dans les parties les plus différentes de l'organisme, et fonde leur classification sur leur conformation extérieure, leur structure et leurs fonctions. Trois ans après, la méthode qu'il avait suivie dans ce travail était étendue à l'ensemble des systèmes organiques: il consacrait son anatomie générale à étudier isolément «et à présenter avec tous leurs attributs chacun des systèmes simples qui, par leurs combinaisons diverses, forment nos organes.» Il ramenait la physiologie, la pathologie, la thérapeutique, à la connaissance exacte des propriétés de ces «systèmes simples», considérés dans leur état naturel. L'anatomie générale devenait ainsi une science nouvelle à laquelle on a donné depuis le nom d'histologie.

«Tous les animaux, dit-il[125], sont un assemblage de divers organes, qui exécutent chacun une fonction, concourent, chacun à sa manière, à la conservation du tout. Ce sont autant de machines particulières dans la machine générale qui constitue l'individu. Or ces machines particulières sont elles-mêmes formées par plusieurs tissus de nature très différente et qui forment véritablement les éléments de ces organes. La chimie a ses corps simples, qui forment par les combinaisons diverses dont ils sont susceptibles les corps composés: tels sont le calorique, la lumière, l'hydrogène, l'oxygène, le carbone, l'azote, le phosphore, etc. De même, l'anatomie a ses tissus simples qui par leurs combinaisons quatre à quatre, six à six, huit à huit, etc., forment les organes. Ces tissus sont:

1° Le cellulaire. 2° Le nerveux de la vie animale. 3° Le nerveux de la vie organique. 4° L'artériel. 5° Le veineux. 6° Celui des exhalants. 7° Celui des absorbants et de leurs glandes. 8° L'osseux. 9° Le médullaire. 10° Le cartilagineux. 11° Le fibreux. 12° Le fibro-cartilagineux. 13° Le musculaire de la vie animale. 14° Le musculaire de la vie organique. 15° Le muqueux. 16° Le séreux, 17° Le synovial. 18° Le glanduleux. 19° Le dermoïde. 20° L'épidermoïde. 21° Le pileux.

«Voilà les véritables éléments organisés de nos parties. Quelles que soient celles où ils se rencontrent, leur nature est constamment la même, comme en chimie les corps simples ne varient point, quels que soient les composés qu'ils concourent à former.»

Entre ces divers tissus qui forment notre corps, qui possèdent chacun un mode d'organisation particulier, qui ont chacun, en conséquence, une sorte de vie spéciale concourant, pour sa part, à la vie générale de l'individu, entre ces éléments de l'être vivant, existe-t-il quelque analogie de constitution? Ces mêmes tissus se retrouvent-ils chez tous les animaux? Sont-ils à proprement parler les éléments ultimes dans lesquels puissent se résoudre les corps vivants? Ce sont des questions que le microscope va bientôt résoudre.

Pour Bichat la vie était une propriété des tissus, et les diverses façons sous lesquelles elle se manifeste étaient la conséquence des différents modes d'agencement de ces tissus. Mais, vers l'époque où il vivait, on songeait déjà à remonter des tissus à quelque chose de moins complexe. Oken pensait qu'une petite masse sphérique de gelée, le mucus primitif, le Urschleim, constituait le corps entier des êtres vivants les plus simples, des infusoires; il avait même présenté les organismes supérieurs comme des agrégats d'infusoires. Un moment, les travaux d'Ehrenberg avaient répandu dans la science l'opinion que la prétendue simplicité des infusoires n'était qu'une illusion, que la structure des êtres microscopiques était presque aussi compliquée que celle des animaux supérieurs. Dujardin, professeur à la Faculté des sciences de Rennes, établit le premier d'une façon incontestable, en 1835, que la vie pouvait s'allier avec une simplicité d'organisation telle que la supposait Oken; il donnait le nom de sarcode à une substance vivante amorphe, qui composait à elle seule le corps d'un assez grand nombre d'êtres inférieurs. Malgré les preuves positives que Dujardin donnait de l'existence du sarcode, cette substance, vivante par elle-même, fit à son apparition relativement peu de bruit dans la science.

Cependant l'étude microscopique de la structure des végétaux avait montré chez ces organismes une remarquable unité de structure. On savait depuis longtemps que leurs tissus présentaient une multitude de vacuoles plus ou moins semblables entre elles, qu'on désignait souvent sous le nom de cellules. En 1835, Johannes Müller avait signalé une structure semblable dans la corde dorsale des embryons de vertébrés, dans le cristallin, la choroïde, les masses graisseuses. Schleiden, en 1838, fit ressortir toute l'importance du rôle joué par la cellule dans l'organisation des végétaux, montra qu'on pouvait considérer ces êtres comme des associations de cellules, et définit en même temps ce qu'on devait entendre par ce mot: la cellule végétale est, suivant lui, un sphéroïde creux dont la paroi est généralement résistante et encroûtée de cellulose, dont le contenu est à demi fluide et se dispose autour d'une petite masse centrale, le noyau, contenant un ou plusieurs nucléoles. Plusieurs fois des éléments semblables avaient été soigneusement décrits chez les animaux. Théodore Schwann, frappé de la simplicité de la théorie de Schleiden, réunit, en 1839, tous les faits connus jusqu'à lui relativement à l'existence de cellules animales, et proclama à son tour que tous les animaux étaient formés de cellules ne différant de celles des végétaux que par la minceur ordinairement plus grande et par la plasticité de leur membrane d'enveloppe. Ces cellules se formaient, suivant lui, spontanément, soit à l'intérieur d'autres cellules, soit dans une substance amorphe interposée entre les cellules déjà existantes.

Étant donnée la définition des cellules admises par Schleiden et par Schwann, il était impossible de ne pas être frappé de l'identité de structure que l'œuf de la plupart des animaux présentait avec ces éléments. L'œuf était donc une cellule. En 1824, Prévost et Dumas avaient montré que le premier phénomène du développement consistait dans une segmentation plusieurs fois répétée du contenu de l'œuf. Bischoff et Reichert prouvèrent que les cellules constitutives du corps des animaux provenaient de ces sphères de segmentation, si bien que, dès 1844, Kölliker posait en principe que, contrairement à l'opinion de Schwann, «il n'existe nulle part, dans le développement embryonnaire, de formation libre de cellules; qu'au contraire toutes les parties élémentaires du futur embryon, de même que tous les éléments vivants de l'animal adulte, sont les descendants immédiats d'un élément primitif unique, l'œuf.» Les animaux sont donc des associations de cellules issues les unes des autres soit par division, soit par bourgeonnement, de sorte que de chacune d'elles on peut remonter par une série de générations jusqu'à l'œuf.

Comment concilier cette proposition, dans sa forme absolue, avec les observations de Dujardin sur les animaux uniquement formés de sarcode? Gela parut tout d'abord impossible à un assez grand nombre d'anatomistes éminents; mais la difficulté tenait simplement à l'idée que Schleiden et Schwann s'étaient faite de l'élément anatomique primitif. Des recherches multipliées finirent par montrer que, des trois parties constitutives de la cellule, la membrane d'enveloppe, le noyau et le contenu, une seule était essentielle: le contenu. La cellule paraît quelquefois réduite à sa membrane et à son noyau; mais alors tous les phénomènes vitaux ont cessé en elle; elle est morte. Le contenu est donc la partie vraiment vivante de l'élément anatomique; on lui a donné le nom de protoplasma (Max-Schultze). Mais ce protoplasma, par sa constitution et ses propriétés, est identique au sarcode de Dujardin. Les êtres sarcodiques peuvent donc être considérés désormais comme formés d'un ou plusieurs éléments anatomiques dépourvus de membrane d'enveloppe, comme le sont beaucoup d'éléments anatomiques des animaux supérieurs. Ils rentrent dans la règle générale, à la seule condition de définir l'élément anatomique comme une masse de protoplasma ou de sarcode, de taille limitée, douée d'une vie indépendante, produisant ordinairement un noyau à son intérieur et pouvant s'isoler en s'enveloppant d'une membrane plus ou moins résistante. L'élément, anatomique ainsi compris est ce que Hæckel a nommé un plastide, dénomination simple et que nous pouvons dès maintenant adopter, quoiqu'elle soit de date relativement récente.

Le protoplasma vivant n'est encore connu qu'à l'état de plastides, c'est-à-dire de masses limitées dont la dimension et la forme sont du reste extrêmement variables et que l'on peut considérer comme autant d'individus. On ne peut citer aucun exemple avéré de plastides se formant spontanément soit aux dépens des matières organiques libres, soit dans un milieu déjà organisé. Le plus grand nombre des histologistes ont à cet égard confirmé les affirmations de Kölliker, et les classiques recherches de M. Pasteur ont montré que, dans tous les cas où l'on avait cru voir des plastides ou des groupes de plastides se former spontanément en dehors des organismes, on avait été victime d'illusions. Tout plastide a donc été produit par un autre plastide.

Un plastide isolé peut produire des plastides qui, aussitôt formés, s'isolent les uns des autres; c'est le cas des êtres les plus simples. Mais d'un plastide unique peuvent aussi naître des plastides destinés à demeurer toujours associés, et c'est ce qui arrive pour tous les animaux, depuis les éponges et les polypes jusqu'à l'homme, pour tous les végétaux autres que les cryptogames monocellulaires. Tous les êtres vivants sont donc des associations de plastides, proposition fondamentale, qui est la base de l'histologie, et dont on doit surtout à Claude Bernard d'avoir fait nettement ressortir toute l'importance pour la physiologie générale.

Même dans leurs associations les plus complexes, les plastides qui constituent un être vivant ne perdent jamais complètement leur indépendance. Chacun d'eux vit pour son compte, comme un être autonome, et les diverses fonctions physiologiques de l'animal ne sont autre chose que la résultante des actes accomplis par un certain groupe de plastides. Il suit de là que la physiologie tout entière, disons plus, que l'histoire entière de la vie de l'animal ou du végétal n'est autre chose que celle des plastides qui le constituent. Si l'on pouvait compter les plastides d'un organisme, si l'on connaissait leurs positions respectives, leurs propriétés, leur filiation, non seulement on connaîtrait toutes les fonctions de cet organisme, mais on pourrait aussi retracer son développement embryogénique et prédire le sort qui l'attend. Les plastides sont donc, dans l'état actuel de la science, les éléments anatomiques dont les propriétés initiales dominent toute l'évolution organique, dont l'étude doit fournir le point de départ de toute théorie générale relative aux êtres vivants.

Tous les organismes commençant actuellement par n'être qu'un plastide unique, l'œuf animal ou l'œuf végétal, l'évolution embryogénique marchant réellement du simple au composé, et présentant des phénomènes d'autant plus complexes que l'être qu'il s'agit de tirer de l'œuf doit être lui-même plus compliqué, la méthode des sciences expérimentales indique que l'on doit, pour arriver à comprendre les phénomènes de développement et de reproduction chez les animaux supérieurs, en déterminer d'abord tous les traits chez les organismes inférieurs et s'élever graduellement jusqu'aux vertébrés les plus parfaits. Cela paraîtra une règle de simple bon sens; mais les vertébrés ayant été pendant longtemps les seuls animaux dont l'organisation était l'objet de sérieuses recherches, leur embryogénie a été, par cela même, la première qu'on ait étudiée, c'est à elle qu'on n'a cessé de vouloir ramener tous les phénomènes embryogéniques, comme on avait déjà cherché à y ramener les phénomènes de la génération alternante; de là, une méthode vicieuse d'explication qui pèse encore lourdement sur toutes les conceptions relatives à l'embryogénie générale[126].

Si l'on suit l'ordre logique, si l'on essaye de déterminer dans les types les plus inférieurs des éponges, des cœlentérés, des échinodermes, des vers, des articulés, quelle est la marche du développement, aussitôt une règle générale apparaît. L'œuf ne produit presque jamais directement un organisme semblable à celui d'où il provient; il produit d'abord un être très simple. Chez les éponges, chez les hydroméduses, c'est le premier individu de la colonie; chez les coralliaires, chez les échinodermes, c'est un organisme sans tentacules, sans bras, sans rayons, qui deviendra la partie centrale de l'animal adulte; chez les vers, c'est ce qu'on a appelé une trochosphère; chez les articulés, c'est un nauplius. La trochosphère et le nauplius représentent simplement le premier anneau du corps de l'animal en voie de formation. Ce premier anneau fait toujours partie de la tête de l'animal adulte et parfois la constitue à lui seul; il correspond exactement, au point de vue de son mode de formation, au premier individu de la colonie de polypes, à la partie centrale de l'animal rayonné. Il n'en diffère que parce qu'il demeure libre, tandis que le premier individu de la colonie de polypes ne tarde pas à se fixer au sol. Le premier polype, la trochosphère, le nauplius se correspondent aussi d'une façon complète au point de vue du rôle qu'ils auront à remplir dans la suite de l'évolution de l'animal: par un bourgeonnement plus ou moins irrégulier, le premier polype et ses descendants constitueront la colonie arborescente dont ils font partie; par un bourgeonnement périphérique la partie centrale du rayonné achèvera de produire l'animal adulte; par un bourgeonnement régulier, s'effectuant dans une direction unique, la trochosphère et le nauplius constitueront la chaîne d'anneaux qui composent le corps d'un ver annelé ou d'un arthropode. Entre les animaux formés de segments placés bout à bout et les colonies ramifiées de polypes, il n'y a de différence que relativement à la direction dans laquelle s'accomplit le bourgeonnement.

C'est ce que Charles Bonnet avait déjà compris lorsqu'il comparait l'organisation du ténia à celle des arbres, faisant remarquer que chacun des anneaux de cet animal pouvait être considéré comme un individu distinct, et lorsqu'il établissait[127] l'analogie intime qui existe, suivant lui, entre la reproduction des parties perdues chez les vers de terre et le bourgeonnement des plantes[128]. Cuvier avait pris, au contraire, la comparaison au rebours lorsqu'il considérait comme des animaux à plusieurs bouches les pennatules et les colonies de polypes; c'est aussi ce qu'avait fait Dugès, et c'est ce qui empêchait sa Théorie de la conformité organique, si féconde quand on en fait une application suivie à l'anatomie comparée, de se prêter à une systématisation complète des phénomènes embryogéniques. Nous avons vu cette systématisation tentée par M. de Quatrefages; mais là encore l'illustre savant, ayant pris l'homme comme point de départ, est conduit à rechercher des analogies, non à donner une explication dans le sens où les physiciens entendent ce mot.

Si l'on s'en tient à la méthode des physiciens comme le voulait déjà Bichat, cette explication doit être déduite des propriétés mêmes des éléments anatomiques des plastides vivant à l'état isolé. Or, ces propriétés sont les suivantes: 1° les plastides, dans des conditions convenables de nutrition, s'accroissent pendant un certain temps; 2° ceux de chaque sorte ne peuvent dépasser un certain maximum de taille, au delà duquel ils se divisent pour donner naissance à de nouveaux plastides semblables à eux; c'est en cela que consiste ce qu'on appelle leur reproduction; 3° les plastides subissent l'influence des conditions dans lesquelles ils sont placés; leur figure extérieure, leurs propriétés physiologiques peuvent être modifiées par les circonstances; les plastides jouissent donc d'une certaine variabilité.

Les plastides associés nés de l'œuf conservent ces propriétés essentielles de nutrition, de reproduction et de variabilité, qu'on observe chez les plastides isolés; d'ailleurs, ils demeurent dans une large mesure indépendants les uns des autres; mais, en raison même du nombre de ceux qui sont associés, chacun se trouve placé dans des conditions d'existence particulières, vit d'une façon qui lui est propre, présente des caractères extérieurs spéciaux; il en résulte bientôt, entre les divers éléments, un partage des fonctions physiologiques qui contribuent à assurer l'existence de l'association tout entière; ce partage des fonctions rend les éléments entre lesquels il s'accomplit d'autant plus solidaires les uns des autres qu'il est plus exclusif, de telle sorte que la dissolution de leur société finit par entraîner nécessairement leur mort; ainsi se constituent les individus qui résultent immédiatement de l'évolution de l'œuf, et les organes qu'ils contiennent.

Ces individus en bourgeonnant produisent des agrégats complexes dont les membres, auxquels Dugès appliquait uniformément la dénomination de zoonites, se comportent à l'égard les uns des autres comme l'ont fait les plastides dont chacun d'eux est composé. Ces individus de second ordre, sous l'empire de certaines conditions, revêtent des formes particulières, accomplissent des fonctions spéciales et peuvent se séparer les uns des autres ou demeurent indéfiniment unis. Les différents phénomènes désignés sous les noms de génération alternante, de digenèse, de généagenèse, etc., ne sont autre chose que le résultat de cette séparation précoce ou tardive des individus de second ordre, plus ou moins différents les uns des autres, nés sur l'individu primitif.

Lorsque la séparation des zoonites n'a pas lieu, l'ensemble des individus unis entre eux constitue un organisme auquel on applique le nom de colonie, si les membres de l'association sont nettement distincts les uns des autres et paraissent avoir conservé une grande part de leur autonomie; auquel on transporte le nom d'individu lorsque les zoonites constituants sont moins nettement séparés ou qu'ils semblent tous dominés par une volonté unique ne paraissant résider d'une façon plus particulière dans aucun d'eux. On voit par là combien est vague la signification de ce mot individu qu'on peut transporter à volonté du plastide à un agrégat de plastides, de cet agrégat simple à une association d'agrégats semblables à lui, combien est arbitraire la limite entre ce qu'on nomme colonie et ce qu'on nomme individu.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà été frappé de ces passages de la colonie à l'individu sur lesquels l'attention s'est vivement portée dans ces dernières années. Dans sa belle Histoire naturelle générale des règnes organiques[129], il emploie le mot communauté au lieu du mot qui est demeuré plus usité de colonie, et il expose ainsi le parallèle à établir entre ces communautés et ce qu'on appelle ordinairement des individus.

«Comme ceux-ci, dit-il[130], la communauté a son unité abstraite et son existence collective; c'est une réunion d'individus, et souvent en nombre immense; et pourtant elle peut et doit être considérée elle-même comme un seul individu, comme un être un, bien que composé. Et elle est telle, non pas seulement par une abstraction plus ou moins rationnelle; elle l'est en réalité, matériellement, pour nos sens aussi bien que pour notre esprit, étant constituée, comme un être organisé, de parties continues et réciproquement dépendantes; toutes fragmentées d'un même ensemble, bien que chacune soit elle-même un ensemble plus ou moins nettement circonscrit; toutes membres d'un même corps, quoique chacune constitue un corps organisé, un petit tout. Si bien que la communauté tout entière jouit aussi d'une existence réelle et distincte, par conséquent individuelle, s'il est vrai que l'individualité soit ce qui fait qu'un être a une existence distincte d'un autre être.

«Toute communauté réunit ainsi en elle deux existences, deux vies, deux individualités pour ainsi dire, superposées l'une à l'autre… et la définition que nous avons donnée de la communauté peut, en dernière analyse, se résumer en ces termes: un individu composé d'individus; ou encore: des individus dans un individu.

«Comme la famille, la société et l'agrégat, la communauté peut être très diversement constituée. La fusion anatomique, et par suite la solidarité physiologique des individus réunis, peuvent être limitées à quelques points et à quelques fonctions vitales, ou s'étendre presque à la totalité des organes et des fonctions. Tous les degrés intermédiaires peuvent aussi se présenter, et l'on passe par des nuances insensibles d'êtres organisés chez lesquels les vies associées restent encore presque entièrement indépendantes et les individualités nettement distinctes, à d'autres où les vies sont de plus en plus dépendantes et mixtes, et après ceux-ci à d'autres encore où toutes les vies se confondent en une vie commune, où toutes les individualités proprement dites disparaissent plus ou moins complètement dans l'individualité collective.»

On s'attendrait, après cette admirable comparaison de la communauté et de l'individu, à voir Isidore Geoffroy Saint-Hilaire montrer comment les polypes hydraires se soudent entre eux pour produire des méduses, comment les zoonites des vers annelés, des arthropodes se solidarisent, se modifient pour remplir des fonctions inutiles à l'un d'entre eux en particulier, mais indispensables à l'existence de l'ensemble dont ils font partie, comment les phénomènes que nous présentent à tous les degrés les communautés permettent d'expliquer la formation des organismes complexes vers lesquels il semble, d'après ses propres paroles, qu'elles nous conduisent pas à pas. On voudrait lui voir dire que l'histoire des communautés est une série d'expériences spontanément préparées par la nature pour nous faire connaître les procédés au moyen desquels elle constitue les organismes supérieurs. Mais non: de l'expérience faite aucune conclusion n'est tirée. C'est par la coalescence, la soudure, la fusion plus ou moins complète de ses individus constituants, que les colonies passent aux organismes supérieurs; au lieu d'élever la communauté dans la série organique, comme l'entrevoyait déjà Dugès, cette coalescence des individus ne fait, au contraire, suivant Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que dégrader la colonie.

«Dans un groupe de mollusques composés, poursuit-il, dans un polypier, on constate facilement l'individualité de chacun des mollusques ou des polypes composants, et celle-ci prévaut manifestement sur l'individualité collective: dans l'arbre, l'une et l'autre se balancent, ou même celle-ci commence à prévaloir; elle l'emporte dans l'éponge à ce point que l'individualité proprement dite n'existe plus à vrai dire que théoriquement… il était déjà difficile de montrer les individus d'une communauté végétale; le nombre de ceux qui composent une masse spongiaire échappe non seulement à tout calcul, mais à toute évaluation; il est littéralement indéfini.»

Et aussitôt après:

«La communauté ne s'observe normalement que parmi les végétaux, règne où la vie unitaire n'existe guère que par exception, et chez les animaux des embranchements inférieurs. Pour en trouver des exemples dans les rangs supérieurs de l'animalité et chez l'homme, il faut la demander à la tératologie; et encore la communauté se réduit-elle ici presque toujours à l'union des deux individus, et de deux individus qui, dans la plupart des cas, ne peuvent prolonger leur existence au delà de la vie fœtale.»

Ainsi le fil conducteur est complètement perdu. C'est que la question n'est pas encore mûre. On voit bien l'unité de la communauté se constituer pièce à pièce dans les embranchements inférieurs du règne animal par la fusion d'individualités d'abord distinctes; mais le fait qu'un organisme relativement élevé peut procéder de la solidarisation d'un certain nombre d'organismes plus simples est complètement négligé, et dans tous les cas on ne songe pas que cet organisme si complètement un, ce tout si essentiellement indivisible, qu'on appelle un vertébré ou même un arthropode, puisse avoir été réalisé par un procédé analogue à celui qui tire un siphonophore ou une méduse d'une colonie d'hydres.

L'opposition entre les organismes inférieurs aptes à vivre en colonie et les animaux supérieurs essentiellement isolés les uns des autres, essentiellement individuels, en quelque sorte, est déjà bien nette dans la doctrine d'Isidore Geoffroy; mais cette façon de voir est surtout manifeste dans les belles leçons professées en 1863, au Muséum d'histoire naturelle, par l'un des savants qui ont le mieux étudié les colonies des coralliaires, M. le professeur de Lacaze-Duthiers[131].

Dans une de ces leçons, après avoir tracé les grands traits de l'organisation des animaux sans vertèbres, le savant fondateur des laboratoires de Roscoff et de Banyuls s'exprime ainsi:

«Une seconde notion à acquérir, en ce qui concerne les invertébrés, est celle de la complexité dans un même être. Dans presque tous ces animaux, ce qu'on appelle ordinairement un individu n'est autre chose qu'une réunion, une colonie de petits individus plus ou moins distincts, désignés sous le nom général de zoonites. Pour former l'être complexe, ces zoonites s'assemblent soit en série linéaire, soit en masse selon deux ou trois dimensions.»

L'assimilation entre les vers annelés, les arthropodes et les colonies de polypes est complète dans le passage que nous venons de citer, comme dans le Mémoire sur la conformité organique. Les polypes de la colonie, les anneaux du ver, de l'insecte portent également le nom de zoonites. Le procédé au moyen duquel les colonies s'élèvent à la dignité d'organisme est aussi le même que Dugès, M. Milne Edwards, Richard Owen ont successivement signalé. M. de Lacaze Duthiers est d'ailleurs plus près de Dugès qu'Isidore Geoffroy; il complète parfois la pensée du naturaliste de Montpellier par d'ingénieux commentaires:

Dans les types inférieurs, tous les individus d'une colonie linéaire ou irrégulière sont à peu près semblables entre eux et jouissent d'une indépendance relative considérable, mais peu à peu se manifeste une solidarité de plus en plus étroite, conséquence forcée de la division du travail physiologique. «Dans une colonie d'Hydres d'eau douce, par exemple, les individus ne sont liés entre eux que par leur extrémité inférieure; les extrémités munies de tentacules sont toutes libres et fonctionnent séparément. Les diverses espèces de clavelines, appartenant à la classe des molluscoïdes tuniciers, vivent réunies sur des prolongements radiciformes qu'on peut comparer à des stolons de fraisier; mais elles sont du reste libres dans toutes leurs actions. Dans quelques autres genres d'ascidies composées, les colonies sont enfermées chacune dans une enveloppe charnue et unique, munie d'une seule ouverture, par laquelle s'opère la défécation: il y a déjà moins d'indépendance dans les fonctions vitales. Les siphonophores présentent des colonies bien curieuses par leur composition. Leurs zoonites se spécialisent d'une façon toute particulière; certains d'entre eux, sous la forme de filaments allongés, terminés par des ventouses ou des espèces de harpons, sont les zoonites pêcheurs: ils saisissent les aliments et les donnent aux zoonites digérants, formés chacun d'une simple cavité vésiculaire ou trompe gastrique; d'autres zoonites servent à la locomotion; enfin des zoonites spéciaux ont pour fonction de donner naissance à des individus nouveaux.»

M. de Lacaze-Duthiers insiste plus loin sur la facilité particulière que les colonies linéaires présentent à la solidarisation: «Dans une colonie linéaire, il y a, en général, des rapports forcés entre un zoonite et ses deux voisins, rapports qui modifient sa forme plus ou moins complètement. Dans les colonies en masse, cette nécessité de relation est moins absolue; aussi devons-nous nous attendre à trouver ces zoonites très peu différents les uns des autres; c'est ce que vérifie l'observation.» Peut-être cette dernière affirmation a-t-elle été un peu exagérée, peut-être aussi pourrait-on contester que les rapports forcés que dans une colonie linéaire chaque zoonite contracte avec ses voisins aient eu sur sa forme une influence prépondérante; mais il s'agit ici de phrases recueillies dans une leçon où la précision du langage est plus ou moins subordonnée à la nécessité de frapper autant que possible l'esprit des auditeurs. Le perfectionnement plus considérable promis en quelque sorte aux colonies linéaires n'en est pas moins fortement saisi, et l'un des résultats importants de ce perfectionnement est même indiqué: «Si ordinairement chaque zoonite possède un centre nerveux, il faut cependant remarquer que, chez les invertébrés supérieurs, il semble y avoir une tendance à concentrer, pour ainsi dire, ce système nerveux à la partie antérieure de l'animal.»

La tendance à la concentration des organes primitivement disséminés dans chacun des zoonites, la solidarisation des zoonites, c'est-à-dire la concentration de leurs fonctions, voilà donc quelques-uns des caractères par lesquels les organismes supérieurs se distinguent des simples colonies. Il peut sembler aujourd'hui naturel de voir dans la haute individualité des vertébrés le dernier terme de cette concentration: si les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Dugès n'y avaient préparé qu'incomplètement les esprits, les recherches anatomiques, physiologiques et embryogéniques qui se sont succédé dans ces derniers temps ne laissent plus de doute, à cet égard, que dans l'esprit des irréconciliables de toutes les écoles; mais, en 1863, les preuves que le Vertébré est lui aussi décomposable en zoonites étaient loin d'être faites, et M. de Lacaze-Duthiers, au lieu de voir dans les vertébrés la suite, le couronnement, de la longue série des animaux sans vertèbres, oppose, au contraire, d'une façon absolue les représentants des deux sous-embranchements que Lamarck avait établis dans le règne animal.

«Il n'y a pas, dit-il, que le système nerveux, ou à sa place les vertèbres, qui différencient nettement les animaux vertébrés des animaux invertébrés. Sous bien des rapports, ceux-ci diffèrent totalement des premiers. Cette séparation presque absolue, qui a soulevé les critiques si obstinées des naturalistes de l'école dite philosophique, parmi lesquels nous voyons Geoffroy Saint-Hilaire en France. Gœthe et Oken en Allemagne, demande à être établie par quelques développements.

«Une des premières notions à acquérir est relative à la distribution différente, chez les vertébrés et chez les invertébrés, de cette chose si mystérieuse dans son essence même, cause suivant les uns, effet suivant les autres, qu'on appelle la vie… Si l'on regarde la vie comme une cause, un principe d'action ayant son origine dans tel ou tel point de l'organisme, et si l'on nous permet de représenter, pour ainsi dire, la vie par une quantité qui sera plus ou moins grande suivant la puissance plus ou moins grande aussi de l'effet produit, nous dirons que chez les invertébrés la vie semble être répandue en égales quantités dans toutes les parties de l'organisme. Chez les vertébrés, au contraire, la vie se concentre en un point particulier de chaque individu, ou du moins dans une partie restreinte de son être.

«Que si l'on veut voir dans la vie un effet, une résultante, on pourra exprimer le principe que nous voulons énoncer en disant que, chez les Invertébrés, cette résultante ne paraît pas être la conséquence de l'action plus particulière de tel ou tel point de l'organisme, comme cela a lieu chez les vertébrés, où, pour employer une expression un peu trop rigoureuse pour de tels objets, la résultante semble appliquée à un ou plusieurs organes spéciaux et distincts.

«Un exemple fera mieux ressortir le fait en question. Que l'on coupe une patte à un chien; à part le trouble tout local qu'éprouvera l'économie, l'animal peut continuer à vivre. Si l'on poursuit la mutilation, on peut la pousser peut-être assez loin sans que la vie cesse; mais on arrive toujours à un point de l'organisme tel que, lorsqu'il est atteint, la vie disparaît brusquement. Ce point remarquable où semble se concentrer la vie, ce nœud vital, pour employer l'expression de M. Flourens, se retrouve chez tous les vertébrés. On peut aussi représenter la même idée en rappelant l'image à la fois saisissante et pittoresque de Bichat, qui montre la vie comme supportée par un trépied dont les trois pieds sont le cœur, le poumon et le cerveau. Que l'un des trois soit détruit, le trépied bascule, la vie cesse.

«Par opposition, prenons un insecte ou tout autre articulé. Coupons les parties de son corps, séparons sa tête même: la vie ne disparaît point. Essayons à l'instant des mutilations dans tous les sens, il est bien évident que la mort finira toujours par arriver; mais nous ne trouverons pas dans cet animal un point analogue au nœud vital, ou l'un des trois organes fondamentaux que nous avons trouvés chez les vertébrés, point ou organe dont la lésion amènerait une disparition brusque de la vie.»

Ainsi le vertébré est bien ici représenté comme exactement opposé à l'invertébré. Entre l'un et l'autre, il existe des différences fondamentales; la vie se comporte tout autrement dans le sous-règne privilégié auquel nous rattache notre structure anatomique, et le sous-règne où quelques zoologistes confondent encore pêle-mêle, à l'exemple de Lamarck, tous les autres types organiques. C'est bien la centralisation exceptionnelle que l'on observe chez les vertébrés supérieurs qui fait que l'on considère le vertébré comme un être à part; mais, d'un côté, cette centralisation a été exagérée par Bichat, comme le prouve l'exemple de la poule de Flourens qui vécut un mois privé de son cerveau, comme le prouve la prédominance de plus en plus grande des fonctions de la moelle épinière sur celles du cerveau à mesure que l'on considère des types de vertébrés plus inférieurs; d'un autre côté, cette centralisation est le phénomène même qui amène graduellement les communautés à l'état d'organisme individuel; nous l'avons vue parvenir déjà à un haut degré chez les Arthropodes; elle ne fait que s'élever à un degré de plus chez les vertébrés, et cette différence du plus au moins peut-elle faire oublier les rapports successivement signalés par Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Dugès, Gœthe, Oken, Richard Owen, Leydig, M. de Quatrefages entre l'organisation segmentaire ou le mode de développement des vertébrés et l'organisation segmentaire ou le mode de développement des vers annelés et des arthropodes? Évidemment non. S'il en est ainsi, si les vertébrés sont réellement formés de zoonites comme les invertébrés, s'ils ne diffèrent que par un degré de coalescence plus grand de leurs zoonites, il n'y a plus lieu de les mettre à part; la même loi d'évolution s'applique au règne animal tout entier. Chez les vertébrés, comme chez les invertébrés, la complication organique a été obtenue par la fusion plus ou moins complète de zoonites ayant bourgeonné les uns sur les autres et dont le premier, auquel on peut donner le nom de protoméride[132], était seul originairement le produit direct de l'œuf.

* * * * *

En résumé, tout cet ensemble de faits et d'idées conduit donc nécessairement à une conception simple de l'évolution de l'individualité animale. Elle est d'abord réduite à un plastide unique, l'œuf; l'œuf produit par une division répétée de sa substance un plus ou moins grand nombre de plastides nouveaux. Ces plastides nouveaux peuvent se séparer dès qu'ils sont formés, et se multiplier à leur tour sous la même forme ou sous des formes différentes; c'est ce qui arrive chez un grand nombre de protozoaires.

La division de l'œuf peut être ou non précédée de son mélange intime avec un élément semblable à lui ou en forme de filament mobile. Dans le premier cas il y a conjugaison; dans le second fécondation. La fécondation précède presque toujours la division de l'œuf lorsque celle-ci doit amener la production de plastides destinés à demeurer associés; son absence constitue le phénomène de la parthénogenèse.

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